IRJS.1948.Historique DOUILLARD

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IRJS.1948.Historique DOUILLARD
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POITIERS
Historique de l’Institution
des Sourds-Muets de Poitiers (DOUILLARD Adrien, F .Louis-Auguste)
ECHO DE FAMILLE
N° 623 Mars 1948
40e Année
Le berceau des plus belles œuvres est généralement sans éclat. Ainsi en fut-il de l'œuvre des
Sourds-Muets à son début sur le sol poitevin. C’est à Rouillé, petite localité du département de la
Vienne, dans la grisaille de la plaine mélusine, que fut semé le grain de sénevé qui, transplanté,
se développa jusqu'à devenir, grâce à Dieu, pour nos provinces de l'Ouest, après un enfantement
laborieux et des vicissitudes diverses, une Institution régionale avec ses fastes et son histoire, et
qui abrite aujourd'hui près de 150 pensionnaires.
Reportons-nous à l'année scolaire 1837-38. Les Frères de Saint-Gabriel sont chargés, dans cette
petite bourgade de Rouillé, de l’école communale. On leur a amené deux enfants sourds-muets
dont ils sont d'abord quelque peu embarrassés. Mis au courant, le R.P. Deshayes dépêche à
Rouillé les Frères Abel et Alexis qui avaient dû quitter Auray, au départ pour Nantes des garçons
sourds-muets. Et comme si la Providence avait voulu, dès cette heure, laisser pressentir à quelles
mains généreuses elle ferait appel, trente ans plus tard, pour rendre cette œuvre plus féconde, il
advint que ces premiers sourds-muets se trouvèrent placés dans l'hospitalière maison d'école
fondée par la charitable Mlle Dauvillier.
Mais la gêne résultant d'un local trop restreint, et d’autre part, des conditions de vie trop précaires
engagèrent les Supérieurs à transporter sur un autre théâtre cette Institution née d'hier. Sur quelle
plage fixera-t-elle sa tente ?
I1 y avait, à Loudun, un ancien monastère de moines Carmes, d'origine palestinienne, dans le
quartier dénommé « le Martray », datant de 1334. Ce monastère avait souffert de l'occupation
anglaise en 1350. Incendié par les Huguenots en novembre 1588, i1 fut reconstruit par un prieur
qui eut son heure de célébrité à Loudun. le P. Louis Perrin. Vint la Révolution qui dispersa les
moines Carmes et s'empara de leur immeuble. Au rétablissement du culte, la chapelle des Carmes
servit de centre paroissial au lieu et place de l'église de Saint-Pierre du Martray qui avait été
détruite.
C’est en 1825 que les Frères de Saint-Gabriel furent appelés à Loudun, par les curés des deux
paroisses et 1a municipalité. Installés dans l'hospice désaffecté, ils recevaient un traitement
comme instituteurs communaux.
En 1830, après la chute de Charles X, la Municipalité retira aux Frères tout caractère officiel et
tout traitement.
En 1835 les Frères, aidés d'une personne charitable, achetèrent les anciens bâtiments des Carmes
et y établirent un petit Pensionnat. C’est là que le P. Deshayes a projeté d'installer son œuvre de
Sourds-Muets. Plein de confiance dans la Providence, il se rend à Loudun, accompagné d'un
jeune sourd-muet quelque peu instruit, Poidevin, du Finistère, ancien élève des Frères de SaintGabriel à la Grande-Chartreuse d'Auray. Au mois d’août 1837, dans une séance publique, il
montre les résultats obtenus avec Poidevin et les notables enthousiasmés se cotisèrent pour
accorder de généreux emprunts dans le but d'acheter un bel immeuble. Bientôt après, une
personne charitable fit un legs de 10.000 francs pour l'Etablissement et les Loudunais ne voulant
pas être en retard de générosité abandonnèrent à l'œuvre les sommes qu'ils avaient prêtées. Dieu
récompensait la confiance du bon Père Deshayes.
La cage trouvée, il faut la peupler, il faut nourrir les oiseaux. Des démarches furent faites près
des administrations départementales. La Vienne fonda quatre bourses de 450 fr., les Deux-Sèvres
deux, grâce à l'appui de M. de Vieilleban, Conseiller Général, lequel devait un peu plus tard
entrer au Séminaire et devenir aumônier à Niort.
Avec ces boursiers de Niort et de Parthenay et quelques pensionnaires, le nombre des
Sourds-Muets s'éleva à dix, chiffre qui ne fut guère dépassé durant une douzaine d'années.
Les Frère Athanase et Simon, tout en dirigeant leur Pensionnat d’entendants, faisaient quelque
peu de classe aux sourds-muets. Poidevin de son côté leur prêtait la main.
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En 1841 le Frère Anselme prit seul la direction des sourds-muets, avec un ardent auxiliaire Frère
Bernard, deux intelligences d'élite, deux cœurs avides de se dépenser sans mesure à un labeur
embrassé avec amour. Prélevant sur de trop rares loisirs, souvent encore sur les heures de
sommeil, chacun d'eux composait séparément à l'usage des sourds-muets un ouvrage de grande
valeur : le Frère Bernard : « Méthode de Phonodactylologie » et Frère Anselme « Enseignement
pratique de la langue française aux sourds-muets », ouvrage qu'il alla rédiger à Lille, en
collaboration avec un Père de Saint-Esprit, le Père Bouchet.
Entre temps le Frère Ildefonse avait pris la direction de la maison et fondé, en 1852 une Société
de Patronage qui lui permit d'admettre de nouveaux élèves ; de jeunes professeurs, F. Mesmin et
F. Valentin étaient venus s'initier à l’enseignement si spécial des sourds-muets. Et le Frère
Bernard expérimentait la Phonodactylologie qu'il avait inventée. Pour perfectionner ce système,
il obtint d'aller visiter les Institutions de Paris, Orléans, Nantes, Lille, Bruges, Gand. Bruxelles,
Tournay. Le voyage dura un mois. Et au mois d'août 1853 se réunissaient à Loudun tous les
professeurs de Sourds-Muets de Saint-Gabriel. Loudun avait été choisi comme lieu de réunion
afin d'examiner les élèves qui avaient appris à parler au moyen de la Phonodactylologie. Deux
sourds-muets, l’un devenu sourd à 4 ans, l'autre sourd-muet de naissance, répondirent la messe
de façon très intelligible à M. le curé de la paroisse, qui avoua les préférer aux Entendants
A cette conférence bien d’autres questions relatives à l'œuvre des Sourds-Muets furent abordées
et le Frère Bernard qui a noté ces détails ajoute ingénument : « Dieu nous bénirait si nos
Supérieurs étaient d’avis que la plupart des vœux émis reçussent leur accomplissement. »
ECHO DE FAMILLE
N° 624 Avril 1948
40e Année
Nous sommes en 1854. Il y a près de 25 ans que les Frères de Saint-Gabriel ont pris contact avec
les Sourds-Muets, à la maison d'Auray que dirigent les Sœurs de la Sagesse.
Le R.P. Deshayes a trouvé dans ces deux Congrégations, dont il est devenu le Supérieur, en
1821, les réalisateurs de son rêve: car l'œuvre ses Sourds-muets est son œuvre de prédilection.
Répondant au désir de leur Supérieur, les Frères assurent déjà la direction de cinq Institutions de
Sourds-Muets, à Orléans, Nantes, Soissons, Lille, Loudun. Les Sœurs de leur côté, que nous
avons vues à Auray, ont ouvert dans ces mêmes villes une Institution de Sourdes-Muettes, soit
dix Institutions à l'actif du Père Deshayes. G. Goyau, de l'Académie pourra justement affirmer
que « le Père Deshayes, en appelant les Filles de la Sagesse et les Frères de Saint-Gabriel à
l’enseignement des Sourds-muets n’a pas seulement donné l'essor à une admirable flamme de
charité, il a suscité des compétences qui vont se faire un nom dans la pédagogie des
Sourds-Muets. »
Malgré les hommes illustres qui se sont occupés d'instruire les Sourds-Muets et dont l'histoire a
gardé les noms, on peut dire qu'à cette époque, en plein milieu du XIXe siècle, l'instruction des
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Sourds-Muets en était encore à ses rudiments. Chaque Institution avait sa méthode, aucun livre
classique n'avait été publié.
Ce manque d'unité nous est signalé par M. de Vaudeville, Inspecteur des Établissements de
bienfaisance. (Aperçu général sur les Ecoles de S-M. 1854). « Il est fâcheux d'avouer que
l'uniformité ne règne pas dans le mode d'enseignement des Institutions Nationales... Si jamais
l’ordre et la méthode, ces grands et uniques moyens de classer les idées furent nécessaires,
n'est-ce pas dans l'éducation de ces infortunés auxquels on ne peut transmettre les connaissances
qu'avec lenteur ? »
« Tant qu'on ne sera pas arrivé à rédiger à l’usage des Sourds-Muets un cours pratique de leçons
invariables, dit de son côté l’abbé Poquet, Directeur de Soissons, cet enseignement présentera
toujours de très grandes difficultés, et demandera de ceux qui s'en occupent non seulement du
dévouement et de la. Patience, mais un esprit observateur, beaucoup de pénétration, des idées
claires et justes et une connaissance raisonnée et approfondie des mystères de notre langue.»
Les Frères de Saint-Gabriel comprirent bien vite que l’enseignement des Sourds-Muets est une
matière éminemment phylologique où rien ne doit être abandonné au hasard ou au caprice. Aussi
chacun travaillait-il, un peu en aparté il est vrai, afin de mettre sur pied une méthode, de classer
des procédés devant faciliter aux confrères un enseignement si compliqué et aux élèves une
compréhension plus juste. On se consultait bien parfois alors que les Frères se rencontraient au
moment des retraites. Mais jamais réunion n'avait eu l'importance qui fut donnée à celle de
Loudun en 1854. Ce fut un véritable congrès.
Vingt-cinq jours durant, du 14 août au 10 septembre, dans une série de quarante conférences,
dont le compte-rendu nous a été fidèlement transmis par le Frère Pothin, les dix Frères venus des
différentes Institutions, étudièrent, discutèrent les perfectionnements à donner aux méthodes
d'enseignement et tentèrent d'établir l'uniformité dans l'instruction et la direction des enfants
confiés à leurs soins.
On utilisait partout les signes, mais il n'y avait point encore de Dictionnaire les fixant
immuablement ; les procédés graphiques étaient employés mais non d’une manière uniforme ;
des essais d'enseignement de la parole avaient été tentés assez timidement...
Il y avait dix-huit mois qu'on utilisait à Loudun un ingénieux système dont l’auteur, Frère
Bernard, vantait l’efficacité ; mais avant de l’adopter dans les antres institutions ne fallait-il pas
que tous les Frères soient convaincus de ses avantages ?
Voilà pourquoi Loudun avait été choisi pour siège de ces Conférences. Si pour ne pas travailler
en l’air, au lieu d'aller en vacances un certain nombre d’élèves instruits par le système nouveau
étaient restés à l'Institution afin qu'on put à loisir les examiner et apprécier les résultats obtenus.
La première question mise à l’ordre du jour fut cette fameuse méthode appelée
PHONODACTYOLOGIE, langage mettant en jeu la parole articulée et quelques signes manuels pour
donner une traduction à la fois vocale et orthographique de tous les mots de la langue française.
L’enfant instruit par ce système était démutisé comme aujourd'hui, il possédait la voix et la
parole, il lisait sur les lèvres du professeur les éléments voyelles a, e, i o, ou, etc... pendant que
les éléments consonnes B, T, M, FL, TR, étaient figurés par la main, près du visage, autour de la
bouche, afin de permettre à l'enfant de lire d'un même coup d'œil sur les doigts la consonne et
simultanément sur les lèvres la voyelle associée aux consonnes, ce qui composait la syllabe
complète Les doigts avaient pour mission d'aider la perception des éléments que le sourd-muet
confond facilement dans la lecture de la parole articulée.
C'est ainsi que le Frère Bernard avait espéré résoudre le problème si complexe de l’enseignement
des sourds-muets.
ECHO DE FAMILLE
N° 625 Mai 1948
40e Année
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Les six premières séances furent consacrées à l’examen des élèves. Il y en avait de tous âges
depuis 7 ans jusqu'à 21 ans, des sourds-muets de naissance pour la plupart (14 sur 22). Chacun
fut examiné à son tour : on les fit parler, lire, écrire, dans le système de la Phonodactylologie. Les
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résultats ne manquèrent pas d'étonner les congressistes mais la méthode ne fut pas pour autant
adoptée d'enthousiasme, elle trouva même des adversaires assez violents. La dixième séance fut
particulièrement agitée : avantages et inconvénients furent discutés âprement et les tenants de la
Phono étaient en infériorité numérique.
A la séance suivante une autre méthode fut examinée, la CHEIROLOGIE et mise en parallèle avec
la Phono. La Chéirologie était un langage manuel, moins, rapide que la parole mais plus rapide
que l’écriture et aussi correct : presque tous les Frères connaissaient ce système et semblaient, lui
donner la préférence, trouvant la Phono trop compliquée en dépit de certains avantages. Pour
couper court à la discussion la question fut mise aux voix et la Phono admise à l'unanimité...
mais à condition qu'après une année d'expérimentation elle serait abandonnée si les résultats
n'étaient pas satisfaisants.
« Nous avons adopté la Phonodactylologie, note le F. Pothin dans son compte-rendu, dans la
conviction que nous en retirerons tous les avantages promis par son auteur lesquels sont les
mêmes que ceux de la Chéirologie, et en plus, de donner l'usage de la parole à la grande majorité
des élèves. »
Ce qui est remarquable dans, ce Congrès et tout à la louange des Frères de Saint-Gabriel, c'est
cette préoccupations de rendre la parole aux sourds-muets. Par instinct par intuition, le F.
Bernard avec sa Phono augurait que l'avenir pour les Sourds-Muets serait au langage parlé et non
plus au langage mimique car ce dernier étant la traduction de l’action, de l’idée plutôt que du mot
se trouvait par sa nature même en opposition avec la construction grammaticale et logique de la
phrase. Un quart de siècle avant le Congrès de Milan, qui prescrira et généralisera l'emploi de la
parole pure comme langage usuel et mode d'enseignement, cet humble Frère eut l'inspiration de
se mettre, par la parole, en relation avec ses élèves. Leur parlant un langage correct il les formait
au génie de la tangue française, il les habituait à une lecture facile de ses phrases parlées, par la
combinaison ingénieuse qui traduisait très heureusement l'orthographe exacte des syllabes de
chaque mot, pendant que le regard de l’enfant avait mission de surprendre sur les lèvres les
éléments-voyelles.
Quatre ans après la conférence de Loudun une autre réunion se tiendra à Poitiers en août 1860,
alors que l'Institution aura été transférée dans cette ville. Nous retrouvons les mêmes Frères, les
plus compétents dans la question des Sourds-Muets. La presque totalité des séances fut consacrée
crée à la PHONODACTYOLOGIE : modification et perfectionnement du système. On espérait
qu'après une expérimentation de quatre années le système allait être adopté d'emblée. Des
tableaux imprimés, avec tous signes avaient été largement distribués aux maîtres et aux élèves.
Pas plus que la première fois la méthode n'obtint l'unanimité. Le Frère Leufroy nous assure même
que la plupart des professeurs l'avaient peu à peu abandonnée. Seul le bon Frère Bernard n’a
jamais délaissé son enfant de prédilection : il s'en servait avec succès, mais avec des élèves
privilégiés.
On comprend dès lors que le F. Bernard n'ait pas défendu son système, au Congrès de Milan, en
1880, ne sentant aucun appui dans ses confrères.
Quel jugement porter sur cette invention que certains trouvaient géniale et qui fut, tant discutée?
Nous l'empruntons au F. Leufroy, sous-directeur de l'Institution de Currière :
« La Phono n’est pas une méthode d’articulation et c’est à tort qu’on a avancé qu’elle favorisait
l’acquisition de la parole. Elle ne favorisait pas davantage, la lecture sur les lèvres, elle était
même un obstacle. Elle pouvait devenir une sorte de mimique conventionnelle dont les élèves
pouvaient se servir sans donner de la voix, sans même articuler, sans aucun mouvement des
lèvres : cela c'est de l'histoire. Son seul avantage était de donner l'orthographe, et c'est bien
quelque chose.
« On a dit quelle était d'un grand secours pour distinguer les éléments sosies : p, b, m ; f, v ; k, g ;
s, z. Si, ce qui est contestable, on est dans la nécessité de se servir d'un signe ou geste, pourquoi
ne pas se contenter de quelque mouvement du doigt vers le gosier ou le nez, ce qui est bien
suffisant pour faire saisir l'élément articulé, au lieu d'employer une telle quantité de combinaisons
(le Tableau n'en contient pas moins de 80). N'oublions pas que tous les mouvements que nous
faisons, autour de la bouche sont autant d’obstacles à la lecture sur les lèvres. »
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Quoi qu’il en soit du passé de la Phonodactylologie, et des regrets que sa suppression aura pu
laisser dans l'esprit de quelques fervents admirateurs du F. Bernard, cet ingénieux essai aura
permis à de jeunes élèves, sous l`intelligente direction de ce bon Frère, de trouver les éléments
d'une parole facile et correcte qui leur a ouvert les portes de carrières artistiques ou industrielles.
Les membres dé: la Conférence de Poitiers avaient projeté d'examiner dans ses détails une
Méthode de l'abbé Chazottes, mais pressés par le temps, ils durent renoncer à un si long travail et
se contentèrent d`un aperçu sur l’ensemble des cent cinquante et quelques cahiers qui la
composaient. Cet examen sommaire fut cependant suffisant pour les convaincre que ce cours
d'instruction avait une réelle valeur : simplicité des termes, grande richesse d'expression,
présentation pratique, devaient mettre rapidement le sourd-muet à même de s'exprimer
correctement Aussi chacun voulut-il en avoir un exemplaire même avant leur impression et à cet
effet les cahiers furent envoyés à Nantes.
Cette méthode, imprimée plus tard à Poitiers, en 1864, fut largement répartie dans toutes les
Institutions des Frères de Saint-Gabriel et des Sœurs de la Sagesse. Il nous souvient de l'avoir
trouvée entre les mains des élèves à notre arrivée à Poitiers, en 1893.
ECHO DE FAMILLE
N° 626 Juin 1948
40e Année
D'autres questions furent encore étudiées au Congrès de Loudun, notamment celle des signes.
L'Abbé de l'Epée, nous dit le Docteur Blanchet, avait rédigé un projet de dictionnaire des signes.
Il l'avait envoyé à son disciple, l'abbé Sicard, dans l'espoir que celui-ci mettrait la dernière main à
l'ouvrage. Sicard s'appliqua à compléter ce dictionnaire, se flattant de découvrir la clef de cet
idiome universel, tant et si vainement cherché par tous les savants de tous les pays.
Cette question du dictionnaire, mise à l'étude par les Frères de St-Gabriel, à leur Congrès de
Loudun, amena la résolution suivante : il serait très important de faire, à l'usage des SourdsMuets, un dictionnaire proprement dit, qui serait rédigé sur le plan que nous ont fait connaître
MM. les Professeurs de l'Institution Impériale de Paris et dont nous trouvons un spécimen dans
les annales de M. Morel. Le vote des membres du congrès, au scrutin secret, nomme, pour
l'exécution de ce travail, le F. Anselme et le F. Louis.
Ce dictionnaire des signes est resté manuscrit jusqu'en 1865, date à laquelle l'abbé Lambert,
premier aumônier de l'Institution Impériale de Paris le fit imprimer sous le titre : LE LANGAGE DE
LA PHYSIONOMIE ET DU GESTE.
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Cette institution de Sourds-Muets, dans cette petite ville de Loudun intriguait quelque peu les
autorités et commençait à faire parler d'elle.
Au mois d'avril 1855, elle recevait la visite de M. le baron Rognat, Préfet de la Vienne,
accompagné du Sous-Préfet, du Maire, des Adjoints, d'un ancien député, M. Hennecart, d'un
ancien colonel, M. de St-Laon, de M. de la Guette, notaire, de plusieurs membres du Conseil
Municipal, et du bureau de la Société de Patronage. Ce déploiement d'autorités n'intimida pas
trop les petits sourds-muets. L'un d'eux, Charprenet, lut un compliment à haute voix. Le premier
magistrat du département ne put retenir ses larmes et tout le monde fut enchanté des exercices
que les élèves exécutèrent.
A la distribution solennelle des prix, au mois d'août, les Sourds-Muets firent un petit dialogue de
vive voix et l'un d'eux y prononça un petit discours.. Plusieurs récitèrent le Credo en latin, tandis
qu'un autre faisait magistralement les signes.
Cependant les autorités de Loudun voyaient avec peine que l'école des Muets donnait du relief au
Pensionnat des Frères, ce qui faisait tort au Collège communal. On se refroidit pour l'extension
de l'œuvre des Sourds-Muets sauf quelques respectables Messieurs, tels que MM. Hennecart, de
la Guette, de St-Laon et Barbier.
Les pensionnaires entendants augmentaient grâce à la modique pension demandée. La place était
mesurée. On eut alors l'idée d'envoyer les Sourds-Muets coucher dans une maison voisine, fort
désagréable. Leur professeur, F. Bernard, témoin de 1a triste situation de ses pauvres élèves et ne
voyant aucun avenir de prospérité pour cette œuvre à Loudun, avait plusieurs fois demandé au
Directeur de s'occuper du transfert de l'Institution à Poitiers, où elle serait plus convenablement
placée sous bien des rapports. Mais le Frère Directeur et les Frères employés aux parlants
craignaient que le départ des Sourds-Muets ne fit tort à l'école des parlants. D'ailleurs ils
soutenaient que l'Institution placée à Poitiers n'aurait pas d'avenir, elle serait à peine remarquée
au milieu des nombreuses bonnes œuvres de la ville épiscopale.
Le F. Bernard s'adressa au supérieur Général, le T.C.F. Siméon et lui fit entendre que 1a
Congrégation elle-même gagnerait à ce transfert, puisqu' on n'avait pas de lieu central pour les
retraites du Poitou, ni pied-à-terre pour les nombreux Frères qui avaient occasion de passer à
Poitiers.
Le Supérieur répondit au F. Bernard de lui préparer les voies, qu'il s’occuperait du transfert. Sur
ces entrefaites, le F. Anselme fut nommé Directeur de l'établissement de Loudun. C'était un frère
sincèrement dévoué aux Sourds-Muets. A son arrivée, le F. Bernard lui fit part de son projet. II
n'y était pas opposé, mais il avait la même opinion que ses prédécesseurs : il ajouta qu'il était
décidé à aller à Poitiers si les choses n'allaient pas mieux. Il fit part de son intention au Supérieur.
De son côté, le F. Bernard renouvela sa demande de transfert. Voici ce que le T.C.F. Siméon lui
répondit :
19 décembre 1854.
« Bon Frère Bernard, je sens comme vous qu'il est juste de donner aux Sourds-Muets une
institution convenable ; ils ont évidemment rendu de grands services à l'école des élèves parlants.
J'ai bien l'intention de le faire, mais le F. Anselme croit que vos deux établissements se prêtant la
main peuvent faire du bien et honorer la Congrégation dans la petite ville de Loudun, tandis que,
séparés passeraient peut-être bien inaperçus et ne pourraient se soutenir que misérablement.
Prions que la volonté divine s'accomplisse... »
L'année scolaire 1854-1855 fut employée à essayer de consolider l’Institution à Loudun. Mais les
choses restant dans le même état, le F. Anselme pria le Supérieur d'envoyer F. Bernard sonder le
terrain à Poitiers. Ce pauvre petit Frère se sentait bien le courage de tout entreprendre pour cette
œuvre, néanmoins il était pénétré de son impuissance à faire réussir l'affaire. Il se sentit poussé à
recourir à la Très Sainte Vierge sous le vocable de Notre-Dame de la Salette. Des prières
persévérantes furent adressées à cette bonne Mère. On fit des promesses de reconnaissance. Le
Supérieur promit de faire célébrer un certain nombre de messe ; les Sourds-Muets s’engagèrent à
en faire dire cinq avec l'argent de leurs menus plaisirs et les Frères Anselme et Bernard promirent
de faire tout qui serait en leur pouvoir pour faire élever un monument à N. D. de Salette dans le
futur établissement de Poitiers.
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ECHO DE FAMILLE
N° 627 Juillet 1948
40e Année
Arrivé à Poitiers au mois d'Août 1855, le F. Bernard va aussitôt se jeter aux pieds de N.D. des
Clefs pour lui demander assistance ; puis il se rend chez les Autorités. M. le baron Rognat, Préfet
de la Vienne, comprend que le transfert serait favorable à l'Institution. Monseigneur Pie en serait
enchanté. Plusieurs curés verraient avec plaisir la chose se réaliser. Plusieurs membres du
Conseil Municipal étaient disposés à accorder leurs suffrages et Monsieur GRELLAUD, Maire
de Poitiers, prit la chose à cœur et voulut examiner les négociations avec le Directeur. Mais tous
se demandaient comment vaincre les difficultés, surtout dans les mauvaises années où on était
alors.
Déjà plein de confiance, le F. Bernard voulut rendre grâce à Dieu du bon accueil reçu partout.
L'église la plus proche était St-Porchaire. Il y entre, mais qu'elle n'est pas sa surprise d'y voir un
autel dédié à N.D. de la Salette. Dans un fervent Magnificat il remercie la Sainte Vierge et la prie
de conduire l'entreprise pour la plus grande gloire de Dieu et la sienne.
L'année 1855-1856 se passa en correspondance avec le Maire de Poitiers. Le Supérieur Général,
passant à Poitiers, en dit un mot à quelques amis de la Congrégation. Mais rien n’aboutissait.
Les vacances de 1856 arrivèrent.
« C’est le moment de s'occuper de l’affaire » pensa le F. Directeur. Il écrivit au Supérieur qui lui
répondit de rester tranquille, vu qu’on avait assez fait pour ce projet. F. Anselme et F. Bernard
étaient désolés à la perspective de passer un nouvel hi ver dans des conditions si inconfortables.
Ils se dirent qu'importuner les Supérieurs pour l’avantage d'infortunés enfants était loin d'être
mal. Ils insistèrent donc. Venu à St-Laurent pour la retraite, le F. Bernard parla du transfert au
Supérieur ; il en reçu la même réponse que précédemment. Il expose la situation à un Assistant,
le B.C.F. Denis. Celui-ci comprend la situation de l'Institution à Loudun et devine l'avantage du
transfert à Poitiers ; il obtient donc que les démarches soient activement poussées. Un peu vexé
de l'instance du F. Bernard, le Supérieur ne put s’empêcher de dire : « Voyez ce petit Frère ! Il
faut qu'on lui accorde absolument ce qu'il demande !.... » Cependant dans le fond le Supérieur
était satisfait et à partir de ce moment il ne douta plus que les choses arriveraient à bonne fin,
sous la Protection de N.D. de la Salette.
Les sourds-muets avaient reçu la recommandation de continuer des prières à l'intention du
transfert durant les vacances.
Les F.F. Anselme et Bernard se rendirent à Poitiers dans les derniers jours d'Août. Ils
s'adressèrent d'abord au chanoine Aubert qui donna quelque, espoir et engagea à faire une visite à
M. Lacroix, curé de Montierneuf. Ces deux ecclésiastiques en parlèrent à Monseigneur qui lui dit
que l'Evêché ne voulait pas s'en occuper mais qu'il laisserait faire. M. Lacroix fut un peu refroidi
par M. l’abbé de Larnay qui voyait ce projet d'un mauvais œil, trouvant sept raisons tout à fait
spécieuses pour dire que les frères avaient tort et il était résolu à s'opposer de tout son pouvoir au
transfert de l'Institution.
M. Aubert vit l'œuvre de Dieu dans cette opposition et conseilla de chercher une maison assurant
que l’affaire ne tarderait pas à réussir. Les deux Frères cherchèrent vainement et ne trouvèrent
rien de convenable, bien qu'ils ne voulussent qu'une humble maison.
Après plusieurs jours de recherches, un homme d'affaire leur indiqua une maison ; mais les 1.000
fr. de loyer les effrayèrent. Devant l'insistance de cet homme qui assurait ne pouvoir trouver
mieux, ils se décidèrent un peu malgré eux à aller voir. Elle était située à 15 minutes de l'église St
Hilaire, à huit minutes de la porte de Blossac, immédiatement après l'octroi, en face d’une
maison achetée pour les petites Sœurs des Pauvres. Ce qui était alors disponible dans cette
propriété était suffisant pour les seize sourds-muets qui devaient venir de Loudun.
Le bâtiment principal comprenait dix pièces et un grand grenier (c'est le pavillon d`entrée actuel).
A droite et à gauche se trouvaient deux bâtiments qui, appropriés, permettraient de recevoir deux
ou trois fois plus d'élèves. Une vaste cour, deux grands hangars, un jardin, le tout entouré de
murs ; c'était tout ce qu'il fallait pour initier les élèves à l'horticulture, suivant le vœu de la
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Conférence de Loudun qui avait combattu l'apprentissage des métiers sédentaires comme
préjudiciables au bien des Sourds-Muets.
Sortant de là, les deux Frères allèrent trouver les bienfaiteurs qui promirent de les aider dans leur
entreprise.
Le Conseil Municipal de Poitiers se réunit dans les jours suivants. La pétition du Directeur de
Loudun fut présentée par M. le Maire, sous un jour très favorable. Mais elle trouva de
l'opposition de la part des hommes habituellement zélés pour les œuvres religieuses. M. de
Larnay en avait indisposé quelques-uns : ils alléguèrent le tort que pourrait causer l'œuvre des
Sourds-Muets aux autres œuvres déjà établies dans la ville, en particulier à une demande qu'ils
voulaient faire en faveur des Frères des Ecoles Chrétiennes.
Alors M. Bruant, pépiniériste, Président de la Société philanthropique de Poitiers, se leva et dit :
« Comment, Messieurs, vous votez des sommes pour telle ou telle entreprise, et vous ne voteriez
pas quelques centaines de francs pour soutenir une œuvre telle que celle des Sourds-Muets qu'on
veut fonder dans notre ville ? ... » On applaudit à ces paroles et on vota à l'unanimité 600 fr.
C’était le 18 Septembre 1856.
Les Frères Anselme et Bernard étaient de retour à Loudun au moment de la réunion du Conseil
Municipal. M. le Maire leur écrivit le résultat de la proposition et les engagea à profiter de l'offre
de 600 fr. votés pour l'année 1857.
Après avoir lu cette lettre dans la classe des Sourds-Muets, les Frères Anselme et Bernard
tombèrent à genoux pour remercier Dieu par Marie...
ECHO DE FAMILLE
N° 629 Novembre 1948
40e Année
Le Conseil de la Congrégation avait à se prononcer. L'acte du bail fut signé par le Supérieur
Général le 19 septembre 1856, jour de la fête de N. D. de la Salette. On écrivit aux élèves alors
en vacances, pour les inviter à remercier la Ste Vierge et les aviser d'avoir à se rendre à Poitiers le
18 octobre, dans la Maison Valette, faubourg de la Tranchée, ou St-Jacques, qui allait devenir
l'Institution des Sourds-Muets.
C'était un vaste terrain d'un hectare environ de terre cultivable, situé à huit minutes de Blossac,
immédiatement après l'octroi et dénommé « le Pavillon », les bâtiments existants pouvaient
recevoir, après aménagements, une cinquantaine d'élèves.
A Loudun, dès les premiers jours d'août, on avait emballé tout le mobilier pour le transport à
Poitiers. C'est le 18 octobre 1856 que les Sourds-Muets, au nombre de seize, firent leur entrée
dans leur nouveau local.
En arrivant à Poitiers, le F. Bernard alla immédiatement acheter un groupe de N.D. de la Salette.
Ce fut cette statue que le Frère portait sur ses bras et qui entra la première dans I'Etablissement,
statue qui occupe aujourd'hui encore une place d'honneur dans le salon.
Le Supérieur écrivit à Monseigneur pour lui faire connaître le transfert de l'œuvre de Loudun à
Poitiers. Bien que Sa Grandeur n'eut pas conseillé l'entreprise, il fut cependant heureux de la
réussite du projet et répondit : « Je bénis Dieu d'avoir conduit les démarches à bonne fin ; votre
Institution y trouvera avantage et votre Congrégation aura un pied à terre. J'espère que cet essai
réussira. »
Quelques jours après la rentrée, une visite inattendue remplissait de joie le petit groupe d'élèves :
le R.P. Sybillat, missionnaire de la Salette, venait les voir. Il était touché jusqu'aux larmes en les
entendant parler de l'apparition de Notre Dame, récit que le F. Bernard leur avait raconté. Il leur
distribua des médailles et signa une image représentant l'apparition qu'il laissa à l'institution. Ce
fut le R. P. Sybillat qui reçut la première lettre portant, lithographiée, la montagne de la Salette.
Et le dimanche qui suivit la rentrée, F. Bernard dédiait solennellement sa maison à la Ste Vierge
par une Consécration écrite qu'il déposa au pied de la statue de Notre-Dame de la Salette.
Pour bien marquer sa dévotion et sa reconnaissance à Marie, il fit mettre sur la façade de la
maison, au mois de mai 1857 : « Maison Notre-Dame de la Salette. Institution des jeunes
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Sourds-Muets. » Quelques bienfaiteurs trouvèrent à redire à ce titre. F. Bernard préféra perdre
leur appui plutôt que d'effacer ce qui avait été écrit.
Par la suite un petit monticule fut élevé dans la propriété, avec Calvaire et groupe en fonte de
l'Apparition que l’on voit encore aujourd'hui et autour duquel les enfants se réunissent avant le
travail manuel.
Cette dévotion du F. Bernard à la Vierge de la Salette s'est maintenue comme une tradition de
famille et il n'est pas rare que le 19 Septembre, jour de sa tête, ne soit marqué par un heureux
événement. L'Institution des Sourds-Muets suscite dans la ville de Poitiers une admiration
enthousiaste. Une société de Patronage fut fondée dès 1857, à l'instigation de M. Degove,
Receveur Général de la Vienne. A sa tête se trouvaient le 1er Président de la Cour Impériale, le
Président du Conseil général, le Recteur d'Académie, un ancien député, d'autres notabilités des
plus influentes.
Un matin du mois d'Août, dès 8 heures, la cour de l'Institution est remplie de voitures. Presque
tous les Membres du Conseil général sont là, accompagnant le Préfet, M. Paulze d'Yvoi. Ils
constatent par eux-mêmes les succès obtenus dans la parole et l'instruction et ne tarissent pas
d'éloges. La plupart d'entre eux se font inscrire membres de la Société de Patronage.
En novembre de cette même année, Mgr Pie visite l'institution. Il vient dire aux Frères et aux
élèves la part qu'il prend à leur douleur, à l'occasion de la mort du C.F. Anselme 1er Directeur de
l'Institution de Poitiers, décédé à St Laurent-sur-Sèvre le 30 septembre, emporté en dix jours par
une fièvre typhoïde.
Mgr Pie exprime au F. Bernard, le nouveau Directeur, sa satisfaction de voir l'œuvre patronnée
par les notables de la ville : « En protégeant votre œuvre cela ne peut que leur porter bonheur ».
En partant il salue les frères par ces mots : « Que Dieu ouvre à ces chers enfants l’oreille de la
Foi et qu'il envoie son Verbe sur leurs lèvres ! »
Mgr Delamarre, évêque de Luçon, étant venu à Poitiers, un groupe d'élèves lui fut présenté. Il les
accueillit avec une bonté touchante, leur fit espérer sa visite pour l'année suivante et promis de
parler de l'œuvre à ses prêtres à la prochaine retraite ecclésiastique.
Au mois d'Avril 1859, le Supérieur général, le Très Cher Frère Augustin, accompagné du C.F.
Alexis, avait voulu lui aussi examiner les élèves de Poitiers. Voici quelques lignes du rapport du
Frère Alexis :
« Je viens de chez nos Frères de Poitiers ; j'y ai vu que les élèves se comprenaient au simple
mouvement des lèvres ; c'est un progrès auquel j'étais loin de m'attendre. (N'oublions pas que dix
ans plus tôt le F. Alexis enseignait par les signes à Loudun, i1 était donc qualifié pour porter une
appréciation). Je ne me suis pas aperçu qu'ils affectent en parlant ; ils s'entendent même avec les
personnes étrangères. Le T.C.F. Augustin ayant lié conversation avec eux, ils l'ont très bien
compris et ont répondu à ses questions d'une manière très satisfaisante. Il interrogea le jeune
Hilairet devant moi. Bien que ce enfant ne pouvait prononcer un mot en arrivant à l'institution,
qu'il fut étourdi et moins capable que d'autres, il a répondu aux questions sans hésiter. Les élèves
de Poitiers, d'après ce que j’ai vu, savent leur catéchisme sur le bout du doigt, et ils sont même
beaucoup plus forts sur la religion que ne le sont bien des enfants doués de tous leurs sens. »
Cet éloge n'est point banal dans la bouche d'un ancien professeur de sourds-muets surtout à
l'époque où il était écrit...
ECHO DE FAMILLE
N° 632 Février 1949
41e Année
On s'installe peu à peu dans les locaux du « Pavillon ». On aménage classes, dortoirs, chapelle,
au fur et à mesure que les ressources le permettent. Les nouveaux élèves sont admis grâce aux
subventions du Conseil Municipal.
Le 29 Janvier 1859, cinq sourds-muets sont admis à faire leur Première Communion dans la
chapelle de la Visitation, de la main de Mgr Pie. Sa Grandeur avait auparavant baptisé l'un d'eux
solennellement. Cet enfant répondit à Monseigneur de vive voix pendant toute la cérémonie. Son
parrain était M. le Comte de Bernay et sa marraine Mme la Comtesse de Chabot. Le R. P.
Bouchet, missionnaire de Marie, d'Angoulême, avait prêché la retraite préparatoire. Les Sœurs de
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la Visitation se firent une fête de faire dîner toute l'Institution dans les parloirs de leur monastère,
en ce jour de fête de leur fondateur saint François de Sales, patron des Sourds-Muets. Le soir,
Mgr Pie donna la Confirmation à ces mêmes enfants dans l'église Saint-Porchaire et prononça un
discours remarquable en faveur des Sourds-Muets. L'élite de la Ville y assistait, notamment M.
de Seize, Premier Président, M. le Préfet Paulze d'Yvoi. Les enfants prononcèrent à haute voix la
rénovation des promesses du Baptême. Cette cérémonie se renouvela l'année suivante, mais dans
la chapelle de l'Institution. La Consécration à la Ste Vierge fut lue à haute voix par un
sourd-muet pendant que les autres la récitaient par signes, ce qui impressionna vivement
l'assistance et fit verser bien des larmes.
En avril 1862, le lundi de Pâques, 1e F. Directeur et le F. Hubert (qui deviendra plus tard
Supérieur Général) conduisirent à l'Abbaye de Fontgombaud une douzaine d'anciens élèves qui y
firent une retraite de trois jours en préparation de leurs Pâques. Quelque temps après, le Père
Abbé écrivait au F. Directeur pour lui dire combien ces jeunes gens avaient édifié toute sa
Communauté de Trappistes.
Au mois de juin de la même année, le F. Directeur, muni de lettres de recommandation de
Monseigneur Pie, de M. le Préfet, de M. le Recteur d' Académie, du Supérieur Général, organise
une vaste prospection dans les départements voisins. II est accompagné d'un jeune sourd-muet
parlant et lisant sur les lèvres, et se présente aux Préfectures et Évêchés de Tours, Bourges,
Châteauroux. Guéret, Limoges, Périgueux, Tulle, Angoulême, La Rochelle, Niort. Ce voyage
d'un mois eut pour résultat de faire connaître l'Institution de Poitiers et de préparer les voies pour
obtenir les Sourds-Muets des départements voisins Aussi dès l'année suivante sept nouveaux
élèves furent admis.
En 1862 encore, la Chapelle fut enrichie d'un Maître-Autel en arrière duquel fut placé le groupe
de la Salette et deux petits autels, l'un dédié à Saint François de Sales, l'autre à Ste Anne. C'est un
sourd-muet, Étienne Cherprenet, qui fit une partie imposante des sculptures.
Le 25 mars. Mgr Pie bénissait toutes les statues de la chapelle, ainsi que le Calvaire et le groupe
de la Salette placés sur le monticule du Jardin, qui existe toujours et que les anciens élèves
connaissent bien.
Ici s'arrêtent les notes du C. F. Bernard, qui nous ont permis de reconstituer l'historique de
l'Institution jusqu'à cette année 1862. Pendant deux années encore le Cher Directeur qui s'est
donné tant de mal pour le transfert de son Institution au chef-lieu du département, travaillera à
compléter son installation : aménagement de classes, dortoirs, réfectoire, etc... Puis en 1864
l'obéissance lui demandera de laisser cette chère maison pour un autre champ d'apostolat :
Toulouse. L'Institution des Sourds-Muets de Toulouse fondée par l'abbé Chazottes en 1845,
venait d'être confiée aux Frères de Saint-Gabriel, en 1859. C'était aux beaux jours de
l'enseignement mimique : mais déjà des hommes d'avant-garde tentaient quelques timides
excursions sur le terrain de l'articulation. M. Fourcade, en l'année scolaire 1865-1866, initiait
maîtres et élèves à sa méthode de langage oral et de dactylolalie (traduction du son et de la
parole, par les multiples positions des doigts). L'impulsion était donnée : aussi, lorsque le C. F.
Bernard, en 1868, prit la direction des classes, i1 trouvait le chemin préparé pour l'application de
sa méthode personnelle : la phonodactylologie.
C'est à Toulouse que le C. F. Bernard, de douce mémoire, tomba victime de son dévouement et
de ses soins prodigués aux varioleux à l'Institution des Sourds-Muets, le 8 décembre 1884, à 58
ans.
Son souvenir est pieusement conservé à Poitiers, où son buste, sculpté par son ancien élève
Charprend témoigne de l'affection et de la reconnaissance de tous ses anciens élèves.
F. L.A.
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ECHO DE FAMILLE
N° 633 Mars 1949
41e Année
Au C. F. Bernard a succédé, en 1864, le C. F. Pothin, Professeur depuis plusieurs années. Il
n'avait que peu d'attachement aux sourds-muets : ses aspirations étaient depuis longtemps vers
les Missions. En 1867, décidé à suivre son attrait, il quitta brusquement son poste pour
s'embarquer à Bordeaux à destination de Pernambouc, emmené par Mgr Macedo, évêque de
Para. Entré au Grand Séminaire de Para, sa culture antérieure et son intelligence lui permirent
d'aller vite dans ses études, et le 4 Avril il était ordonné prêtre, à 38 ans. Si la Providence hâtait
les événements c'est que dans ses desseins ignorés de tous, les jours du missionnaire étaient
comptés. Le Père Basile (tel était son nouveau nom) mourait, en effet, l'année suivante 1869
n'ayant pu offrir à Dieu que les prémices de son apostolat missionnaire...
Le Sous-Directeur. 1e C. F. Dieudonné ne se laisse pas démonter par un départ si brusque. Il
prend en mains la direction de la maison, secondé par un groupe de professeurs pleins d'entrain...
L'installation est plus que modeste dans les nouveaux locaux qu’il faut aménager suivant les
disponibilités. Le nombre des élèves augmente. Il faut bientôt louer un grand magasin contigu et
inoccupé, une vinaigrerie, que l’on transforme en classes et réfectoire, au rez-de-chaussée, avec
grand dortoir au-dessus.
Le F. Dieudonné, tout en veillant aux travaux, n'en continue pas moins ses soins aux élèves en
même temps qu’il prépare activement une Grammaire destinée à compléter et même remplacer la
Méthode Chazottes.
L'Institution compte à ce moment 38 élèves et six professeurs.
Désireux de voir ce chiffre augmenter, le frère Directeur a l'idée d'entreprendre une tournée de
propagande dans le but de faire connaître l'œuvre. C'est d'abord un timide voyage à Châtellerault,
à l'occasion de la fête du Directeur, voyage agrémenté d'exercices de parole articulée faits par les
élèves en présence de quelques messieurs invités à cet effet.
En 1859, le Directeur fait un voyage d'une semaine dans les Départements voisins, toujours dans
le même but. Ainsi sont visités les Préfectures et Evêchés d'Angoulême, Périgueux. Limoges,
Châteauroux, Tours.
Mais les Frères de Saint-Gabriel ne sont pas seuls à s'occuper de Méthodes. De différents côtés
surgissent des bonnes volontés désireuses de venir en aide aux sourds-muets. A Toulouse, un M.
Fourcade, inventeur d'un système de démutisation, se présente à l'Institution des Sourds-Muets de
cette ville pour y expérimenter ses procédés. II y reste cinq mois, démutisant les élèves, initiant
les professeurs à son système, se faisant payer, du reste grassement. Les résultats sont concluants.
On croit que la « Pneumaphanélogonomie » (nom donné par M. Fourcarde à son système), va
transformer l'enseignement des Sourds-Muets.
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Le C. F. Médéric qui a suivi les cours Fourcade vient à Poitiers en 1869. Il commence les cours
d'articulation avec vingt élèves : un peu plus tard quatre seront éliminés comme incapables.
Après cinq mois d'exercices, tous les élèves à peu près peuvent articuler les éléments des mots,
des phrases. En fin d'année ils peuvent réciter une fable… Témoin de ces résultats, un journaliste
en rend compte dans un journal local, sous le titre: ON FAIT PARLER LES MUETS...
« Depuis l'Abbé de l'Épée on a tenté des essais, inventé ou perfectionné bien des méthodes pour
l'instruction des sourds-muets, cette classe si intéressante de la société. Après avoir substitué une
pantomime fixe et générale à la pantomime naturelle et fantaisiste individuelle qui rendait la
communication avec les sourds-muets très difficile et toujours incomplète avec les proches
eux-mêmes, on s’est servi du langage des doigts, plus simple et plus complet sans doute, mais
qui a toujours l'inconvénient d'obliger l'interlocuteur à apprendre la langue du pauvre infirme.
L'écriture, malgré la lenteur de ses procédés avait paru le nec plus ultra du progrès. Faire écrire, à
un muet, toutes ses pensées, et chaque pensée avec toutes ses nuances, c'était un prodige.
Le prodige est dépassé !... Non seulement les muets qui ont parlé dans leur jeune âge, non
seulement ceux qui possèdent un certain degré d'audition, mais tous les sourds-muets peuvent
apprendre à parler... N'est-ce pas le cas de s'écrier : Quel temps fut jamais si fertile en miracles ...
Le prodige est facile à constater. Il s’accomplit, tous les jours dans notre ville, faubourg de la
Tranchée, à l'école des Sourds-Muets...
Les thaumaturges sont les Frères de Saint-Gabriel, aussi dévoués qu'intelligents. Cette année,
17 de leurs élèves s'exerçant deux heures par jour, ont appris en dix mois à émettre toutes les
articulations, à réciter vocalement, d'une manière parfaitement intelligible une fable.
Nous avons vu et entendu !... »
M. le Préfet de la Vienne, de son côté, dans un rapport au Conseil Général, s'exprime ainsi :
« ... Il est impossible de passer sous silence une amélioration des plus ingénieuses et des plus
intéressantes apportée à l'éducation des Sourds-Muets, nous voulons parlez des exercices de
paroles articulée. Un tel succès est digne des plus grands éloges et votre Commission vous
propose d"exprimer à Monsieur de Directeur de l'Institution de Poitiers le témoignage de notre
satisfaction... »
F. L.A.
ECHO DE FAMILLE
N° 635 Mai 1949
41e Année
En février 1870, une circulaire fut envoyée aux Instituteurs des Deux. Sèvres, Charente,
Charente-Inférieure, Dordogne, Haute-Vienne, Indre-et-Loire, Indre, pour connaître les sourdsMuets en âge de scolarité. Sur les 2.800 lettres il n'y eut que cinq réponses.
En juin l'Institution reçut la visite de M. Vaïsse, Directeur de l'Institution Impériale des
Sourds-Muets de Paris. Quel fut le motif de cette visite ? Ayant appris que l'institution de
Poitiers employait le système Fourcade, M. Vaïsse venait-il voir les résultats ? Le Frère Directeur
note que M. Vaïsse se montra très réservé, pesant ses paroles. Il passa par toutes les classes, vit
chaque élève au travail, leur fit faire lui-même divers exercices. Et pour finir on aborda les
exercices d'articulation. Les élèves répondirent à ses questions par la parole, les plus exercés
récitèrent une fable. M. Vaïsse parut satisfait ; il complimenta les maîtres, les engagea fortement
à continuer leurs leçons d'articulation.
Il ne semble pas que l'Institution ait eu particulièrement à souffrir de la guerre de 1870. Les
Allemands s'arrêtèrent à Châtellerault et ne poussèrent pas jusqu'à Poitiers. Le C. F. Dieudonné
note que deux élèves de Soissons qui ne purent être renvoyés chez eux au moment de l'avance
des Allemands, (deux Turcs de Constantinople), furent amenés à Poitiers par le F. Victorin, pour
qu'ils n'aient pas à endurer les rigueurs d'un siège.
Aux vacances de 1871, le Frère Médéric, professeur à Poitiers depuis 4 ans, fut nommé
Directeur. Les élèves étaient au nombre de trente. En juin 1872 une nouvelle circulaire est
envoyée dans les mêmes départements, mais cette fois à MM. les Curés. Une cinquantaine
répondirent. C'est à la suite de ces réponses que des demandes nombreuses de bourses furent
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adressé aux Préfectures. Elles auraient certainement abouti sans une circulaire du Ministère de
l'Intérieur engageant à voter des bourses pour les Ecoles Nationales. Cette circulaire était inspirée
par le Directeur de l’Institution de Chambéry, qui voulait ainsi se venger de M. Vaïsse, lequel
voulait que les Ecoles départementales fussent subventionnées par l'Etat, comme Paris, Bordeaux
et Chambéry.
Comme suite à sa circulaire le F. Médéric entreprit un voyage dans les Préfectures. Il fut
bienveillamment accueilli par MM. les Préfets, qui promirent de s'intéresser à l’œuvre. Ces
démarches eurent pour résultat de nombreuses demandes d'admission.
Le nombre des élèves augmentant peu à peu, il fallut bientôt louer un grand magasin contigu et
inoccupé, une vinaigrerie, qui fut transformé en classe et réfectoire au rez-de-chaussée, avec
dortoir au-dessus.
L'Institution jouissait tranquillement de ces améliorations successives apportées à une première
installation, quand les propriétaires de l'immeuble, par suite de partages de famille, sont obligés
de vendre. D'autre part le bail touchait à son terme. Que faire ?
L'institut était trop pauvre pour entreprendre seul une si coûteuse acquisition. Allait-on être forcé
d`abandonner l'œuvre ? Dans ce pénible embarras la Providence envoya un de ses plus charitable
représentants à Poitiers.
Un jour que tout préoccupé, le Directeur réfléchissait sur les personnes auxquelles il pourrait
s'adresser pour obtenir que la Ville lui vint en aide, on vint lui annoncer qu’un grand Monsieur, à
en juger par le riche équipage qui était à la porte, l'attendait au parloir. Le Directeur se rend au
salon. Après les présentations d'usage l'étranger dit simplement qu'il avait appris que la maison
était en vente et qu'il venait la voir.
Et comme on lui offrait de la lui montrer de la cave au grenier, il dit : « C'est cela, mais
tranquillisez-vous, ce n'est point pour vous faire tort. »
Il avait eu soin auparavant de demander si on le connaissait Sur la réponse négative, il avait paru
enchanté. Tout en lui était mystérieux. Pendant la visite de la maison il ne trouvait rien à son
goût : ici la charpente était mal faite, là on manquait d'ouvertures, ailleurs les plafonds étaient
trop bas, enfin on voyait un homme qui avait des projets. Mais lesquels ? Il se gardait bien de les
faire connaître.
Le Directeur ne perdait aucune de ses paroles et il en concluait qu'il avait affaire à un personnage
distingué. Mais ce qui lui fit deviner qu'il avait des intentions charitables, c’est la manière dont il
fit sa prière à la chapelle... En en sortant il mit use pièce d'or dans le tronc. En montant en voiture
il donna ordre à son cocher de le conduire chez les Petites Sœurs des Pauvres.
Qui était ce Monsieur ? Il fallait le savoir... Quand le Monsieur fut entré chez nos voisines le
frère Directeur alla demander au cocher à qui il avait eu affaire. « C'est à M. Lecointre-Dupont »,
dit ce dernier. Ce nom n'était pas inconnu. II s'agissait d'un bienfaiteur que le Directeur n’avait
encore jamais pu rencontrer chez lui.
Quelque temps après cette visite, le Directeur ne pouvant rester plus longtemps dans l'incertitude,
se hasarda à aller trouver M. Lecointre, pour lui dire qu’ayant appris que c'était lui qui était venu
visiter l'Etablissement quelques jours auparavant, et voulant faire des démarches dans le public
pour sortit l'Institution de l'embarras où elle était, il venait s'informer si, en agissant ainsi, il ne le
contrarierait point.
Monsieur Lecointre conseille de rester tranquille, ajoutant qu’il adoptait l'œuvre, et
recommandant de lui amener le Supérieur Général lorsqu'il passerait à Poitiers.
Quelques mois plus tard, le Supérieur vint, en effet, à Poitiers Pour traiter l'affaire. Et la famille
Valette à qui appartenait l'immeuble, se montra aussi conciliante que possible dans la vente.
ECHO DE FAMILLE
N° 636 Juin 1949
41e Année
Cette heureuse solution, le concours bienveillant de l'Administration municipale, la réputation
dont commence à jouir l'Institution, 1e nombre croissant des élèves, tout semble désormais
assurer à I'œuvre une existence durable. Le Frère Médéric fait part de sa joie aux bienfaiteurs
dans une circulaire en date du 15 février 1875 :
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« Vous vous réjouirez, avec nous, d'un résultat auquel vous n'êtes point étrangers, car c'est grâce
à vos généreuses offrandes que nous avons pu fonder cette école, la soutenir depuis trente-sept
ans, et procurer aux deux cents enfants qui l’ont déjà fréquentée le bienfait de l’instruction. En ce
moment même nous en avons cinquante-deux... Ce chiffre, bien que relativement élevé, est loin
de répondre à celui des demandes qui nous sont adressées de toutes parts ; mais la modicité de
nos ressources et l'exiguïté de nos bâtiments ne nous permettent guère d'en recevoir davantage. Combien, hélas ! nous refusons de ces infortunés dont le nombre augmente de jour en jour ! Le
bien fait n'est rien en comparaison de celui qui reste à faire.
Développer l’œuvre des sourds-muets, y adjoindre une Ecole spéciale pour les jeunes aveugles,
tel serait notre désir. Nous avons bien l'enclos d'un hectare et demi, de vastes jardins et par
surcroît un air pur et une vue agréable : il ne nous manque que les bâtiments !... »
On devine, dans ces dernières phrases, de vastes projets qui ne vont pas tarder à devenir des
réalités. En effet, M. Lecointre, revenu à l'Institution le 1er Mai 1875, conseille de faire faire le
plan d'un bâtiment pouvant abriter une population scolaire assez nombreuse.
Le Conseil de l'Institut adopte les vues de M. Lecointre, et, au mois d'Octobre 1875, M. Boyer,
architecte, dresse un plan monumental comprenant un vaste bâtiment avec rez-de-chaussée et
trois étages, parallèle à l'avenue de Bordeaux, avec chapelle en retour d'équerre. Au printemps
suivant, le plan reçoit un commencement d'exécution : la première moitié est mise en train et la
première pierre est posée et bénite le 15 juin 1876.
Au Cher Frère Médéric, alors Directeur de la Maison, échut la lourde charge de présider aux
travaux qui, par leur importance, exigeaient la présence d un homme de grande autorité et de bon
conseil. Dieu aidant tout fut mené à bonne fin.
Un terrible accident toutefois, vint au cours des travaux, manifestement prouver que la piété du
Frère Bernard n'avait pas en vain confié à Marie une œuvre qui portait son nom, et entreprise
sous ses auspices. M. Verrier, entrepreneur de serrurerie, était occupé à la dangereuse opération
du chaînage des murs sur lesquels repose la charpente : une fausse manœuvre le précipite du haut
de trois étages sur le sol de la cour. On s'empresse autour de la malheureuse victime, croyant ne
relever qu'un cadavre broyé par une chute de vingt et un mètres. Marie veillait. Cet ouvrier
chrétien eût l'inspiration, au moment fatal, de se recommander à Notre-Dame de la Salette dont il
apercevait la statue au sommet d'un monticule sous les ombrages du jardin ; la prière fut
entendue, et le corps, au lieu de se briser sur les moellons et débris de toutes sortes amoncelés au
pied du bâtiment, rencontra providentiellement une terre fraîchement remuée et destinée à
combler une excavation.
Hasard heureux, pensez-vous. Interrogez cet ouvrier et il vous répondra : « Protection manifeste
de Notre-Dame. »
Cette même année 1876 marque la nomination, comme aumônier de l’Institution de M. l'abbé
A. Blain, prêtre plein de zèle qu'une laryngite oblige à se retirer du ministère paroissial et qui
consacra sa vie à l'éducation des sourds-muets ; un savant qui, tout en se livrant à des études qu'il
affectionnait s'intéressa très particulièrement à l'instruction des sourds-muets. Pour eux il
composa un « Aide-Mémoire » petite encyclopédie dont il eut l’idée à la suite du congrès de
Milan et qui eut son heure de vogue.
Sa réputation le fit appeler dans un grand nombre d'Institutions pour prêcher à l'occasion des
Premières Communions ou aux retraites d'anciens élèves, car il maniait les signes avec aisance.
Qui ne se souvient de ses visites dans les familles du quartier de la Tranchée quand il arrivait
avec son inséparable microscope ? La photographie, le phonographe, la TSF tout lui était moyen
d'apostolat. Il affectionnait surtout l'astronomie : il avait fait construire, dans un coin de l'enclos,
un observatoire pour le pied équatorial dont il était l'inventeur.
Intimement mêlé à la vie de l'Institution pendant 41 ans, il partagea ses joies, ses difficultés et,
par ses conseils éclairés lui fut un aide appréciable.
L'Histoire de l'Institut Saint-Gabriel qu'il écrivit à ses moments de loisir, fort volume de 500
pages, restera comme preuve de son attachement à la Congrégation.
Son ambition était de finir ses jours au milieu des Frères à Saint-Laurent-sur-Sèvre. S’il ne
réalisa pas ce désir, les Frères n'en gardent pas moins de sa mémoire un souvenir impérissable.
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Le C. F. Médiric avait pris, en 1871, la direction de la maison avec une trentaine d'élèves. Les
visites faites aux Préfectures, les circulaires adressées aux Maires et aux Curés des Départements
voisins eurent pour résultat une augmentation sensible dans le nombre des élèves. Ils étaient 94
en 1878, au moment où le nouveau bâtiment s'achevait. La bénédiction en fut faite par Monsieur
de Béchillon, vicaire général, le 24 novembre. Et les jeunes sourds-muets fiers et reconnaissants
s'installèrent dans le palais qu'ils doivent à la complaisante charité d’une famille habituée à semer
les fondations pieuses à tous les horizons du diocèse.
Lorsque quelques années plus tard, le 22 décembre 1886, le Frère Médéric quittera l'Institution de
Poitiers pour prendre la direction de celle de Lille, les élèves ne seront plus que soixante-deux. A
quelles causes attribuer cette diminution ? D'abord à la concurrence de l’Ecole Nationale qui ne
demande qu'une demi-bourse aux Départements ; puis à la fondation d'une Ecole de
Sourds-Muets à Angoulême, et aussi à la négligence de certains parents qui laissent végéter leurs
enfants sans s'occuper de leur instruction.
Les professeurs de sourds-muets sauront toujours gré au C. F. Frère Médéric de son souci de
l'amélioration du sort des sourds-muets, en cherchant les moyens les plus propres à les rendre
plus complètement à la famille et à la société, en composant sa « Méthode d'Articulation et de
Lecture sur les Lèvres » parue en 1885.
F. L. Aug.
ECHO DE FAMILLE
N° 637 Juillet 1949
41e Année
Le 24 décembre 1885, le Cher Frère Benoît, après une expérience de douze années de professorat
à Poitiers, prenait la Direction de l'Etablissement, en remplacement du Cher Frère Médéric,
appelé à la direction de l'importante maison de Sourds-Muets et d'Aveugles de Ronchin-Lille.
C'était au lendemain du Congrès de Milan. Des aménagements intérieurs étaient déjà jugés
nécessaires dans la nouvelle construction, en raison de la substitution du langage parlé à
l'enseignement de la mimique ; une intelligente adaptation donnait : une vaste salle d'études, sept
classes distinctes, deux dortoirs spacieux (avec lavabos) éclairés par dix fenêtres deux galeries
converties en musée scolaire pour de pratiques leçons de choses, salle de dessin et de modelage
en vue de la céramique, Et outre des ateliers de menuiserie, de cordonnerie, de tour, de
typographie se prêtant à l'apprentissage professionnel. Ajoutons qu'un théâtre complété de décors
favorisait quelques timides essais de drames interprétés en langage articulé par de jeunes acteurs
devenus « Sourds-Parlants ».
Dès le début de son directorat 1e Cher Frère Benoît eut la grande joie de présider à l'organisation
des fêtes des NOCES D'OR de l'Institution qui furent célébrées le Lundi de la Pentecôte 21 Mai
1888.
La modeste chapelle étant trop étroite pour recevoir la nombreuse assistance d'amis et de parents,
(la veille avait eu lieu 1a Première communion de onze petits sourds-muets), une vaste salle fut
transformée en oratoire. Les jeunes filles de la Pension Beauffiné assuraient les chants de la
Messe solennelle célébrée par M. l'abbé Périvier, vicaire capitulaire. A la cérémonie du soir, le
Pensionnat des Frères des Ecoles Chrétiennes avait eu la délicate pensée d'offrir le précieux
concours d'une fanfare et d'un orphéon. L'abbé Gabard, supérieur du Collège de Bressuire et
oncle d'un des Premiers Communiants, retraça la miséricordieuse compassion du divin Sauveur à
l'égard du Sourd-Muet de l’Evangile.
Les derniers mots de l'orateur furent le signal de la Procession, signal impatiemment attendu par
les enfants qui ne prêtaient qu'un œil distrait à la parole éloquente du prédicateur.
Au milieu d'une nuit sereine, la Procession dessine les allées sinueuses des bosquets, du jardin et
vient aboutir à une grotte de Lourdes embrasée de lumières et de feux de bengale, pendant que
les voix redisent avec enthousiasme le cantique de l’ « Ave ». Un dernier chant, le « Magnificat »
salue la Vierge Immaculée, et la foule revient à la chapelle pour le salut du St-Sacrement.
La partie profane de la fête ne fut pas moins brillante et réussie. Elle comportait notamment une
séance dramatique. Je ne citerai qu'un passage d'un journal local : la fête était présidée par M.
l'abbé Périvier, vicaire capitulaire ayant à ses côtés M. le Général Faivre, Commandant d’armes,
16
le T.C.F. Hubert, Supérieur des Frères, M. l'abbé Berloquin, curé de la paroisse St-Hilaire,
M. Sachet ancien Président du Tribunal Civil de Poitiers, M. le Colonel Babinet et un grand
nombre de notabilités.
Le rideau se lève. La scène représente la salle d'armes d'un château fort : c'est un drame que vont
jouer les jeunes sourds-muets, un drame plein d'émotion, qu'ils savent interpréter non à l'aide
d'une mimique ingénieuse, mais par la « parole parlée », si je puis dire, parlée avec correction,
pureté et souvent - ce qui m'a semblé prodigieux - avec des inflexions d'une parfaite exactitude.
Il semble que le public comprenne d'instinct tout ce qu'il y a de grand dans cette œuvre de
résurrection morale, physique et sociale, les acclamations des spectateurs qui écoutent avec tant
d'intérêt, le prouvent.
Les grandes solennités ne sont jamais sans lendemain. Trois jours après les fêtes du
Cinquantenaire, 24 Mai, dès 4 h. du matin, un branle-bas général met sur pied soixante gaillards
tout dispos. Il s'agit d'une promenade générale au pays Chatelleraudais. Accueil empressé des
Frères du Pensionnat de Chatelleraut, visite de la ville, de la Manufacture d'armes, promenade
sur la Vienne, dans un gentil bateau à vapeur. Et, comme il se devait, la séance dramatique
donnée à Poitiers l'avant-veille est rééditée au Cercle Catholique devant une assistance qui ne
ménage pas ses applaudissements.
Avec le C. F. Benoît comme Directeur et le C. F. Paul de la Croix comme sous-Directeur, nous
sommes en plein dans la période de propagande par les séances dramatiques et les conférences.
Le 24 Juin de cette même année 1888 c'est à La Rochelle que s'organise, sous la présidence de
M. le Préfet de la Charente-Inférieure une charmante soirée devant un public nombreux et
distingué qui se retire vraiment ravi par les résultats obtenus dans l'éducation des Sourds-Muets.
Le lendemain le groupe tout entier s'embarquait sur « le Coligny », pour une promenade en mer
avec escale à l'île de Ré. Cette agréable surprise avait été préparée par les familles Baïle de La
Rochelle Brullon, de l’Ile de Ré, dont les deux enfants sourds-muets s'étaient montrés les deux
meilleurs acteurs du drame joué la veille. Quel émerveillement pour tous ces petits qui n'avaient
jamais vu la mer !
En juillet 1890, c'est au Cirque de la Touraine que nous retrouvons nos petits acteurs pour la
même séance dramatique grâce au concours dévoué et intelligent de MM. Adrien Lecointre,
Lesourd et Boredeau. Décrire l'étonnement du public quand, à la première scène on entendit les
voix d'enfants hier muets et aujourd'hui parlant quasi sans difficultés est vraiment impossible.
Les journaux locaux ont raconté tout au long cette mémorable séance dont les tourangeaux
parleront longtemps.
D'autres séances encore eurent lieu qu'il serait fastidieux de relater ici. Notons seulement
quelques-unes des pièces de théâtre qui furent jouées par les jeunes sourds-parlants, en ces
diverses circonstances : St-Louis dans les Fers, Fernando, l'Expiation, les Jeunes Captifs, la
Légion Vosgienne, Jeanne d'Arc à Poitiers, etc...
Fr. L-Aug.
ECHO DE FAMILLE
N° 639 Novembre 1949
41e Année
Le Cher Frère Benoît n'avait pas seulement à cœur le développement intellectuel des
Sourds-Muets. Leur formation religieuse était sa grande préoccupation. Il était en cela
magnifiquement aidé par l'Aumônier, M. l'abbé Blain. Leur souci atteignait jusqu'aux anciens
élèves : aussi eurent-ils l'idée d'organiser une première retraite. A Pâques 1892, vingt-trois
anciens répondaient à leur appel, et sous la direction de M. l’abbé Corbineau, aumônier de
I'Institution de Nantes, venaient passer trois jours de recueillement.
Cette première réunion d'anciens fut suivie d'une seconde : le 20 Novembre de cette même année,
trente deux anciens se rassemblaient pour la première fois, en un banquet fraternel, sous la
présidence du Supérieur Général des Frères de Saint-Gabriel, ancien professeur de sourds-muets,
ancien visiteur des Institutions, pour fêter l'anniversaire de la naissance de l’Abbé de l’Epée,
préludant ainsi aux réunions qui désormais auront lieu chaque année, tant pour rendre hommage
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à leur Immortel bienfaiteur que pour avoir la joie de se retrouver groupés autour de leurs anciens
maîtres.
Ces fêtes ne nuisaient en rien aux études des élèves, si bien qu'en fin de juillet 1893, trois élèves
étaient présentés au Certificat d'Etudes officiel avec leurs camarades entendants. L'année
suivante, l’un d'eux Victor Brullon enlevait brillamment le Brevet de capacité avec les
félicitations de la Commission d'examen. En cela, comme en beaucoup d’autres choses. M.
Lemesle était à l’avant-garde du progrès.
L’institution possédait, à cette époque, un modeste atelier d imprimerie qu'avait installé M. l'abbé
de Theil. Si les travaux qui en sortaient étaient de petits chefs-d'œuvre, cela ne pouvait constituer
un atelier pour la formation de véritables ouvriers. Le F. Benoît rêvait d'un atelier véritable avec
presse à retiration. Le 21 décembre 1894, son rêve devenait réalité : dans des ateliers agrandis, on
installait une vraie presse Marioni, « l'Indispensable », avec moteur à gaz.
Désormais les travaux les plus divers sortiront de l'Imprimerie des Sourds-Muets. Cet atelier
donnera bien du souci au Fr. Raphaël qui en aura la surveillance et au Fr. Benoît, à qui incombe
une abondante correspondance. Il augmentera son matériel, ses ouvriers et finalement devra, en
1899, cesser son activité. La fermeture de cet atelier a donné lieu aux commentaires les plus
divers. Or, on peut dire que c'est la prospérité qui l'a tué. A ce moment, en effet, il fallait se
décider ou à développer l’industrie, c'est-à-dire doubler le matériel et mettre à la tête un homme
exclusivement chargé de la direction et de la comptabilité de l'atelier, de manière à donner
satisfaction aux nombreux clients de l'Imprimerie des Sourds-Muets et à décharger en même
temps le Directeur et certain professeur qui ne pouvaient suffit à la tâche. Mais en raison de la
pénurie de sujets, le Conseil laissa le Fr. Benoît libre d'opter entre le statu-quo ou la fermeture.
La décision fut vite prise...
II n'est pas défendu d'exprimer un regret de voir arrêter dans son essor une industrie qui, en cinq
années, était arrivée à se créer une nombreuse clientèle de tous les points de la France, et à
monter de ses propres ressources un atelier qui portait ombrage à quelques concurrents de la
ville. Les circonstances n’ont pas été favorables. La Providence avait ses desseins aussi, sans
doute, Tout le matériel fut acquis par M. Pacteau, imprimeur à Luçon (Vendée).
Les soucis de l'imprimerie passés, le C. F. Benoît va-t-il prendre quelque repos ? Ne le pensez
pas ! A cet homme infatigable, il faut de l'activité. Le 27 mars 1895, il présente à l'approbation
des Supérieurs le plan d'une nouvelle chapelle. Celle qui existe est d’un aspect si pauvre que Mgr
Pelgé, lors de sa première visite aurait dit : « Est-ce qu'on nous conduit à l'étable ?... »
Le 5 Avril, M. Boutaud, architecte, trace le plan par terre. C'était un premier vendredi du mois,
en la fête de N.-D. des Sept-Douleurs. Le 14 Mai, avait lieu la bénédiction de la première pierre
par M. le Curé de Saint-Hilaire.
Huit mois après (5 décembre) Mgr Pelgé bénissait solennellement la nouvelle chapelle, dédiée à
N.-D. de l’Annonciation, un bijou de chapelle. Quoi! les Sourds-Muets sont donc des Crésus ?
Hélas! non, mais la trésorière de la Providence en faveur de l'Institution fut et reste encore la
famille Lecointre. -D'autre part, les Révérends Pères Chartreux et la population poitevine
répondirent généreusement à l'appel qui leur fut fait : autel, garniture de chandeliers, statues,
chemin de croix, vitraux. etc. tout fut l’objet de dons généreux et souvent anonymes. Que Dieu
récompense leurs auteurs !
Pour aider les donateurs ordinaires le Directeur ne cesse de faire appel aux Pouvoirs Publics et à
la générosité de la population. Son imagination ne lui laisse aucun repos ni son goût inné de
l'aventure. Sans relâche naîtront des séances dramatiques de plus en plus variées, portées sur tous
les points de la région où se recrutent les élèves, des sermons et des ventes de charité, des
kermesses, des auditions musicales. Ne fera-t-il pas venir à Poitiers les célèbres « Chanteurs de
Saint-Gervais » !
L’année 1896 fut marquée au coin de l'épreuve : d’une part le C. F. Paul de la Croix,
sous-directeur, quittait Poitiers pour s’embarquer pour le Canada, où peu après il devenait
Provincial. D’autre part une grippe infectieuse qui occasionna le décès de deux jeunes élèves,
obligeait au licenciement de tout le personnel. Pendant ces vacances forcées les Frères
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s'établirent à Maisonneuve, près de Saint-Benoît, dans la maison de campagne de Me Mousset,
avocat, qui spontanément l'avait mise à la disposition du C. F. Benoît.
F. LOUIS-A.
ECHO DE FAMILLE
N° 640 Décembre 1949
41e Année
CONSTRUCTION DE LA CHAPELLE.
Revenons un peu sur ce petit chef-d'œuvre, qui fait l'admiration de tous les visiteurs.
Depuis plus de quarante ans, une grange gagée servait de chapelle provisoire pour les élèves et
les personnes du faubourg de la Tranchée. Malgré l'ingéniosité de l'aménagement cette grange ne
pouvait décemment continuer à porter le nom de chapelle. On se souvient de l'exclamation de
pitié échappée des lèvres de Mgr Pelgé, lors de sa première visite. Elle avait blessée au cœur le
C. F. Benoît, aussi ne se donnera-t-il point de repos qu'il n'ait entrevu la possibilité de réaliser
son rêve : trouver un architecte capable de répondre à trois desiderata difficilement conciliables :
économie, enceinte suffisante, cachet architectural.
M. Boutaud fut son homme. Et dès le mois d'avril 1895 les ouvriers se mettent à l'œuvre.
D'aucuns trouvaient bien quelque peu audacieux le geste des Frères de St-Gabriel, entreprenant la
construction d’une chapelle, à l'heure où les œuvres chrétiennes, celle des Sourds-Muets et les
autres, n'étaient pas assurées du lendemain. Loin de les en blâmer, M. l'abbé Berloquin, curé de
St-Hilaire, délégué par Monseigneur pour la bénédiction de la Première pierre, les en félicite au
contraire : « Mes Frères, vous bâtissez cette chapelle comme fût bâti le deuxième temple de
Jérusalem, au milieu de poignantes préoccupations. L'orage qui s'amoncelait lentement depuis à
l'horizon est tout proche de nos têtes. Vous n’avez douté ni de Dieu, ni de vos amis. Vous avez
bien fait ! Continuez sans crainte. Dieu est avec vous, et les bienfaiteurs vous encouragent... »
Puis fut bénite la 1ère pierre renfermant les reliques et médailles protectrices, ainsi qu'un
parchemin commémoratif de cette cérémonie.
« L'an du Christ 1895, le 14 mai, sous le pontificat de Léon XIII, Mgr. H. Pelgé étant évêque de
Poitiers, comme fondement et protection de la future chapelle cette pierre angulaire fut bénite et
cimentée selon les règles liturgiques par le digne pasteur de l’Eglise Saint-Hilaire, M. l'abbé
Berloquin, avec le discret concours de M. l'abbé Blain, aumônier de l'Institution.
Nombreux étaient les assistants, prêtres, religieux et fidèles. On remarquait entre autres le Très
Révérend Frère Hubert, Supérieur général de l'Institut de Saint-Gabriel, assisté du Bien Cher
Frère Adalbert, et du Procureur de la Congrégation, le C. F. Médéric.
Notons en outre le Cher Frère Benoît, le zélé Directeur de l’Institution des Sourds-Muets et le
groupe de ses onze auxiliaires : F.F. Paul de la Croix, Pierre Thomasi, Raphaël, Gilles,
Vénérend, Dominique, Yves, Jean-Baptiste, Jean de Britto, Benoît-Labre, Louis-Auguste.
Les 70 jeunes Sourds-Muets attentifs ne perdaient rien de la cérémonie. Plusieurs représentants
de la noble famille Lecointre, bienfaiteurs insignes de l’œuvre, encourageaient par leur présence.
M. Boutaud, l'architecte dont le talent est si apprécié était à son poste.
Ce sanctuaire aura pour vocable : N. D. de l'ANNONCIATION.
GLOIRE A DIEU ! LOUANGE A MARIE ! ».
L'architecte sut faire entrer son plan dans le cadre financier et topographique sans compromettre
les lignes de perspective qui devaient harmonieusement se fondre en un ensemble artistement
combiné.
Si l'extérieur de l’édifice vous laisse froid, c'est avec une joyeuse surprise que, par le portail
entrouvert, vous voyez se profiler les arceaux d’une nef gothique d’une gracieuse légèreté.
Par une idée originale et pratique, l'architecte a reporté du dehors en dedans les contreforts qui,
ainsi disposés, servent d'ornement autant qu'ils consolident. Reliés par une arcature ogivale
formant cloître, ils sont les supports naturels d'une tribune et d'une double galerie latérale d'un
aspect des plus décoratifs, avec leur guirlande de rosaces trilobées, découpées dans la pierre des
balustrades.
Un second rang d'arcs en tiers-point surmontant la première arcature encadre les fenêtres. Par un
ingénieux artifice, les arcs-doubleaux et donnant plus de légèreté, le diamètre et la portée de ces
mêmes voûtes.
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Des blocs quasi-cyclopéens avaient été hissés, non sans peine, au sommet des pilastres pour en
devenir les chapiteaux. Ce fut merveille de voir le ciseau d’habiles sculpteurs les découper en
autant de culots détachés, sur lesquels partent à leur tour les arceaux des voûtes et des galeries.
Cet agencement de pilastres, de colonnes, de galeries ajourées, de sculptures finement traitées,
charme l'œil par son cachet artistique non moins que religieux.
Vous achevez de jeter le visiteur dans l’étonnement le plus complet quand vous lui annoncez
que ce petit chef-d'œuvre d’architecture a coûté 35.000 francs
L'architecte avait promis que dans six mois la bénédiction de la chapelle pourrait avoir lieu. Le 5
décembre de cette même année 1895 Mgr Pelgé, faisait son entrée dans la chapelle de
l'Annonciation, pour une bénédiction solennelle et la célébration d'une première messe.
Et maintenant, chers Sourds-Muets, vous avez votre chapelle, une chapelle digne du Maître
quelle abrite Venez lui porter vos prières !
-----------Quand le petit muet, oreille et bouche dose.
Dans un vague désir d'obtenir quelque chose,
Te parlera des yeux ;
N'est-il pas vrai. Seigneur, qu'au regard de cet ange.
Les habitants du ciel offriront en échange
Un sourire des cieux.
Quand le petit muet de sa lèvre obstinée
Voyant jaillir enfin la voix emprisonnée
Murmurera « Jésus ! »
Il me semble, Seigneur, que déposant les armes.
Vaincu par la candeur, tu verseras des larmes
Ainsi que tes élus.
Quand le petit muet, en pleine renaissance,
Ayant enfin compris ce mot : reconnaissance.
Viendra le cœur en feu
Vous prier à genoux pour ses parents, son maître.
Tous ceux par qui ce temple aura la gloire d'être
Vous l'entendrez, mon Dieu !
E. B.
Fr. Louis-A.
ECHO DE FAMILLE
N° 642 Février 1950
42e Année
FONDATION DE L'ŒUVRE DES AVEUGLES
Nous avons vu que le C.F. Médéric prit la direction de l'institution de Poitiers en 1872. Il avait
été précédemment à Ronchin-LiIle et avait vu en pleine prospérité une Section d'aveugles à côté
de celle des Sourds-Muets. Est-ce la raison qui lui inspira la pensée d'établir une section
semblable à Poitiers ?
Toujours est-il qu'en 1881 il faisait part de son projet au T.C.F. Eugène-Marie alors Supérieur
Général et en recevait, le 22 décembre la réponse suivante : « Si vous vous croyez en mesure de
recevoir et d'élever le petit aveugle que la Providence vous offre, je vous autorise très volontiers
à le recevoir comme la pierre fondamentale de cette nouvelle école. Tâchez de bien soigner son
éducation afin qu'il communique aux autres le bon esprit que vous lui aurez donné. Mettez cette
nouvelle œuvre sous la protection spéciale de St Raphaël et des Saints Anges. Ces bienheureux
esprits attireront sur cette œuvre les regards de leur Reine et la nôtre ... »
Ce n'était pas encore l’heure de la Providence sans doute. Car i1 n'y eut de suite à cette
correspondance que cinq ans plus lard, quant le C.F. Benoît prit la direction de l'Etablissement.
Donc, dès le mois d'août 1886, le C.F. Benoît, encouragé par M. Lecointre, faisait des démarches
pour l'ouverture de la Section des Aveugles. La question étudiée à Saint-Laurent avait reçu une
solution très favorable puisque le B.C.F. Narcisse, Assistant, écrivait le 29 décembre : « La
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délibération sera prise en Conseil et vous sera adressée pour que vos Archives marquent le point
de départ de l’œuvre - pure formalité - cependant ne rien faire avant l'information officielle. Que
fera M. Lecointre-Dupont ? »
Celui-ci écrivit à St-Laurent le 20 Janvier 1887 promettant 1.000 fr, par an pour un professeur
d'aveugles, jusqu'à ce que l'école ait six élèves payants mais ne promettait rien pour les autres
dépenses d'installation.
Une lettre du B.C.F. Narcisse à M. Lecointre, demandant des précisions fit arrêter les
pourparlers. Le 5 Février 1887 le B.C.F. Narcisse écrivait au C.F. Benoît que « la question
n’avait pas été tranchée à cause des propositions insuffisantes de M. Lecointre ».
Et pourtant, à ce moment un jeune aveugle de St-Macoul (Vienne) était offert par M. le Curé ; un
autre de Marigny ; un autre par une religieuse de Niort. En juin 1889 le Curé de St-Antoine du
Rocher (Indre-et-Loire) en proposait un autre de sa paroisse.
Bien qu'il fut question de temps à autre de cette fondation, ce n'est que dix ans plus tard que le
C.F. Benoît remet la question sur le tapis. Le C.F. Jean de Prado dernièrement arrivé du Canada
et se rendant de Nantes à Poitiers avait causé de l'affaire en chemin de fer avec le T.C.F. Hubert,
s'offrant à quêter pour l’œuvre et promettant de trouver au moins quatre pianos.
L'ouverture fut enfin décidée à la grande joie de l'Institution Une lettre du T.C.F. Hubert en
donnait I'autorisation officielle en date du 14 octobre 1897 en ces termes : « Je suis heureux de
vous annoncer que le Conseil admet en principe l'établissement d'une Ecole d'Aveugles annexée
à l'Institution des Sourds-Muets de Poitiers, vous pouvez dès maintenant recevoir des enfants
atteints de cécité. Que la bonne mère Sainte Anne veuille bien protéger cette nouvelle et
intéressant œuvre de charité … »
L'inauguration solennelle en fut faite le 22 mars 1898 par Mgr Pelgé, avec la présence du T.C.F.
Hubert et du B.C.F. Martial, revenant de Rome, avec allocution de M. l'abbé Bleau, aumônier du
Lycée. Le petit groupe d'aveugles ne comptait que cinq élèves. Mais sans plus attendre les pianos
arrivaient ; un professeur de musique, M. Fréville, ancien élève de l'Institution Ronchin-Lille
venait prendre position. En février avait été installé à la tribune de la chapelle un superbe
harmonium à deux claviers et pédalier tout neuf. Grâce eux Jeunes Aveugles, la maison du
silence s'est changée en une volière pleine de gazouillements joyeux et de riches harmonies.
Et c'est dans l'enthousiasme et la joie débordante que toute la maisonnée célèbre le 28 juin les
triples noces d'argent de son Directeur, le Frère Benoît : vingt-cinq ans de profession religieuse,
vingt-cinq ans d'enseignement, vingt-cinq ans da présence à Poitiers. Et les petits aveugles, dont
le plus jeune avait six ans, peuvent chanter : « Vingt-ans de labeur ; pour le ciel quel trésor !... »
Voilà les deux œuvres lancées. On inscrit au frontispice de la maison :
INSTITUTION RÉGIONALE DE SOURDS-MUETS ET D'AVEUGLES
Et le Directeur écrit aux Préfectures de la Région qu'à partir de janvier 1898 l'Établissement est
en mesure de recevoir les élèves aveugles que les Départements voudront bien lui confier.
Au début de 1900 les élèves sont au nombre de treize ; ils seront dix-sept en fin d année. Au mois
de Novembre une première Ste de Sainte Cécile patronne des aveugles, est célébrée, avec séance
musicale. On commence à parler de la chorale des aveugles en disant : « On chante bien aux
sourds-muets. » Les aveugles n'en sont pas offusqués et les sourds- muets n'en tirent pas vanité...
Tant ne va pourtant pas sans quelques incidents. Au mois d'avril 1899 il faut noter la fermeture
de l'atelier d'imprimerie dont nous avons déjà parlé. Au début de la même année, M. l'abbé Blain,
aumônier, désireux de faire le bien sur un plus vaste champ d’apostolat, a reçu sa nomination de
doyen de Vivonne. Ce n’est pas sans regret qu'on voit partir un si bon prêtre très au courant de
l'enseignement des sourds-muets. Il est remplacé par M. l'abbé Broussard, curé de Smarves. Six
mois plus tard, M. l'abbé Blain, dont la santé n’a pas pu résister au lourd ministère de Vivonne,
est de nouveau nommé à l'aumônerie des sourds-muets. Du même coup M. Broussard est nommé
curé de Marçay. Par esprit d'obéissance à son évêque, il n’a voulu faire aucune observation au
sujet de son changement. M l'abbé Broussard n'a fait que passer au milieu de nous : mais il a
laissé un tel souvenir de douceur, de piété et d'amabilité fraternelle que son nom restera à jamais
gravé dans le cœur de tons ceux qui l’ont connu.
F. LOUIS-A.
21
ECHO DE FAMILLE
N° 643 Mars 1950
42e Année
LA PERSÉCUTION. - Pourquoi, sans qu'on l'ait provoquée, la politique vint-elle troubler l'œuvre
de charité ? A l'Institution personne ne s'est jamais occupé de politique générale ou locale. Or voilà
que tout à coup une loi de persécution va ruiner les édifices de charité chrétienne élevés sur tous les
points du pays.
Nous sommes en 1901. Le Frère Benoît sent l'orage s'amonceler sur les Congrégations religieuses.
Va-t-il rester inactif ? L'expectative n'est pas dans ses habitudes. Il part en éclaireur. Flanqué de Me
Mousset, son avocat-conseil et grand ami des Sourds-Muets, il fait de fréquents voyages à Paris, il
assiste à la discussion de la loi à la Chambre des Députés. Il est présent aux délibérations des
Supérieurs de Congrégations. Il expose nettement ses idées; ses vues sont claires. Son cœur
généreux, appuyé sur sa foi, est inébranlable. Il fait siennes les conclusions d'un journaliste
catholique s'adressant au Gouvernement d'alors.
Il serait intéressant de suivre ces discussions dans le détail et les démarches que le Frère Benoît dut
faire pour sauver son œuvre. Finalement les lois d'expulsion furent votées et les religieux et
religieuses durent prendre, les uns après les autres, le chemin de l'exil. Exception fut faite
momentanément en faveur des œuvres de Sourds-Muets et d'Aveugles - on n'avait personne pour
remplacer les maîtres de ces établissements. - Mais il fallut se séculariser... Frère Benoît était décidé
à l'exil ; ne parlait-il pas d'aller s'installer à Jersey ou en Suisse et d'y fonder un « International
Collège » pour Sourds-Muets. Il avait fait, dans ce but, le voyage de Fribourg et en avait rapporté le
plan d'un vaste hôtel sur lequel il avait jeté son dévolu. Il dut se soumettre, la mort dans l'âme, à la
sécularisation, à perdre son habit et son nom religieux ; tout son personnel dut faire de même pour
garder l'œuvre sur place, Désormais nous ne connaîtrons plus que Monsieur A. Lemesle.
Un jour il crut son sacrifice inutile. Les représentants du Liquidateur venaient prendre possession de
la maison. Ces messieurs n'étaient pas des ennemis. Ils se montrèrent aussi complaisants que
possible. Mais avouez que c'est une chose cruelle de voir inventorier son bien, - ici le bien des
pauvres enfants infirmes, - même par des amis au nom et au compte d'une collectivité très
imprécise. Aussi le Directeur, au cœur blessé, ne put-il s'empêcher d'écrire une protestation
douloureuse : « La mesure qui atteint aujourd'hui l'Institution des Jeunes Sourds-Muets et Aveugles
de Poitiers revêt un caractère particulièrement odieux parce qu'elle vise une œuvre toute de
bienfaisance et de charité et de malheureux enfants, peut-être les plus déshérités de ce monde. C'est
au nom de ces enfants, et au nom des légitimes propriétaires qui, s'ils étaient présents,
revendiqueraient certainement leurs droits, que je proteste contre cet inventaire mobilier que ma
conscience se refuse à signer, et contre la prise de possession de cet immeuble qui consacre, malgré
tout, une véritable et injuste spoliation. Puisse la justice de Dieu, qui a parfois de terribles
représailles, même dès cette vie, en épargner les auteurs. »
A quelque temps de là, l'alerte fut plus vive encore, car les lois continuaient d'être appliquées.
L'Institution allait fêter la 70e année de son âge. On annonce la mise en vente de la maison. Pour le
bouquet de fleurs, c'est une couronne mortuaire qu'offre le Liquidateur... Aucun acquéreur ne s'étant
présenté, la mise à prix est diminuée d'un cinquième. Le représentant de M. Lecointre, légitime
propriétaire, met l'enchère. L'œuvre est sauvée.
Les témoignages de sympathie affluèrent de toutes parts, même du côté de certains adversaires avec
lesquels F. Benoît avait rompu et devait rompre encore bien des lances.
« Tant mieux ! » s'écria avec courtoisie la « Revue des Sourds-Muets » de Paris. « Remercions la
Providence », conseille le sage Directeur.
F. LOUIS-A.
ECHO DE FAMILLE
N° 644 Avril 1950
42e Année
Pensez-vous que les préoccupations de cette période incertaine vont distraire le Directeur de son
travail d'éducateur ? Loin de là ! Il semble que ce soit un excitant à une vie plus active.
22
er
Le 1 Janvier 1908 paraissait un petit bulletin « l'Echo de Famille » destiné à devenir le porte
nouvelles de l'Institution de Poitiers. Son fondateur ne pense en ce moment que pour les siens. Ce
n’est point égoïsme de sa part, puisqu'il a la générosité d'envoyer sa jeune revue aux autres
Institutions, Elle est reçue partout avec enthousiasme. Des Directeurs et Directrices frappés de
l'opportunité d'un tel organe demandent au nouveau périodique l'hospitalité de ses pages pour leurs
propres « échos ». Le modeste bulletin de Poitiers prend de l'extension. Il augmente son tirage. Il
devient une véritable tribune libre de laquelle tombe chaque mois la vérité, sur les membres
dispersés de la famille silencieuse. Il grandira encore quand les Institutions, en nombre imposant
seront groupées en une vaste Fédération et qu'elles choisiront pour organe officiel L'ECHO DE
FAMILLE.
Au début de cette même année 1908 l'Amicale des anciens élèves va prendre un nouvel essor. Dans
une Assemblée Générale tenue dans une salle de l'Hôtel de Ville gracieusement offerte par
l'honorable Maire, l'Amicale reçoit une organisation nouvelle et devient « l'Association des Anciens
Elèves de l'Institution de Poitiers », inscrite au Journal Officiel du 14 Février 1908.
Un peu plus tard, nouvelle innovation : le Cercle de l'Abbé de l’Epée. Là, les anciens trouveront des
jeux variés, des distractions de toutes sortes ; ceux qui aiment la lecture pourront lire gratuitement
livres, journaux, revues illustrées.
L'année 1909 voit la fondation d'une Société de Secours Mutuels qui groupera les Anciens du
Poitou, de la Touraine, du Limousin et du Rouergue.
Et pour compléter ces œuvres, le Comité de Patronage de l’Institution est lui-même transformé en
Association déclarée régie par la loi du 1er Juillet 1901 avec inscription au journal Officiel.
Je ne passerai pas sous silence le geste pieux accompli à la fin de l'année 1910. A la suite du Motu
proprio de Pie X sur la Communion des enfants, neuf élèves furent admis à la communion privée,
au jour de la fête de l'Immaculée-Conception. Un des plus jeunes aveugles ayant adressé au
Souverain Pontife une lettre de remerciement pour cette grande faveur, Pie X eut la paternelle bonté
d'envoyer à chacun de ces enfants une médaille d'argent, avec « une spéciale bénédiction et les vœux
les plus ardents de toute consolation dans leur grande infirmité ».
Au cours des années passées nous n'avons nullement parlé des fêtes données à l'Institution ; et
pourtant qu'il y aurait à dire ! Notons seulement les Noces d'argent de présence de M. Lemesle à
l’Institution, les Noces d'or de sacerdoce de M. l'Aumônier Blain, les Concerts donnés par les
Chanteurs de Saint-Gervais à Notre-Dame et à la Salle Durocher au profit de l'Institution, les
différentes Expositions auxquelles l'Institution a pris part à Bordeaux, Angers, Paris, Londres,
Poitiers, La Rochelle. A cette dernière l'Institution obtenait une médaille d'or, une croix de Grand
Prix et une palme de Membre du Jury.
Toutes ces activités : fêtes, ventes de charité, kermesses, concerts, avaient un but que M. Lemesle
tenait encore secret, mais qui commençait à percer dans son entourage : il s’agissait de ramasser des
fonds pour l'achèvement du bâtiment principal commencé en 1878 et dont la moitié seulement était
construite. La famille Lecointre pressentie avait donné son adhésion, car dans ce domaine rien ne se
faisait sans elle. Les temps n'étaient cependant guère rassurants et pourtant en 1913 terrassiers,
tailleurs de pierre, maçons se mettent à l'ouvrage pour une construction de 23 mètres de long, 13 de
large, avec rez-de-chaussée, trois étages et grenier, qui complétait le bâtiment principal.
Ce travail fut mené avec rapidité. Dans l'été de 1914, les passants admiraient la montée du nouveau
bâtiment qui doublait l'ancien, grâce surtout à la générosité de la famille Lecointre, qui s'est fait
héréditairement depuis trois générations la « Providence de la Maison ». Le troisième étage se
terminait, il ne restait plus que la couverture ; ce serait l'affaire des vacances, lorsque les 110 élèves
seraient partis. L'année scolaire finissait brillante : le dimanche 19 Juillet les jeunes sourds-muets
remportaient une palme de vermeil dans un concours de 800 gymnastes tenu à Ruffec. Le
surlendemain les élèves s’envolaient joyeusement
Fr. Louis-Aug.
ECHO DE FAMILLE
N° 645 Mai 1950
42e Année
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La Guerre ! hélas ! met une barrière devant ce bel élan. Chacun de nous garde l'inoubliable souvenir
des derniers jours de Juillet 1914, avec leur atmosphère de plomb et les mortelles angoisses
patristiques ; l'ordre de mobilisation générale le 1er Août et toute l'armée allemande se ruant sur la
Belgique neutre.
Tous les maîtres de l'Institution sont mobilisés à l'exception du Directeur, M. Lemesle, d'un
professeur qui a dépassé la cinquantaine et d'un jeune exempté pour faiblesse de vue. Dans 1e
dévouement universel de la France, les Sourds-Muets s'indignent d'être laissés de côté ; les uns se
présentent à la gendarmerie pour réclamer leur enrôlement d'autres s’inscrivent à la préparation
militaire. Des anciens élèves sont embauchés dans les usines de guerre de Tulle et Châtellerault ou
comme infirmiers volontaires dans les hôpitaux. D'autres organisent des souscriptions en faveur la
Croix-Rouge ou des Prisonniers de Guerre et le Secrétaire de l'Association des Anciens Elèves
prend l'initiative de faire la collecte de l'or parmi ses camarades.
L'Institution, de même que la maison de campagne, sont envahies par la troupe qui s'apprête à partir
pour 1a frontière.
Puis la grande maison se vide de soldats et l’on attend l'œil et l'oreille fébrilement tendus vers la
frontière où se précipitent les événements.
Mais des commissions civiles et militaires, des délégués du Ministère de la Guerre viennent
inspecter l'Etablissement que tous convoitent en raison de sa situation et de son installation idéale. Il
est décidé qu'un hôpital de la Croix-Rouge sera créé.
Comment un établissement d’instruction aussi spéciale peut-il du jour an lendemain se muer en
grand hôpital ? Comment cet hôpital réussit-il à fonctionner immédiatement et à durer, à la
satisfaction générale, plus de quatre années jusqu'à la fin de la guerre ? C'est que la Providence fit
rencontrer là deux personnes qui unissaient remarquablement toute l’habileté des « enfants du
siècle » aux vertus des « enfants de lumière. » La Croix-Ronge délégua M. Lemesle, Directeur de
l'Institution, comme administrateur et Mme Louis Ginot comme surveillante générale. Pendant
quatre ans les blessés se succédèrent sans interruption, venant de partout, de Vailly, de la Somme,
dYpres, de Dixmude, de Verdun, de Champagne. Ils furent 2.416 sur lesquels on perdit en tout six
hommes. Ils se rendirent vite compte qu'ils étaient les enfants gâtés du monde des blessés, dans cet
hôpital de La Tranchée, et jouant sur les mots à la française, ils affirmaient gaiement que cette
tranchée-là était infiniment préférable à l'autre. Plus d'un est reparti avec des larmes dans les yeux...
Sous la direction des dévoués chirurgiens et médecins les Docteurs Perdoux, Gallet, Comte, les
Sœurs de la Miséricorde soignent tous ces grands enfants comme des mamans à la fois
dignes et indulgentes : une part de l'élite de la société poitevine compose le service des infirmières
ou le bureau des entrées ; le vénéré aumônier l'abbé Blain est devenu l'aumônier de l'hôpital et le R.
Père Viollet s'entend à dérider les blessés par sa verve primesautière. Le beau talent de M. Gouin est
mis à contribution et les blessés recherchent sa compagnie sympathique ; il accompagne chants
patriotiques et autres et contribue très efficacement à récréer les chers pensionnaires.
Cependant le nouveau bâtiment que l'on était si heureux à tous les points de vue, d'avoir construit
avant la guerre, avait reçu en octobre 1914 non son achèvement définitif mais sa couverture grâce à
la persévérante générosité de la famille qui avait permis de l'entreprendre sans se douter qu'il
abriterait non seulement les infirmes aimés mais un tel nombre de soldats blessés.
Des visites officielles avaient lieu, des fêtes religieuses se succédaient avec leurs divers cortèges de
joies fortes qui pour bien des blessés furent une résurrection morale
Enfin le 8 Septembre 1915, dans une cérémonie intime on érigeait au faite de l'imposant bâtiment
une statue de Notre-Dame de la Salette à qui l'œuvre reconnaissante est, depuis plus de 60 ans,
constamment restée fidèle.
Tout en se donnant tout entier à sa lourde tâche hospitalière, M. Lemesle ne cessait de penser à ses
chers sourds-muets, à ses chers aveugles. Il en parlait souvent aux uns et aux autres. Il insista si bien
près de la S.S.B.M. que cette Société, comprenant le préjudice causé aux Sourds-Muets par la
fermeture de l'Ecole, consentit à réduire le nombre de lits réservés aux blessés, ce qui permit de
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recevoir, en octobre 1915, un petit nombre d'élèves. Le petit groupe augmenta d’année en année. Il
sera, au complet en 1918.
F. LOUIS-AUG.
ECHO DE FAMILLE
N° 646 Juin 1950
42e Année
L'année 1918 vit se produire à l'Institution des Sourds-Muets de Poitiers l'évènement qui paraissait
le plus invraisemblable à la ville comme à l'Etablissement et qui produisit la plus douloureuse
émotion. M. Lemesle était partout « le Directeur de Poitiers », et l'idée ne pouvait venir à personne
qu'il quitterait jamais la maison pour un nouveau poste même plus important. Et pourtant M.
Lemesle va quitter un monde qui, pour ainsi dire, il incarne dans sa personne.
Quand on connaît son caractère, on est très sûr qu'il n'accepta cette idée que pour des raisons
impérieuses de plus grand bien à réaliser, mais tout de même après beaucoup d'hésitations.
Ce qui est certain c'est qu'une amitié que nous pouvons trouver indiscrète, le signala à l'attention des
Autorités administratives de la Ville de Nantes, pour relever la puissante Ecole de La Persagotière,
fermée depuis le début des hostilités. La Préfecture de la Loire-Inférieure multipliait les démarches
pour ravir à Poitiers son cher Directeur. La nomination officielle éclata à la mi-Avril. Pour les
professeurs et les élèves cette nouvelle incroyable fut un coup de foudre : les liens qui unissaient le
corps professoral à son chef aimé et respecté, et les rapports paternels de M. Lemesle avec ses
élèves et anciens élèves laissent deviner le chagrin profond causé par son départ.
Ce départ il le voulut brusque, autant pour réduire les attendrissements que pour rejoindre sans délai
son nouveau poste. Dans la matinée du 30 Avril eut lieu la cérémonie émouvante des adieux,
d'abord entre le Directeur et les professeurs dont certains avaient passé 25 années et plus sous son
habile et sage direction. Puis ce fut le tour des enfants, jadis si joyeux de venir présenter leurs vœux
à leur cher Directeur, aujourd'hui les larmes aux yeux.
Dominant difficilement son émotion, M. Lemesle ne put répondre que quelques mots à ses chers
enfants. Très ému il serra affectueusement dans ses bras chacun d'eux.
Le soir même, accompagné à la gare par quelques maîtres et quelques amis de l'Institution, ceux
seulement qui avaient pu accourir, il prenait le train qui l'emportait à Nantes. Son départ avait été
tenu si secret que personne, parmi les nombreux et intimes amis ne put venir lui faire des adieux ;
mais quand la nouvelle fut connue nombreuses furent les sympathies des amis arrivés trop tard pour
donner à M. Lemesle l'accolade des adieux. La presse locale fut unanime à louer celui qui, pendant
tant d'années s'est dépensé à la prospérité d'une des plus belles œuvres de la Ville de Poitiers.
Grâce à Dieu, les hommes ne manquent pas à l'Institution de Poitiers, et M. Lemesle a trouvé un
successeur digne de lui en M. Vandenbussche son collaborateur de 25 ans, comme professeur et
comme sous-directeur, qui dès l'enfance eut la vocation de se consacrer aux Sourds-Muets, et qui a
montré, ainsi que la presse poitevine l'a reconnu publiquement « des qualités d'administrateur zélé,
de dévouement et d'affabilité, qui le désignaient pour cette nomination. »
En même temps, M. Vandenbussche était nommé administrateur de l'hôpital, qui ne désemplissait
pas avec la grande percée allemande du 27 Mai et surtout avec notre régulière poussée victorieuse
des quatre derniers mois de la guerre.
Les soins étaient accordés également aux corps et aux âmes, les plaies se cicatrisaient en même
temps que des confirmations, des 1ères communions et même des baptêmes étaient donnés dans la
chapelle. Durant cette période d'Avril à Décembre 1918, plus de 1.000 blessés passèrent aux
Sourds-Muets, c'est-à-dire plus de la moitié de l'effectif de toute la guerre ; ce qui laisse deviner le
mouvement et le travail des mois qui précédèrent la Victoire.
Le 11 Novembre, à 11 h. du matin, à la dépêche de la signature de l'armistice, quand l'administrateur
parcourut les salles en y lançant le mot « Ca y est !», manchots, béquillards sautent de joie, et tous
les valides obtiennent quartier libre. Les drapeaux volent aux fenêtres à toutes les façades ; aux
pieds de la Vierge qui domine le grand bâtiment, un immense drapeau tricolore flotte au vent. Le
soir, au salut, est entonné le Te Deum de la Victoire : l'hymne de la reconnaissance au Dieu des
armées.
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er
L'Hôpital fut fermé le 1 janvier 1919 après un fonctionnement de quatre années et trois mois, après
avoir fourni 96.431 journées de blessés.
Des remerciements furent adressés à tout le personnel par le Sous-Secrétaire d'Etat au Ministère de
la Guerre, par le Directeur du Service de Santé, par le Délégué de la Société de secours aux blessés
militaires. Des récompenses furent décernées par l'Administration centrale de la Croix Rouge.
Et dans les beaux bâtiments, vides de tout uniforme bleu horizon, l'Institution des Sourds-Muets et
Aveugles reprit, encouragée par une visite du nouvel évêque, Mgr de Durfort, tout son nombre,
toute son ampleur, toute sa féconde activité. Elle avait été, à n'en pas douter, immensément entravée
par les quatre années de guerre, mais elle a vécu là les heures les plus belles de sa longue histoire.
Elle peut fièrement lever la tête, avec la conscience d'avoir abrité dans ses murs, pansé et consolé,
grâce à une partie de son personnel non mobilisé ou retour du front, près de 3.000 de nos chers
blessés.
En s'adaptant merveilleusement à cette tâche entièrement nouvelle, elle a fait une démonstration
éclatante de tout ce que peut la religion aidée des ressources variées de l'intelligence et du cœur
lorsqu'elle se penche sur l'humanité en souffrance, quelque forme que celle-ci puisse prendre.
Tout ceux qui furent témoins d'un pareil spectacle ne peuvent arrêter cette prière qui leur monte aux
lèvres : « Que Dieu protège la France, et qu'il bénisse l'Ecole des Sourds-Muets et des jeunes
aveugles de Poitiers, qui a si bien aimé la France ! »
Ces dernières lignes sont extraites de la brochure de M. Louis Arnould, professeur à l'Université de
Poitiers, « L'Institution des Sourds-Muets et Aveugles de Poitiers pendant la guerre..»
F. Louis-Aug.
Fin