la mâle bouffe - National Magazine Awards
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CUISINE LA MÂLE BOUFFE TRAVIS RATHBONE / TRUNKARCHIVE.COM NOTRE CHUM NE MANQUE PAS UN ÉPISODE DE NO RESERVATIONS AVEC ANTHONY BOURDAIN, IL COLLECTIONNE LES LIVRES DE RECETTES DE MARTIN PICARD ET DE LOUIS-FRANÇOIS MARCOTTE, ET SE FAIT UNE FIERTÉ DE GRILLER SUR LE BARBECUE LES PIÈCES DE VIANDE QU’IL A LUI-MÊME CHASSÉES. DÉCRYPTAGE D’UNE CUISINE BOOSTÉE À LA TESTOSTÉRONE. texte SOPHIE MARCOTTE D evant moi, de fines tranches de tête de cochon en porchetta reposent sur... un crâne d’agneau. Suivent des rétines de cochonnet de lait, servies avec une compotée de cerises confites et de la gelée de riesling. Puis, une bouillabaisse où flotte une tête entière de poisson, dont les yeux figés me fixent, et des pâtes fraîches aux lèvres de bœuf braisées, nappées de sauce au foie gras. Cet enchaînement pour le moins inusité est arrosé de cocktails inventifs, assez «mâles», à base de gin et de vodka, où les petits fruits des drinks de filles n’ont pas droit de séjour. ellequebec.com | 249 | ELLEQUÉBEC novembre 2012 Suis-je dans un épisode de l’émission américaine No Reservations, où le chef Anthony Bourdain parcourt la planète à la découverte de curiosités culinaires? Niet. Je participe à un festin sur le thème des «têtes» organisé par Tripes & Caviar, un club de «tripeux» de bouffe qui tient des soupers volants mensuels dans des restaurants de Québec et de Montréal. Leur but n’est pas de dégoûter leurs convives, mais de les surprendre et de les séduire en cuisinant des animaux en entier, sans rien jeter. «L’important, c’est quand même de respecter le client, précise Patrice Plante, cofondateur de Tripes & Caviar. On ne servira pas des poulpes vivants comme au Japon. Tout est apprêté pour que ce soit bon.» Cela dit, on pousse ici le gourmet dans des zones qu’il est peu habitué à visiter. \ CUISINE DANS LE GRAS DU SUJET Ces dernières années, un certain courant culinaire prend des airs de sport extrême et rallie des partisans – surtout des gars! – qui ne dédaignent pas de se sustenter de cervelles, de testicules, de cœurs, d’intestins ou encore de plats à haute teneur en lipides (Du foie gras frit? Pourquoi pas?). Pas de place pour La bouffe de gars est très conviviale. Elle se les mauviettes, les végétariens ni les cardiaques! On n’a qu’à penser à des mange en général avec les mains et est souvent émissions comme Diners, Drive-ins servie dans des plats à partager. C’est une and Dives, sorte de road trip où chaque halte est l’occasion d’engoufcuisine d’excès, aussi. On aime l’abondance! frer des spécialités américaines hyperPATRICE PLANTE, COFONDATEUR DE TRIPES & CAVIAR caloriques. Ou, pire, aux vidéos mis en ligne par les gars «très gars» d’Epic Meal Time, qui vénèrent le dieu Bacon et font sauter le compteur de calories avec des plats tels que le Angry French «La bouffe de gars est très conviCanadian, un sandwich composé de viale, renchérit Patrice Plante, du pain doré, de bacon, de sirop d’érable, club Tripes & Caviar. Elle se mange de hotdogs et de poutine (!). en général avec les mains et est souSans oublier les nombreux chefs vent servie dans des plats à partager. qui proposent une cuisine «virile», C’est une cuisine d’excès, aussi. On comme Frédéric Morin, David McMilaime l’abondance!» lan, Martin Picard, Chuck Hugues Le chef Louis-François Marcotte, et Louis-François Marcotte. Ils con auteur de quelques livres de cuisine coctent avec bonheur des plats de «virile» (dont Saisis 1 et 2, sur le bargars, soit des côtes levées, des becue), croit que les hommes ont burgers de luxe, de la poutine au foie une façon bien à eux de cuisiner. gras ou au homard... (On le sait, les «Contrairement aux filles, qui suivent femmes, elles, ne vivent que de salade souvent des recettes, les gars y vont et de Perrier.) plus à l’instinct. Ils préparent donc La virilité peut-elle vraiment se trades plats qui demandent moins de duire dans l’assiette? Frédéric Morin, précision. Le secret de la réussite chef et propriétaire avec David McMillan du Joe Beef, tient d’un steak, par exemple, c’est la cuisson et non l’assai à nuancer: «Certains chefs sont des êtres robustes qui sonnement. On peut également varier la proportion des roulent en quatre-roues et prennent des brosses au Jack ingrédients d’une sauce barbecue sans que ça nuise au Daniel’s mais, dans leur travail, ils ont des mains de fleurésultat final. Ce qui n’est pas le cas de la pâtisserie, où il riste. Leurs recettes se trouvent aux antipodes de la mascufaut tout peser et calculer, ce qui attire moins les gars.» linité qu’ils affichent. Quant à Martin Picard, à Chuck LA CUISINE A-T-ELLE UN SEXE? Hughes, à David et à moi, nous incarnons une certaine En 2008, l’Institut national de la statistique et des études forme de gastronomie masculine, c’est vrai. Nous ne économiques, en France, a publié un rapport sur les habipréparons pas de microplats dressés en hauteur, servis tudes alimentaires des hommes et des femmes vivant dans de la vaisselle carrée et présentés avec de longues seuls. Parmi ses conclusions: les femmes achètent plus de explications. Nos recettes ne sont pas intellectuelles et fruits et de légumes, et les hommes, plus de viande et d’aldestinées à impressionner les connaisseurs; c’est une cool. Soit. Mais ça ne signifie pas que les femmes s’alimencuisine de cœur, qui vise à faire plaisir, tout simplement. tent ainsi uniquement par goût. «Les femmes font simpleEt elle est généreuse. Je déteste aller au resto et ne pas me ment plus attention à leur santé... et à leur ligne, dit sentir rassasié.» Frédéric Morin. Si, pour faire plaisir à son homme, une femme apprête des côtes levées, elle sera aussi heureuse que lui de les manger.» \ « » ELLEQUÉBEC novembre 2012 | 250 | e l l e q u e b e c . c o m CUISINE Selon le sociologue de l’alimentation Jean-Pierre Lemasson, la tendance à l’excès dans la cuisine masculine serait une réaction à la pléthore de conseils santé. «Les nutritionnistes, qui sont très majoritairement des femmes, ont causé une angoisse collective avec leur discours moralisateur et leurs pseudoconseils santé, souvent non fondés scientifiquement. À les écouter, on risquerait sa vie tous les jours en s’alimentant! Je pense que les gars en ont ras le bol. Plusieurs prennent le contrepied de ce discours, et certains le font à la manière excessive des gars d’Epic Meal Time. À la limite, cette réaction renvoie à l’ado qui se révolte contre sa maman.» Quand même, ne généralisons pas: la bouffe virile n’exclut pas nécessairement la préoccupation pour la santé. «C’est facile d’attirer l’attention en mettant du bacon, du sirop d’érable et du foie gras sur tout. Ce sera forcément délicieux, et les gens se diront: “Ouh, il est fucké, commente David McMillan, du Joe Beef. Mais cuisiner comme un homme, selon moi, c’est cuisiner avec intelligence et conscience. C’est servir des classiques: une douzaine d’huîtres à partager, une salade de betteraves, moutarde, raifort et huile d’olive, une belle pièce de viande pour deux, puis un fromage... On accompagne les entrées d’un sancerre ou d’un chablis, et on fait suivre d’un bordeaux ou d’un bourgogne. Et les femmes qui mangent ainsi, je trouve ça diablement sexy...» Ces classiques, on les trouve d’ailleurs chez Joe Beef, dont le menu ne se résume pas aux recettes de barbecue que Frédéric Morin a présentées à l’émission À la di Stasio. Hormis les côtes levées et le sandwich au foie gras, on peut aussi y manger sainement. « C’est facile d’attirer l’attention en Le summum de la virilité en 2012? Apprêter mettant du bacon, du sirop d’érable soi-même la bête qu’on a chassée. Les cours d’initiation à la chasse atteignent d’ailleurs des et du foie gras sur tout. Ce sera records d’assistance. Même le raffiné Jean-Luc forcément délicieux, et les gens se diront: Boulay, chef du Saint-Amour, à Québec, consacre une partie de son ouvrage L’univers “Ouh, il est fucké.” Mais cuisiner comme gourmand de Jean-Luc Boulay à des conseils un homme, selon moi, c’est cuisiner avec d’abattage, de débitage et d’entreposage des animaux. Et Louis-François Marcotte donne de intelligence et conscience. nombreuses recettes de gibier dans son livre Sauvage – Savourer la nature. «Pour moi, ce DAVID McMILLAN, COPROPRIÉTAIRE DU JOE BEEF n’est pas logique de tuer un chevreuil et de ne pas le manger ensuite», souligne cet amateur de chasse, qui n’hésiterait pas à emmener ses enfants avec lui dans les bois pour qu’ils comprennent le lien entre l’animal qu’on vient de tuer et le plat qu’on leur servira le soir. » ELLEQUÉBEC novembre 2012 | 252 | e l l e q u e b e c . c o m HANS LAURENDEAU / SHOOTSTUDIO.CA UNE PARTIE DE CHASSE «Les gens n’ont plus du tout conscience de l’origine de leur nourriture, renchérit Patrice Plante. Comme s’ils voulaient oublier que ce sont des animaux qui ont été tués. Avec Tripes & Caviar, nous prônons le retour au respect de notre écosystème, que l’industrialisation et la société de consommation ont jeté à terre.» Ses complices et lui s’inspirent de la tendance nose to tail («du museau à la queue»), qui consiste à apprêter une bête en entier, parties moins nobles comprises, afin de lui rendre les égards qu’elle mérite et d’éviter le gaspillage: «Elle a sacrifié sa vie pour nous nourrir; la moindre des choses, c’est qu’on l’utilise au maximum.» Cette tendance a beau être très 21e siècle, elle ne date pas d’hier. Avant la Seconde Guerre mondiale, les Québécois mangeaient tout des animaux – grâce aux bons soins des femmes, soit dit en passant. «On fait preuve d’un alzheimer collectif, affirme Jean-Pierre Lemasson. Au début du 20e siècle, en Amérique, les gens n’avaient pas les moyens de gaspiller. Les abats, par exemple, n’avaient pas de connotation négative. La tête de veau était un must! À la campagne, les gens faisaient leur boudin.» Frédéric Morin croit pour sa part que cet engouement pour les abats serait une manière de renouer avec un âge primitif. «Peut-être que l’homme cher che à retrouver le moment où il vivait de la terre, tuait lui-même le poulet, le cochon, et où il connaissait le vocabulaire de son boucher.» \ CUISINE « Oui, la cuisine au barbecue est une porte d’entrée pour les gars, mais leur champ de compétence et d’intérêt dépasse maintenant beaucoup la cuisine » de Super Bowl, les ribs et les steaks. FRÉDÉRIC MORIN, COPROPRIÉTAIRE DU JOE BEEF DÉGOÛTANT? ÇA DÉPEND! Si vous vous rendez à Copenhague, au Danemark, et La mainmise des hommes sur le barbecue viendrait elle aussi de réminiscences d’un temps révolu, primitif même. Celui où, guidés par leur instinct de survie, ils maîtrisaient le feu pour nourrir leur famille. «C’est un rôle masculin traditionnel, confirme Jean-Pierre Lemasson. Et un symbole très puissant. Dans la mythologie grecque, celui qui était maître du feu était souvent une sorte de demi-dieu. Lorsque l’homme fait la cuisson sur le barbecue, c’est aussi le moment où il agit véritablement, où il est le héros, le centre d’attraction. Un prestige social est associé à cet acte: c’est, symboliquement, le moment de la reconnaissance du chef de clan.» «Aux yeux des filles, quand un homme allume le barbecue, c’est chaque fois comme s’il allait faire exploser une voiture», dit à la blague Louis-François Marcotte, se moquant gentiment de la crainte des femmes pour le propane. «Si on n’a plus l’occasion de manifester notre courage de temps à autre, où va le monde?» ajoute Jean-Pierre Lemasson en rigolant. Plus sérieusement, Louis-François Marcotte souligne que les gars ont grandement développé leurs aptitudes de grillardin au cours des dernières années. «Oui, il y a encore des gars qui ne font que mettre deux steaks sur la grille, steaks que leur blonde a achetés et laissé mariner, et pour lesquels elle a préparé des accompagnements. Mais je rencontre de plus en plus d’hommes qui me parlent de mes recettes, qui font eux-mêmes leur saumure sèche, qui tripent à cuisiner. Je trouve ça génial.» Frédéric Morin remarque le même phénomène: «Depuis que les gens m’ont vu à l’émission À la di Stasio, ce n’est pas la belle madame qui fait ses courses au Marché Atwater qui me parle de mes recettes. Ce sont des briquetiers, des chauffeurs de taxi, des livreurs, des douaniers. Les gars s’intéressent beaucoup à la bouffe. Oui, la cuisine au barbecue est une porte d’entrée, mais leur champ de compétence et d’intérêt dépasse maintenant beaucoup la cuisine de Super Bowl, les ribs et les steaks.» Et ce n’est pas les filles qui vont s’en plaindre! C ELLEQUÉBEC novembre 2012 que vous vous attablez au Noma — nommé meilleur restaurant du monde en 2010, 2011 et 2012 par le magazine britannique Restaurant —, vous pourrez entre autres y commander des crevettes vivantes et des fourmis. Rebutant? «On projette sur les aliments notre système de valeurs, on en investit certains d’un sens culturel, comme les musulmans le font avec le porc, dit le sociologue Jean-Pierre Lemasson. Aucune société ne consomme tout ce qui est comestible dans son environnement.» Bref, on se limite, et pour des raisons pas toujours valables. Prenez l’écureuil: Martin Picard a déclenché un tollé l’hiver dernier en publiant une recette de sushi d’écureuil dans son livre Cabane à sucre Au pied de cochon. Il a affirmé à l’émission Les francs-tireurs que c’était une très bonne viande, ce qui a sûrement provoqué de hauts cris dans nombre de salons québécois. «Pourtant, si vous ouvrez un ouvrage québécois de recettes de nos grand-mères, vous aurez de bonnes chances de tomber sur une recette d’écureuil, note M. Lemasson. Aujourd’hui, c’est inconcevable d’apprêter une telle viande, notamment parce que Walt Disney a fait de l’écureuil un animal adorable, et qu’il fait partie du quotidien des urbains.» Dans son livre Cabane à sucre Au pied de cochon, l’irrévérencieux chef Martin Picard donne notamment une recette de sushi à l’écureuil. | 254 | e l l e q u e b e c . c o m HANS LAURENDEAU / SHOOTSTUDIO.CA LES MAÎTRES DU GRIL