Le langage

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Le langage
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LE LANGAGE
L’essentiel pour comprendre
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LE
PROBLÈME DU LANGAGE ANIMAL
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A. L’homme : un être qui parle
● Pour Bergson, l’homme se définit d’abord comme Homo faber,
fabricant d’outils et inventeur de techniques. Mais pour un linguiste
comme Claude Hagège (né en 1936), il est plus fondamentalement
encore Homo loquens, « homme de paroles ». L’homme est avant tout
un être qui parle. L’homme, animal rationnel, est en même temps un
animal parlant. Du coup, la question de l’origine des langues, abondamment débattue par les philosophes du XVIIIe siècle, soulève les
mêmes difficultés que celle de l’origine de la pensée rationnelle.
● L’idée d’un premier homme se mettant à parler et rompant par son
verbe le silence primitif est sans aucun doute une fiction. L’origine des
langues se confond, semble-t-il, avec l’origine même de l’homme.
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B. Les abeilles ont-elles un langage ?
Tout le monde sait bien cependant que les animaux émettent des
signaux par lesquels ils échangent des informations, tout comme les
humains. Et ce n’est pas seulement le cas des mammifères, qui expriment leurs besoins et leurs émotions par des cris ; l’Autrichien Karl
von Frisch (1886-1982) a montré, dans Vie et mœurs des abeilles
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Chapitre 15 Le langage
(1965), que l’abeille, insecte social par excellence, peut signaler à ses
congénères la direction et la distance d’une source de nourriture par
des danses dont la direction et la vitesse varient. Mais s’agit-il bien là
d’un langage ?
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C. Spécificité du langage humain
D’abord, le « message » des abeilles est biologiquement déterminé,
inné dans l’espèce, et les informations transmises sont limitées à
l’expression de quelques situations bien déterminées. Ensuite, il n’y
a pas de dialogue chez les abeilles : à un message, celles-ci répondent par une conduite, jamais par un autre message. Enfin, le message des abeilles ne se laisse pas analyser, tandis que les énoncés du
langage humain se laissent décomposer en éléments qui peuvent se
combiner d’une infinité de manières. Seul l’homme peut à tout
moment composer des phrases nouvelles et comprendre des discours
qu’il n’a jamais entendus auparavant. Descartes le premier a mis l’accent sur cet aspect inventif de la parole, qui témoigne de la plasticité
de la raison humaine – cet « instrument universel qui peut servir en
toutes sortes de rencontres ».
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LES
FONCTIONS DU LANGAGE
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A. Un instrument de communication
● La parole est donc le signe distinctif de l’homme, animal social.
Ainsi la fonction primordiale du langage semble être la communication. S’il est vrai que toute société humaine est fondée sur l’échange,
l’échange des mots est sans aucun doute premier par rapport à
l’échange des biens ou des services. « Discutons d’abord », tel est le
préalable à toute transaction, mais aussi à toute action impliquant plusieurs personnes dans un projet commun.
● Mais le langage, sans doute, est davantage qu’un instrument de
communication ; il est, selon Merleau-Ponty, la texture même de
notre monde, dans la mesure où celui-ci est un monde déjà investi par
le langage, un « monde parlé et parlant ». Ainsi, même lorsque je parle
pour ne rien dire (quand je prononce des paroles convenues, par
exemple), j’établis avec l’autre une certaine complicité, ne serait-ce
qu’en puisant dans un répertoire de mots et de formules qui nous est
familier à l’un comme à l’autre.
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B. La fonction magique du langage
À côté de son rôle de communication, le langage a aussi une fonction qu’on pourrait appeler la « fonction magique du langage ». Le
mot, en se détachant de la chose, paraît aisément la dominer, la gouverner. Il dit ce qui n’est pas encore et ressuscite ce qui a disparu.
Le mythe, c’est, d’après l’étymologie grecque (muthos), la parole ellemême. La force créatrice de la poésie tient sans doute à cette magie
des mots. Par le simple fait de nommer, je fais être. Mallarmé dit :
« Une fleur ! », et « musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets ».
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C. Quand dire, c’est faire
● Mais le langage sert également – et peut-être prioritairement – à
agir sur autrui. On peut, avec de simples mots, obtenir de l’autre un
service, le flatter, lui faire peur, ou encore le blesser. C’est la maîtrise
de ce pouvoir qui, dans l’Antiquité, a fait la fortune des sophistes. Ces
« maîtres d’habileté » (selon l’étymologie), qui ont pour nom Gorgias,
Protagoras, Hippias ou Critias, enseignaient contre rétribution l’art de
bien parler – la rhétorique –, en un temps où la maîtrise du discours
était indispensable pour séduire la foule dans les tribunaux et les
assemblées démocratiques.
● Dans le même ordre d’idées, l’Anglais Austin (1911-1960)
découvre une catégorie d’énoncés particulièrement intéressants, en ce
qu’ils réalisent effectivement l’action qu’ils désignent. Si, par
exemple, vous dites à un ami : « Je te promets de passer te voir
demain », vous ne décrivez pas une promesse ; vous la faites. Ces
énoncés, qu’Austin appelle des énoncés performatifs (de l’anglais
to perform, « accomplir une action »), ne sont ni vrais ni faux ; ils
constituent bel et bien des actes et, à ce titre, engagent ceux qui les
énoncent.
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LANGAGE
ET PENSÉE
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A. Antériorité théorique de la pensée sur le langage
On pourrait conclure de la multiplicité des codes signifiants dont
l’homme fait usage, de la multiplicité des langues elles-mêmes si l’on
ne considère que la parole, à une certaine transcendance de la pensée
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Chapitre 15 Le langage
sur son instrument linguistique. La pensée précède le langage : j’en
fais l’expérience, semble-t-il, quand je cherche mes mots, quand j’ai
une idée que je ne parviens pas à exprimer, que j’habille successivement de termes impropres qui ne me satisfont pas et que je rejette tour
à tour. On a ainsi pu dire que si la pensée cherche ses mots, c’est
qu’elle les précède.
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B. La pensée est inséparable du langage
● Toutefois le langage enrichit la pensée en retour. Chez l’adulte qui
a appris une langue, la pensée est inséparable de la parole. Je pense en
français, même si je ne profère aucun son. Déjà, Platon définissait la
pensée comme « un discours que l’âme se tient à elle-même ». Quand
je « cherche mes mots », il me semble que ma pensée précède mon
langage… Cependant c’est avec d’autres mots que je cherche mes
mots !
● Pour Hegel, il n’y a pas de pensée véritable hors du langage. Par les
mots, le sujet pensant donne une forme objective à ses pensées et les
rend accessibles à sa propre conscience. Hegel veut ainsi démystifier
l’ineffable, ce « quelque chose » de si riche, de si nuancé et de si subtil
qu’aucune parole ne pourrait l’exprimer. L’ineffable, écrit Hegel dans
Philosophie de l’Esprit, « c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de
fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot ».
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C. Les périls du langage
● Toutefois, comme toute institution, comme toute œuvre de l’esprit
qui matérialise l’esprit, le langage est susceptible de trahir ce qu’il est
supposé traduire. Bergson, entre autres, a montré comment le langage
pouvait dénaturer la pensée. D’après lui, le langage convient pour
désigner des objets matériels juxtaposés dans l’espace. À la multiplicité infinie des choses, il substitue des mots en nombre limité dont
chacun exprime toute une classe d’objets, ce qui est très commode
pour l’action matérielle et collective des hommes aux prises avec le
monde. Mais l’origine sociale et pragmatique du langage le disqualifie pour l’expression de ma vie intérieure, dont les états successifs,
dans le flux de la durée, se fondent les uns dans les autres comme les
couleurs de l’arc-en-ciel. Ces moments uniques et incomparables, la
langue commune ne peut que les banaliser et les trahir.
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Le point sur...
LA LINGUISTIQUE SAUSSURIENNE
Par son approche nouvelle de la linguistique et sa théorie du signe, le
Suisse Ferdinand de Saussure (1857-1913) a exercé une influence
majeure sur la linguistique du XXe siècle et, au-delà, sur le mouvement
structuraliste (Lévi-Strauss, Lacan, etc.)
1. Signe, signifié, signifiant
● Dans son Cours de linguistique générale (publié en 1916),
Saussure définit la langue comme « un système de signes exprimant
des idées ». Par là, la linguistique appartient à une discipline plus vaste
– la science des systèmes de signes en général – que Saussure
appelle la sémiologie (laquelle comprend également l’étude des
images, des modes vestimentaires ou des mythes).
● Mais quelle est la nature du « signe linguistique » ? Le signe linguistique est une entité à deux faces qui unit, non pas une chose et un
nom, mais un concept et une image acoustique, respectivement appelés signifié (ce qui est signifié) et signifiant (ce qui signifie). Le lien
unissant le signifiant au signifié à l’intérieur du signe, ajoute Saussure,
est « arbitraire ». Cela ne veut pas dire que, pour un signifié donné,
chacun ait le droit d’employer le signifiant de son choix. Le caractère
arbitraire du signe indique simplement qu’il n’existe aucun rapport
de motivation, aucune ressemblance entre le signifiant et le signifié.
2. La langue : un système de différences
● Mais en quoi les signes linguistiques forment-ils un système ? En ce
qu’ils sont organisés les uns par rapport aux autres et qu’ils ne sont
délimités par rien d’autre que par leurs relations mutuelles. Ainsi la
réalité de chaque signe est inséparable de sa situation particulière au
sein du système. Et sa valeur résulte du réseau de ressemblances et
de différences qui situe ce signe par rapport aux autres. « Des synonymes comme redouter, craindre, avoir peur, dit Saussure, n’ont de
valeur propre que par leur opposition ; si redouter n’existait pas, tout
son contenu irait à ses concurrents. »
● Le propre d’un signe, par conséquent, c’est d’être différent d’un
autre signe. Ainsi dans la langue, il n’y a, selon l’expression même de
Saussure, « que des différences ».
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