Mécanismes de la crise financière - CONVAINCRE

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Mécanismes de la crise financière - CONVAINCRE
Mécanismes de la crise financière,
origines et évolutions possibles
Jacques Terrenoire
Janvier 2010
Bien qu’elle affecte l’ensemble des économies de la planète, la crise actuelle a son origine dans quelques
pays qui ont adopté un modèle économique et social où le secteur financier occupe un rôle dominant :
principalement les Etats-Unis et le Royaume-Uni,
Royaume
suivis par l’Irlande et l’Islande. Il ne s’agit pas d’une crise
économique « ordinaire », comme celles qui caractérisent les cycles économiques. Il s’agit de
l’aboutissement logique et inévitable d’un processus qui s’est mis en place vers la fin des années 70.
1. Les mécanismes de la crise
Une orgie d’endettement
La crise résulte de l’effondrement d’un édifice financier fondé sur un endettement massif des ménages et
des entreprises financières, ainsi que sur le transfert des risques. Cette
Cette accumulation de dette a servi à
alimenter plusieurs bulles spéculatives
ves (internet,
(int
immobilière et financière), mais aussi à maintenir un niveau
de consommation très élevé.
La bulle immobilière
A partir de 2000, cee recours systématique à la dette alimente une bulle immobilière sans précédent dans
l’histoire :
Historique du prix du logement : indice Case-Shiller
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Les ménages américains (anglais, irlandais…) ont emprunté massivement pour acheter des maisons souvent
au-dessus de leurs moyens, persuadés qu’elles prendraient indéfiniment de la valeur. Le rapport prix du
logement / revenu médian des ménages, qui est historiquement stable, s’est envolé à partir de 2001 :
Le marketing agressif des organismes de crédit les ayant persuadés que leurs maisons prendraient
continuellement de la valeur, de très nombreux ménages, encouragés par l’administration (Bush) et par les
institutions financières (Greenspan), ont ajouté aux emprunts immobiliers des emprunts hypothécaires pour
financer leur consommation. En conséquence, en 2007, le ratio dette / revenu disponible des ménages
américains atteignait 138 % en moyenne. Pour les classes moyennes du 41ème au 90ème centile (soit la moitié
des ménages), ce ratio était supérieur à 200 % ...
Ratio dette / revenu disponible
Par classes de revenus (centiles)
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2. Les causes immédiates de cet endettement massif
La promotion de l’accession à la propriété
L’administration des Etats-Unis pousse systématiquement les ménages à devenir propriétaires, par la
promotion de la société de propriétaires « ownership society », partie essentielle du « rêve américain ».
Une politique appuyée par de fortes incitations fiscales - déduction des intérêts et exemption de taxes sur
les plus-values à la revente - et par des incitations aux organismes de crédit pour qu’ils prêtent même aux
ménages à faibles revenus.
Le maintien de taux d’intérêt très bas
En 2001, pour limiter les dégâts causés par la bulle internet, la Federal Reserve baisse son taux directeur
jusqu’à un niveau très bas (1,75 %), et maintient pendant plusieurs années (1% en 2003) un taux très
inférieur à ce qui était requis par la situation économique. La disponibilité d’un crédit bon marché incite les
ménages à s’endetter pour acheter des maisons, puis pour consommer. De même, les entreprises du secteur
financier ont emprunté massivement, exploitant l’effet de levier (leverage) pour développer leurs activités
en compte propre et investir dans des actifs titrisés et de produits dérivés.
L’augmentation de la masse monétaire
De ce fait, la masse monétaire augmente rapidement, particulièrement à partir du milieu des années 90,
sans que la Federal Reserve ne fasse quoi que ce soit pour en limiter la croissance, ce qui alimente l’inflation
des actifs mobiliers et immobiliers. De fait, la Federal Reserve, contrairement à la Banque Centrale
Européenne, a décidé de ne plus suivre la masse M3 à partir de début 2006.
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L’innovation financière
La création massive de crédit a été rendue possible par le développement d’outils financiers de plus en plus
complexes qui ont permis aux banques de contourner les règles prudentielles imposées par les
réglementations (Bâle I et II), et notamment les ratios de solvabilité (les fonds propres doivent représenter
au moins 8% des encours des prêts pondérés en fonction du risque).
La titrisation, qui consiste à agréger de nombreux actifs (par exemple des crédits immobiliers) dans un titre
financier (Asset-Backed Securities – ABS) qui est revendu à des investisseurs. Cela permet aux banques de
sortir ces prêts de leurs bilans, et donc de créer de nouveaux crédits tout en respectant en apparence les
ratios de solvabilité. Cela permet aussi de transférer les risques aux acquéreurs de ces produits.
ABS par type de crédit
Milliards
de dollars
Fannie Mae/Freddie Mac/Ginnie Mae
Entreprises
Immobilier commercial
Consommation
Immobilier particuliers
Prêts hypothécaires
Les CDO (Collateralised Debt Obligation) sont des regroupements d’ABS, découpés en plusieurs “tranches”
selon le niveau de risque, avec des taux de rendement croissants en fonction du risque. Il existe des CDO2
(regroupements de CDO). La création, la vente et la gestion de ces titres est une activité très lucrative et
apparemment sans risque. Le marché des CDO, qui représentait 275 milliards de dollars en 2000, a atteint 4
700 milliards en 2006.
Les produits dérivés, principalement les Credit Default Swaps (CDS), qui sont des contrats de gré à gré
d’assurance contre le risque lié à un actif, par exemple la défaillance d’un ou plusieurs emprunteurs. En
protégeant contre le risque, ils permettent aux banques de réduire la pondarétion des encours de crédit,
donc les contraintes de capitalisation.
Ces produits n’étant pas réglementés et sans transparence, des variétés « innovantes » sont apparues,
notamment les CDS « nus », qui ne nécessitent pas de détenir un actif ou une créance, autrement dit, des
paris purs et simples. Quasiment inexistants avant les années 2000, les CDS représentaient environ 60 000
milliards de dollars en 2007, dont 80 % de CDS « nus »…
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Le rôle des agences de notation
A la demande des investisseurs, ces titres (ABS, CDO…) sont évalués par des agences de notation – Moody’s,
Standard & Poors, Fitch… - qui leur confèrent une note en fonction du risque qu’ils présentent. La plus haute
note (AAA) équivaut à garantir qu’il n’y a aucun risque de défaillance. Les tranches supérieures des CDO
étaient notées AAA.
Cette évaluation « objective » des risques présente cependant plusieurs facteurs qui peuvent faire douter de
la crédibilité de la notation :
-
la complexité et l’opacité des titres, surtout les CDO, ainsi que le fait qu’ils aient souvent changé
plusieurs fois de mains rendent très difficile une connaissance précise du contenu des titres,
-
de nombreux titres incluent des prêts dont les documents sont incomplets ou imprécis, et dont la
véracité n’a pas été vérifiée, voire des prêts sans documents. De plus, la traçabilité de la documentation
est rarement assurée.
-
les agences de notation sont rémunérées par les vendeurs de ces titres, ce qui les incite fortement à
accorder des notes favorables pour garder leurs clients,
Une frénésie de prêt
Les courtiers, les organismes de crédit et les banques se livrent à une orgie de prêts, sans se soucier des
risques croissants de défaillance pour plusieurs raisons :
-
ils ne conservent pas les prêts, puisqu’ils les revendent à une firme qui les regroupe pour les titriser
et les revendre à des investisseurs
-
s’ils conservent les prêts, ils pensent qu’en cas de défaillance, la valeur du bien immobilier ayant
continué de croître, ils ne pourront pas y perdre
-
le fait que le processus est extraordinairement rentable pour tous les intermédiaires – agences
immobilières, experts, courtiers, organismes de crédit, banques, refinanceurs, agences de notation…
- les amène à balayer toute velléité de prudence
-
une idéologie reposant sur la croyance dans l’infaillibilité des marchés
-
la “timidité” (voire la corruption) des régulateurs (et des politiques), qui n’osent pas interrompre la
fête…
Le système incite certains particuliers à se lancer dans une spéculation à petite échelle qui se répand
rapidement : le « House flipping ». Ils achètent un logement, financent les premières mensualités avec le
prêt supplémentaire, puis revendent rapidement avec une plus-value, et recommencent l’opération avec un
autre logement.
Il s’agit en fait d’un système qui s’apparente à la cavalerie en pyramide (chaîne de Ponzi) : il ne peut
fonctionner que si les prix augmentent régulièrement et que de nouveaux emprunteurs entrent dans le jeu.
Parallèlement, la demande des banques et investisseurs pour ces produits très rentables et classés « sans
risques » (AAA) que sont les MBS est très soutenue. Pour maintenir la pression à la hausse et la croissance
du volume de crédits, les courtiers et organismes de crédit se livrent à une fuite en avant : ayant épuisé le
vivier des emprunteurs « classiques », ils multiplient les prêts en direction de nouvelles catégories de
ménages.
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Des conditions de prêt de plus en plus laxistes
Poussés par la volonté de souscrire un plus grand nombre de prêts, les courtiers et organismes de crédit ont
prêté à des conditions de plus en plus faciles :
- acceptation de ratios dette/revenus beaucoup plus élevés
- moindre capacité à assurer les paiements
- pas d’apport personnel exigé,
- prêts accordés sans dossier ou avec des dossiers incomplets (ou sur simple déclaration)
- création des prêts “intérêts seulement” et les prêts à taux variable à options (Option-ARM) à
amortissement négatif, dont les paiements des premières années sont très faibles, mais augmentent
très fortement les années suivantes.
Cela entraîne la multiplication des crédits à risque « Alt-A » et surtout « subprime » accordés à des ménages
présentant un risque élevé de défaillance, voire à des ménages manifestement insolvables (NINJA). Les
crédits subprime atteignent 1 300 milliards de dollars en 2007, pour un marché du crédit totalisant 12 000
milliards de dollars.
L’hybris financière génère des comportements et des pratiques à la limite de l’escroquerie. Ainsi, en 2007,
Goldman Sachs, après avoir vendu des CDO immobiliers à ses clients, a acheté des CDS misant sur
l’effondrement de ces mêmes CDO… Phil Angelides, président de la commission d’enquête du Congrès sur la
crise financière, compare Goldman Sachs à un garagiste qui vendrait sciemment des voitures équipées de
freins défectueux, puis prendrait une assurance-vie sur les acheteurs de ces voitures...
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L’endettement du secteur financier
Dans le même temps, les grandes structures du secteur financier s’endettent encore plus massivement pour
développer leurs activités en compte propre et investir dans les actifs titrisés, principalement des ABS
constitués de crédits hypothécaires (MBS), pour particuliers (RMBS) et commerciaux (CMBS) en profitant de
l’effet de levier. En 2004, la SEC lève les limites de levier pour cinq institutions : Goldman Sachs, Merrill
Lynch, Lehman Brothers, Bear Stearns and Morgan Stanley. Leurs ratios d’endettement (leverage) atteignent
jusqu’à 40 à 1.
Des méthodes de management du risque biaisées
Les modèles adoptés par le secteur financier pour évaluer les risques reposaient sur plusieurs postulats
implicites qui introduisaient un biais majeur :
-
En se fondant sur les prix des CDS plutôt que sur l’exploitation des données réelles de défaillance, ils
partaient du principe que les marchés financiers, et particulièrement le marché des CDS, évaluent
correctement le risque.
-
Ils étaient construits à partir de données portant sur une période ou les prix montaient constamment.
De ce fait, ils n’intégraient pas la possibilité d’une chute des prix.
-
-
Ils ignoraient les risques systémiques : les modèles n’envisageaient pas la possibilité qu’un grand nombre
d’emprunteurs puissent faire défaut en même temps.
Cela a entraîné une sous-évaluation systématique des risques qui a entretenu l’euphorie du secteur.
Conséquence : une croissance exponentielle de la dette privée
La dette totale (publique + privée) des Etats-Unis dépassait 350 % du PIB en 2008. Au Royaume-Uni, elle se
situait autour de 500 % du PIB, et à plus 800 % en Islande. Pour mémoire, elle atteignait 300% aux Etats-Unis
au seuil de la grande dépression des années 30…
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3. Le déclenchement de la crise
Le retour de manivelle
Inéluctablement, le marché immobilier devait se retourner. C’est ce qui s’est produit vers la fin 2005. Au
cours de l’année 2006, le prix du logement continue à chuter. Le nombre d’emprunteurs faisant défaut
augmente rapidement, à commencer par les ménages dont le ratio dette/revenu est très élevé. Plusieurs
organismes de crédit réduisent leur activité, certains font faillite. Avec la chute des prix, un grand nombre
d’emprunteurs se retrouvent avec une dette supérieure à la valeur de leurs actifs immobiliers. Fin 2009, il y
a environ 5 millions d’emprunteurs dont la propriété vaut moins de 75% de leur dette immobilière. Cette
effet de levier inverse est particulièrement marqué pour les emprunts « Option-ARM » :
Combined Loan to Value Ratio (CLTV) %
Ratio : total des crédits hypothécaires / valeur de la propriété
(%)
La contagion mondiale
En 2007, les prix et les ventes de logements chutent rapidement. Le nombre de défaillances et de saisies est
le double de celui de 2006. Les défaillances s’étendent aux autres catégories de prêts (Alt-A et prime).
L’industrie du crédit hypothécaire s’effondre : de nombreux organismes font faillite. En Août plusieurs fonds
d’investissement (hedge funds) sont suspendus ou fermés, déclenchant une prise conscience mondiale. On
s’aperçoit que des actifs défectueux (MBS) sont présents dans les portefeuilles d’actifs de très nombreuses
banques et investisseurs partout dans le monde. Fin 2007, la plupart des grandes banques et des fonds
d’investissement annoncent des pertes, et leur valeur boursière chute fortement.
Le gel du crédit interbancaire
Avec cette prise de conscience, la confiance que les banques avaient dans la solvabilité de leurs congénères
s’évapore car elles savent qu’elles ont toutes investi dans des produits financiers complexes, opaques et
surévalués. Pire, elles savent qu’une partie de ces actifs sont sans valeur, mais elles ne savent pas laquelle.
En conséquence, les taux d’intérêts sur les prêts interbancaires s’envolent, et le marché interbancaire se
fige, menaçant de paralyser l’économie. Les banques doivent faire face à un problème de liquidité induit par
les doutes sur leur solvabilité. Les banques centrales sont forcées d’injecter des liquidités pour maintenir le
système fonctionnel. Au Royaume-Uni, la banque Northern Rock, incapable de se refinancer, provoque une
ruée de retraits qui oblige la Banque d’Angleterre a garantir la totalité des dépôts.
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La faillite des grandes banques
En 2008, le processus se poursuit. La valeur boursière des banques tend vers zéro. Northern Rock est
nationalisée. Bear Stearns est racheté par JP Morgan Chase pour 2 dollars l’action, avec un soutien financier
de la Federal Reserve. Diverse mesures sont prises pour ralentir le processus, mais elles sont insuffisantes.
En septembre, le gouvernement fédéral prend le contrôle des refinanceurs Fannie Mae et Freddie Mac, qui
possèdent ou garantissent la moitié des crédits aux Etats-Unis. Merrill Lynch est rachetée par Bank of
America. La faillite de Lehman Brothers ébranle l’ensemble du système. La Federal Reserve prête 85 milliards
de dollars pour sauver AIG, la plus grande compagnie d’assurance mondiale. Washington Mutuals est mise
sous administration judiciaire, puis revendue à JP Morgan Chase. Goldman Sachs et Morgan Stanley se
voient accorder du jour au lendemain le statut de banque de détail afin qu’elles puissent accéder aux
financements de la Federal Reserve.
En septembre / octobre 2008, certains exportateurs commencent à refuser les lettres de crédit de leurs
clients, ce qui menace de bloquer le commerce international : 80 % des échanges commerciaux sont réglés
par lettre de crédit, l’un des plus anciens moyen de paiement et l’un des plus sûrs.
Le sauvetage
En octobre, le gouvernement fédéral américain fait voter un plan de sauvetage de 700 milliards de dollars
(Troubled Assets Relief Program - TARP), prévu à l’origine pour racheter les actifs toxiques des banques, mais
qui sera aussi utilisé pour des injections de capital dans la plupart des grandes banques. Cette loi relâche les
règles de valorisation de actifs, que les banques doivent normalement valoriser au prix du marché. De fait les
actifs rachetés par le Trésor ont été payés nettement au-dessus des prix de marché, ce qui constitue de facto
une subvention pour les banques. La Federal Reserve annonce qu’elle va fournir 900 milliards de dollars de
prêts à court terme aux banques. Les grandes banques centrales réduisent simultanément leurs taux
directeurs. Wells Fargo acquiert Wachowia.
La contagion s’étend à l’économie non-financière
Au cours de l’année 2008, la contraction du crédit provoquée par la crise financière étend celle-ci au reste de
l’économie. Fin 2008 et début 2009, la consommation et l’investissement privés chutent brutalement. Les
bourses s’effondrent. Dans la plupart des pays, les gouvernements mettent en place des plans de relance
massifs pour soutenir l’économie.
En Avril 2009, la modification des règles comptables par le Financial Accounting Standards Board,
opportunément décidée juste avant la publication des comptes annuels, permet aux banques de valoriser
leurs actifs dans leurs comptes à leur valeur « maison » (mark to model – autour de 90 % de la valeur
nominale) plutôt qu’à leur valeur de marché (mark to market – à l’époque autour de 20 à 30%)…
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Le secteur financier sous perfusion
Le département américain au Trésor annonce le 24 décembre 2009 qu’il comblerait sans limite, jusque fin
2012, toute perte nette des organismes semi-publics de refinancement hypothécaire Fannie Mae et Freddie
Mac. Cette mesure de soutien à ces deux entreprises, potentiellement très coûteuse, doit compenser l’arrêt
d’une autre mesure, à savoir l’achat par le Trésor de titres financiers relatifs à l’immobilier (MBS).
Au cours de l’année 2009, la Federal Reserve poursuit sa politique de soutien au secteur financier, par
l’apport quasi illimité de liquidités aux grandes banques (quantitative easing) et par le rachat massif d’actifs,
notamment des titres douteux (qualitative easing).
L’ensemble de ces mesures mises en œuvre dans une opacité quasi-absolue quand aux bénéficiaires
(excepté pour TARP) est estimé à plus de 10 000 milliards de dollars. Contrairement à ce qui avait été
annoncé, ces liquidités ne sont pas utilisées pour relancer le crédit (il se contracte), mais pour investir dans
des actifs ou les placer en réserve rémunérée… auprès de la Fed !
Ce sauvetage des banques était sans doute nécessaire pour éviter un blocage total du système financier en
septembre 2008 et dans les mois qui ont suivi, mais il a été mis en œuvre sans aucune condition sérieuse (et
cela continue), et l’administration américaine n’a pas profité de la fenêtre d’opportunité pour introduire les
réformes radicales indispensables. Cela a pour conséquence un sentiment d’impunité chez les dirigeants des
grandes banques, et la certitude que l’Etat viendra toujours à leur secours.
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4. Les causes premières
La stagnation des revenus des classes moyennes
La croissance du revenu médian des ménages avait évolué parallèlement à celle du PIB (et de la productivité)
jusqu’à la fin des années 70. A partir du début des années 80 (surtout aux Etats-Unis et au Royaume-Uni), il
y a une déconnexion : le revenu médian stagne alors même que le PIB continue à croître. Pour maintenir un
niveau de vie (et de consommation) « socialement acceptable » avec des revenus stagnants, les classes
moyennes doivent recourir à l’endettement.
PIB par tête et revenu médian des ménages 1947 - 2007
Répartition des gains de la croissance
Revenu national par tête
Revenu moyen des premiers 90 % des ménages
Revenu moyen des 1 % les plus élevés
Cet endettement, qui les a amenées à un taux d’épargne négatif à la veille de la crise, a été
encouragé par les autorités politiques et économiques et a pris notamment la forme de prêts
hypothécaires. Dans le même temps, sous l’impulsion de l’administration Reagan, les régimes de
retraite sont passés massivement à un système par capitalisation, notamment sous forme de
portefeuilles d’actions (401k) gérés par des fonds de pension.
Le recours à la dette a permis de masquer la stagnation des revenus qu’ont subi la grande majorité
des américains et le creusement des inégalités.
En 1951, Marriner Eccles, président de la Federal Reserve de 1934 à 1948, considérait que le
creusement de inégalités était à l’origine de la grande dépression des années 30 : “L’économie des
Etats-Unis est comme un jeu de poker où les jetons se sont concentrés dans un nombre de mains
de plus en plus réduit, et où les autres joueurs ne peuvent rester dans le jeu qu’en empruntant.
Quand leur crédit s’épuise, le jeu s’arrête.”. La même analyse peut être appliquée à la situation
actuelle.
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La déréglementation
A partir de la fin des années 70, les gouvernements américains successifs ont démantelé progressivement les
réglementations et les contrôles mis en place lors de la grande dépression des années 30 :
1980 : élargissement des possibilités de prêt, suppression des limites aux taux d’intérêt (exemption du taux
de l’usure) et autorisation des fusions de banques (Depository Institutions Deregulation and Monetary
Control Act ).
1982 : déréglementation des caisses d’épargne (Garn-Saint Germain Act ) et autorisation de prêts
immobiliers complexes : taux variables et amortissement négatif (Alternative Mortgage Transaction Parity
Act)
1999 : abolition de l’interdiction pour une même entreprise de cumuler les métiers de banque de depôt, de
banque d’investissement, de courtage et d’assurance (Gramm-Leach-Bliley Act)
2000 : décision de ne pas réglementer ni superviser les produits dérivés, comme les CDS (Commodity
Futures Modernization Act) imposée par Alan Greenspan, Robert Rubin et Larry Summers.
2004 : levée par la Securities and Exchange Commission (SEC) des contraintes de capital pour cinq
institutions : Goldman Sachs, Merrill Lynch, Lehman Brothers, Bear Stearns and Morgan Stanley.
Conséquence : endettement massif (leverage).
2005 : la loi rend plus difficile pour les particuliers de se déclarer en faillite personnelle (chapter 7) et permet
aux produits dérivés (comme les CDS) d’échapper à la suspension de paiements (automatic stay) en cas de
faillite d’une entreprise (Bankruptcy Abuse Prevention and Consumer Protection Act)
2007 : levée par la SEC de l’interdiction de la vente à découvert (short selling) en période baissière.
2008 et 2009 : facilités fiscales (déduction des pertes), modification des règles de valorisation des actifs
La non-régulation
A la déréglementation systématique s’est ajoutée l’attitude passive, complaisante, voire complice des
régulateurs qui, bien qu’alertés, n’ont pris aucune mesure sérieuse. A ce titre,l faut rappeler que la Federal
Reserve est un organisme semi-privé indépendant qui bénéficie du statut fédéral. Elle est financée par les 12
réserves fédérales régionales (comme la New York Federal Reserve), qui sont des structures privées dont la
majorité des administrateurs sont nommés par les banques de leur région.
Par ailleurs, le sauvetage des caisses d’épargne, puis du fonds d’investissement LTCM et La garantie implicite
accordée par le gouvernement aux refinanceurs (Fannie Mae, Freddie Mac et Ginnie Mae) ont conforté les
structures financières dans l’idée que le gouvernement viendrait à leur secours en cas de difficultés.
Les liquidités mondiales
Les liquidités provenant des pays ayant accumulé des réserves issues du pétrole ou d’une balance
commerciale excédentaire avec les Etats-Unis ont alimenté le processus en apportant des ressources
financières dont les Etats-Unis avaient besoin pour soutenir leur fuite en avant. Elles ont été utilisées pour
acheter des bons du Trésor, pour prêter aux banques et pour acheter des actifs titrisés.
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5. Les origines
L’émergence d’une industrie financière sophistiquée et hypertrophiée
La décision prise en 1971 par les Etats-Unis de déconnecter le dollar de l’or mat fin au système hérité des
accords de Bretton Woods. Elle débouche sur la mise en place des changes flottants, qui créent des
incertitudes de change pour les pays et les entreprises. Pour leur permettre de se prémunir contre le risque
de change, l’industrie financière développe les produits dérivés. Dans le même temps, les banques
d’investissement se développent grâce au recyclage des pétrodollars. Le secteur s’aperçoit rapidement que
ces activités sont beaucoup plus rémunératrices (et plus « fun ») que la fastidieuse banque traditionnelle, ce
qui l’amène à développer massivement les produits dérivés et à en inventer de nouveaux de plus en plus
complexes.
Le secteur entame une croissance impressionnante : dans les années 60, la finance et l’assurance
représentaient 4% du PIB des Etats-Unis ; en 2007, elles en représentent 8%. De 1973 à 1985, le secteur
financier n’a jamais dépassé 16% des profits des entreprises. En 1986, il a atteint 19%. Dans les années 90, il
oscille entre 21% et 30%. Au cours de la dernière décennie, il a atteint 41%. Les rémunérations ont aussi
augmenté de manière spectaculaire. De 1948 à 1982, la rémunération moyenne du secteur financier se
situait entre 99% et 108% de la rémunération moyenne de l’ensemble des entreprises privées. A partir de
1983, il s’envole, atteignant 181% en 2007.
Niveau d’éducation et niveau de rémunération du secteur financier
relativement à l’ensemble du privé
Un pouvoir politique démesuré
Au cours de ces décennies, l’influence du secteur financier dans le monde politique va croissant,
principalement aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Les allers-retours des dirigeants entre les grandes firmes
de Wall Street et le gouvernement (revolving door) sont monnaie courante. Quelques exemples : Robert
Rubin, ancien PDG de Goldman Sachs devient Secrétaire au Trésor de Bill Clinton, puis, après avoir fait voter
une loi déréglementant la finance (Gramm-Leach-Bliley Act), devient PDG de Citigroup, nouvellement créée
grâce à cette même loi. De même, Hank Paulson quitte son poste de PDG de Goldman Sachs pour être le
Secrétaire au Trésor de George W. Bush, ce qui lui permet de laisser faire faillite Lehman Brothers, qui était
le principal concurrent de… Goldman Sachs. Tim Geithner, l’actuel Secrétaire au Trésor, était précédemment
président de la Federal Reserve de New York, l’organisme privé chargé de superviser et réguler les banques
de Wall Street, et dont le conseil d’administration est constitué des dirigeants de ces mêmes banques… Il
faut y ajouter le fait que le secteur financier est un des plus gros contributeurs pour le financement des
partis politiques et des candidats aux élections américaines.
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La Contre-Réforme
L’arrivée au pouvoir d’un courant idéologique incarné notamment dans le domaine économique par les
économistes Von Mises, Hayek, puis Friedman et l’école de Chicago (Société du Mont-Pèlerin) qui prônent le
laisser-faire, la déréglementation et l’autorégulation des marchés. Cette école de pensée est devenue
hégémonique à partir des années 80, en grande partie du fait du poids de la Federal Reserve dans le
financement de la recherche en économie et dans le monde universitaire. Elle a progressivement imposé son
modèle de pensée dans la recherche, l’enseignement et les media, marginalisant et ridiculisant toute velléité
de critique.
Dans le champ de la philosophie politique ce courant est représenté par des auteurs comme Ayn Rand, peu
connue en Europe, mais très célèbre aux Etats-Unis et très influente au sein de l’« élite » économique (Alan
Greenspan était un de ses proches). Sa « philosophie » hyper-individualiste et anti-égalitariste, qui célèbre
l’égoïsme rationnel comme valeur centrale, considère que c’est une élite constituée d’individus
exceptionnels (entrepreneurs, scientifiques, artistes…) qui est à l’origine de toute richesse et de tout progrès
et que l’état est un ennemi qui n’a de cesse de les entraver.
Ce courant s’est traduit dans le domaine politique avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan qui sont
parvenus au pouvoir à un moment où le souvenir et les leçons de la grande dépression des années 30
s’estompaient. Venant après l’euphorie des trente glorieuses, la récession et la stagflation provoquées
notamment par les effets conjugués de la crise du système monétaire et du premier choc pétrolier ont fourni
l’occasion idéale pour discréditer les politiques keynésiennes et imposer le monétarisme et l’économie de
l’offre.
Cette contre-offensive se traduit par une politique systématique de démantèlement des institutions et
règles qui avaient été mises en place lors de la grande dépression de 1930. Cette contre-offensive s’est
déployée dans plusieurs dimensions :
- la déréglementation financière déjà mentionnée,
- une promotion systématique de l’entreprise privée à but lucratif comme seule forme d’organisation
efficace et le discrédit jeté sur l’action publique,
- une remise en cause du pouvoir des organisations syndicales de salariés pour réduire la capacité de
négociation collective, ce qui a pour conséquence la stagnation des revenus pour les classes
moyennes, les ouvriers et les employés,
- une politique fiscale favorisant les revenus et les patrimoines
Evolution de la répartition des revenus
les plus élevés : le taux marginal supérieur de l’impôt, qui se situait
autour de 90% de 1942 à 1963, puis à 70% jusqu’en 1981, passe à
50%, puis à 30% sous Reagan.
La justification idéologique de cette politique a été dans un premier
temps fondée sur la théorie du « trickle down », qui postule que les
mesures en faveur des plus riches (réductions d’impôts…) bénéficient
aux moins riches, et que c’est la meilleure manière d’assurer la
croissance pour tous. Pour certains économistes du secteur financier,
le modèle à adopter est la « plutonomy », terme proposé avec un
cynisme exquis par les analystes de Citigroup pour décrire une
économie centrée sur les 10 % les plus riches, qui représentent déjà
plus de 40 % de la consommation privée et environ 60 % des
richesses (les autres 90 % n’ont qu’à se débrouiller).
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Le résultat est un creusement spectaculaire des inégalités de revenus (et de richesse). La part du total des
revenus perçue par les 10% des ménages les plus riches passe de 33% en 1977 à 50% en 2007 :
Pire, les 15 000 ménages les plus riches (0,01%) perçoivent 6% du total des revenus, un niveau qui dépasse
nettement celui atteint en 1928…
Il s’agit donc d’une stratégie délibérée de transfert et d’accaparement des richesses par un très petit groupe
d’ultra-riches, ce qu’il faut bien appeler un néo-féodalisme financier.
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6. Les effets de la financiarisation sur l’économie
La maladie anglo-saxonne
Par les retours sur capital investi très élevés qu’il garantissait, le secteur financier a attiré une grande part
des investissements, au détriment des autres secteurs économiques, privant leurs entreprises des moyens
de leur développement.
Ce haut niveau de retour a créé de facto une norme de rentabilité (> 15% de ROE) qui s’est imposée aux
autres secteurs, avec pour conséquence de pousser les entreprises industrielles et de services non-financiers
à une course à la réduction des coûts, notamment salariaux. Pour répondre à ces exigences de rentabilité,
les entreprises ont été amenées à développer l’externalisation (outsourcing), la recherche de fournisseurs et
sous-traitants ou l’investissement dans des unités de production dans des pays à faibles coûts de main
d’œuvre (offshoring). Ces critères de rentabilité à court terme ont aussi conduit à une réduction des
investissements non immédiatement rentables
De même, de nombreuses entreprises ont utilisé leur cash-flow pour des politiques de rachat d’actions au
lieu d’investir dans la recherche, le développement de ressources humaines ou l’amélioration de l’outil de
production.
La fuite des cerveaux
Par ailleurs, le niveau des rémunérations proposées par le secteur financier a eu pour effet d’attirer les
étudiants ayant le plus haut niveau d’éducation (notamment les ingénieurs ayant une formation
mathématique de haut niveau) au détriment des autres secteurs et de la recherche (voir graphique sur
niveaux d’éducation et salaires dans le secteur financier p.13). A titre d’exemple, au plus fort du boom, les
étudiants de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, réputée pour son excellence en mathématiques,
étaient recrutés par les grandes structures financières avant même la fin de leurs études...
La transformation du rapport salarial
Dans le capitalisme industriel fordiste, les termes de l’échange du rapport salarial étaient les clairement
établis : les actionnaires assumaient le risque et assuraient aux salariés une relative sécurité ainsi qu’une
évolution régulière des salaires (notamment par la négociation collective). En contrepartie, les salariés
acceptaient une relation de subordination et le fait que les éventuels résultats positifs aillent en priorité aux
actionnaires.
Dans le modèle dominé par la finance, la nécessité de garantir la rémunération du capital investi quels que
soient les résultats de l’entreprise à conduit à renverser les termes de l’échange et à transférer le risque vers
les salariés en utilisant la masse salariale comme moyen d’ajustement.
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7. La situation actuelle
Une économie atone
Aux Etats-Unis, le chômage a dépassé récemment 10% (17% si l’on compte les personnes sous-employées ou
découragées). Dans le meilleur des cas, il devrait rester à ce niveau jusqu’en 2011, puis décliner lentement.
Par ailleurs, les ménages ont entamé un processus - nécessaire - de désendettement qui durera plusieurs
années. Conjugués à la contraction du crédit, ces facteurs entraîneront le maintien durable de la
consommation privée à un niveau très faible, alors que celle-ci représentait environ 75% du PIB des EtatsUnis avant le déclenchement de la crise.
La stagnation de la consommation et le faible niveau d’utilisation des capacités de production rendent peu
probable une reprise de l’investissement privé à court terme. Dans la mesure où la balance commerciale est
déficitaire, seuls la dépense et l’investissement publics sont en mesure de soutenir l’activité économique.
Le plan de relance de 2009 a permis de préserver un grand nombre d’emplois, mais n’a pas été suffisant
pour éviter la dégradation de l’emploi. Un second plan de relance est inévitable, même si politiquement
difficile.
Une épée de Damoclès financière
Tous les facteurs ayant conduit à la crise financière sont toujours présents.
Les banques trop grosses pour être mises en faillite et trop complexes pour être régulées (« Too Big
To Fail » et « Too Complicated To Regulate ») sont encore plus grosses depuis la consolidation du
secteur (Merrill Lynch et Countrywide absorbés par Bank of America ; Wachovia par Wells Fargo ;
Bear Stearns et Washington Mutuals par JP Morgan Chase, HBOS par Lloyds ; Fortis par BNP…),
Sentiment d’impunité : les grandes institutions financières et leurs dirigeants sont (jusqu’ici à juste
titre) persuadés que les pouvoirs publics ne les laisseront pas subir les conséquences de leur
aventurisme. Cela encourage une prise de risque encore plus effrénée dont on voit déjà les signes,
Depuis le début de la crise, aux Etats-Unis, 180 banques (petites et moyennes) ont fait faillite et ont
été placées sous administration judiciaire (receivership) par l’agence fédérale d’assurance des
dépôts (Federal Deposit Insurance Corporation – FDIC). Environ 600 autres figurent sur la liste des
banques « en danger », ce qui devrait coûter 100 milliards de dollars au fonds d’assurance des
dépôts (DIF),
La plupart des actifs « toxiques » sont toujours présents dans les comptes des banques et des divers
investisseurs, valorisés selon leurs propres critères (mark to model) plutôt qu’à leur valeur de
marché (mark to market), beaucoup plus faible, voire inexistante. La plupart de ces actifs ont peu de
chance de se « refaire ». S’y ajoutent des centaines de milliers de maisons saisies par les banques
après défaut de paiement des emprunteurs et qu’elles valorisent à leur valeur d’origine et non à
celle, beaucoup plus basse, du marché (sans compter le fait qu’elles se dégradent rapidement). S’ils
étaient valorisés à leur valeur réelle, les grandes banques ne respecteraient pas leurs ratios de
solvabilité.
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Si, pour l’essentiel, les crédits subprime ont fait défaut ou ont été renégociés, de nombreux crédits
immobiliers vulnérables subsistent :
Echéances de recalcul des taux des prêts immobiliers
(en milliards de dollars)
La grande majorité des crédits « Option-ARM » vont arriver à échéance de recalcul des paiements
(reset) en 2010 et 2011. Cela entraînera une augmentation des paiements mensuels insoutenable
pour la plupart des ménages.
Augmentation moyenne des paiements après recalcul des taux (Option-ARM)
Si l’on y ajoute le fait qu’un très grand nombre de ménages ayant souscrit des emprunts OptionARM ont maintenant une dette nettement supérieure à la valeur de leurs actifs immobiliers (voir
graphe p.8), il est donc très probable une nouvelle vague de défaillances.
Les crédits immobiliers commerciaux (CRE), qui représentent 3 500 milliards de dollars en 2008,
suivent le même chemin que les crédits aux particuliers avec deux ans de retard (le marché s’est
retourné début 2008).
Ces défaillances vont provoquer une nouvelle chute de la valeur des actifs issus de la titrisation
(RMBS et CMBS) sur les comptes des structures financières et des investisseurs, sans qu’on puisse
espérer une reprise, car le secteur immobilier restera déprimé pour une longue période, sous l’effet
de plusieurs facteurs :
- Le maintien durable de la demande immobilière et de la consommation (donc de
l’immobilier commercial) à des niveaux faibles.
- Le traumatisme rendra probablement les ménages très prudents en matière d’emprunt dans
les années à venir.
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-
-
Les stocks de logements et de locaux commerciaux sont très importants, notamment ceux
possédés par les banques suite aux saisies pour défaut (qui vont en augmentant). Il faudra
plusieurs années pour les résorber.
Les banques maintiendront la politique de prêt restrictive qu’elles ont adoptée depuis le
déclenchement de la crise.
Une politique monétaire porteuse de risques
Le sauvetage du système financier n’a été possible que par l’injection massive de fonds publics, entraînant
une augmentation de la masse monétaire (quantitative easing), avec pour conséquence des risques
majeurs :
l’inflation des actifs : ces liquidités cherchant à se placer, de nouvelles bulles spéculatives risquent de se
former, que ce soit dans les matières premières, l’or ou, via le carry-trade, dans les pays émergents.
L’euphorie boursière de la seconde moitié de 2009 peut en grande partie d’expliquer par ce phénomène,
dans la mesure où le rapport cours/bénéfice (Price Earning Ratio) est excessivement élevé.
Le développement du carry-trade en dollars : les banques et les investisseurs peuvent emprunter à taux
réel négatif et investir ou prêter à des taux relativement élevés dans les matières premières et dans les
économies émergentes (Chine et Brésil), avec le risque de provoquer des bulles spéculatives dans ces
pays. Il est actuellement estimé à 1 500 milliards de dollars. Ce type d’investissement opportuniste met
ces pays en danger : cela rend assez probable un phénomène du type de la crise asiatique de 1997 si,
pour une raison ou pour une autre, ces capitaux étrangers sont retirés en masse.
la création de monnaie est une des causes majeures de l’inflation. Si la situation actuelle, plutôt
déflationniste, masque le problème, le risque inflationniste se présentera lors de la reprise.
une dépréciation importante du dollar est probable à moyen terme. Elle est, de fait, déjà entamée. Il a va
de même pour la Livre Sterling. Le gouvernement des Etats-Unis pourrait être tenté de laisser le dollar se
déprécier dans l’espoir de rééquilibrer la balance commerciale.
S’il le système financier n’est pas réformé et réglementé, cet apport de liquidités est porteur de dangers.
Pour reprendre le mot de Joseph Stiglitz : « l’injection massive de liquidités, c’est faire une transfusion à une
personne souffrant d’hémorragie interne ».
La dette publique
La croissance très importante de la dette publique, nécessaire pour éviter une dépression, aura des
conséquences multiples :
-
le service de la dette pèsera lourdement sur les budgets publics pendant une longue période
-
la tentation inflationniste : l’administration des Etats-Unis sera très certainement tentée de résoudre
la dette par l’inflation plutôt que par l’augmentation de l’impôt.
-
le remboursement de la dette (financé par l’impôt futur) bénéficiera aux investisseurs ayant souscrit
aux emprunts ou leurs héritiers. En l’absence d’une réforme fiscale radicale, cela conduira à un
accroissement des inégalités.
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8. Les mesures nécessaires
Restructurer radicalement le système financier
Seule une refonte majeure du système financier permettrait d’éviter la répétition de ces évènements,
notamment :
La réduction (downsizing) du secteur financier pour n’en garder que la part « socialement utile »,
selon les propos d’Adair Turner, président de l’autorité financière du Royaume-Uni.
Le démantèlement des grandes banques « Too Big to Fail », notamment pour séparer les activités de
détail des activités d’investissement.
Des exigences de capitalisation plus strictes (ratios de solvabilité plus élevés) et une limitation de
l’effet levier.
Une taxe sur les transactions financières permettant de réduire la dette publique et de financer les
éventuels sauvetages d’établissements financiers sans faire appel au contribuable
L’interdiction des produits dérivés non sous-tendus par des actifs, et la réglementation stricte des
produits dérivés utiles.
L’interdiction des activités en compte propre (proprietary trading) pour les banques
d’investissement ainsi que celles du type « Frequency trading », qui leur permettent de manipuler le
marché.
La création de structures de régulation suggérée par les prix Nobel McFadden et Stiglitz sur le
modèle de la Food and Drug Administration ou de l’Agence du Médicament, avec l’obligation
d’obtenir une autorisation de mise sur le marché pour les nouveaux produits financiers.
La restructuration du système des agences de notation. Leur remplacement par des structures
publiques ou non-lucratives, à tout le moins la réforme de leur système de rémunération et un
encadrement très strict de leurs méthodes et pratiques.
La restructuration du système financier devra être accompagnée d’une refonte en profondeur des
modes de rémunération pour supprimer les incitations à la prise de risque avec l’argent des autres.
La plupart de ces mesures font consensus chez les économistes et les experts les plus lucides (Paul Volcker,
Adair Turner, Willem Buiter, Joseph Stiglitz, Martin Wolf, Simon Johnson, Michel Aglietta, Paul Krugman.
James Galbraith…).
Repenser le rôle de la finance dans l’économie… et la société
Au-delà, il faudrait repenser de manière plus fondamentale le rôle et le statut de la finance dans l’économie
et la société. Une approche possible serait de considérer la finance comme un service public (à tout le moins
la partie indispensable aux échanges et au fonctionnement de l’économie) et l’organiser comme tel. Cela ne
signifie pas nécessairement la nationalisation des institutions financières, mais cela peut prendre la forme
d’une délégation de service public très strictement encadrée.
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Adopter une politique fiscale redistributive
La résorption de la dette publique et la réduction des inégalités impliquent d’adopter des politiques fiscales
fortement redistributives, notamment une taxation élevée des plus hauts revenus et une imposition plus
efficace du patrimoine.
Réformer le système monétaire international
Sur le plan monétaire, la mise en place d’une monnaie de réserve internationale indépendante d’une
économie particulière, par exemple sur le modèle des Droits de Tirage Spéciaux du FMI. A plus long terme,
un système monétaire international pourrait s’inspirer du système monétaire européen (avant l’Euro),
ouvrant la voie à la monnaie unique mondiale proposée par Keynes à Bretton Woods.
Ré-outiller la gouvernance économique
Sur le plan de la gouvernance économique, il est nécessaire d’adopter des modèles économiques qui
prennent en compte la dette et l’effet levier (leverage cycle), ainsi que l’inflation des actifs pour mieux
anticiper et gérer les phénomènes du type de ceux qui ont conduit à la crise.
De même, l’utilisation d’indicateurs économiques plus adaptés à la complexité des systèmes économiques et
sociaux, dans le sens des réflexions de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, permettrait une conduite plus
efficace des politiques publiques.
L’implication des acteurs économiques et sociaux, notamment les partenaires sociaux, dans les institutions
de gouvernance économique (autorité des marchés financiers,…) permettrait d’assurer un contrôle
démocratique et un équilibre des pouvoirs.
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9. Les scénarii possibles
La situation actuelle est insoutenable à moyen/long terme. Plusieurs scénarii sont envisageables, sachant
que différents scénarii peuvent advenir dans selon les pays/régions.
Le scénario volontariste
Réforme fondamentale du système financier et politique économique volontariste (voir ci-dessus). Il est
malheureusement peu probable que cette voie soit adoptée en l’absence d’une aggravation majeure de la
situation économique.
Le scénario « japonais »
Encadrement et régulation limités du système financier sans réforme fondamentale. Dans ce cas, l’ampleur
de l’endettement des structures financières entraînera un faible niveau de crédit et une économie faible
pendant des années.
Le scénario catastrophe
Les banques et structures financières bénéficient de facto d’un blanc-seing et reprennent leurs pratiques
avec une prise de risque renouvelée. Dans ce cas, un effondrement du système à cout/moyen terme est
inévitable, avec comme conséquence aggravante le fait que les gouvernements n’auront plus de marge de
manœuvre économique, ni politique. Cela entraînerait une dépression beaucoup plus profonde avec des
conséquences économique (chômage) et politiques majeures.
Une grande incertitude
Aux Etats-Unis le scénario catastrophe est tout à fait possible : la puissance du secteur financier et son
influence dans l’administration lui ont permis jusqu’ici de bloquer toute réforme fondamentale.
L’Europe a adopté une politique apparemment plus volontariste, mais avec des divergences nationales
fortes : la restructuration du système financier se heurte notamment à l’influence de la City sur le
gouvernement du Royaume-Uni.
La transformation de la Chine en une économie moins dépendante de l’export prendra des années. Son plan
de relance gigantesque (~14% du PIB) a fait exploser le crédit et alimenté une bulle immobilière qui la rend
vulnérable.
10.Conclusion : l’aboutissement d’un processus logique… et insoutenable
La crise financière actuelle n’est pas une crise « normale » comme les récessions
que nos économies ont connues depuis la seconde guerre mondiale, et qui sont
un élément constitutif des cycles économiques. C’est l’aboutissement logique
d’un système qui s’est mis en place à partir de la fin des années 70, et qui a
conduit dans un premier temps à l’accaparement de l’essentiel des richesses
produites par une petit groupe de privilégiés, puis, la cupidité aidant, à la
création de richesses fictives selon un processus semblable à une chaîne de
Ponzi (pyramide). Seule une transformation fondamentale du modèle
économique peut éviter la reproduction de ce phénomène sous des formes
encore plus dévastatrices.
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