Du homard à Londres La cuisine anglaise, convenons

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Du homard à Londres La cuisine anglaise, convenons
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
Du homard à Londres
La cuisine anglaise, convenons-en, ne jouit pas de la meilleure réputation qui soit. Et pourtant,
elle recèle de grands classiques remontant à un âge d'or quelque peu oublié. La gastronomie
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traditionnelle anglaise se développe au cours des 17 et 18 siècles. Elle se veut simple et de
qualité. Elle met en évidence de bons produits qu'elle n'entend pas déguiser comme dans la cuisine
sophistiquée et dispendieuse des français. Néanmoins, elle peut se montrer particulièrement
raffinée. Le turbot à la sauce au homard en est le plus bel exemple. Il apparaît dans les livres de
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cuisine d'Outre-manche au début du 18 siècle. La sauce au homard frappe de nombreux voyageurs
français en visite en Angleterre et la recette finit par gagner le continent. En 1814, le parisien
Beauvilliers fait figurer la sauce au homard dans son Art du cuisinier.
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La version que nous vous proposons est celle d'Isabella Beeton, l'auteur du best-seller culinaire The Book
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of Household Management, paru en 1868 . Véritable protectrice de la cuisine traditionnelle anglaise, cette
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jeune femme s'est attelée à répertorier ce patrimoine menacé de disparition au cours du 19 siècle, comme
nous le verrons plus bas. Aujourd'hui, son œuvre est encore considérée comme une grande référence par
les cuisinières anglaises.
Isabella Beeton (1836-1865)
Le turbot sauce homard d'Isabella Beeton (1868)
Le turbot à la sauce au homard fait partie des mets les plus distingués de la cuisine anglaise.
Lobster Sauce, to Serve with Turbot, Salmon, Brill, &c.
464. INGREDIENTS - 1 middling-sized hen lobster, 3/4 pint of melted butter, No. 376; 1
tablespoonful of anchovy sauce, 1/2 oz. of butter, salt and cayenne to taste, a little pounded
mace when liked, 2 or 3 tablespoonfuls of cream.
Mode. - Choose a hen lobster, as this is indispensable, in order to render this sauce as good
as it ought to be. Pick the meat from the shells, and cut it into small square pieces ; put the
spawn, which will be found under the tail of the lobster, into a mortar with 1/2 oz. of butter,
and pound it quite smooth; rub it through a hair-sieve, and cover up till wanted. Make 3/4
pint of melted butter by recipe No. 376; put in all the ingredients except the lobster-meat,
and well mix the sauce before the lobster is added to it, as it should retain its square form,
and not come to table shredded and ragged. Put in the meat, let it get thoroughly hot, but do
not allow it to boil, as the colour would immediately be spoiled; for it should be remembered
that this sauce should always have a bright red appearance. If it is intended to be served
with turbot or brill, a little of the spawn (dried and rubbed through a sieve without butter)
should be saved to garnish with; but as the goodness, flavour, and appearance of the sauce
so much depend on having a proper quantity of spawn, the less used for garnishing the
better.
Time. - 1 minute to simmer. Average cost, for this quantity, 2s.
Seasonable at any time.
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Sufficient to serve with a small turbot, a brill, or salmon for 6 persons.
Note. - Melted butter made with milk, No. 380, will be found to answer very well for lobster
sauce, as by employing it a nice white colour will be obtained. Less quantity than the above
may be made by using a very small lobster, to which add only 1/2 pint of melted butter, and
season as above. Where economy is desired, the cream may be dispensed with, and the
remains of a cold lobster left from table, may, with a little care, be converted into a very
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good sauce .
La recette anglaise sacrifie un homard pour la sauce et n'utilise pas le fumet de la cuisson du poisson. Il
serait inconcevable de ne rien en faire. Nous vous conseillons donc de les réserver pour confectionner une
excellente bisque de homard.
Si vous ne possédez pas de turbotière pour cuire le poisson entier, choisissez un poisson qui peut se cuire
en darnes, comme le saumon.
Recette actualisée, pour 6 personnes
1 turbot (ou 6 darnes de saumon ou de la barbue ou de la sole ou du saint-pierre), 3 citrons, 1 assez grand
homard femelle avec ses œufs, ou, à défaut, des œufs rouges de poisson (lompe), 85 cl de beurre fondu
à l'eau (beurre, farine, eau, sel), 1 cuillerée à soupe de sauce à l'anchois (anchois, beurre, farine, lait, sel,
poivre de Cayenne, citron), 15 g de beurre, sel, poivre de Cayenne, un petit peu de macis concassé, 2 ou 3
cuillerées de crème.
Préparer le beurre fondu à l'eau pour la sauce au homard : Faire chauffer à feu doux 60 g de beurre coupé
en petits morceaux dans un poêlon. Ajouter 15 cl d'eau et saupoudrer d'une cuiller à café de farine ainsi que
d'une pincée de sel. Mélanger constamment jusqu'à ce que tous les ingrédients soient incorporés.
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Préparer le beurre fondu au lait (béchamel) pour la sauce à l'anchois (pour ce point, vous pouvez
confectionner une béchamel comme vous avez l'habitude de la faire) : Mélanger 12,5 g de beurre avec une
pincée de farine à froid. Mettre le beurre manié dans un petit poêlon avec 4 cl de lait. Chauffer à feu vif tout
en mélangeant. Laisser bouillir pendant 1 minute.
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Préparer la sauce à l'anchois : Broyer l'anchois dans un mortier avec 8 g de beurre. Incorporer 12 cl de
beurre fondu au lait (béchamel) et une pincée de poivre de Cayenne dans l'anchois. Laisser frémir 3 à 4
minutes. On peut ajouter un petit peu de jus de citron.
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Préparer la sauce au homard : Prélever la chair du homard et la couper en petits cubes . Réserver le reste
du homard pour une autre préparation. Prélever les œufs de homard qui se trouvent sous la queue et bien
les piller au mortier avec 15 g de beurre. Passer au chinois-étamine et couvrir. Mélanger 85 cl de beurre
fondu à l'eau avec une cuillerée à soupe de sauce à l'anchois, 2 cuillerées de crème, du poivre de Cayenne,
du macis et du sel. Faire chauffer 1 minute et ajouter la chair de homard au dernier moment afin qu'elle
garde bien sa forme carrée. La sauce doit garder l'apparence rouge vif.
Préparer le turbot bouilli : Prendre un turbot nettoyé et le frotter de citron. Mettre le poisson dans une
turbotière avec de l'eau pour le couvrir et du sel à proportion de 30 g pour 4,5 l d'eau. Laisser venir à
ébullition graduellement tout en écumant soigneusement. Laisser juste frémir. Quand la chair se sépare
facilement de l'arrête, c'est prêt. Sortir le poisson, l'égoutter sur une serviette chaude. Le dresser et le garnir
de touffes de persil et de citron coupé. Réserver le fumet pour une autre préparation. Accompagner avec la
sauce au homard et des pommes de terre nature.
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Isabella Beeton, The Book of Household Management, Comprising Information for the Mistress,
Housekeeper, Cook, Kitchen-maid, Butler, Footman, Coachman, Valet, Upper and under house-maids,
Lady's-maid, Maid-of-all-work, Laundry-maid, Nurse and nurse-maid, Monthly, wet, and sick nurses, etc.
etc. also, sanitary, medical, & legal memoranda; with a history of the origin, properties, and uses of all things
connected with home life and comfort, Londres, 1868
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Vous pouvez trouver le texte intégral d'Isabelle Beeton sur : http://www.mrsbeeton.com/
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Remarquez qu'Isabella Beeton n'utilise pas le terme béchamel pour cette sauce. En démarrant avec tous
les ingrédients à froid, son procédé diffère nettement de la méthode classique qui consiste à verser le lait
dans le roux.
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Si vous ne tenez pas à découper le homard vivant, vous pouvez l'ébouillanter pendant une minute avant
la découpe, ou le mettre dans le frigo afin de l'engourdir. N'oubliez pas d'ôter la poche qui se trouve dans la
tête si vous utilisez l'animal pour confectionner une bisque.
Gloire et déclin de la cuisine traditionnelle anglaise
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Voyons maintenant le processus qui a mis en péril la gastronomie anglaise au cours du 19 siècle.
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L'âge d'or
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Après l'épisode absolutiste élisabéthain, les révolutions du 17 siècle ont porté un coup fatal au
développement d'une cour semblable à celle de Versailles. Ainsi, le règne des Hanovre diffère nettement de
celui des Bourbon par le large partage du pouvoir avec le Parlement. À Londres, il n'existe pas d'aristocratie
muselée et domestiquée comme à Paris. À Londres, on ne voit pas de grands seigneurs oisifs affirmant leur
rang par des dépenses somptuaires inconsidérées. On ne voit pas de courtisans faisant et défaisant les
modes, sûrs de leur bon goût et laissant les ennuyeuses affaires de l'État au Roi et à son Gouvernement.
En outre, les pairs et la gentry passent la plus grande partie de l'année à la campagne d'où ils tirent leur
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mode de vie simple et économique. C'est une fierté, pour un lord du 18 siècle, de consommer sa propre
production. C'est ainsi que les principes de simplicité et d'économie dominent la pensée culinaire anglaise
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du 18 siècle.
Le déclin
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Néanmoins, au cours du 19 siècle, les rangs de la Society s'élargissent de plus en plus. L'industrialisation
triomphante et les nombreuses fortunes accumulées exercent une forte pression sur la Society. Un nombre
croissant de familles aisées aspire à y entrer. En réaction, les conditions d'admission deviennent drastiques.
Comme dans la cour française sous la monarchie absolue, on passe à une véritable compétition dans les
dépenses de prestige. Dans ce contexte, la cuisine française occupe une place importante. De 1815 au
milieu du siècle, son irrésistible ascension la mène à une place hégémonique au sein de la Society où on
rivalise de luxe, notamment dans l'emploi de chefs français.
La compétition dans les dépenses, inconcevable un demi-siècle plus tôt, devient la norme. Toute bonne
famille désireuse d'entrer dans les hautes sphères de la société aspire à un style de vie luxueux. Les
maîtresses de maison abandonnent leurs tâches ménagères, trop peu valorisantes, et désertent les
fourneaux.
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Aux yeux des observateurs attachés aux anciennes valeurs de travail, d'économie et de privation, cette
débauche de luxe apparaît comme une débauche de vulgarité. Quoi qu'il en soit, la vogue française a
fait son œuvre. D'une part, ses opposants se renfrognent dans une attitude clairement chauviniste et
conservatrice, empêchant toute évolution dans la cuisine rustique. D'autre part, les grands cuisiniers étant
presque tous français, la cuisine traditionnelle anglaise n'a plus de modèle auquel se rattacher.
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Ainsi, au 19 siècle, les conditions les plus défavorables pour l'épanouissement d'une cuisine nationale sont
réunies. L'élite, dont le mode de vie est totalement inaccessible aux couches inférieures, ne jure que par
une gastronomie étrangère, tandis que la cuisine ménagère a perdu tout son prestige. Les maîtresses de
maison ne perpétuent plus les traditions en y ajoutant leur grain de sel et les domestiques cuisinent par
dépit. Dans la restauration, le métier de cuisinier est dévalorisé au profit de celui de gérant. Il est impossible
de connaître la moindre promotion sociale en restant aux fourneaux et quand on y entre, c'est par hasard
ou parce qu'on n'a rien trouvé d'autre. De la cuisine rustique, on a conservé les principes de simplicité et
d'économie, sans que personne ne songe à l'améliorer.
La cuisine typiquement anglaise devient ainsi monotone et ennuyeuse. Elle vit ses pires années tout au
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long du 19 siècle jusqu'à l'après-guerre. Les ouvrages culinaires eux-mêmes, qui continuent à être écrits
principalement par des femmes, sont monotones. Ils n'éveillent aucune passion pour la cuisine et n'excitent
l'appétit en aucune manière. Ils sont avant tout fonctionnels et se contentent d'insister encore et toujours sur
l'économie, l'utilisation des restes et la simplicité.
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Parmi ces publications, sortent tout de même du lot le New System of Domestic Cookery (1807) de Mrs
Rundell, The Cook's Oracle (1817) du Dr Kitchiner, le Modern Cookery for Private Families (1845) de la
conservatrice Eliza Acton, et surtout le Book of Household Management (1861) d'Isabella Beeton, qui
demeure encore aujourd'hui une grande référence culinaire en Grande-Bretagne.
Pierre Leclercq
Juillet 2010
Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il
redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.
Conseil de lecture : Stephen Mennell, Français et Anglais à table du Moyen Âge à nos jours, traduit de
l'anglais par Thierry Detienne, Flammarion, 1987
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