Henri Cartier-Bresson - Notre Dame de Bourgenay

Transcription

Henri Cartier-Bresson - Notre Dame de Bourgenay
Henri Cartier-Bresson
"Derniers jours du Guomindang"
Pékin 1949
De quoi s'agit-il avec cette image? D'illustrer un événement historique, ce que
suggère la légende ? Pourtant, rien ne semble évoquer les fracas de
l'histoire, les soubresauts et l'agonie d'un empire qui s'écroule sous la
poussée du communisme, d'un monde ancestral sur le point de basculer
dans une autre époque. Le 1er octobre 1949, avec Mao Zedong comme
président, l'Empire chinois devient une république populaire.
C'est bien justement la valeur de cette photographie. En contrepoint des
tempêtes historiques, elle se rattache à l'immobilité tranquille du quotidien. Et
le temps qu'enregistre ici Cartier-Bresson est en lui-même figé: c'est celui de
la tradition. "Son marché terminé, un paysan venu à Pékin pour vendre ses
légumes s'assied pour manger ses provisions. Un boutiquier résigné n'a plus
rien à vendre dans son magasin. Les forces communistes assiègent Pékin" ,
note Cartier-Bresson au dos de la photographie. L'impression qui se dégage
aujourd'hui est celle d'un abandon, d'une fin de règne. Derrière le comptoir,
un boutiquier au visage énigmatique. En cadrant son image horizontalement,
Cartier-Bresson lui a conféré une plus grande stabilité.
Le bois, matériau dominant du décor, comme celui de la table au premier plan,
porte les griffures et les traces de l'usure du temps. Toute une imbrication
complexe d'ombres géométriques superposées aux motifs de la porte donne
l'illusion d'un alphabet idéographique. Il n'existe pas, dans cette
photographie, un seul élément se rapportant au monde moderne, auquel
pourtant elle appartient. Vêtements, ustensiles traditionnels (bols et
baguettes), particularités du décor évoquent le passé d'une Chine millénaire.
Les derniers jours du Guomindang que photographie ici Cartier-Bresson sont
une belle méditation sur le poids, dans le cours de l'histoire, des traditions et
de leurs résistances.
Cartier-Bresson est obsédé par le souci de la composition, comme
s'il avait un compas de proportions dans la rétine. Le peintre Avigdor
Arikha, qui considère cette photo comme un chef-d'œuvre l'évoque en
ces termes:
" Dans un espace horizontal parfaitement d'équerre, deux hommes.
L'un immobile, regardant ailleurs, l'autre mangeant, regardant dans son
bol. Le noir à gauche et le blanc à droite, entraînent la tension. Au coin
d'ombre noire à gauche, répond la porte à droite en haut de laquelle un
second rectangle enlacé engendre un rythme hypnotique. À gauche,
une porte donnant sur le vide noir, dont l'ouverture est un rectangle
inversé, encadre en contrepoint le Chinois immobile regardant ailleurs.
À son immobilité silencieuse répond l'homme assis qui mange. Il est
campé exactement à l'intersection harmonique du nombre d'or. Il tient
un bol dans ses mains. Un autre bol, posé sur le banc, répond en écho
au premier. La calotte noire est leur contrepoint. Des ombres hachées
et diagonales frappent de haut en bas et de droite à gauche, inquiétant
l'horizontalité paisible de la scène. Tout cela tient du miracle."
Henri Cartier-Bresson lui-même parle de la composition dans ces
termes:
"On doit situer son appareil dans l'espace par rapport à l'objet, et là
commence le grand domaine de la composition. La photographie est pour
moi la reconnaissance dans la réalité d'un rythme de surfaces, de lignes et
de valeurs; l'œil découpe le sujet et l'appareil n'a qu'à faire son travail, qui
est d'imprimer sur la pellicule la décision de l'œil. Une photo se voit dans sa
totalité, en une seule fois comme un tableau; la composition y est une
coalition simultanée, la coordination organique d'éléments visuels
Notre oeil doit constamment mesurer, évaluer. Nous modifions les perspectives par un léger fléchissement des genoux, nous amenons des
coïncidences de lignes par un simple déplacement de la tête d'une fraction
de millimètre, mais ceci ne peut être fait qu'avec la vitesse d'un réflexe. On
compose presque en même temps que l'on presse le déclic. Il arrive parfois
qu'insatisfait on reste figé, attendant que quelque chose se passe, parfois
tout se dénoue et il n'y aura pas de photo, mais que par exemple quelqu'un
vienne à passer, on suit son cheminement à travers le cadre du viseur, on
attend, attend .. on déclenche, et l'on s'en va avec le sentiment d'avoir
quelque chose dans son sac. Plus tard, on pourra s'amuser à tracer sur la
photo la moyenne proportionnelle ou autres figures et l'on s'apercevra qu'en
déclenchant l'obturateur à cet instant, on a fixé instinctivement des lieux
géométriques précis sans lesquels la photo était amorphe et sans vie. La
composition doit être une de nos préoccupations constantes, mais au
moment de photographier elle ne peut être qu'intuitive, car nous sommes aux
prises avec des instants fugitifs où les rapports sont mouvants. Pour
appliquer le rapport de la section d'or, le compas du photographe ne peut
être que dans son oeil. Toute analyse géométrique, toute réduction à un
schéma ne peut, cela va de soi, être produite qu'une fois la photo faite,
développée, tirée, et elle ne peut servir que de matière à réflexion"