QUAND LA BEAUTÉ PARLE DE DIEU Conférence 1er février 2015
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QUAND LA BEAUTÉ PARLE DE DIEU Conférence 1er février 2015
QUAND LA BEAUTÉ PARLE DE DIEU Conférence 1er février 2015 Par Raymond LÉCINA INTRODUCTION Depuis John Ruskin (1819-1900), on pense aujourd’hui couramment que les œuvres d’art dans une église (sculptures, fresques, vitraux…) étaient destinées à remplacer la lecture de la Bible à une époque analphabète. C’est ce qu’écrivait Ruskin en 1853 in Les pierres de Venise à propos des mosaïques de Saint-Marc de Venise, idée reprise et développée en 1884 dans la Bible d’Amiens1, à propos du porche occidental de la cathédrale picarde, où Ruskin déclare que la cathédrale n’est pas « un livre de pierre, une bible de pierre » mais « la Bible en pierre ». L’expression a fait florès et est devenu un dogme, – avec lequel les critiques d’art ont depuis longtemps pris leurs distances. En effet l’erreur, vieille de plus d’un siècle, ne correspond en rien à la réalité : ni sur la manière dont le peuple était instruit des textes bibliques, ni sur la fonction de ces œuvres ! Sans entrer dans les détails, disons d’une part que l’essentiel des connaissances bibliques et dogmatiques du peuple lui venait des prédications, nb et bien plus longues qu’aujourd’hui ! Et d’autre part, on se rend vite compte que l’importance et la thématique des œuvres d’art dans les églises variait beaucoup d’un lieu à un autre, et que, d’une manière générale, le clergé ne pouvait pas compter sur elles pour fournir au peuple toutes ses connaissances religieuses ! Que recherchaient donc les évêques, les abbés, le clergé… en commandant aux artistes les œuvres que nous admirons aujourd’hui ? Disons pour faire court, tout en restant près de la vérité, que les œuvres d’art avaient surtout une fonction d’embellissement de l’espace sacré2. Tout, dans l’architecture, le décor du culte « devait mobiliser ce qu’il y avait de plus beau » : d’où la richesse du mobilier, des reliquaires, d’où la polychromie des tympans et de la statuaire… Mais cet embellissement n’était pas non plus dépourvu de sens ! En effet, c’est dans le rayonnement de la Beauté que l’artiste donnait à percevoir quelque chose du mystère de Dieu, de sa splendeur, de sa gloire. La Beauté, comme la Lumière, était perçu comme l’image de Dieu. Mon propos est aujourd’hui de vous dire, de vous montrer aussi, – car « on ne voit bien que ce que l’on nous montre » – et « on ne voit que ce que l’on sait3 », par quelques exemples choisis pour la plupart dans l’antique cathédrale St-Sauveur, ce que l’œuvre d’art nous révèle du Dieu de la foi catholique et de cette foi elle-même. 1 La Bible d’Amiens, traduite par Proust et publiée en 1906. Thème de la conférence de Jacques PAUL du 7 février 2015, sur le décor dans les églises romanes. 3 Alexis Jenni, Son visage et le tien (Albin Michel 2014, p. 61) 2 1 ENTRÉE DANS LE BAPTISTÈRE D1 À l’entrée du baptistère, on voit à droite sur une imposte4 du XIIe siècle D2 deux animaux ailés buvant dans un calice surmonté d’une hostie avec yeux, nez et bouche… Quelles sont ces bêtes qui semblent se nourrir de l’Eucharistie ? Ce sont des GRIFFONS. Les griffons sont des monstres hybrides – avant-corps d’aigle et arrière-train de lion, car fruit de l’accouplement de l’aigle et de la lionne –, apparus en Mésopotamie au ~IVe millénaire, et très fréquents dans l’ancien Orient. Que font-ils donc ici représentés au XIIe s avec les symboles de l’Eucharistie ? Pour en comprendre la symbolique, il faut remonter précisément à l’histoire de l’art au Moyen-Orient. Louis Charbonneau-Lassay rapporte, in Bestiaire du Christ (1934), que sur le linteau du portail du palais de Sennachérib5 à Ninive, on voit deux griffons qui boivent dans un vase placé entre eux. D3 Et l’historien s’interroge : « Qui dira quelle merveilleuse et céleste liqueur, quels divins soma d’apothéose buvaient dans la vasque sacrée, les griffons du palais de Sennachérib ? » (p. 366) Nul ne le sait… Dans les mythes mésopotamiens, les griffons étaient réputés garder, à l’instar des dragons, les trésors recélés par les montagnes : or et pierres précieuses, et notamment la plus prisée, l’émeraude. En Crète ils gardaient le trône royal. En Grèce, dans le temple d’Apollon à Délos, deux griffons flanquaient la statue du dieu. Selon Hérodote, ils représentaient les gardiens vigilants des trésors du dieu du Soleil et de la Beauté associés. Et de manière plus élevée encore, les Grecs finirent par considérer les griffons comme des « gardiens des voies du salut » (J. Carcopino) qui avaient pour adversaires : des fourmis géantes, des géants à l’œil unique (Eschyle), les serpents ! À ce point, on ne s’étonnera pas que cet emblème païen puisse devenir un emblème chrétien : si le Christ est « Voie du Salut », on pourrait voir dans les griffons romans des gardiens du Christ, représenté Lui sous les espèces eucharistiques. En réalité, au début de l’ère chrétienne, le griffon symbolisait le Christ lui-même. Voici pourquoi. Ce glissement symbolique est amorcé par saint Méliton de Sardes qui écrivait, 2nde moitié du IIe s : « Aquila, Christus… Leo, Christus »… Par ces images Méliton voulait symboliser la double nature du Christ, homme et Dieu, et sa royauté sur la création. Cette image sera reprise au VIIe s. par Isidore de Séville (v. 560-636), et par les bestiaires français postérieurs qui ajoutent : le Christ est à la fois un lion puisqu’il règne sur le monde, et un aigle car, après sa résurrection, il a volé vers le paradis. Et Charbonneau précise : « le griffon réunit en lui certains des sens emblématiques attachés au lion et à l’aigle à la nature desquels ils participent, rois tout à la fois de la terre et des airs. » Cependant interpréter les griffons de St-Sauveur comme des figures christiques se heurte à une difficulté, car, d’une part, le Christ a-t-il besoin d’être gardé ? D’autre part, si les griffons représentaient le Christ sauveur, ils feraient double emploi avec l’Eucharistie ! Enfin, un détail essentiel ne doit pas nous échapper : ces griffons, comme ceux du linteau du palais de Ninive, boivent au calice ! Il faut chercher une autre piste. On peut rapprocher cette image d’un fermail de ceinturon burgonde (Ve-VIe s, la plaque de Testona) où l’on voit un griffon buvant dans une coupe associé au monogramme du Christ. D4. Charbonneau en juge l’interprétation malaisée, mais propose une piste qui s’éloigne de l’interprétation christique courante. 4 5 Imposte (1545) : Moulure saillante surmontant un piédroit de porte, un pilier de nef. Les impostes d’une arcade, d’un cintre. Sennachérib : roi d’Assyrie, de ~705 à ~681, cité in 2R, 18. 2 Il se réfère au rêve qu’aurait fait Clovis6 à Moissac où il se trouvait en 509, après qu’il avait formé le projet de fonder un monastère. Clovis aurait vu en songe deux griffons qui tenaient en leur bec des pierres et les transportaient dans une vallée voisine. Voyant dans ce rêve la confirmation de son projet, Clovis fit construire à cet endroit l’abbaye. Et la tradition conservée à Moissac voit dans les deux griffons les deux premiers abbés de Moissac : les saints Amand et Ausbert. Les griffons seraient ainsi emblématiques des saints qui sont aigles par la région élevée où ils vivent, leurs pensées et leurs affections, et lions par leur courage moral dans leur lutte contre le Mal. C’est en ce sens qu’il semble légitime d’interpréter les griffons d’Aix : ils représentent les saints qui se nourrissent de l’Eucharistie pour boire un jour aux sources de la vie (Ap 7, 17), ce sont aussi les fidèles qui boivent à la coupe du Salut. On peut ainsi comprendre que les griffons qui accueillent ceux qui entrent dans le baptistère n’ont rien d’anecdotique ni de purement décoratif : ils symbolisent un point fondamental de la foi catholique : le pain et le vin de l’Eucharistie sont le corps et le sang du Christ, nourriture du Salut. Même figure sur le panneau campanien du IXe – Xe s. D5. 1er exemple d’une œuvre d’art qui nous fait entrer dans le mystère de Dieu : c’est dans l’Eucharistie, et dans les sacrements en général, que le croyant trouve son salut, salut qui lui vient du Christ. J’ai un peu insisté sur ce détail pour vous montrer les difficultés qu’on rencontre souvent pour interpréter une œuvre d’art sacré, et sur les pièges à éviter, notamment celui de l’impressionnisme, ou du relativisme qui ferait dire : « ça n’a pas d’importance, ou pas de sens… » Si ! Dans l’art sacré, la beauté a forcément un sens : nous parler de Dieu… mais cette beauté ne remplace pas la lecture de la Bible : elle en illustre certains points essentiels, c’est déjà beaucoup mais ce n’est pas tout ! BAPTISTÈRE D6 Entrant dans le baptistère, ce qui frappe au 1er abord c’est la Beauté qui se dégage du bâtiment antique : ses dimensions, l’un des plus grands de l’Antiquité ! ses six colonnes de marbre vert (ou cipolin, importées de l’île d’Eubée, Grèce) et les deux de granit (dit « du forum » car il y a les mêmes à Rome sur le Forum de Trajan, importées d’Égypte), les chapiteaux corinthiens en marbre blanc du 1er s, sans doute de Carrare, la coupole Renaissance sur double tambour, avec les trois rangées de huit oculi D7. La parure de marbre et la décoration du Ve s. ont malheureusement disparu, mais le baptistère reste tel quel une œuvre admirable et admirée des visiteurs. Cette beauté immédiate perceptible est ordonnée pour nous faire entrer dans la mystagogie du baptême tel qu’il fut pratiqué pendant des siècles, dans une mise en œuvre de l’enseignement de Paul in Épître aux Romains (VI, 3-8) : « Ne le savez-vous pas ? Nous tous qui par le baptême avons été unis au Christ Jésus, c’est à sa mort que nous avons été unis par le baptême. 6 Clovis Ier, fils de Childéric Ier, roi des Francs de 481 à 511. En remportant en 507 à Vouillé (près de Poitiers) la victoire sur Alaric II, il se rendit maître de l’Aquitaine. 3 Si donc, par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts. Car, si nous avons été unis à lui par une mort qui ressemble à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection qui ressemblera à la sienne. » Et la liturgie orthodoxe exprime avec encore plus de précision la symbolique de l’eau du baptême : « Sous les eaux on meurt, on descend aux enfers, et l’on ressuscite avec le Christ, on accède en Lui à la vie trinitaire. » Cf Fresque du plongeur à Paestum. D8. Et l’architecture est parfaitement ordonnée à la liturgie qui se déroulait là pendant la Vigile pascale symbolisant la foi chrétienne en la résurrection : salle octogonale, huit colonnes, piscine octogonale, huit ouvertures sur trois rangées : réf à la fois trinitaire et solaire : Dieu est la Lumière ! La beauté parle d’autre chose que d’elle-même ! St Clément d’Alexandrie (fin IIe s.) : « le Christ place le baptisé sous le nombre huit ». Réf bibliques : circoncision pratiquée le 8e jour, huit hommes et femmes sortent vivants de l’Arche de Noé, le Christ nouvel Adam ressuscite le 1er jour de la semaine : ce 8e jour symbolise ainsi la Résurrection depuis les origines du christianisme. Mais on trouve encore à St-Sauveur d’autres symboles de la résurrection, ce point central de la foi chrétienne. Le 2nd emblème, bien attesté à Saint-Sauveur, est l’ESCARGOT. Il y en a trois : un sur le grand arc au-dessus du porche D13, un sur l’un des vantaux sculptés D14, le troisième tout en bas du Buisson ardent D15 & D16. On pourrait parler pendant des heures de la symbolique du seul escargot et de son usage dans les rites funéraires les plus anciens de l’humanité : on trouve un peu partout en France et Europe, par ex sur le site paléolithique de Cuges-les-Pins, daté entre ~14 000 & 10 000 ans7, on en trouve à Bonnieux et à Cordes aussi… Plus près de nous, on trouve dans le Maine et Loir, creusées dans le tuf, de nombreuses tombes de l’époque mérovingienne qui renferment outre les os du défunt d’assez nb coquilles. L’historien Lionel Bonnemère écrivait en 1896 : « Les premiers chrétiens, toujours en quête de symboles, prirent l’escargot pour figurer l’immortalité de l’âme. Ce mollusque, et surtout celle de ses variétés qui est connue sous le nom d’Helix pomatia (escargot de Bourgogne), et qui est si abondamment répandue partout, ce mollusque, dis-je, quand vient la mauvaise saison, s’enterre avec sa coquille après avoir pris soin de la fermer au moyen d’un opercule secrété par lui-même. Il est donc, en quelque sorte, clos dans un tombeau. Au retour de la belle saison, l’animal brise la porte de son cercueil ; il renaît à la vie avec plus de force.8 » L’idée que la coquille représente le tombeau où l’homme attend la résurrection est confirmée par de nombreuses sources. Dans le Bulletin du Comité historique des Monuments écrits de l’Histoire de France (t. II, p. 173, 1801) l’historien cite les exemples de Livres d’Heures des XIVe et XVe siècles où la représentation de la résurrection de Lazare est associée à un escargot sortant de sa coquille. D17 7 8 Article du Monde des Sciences du 15 juillet 2013. Lionel BONNEMÈRE : Les tombes à escargots In Bulletin de la société d’anthropologie de Paris, 1896 (volume 7, p 369-371). 4 On voit, est-il écrit : « à la marge inférieure de la page un limaçon qui sort de sa coquille, et auquel un homme va décocher une flèche. À propos de cette dernière figure, le limaçon, certainement relative à la résurrection, je dirai seulement que, dans un Livre d’Heures in -4°, écrit en France vers la fin du XVe siècle (BN, ancien fonds latin n° 1182), on trouve à la marge inférieure d’une miniature représentant la résurrection de Lazare, un limaçon sortant de sa coquille ; et que l’ancienne collection de manuscrits liturgiques rassemblés sous Louis XIV par messire Pierre, sire et baron de Tournebu, fournit, au XIVe siècle un deuxième exemple de limaçon sortant également de sa coquille, en même temps que Lazare est tiré de tombeau (Livre d’Heures in -8°, sans numéro). » [On trouve aussi dans cet ouvrage, p. 170, une très juste analyse du rôle du symbole dans l’art chrétien, sanctionné en quelque sorte « par le Verbe incarné lui-même et par ceux de ses disciples qui avaient reçu du Saint Esprit la mission d’écrire les livres du Nouveau Testament ». Il poursuit en disant qu’il n’y a pas dans la Bible de mot essentiel qui n’ait reçu une signification différente de sa signification propre, et même que « la plus auguste cérémonie du culte catholique, la messe, est une perpétuelle allégorie », et que « la passion d’allégoriser » après avoir épuisé le répertoire biblique alla chercher dans les livres païens des images nouvelles, y compris des figures monstrueuses dénoncées en leur temps par saint Bernard, etc…] Mais on a fourni une autre explication à cette symbolique de résurrection, notamment celle fondée sur le dessin hélicoïdal de la coquille qui semble ouvrir sur l’infini… Sur la pertinence même du choix de l’escargot comme symbole de résurrection, on est obligé de penser aux « processions aux limaces » qui se déroulent à Roquebrune le Vendredi saint, ou à Coursegoule au-dessus de Vence ; et aussi à ces processions du Vendredi saint dans certaines villes de Corse, surtout celles où les confréries sont encore très actives, à Calvi par ex., et qu’on appelle « granitola », mot désignant la coquille du bigorneau, car les processionnaires avancent en s’enroulant en spirale comme des bigorneaux. Et autrefois, le parcours de la procession pouvait même être jalonné également par les coquilles transformées en lampes à huile. Je renvoie pour une étude plus approfondie au travail d’Yves et de M-Françoise Cranga (L’Escargot dans le Midi de la France, 1997) qui cite, entre autres, l’Annonciation de Francesco del Cossa (1469) D18 où est peint un escargot que Daniel Arasse analyse ainsi : « La perspective s’est emparée de tout. Elle a réduit Dieu à une figure lointaine, dans le ciel. Comment pourrait-elle donner à voir ce qui fait l’essentiel de l’Annonciation ?… « L’anomalie de l’escargot vous fait signe ; elle vous appelle à une conversion du regard et vous laisse entendre : vous ne voyez rien dans ce que vous regardez. Ou plutôt, dans ce que vous voyez, vous ne voyez pas ce que vous regardez, ce pour quoi, dans l’attente de quoi vous regardez : l’invisible venu dans la vision.9 » Le 3ème enfin, l’ABEILLE se trouve une fois à St-Sauveur, sculptée sur une grenade au-dessus de la tête d’Ézéchiel. D 19 Dans l’AT, les abeilles agressives sont évoquées trois fois (Dt 1,44 ; Ps 118, 12 ; Is 7, 18), deux fois elles sont bienfaisantes grâce à leur miel : Jg 14, 8 : « Samson fit un détour pour voir le cadavre du lion [qu’il avait déchiré quelque temps auparavant], et voici qu’il y avait dans la carcasse du lion un essaim d’abeilles et du miel. Il en recueillit dans sa main, et chemin faisant, il en mangea ». 9 Daniel Arasse – On n’y voit rien, p. 44, Denoël 2001. 5 Siracide 11, 3 : « L'abeille est un des plus petits êtres qui volent, mais ce qu'elle produit est d'une douceur exquise. » Chez François de Sales, elle est un modèle de vertus… Louis Charbonneau-Lassay (p. 857-868) explique pourquoi l’abeille est l’un des symboles de la résurrection : elle disparaît pendant une saison, les trois mois symbolisant les trois jours où le Christ est resté au tombeau. Tous les bestiaires ne parlent pas de l’abeille, mais quand ils le font elle devient une vedette, chargée de plusieurs significations : douceur du Verbe divin, emblème de l’âme humaine et des vertus chrétiennes… Voici ce qu’en dit le Bestiaire Ashmole (1511, Oxford), contemporain des portes sculptées de la cathédrale : « Regarde l’abeille et vois quelle bonne ouvrière elle est. Prends modèle sur son ouvrage. L’abeille est aimée et chérie de tous ; elle t’est envoyée pour que tu suives son exemple ; vois comme elle est besogneuse et méritante. La terre entière recherche le fruit de son labeur, et sans distinction aucune, que l’on soit roi ou simple mortel, elle témoigne à chacun la même douceur et prodigue les mêmes faveurs. Elle ne sert pas seulement le plaisir de l’homme, elle sert également sa santé. Le miel adoucit les gorges irritées et soigne les blessures : c’est un baume que l’on étale sur les plaies profondes pour les apaiser. » Les hommes ont besoin d’images, de gestes, de rites, de beauté… pour exprimer et soutenir leur foi, même imparfaitement, en un Dieu caché, et Sauveur ! « Tu es verus Deus absconditus, Deus Israel Salvator » Is 45, 15. NEF ROMANE II D20 J’attire ici votre attention sur deux points : le plan et la coupole. Le plan d’une église est généralement rectangulaire, en regardant bien on voit que ce rectangle est divisé en travée dont chacune est un carré… Dans l’Antiquité, le carré symbolisait la Terre : cf Platon, Timée 55d. Le fait que nous nous tenions dans un plan carré nous rappelle, s’il le faut, que nous sommes des êtres humains vivant sur la terre… la troisième travée est couronnée d’une coupole. D21. Pour les anciens, la coupole représentait le Ciel (cf la coupole du Panthéon), et saint Maxime le Confesseur (VIIe s.) écrit dans son Cantique : « Sa coupole voici qu’elle est semblable aux cieux, « semblable à un casque, sa partie supérieure repose que sa partie inférieure, « ses arcs, vastes et splendides, représentent les quatre côtés du monde, « c’est sur eux, et par eux et en eux que repose la toiture tout entière. » Cantique. La coupole de l’église repose sur des piliers comme la coupole des cieux sur les quatre coins du monde. Confirmant cette image, on ajoutera que les angles (« trompes en cul-defour » qui permettent le passage de l’octogone au carré) sont décorés des 4 évangélistes D22 & 23 : ils proclament la parole de Dieu aux quatre coins du monde. C’est pour cela qu’Irénée de Lyon écrivait : « Il ne peut y avoir ni un plus grand ni plus petit nombre d’Évangiles. En effet, puisqu’il existe quatre régions du monde dans lequel nous sommes et quatre vents principaux, et puisque, d’autre part ; l’Église est répandue sur toute la terre et qu’elle a pour colonne et pour soutien l’Évangile et l’Esprit de vie, il est naturel qu’elle ait quatre colonnes qui soufflent de toutes part l’incorruptibilité et rendent la vie aux hommes. D’où il appert que le Verbe […] nous a donné un évangile à quadruple forme, encore que maintenu par un unique Esprit. » (Contre les hérésies III, 11, 8) 6 Mais ici entre la sphère et le carré, le maître d’œuvre a placé une corniche qui marque, comme entre les murs et la voûte de la nef, la séparation entre le ciel et la terre. D21. Cependant le maître d’œuvre roman a pris soin de nervurer la coupole de huit bandeaux qui font un octogone, symbole de la résurrection, comme on l’a déjà vu. CLOÎTRE CANONIAL D 24 Se présente comme un quadrilatère. Si cette forme symbolise la Terre, « parcourir le cloître signifie donc faire en pensée le tour de la Création visible, dans le temps et l’espace, pour renouveler son intelligence de la foi, chercher sans relâche la vérité qui pour un chrétien ne peut venir que de Dieu, et ne peut se trouver qu’en Dieu. » Les chanoines l’ont voulu comme un chemin de méditation sur l’histoire du Salut, sur la manière dont Dieu s’y est pris pour sauver les hommes de la mort et le leur annoncer. Chacune des quatre galeries représente donc un moment de cette histoire qui débute avec : 1. les hommes et les événements de l’Ancien Testament (Noé, Balaam et David) qui annoncent la venue du Messie, 2. se poursuit avec l’incarnation du Fils de Dieu, sa mort et sa Résurrection, D25 3. avec l’Église fondée sur Pierre D26, mais dont le Christ-Poisson est la tête D 27 ! 4. avec la perspective enfin, aujourd’hui, de prendre place un jour au nombre des élus dans la Jérusalem céleste, dont le jardin offre l’image : avec l’arbre de vie, et une fontaine de vie qu’on peut seulement imaginer dans ce cloître ! D28 Ce parcours spirituel est rythmé par les symboles des évangélistes : l’homme ailé, le lion, l’aigle et le taureau qui, au terme du chemin de méditation, symbolise Luc D29. Luc, placé entre un figuier chargé de fruits et un olivier, est l’évangéliste qui nous introduit à l’Aujourd’hui du Salut, nous invite à bien vivre le temps d’aujourd’hui : temps d’action, de foi, d’espérance en la Vie gratuitement offerte par Dieu. Les guides expliqueront une foule de détails dont je ne peux ici parler. Cf. livret. FAÇADE ET PORTES D 30 et 31 La nef romane I (actuelle nef gothique) était fermée sur la rue par une façade qui avait certainement gardé beaucoup d’éléments de l’antique basilique romaine du Ier s. Mais nous sommes peu renseignés sur cette 1ère façade qui se trouvait au milieu de la 1ère travée et qui a été complètement détruite lors de la construction de l’actuelle façade voulue par l’archevêque Olivier de Pennart († 1484, tombeau à gauche du BA), entre 1477 et 1513. Le maître d’œuvre, Hélion l’Auvergnat, eut avant tout le souci de répondre au programme imposé par les chanoines du chapitre – dont la visée n’était ni arbitraire ni purement esthétique –, et d’harmoniser chacune des parties de l’ensemble. En lisant attentivement cette façade, il est évident que leur intention était de proposer au peuple la vision chrétienne du Salut, inchangé depuis les origines ! Pour comprendre le sens des images sculptées dans les portes et dans la pierre, il faut entrer dans leur démarche, dans leur volonté d’inviter les fidèles à réfléchir sur le message chrétien en adéquation avec la dédicace de l’église au Christ Sauveur, comme la cathédrale de Rome ! Devant cette façade monumentale, le regard est invité, suivant le mouvement ascendant du gothique flamboyant, à s’élever peu à peu des portes au tympan où était sculptée une Transfiguration (sera-t-elle un jour restaurée ?), jusqu’au sommet de l’arc en accolade surplombé par un puissant saint Michel terrassant le dragon. 7 Le maître mot de cette architecture est que le Salut a été annoncé à tous les hommes, païens, juifs, et qu’il continue de l’être aujourd’hui à tous les hommes, chrétiens ou non. D32 Cette idée est représentée 1) par les douze sibylles, prophétesses païennes qui ont prédit la venue du Christ sauveur ; 2) par les quatre grands prophètes de l’Ancien Testament ; 3) enfin par les quatre évangélistes. Vous demanderez qu’on vous montre ces trois groupes de prophètes (= qui parle pour Dieu !) Ce salut est offert par le Père représenté sur le tympan entouré d’abord d’une rangée de chérubins, ensuite de dix des petits prophètes tenant des phylactères qui symbolisent les livres prophétiques de la Bible. Il est offert par l’intermédiaire de la Vierge Marie, mère du Sauveur, placée sur le trumeau ; et a été annoncé par les douze apôtres aux extrémités du monde. On reconnaîtra Pierre, André, Jean au calice (empoisonné), Paul à une épée, Thomas à une équerre (chargé par le Roi des Indes de construire son palais, il en distribue l’argent aux pauvres édifiant ainsi, symboliquement, un « palais de charité »), Jacques le Majeur au bourdon, Philippe à la croix, Barthélémy au couteau, Matthieu à la lance, Jacques le Mineur au bâton en forme de massue, Simon à la scie et Jude à la massue… Aux étages supérieurs, les saints qui ont transmis en Provence l’Évangile de la Vie : 1) Mitre, M-Madeleine, Louis d’Anjou évêque de Toulouse10, saint Louis, 2) Sidoine et Maximin, les deux premiers évêques d’Aix, selon la tradition. Le salut offert se vit aujourd’hui dans la vie ordinaire par la foi, et dans l’Église à travers les sacrements, jusqu’à ce qu’un jour saint Michel (= qui est comme Dieu ?), aussi appelé « psychopompe », car il guide les âmes au Paradis… L’arc en accolade du gothique flamboyant devient symbole de cette montée vers le ciel. Et l’escargot qui s’élance sur l’arc de droite préfigure notre résurrection. LE BUISSON ARDENT (1475) de Nicolas Froment D33 Je rappellerai ici seulement qu’il s’agit d’abord d’une œuvre de dévotion du Roi René envers la Vierge, Mère de Dieu, instrument du Salut offert à tous les hommes. Tout est ici ordonné pour montrer que ce projet divin est le fil conducteur qui relie l’Ancien au Nouveau Testament, et qu’il se réalise aujourd’hui. D 34. Superciel. Dieu se sert de sa toute-puissance (globe avec croix trilobée) pour bénir l’humanité en lui offrant son amour, symbolisé par le rubis en forme de cœur sur sa poitrine. C’est lui la source de vie et de salut D35 : QUI M’AURA TROUVÉ TROUVERA LA VIE ET PUISERA LE SALUT AUPRÈS DU SEIGNEUR. Et Dieu est symbolisé par le rocher et la source qui jaillit, puissante, du rocher. D36 Dans l’AT, Dieu avait confié à Moïse la mission de sauver le peuple d’Israël de l’esclavage, lors de l’épisode du Buisson ardent (Ex 3) : passage compris par les Pères de l’Église comme l’allégorie de la mission confiée à la Vierge d’être la mère du Sauveur, pour que se réalise la victoire annoncée du Messie sur le serpent, selon l’interprétation courante de Gn 3, 15 : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci te meurtrira la tête, et toi, tu lui meurtriras le talon. » 10 Né à Brignoles, il y meurt aussi à 23 ans, en réputation de sainteté. 8 Ainsi le buisson de l’Horeb est devenu le symbole de la virginité de Marie : DANS LE BUISSON QUE MOÏSE A VU BRÛLER SANS SE CONSUMER, NOUS AVONS RECONNU STE MÈRE DE DIEU, TON ADMIRABLE VIRGINITÉ. Le miroir que tient l’enfant est la réponse de Dieu à la faute d’Adam et Ève peinte dans le camée de l’ange D37 : ceci rend explicite le pardon de Dieu et le rachat par le Fils de la faute par laquelle la mort est entrée dans le monde. Marie est assise au centre du buisson comme sur un trône D38, car elle a accepté d’être la mère du Fils de Dieu, qui sauve le monde en donnant sa vie par amour pour lui : amour symbolisé par des flammes à peine visibles D39. Aussi le peintre a-t-il donné au buisson à la fois la forme d’une couronne d’épines, épines qui font partie de la botanique peinte D40, en rappel de la crucifixion, et placé dans cette couronne, partie droite du feuillage, l’emblème de la victoire : un rameau de laurier D41. L’analyse des deux troupeaux de six bêtes nous amène au 4ème niveau de lecture couramment pratiqué au Moyen âge : le niveau moral. Ces animaux représentent deux catégories d’hommes D42 : près du rocher, ceux qui s’abreuvent paisiblement à la source de vie, et en deçà du fleuve ceux qui cherchent dans tous les sens, semblent furieux, révoltés ou indifférents. Les 1ers sont dans une pâture grasse avec ancolies (columbina en latin) mises en évidence D43, les autres ne broutent ni ne boivent D44… Leur pâturage est sec, piqueté de quelques plantes, végétation de la steppe, illustration de Gn 3, 18 : « Maudit soit le sol à cause de toi ! De lui-même il te donnera épines et chardons, mais tu auras ta nourriture en cultivant les champs ». Le sol est tapissé de mouron des champs, cèleri sauvage, maceron potager, chardon doré qui pousse dans les terres incultes du Midi, belladone puissant poison utilisé par les sorcières ! À travers eux une question nous est posée : dans quel troupeau nous situons-nous ? C’est la question que se pose le mouton qui nous tourne le dos et qui nous représente ! À droite, D45 tonnelet et panetière symbolisent le pain et le vin de l’Eucharistie célébrée tous les jours sur l’autel sur lequel est posé le triptyque, montrant que l’histoire du salut n’est ni un mythe ni de l’histoire ancienne, mais un événement actuel. À la fin des temps, lorsque la mort sera vaincue, un Jour Nouveau se lèvera : ce qui était entrevu au baptême sera alors pleinement accompli D46. Il suffit d’avoir la patience de l’escargot, que l’on aperçoit au 1er plan se hâtant, à son rythme, vers le Soleil Levant de la Résurrection ! * 9 ANNEXE Deux autres symboles de la résurrection dans l’art sacré On les trouve à Rome à Ste-Praxède dont je vous ai déjà parlé D9. Sur la mosaïque de l’abside sont représentés six personnages autour du Christ. D10. À droite : saint Pierre, sainte Pudentienne (sœur de Praxède) et saint Zénon (tous martyrs romains). À gauche : saint Paul tenant Praxède par l’épaule et le pape Pascal Ier tenant la maquette de l’église (son auréole est carrée, car c’est un homme vivant). D 11 La scène est encadrée par deux PALMIERS. Dans l'Antiquité, le palmier est lié au mythe du soleil pour évoquer la gloire et l'immortalité, en raison de la disposition harmonieuse de ses branches et de ses feuilles semblables à des rayons. Ainsi offrait-on des palmes au vainqueur comme emblème de victoire. Dans certaines légendes romaines la branche de palmier est signe de bon présage. Horace raconte que Rhéa Silvia, mère de Romulus et Rémus, peu avant d'accoucher, vit en songe ses jumeaux sous l'aspect de palmiers aux branches majestueuses se dressant vers le ciel. WK Dans la Bible, le palmier est cité 33 fois dans l’Ancien Testament, 1 fois dans le NT (entrée de Jésus à Jérusalem, Jn 12, 13). Il symbolise la fraîcheur de l’ombre pendant un voyage, le repos, l’abondance, la splendeur de la décoration du Temple, enfin comme dans la culture romaine, la victoire et le triomphe sur l’ennemi… cf. http://www.portstnicolas.org/ Cette symbolique s’applique parfaitement à la mosaïque de Ste-Praxède, D10 mais dans ce contexte une autre signification s’ajoute à celles-là : ces arbres qui plongent leurs racines dans le Jourdain, le fleuve du baptême du Christ, qui donnent des fruits abondants, qui couvrent de leur ombre tous les saints représentés, qui touchent les nuées du ciel, représentent aussi les deux Testaments, car ils sont la parole de Dieu qui est source de vie en plénitude. Ils nous conduisent vers la Résurrection, victoire sur la mort. D 11 Sur le palmier de gauche, le mosaïste a placé un PHÉNIX : ce qui est logique car en grec « palmier » se dit Φοῖνιξ [phoinix], mot qui signifie aussi « pourpre », « phénicien » ou « phœnix » ! L’homonymie est exploitée ici pour sa richesse symbolique ! Connu des Chinois, pour qui il reste depuis les temps les plus anciens un talisman vénéré, la fable du phénix est née dans la vallée du Nil. Rattaché aux cultes conjugués d’Osiris et de Râ, il était un des emblèmes des résurrections d’Osiris (Ph. Virey, Religion de l’ancienne Égypte, p. 145). Il est cité dans le Rituel des Morts. Certains auteurs grecs et latins prétendent qu’Hésiode (contemporain d’Homère) aurait été le premier à en parler en Grèce. Il est même décrit par plusieurs auteurs : Hérodote (~480) ou Pline. Pourquoi cet oiseau s’est-il imposé dans la symbolique chrétienne ? Le 1er auteur chrétien qui en parle est Clément de Rome (v. 79) : « Considérons l’étrange signe qui survient dans les pays de l’Orient, en Arabie, je veux dire. Il existe là-bas un oiseau appelé le phénix. Il est seul de son espèce et il vit 500 ans. À l’approche de sa mort, il se construit avec de l’encens, de la myrrhe et d’autres aromates un lit où, son temps accompli, il se couche et meurt. De sa chair en putréfaction naît un ver qui se nourrit du cadavre de l’oiseau et se couvres de plumes. Devenu fort, il soulève le lit où gisent les os de son ancêtre, et emporte son fardeau d’Arabie en Égypte, jusque dans la ville nommée Héliopolis. Là, en plein jour, au vu de tous, il s’envole vers l’autel du soleil, y dépose sa 10 charge et s’en retourne chez lui à tire-d’aile. » (n° 25) Et il en fait un argument en faveur de la résurrection de la chair, l’image même du divin Ressuscité : « Jugerions-nous extraordinaire que le créateur de l’univers ressuscite ceux qui l’ont fidèlement servi dans la confiance d’une foi parfaite, quand déjà, dans un oiseau, il atteste la puissance de ses promesses ? […] Dans cette espérance, que nos cœurs s’attachent à celui qui est fidèle dans ses promesses ». (n° 26 & 27) Le Physiologos, livre écrit par des chrétiens d’Alexandrie au IIe s, matrice de tous les bestiaires médiévaux, en parle, en reprenant des détails omis par Clément. D12. C’est le plus merveilleux de tous les oiseaux. Il n’en existe qu’un seul au monde, de grande taille et d’une beauté incomparable : son cou est d’or fin, son poitrail est couleur « pourpre », ses ailes brillent comme le saphir ou l’émeraude, se pattes possèdent non des griffes mais des rubis. L’apercevoir est presque impossible, il se cache dans les déserts d’Arabie où il vit très longtemps : 500 ans, 1000 ans, parfois plus… Lorsqu’il sent sa mort prochaine, il s’enduit le corps d’aromates, de myrrhe et d’encens, se construit un bûcher à l’endroit où le soleil frappe le plus fort. En battant des ailes, il allume le feu et s’y couche pour mourir. Au bout de trois jours et de trois nuits, de ses cendres naît un petit ver qui se change avant la fin du jour en un nouvel oiseau. Il symbolise bien sûr le Christ, mort sur la croix et ressuscité. Tous les Pères en parlent, et il est figuré très fréquemment dans l’art chrétien, et en particulier sur un palmier, figurant le Sauveur. On le trouve à N-D de Paris et à Amiens. 11