1 La nostalgie, c`est comme les coups de soleil. Ça fait pas
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1 La nostalgie, c`est comme les coups de soleil. Ça fait pas
La nostalgie, c’est comme les coups de soleil. Ça fait pas mal pendant. Ça fait mal le soir. Pierre Desproges « Aurore », 6 juin 1986 Chronique de la haine ordinaire Ironie littéraire et mélancolie : la mise en abyme pour émerger de l’abîme Le féminin pluriel Julie Côté, Université d’Ottawa Le féminin pluriel est un roman écrit à quatre mains par Benoîte et Flora Groult en 1965. Les sœurs Groult ont également collaboré à l’écriture de deux autres romans, soit le Journal à quatre mains (1962) et Il était deux fois (1967). Histoire typique d’un triangle amoureux, les voix narratives du Féminin pluriel sont toutefois rendues d’une manière somme toute assez originale. Le roman débute par le journal du mois de septembre de Marianne, femme à la fin de la trentaine, et dont le monde bascule : son mari vient tout juste de lui annoncer qu’il la trompe avec Juliette, sa meilleure amie, qui elle a 29 ans. Les auteures lancent indûment le lecteur sur la piste du journal personnel de l’épouse trompée, sauf qu’au chapitre suivant, une seconde voix s’élève, celle de Juliette, la meilleure amie et la maîtresse. Chaque chapitre du roman continue de déployer ces deux instances narratives en alternance, pendant toute une année. Et à travers ces deux voix de femmes, nous apprenons que Jean refuse de renoncer à l’une ou l’autre puisqu’il les aime 1 toutes les deux, les veut toutes les deux. Chacune à leur manière, Marianne et Juliette doivent donc apprendre à vivre avec la présence fantomatique de l’autre. De toute évidence, le thème qui chapeaute l’ensemble du Féminin pluriel, est celui des relations hommes-femmes. Cependant, chacune des voix profite également des pages de son journal pour évoquer la peur qu’ont les femmes de vieillir et de ne plus plaire, l’amitié entre femmes, le choix d’avoir des enfants ou pas, leur carrière florissante (Juliette) ou sacrifiée au profit de la famille (Marianne), les soins à donner aux parents malades, ou encore les lieux de ressourcement et de guérison du cœur et de l’âme lorsque l’amitié est morte : la Bretagne, la mer et le jardinage pour Marianne, le dessin de mode et le chien Boudin pour Juliette. Deux voix, donc, mais aussi deux tons respectifs : la plume mélancolique d’une Marianne anéantie par la blessure de deux infidélités, celles de Jean et de Juliette, et la plume joyeuse de cette dernière qui exulte de bonheur. Une particularité stylistique s’élève néanmoins des pages rédigées par Marianne, celle d’une âpre ironie dénonçant l’absurde illusion dans laquelle elle s’est laissée bercer. Un parallèle s’établit entre la trahison des promesses de fidélité prononcées lors des vœux du mariage, et les effets produits différents des effets attendus mis en place par l’ironie. Dans sa Poétique de l’ironie, Pierre Schoentjes souligne que non seulement la première phrase, mais aussi « les premières pages d’une œuvre sont […] capitales pour saisir la tonalité de base : quand l’ironie affleure à cet endroit privilégié, il est rare qu’elle ne soit pas maintenue dans la suite de l’ouvrage1 ». Cette caractéristique est on ne peut plus évidente dans l’incipit du Féminin pluriel qui s’ouvre ainsi : Décharger son revolver dans une chair détestée, voir le soubresaut grotesque de la mort, anéantir ce qui vous détruit… je comprends maintenant la jouissance du crime passionnel. Mais quelle courte joie, pour des années d’expiation! Et puis supprimer un problème n’est pas le résoudre. Mais le 1 Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, « Points », 2001, p. 174-175. 2 supprimer serait si bon! Rien d’autre ne m’habite depuis que je SAIS, hors l’envie désespérée et idiote d’avoir des détails et le désir de voir mourir Juliette. Et aussi une rage humiliante pour n’avoir pas su prévoir, pour m’être laissée prendre au piège de l’amitié féminine, de la générosité, pour avoir fait taire la saine jalousie et m’être crue au-dessus des risques du métier. Fallait-il donc ouvrir mon parapluie avant qu’il pleuve? Mais oui! Vivent les mégères qui font le vide autour d’elles et ne laissent pas entrer les louves dans la bergerie quand elles tiennent à leur loup. J’ai surestimé et mon pouvoir et l’amitié de Juliette et l’idéal de Jean : c’est un fiasco sur tous les plans. Jean n’est pas mort, ni infirme; il ne me quitte pas… Non, rien d’extraordinaire : il s’est simplement mis tout nu le long d’une amie à moi et lui a dit : « Je t’aime! » Il n’y a pas là de quoi hurler!2 L’extra-ordinaire est bel et bien venu basculer le monde de Marianne. Elle aurait dû ouvrir son parapluie pour parer le coup, pour éviter d’éprouver cette envie de hurler au désespoir suite aux trahisons de Jean et de Juliette. L’analyse du roman se fera en quatre temps. En premier lieu, il s’agira de faire ressortir les mécanismes de l’ironie rhétorique et de la parodie mises en œuvre dans le journal de Marianne. La deuxième partie sera consacrée à la mélancolie : une définition, un bref survol historique, quelques explications et des exemples tirés du roman afin d’illustrer, dans un troisième temps, la manière dont ironie et mélancolie s’imbriquent l’une l’autre pour former des vases communicants3. Finalement, la quatrième partie sera consacrée à souligner un second palier d’ironie dans le roman des sœurs Groult, annonçant un renversement des tons des voix narratives. En effet, au fil des pages et des mois qui se suivent, Marianne emprunte indubitablement le chemin de la guérison, alors que Juliette verse peu à peu dans la désillusion d’un amour parfait promis. 2 3 Benoîte et Flora Groult, Le féminin pluriel, Paris, Denoël, « Folio », 1965, p. 9. Expression empruntée à Marie-Claude Lambotte, Esthétique de la mélancolie, Paris, Aubier, 1984. 3 Bien que l’ironie littéraire, ce je-ne-sais-quoi perçu par le lecteur, soit parfois difficile à saisir ou à cerner, il existe néanmoins certains signaux qui permettent de la repérer. Le journal de Marianne, exutoire pour la douleur et l’absurde, lui permet également de « faire connaître son opinion, et l’ironie est précisément une façon de donner plus de force à l’expression d’un jugement, [l’ironiste étant] obligé de signaler la chausse-trappe qu’il ménage dans son discours4 ». Quelques figures de la rhétorique spécifiquement associées à l’ironie permettent de débusquer ces pièges, par ailleurs forts nombreux dans Le féminin pluriel. L’antiphrase L’antiphrase est une opposition entre ce qui est dit et ce que le locuteur veut faire entendre. Revenons un instant sur un segment de l’incipit déjà cité : « Jean n’est pas mort, ni infirme; il ne me quitte pas… Non, rien d’extraordinaire : il s’est simplement mis tout nu le long d’une amie à moi et lui a dit “Je t’aime!” Il n’y a pas là de quoi hurler5! » Cet extrait est composé de deux antiphrases. D’une part, contrairement à ce qu’elle affirme, Marianne n’a qu’un seul désir, un seul besoin, soit celui de libérer l’instinct primaire qui lui commande de hurler sa douleur devant l’abîme qui s’ouvre à ses pieds. D’autre part, la double trahison (celle du mari et celle de la meilleure amie) n’a rien de simple et tout de l’extraordinaire : vers qui Marianne peut-elle dorénavant se tourner afin de se confier? À qui peut-elle faire confiance? Pour l’instant, nulle autre option que le journal intime ne semble possible. Litote Grâce à la litote, le locuteur en dit moins pour en faire entendre plus. À Jean qui vient de dire à Marianne qu’il aimerait que tous les deux continuent de fréquenter Juliette 4 5 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 158. Benoîte et Flora Groult, op. cit. p. 9. 4 comme si rien n’avait changé, Marianne répond : « Mohammed, la Légitime et la Favorite6! ». Trois mots qui résument l’incongruité et l’impossibilité du triangle à trois. Le champ sémantique du harem est d’ailleurs exploité à maintes reprises dans le roman, renforçant non seulement le principe d’une malsaine concurrence entre femmes, mais également l’assujettissement de Marianne et Juliette, soumises aux quatre volontés – ou deux, devrait-on dire dans leur cas – de Jean. L’oxymore L’oxymore sert à unir deux mots qui sont théoriquement incompatibles. « Encore trois heures à vivre avant de me lancer dans un océan de révolte, avant de m’abandonner aux amères jouissances de l’espionnage rétrospectif, avant de pouvoir sangloter tranquillement sur moi-même7. » Dans cet extrait, ce n’est pas un seul, mais bien deux oxymores qui viennent accentuer la douleur de Marianne : amères jouissances, et sangloter tranquillement. Notons également la substitution d’un mot d’une expression connue: sangloter sur soi-même au lieu de pleurer sur soi-même. Le sanglot, cette « inspiration, respiration brusque et bruyante, presque toujours répétée, due à des contractions successives et saccadées du diaphragme, qui se produit généralement dans les crises de larmes8 », est bien plus intense physiquement que de simples larmes. À nouveau, la plume de Marianne se fait ironique : dans trois heures, elle pourra bien plonger dans cet océan qu’elle évoque, mais qui n’aura toutefois rien de jouissif et de tranquille. Au contraire, ce sont la tempête, les sanglots et les secousses qui l’engloutiront. Citons un deuxième exemple d’oxymore, cette figure étant largement présente dans le roman : « elles [ses larmes] me chatouillent atrocement9 ». Il va sans dire 6 Idem, p. 37. Idem, p. 12. 8 Le Petit Robert de la langue française 2006, s. la dir. d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 2006, p. 2359. 9 Benoîte et Flora Groult, op. cit., p. 34. 7 5 que les larmes de Marianne ne la chatouillent pas, n’étant pas des larmes de bonheur. Il s’agit en vérité de larmes de malheur, et ces dernières l’écorchent sans contredit. Outre les figures de style, certains procédés plus généraux permettent également de repérer les marques de l’ironie présentes dans les textes littéraires. Le sous-entendu « Tous les poèmes que je copiais autrefois me remontent aux lèvres.10 » Dans cet exemple, toujours tiré du journal de Marianne, le souvenir de l’exaltation de l’amour naïf de jeunesse lui revient en mémoire, mais avec un goût amer : ce n’est pas dans sa tête ou dans son cœur que la poésie résonne, mais au bord des lèvres. La poésie n’a plus rien d'enlevant, d’enivrant, de plaisant ou de ravissant, au contraire. L’amour lui lève le cœur. Changement de registre / rupture dans le style Ces deux notions font appel à l’intertextualité, à l’« interculturalité » car ce sont, en partie, des expressions trafiquées. « Juliette se doit d’aimer longtemps pour n’avoir pas saccagé notre amitié pour rien. Son côté princesse de Clèves me rassurait jadis, mais il n’y a rien de pire qu’une princesse de Clèves qui a fauté. Elle ne démordra jamais de Jean! Oh! je lui casserai les mâchoires. Juliette, je te plumerai.11 » En passant d’une référence à un classique de la littérature, La Princesse de Clèves, à une chanson populaire française, le lecteur assiste à la déchéance de plus en plus grande de Marianne. Cette dernière n’a plus la dignité et la grandeur d’âme de l’âge d’or de la littérature, elle se vautre dans le commun, le vulgaire. D’ailleurs, Jean ne lui refuse-t-il pas le rôle de petite bourgeoise prompte aux scènes? Eh bien, petite bourgeoise elle ne sera pas, et femme commune à l’image de toutes les autres qui doivent changer de masque selon les 10 11 Idem, p. 13. Idem, p. 21. 6 désirs de l’homme elle sera : « il me rêve éblouissante, spirituelle quand nous dînons chez Nadine, mondaine dans les cocktails, efficace en mer; au lit, tendre et exigeante, dans un dîner de jolies femmes, tendre mais peu exigeante. Il faudrait prévoir, savoir, sentir ce qu’il attend… être une femme quoâ12! » Ce quoâ est celui d’une femme à qui l’homme refuse toute individualité et personnalité propre, puisqu’elle doit constamment se travestir selon les besoins masculins. Le conflit dans les énoncés internes est un autre signe des marques de l’ironie. Lorsque Jean déclare à Marianne : « Si je suis avec toi, dis-toi que c’est parce que je te choisis, chaque jour, et que ce n’est pas la Morale ou le Devoir [ils sont mariés] qui me retiennent près de toi. Je n’aimerais pas découvrir que notre vie conjugale est bâtie sur ces tristes assises », elle ne peut s’empêcher de rétorquer silencieusement : « Moi non plus! Résultat : je suis malheureuse, mais sur des assises gaies.13 » L’ironie de Marianne est double. D’abord, il souligne le bonheur, l’amour qui demeurent dans les sphères de l’implicite, du sous-entendu puisque Jean ne nomme pas, ne dit pas les joyeuses assises, au contraire, il dit ce qui n’est pas (c’est-à-dire les tristes assises que sont la morale et le devoir). Amour et assises gaies il y aurait donc. Mais, et c’est ici que l’ironie de Marianne se dédouble, cette soi-disant gaieté la rend des plus malheureuses. Finalement, rappelons qu’une ponctuation14 et une typographie différentes des conventions d’édition peuvent également être annonciatrices de l’ironie littéraire. « Parfois quand je sanglote plus fort, une main secourable se tend et me caresse mais ON 12 C’est moi qui souligne. Idem, p. 92. Idem, p. 18. 14 Beda Alleman, « De l’ironie en tant que principe littéraire », Poétique, no 36, novembre 1978, p. 390. 13 7 reste ostensiblement endormi.15 » Ce ON majuscule, c’est effectivement Jean. Bien qu’il ne demeure pas sourd à la peine de Marianne, il ne la juge pas suffisamment justifiée pour aller jusqu’à se réveiller. Au contraire, il demeure ostensiblement endormi, ne tenant que pour la forme à lui apporter réconfort. De plus, il faut souligner que pour Jean « les actes ne prouvent rien et [qu’]on ne doit pas se baser sur eux pour juger les sentiments16 ». Il l’aime, le lui a dit et répété, et toute cette tristesse, ces larmes que Marianne verse à torrents sont bien trop démesurés pour ce que la situation commande. Avant de clore la section sur l’ironie, évoquons un dernier point la concernant, et qui a été souligné lors des séminaires. À quelques reprises, il a été question de l’ironie comme expression d’une supériorité réelle ou feinte. Chez Marianne, cette supériorité elle est feinte. Dans tous les exemples cités, cette voix narrative n’est effectivement pas au-dessus de la situation, au contraire, elle s’en trouve écrasée. Si l’ironie est abondamment exploitée par Marianne, c’est qu’elle cherche désespérément à atteindre une supériorité réelle qui lui permette de mettre à distance sa douleur : si l’auteure n’est pas « morte », au sens propre et au sens figuré de Barthes, elle ressent néanmoins la blessure de l’adultère comme un coup mortel. L’attaque envers ses bourreaux (les exemples d’ironie envers Juliette seraient tout aussi nombreux) est nécessaire afin qu’elle apprivoise peu à peu la douleur. Dans Le féminin pluriel, la parodie côtoie l’ironie comme marque humoristique. Conformément à Bakhtine et les notions qu’il défend dans son ouvrage Esthétique et 15 16 Benoîte et Flora Groult, p. 33. Benoîte et Flora Groult, p. 30. 8 théorie du roman17, la parodie peut être repérable grâce à un changement de mot dans une expression ou un proverbe connu. Bien que Le féminin pluriel ne soit pas un roman parodique, on y trouve malgré tout certains éléments parodiques qui tendent à montrer que toute cette histoire d’adultère n’est qu’une vaste parodie d’un stéréotype bien connu : celui du triangle amoureux. « Mais si le cœur a ses déraisons, le corps heureusement a ses habitudes18. » Le proverbe exact se dit plutôt comme suit : le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. La substitution de déraisons pour raisons intensifie la blessure au cœur de Marianne. Bien plus que meurtri, ce cœur a perdu sa raison dans tous les sens du terme : Jean, sa raison de vivre, ainsi que sa raison raisonnante. En effet, incapable d’objectivité et de logique, le cœur de Marianne n’a plus qu’une seule envie : celle de pleurer nuit et jour tout son saoul. Une deuxième substitution parodiant un proverbe connu montre quant à elle l’ironie du sort qui s’acharne sur Marianne : « On ne peut être à la fois à la ferme et au moulin19. » Le vrai proverbe se dit comme suit : on ne peut être à la fois au four et au moulin. La substitution de four pour celui de ferme est justifiée : la ferme, c’est une métaphore pour Penduc, leur maison de campagne en Bretagne où Marianne était partie lorsque Jean, demeuré à Paris, l’a trompée avec Juliette la première fois. Mais Penduc, c’est aussi la maison d’enfance, la filiation, le lien qui unit Marianne à sa mère et sa grand-mère, à toutes ces femmes épouses de pêcheurs qui attendent inlassablement le retour du mari. Toutefois, Penduc, c’est également le symbole de l’ancrage et des racines à partir desquels le bonheur de Marianne est possible. Là seulement peut-elle redevenir 17 Mikhaïl Bakhtine, « Le plurilinguisme dans le roman », Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1978, p. 122-151. 18 Benoîte et Flora Groult, op. cit., p. 10. 19 Idem, p. 90 (entre guillemets dans le texte). 9 elle-même, et cesser de se soucier des conventions, des tenues vestimentaires et des conversations de la bonne société parisienne qui suscitent toujours chez elle une certaine appréhension, alors que Jean et Juliette y évoluent aisément. Dans son essai sur la théorie du roman20, Bakhtine traite également de la question du plurilinguisme, c’est-à-dire l’intervention d’une parole autre, d’une parole publique que le locuteur évoque pour mieux s’en distancier. C’est ainsi que Marianne peut déclarer : « Dix ans déjà… que l’amour passe vite…21 ». Formule toute faite, maintes et maintes fois entendue sous sa forme originale : que le temps passe vite. L’emploi de cette parole publique contrefaite par Marianne est nécessaire afin d’illustrer la parodie dans laquelle les liens de son mariage ont déchu. En effet, le couple qu’elle forme avec Jean, donc l’amour de toute une vie, n’aura duré que dix ans. Il est donc déjà passé. Un second exemple de parole publique qui met en lumière le désarroi de Marianne qui ne sait plus composer avec les nouvelles données prescrites par Jean : « Les problèmes qu’on n’agite pas sont déjà à moitié résolus. Et, comme l’on dit, la vie reprend ses droits! C’est-à-dire que Jean reprend les siens : celui de sortir, celui d’être gai, celui de parler d’autre chose. De quoi porterait-il le deuil? Il n’a perdu personne. Au contraire, une jeune fille lui est née! » La vie qui reprend ses droits, c’est Jean continuant d’aller de l’avant, alors que Marianne, bouleversée et mélancolique, demeure inerte, spectatrice de cette vie qui continue. L’étymologie du mot mélancolie vient des racines mêlas (noir) et cholè (bile). La bile noire, chez les Anciens, constitue, avec le sang, la lymphe et la bile jaune, les quatre 20 21 Mikhaïl Bakhtine, op. cit.. Benoîte et Flora Groult, op. cit., p. 13. 10 humeurs du corps humain, et ce sont ces humeurs qui composent les tempéraments sanguins. Selon la physiologie d’Hippocrate, « la rupture de leur équilibre était due, le plus souvent, à la remontée de “substances noires” néfastes qui obscurcissaient la raison et entraînaient le sujet dans une sorte de folie ou de frénésie22 ». Similaire à l’état d’ivresse, à l’emportement passionnel, voire à la démence, la mélancolie est une maladie physiologique qui change le comportement du malade par un dérèglement de sa raison. La thérapie privilégiée consiste à faire sortir cette humeur noire du corps. Puisque l’esprit du malade est déréglé et qu’on ne peut faire appel à sa raison, il faut « purger le patient de ses excédents humoraux, soit à l’aide de révulsifs médicamenteux, soit à l’aide d’exercices corporels appelés aux mêmes effets23 ». Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que la mélancolie soit associée à la pensée psychiatrique et psychanalytique: la mélancolie devient alors un problème du système nerveux. Pour Freud et K. Abraham, il s’agit d’épisodes dépressifs et maniaques, d’orgie cannibalique, de mode sadique-anal précoce24, de tension somatique sexuelle25. Dans le cadre de cette analyse, retenons l’acception psychiatrique moderne du terme qui signifie, selon la définition qu’en donne le Petit Robert, un « état pathologique caractérisé par une profonde tristesse, un pessimisme généralisé26 », voire une tendance à l’inaction. C’est ce qui arrive à Marianne, du moins dans la première partie du roman : mis à part une lettre qu’elle s’empresse d’écrire à Juliette, elle reste amorphe. Capable de réfléchir, donc d’écrire son journal, mais incapable d’agir. Cet état d’inertie est soutenu par Marie-Claude Lambotte qui rappelle que 22 Marie-Claude Lambotte, op. cit., p. 25. Idem, p. 27-28. 24 Idem, p. 33 25 Idem, p. 37-38. 26 Le Petit Robert de la langue française 2006, op. cit., p. 1600. 23 11 Plus rien ne vaut la peine d’un effort d’attention, plus rien ne vaut la peine d’un regain d’intérêt; le mélancolique n’en finit pas d’assumer une perte qui l’a privé de signes de la reconnaissance. La déception reste encore trop présente à son esprit pour que n’en soient pas éprouvées, de la même façon, les possibilités d’investissements futures; elle a réussi à s’instituer en loi du destin et à faire croire à sa victime qu’elle lui est devenue indispensable.27 Pour Marianne, seuls les besoins essentiels de ses enfants l’empêchent de sombrer dans une passivité totale. Mais ces gestes routiniers n’empêchent point son esprit de tourner à vide, ou plutôt de retourner sans cesse vers la tragédie dont elle victime. Elle va jusqu’à en envier les héros de Racine qui « ne s’occupaient que de leur drame28 », et la soupe qui nourrit les corps lui apparaît soudainement « dérisoire, aux antipodes de la passion. Les chagrins des femmes mariées sentent toujours le poireau.29 » Marianne a atrocement besoin du silence de la nuit30 afin de plonger sans distraction dans les brumes de la mélancolie. Tout comme le propose l’analyse d’Erwin Panofsky à propos de la gravure Melencolia de Dürer, la mélancolie de Marianne fait en sorte que « son énergie est paralysée non par le sommeil, mais par la pensée31 ». Rappelons que Schoentjes insiste sur le fait qu’une ironie inscrite dans les premières pages d’une œuvre romanesque a de fortes chances de perdurer tout au long du texte. Dans Le féminin pluriel, cette affirmation est tout aussi valable en ce qui concerne la mélancolie chez Marianne. En effet, nous en sentons toute la teneur dès les premières pages du roman : « J’ai découvert aussi l’insomnie. La nuit, le chagrin prend des proportions de désespoir. Où que je me tourne, les perspectives m’apparaissent désolantes.32 » Ou encore : « J’ai passé ma nuit à leur faire monter l’escalier, à les faire 27 Marie-Claude Lambotte, op. cit., p. 67-68. Benoîte et Floara Groult, op. cit., p. 12. 29 Idem. 30 Idem. 31 Marie-Claude Lambotte, op. cit., p. 40. 32 Benoîte et Flora Groult, op. cit., p. 16. 28 12 s’étreindre devant moi. Ils se sont dit tout ce qu’on peut se dire, fait tout ce qu’on peut se faire, à ma connaissance. J’ai versé insatiablement de l’huile sur mon feu intérieur et j’ai émergé au petit matin, moulue par leur nuit d’amour.33 » Dans ces deux exemples, nous retrouvons les idées de profonde tristesse, de pessimisme généralisé, et d’une perte qui n’en finit plus d’être assumée que l’on retrouve dans les différentes définitions et explications de la mélancolie. Mais, rappelons-le, nous sommes en début de roman, alors que Marianne demeure toujours incapable d’agir, tout juste bonne à se blesser davantage en tournant et retournant sans cesse son esprit vers les mêmes images qu’elle projette dans son imaginaire. Nous en arrivons maintenant à la troisième partie de l’analyse, soit celle des vases communicants, où la pratique de l’ironie littéraire et de l’écriture permettent la guérison d’une Marianne mélancolique, ce que nous appelons la mise en abyme pour sortir de l’abîme D’une part, nous avons vu au cours des séminaires que si l’humour est une attitude qui permet de se soustraire aux déplaisirs de l’existence, l’ironie, quant à elle, est une arme grâce à laquelle on attaque. D’autre part, pour Lambotte, la mélancolie « représente à la fois la fatalité du destin pour la proie qu’elle dévore et la source d’inspiration privilégiée pour le créateur qui parvient à la maîtriser34 ». Ce sont ces deux faits réciproquement liés qui vont permettre à Marianne de sortir de son marasme : à force d’écrire son journal, d’« attaquer » la situation devant laquelle Jean la place de force au moyen de l’ironie, elle parvient à apprivoiser peu à peu sa douleur. D’une ironie très mordante en début de roman, deux phénomènes se dégagent par la suite : l’ironie 33 34 Idem, p. 20. Marie-Claude Lambotte, op. cit., p. 50. 13 devient moins présente et moins mordante dans son journal au fur et à mesure que les mois passent, et l’ironie de Marianne trouve un nouvel exécutoire : non plus cantonnée dans le domaine du privé, l’écriture opère un déplacement. En effet, Marianne n’écrit plus seulement pour elle, mais elle écrit quelques lettres à Jean, et c’est à lui que les pointes ironiques et les flèches sont directement destinées. Une des lettres commence notamment sur ces mots : « Jean qui n’est plus à moi35 ». Toujours dans la même lettre, Marianne lui dit qu’elle arrive dorénavant à dormir « d’un sommeil de brute, toute pensée abolie. Quelle belle vie de ne plus rêver à toi! J’ai deux bouteilles de bière dans mon lit pour me réchauffer. Ça ne remplace pas l’homme mais c’est bien docile36. » Contrairement aux hommes et à Jean qui peuvent décevoir, Marianne est comblée, les bouteilles satisfaisant ses attentes, c’est-à-dire la soûler. Finalement, elle persiste et signe : « Mon cher amant (d’une autre) […] Donne de tes nouvelles si ON te laisse un moment.37 » Rhétorique et marques typographiques font état d’une ironie encore toute vivante, mais dont la portée s’est déplacée. L’objet de l’humeur n’est plus tourné vers un moi, mais vers un être extérieur dont Marianne a en partie réussi à se détacher. Nous constatons donc que grâce à son journal, grâce à l’écriture, Marianne fait des progrès, et le goût de vivre lui revient. Parallèlement à Marianne qui émerge peu à peu de la mélancolie et dont l’ironie devient de moins en moins mordante, un reversement s’amorce dans l’écriture de Juliette : du parfait bonheur qu’elle filait, acceptant tous les compromis et sacrifices dus à son statut de deuxième femme, elle déchante peu à peu et l’ironie commence à s’inscrire dans le ton de son journal. « Mais chassez le conjugal, il revient au galop : il me prend 35 Benoîte et Flora Groult, op. cit., p. 248. Idem, p. 249. 37 Idem, p. 251-252. 36 14 sans cesse des envies de dépendance et j’ai beau faire, je n’arrive pas à écraser la femmefemelle en moi, celle qui dit : “Je t’aime, alors je veux te rendre des comptes”38. » La substitution du mot conjugal pour celui de naturel dans l’expression connue révèle qu’au fil des mois qui passent, Juliette revendique un statut plus régulier et normatif que celui du rang de maîtresse. Un deuxième élément est à souligner dans cet extrait » Juliette écrit te rendre des comptes au lieu de faire savoir à Jean qu’il doit lui rendre des comptes. Puisque ce dernier joue sur deux tableaux, celui de l’époux et celui de l’amant, eh bien soit, Juliette veut lui rendre la pareille : elle s’autorise une sortie avec Philippe, un ancien amant, qui est d’ailleurs toujours amoureux d‘elle et qui désire toujours l’épouser. Le besoin de ne pas être traitée selon le principe du deux poids, deux mesures, voire le désir de vengeance viennent brouiller les cartes du parfait petit bonheur miroité par Jean dans leur triangle amoureux. En début de roman, dans une lettre qu’elle écrit à Marianne, Juliette lui explique que son amour pour Jean est sérieux et que cette dernière n’a d’autre choix que de lui faire une place dans leur nouveau ménage à trois. Mais plus les mois passent, et plus le fantôme de Marianne prend chair, jusqu’à rendre Juliette jalouse et mélancolique : « Il est déjà parti un peu, mon amour. Il n’ose pas scruter l’horizon quand il est avec moi, mais je sens qu’il y a de la neige au bout de son regard.39 » C’est décembre, les vacances de Noël, et Jean va partir huit jours avec Marianne et les enfants à Saint-Marcellin, la montagne, le ski, tandis que Juliette demeurera seule à Paris, sans autre compagnie que sa grand-mère malade. Ce déplacement de la mélancolie est mis en place par les auteures grâce à un deuxième palier de l’ironie dans le roman : celle de l’ironie constructionnelle. L’ironie 38 39 C’est moi qui souligne. Idem, p. 129. Idem, p. 163. 15 n’est plus la volonté des voix de Marianne ou de Juliette, mais bien celle des auteures dans la construction du roman : les deux amies ne se parlent plus au téléphone, elles ne se côtoient plus, mais se répondent néanmoins sans le savoir. En effet, certaines affirmations sont avancées par une Marianne convaincue quant aux comportements amoureux de son mari, mais nous savons, grâce au journal de Juliette, que Jean agit avec sa maîtresse de manière exactement contraire à ce qu’a prétendu/prophétisé Marianne. « Et d’abord que pense Juliette de son péché? Il me vient la crainte soudaine qu’elle me croie fataliste ou résignée. On a tellement envie de croire ce qui vous arrange40! » Le on est celui d’une voix publique, alors que le vous marque une mise à distance de Juliette qui n’est plus toi, l’amie intime, mais un vous de fausse politesse adressé à la maîtresse de son mari. Quelques pages plus loin, Juliette lui répond en ces termes : « L’image de Marianne avait pour quelques instants voleté dans ma tête, comme un oiseau fou qui se tape au mur et puis elle s’était estompée. Je ne savais plus que Marianne existait, c’est comme si tout avait été fait déjà et qu’il était trop tard pour réfléchir41. » Avec le recul, Juliette a un peu honte, elle se doute bien que Marianne la détestera, mais son plus grand malheur, ce n’est pas d’avoir fait de la peine à sa meilleure amie, c’est d’envisager de perdre cette femme qu’elle aime et dont elle ne sait pas comment elle pourrait se passer. Et les auteures d’en rajouter, en mettant en scène et en paroles un Jean qui refuse de croire que Marianne puisse un instant envisager la situation comme un péché, une trahison : Marianne et moi sommes liées par des sentiments très profonds et très précieux et nous nous comprenons. Je ne peux pas te dire que je vais lui annoncer mon amour pour toi dès son retour. Mais sois sûre qu’elle le saura un jour et que quand je lui en parlerai, cela ne posera pas de problème insoluble entre nous. Notre vie est basée sur une certaine forme de sincérité mutuelle et nous sommes au-delà de la banalité. […] Elle [Marianne] est forte et originale; ne t’attends pas 40 41 Idem, p.16. Idem, p. 50. 16 à la réaction de n’importe quelle petite-bourgeoise du coin et toi non plus ne sois pas une petite-bourgeoise42. L’ironie trouve sa place dans le déploiement des perceptions qu’ont les personnages les uns envers les autres. Contrairement aux soupçons et aux craintes de Marianne, ce n’est pas Juliette qui croit qu’elle adoptera une attitude compréhensive, voire résignée, mais bien Jean, son mari trompeur. Un second exemple est nécessaire afin de montrer que ces échos involontaires entre Marianne et Juliette sont le fruit d’une mécanique d’écriture sur laquelle les auteurs insistent afin que se complète le renversement mélancolique auquel nous reviendrons. En début de roman, Marianne écrit ces quelques phrases : Jean n’a jamais dû l’embrasser entre deux portes; je ne risquais pas de les surprendre. Et il ne l’embrassera pas non plus dans la rue ou dans sa voiture, elle peut perdre cet espoir. Il méprise les extras, les amuse-gueule de l’amour. Jamais un genou pressé sous une table, un regard trop appuyé, un acompte volé au passage sur les plaisirs futurs. Les quais de la Seine, l’automne, le crépuscule, les coins sombres, les coins doux sont sans effet sur lui43. Pourtant, au chapitre suivant, Juliette relate les souvenirs suivants : Nous nous tenions les mains à travers la table, nos genoux se cherchaient sous la nappe, nos pieds parallèles s’imbriquaient deux à deux, et parfois la chienne Boudin posait sa truffe froide en travers de nos jambes. Jean souriait des yeux […] Nous avons marché longtemps avant de héler un taxi. Boudin roulant derrière nous, nous avons erré sans nous presser, serrés l’un contre l’autre au chaud de nous-mêmes44. L’ironie constructionnelle démontre qu’avec une autre, Jean est l’amoureux qu’il n’est pas avec Marianne. Il est celui qu’elle aimerait qu’il soit avec elle-même mais certainement pas avec une autre. 42 Idem, p. 56-57. Idem, p. 42. 44 Idem, p. 54. 43 17 En dépit de ces exemples positifs, la vie amoureuse de Juliette quitte, au fil des mois, les hauteurs d’une relation passionnelle et verse peu à peu dans une relation convenue, semblable à celle de la petite épouse bourgeoise qui doit attendre gentiment pour avoir droit à la présence physique de Jean. Tout en renonçant finalement à l’espoir d’entendre Jean lui annoncer un jour qu’il reste45, son humeur passe de la gaieté à la mélancolie au gré des disponibilités de Jean. Selon Lambotte, le comportement des mélancoliques peut être caractérisé de la manière suivante : « Bien qu’ils rient souvent et puissent paraître extraordinairement joyeux […] ils peuvent cependant passer de nouveau, et en un instant, à l’autre extrême, épais et lourds […], joyeux et tristes, mais surtout tristes : […] le chagrin les tient et les ronge continuellement46 ». Si, au fil des pages du roman des sœurs Groult, le lecteur assiste à une renaissance de Marianne à elle-même grâce à l’écriture, il est également témoin d’une chronique d’une mélancolie annoncée chez Juliette. C’est en effet en décembre qu’elle prend conscience de l’illusion du bonheur promis par Jean à l’égard de leur triangle amoureux. Condamnée à être reléguée au rôle de concubine alors que Marianne détiendra à jamais le statut de première épouse, elle écrit « Et puis j’adore tes châteaux en Espagne puisque ce sont les seuls que nous pourrons jamais habiter47. » Le mariage et une petite vie amoureuse à deux sont des bonheurs qui lui sont défendus et ce triste constat commence à lui peser. Les premiers conflits amoureux éclatent lorsque Jean est victime d’un second rhume qui le garde au lit, auprès de Marianne. Les paroles douces d’empathie envers l’amant font défaut et Juliette ne peut empêcher l’insulte de fuser : « T’as un gros rhume, en somme48? » Point d’ironie rhétorique, mais néanmoins 45 Idem, p. 308. Marie-Claude Lambotte, op. cit., p. 9. 47 Benoîte et Flora Groult, op. cit., p. 156. 48 Idem, p. 161. 46 18 un je-ne-sais-quoi qui pique et attaque et qui laisse planer l’hypothèse d’une scène conjugale en devenir. De cette pointe envoyée par Juliette transparaît également une mélancolie naissante. Quel amant, en effet, refuse de voir sa maîtresse pour cause d’un rhume? Les raisons de l’absence de Jean auprès de Juliette ne seraient-elles pas autres, plus sérieuses, plus profondes? Juliette n’est pas dupe, elle sait fort bien qu’elle ne peut remplacer une femme comme Marianne. Mais lorsque ces douloureuses pensées l’assaillent, lorsque lui prend l’envie de pleurer, « vite, vite, pour oublier [sa] tristesse, [elle se] précipite dans une phrase trop gaie…49 » Marianne a pu en partie revenir à la vie lorsqu’elle s’est aperçue, grâce à son projet d’écriture, que c’est bien plus que Jean et son couple qu’elle a perdu, c’est son identité personnelle qui s’est effacée à travers son amour pour son mari. Toutefois, l’ironie constructionnelle prend soin d’annoncer que c’est exactement ce même danger qui guette Juliette. Soulignons qu’en début de roman, le moment de révélation de l’infidélité de Jean survient alors que Marianne prépare ses bagages, car il doit quitter la demeure familiale quelques jours pour son travail. Et au cours de ce voyage d’affaires, Juliette vient retrouver son amant afin qu’ils puisse passer une fin de semaine en amoureux, loin de Paris, loin du quotidien. En fin de roman, la situation est complètement inversée. Les dernières pages sont consacrées à Juliette qui assiste au départ de Jean pour les vacances d’été à Penduc, auprès de Marianne et des enfants. Juliette sourit, « de la bouche seulement, les yeux ne [voulant] rien savoir », car bien qu’elle et Jean jouent « encore à rêver, [ils savent] maintenant que c’est un jeu50 ». Pourtant, elle refuse de croire à la fin de son bonheur, à la fin du jeu qui s’est écoulé durant l’année. Elle refuse de ranger les deux gobelets de la salle de bain identifiés par les mentions ELLE et LUI. 49 50 Idem, p. 211. Idem, respectivement p. 307 et 306. 19 En guise de conclusion, soulignons que Linda Hutcheon affirme qu’une des « fonction[s] pragmatique[s] de l’ironie consiste en une signalisation d’évaluation, presque toujours péjorative51 ». Puisque Jean demande à Marianne l’impossible, c’est-àdire la survivance d’un triangle amoureux dont la troisième roue se trouve, de surcroît, à être sa meilleure amie, Marianne n’a d’autre choix que de se tourner vers l’écriture pour effectuer une mise au point sur sa vie. Blessée et trahie, Marianne nous fait entendre une voix à la fois mélancolique et mordante, attaquant Jean tout en dénonçant les illusions du mariage. Marianne braque également son ironie vers elle-même, s’accusant d’être en partie responsable des déboires de sa vie amoureuse : Je me mets comme eux sur le banc des accusés. J’ai péché par prétention, par aveuglement, par lâcheté aussi. Je n’ai pas eu le courage d’être antipathique et il n’y a pas là de quoi se vanter, contrairement aux apparences. Je n’étais pas plus capable que les autres de jouer avec le feu. Ou l’on s’en fout, ou l’on veille au grain. Je n’ai fait ni l’un ni l’autre. Je me suis trompée et je suis trompée : c’est logique52. Les mois passent, et le journal demeure témoin et confident de la détresse et de la mélancolie qui habitent Marianne. Toutefois, au fil du temps et de la redécouverte d’un moi intime, l’ironie de Marianne sort des sentiers de la vie intérieure pour se tourner vers un monde extérieur symbolisé par Jean. L’écriture n’est plus pour soi, et s’instaure une correspondance adressée à un autre, signe indéniable d’ouverture. C’est donc en débordant les cadres de l’écriture intime et personnelle que Marianne parvient à surmonter sa mélancolie. Parallèlement au cheminement psychologique de Marianne, les auteures du Féminin pluriel mènent posément Juliette sur le chemin que son ancienne amie vient de 51 Linda Hutcheon, « Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique de l’ironie », Poétique, no 46, avril 1981, p. 140-155. 52 Benoîte et Flora Groult, op. cit., p. 13. 20 quitter. Hors des frontières de son journal personnel, quelques conflits amoureux émergent et les désillusions d’un bonheur parfait font sporadiquement surface. Bien que le renversement total d’une mélancolie partant de Marianne pour aboutir chez Juliette ne soit parachevé à la fin du roman, cette mélancolie s’instaure néanmoins peu à peu chez Juliette. C’est alors que s’inscrit progressivement une ironie littéraire dans son écriture. Suite à Jean qui, apprenant que son fils Jean-Marie sait dorénavant nager, s’exclame : « Ah! je suis bien content que tu saches nager, on pourra t’emmener en mer cette année! », Juliette ne peut s’empêcher de penser : « On, qui ça ON? Pan, tout mon bien- être est à l’eau.53 » Typographie particulière et rhétorique viennent confirmer que le bienêtre de Juliette, contrairement à celui de Jean-Marie, ne sait pas nager et qu’en tombant à l’eau, il risque de se noyer. Bibliographie ALLEMAN, Beda, « De l’ironie en tant que principe littéraire », Poétique, no 36, novembre 1978, p. 385-398. BAKHTINE, Mikhaïl, « Le plurilinguisme dans le roman », Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1978, p. 122-151. GROULT, Benoîte et Flora, Le féminin pluriel, Paris, Denoël, « Folio », 1965. HUTCHEON, Linda « Ironie, satire, parodie. Une approche pragmatique de l’ironie », Poétique, no 46, avril 1981, p. 140-155. LAMBOTTE, Marie-Claude, Esthétique de la mélancolie, Paris, Aubier, 1984. Le Petit Robert de la langue française 2006, s. la dir. d’Alain REY, Paris, Le Robert, 2006. SCHOENTJES, Pierre, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, « Points », 2001. 53 Idem, p. 301. 21