RAPPORT DE MISSION D`OBSERVATION JUDICIAIRE AFFAIRE

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RAPPORT DE MISSION D`OBSERVATION JUDICIAIRE AFFAIRE
RAPPORT DE MISSION D’OBSERVATION JUDICIAIRE
AFFAIRE VAHAGN CHAKHALYAN
TBILISSI (GEORGIE)
Auteur : Philippe Kalfayan
Introduction
En vertu du mandat qui m’a été confié le 5 septembre dernier par le conseil national du
CCAF, je me suis rendu à Tbilissi (Géorgie) les 18 et 19 septembre 2009 pour observer
l’audience de la Cour d’Appel de Tbilissi ainsi que collecter des informations aussi complètes
que possibles sur cette affaire politico judiciaire.
La Chambre des Avocats d’Arménie, dont je suis le conseiller spécial et délégué aux affaires
européennes depuis 2005, m’a délivré un mandat officiel de même nature pour observer le
procès et enquêter sur cette affaire.
Au-delà de la présence au procès, j’ai pu rencontrer plusieurs ONG de défense des droits de
l’homme ainsi que le délégué aux relations internationales du Barreau géorgien.
Il est à noter, à grand regret, que les Ministères de la Justice et de l’Intérieur géorgiens ont
refusé de m’accorder une entrevue, plus précisément n’ont pas répondu à la demande
d’entrevue déposée par le partenaire géorgien, le Human Rights Center de Géorgie. Il faut
également noter que le président du Barreau géorgien n’a pas non plus daigné répondre à ma
demande de rendez-vous, et aurait confié la tâche de me rencontrer à son responsable des
relations internationales.
Je souhaite souligner l’appui logistique que m’a fourni le Human Rights Center de Géorgie.
Cette ONG est affiliée à la FIDH depuis 10 ans.
Je souhaite enfin rappeler le rôle crucial qu’a joué et que continue à jouer l’organisation
YERKIR, dont les interlocuteurs en France ou en Arménie sont très actifs. Bien qu’isolés au
départ, une partie de la presse et de l’élite en Arménie s’intéresse de plus en plus à l’affaire.
Déroulement de l’audience du 18 septembre
L’audience a démarré avec 2 heures de retard sur l’horaire prévu et a duré environ 1h30.
La Cour est composée de trois juges femmes, dont la présidente, plus la greffière. A leur
gauche se situe le procureur, et à leur droite se situe la cage du prévenu Chakhalyan, gardé par
deux policiers.
Les avocats sont au nombre de 3 : un avocat géorgien, Zurab Rostiashvili, engagé par la
famille Chakhalyan et Yerkir car ayant défendu, selon les propos de Yerkir, de manière
satisfaisante dans l’affaire Shirinian (autre Javakhtsi, condamné in abstentia à 17 ans de
prison) ; un avocat arménien du barreau d’Arménie, Stepan Voskanian, engagé également par
Yerkir et la famille ; et enfin une avocate géorgienne, Nino Andriashvili, mise à disposition
gratuitement par l’ONG Human Rights Center, mais seulement après la condamnation en
première instance de V. Chakhalyan. Elle a souhaité s’investir dans ce procès. Yerkir et la
famille Chakhalyan l’ont donc mandaté en sus des deux autres avocats. Elle assure par ailleurs
seule les intérêts de la famille Chakhalyan dans l’affaire de l’avocat français Patrick Arapian,
empêché de participer à ce procès pour des raisons et un contexte sur lequel je reviendrai plus
loin dans cet exposé.
Les trois avocats sont assis à la perpendiculaire et à proximité de la cage du prévenu.
A leur côté se trouvent assis le père et le fils de Chakhalyan.
Les traducteurs sont au nombre de deux. Le premier est supposé assurer l’interprétariat du
géorgien vers l’arménien et inversement ; c’est un nouvel interprète et c’est sa première
apparition dans le procès. Il se révèle rapidement tout aussi incompétent et catastrophique que
les précédents. Il est assis devant la cage du prévenu. Le second traduit du géorgien vers le
russe et inversement pour le compte du père et du frère Chakhalyan. Il est assis entre ces deux
personnes.
Dans la salle, se trouvent le reste de la famille Chakhalyan, dont son épouse, de nombreux
amis du prévenu, ainsi que des journalistes venus d’Arménie (quatre au total : Les journaux
Ask et Golos Armenii ; le site Internet Panarmenian.net + la correspondante locale de la radio
publique d’Arménie). Le tout représentant une trentaine de personnes.
Lors des propos liminaires de la Présidente de la Cour, l’interprète arménien montre les
limites de sa compétence et de sa crédibilité. Devant les protestations du prévenu et de la
salle, la Présidente se lance dans une diatribe agressive et méprisante contre la salle et
rappelle que ce procès se déroule en Géorgie, dans une Cour géorgienne, et que seul le
prévenu et ses avocats peuvent exiger une traduction.
Ce problème d’interprétariat est récurrent d’audience en audience, et il semblerait que la
Justice géorgienne a usé plusieurs interprètes. L’organisation arméno américaine « Armenian
Bar Association », regroupant des juristes et avocats arméniens des Etats-Unis, avait déjà
observé lors du procès en première instance l’absence d’interprétariat compétent1. Une
illustration flagrante de cette absence d’interprétariat garantissant le plein respect des droits
du prévenu à une compréhension du procès s’est produite le 18 septembre : l’interprète a non
seulement résumé en une phrase le discours de la Présidente qui a duré 10 minutes, mais de
plus, devant le questionnement de l’avocat arménien sur ce qui venait d’être dit, l’interprète a
répondu lui-même à l’avocat plutôt que de traduire la question au juge. V. Chakhalyan a alors
protesté qu’il voulait savoir ce qui se passait et ce qui se disait. La présidente lui a alors
demandé de se calmer et a demandé à l’interprète russe de s’approcher de lui et de lui
expliquer en russe.
L’avocat arménien a ensuite demandé à la Présidente de pouvoir s’entretenir avec son client
pendant 30 minutes seul à seul. Celle-ci a refusé en faisant valoir les règles de procédure,
mais l’a autorisé à avoir un échange de là où il était assis.
La Cour constate que la demande de contre expertise des armes prétendument trouvées chez
Chakhalyan au moment de son arrestation n’a pas pu se faire entre le 22 juillet et le 18
septembre car, selon les explications du procureur, les services du procureur n’ont trouvé
aucune personne disponible qui soit habilitée à transporter une arme sous scellés des locaux
du ministère de l’intérieur vers le laboratoire d’expertise judiciaire. Les juges, à la demande
des avocats, décident donc de reporter l’examen des résultats de cette contre expertise, ainsi
1
http://www.hairenik.com/weekly/2009/09/18/mensoian-javakhk-activist-vahagn-chakhalyan-justice-denied-bygeorgia/
que ceux des deux autres expertises ayant été réalisées (test d’odeur, et test de micro fibres de
pantalon sur un fourreau d’armes, qui se porte au ceinturon).
Les trois avocats présentent respectivement des requêtes à la Cour. Elles sont écrites mais
chacun d’entre eux formule le vœu de les lire. La présidente refuse et leur demande de les
donner au Greffier. Aucun des trois avocats ne proteste, alors qu’ils seraient dans leur droit
d’exiger de lire ces requêtes publiquement. Les avocats présentent donc rapidement chacun
leur tour de manière synthétique la nature des requêtes. La présidente rejette notamment celles
de l’avocat arménien ; Elle considère que ses requêtes sont irrecevables car elles portent sur
des faits qui n’apparaissent pas lors du procès en première instance.
L’audience est levée et la prochaine est fixée au 23 octobre.
Observations personnelles additionnelles
Aucun des trois avocats ne semble être très combatif face à trois juges au style très autoritaire
et expéditif.
Ce procès est totalement occulté par les média géorgiens depuis le début ; les avocats
subissent la procédure ; certaines violations des droits du prévenu à un procès équitable sont
flagrantes ; en revanche le procureur a essayé de limiter le nombre d’entorses au code de
procédure pénale dans l’établissement de l’acte d’accusation.
Le niveau catastrophique de la traduction des débats et son incompréhensibilité par le prévenu
et l’avocat arménien disqualifient à eux seuls ce procès, pourtant aucune action de
protestation plus véhémente des avocats n’a été engagée pour mettre fin à cette parodie.
L’analyse juridique conduite consécutivement au procès, avec des informations
complémentaires, révèle quelques failles du côté de l’accusation et de la procédure pénale ;
Elles auraient du être soulevées en première instance ; Leur mise en exergue au procès en
appel ne permettra probablement pas d’enrayer le processus en cours et un verdict en Appel
déjà écrit d’avance. En revanche, les éléments de droit identifiés permettent d’envisager un
pourvoi en Cassation et en perspective le dépôt de plainte auprès de la Cour Européenne des
Droits de l’Homme.
Le refus des autorités géorgiennes d’autoriser Patrick Arapian, avocat français, à défendre
Vahagn Chakhalyan, offre également une perspective de plainte auprès de la Cour
Européenne des Droits de l’Homme. Nino Andriashvili et le Human Rights Center préparent
un recours devant la Cour Constitutionnelle de Géorgie pour démontrer l’anti-constitutionalité
de la décision du ministère de la Justice et de l’amendement légal qui a été adopté de manière
ciblée et dans l’urgence par le Parlement géorgien pour limiter la liberté des justiciables
géorgiens à recourir aux avocats de leur choix, précisément étrangers, pour défendre leurs
intérêts devant la Justice géorgienne.
Chronologie judiciaire et analyse juridique dans l’affaire Chakhalyan
La compréhension de la situation judiciaire actuelle est bien plus complexe qu’elle n’apparaît
pour plusieurs raisons :
- Si Chakhalyan a été interpellé le 21 juillet 2008 puis mis en détention provisoire pour
des faits présumés qui se limitent à cette date à l’acquisition et à la possession illégale
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d’armes (Article 236 paragraphe 1 du Code Pénal), l’acte d’accusation final a porté sur
plusieurs chefs d’accusation, notamment l’organisation et la participation à des actions
de groupe troublant l’ordre public et l’agression contre un représentant de l’Etat ;
lesquels faits ont eu lieu à des dates antérieures à son arrestation et mise en examen.
L’acte d’accusation qui cumule toutes les charges n’a été rendu possible que par la
modification du Code Pénal qui a eu lieu entre les premiers faits, qui datent de 2005 et
2006, et l’acte d’accusation final présenté le 3 décembre 2008. En effet, cette
modification du code pénal permet de cumuler les charges et les peines de plusieurs
affaires dans le temps. L’amendement (article 71 du code pénal) est rédigé de telle
manière que le principe de non rétroactivité des lois, qui est un standard international
reconnu et appliqué partout dans le monde, ne puisse être opposé à ce cumul. En effet,
la loi fixe des délais de prescription pour chaque type de crime et délit. Or, même si
les autorités géorgiennes n’ont pas mis en examen Chakhalyan en 2005 ou 2006, il
s’avère que des procédures avaient été ouvertes mais laissées « dormantes » tout ce
temps. Le procureur introduira ces « nouvelles » charges à l’audience du tribunal de
première instance le 3 décembre 2008, à la surprise générale des juges et des avocats,
qui demanderont de quoi il s’agit. Le procureur répondra qu’il ne sait pas lui-même
mais qu’il fournira les pièces ultérieurement. La présidente reportera alors le procès
jusqu’à la production de ces nouvelles pièces d’accusation.
L’analyse de l’ensemble de ces textes et de leur application montre que la justice
géorgienne n’a pas commis d’erreur de nature à faire annuler la procédure, au moins
sur ce point de droit. En effet, la procédure de prescription de la responsabilité pénale
des délits de 2005 et 2006 n’est pas applicable dans le cas de Chakhalyan car certains
des faits qui lui sont imputés sont passibles d’articles de loi répressifs qui prévoient un
délai de prescription supérieur à la durée des deux ou trois années passées depuis ces
faits.
Le tribunal de district d’Akhalskha (première instance) rend sa décision le 7 avril
2009. Il retient trois chefs de culpabilité : acquisition et possession illégale d’armes à
feu (article 236 paragraphe 1) ; participation à l’organisation d’une manifestation de
groupe qui perturbe l’ordre public (article 226) ; hooliganisme contre un représentant
de l’Etat (article 239 paragraphe 2b).
Singulièrement, le fait présumé de détention d’armes, qui est à l’origine de sa mise en
examen et de sa mise en détention, débouche sur une peine de 1 an de prison, alors que
le cumul des charges et des peines retenues le condamne au total à 10 ans de prison.
Le détail se décompose comme suit :
o Violence contre des représentants de la police militaire (en fait une simple
querelle) le 12 avril 2005 : 2 ans de prison ;
o Violence et dégradation le 11 mars 2006 : 1 an de prison pour participation
active dans une protestation de masse (4 à 5 000 personnes) à Akhalkalaki ;
o Actions des 13 et 14 juin 2006 : 2 ans de prison pour chaque journée, soit 4 ans
au total pour organisation d’une action (250 personnes) contre l’ouverture à
Akhalkalaki du département de la police militaire géorgienne;
o Action de protestation et dénonciation des fraudes aux élections locales du 9
octobre 2006 : 2 ans de prison ;
o Détention illégale d’armes au domicile le 21 juillet 2008 : 1 an de prison.
Les lectures de l’acte d’accusation de la Procurature et de la décision du Tribunal de
première instance du 7 avril 2009 mettent en évidence les points suivants :
o Les témoignages sont imprécis et ne donnent pas de détail sur les actes de
Chakhalyan lui-même ;
-
o Le fonctionnaire (d’origine arménienne) qui aurait été frappé par Chakhalyan
témoigne par exemple qu’il ne sait pas si c’est Chakhalyan qui l’a frappé alors
que la vidéo étayant la thèse de la Procurature serait selon le jugement rendu
sans équivoque sur ce point.
La procédure en appel lancée par Chakhalyan et sa famille conteste la décision sur
plusieurs points, dont :
o Le refus du Tribunal de première instance d’avoir autorisé Chakhalyan et sa
défense à interroger les témoins à charge au sein du Tribunal. C’est l’une des
violations flagrantes du droit à un procès équitable (article 6, paragraphe 3d de
la Convention Européenne des droits de l’Homme qui prescrit le droit du
justiciable « d’interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la
convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes
conditions que les témoins à charge »).
o La réfutation que l’arme trouvée sous l’oreiller de V.Chakhalyan à son
domicile lors de la fouille du 21 juillet, lui appartienne ou ait été achetée par
lui. Les avocats ont demandé la contre expertise, en leur présence et avec celle
d’un expert extérieur des tests réalisés par le laboratoire scientifique de la
Police. Cette demande a été rejetée à plusieurs reprises. Depuis mon retour de
mission, les résultats du test de micro fibres de pantalon sur un fourreau
d’armes, qui se porte au ceinturon, ont été transmis aux avocats. Les résultats
seraient positifs selon le laboratoire et appuieraient la thèse de l’accusation.
L’avocate Nino Andriashvili a déjà déposé un recours contre ces résultats
contestant leur validité, car ils ont été réalisé en dehors de toute présence
extérieure et notamment des avocats qui avaient pourtant exigé d’être présents.
En résumé, d’un point de vue strictement juridique, les principes opposables au verdict et à la
procédure contre V. Chakhalyan sont ceux du droit à un procès équitable :
- La traduction en arménien des audiences est imprécise et de mauvaise qualité. Cela
nuit au bon déroulement du procès et à l’équité des débats ;
- Le refus de la Cour de laisser le prévenu ou ses avocats interroger les témoins à
charge ;
- Le refus de la Justice géorgienne d’autoriser un avocat étranger à défendre, à la
demande du prévenu et de sa famille, V.Chakhalyan. Ce dernier point est devenu une
affaire dans l’affaire, car les amendements légaux votés à la hâte et à dessein sont
anticonstitutionnels.
L’affaire Patrick Arapian et la Justice géorgienne
Elle représente une violation du droit à un procès équitable, et sa condamnation par la Cour
Européenne des Droits de l’Homme au même titre que les autres violations mentionnées cidessus ne pourra que contribuer à casser les verdicts de la Justice géorgienne.
L’avocate Nino Andriashvili va déposer incessamment sa saisine de la Cour Constitutionnelle
de Géorgie au nom de V.Chakhalyan, de son frère et de son père.
Rappel : La famille Chakhalyan s’est vue refuser, par un courrier (n°41) du 12 février 2009
du ministère de la justice de Géorgie, l’admission de Me Patrick Arapian, en tant qu’avocat
de la défense dans l’affaire concernant Vahagn, Armen et Ruben Chakhalyan. L’ordonnance
du ministère de la Justice ne donnait aucune justification à ce refus.
Le bureau de l’Ombudsman de Géorgie a examiné ce refus au regard de la légalité de
nommer un avocat français. Le bureau de l’Ombudsman a estimé que la décision du ministère
de la Justice de Géorgie violait les droits de la défense pourtant garantis par l’article 42 de la
constitution géorgienne et par le code de procédure pénale. Conformément à l’article 11 du
code de procédure pénal de Géorgie "l’officier de justice qui mène la procédure pénale a
l’obligation de veiller à ce que le suspect ou l’accusé, puisse avoir la possibilité de se
défendre par tous les moyens autorisés par la loi et de protéger leurs droits et leurs libertés".
L'article 78 du code de procédure pénale stipule que les organes judiciaires n’ont pas le droit
d’interférer ou de restreindre un suspect ou un accusé dans le choix d’un avocat. Avec
l’autorisation du ministère de la Justice de la Géorgie, les avocats étrangers peuvent être
admis à plaider. Les suspects ou les accusés peuvent remplacer ou prendre d’autres avocats,
à partir du moment que cela ne retarde pas ou n’interfère pas dans le cours de l’action en
justice. Enfin, conformément à l'article 83 du Code de procédure pénale, la cour ou les
organes judiciaires compétents peuvent restreindre le nombre de participants dans la
procédure judiciaire si cela à pour effet d’éviter tout retard du procès. Dans un même temps
les organes judicaires doivent garantir le droit d’une protection juridique complète.
Pour contourner ce refus illégitime, le gouvernement géorgien a rédigé un amendement
législatif du code de procédure pénale, ratifié par le parlement géorgien et entré en vigueur le
24 juin 2009, qui stipule dans son article 78 point 5 « que les avocats étrangers ne sont plus
autorisés à défendre les citoyens géorgiens sur le territoire de la Géorgie ».
Cette disposition législative permettra lors de l’audience du 30 juin 2009 au magistrat devant
statuer sur le recours déposé contre le ministère de la Justice par l’avocat défendant les
intérêts de Chakhalyan de rejeter ce recours. La décision a été rendue le 17 juillet 2009. Elle
donne raison au ministère de la justice. Cette décision légalise le refus du ministère de la
Justice d’enregistrer Me Arapian, avocat français, comme défenseur des Chakhalyan.
Cette modification du code de procédure pénale contrevient non seulement à l’article 42 de la
Constitution géorgienne, mais aussi aux instruments internationaux ratifiés par la Géorgie et
dont la primauté est validée par la Constitution elle-même. Parmi ces instruments se trouve en
particulier la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui garantit dans l’article 6,
paragraphe 3c au justiciable « d’avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ».
Lors de mon entrevue avec le représentant du Barreau géorgien (GBA ou « Georgian Bar
Association »), institution à laquelle tout avocat à la cour a obligation d’adhérer, même si la
profession est dispersée au sein d’organisations autrement plus puissantes (par exemple le
GYLA, « Georgian Young Lawyers Association »), la gêne était palpable. David Asiatiani a
déclaré que c’était une affaire qui regardait le barreau géorgien. Il a essayé de justifier les
limitations pratiques de participation des avocats étrangers aux procédures, arguments
avancés d’ailleurs par le ministère de la Justice, notamment le problème de la langue et de la
connaissance des lois locales et le fait que cela peut allonger les délais de la justice. Il a
cependant reconnu que le principe constitutionnel et les engagements internationaux de la
Géorgie étaient violés par cette modification de la loi. Il a affirmé que le barreau géorgien
profiterait de la saisine de la Cour Constitutionnelle par Me Nino Andriashvili pour le compte
des Chakhalyan pour faire des propositions de révision de la loi en la matière.
En résumé, une décision d’anti-constitutionnalité de la nouvelle loi géorgienne et par voie de
conséquence la preuve de la violation des droits de la défense de Chakhakyan auront un
impact direct sur tout le processus judiciaire dans l’affaire Chakhalyan, et à n’en point douter
sur la décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, si jamais la décision de la
Cour Constitutionnelle intervient après la décision de la Cour de Cassation.
Etat général de la Justice en Géorgie
Par souci d’équilibre des conclusions sur les conditions du procès de Chakhakyan, il est
nécessaire de décrire la situation du système judiciaire géorgien.
L’American Bar Association (ABA), au travers de son programme « Rule of Law Initiative »
(« Initiative pour l’Etat de Droit ») publie régulièrement des analyses sur l’état des réformes
de la justice et des professions juridiques dans chacun des pays où elle opère. Elles ne sont
pas théoriques ; elles reposent aussi sur l’observation quotidienne au niveau local des
pratiques judiciaires.
Le document d’étude intitulé « Legal Profession Reform Index » volume II de novembre
20072 souligne les préoccupations suivantes:
o Le système judiciaire continue à reposer sur un modèle inquisitorial dans
lequel les procureurs ont un avantage certain dans les tribunaux et les cours.
Ce problème est particulièrement culminant dans les affaires criminelles, où
les avocats ont du mal à obtenir des informations de la Procurature en temps
et en heure.
o L’accès des avocats à leurs clients, notamment ceux privés de liberté, mais
aussi le maintien de la confidentialité de la communication avec leurs clients,
sont deux problèmes de plus en plus communs. Les avocats sont soumis à des
fouilles quand ils pénètrent et ressortent des prisons, y compris la recherche
de documents à caractère confidentiel. Si les centres de détention n’ont pas
d’espace aménagé et discret pour la rencontre avocat-client, en revanche La
vidéo surveillance est omni présente.
Le document d’étude intitulé « Judicial Reform Index » volume II d’avril 20083 met par
ailleurs en exergue les préoccupations liées à l’indépendance judiciaire :
o Bien que certains juges réfutent invariablement qu’ils aient été soumis à des
influences dans leurs décisions, d’autres concèdent facilement que les juges
sont en général indépendants quand il faut décider dans les affaires civiles
mais que l’influence et la pression exercées par l’Exécutif et la Procurature
existent toujours dans les affaires administratives et criminelles. Dans ces
dernières, l’indépendance est même vue comme une exception plutôt que la
règle. Les procureurs exercent une pression significative sur les juges, comme
peuvent en témoigner l’extrême rareté des acquittements ou le fait que les
sentences sont souvent en ligne avec les peines requises par eux.
o Bien que la Constitution garantisse un nombre impressionnant de droits et
libertés, notamment le recours devant les tribunaux, en pratique le rôle du
judiciaire dans la protection des droits de l’homme reste inadéquate. Bien que
certains juges aient su résister à la pression du gouvernement dans des
affaires politiquement sensibles, la plupart des victimes de violations de droits
civils et humains considère qu’il serait futile de chercher recours auprès des
tribunaux.
2
3
http://www.abanet.org/rol/europe_and_eurasia/georgia.html
http://www.abanet.org/rol/europe_and_eurasia/georgia.html
o L’instauration du principe de négociation du plaidoyer (« plea bargaining »)
dans le système judiciaire géorgien dans les affaires criminelles a
singulièrement accru les préoccupations en matière de justice pénale et
d’indépendance du judiciaire. Malgré la présence de garde fous procéduraux,
les arrangements sont souvent négociés et avec des exigences de sommes
d’argent substantielles hors la présence et la participation des avocats de la
défense. Les juges deviennent de simples notaires des arrangements négociés.
L’ONG « Former Political Prisoners for Human Rights »4 qui a publié un état de
l’administration de la justice pour les années 2006-2007 (« Administration of Justice in
Georgia 2006-2007 ») confirme que les juges sont relégués au rang de notaires et que le
pouvoir des procureurs sur l’ensemble du système judiciaire est total. Elle dénonce encore
plus fortement l’absence du principe d’égalité entre l’accusation et la défense dans les
tribunaux et publie des exemples et témoignages de juges qui ont été les victimes de pressions
de la part de l’Exécutif géorgien.
La FIDH a publié en juillet 2009 un rapport de mission sur les prisonniers politiques en
Géorgie depuis la « Révolution des Roses »5.
Contexte général de la minorité arménienne
Le rapport de mission internationale d’enquête de la FIDH (Fédération Internationale des
Ligues des Droits de l’Homme) sur les minorités ethniques en Géorgie publié en 20056, ou
bien le rapport plus récent du ECMI (European Centre for Minority Issues) sur l’intégration
des minorités nationales dans les provinces de Samtskhé-Djavakhétie et de Kvémo-Kartlie
durant les 5 années de présidence Saakashvili7, publié en septembre 2009 expliquent la
politique d’intégration linguistique et culturelle mise en place, accompagnée d’une reprise en
main administrative et politique de ces régions en y nommant un nombre de plus en plus
grand de Géorgiens venus d’autres provinces dans les administrations locales mais aussi en y
nommant des membres des communautés locales (arménienne et azérie) riches et influents
proches du pouvoir central de Tbilisi, dont le rôle est aussi de miner les efforts de
mouvements publics de protestation ou de revendication exigeant le respect de leurs droits de
minorité nationale et plus d’autonomie dans la gestion et l’administration de leurs régions.
Emil Abdelkhanov de l’ONG “Caucase Institute for Peace and Democracy”, une référence en
matière de défense des droits de l’Homme en Géorgie explique que V. Chakhalyan a
commencé à avoir des ennuis quand il a observé et dénoncé les irrégularités de scrutins au
moment des élections municipales. Ensuite est venue se greffer l’animosité croissante des
élites géorgiennes vis-à-vis de la minorité arménienne du Djavakh, qui a adopté une attitude
de neutralité au moment de la guerre avec la Russie en août 2008. Très peu d’ONG ou de
personnalités ont le courage de défendre aujourd’hui les Arméniens de peur d’être taxés
d’anti-patriotes.
V. Chakhalyan semble aujourd’hui être le bouc émissaire d’enjeux croisés. Son mouvement
qui au départ était culturel et sportif s’est transformé en organisation militant pour la
démocratisation du Djavakh et le respect des droits de la minorité nationale arménienne. Il a
4
http://www.fpphr.org.ge/
http://www.fidh.org/After-the-rose-the-thorns
6
http://www.fidh.org/Minorites-ethniques-en-Georgie
7
http://www.ecmi.de/download/working_paper_44_en.pdf
5
gêné tant les forces politiques et les élites arméniennes en place au Djavakh, qui se sont
senties menacer, que le pouvoir central de Tbilissi, qui voyait d’un mauvais œil ce
mouvement réclamant plus d’autonomie après avoir perdu l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.
Cependant, que ce soit en Géorgie, en Djavakhétie, ou bien en Arménie, il semblerait que la
symbolique du procès Chakhlalyan commence à être comprise. Le pouvoir central géorgien a
jusqu’à présent essayé de circonscrire cette affaire à une banale affaire pénale pour éviter
précisément que Chakhalyan ne devienne le symbole de la défense des droits de la minorité
nationale arménienne en Samtskhé Djavakhétie.
En conclusion, même si les débordements lors des manifestations de 2005 et 2006 sont réels,
ils ont été intentionnellement exagérés et leur ajout de manière rétroactive à son acte
d’accusation lié à son arrestation de juillet 2008 illustre la volonté politique des autorités
géorgiennes de faire condamner V.Chakhalyan à une durée d’enfermement maximale.
Les violations des droits de la défense au mépris de la Constitution et des engagements
internationaux de la Géorgie démontrent leur détermination dans ce sens.