1) Résurgence thématique et signature stylistique Un jeune h

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1) Résurgence thématique et signature stylistique Un jeune h
II. RÉSURGENCE ET SYNTHÈSE : UNE ESTHÉTIQUE « SPECTRALE »
1) Résurgence thématique et signature stylistique
Un jeune homme désoeuvré déambule dans New York, de ruelles étroites en terrains vagues,
avant de partir pour l’Europe (Permanent Vacation, 1980) ; une adolescente arrivant de
Hongrie, son cousin Willie, installé à New York, et l’un de ses amis américains rejoignent
Cleveland, puis Miami, avant que Willie se retrouve malgré lui dans un avion à destination de
Budapest (Stranger than Paradise, 1984) ; dans une prison de Louisiane, trois criminels
partageant la même cellule réussissent à s’évader et traversent ensemble le bayou, jusqu’à ce
que leurs routes se séparent (Down by Law, 1986) ; un jeune couple japonais, fan d’Elvis
Presley, une italienne cherchant à rapatrier le cercueil de son mari, et trois voyous en cavale
se croisent dans Memphis et partagent le même hôtel sans jamais se rencontrer (Mystery
Train, 1989) ; au même moment, à Los Angeles, à New York, à Paris, à Rome et à Helsinki,
des chauffeurs de taxis conduisent d’improbables clients à travers la nuit urbaine (Night on
Earth, 1991)…
Tous les longs métrages réalisés par Jim Jarmusch avant Dead Man ont l’errance pour thème
principal et des marginaux pour « héros » ; certains interrogent, plus précisément encore, le
rapport à l’espace et le regard d’un étranger sur les États-Unis : une Hongroise (Eszter Balint)
dans Stranger than Paradise ; un Italien (Roberto Benigni) dans Down by Law ; des Japonais
(Masatoshi Nagase, Youki Kudoh) et, à nouveau, une italienne (Nicoletta Braschi) dans
Mystery Train ; un réfugié ayant fui l’Allemagne de l’Est (Armin Mueller-Stahl) dans le
sketch sur New York de Night on Earth. Chaque film orchestre, d’une manière ou d’une
autre, une rencontre entre des personnages issus de cultures et de milieux différents, qui ne se
comprennent pas vraiment, mais nouent malgré tout une relation chaleureuse, laquelle se mue
parfois en amitié singulière. Même le solitaire Aloysious (Christopher Parker) de Permanent
Vacation n’en finit pas d’entrer en contact avec d’autres marginaux, parmi lesquels un vétéran
traumatisé par la guerre du Vietnam (Richard Boes), un saxophoniste (John Lurie)
communiquant avec lui par le biais de sa musique, et son double français (Chris Hameon), lui
aussi en « vacances permanentes ». Enfin, trois de ces films abordent également le thème de
la mort : Down by Law s’ouvre significativement sur un plan de corbillard ; Mystery Train
ressuscite le fantôme d’Elvis dans la chambre d’hôtel de l’Italienne en deuil ; et Night on
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Earth présente sur un mode tragi-comique la crise cardiaque d’un prêtre (dans le segment
romain) et la mort de l’enfant du chauffeur de taxi finlandais.
Sur le plan formel, on peut rapidement relever trois traits majeurs, qui sont comme la
signature stylistique de Jarmusch : un certain dépouillement de la mise en scène, encore plus
sensible dans les films en noir et blanc (Stranger than Paradise et Down by Law) ; un goût
marqué pour les plans longs, voire les plans-séquences, dans lesquels s’épanouit le caractère
insolite des situations représentées ; et, surtout, une utilisation récurrente et singulière des
déplacements latéraux pour représenter l’errance, qu’il
s’agisse de déplacements des
personnages dans un cadre fixe (1), de travellings d’accompagnement (2 et 4), ou de
travellings sur le paysage (3 et 5).
Permanent Vacation
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Stranger than Paradise
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Down by Law
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3c
Mystery Train
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Night on Earth
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5b
5c
Dead Man reprend donc des questions et des motifs déjà largement explorés auparavant par
Jarmusch. Mais, alors, qu’est-ce qui change et qui m’autorise à penser que ce film marque une
mutation dans son cinéma ? La première partie de cette étude nous en a déjà fourni l’argument
principal : ce qui change, ce sont d’abord les références (là, la modernité européenne ; ici le
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cinéma classique hollywoodien) ; c’est ensuite, et corrélativement, l’espace traversé (d’un
côté l’Est et le Sud des États-Unis, ainsi que des villes européennes ; de l’autre, l’Ouest) ;
c’est, enfin, selon deux perspectives complémentaires, le rapport au temps : à la différence de
tous les autres, Dead Man est évidemment un film « historique », un film qui raconte le
passé ; mais surtout — et ce n’est pas la même chose —, c’est un film dont on pourrait dire
qu’il est raconté au passé, un film qui oppose au « présent continu » des précédents, à la
permanence de leur temporalité (indépendamment des nécessaires ellipses narratives), une
vacance du temps, le sentiment que ce qui arrive à l’écran n’est pas en train d’avoir lieu, mais
a toujours déjà eu lieu, qu’il ne s’agit pas d’un événement, même mineur, même indifférent,
mais d’un évanouissement de l’événementialité même. Tel serait l’axiome de cette spectralité
fondamentale et nouvelle chez Jarmusch, que j’ai essayé de cerner dans le film : si cela a déjà
été, cela n’a plus lieu d’être, donc cela n’est pas ; et, pourtant, c’est là.
D’autre part, si jusque-là Jarmusch retravaillait d’un film à l’autre les mêmes obsessions,
forgeant entre eux une belle cohérence (qui ne peut que réjouir les tenants depuis longtemps
majoritaires de la « politique des auteurs »), aucun d’entre eux ne citait explicitement les
précédents : il y avait précisément continuité — ou récurrence — des sujets et des formes,
mais pas de retour des œuvres elles-mêmes. Or, je viens de rappeler que le changement
majeur était celui des références cinématographiques ; j’aurais donc dû indiquer (mais je l’ai
dit en introduction) que, dans Dead Man, il y a une autre référence radicalement neuve chez
Jarmusch : celle de son propre cinéma. Tout se passe comme si, en synthétisant les
précédents, ce film cherchait à résoudre une crise esthétique marquée par la répétition
devenue vaine des mêmes procédés modernes (le découpage en sketchs, d’ailleurs très
inégaux, de Night on Earth témoignait effectivement d’une perte d’inspiration et d’une reprise
mécanique de formules vidées de leur contenu). Il s’agit maintenant d’assumer le travail de
réécriture en l’exhibant, de faire de ce travail le contenu même de l’œuvre.
2) Reprises
Les reprises sont nombreuses et développées de manières très différentes. Je ne relèverai ici
que celles qui me paraissent les plus révélatrices. Chacune pourrait faire l’objet d’une étude
détaillée, mais je vais me contenter d’en souligner le principe :
— l’ouverture de Dead Man rejoue celle de Mystery Train ; on y trouvait déjà
l’alternance entre plans d’extérieur sur le train (1 et 3) et plans d’intérieur dans le
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wagon (2 et 4), l’insistance sur la longueur du voyage, marquée par des passages au
noir (même s’il ne s’agissait pas de fondus, mais de noirs intervenant brusquement et
sur lesquels apparaissaient les mentions du générique d’ouverture), ainsi que l’allusion
visuelle au film des frères Lumière (3) ; le retour aux origines de Dead Man apparaît
donc bien aussi comme un retour aux débuts du cinéma de Jarmusch ;
1
2
3
4
— lorsqu’il raconte son enlèvement par les Blancs et le voyage qu’ils lui ont fait faire,
Nobody transforme en récit humoristique une remarque d’Eddie (Richard Edson) dans
Stranger than Paradise : « You know, it’s funny... You come to someplace new, and
everything looks just the same » devient « I was taken to Toronto, then Philadelphia,
and then to New York. And each time I arrived in another city, somehow the white men
had moved all their people there ahead of me. Each new city contained the same white
people as the last, and I could not understand how a whole city of people could be
moved so quickly » ; la composition similaire des plans, avec Willie (5) et Blake (6)
qui se rapprochent progressivement d’Eddie et de Nobody, met l’accent sur le lien
entre les deux séquences ; mais importe surtout ici la métamorphose d’un discours
général en fable : Dead Man revendique la force discursive du récit ;
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— enfin, la confrontation avec les « trappeurs fous » reprend une scène de feu de camp
présente dans Down by Law : suite à une dispute, Zack (Tom Waits) et Jack (John
Lurie) décident de se séparer et s’enfoncent isolément dans la forêt (8 et 9), tandis que
Roberto cuisine un lapin en évoquant son enfance et la peur qu’il avait de voir son
inquiétante mère lui tordre le cou comme à un malheureux lagomorphe (7) ; mais les
deux autres finissent par le rejoindre pour partager son repas (10) ; la « famille » de
trappeurs s’apprête elle aussi à dîner (11), mais l’arrivée de Blake (12) opère un
déplacement du même ordre que celui du souvenir d’enfance de Roberto : il devient
l’objet de la convoitise (non plus gourmande, mais sexuelle) de Benmont Tench (Jared
Harris) et de Big George Drakoulios (Billy Bob Thorton), qui se disputent à son
propos (13 et 14) ; aidé par Nobody, Blake finit par tuer les trappeurs et profiter de
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leur repas (15 et 16) ; la séquence de Dead Man inverse donc la proposition optimiste
faite par Down by Law : évoquant son noyau familial perverti, Roberto réussit à
composer, autour du repas, une famille nouvelle avec ses amis ; tandis que, d’abord
uni, le vestige parodique de noyau familial des trappeurs éclate et cède malgré lui son
repas à un homme resté seul dans le plan ;
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C’est, je l’ai déjà évoqué, cette même logique d’inversion qui est à l’œuvre dans la plus
passionnante des reprises produites dans Dead Man. Il s’agit cette fois d’une reprise interne :
la réécriture par l’arrivée dans le village makah de la découverte de la ville de Machine,
presque plan par plan, comme si la fin du film en repensait le début.
Machine
Village makah
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A
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B
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C
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D
5
E
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F
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G
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H
I
Ce n’est pas seulement un effet d’écho qu’instaurent alors la mise en scène et le montage,
mais bien la métamorphose d’une image en une autre, laquelle parachève le travail
symbolique du film, c’est-à-dire la substitution de l’image des Amérindiens à celle des
Blancs. L’image historique originelle qui hantait Dead Man est actualisée, tandis que l’image
cinématographique originelle est renvoyée à sa virtualité : il ne reste de la ville de colons que
le plan ironique d’une machine à coudre (en anglais, « sewing machine ») laissée à
l’abandon…
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