la mâle bouffe - National Magazine Awards

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la mâle bouffe - National Magazine Awards
CUISINE
LA MÂLE BOUFFE
TRAVIS RATHBONE / TRUNKARCHIVE.COM
NOTRE CHUM NE MANQUE PAS UN ÉPISODE DE
NO RESERVATIONS AVEC ANTHONY BOURDAIN,
IL COLLECTIONNE LES LIVRES DE RECETTES DE
MARTIN PICARD ET DE LOUIS-FRANÇOIS
MARCOTTE, ET SE FAIT UNE FIERTÉ DE GRILLER SUR
LE BARBECUE LES PIÈCES DE VIANDE QU’IL A
LUI-MÊME CHASSÉES. DÉCRYPTAGE D’UNE CUISINE
BOOSTÉE À LA TESTOSTÉRONE. texte SOPHIE MARCOTTE
D
evant moi, de fines tranches de tête de cochon en
porchetta reposent sur... un crâne d’agneau. Suivent
des rétines de cochonnet de lait, servies avec une compotée de cerises confites et de la gelée de riesling. Puis,
une bouillabaisse où flotte une tête entière de poisson, dont les
yeux figés me fixent, et des pâtes fraîches aux lèvres de bœuf
braisées, nappées de sauce au foie gras. Cet enchaînement
pour le moins inusité est arrosé de cocktails inventifs, assez
«mâles», à base de gin et de vodka, où les petits fruits des
drinks de filles n’ont pas droit de séjour.
ellequebec.com
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Suis-je dans un épisode de l’émission
américaine No Reservations, où le chef
Anthony Bourdain parcourt la planète
à la découverte de curiosités culinaires?
Niet. Je participe à un festin sur le
thème des «têtes» organisé par Tripes
& Caviar, un club de «tripeux» de
bouffe qui tient des soupers volants
mensuels dans des restaurants de
Québec et de Montréal. Leur but n’est
pas de dégoûter leurs convives, mais de
les surprendre et de les séduire en cuisinant des animaux en entier, sans rien
jeter. «L’important, c’est quand même
de respecter le client, précise Patrice
Plante, cofondateur de Tripes & Caviar.
On ne servira pas des poulpes vivants
comme au Japon. Tout est apprêté
pour que ce soit bon.» Cela dit, on
pousse ici le gourmet dans des zones
qu’il est peu habitué à visiter. \
CUISINE
DANS LE GRAS DU SUJET
Ces dernières années, un certain courant culinaire prend
des airs de sport extrême et rallie des partisans – surtout
des gars! – qui ne dédaignent pas de se sustenter de cervelles, de testicules, de cœurs, d’intestins ou encore de plats
à haute teneur en lipides (Du foie gras
frit? Pourquoi pas?). Pas de place pour
La bouffe de gars est très conviviale. Elle se
les mauviettes, les végétariens ni les
cardiaques! On n’a qu’à penser à des
mange en général avec les mains et est souvent
émissions comme Diners, Drive-ins
servie dans des plats à partager. C’est une
and Dives, sorte de road trip où
chaque halte est l’occasion d’engoufcuisine d’excès, aussi. On aime l’abondance!
frer des spécialités américaines hyperPATRICE PLANTE, COFONDATEUR DE TRIPES & CAVIAR
caloriques. Ou, pire, aux vidéos mis en
ligne par les gars «très gars» d’Epic
Meal Time, qui vénèrent le dieu Bacon
et font sauter le compteur de calories
avec des plats tels que le Angry French
«La bouffe de gars est très conviCanadian, un sandwich composé de
viale, renchérit Patrice Plante, du
pain doré, de bacon, de sirop d’érable,
club Tripes & Caviar. Elle se mange
de hotdogs et de poutine (!).
en général avec les mains et est souSans oublier les nombreux chefs
vent servie dans des plats à partager.
qui proposent une cuisine «virile»,
C’est une cuisine d’excès, aussi. On
comme Frédéric Morin, David McMilaime l’abondance!»
lan, Martin Picard, Chuck Hugues
Le chef Louis-François Marcotte,
et Louis-François Marcotte. Ils con­
auteur de quelques livres de cui­sine
coctent avec bonheur des plats de
«virile» (dont Saisis 1 et 2, sur le bargars, soit des côtes levées, des
becue), croit que les hommes ont
burgers de luxe, de la poutine au foie
une façon bien à eux de cuisiner.
gras ou au homard... (On le sait, les
«Contrairement aux filles, qui suivent
fem­mes, elles, ne vivent que de salade
souvent des recettes, les gars y vont
et de Perrier.)
plus à l’instinct. Ils préparent donc
La virilité peut-elle vraiment se trades plats qui demandent moins de
duire dans l’assiette? Frédéric Morin,
précision. Le secret de la réussite
chef et propriétaire avec David McMillan du Joe Beef, tient
d’un steak, par exemple, c’est la cuisson et non l’assai­
à nuancer: «Certains chefs sont des êtres robustes qui
sonnement. On peut également varier la proportion des
roulent en quatre-roues et prennent des brosses au Jack
ingrédients d’une sauce barbecue sans que ça nuise au
Daniel’s mais, dans leur travail, ils ont des mains de fleurésultat final. Ce qui n’est pas le cas de la pâtisserie, où il
riste. Leurs recettes se trouvent aux antipodes de la mascufaut tout peser et calculer, ce qui attire moins les gars.»
linité qu’ils affichent. Quant à Martin Picard, à Chuck
LA CUISINE A-T-ELLE UN SEXE?
Hughes, à David et à moi, nous incarnons une certaine
En 2008, l’Institut national de la statistique et des études
forme de gastronomie masculine, c’est vrai. Nous ne
économiques, en France, a publié un rapport sur les habipréparons pas de microplats dressés en hauteur, servis
tudes alimentaires des hommes et des femmes vivant
dans de la vaisselle carrée et présentés avec de longues
seuls. Parmi ses conclusions: les femmes achètent plus de
explications. Nos recettes ne sont pas intellectuelles et
fruits et de légumes, et les hommes, plus de viande et d’aldestinées à impressionner les connaisseurs; c’est une
cool. Soit. Mais ça ne signifie pas que les femmes s’alimencuisine de cœur, qui vise à faire plaisir, tout simplement.
tent ainsi uniquement par goût. «Les femmes font simpleEt elle est généreuse. Je déteste aller au resto et ne pas me
ment plus attention à leur santé... et à leur ligne, dit
sentir rassasié.»
Frédéric Morin. Si, pour faire plaisir à son homme, une
femme apprête des côtes levées, elle sera aussi heureuse
que lui de les manger.» \
«
»
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CUISINE
Selon le sociologue de l’alimentation Jean-Pierre Lemasson,
la tendance à l’excès dans la cuisine masculine serait une réaction à la pléthore de conseils santé. «Les nutritionnistes, qui
sont très majoritairement des femmes, ont causé une angoisse
collective avec leur discours moralisateur et leurs pseudoconseils santé, souvent non fondés scientifiquement. À les
écouter, on risquerait sa vie tous les jours en s’alimentant! Je
pense que les gars en ont ras le bol. Plusieurs prennent le
contrepied de ce discours, et certains le font à la manière excessive des gars d’Epic Meal Time. À la limite, cette réaction
renvoie à l’ado qui se révolte contre sa maman.»
Quand même, ne généralisons pas: la bouffe virile n’exclut
pas nécessairement la préoccupation pour la santé. «C’est facile
d’attirer l’attention en mettant du bacon, du sirop d’érable et du
foie gras sur tout. Ce sera forcément délicieux, et les gens se
diront: “Ouh, il est fucké, commente David McMillan, du Joe
Beef. Mais cuisiner comme un homme, selon
moi, c’est cuisiner avec intelligence et
conscience. C’est servir des classiques: une douzaine d’huîtres à partager, une salade de betteraves, moutarde, raifort et huile d’olive, une
belle pièce de viande pour deux, puis un fromage... On accompagne les entrées d’un sancerre ou d’un chablis, et on fait suivre d’un bordeaux ou d’un bourgogne. Et les femmes qui
mangent ainsi, je trouve ça diablement sexy...»
Ces classiques, on les trouve d’ailleurs chez
Joe Beef, dont le menu ne se résume pas aux
recettes de barbecue que Frédéric Morin a présentées à l’émission À la di Stasio. Hormis les
côtes levées et le sandwich au foie gras, on peut
aussi y manger sainement.
«
C’est facile d’attirer l’attention en
Le summum de la virilité en 2012? Apprêter
mettant du bacon, du sirop d’érable
soi-même la bête qu’on a chassée. Les cours
d’initiation à la chasse atteignent d’ailleurs des
et du foie gras sur tout. Ce sera
records d’assistance. Même le raffiné Jean-Luc
forcément délicieux, et les gens se diront:
Boulay, chef du Saint-Amour, à Québec,
consacre une partie de son ouvrage L’univers
“Ouh, il est fucké.” Mais cuisiner comme
gourmand de Jean-Luc Boulay à des conseils
un homme, selon moi, c’est cuisiner avec
d’abattage, de débitage et d’entreposage des
animaux. Et Louis-François Marcotte donne de
intelligence et conscience.
nombreuses recettes de gibier dans son livre
Sauvage – Savourer la nature. «Pour moi, ce
DAVID McMILLAN, COPROPRIÉTAIRE DU JOE BEEF
n’est pas logique de tuer un chevreuil et de ne
pas le manger ensuite», souligne cet amateur de chasse, qui
n’hésiterait pas à emmener ses enfants avec lui dans les bois
pour qu’ils comprennent le lien entre l’animal qu’on vient de
tuer et le plat qu’on leur servira le soir.
»
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HANS LAURENDEAU / SHOOTSTUDIO.CA
UNE PARTIE DE CHASSE
«Les gens n’ont plus du tout conscience de l’origine
de leur nourriture, renchérit Patrice Plante. Comme s’ils
voulaient oublier que ce sont des animaux qui ont été
tués. Avec Tripes & Caviar, nous prônons le retour au
respect de notre écosystème, que l’industrialisation et la
société de consommation ont jeté à terre.» Ses complices et lui s’inspirent de la tendance nose to tail («du
museau à la queue»), qui consiste à apprêter une bête
en entier, parties moins nobles comprises, afin de lui
rendre les égards qu’elle mérite et d’éviter le gaspillage:
«Elle a sacrifié sa vie pour nous nourrir; la moindre des
choses, c’est qu’on l’utilise au maximum.»
Cette tendance a beau être très 21e siècle, elle ne date
pas d’hier. Avant la Seconde Guerre mondiale, les Québécois mangeaient tout des animaux – grâce aux bons
soins des femmes, soit dit en passant. «On fait preuve
d’un alzheimer collectif, affirme Jean-Pierre Lemasson.
Au début du 20e siècle, en Amérique, les gens n’avaient
pas les moyens de gaspiller. Les abats, par exemple,
n’avaient pas de connotation négative. La tête de veau était un
must! À la campagne, les gens
faisaient leur boudin.»
Frédéric Morin croit pour sa
part que cet engouement pour
les abats serait une manière de
renouer avec un âge primitif.
«Peut-être que l’homme cher­
che à retrouver le moment où il
vivait de la terre, tuait lui-même
le poulet, le cochon, et où il
connaissait le vocabulaire de
son boucher.» \
CUISINE
«
Oui, la cuisine au barbecue est une porte d’entrée pour les gars, mais leur
champ de compétence et d’intérêt dépasse maintenant beaucoup la cuisine
»
de Super Bowl, les ribs et les steaks.
FRÉDÉRIC MORIN, COPROPRIÉTAIRE DU JOE BEEF
DÉGOÛTANT? ÇA DÉPEND!
Si vous vous rendez à Copenhague, au Danemark, et
La mainmise des hommes sur
le barbecue viendrait elle aussi
de réminiscences d’un temps
révolu, primitif même. Celui
où, guidés par leur instinct de
survie, ils maîtrisaient le feu
pour nourrir leur famille.
«C’est un rôle masculin traditionnel, confirme Jean-Pierre
Lemasson. Et un symbole très
puissant. Dans la mythologie
grecque, celui qui était maître
du feu était souvent une sorte
de demi-dieu. Lorsque l’homme
fait la cuisson sur le barbecue,
c’est aussi le moment où il agit véritablement, où il est le héros,
le centre d’attraction. Un prestige social est associé à cet acte:
c’est, symboliquement, le moment de la reconnaissance du
chef de clan.»
«Aux yeux des filles, quand un homme allume le barbecue,
c’est chaque fois comme s’il allait faire exploser une voiture»,
dit à la blague Louis-François Marcotte, se moquant gentiment
de la crainte des femmes pour le propane. «Si on n’a plus
l’occasion de manifester notre courage de temps à autre, où
va le monde?» ajoute Jean-Pierre Lemasson en rigolant.
Plus sérieusement, Louis-François Marcotte souligne que les
gars ont grandement développé leurs aptitudes de grillardin au
cours des dernières années. «Oui, il y a encore des gars qui ne
font que mettre deux steaks sur la grille, steaks que leur blonde
a achetés et laissé mariner, et pour lesquels elle a préparé des
accompagnements. Mais je rencontre de plus en plus d’hommes
qui me parlent de mes recettes, qui font eux-mêmes leur saumure sèche, qui tripent à cuisiner. Je trouve ça génial.»
Frédéric Morin remarque le même phénomène: «Depuis
que les gens m’ont vu à l’émission À la di Stasio, ce n’est pas
la belle madame qui fait ses courses au Marché Atwater qui
me parle de mes recettes. Ce sont des briquetiers, des chauffeurs de taxi, des livreurs, des douaniers. Les gars s’intéressent
beaucoup à la bouffe. Oui, la cuisine au barbecue est une porte
d’entrée, mais leur champ de compétence et d’intérêt dépasse
maintenant beaucoup la cuisine de Super Bowl, les ribs et les
steaks.» Et ce n’est pas les filles qui vont s’en plaindre! C
ELLEQUÉBEC novembre 2012
que vous vous attablez au Noma — nommé meilleur
restaurant du monde en 2010, 2011 et 2012 par le
magazine britannique Restaurant —, vous pourrez
entre autres y commander des crevettes vivantes et
des fourmis. Rebutant? «On projette sur les aliments
notre système de valeurs, on en investit certains d’un
sens culturel, comme les musulmans le font avec le
porc, dit le sociologue Jean-Pierre Lemasson. Aucune
société ne consomme tout ce qui est comestible dans
son environnement.» Bref, on se limite, et pour des
raisons pas toujours valables. Prenez l’écureuil: Martin
Picard a déclenché un tollé l’hiver dernier en publiant
une recette de sushi d’écureuil dans son livre Cabane
à sucre Au pied de cochon. Il a affirmé à l’émission Les
francs-tireurs que c’était une très bonne viande, ce qui
a sûrement provoqué de hauts cris dans nombre de
salons québécois. «Pourtant, si vous ouvrez un
ouvrage québécois de recettes de nos grand-mères,
vous aurez de bonnes chances de tomber sur une
recette d’écureuil, note M. Lemasson. Aujourd’hui,
c’est inconcevable d’apprêter une telle viande,
notamment parce que Walt Disney a fait de l’écureuil
un animal adorable, et qu’il fait partie du quotidien
des urbains.»
Dans son livre Cabane à sucre Au pied de cochon,
l’irrévérencieux chef Martin Picard donne notamment
une recette de sushi à l’écureuil.
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HANS LAURENDEAU / SHOOTSTUDIO.CA
LES MAÎTRES DU GRIL