le jeu vidéo, un ludopaysage
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LE JEU VIDÉO, UN LUDOPAYSAGE Yann Leroux ERES | Enfances & Psy 2008/1 - n° 38 pages 129 à 136 ISSN 1286-5559 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2008-1-page-129.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Leroux Yann, « Le jeu vidéo, un ludopaysage », Enfances & Psy, 2008/1 n° 38, p. 129-136. DOI : 10.3917/ep.038.0129 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 00 Enf&Psy n°38 XP5 30/04/08 18:29 Page 129 EN DIRECT DES PRATIQUES Yann Leroux Le jeu vidéo, un ludopaysage Omniprésents, débordant de tous les écrans, passant parfois à la rubrique « faits divers », les jeux vidéos peinent pourtant à pénétrer les milieux des professionnels de l’enfance qui les considèrent encore trop souvent comme d’aimables passetemps pouvant se transformer en une activité chronophage, voire en une « addiction ». Pourtant, les jeux vidéos font partie de la grande vague numérique qui remodèle et recompose des éléments aussi cruciaux que l’identité, la rhétorique, la famille, les relations amoureuses, le commerce… Il est probable que le regard défavorable qui est globalement jeté sur les jeux vidéo vient de ce qu’ils sont perçus comme des objets d’enfants. Cela nous éclaire sur la méfiance que les adultes éprouvent vis-à-vis des activités des enfants : elles sont toujours suspectes d’être entachées de sexualité. Pour qui observe un joueur ou l’entend parler de sa passion, il est vrai que ce caractère sexuel est évident. La répétition des actions et des gestes n’est pas sans évoquer celle de la masturbation. La passion avec laquelle il parle n’est pas sans évoquer d’autres passions dont il ne parle pas. L’excitation qui est la sienne n’est pas sans évoquer d’autres excitations. Cependant, cette passion, cette excitation ne sont pas spécifiques à l’enfant. L’âge moyen du joueur se situe autour de 25-30 ans, les plus âgés jouent de plus en plus 1 et la plupart des enfants qui jouent aux jeux-vidéos ont été initiés par leurs parents. Les jeux vidéos peuvent servir à condenser les conflits familiaux ou au contraire rassembler un moment la famille autour d’un temps de plaisir partagé. Ils rejoignent les livres et les films comme objets que l’on transmet à ses enfants comme autant de porte-souvenirs et de porte-affects. À charge pour la génération suivante de faire le travail psychique nécessaire à leur intériorisation. Yann Leroux est psychanalyste, Gradignan. yann.leroux@ laposte.net 1. Cf. l’étude TNS Sofres [http://afjv.fr/press0712/ 071207_etude_marche_ france_jeux_video.htm ], celle réalisé par la BBC en 2005 [http://open.bbc.co.uk/n ewmediaresearch/files/ BBC_UK_Games_Rese arch_2005.pdf] et le succès de la console WIII de Nintendo auprès des grands parents. 38 129 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES Partout du bruit, des explosions, le staccato des armes légères, les cris. J’ai vaguement le briefing en tête. Je sais qu’il me faut courir et me mettre à l’abri. Je suis à Bloody Omaha, ou Stalingrad. Je suis de la 101 aéroportée et je suis impuissant, suspendu à mon parachute. Je suis tankiste à El Alamein, ou médic à Da Nang. Je suis un joueur de jeu vidéo. 00 Enf&Psy n°38 XP5 30/04/08 18:29 Page 130 E N D I R E C T D E S P R AT I Q U E S DESSIN AU JEU VIDÉO Par jeu vidéo, j’entends l’ensemble constitué par la machine (ordinateur ou console), le logiciel et éventuellement, le réseau ou l’Internet. Cet ensemble est le fond sur lequel l’activité ludique va se détacher, un peu comme la page blanche est ce qui rend possible le dessin. L’articulation et le fonctionnement de ces différents éléments doivent être silencieux pour que le jeu vidéo puisse se dérouler. Qu’un problème affecte l’un d’entre eux, et le jeu est soit impossible soit entaché d’un déplaisir qui mine considérablement l’expérience ludique. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES Le monde du jeu vidéo est vaste et il conviendrait d’étudier de façon plus précise les différences entre le jeu solitaire, le jeu en ligne et le jeu massivement multijoueur. Il existe aussi des différences selon le jeu considéré (Stratégie, Temps Réel, First Person Shooter, jeu de plateforme, jeu eye toy, etc. 2) car les positions subjectives et les fantasmes qui sous-tendent ces différents jeux peuvent être très différents. 2. Par manque de place, je renvoie ici le lecteur à l’article wikipédia sur les genres de jeux vidéos : http://fr.wikipedia.org/ : Jeux vidéos, principaux genres. 3. Annie Anzieu et coll., 2002. Voir aussi Serge Tisseron, 2005. 130 Mais qu’il joue seul ou en ligne, qu’il joue au Démineur ou à Quake III, qu’il soit casual ou hardcore gamer, le joueur doit d’abord s’appareiller à une machine. Ce n’est certes pas la première fois que l’on fait appel à l’accessoire pour jouer : le banal ballon ou les cartes sont nécessaires à la partie de foot ou de tarot. Mais l’ordinateur (ou la console) sont les seuls à ouvrir sur ce nouveau monde qu’est le numérique, dont les limites et les caractéristiques sont encore floues, mais dont on pressent qu’il n’est ni le monde du rêve, ni celui de l’imaginaire. L’investissement de ce monde numérique hanté par des objets qui miment, avec plus ou moins de bonheur, des conduites intelligentes, donne au jeu vidéo une coloration et une saveur toutes particulières. Cet appareillage, on en connaît une forme en quelque sorte simplifiée : celle de l’enfant qui dessine. La façon de tenir l’instrument, assurée ou non, le dépôt d’une trace ou d’un trait, qui bientôt se fait forme, se transforme, se raye, se gomme, se remplit de couleurs qui débordent ou restent sagement dans leurs contenants, les superpositions, les éloignements, le traitement réservé au support ou au résultat du dessin, les commentaires de l’enfant sur sa production sont les témoins d’un travail de symbolisation en train de se faire ou empêché. Une pensée se dessine, un fantasme se dépose. Il est intéressant de poursuivre la comparaison : chez l’enfant au dessin comme pour le joueur de jeu vidéo, la même immobilité. Chez l’un comme chez l’autre, le moi semble s’être précipité dans la main. Aucun dessin, aucun jeu ne peuvent être réussi si un certain silence n’est pas imposé au corps 3. Si dans le dessin, le moi garde l’œil sur la main, surveillant et contrôlant le tracé qui s’écoule du style, en éprouvant du plaisir ou du déplaisir, dans le jeu vidéo, le moi a la main au bout de l’œil : on ne peut saisir avec sa main réelle mais seulement avec ce qui littéralement nous tombe sous les yeux. Ce que fait la main, le moi doit l’ignorer pour qu’un plaisir soit possible. La répétitivité des actions dans le jeu, l’isolement dans lequel se plonge le joueur, voire l’obscurité dont il s’enveloppe, témoignent également en ce sens. Il faudrait cependant se garder de donner au jeu vidéo cette seule coloration. Toutes les formes de jeu don- Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES DU 00 Enf&Psy n°38 XP5 30/04/08 18:29 Page 131 E N D I R E C T D E S P R AT I Q U E S Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES Contrairement au dessin, le jeu vidéo propose en soi un univers de fantasme. Dessiner une course poursuite entre des policiers et des voleurs et y jouer sont deux expériences très différentes. Le jeu vidéo réduit au maximum l’écart entre le fantasme et la réalité, entre perception et représentation. On est tenté d’y croire. L’immersion sonore et visuelle y concourt grandement. Le dessin, lui, célèbre pratiquement à chaque instant cette différence. L’enfant n’est pas satisfait, il ne dessine pas exactement ce qu’il a en tête, et la feuille garde une trace de toutes les étapes, contrairement au jeu vidéo. Ainsi, dans un cas, le dessin, le Surmoi juge ce que le Moi a produit à l’aune de ses idéaux, tandis que la position surmoïque semble être éclipsée dans le jeu vidéo. Cette levée de tout jugement s’explique sans doute par le fait que le joueur n’a pas produit les images qui s’animent devant lui, il n’a fait « que » les habiter. LES FONCTIONS DU JEU VIDÉO Le jeu vidéo assure les différentes fonctions du jeu (Winnicott, 1942). Il procure des sensations plaisantes, permet d’exprimer de l’agressivité en toute sécurité, de maîtriser des angoisses diverses (séparation, castra- tion, chute sans fin), d’accroître son expérience, d’établir des contacts sociaux, d’intégrer sa personnalité et de communiquer avec les autres. Jouer pour exprimer de l’agressivité L’agressivité présente dans la plupart des jeux vidéo lui vaut sa plus grande part. Il s’agit souvent d’agresser l’autre, de s’assurer de la maîtrise de son territoire pour l’asservir ou le spolier, quand ce n’est pas son élimination pure et simple qui est visée. Les joueurs font toujours preuve d’inventivité pour exprimer leur sadisme : on laissera le personnage se noyer, par exemple, ou encore on le soumettra à des contraintes de l’environnement qui le feront souffrir puis périr. Ce qui est important ici, c’est de pouvoir donner libre cours à son agressivité sans craindre la moindre rétorsion de l’environnement. La sauvegarde permet de se garder sauf de tout danger, le chargement permet de retrouver une situation précédente, les différents dégâts occasionnés sur l’environnement (murs, mobiliers, arbres) sont sans conséquences pour le déroulement ultérieur du jeu. Jouer pour maîtriser l’angoisse Le jeu vidéo est un bon dérivatif à l’angoisse. Le côté répétitif de certaines séquences de jeu, la focalisation sur les objectifs du jeu maintiennent la pensée dans un cadre étroit qui lui évite de rencontrer des points d’angoisse. Deux cas de figure peuvent se présenter. Dans le premier, le joueur joue et rejoue des séquences de jeu qui provoquent chez lui une angoisse inconsciente ou préconsciente afin de s’assurer une meilleure liaison avec des repré- 4. Les joueurs jouent toujours avec les contraintes que la machine ou le programme leur impose, mais le jeu fait l’objet de (re)négociations sur ce que jouer veut dire : exploiter une faille de programmation pour gagner, est-ce jouer ou tricher ? 131 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES nées par Caillois, et donc les différents plaisirs qui y sont associés sont représentés : être en compétition avec d’autres joueurs ou avec la machine (agôn), être livré au hasard (alea), faire semblant (mimicry) ou être livré au vertige (ilinx). Les joueurs ont d’ailleurs inventé un terme qui ravirait Winnicott : on appelle gameplay 4 l’équilibre des différents éléments du jeu (graphismes, difficulté, intérêt, équilibre des forces en présence). 00 Enf&Psy n°38 XP5 30/04/08 18:29 Page 132 E N D I R E C T D E S P R AT I Q U E S Jouer pour accroître son expérience Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES Le jeu vidéo permet de vivre des expériences précieuses et bien réelles. L’important est de pouvoir les vivre. Le jeu vidéo est là, comme d’autres éléments de la culture, comme les livres, la musique ou le cinéma qui sont des facteurs de développement de la personnalité, en donnant des repères identificatoires, en présentant des situations agressives ou érotiques, en proposant des normes et des valeurs… Jouer pour établir des contacts sociaux Les jeux vidéos permettent d’établir des contacts sociaux en fournissant des types de relation à l’autre et à l’environnement, en permettant des identifications entre joueurs qui se perçoivent comme membres d’une grande communauté. Cela est particulièrement sensible dans les MMO (massivement multijoueurs) ou chaque joueur incarne un personnage spécialisé dans un type d’action (soigner, lancer des sorts offensifs ou défensifs, attaquer). Les joueurs, par leur style de jeu, expérimentent ainsi différents rôles avec les autres et avec l’environnement. Par exemple, après avoir joué suffisamment le rôle d’un sniper dans un FPS (first-person shooter, ce qui nécessite de rester seul et loin du champ de bataille), un joueur pourra expérimenter le corps à corps au cœur du champ de bataille en jouant le rôle d’un fantassin. 132 Jouer comme intégration de la personnalité Le jeu vidéo permet de mettre en lien des éprouvés corporels et la vie psychique, la réalité interne et la réalité externe. Les éprouvés anciens (chute sans fin, mort imminente, relations aliénantes) peuvent être revécus et repensés. Le jeu vidéo permet également de penser et de vivre ce qui n’a pas été vécu, ou vécu par une figure importante pour le joueur. C’est là, me semble-t-il, la principale origine de tous ces jeux de guerre qui permettent à une génération de jouer avec ce qui a été traumatisme pour la génération précédente. Jouer pour communiquer avec les autres Dans le temps du jeu ou après coup, le jeu vidéo permet de communiquer avec d’autres avec son vrai Self. Les défenses, ou plus exactement certaines d’entre elles, deviennent inutiles du fait du jeu vidéo qui fonctionne comme une enveloppe protectrice. Il devient alors plus facile de mettre en avant des aspects cachés, ou retenus de son Self, et cela est d’autant plus facile que l’on sait que cette mise en avant ne blessera pas l’autre. Ainsi, on pourra jouer une petite fille apeurée ou quelque chose qui disparaît dans l’environnement, explorer plusieurs identités avec la même apparence ou plusieurs apparences avec la même identité. L’important ici est que la communication avec l’autre soit permise et maintenue dans le cadre du jeu. LE JEU VIDÉO COMME MÉDIATION Le jeu vidéo s’offre comme médiation et ce à plusieurs niveaux. Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES sentations. Les thèmes de chute, de noyade, de brûlure, les environnements de guerre sont ici mis à contribution. Dans le second cas de figure, ce ne sont pas les représentations qui sont recherchées mais l’auto-sensualité liée à la répétition 00 Enf&Psy n°38 XP5 30/04/08 18:29 Page 133 E N D I R E C T D E S P R AT I Q U E S Un jeu vidéo est un dispositif informatique avec lequel un sujet interagit pour exécuter des actions. Ces actions sont réalisées via une interface qui donne des informations sur l’univers du jeu et le joueur (orientation, équipement, état actuel…). Le jeu vidéo mêle trois espaces : celui de l’ici-et-maintenant du jeu proprement dit, l’espace psychique du joueur, et l’espace de jeu qui comprend à la fois les périphériques de jeu (manettes, joystick, clavier) et l’interface de jeu. L’expérience vidéo-ludique articule ces trois espaces en les nouant à un quatrième, la culture, qui sert de méta-cadre. Les jeux sont inscrits dans une société, aux prises avec sa culture et son histoire. Ils donnent à jouer avec des éléments qui sont valorisés ou dévalorisés dans la culture. En référence aux travaux de Daniel Stern (2004), je propose d’appeler ludo-paysage cette configuration complexe qui mêle un dispositif informatique, des éléments de la culture, et l’espace interne de chacun, sensible aux aléas de sa météo personnelle. Ce ludo-paysage offre une profondeur de champ plus ou moins grande en fonction des interactions entre ce que le jeu vidéo propose et le travail psychique suscité chez le joueur (angoisses et nécessaires symbolisations pour que les images prennent forme et sens). Par exemple, une trop grande angoisse fera sortir du jeu tandis qu’une familiarité trop faible avec l’interface ou les périphériques (manettes, clavier) empêcheront d’entrer dans le jeu. Jouer avec un jeu vidéo nécessite d’articuler et d’accorder ces différents cadres, de les habiter sans se laisser habiter par eux, de créer et de maintenir les conditions pour s’y laisser prendre, mais aussi de veiller à ce que le dessaisissement soit possible. Ce travail est différent de celui que l’on trouve dans le rêve ou dans le dessin, deux productions qui sont internes à l’individu. Le jeu vidéo est un objet externe qui doit être « psychisé » dans une mise en tension entre perception et représentation, entre contenant et contenu. LES NIVEAUX DE TRAVAIL PSYCHIQUE On voit ainsi se dessiner plusieurs niveaux de travail : celui de la mise en forme de ce qui est perçu, celui de la mise en sens, et enfin 5. Roland Barthes, La Chambre claire : Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980. 133 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES Il est d’abord une médiation entre un sujet et une culture. Les thèmes proposés par les jeux vidéos sont ceux qui travaillent une culture à un moment de son histoire. Ainsi la Seconde Guerre mondiale reste l’époque la plus explorée. Il est ensuite une médiation entre plusieurs sujets en ce sens que l’expérience du jeu vidéo fait l’objet de discours, de conflits, de transmissions, dans les cours de récréation ou dans les familles. Il est enfin une médiation intra-personnelle en ce sens que les choix de jeux (ou de type de jeu) de chacun répond aussi à une économie psychique inconsciente. À l’intérieur de chaque jeu, chaque joueur isole des moments, des « phrases ». Il extrait des punctums – « ce qui reste de l’image lorsque je ferme les yeux », disait Roland Barthes 5 – des suppléments d’image qui pourtant sont déjà-là. Ces points peuvent aussi être des mouvements – des unités avancent, un panache de fumée – ou des sons : le « ding! » annonce que l’action est réussie. 00 Enf&Psy n°38 XP5 30/04/08 18:29 Page 134 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES 6. Lavalée, p. 98. 134 celui de la conflictualisation inconsciente, chaque niveau facilitant ou pas les autres types de travail. dans lequel le joueur se pense comme agissant : « J’ouvre cette porte, j’envoie cette unité. » Le premier niveau concerne plus particulièrement le traitement du matériau visuel du jeu vidéo. Je me réfère ici au modèle construit par Guy Lavalée (1994) qui montre comment tout stimulus visuel prend forme et sens au travers de différentes opérations parmi lesquelles la projection et l’introjection. Dans un premier temps, l’image formée sur la rétine se met directement en contact avec les représentations de chose inconscientes, éveillant et créant des réseaux associatifs qui sont projetés sur l’image perçue. Le sens se forme ici : « L’image perçue optiquement est alors “lue” sélectivement grâce à la grille de lecture fournie par les représentations projetés : la perception est symbolisée 6 ». Elle peut alors être introjectée dans le moi où elle est disponible pour la mise en mots. La boucle projecto-introjective se fait en appui et en rebond d’un écran psychique, héritage de l’intériorisation du visage maternel. Le dernier niveau est celui du fantasme individuel, dont le jeu vidéo est finalement un « donné-àvoir ». Le jeu vidéo donne à voir « Soi » en relation avec les autres ou un environnement dans une mise en scène mettant en jeu le désir et ses interdits. Le jeu vidéo se rapproche ici du rêve, avec cette distinction, de taille, qu’il est d’abord un objet externe. C’est-à-dire que tout un travail de symbolisation, mettant en jeu des opérations de condensation, de déplacement et de censure, a été produit avant que le joueur ne l’investisse, et qui donne sa forme finale, acceptable par la culture. En d’autres termes, se trouvent là, déjà représentées, des manifestations pulsionnelles, agressives, érotiques ou narcissiques, que le joueur se réapproprie en fonction de ses propres conflits inconscients : on ne joue pas sans raisons préconscientes et inconscientes au G.I. à Mogadiscio, à l’entraîneur d’une équipe de football, au propriétaire d’une compagnie de chemin de fer, ou à être une fourmilière. Ainsi, dans la manipulation d’un autre Soi se trouvent rejoués des fantasmes ayant trait à la bisexualité, à l’identité, via les mécanismes d’identification projective. Le second niveau est celui de la mise en récit. Chaque joueur produit au cours du jeu un flux narratif sur le mode du « il se passerait… ». Les processus secondaires entrent ici davantage en jeu et la qualité de la narration produite dépendra beaucoup des capacités individuelles de symbolisation de chacun. Le plaisir éprouvé est ici beaucoup moins tributaire du monde du processus primaire ; il est plus filtré, plus massif et parfois même s’y oppose. Ainsi, la répétition qui pouvait bien être supportée au niveau précédent et même être source de plaisir, est vécue ici comme une gêne. Ce niveau est celui MÉDIATIONS THÉRAPEUTIQUES Le jeu vidéo peut offrir des aspects intéressants dans le cadre d’une psychothérapie psychanalytique en ce sens qu’il peut servir d’« objet de relation » (Gimenez, 2002) entre le thérapeute et le patient. Il offre au thérapeute comme au patient un espace de travail dans lequel les processus psychiques du Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES E N D I R E C T D E S P R AT I Q U E S 00 Enf&Psy n°38 XP5 30/04/08 18:29 Page 135 E N D I R E C T D E S P R AT I Q U E S Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES Il arrive assez souvent que ces adolescents soient également des amateurs de jeu vidéos. La proposition de parler de cet aspect de leur vie n’est pas sans comporter une part de séduction, le thérapeute se présentant alors comme celui auquel on peut parler de choses qui suscitent généralement chez les parents plus d’indifférence ou d’agacement que d’intérêt. Mais à tout prendre, je préfère ce risque à l’interruption d’une psychothérapie parce que le patient a rencontré la difficulté du travail, sans être encore conscient des bénéfices qu’il peut en tirer. Julie, une enfant de 10 ans, vient avec une demande de psychothérapie très soutenue par sa mère qui souhaite pour elle « le meilleur ». C’est une enfant très sage, bonne élève, un peu rêveuse, très attentive à la situation de sa mère qui l’élève seule. Le père est décrit par la mère comme un « mauvais homme » dont il est inutile de parler, mais elle lui reconnaît le fait qu’elle lui doit Julie. L’enfant est triste depuis suffisamment longtemps pour que sa mère s’en alarme. Pendant les entretiens préliminaires, Julie avait fait preuve d’insights remarquables, ce qui avait séduit le psychothérapeute. Mais après quelques séances, le transfert s’inverse. Julie se montre de plus en plus réservée : le thérapeute n’allait-il pas faire comme la psychologue scolaire, c’est-à-dire divulguer ses secrets ? Depuis peu, elle commence les séances de la même façon : « Qu’est-ce que vous allez me faire dire ? » et déploie des trésors d’inventivité : « Je vais bien réussir à vous faire parler. » Pour elle, la psychothérapie tourne autour de cet enjeu : pourra-t-elle garder ses secrets ? C’est autour de la console DS et du jeu Nintendogs que la psychothérapie va s’amorcer. Dans le jeu, elle a choisi « un labrador, pas un pitbull, parce que les pitbulls ça fait des bêtises, ça mord les mollets… ». Le labrador s’appelle Julie, parce qu’une amie, sa meilleure amie, a nommé sa chienne Julie. L’amie ne sait pas bien s’y prendre avec ce caractère et Julie lui a dressé sa « Julie ». « C’est simple, crâne-t-elle, il suffit de prendre le stylet et de le frotter contre l’écran du haut vers le bas, au bout d’un moment, le chien s’assied ». Quand elle lui a rendu la DS, la copine n’en est pas revenue : « Comme le chien était bien dressé ! » Un moment, elles ont relié les consoles et ont eu un peu peur : est-ce que chacune pourrait retrouver sa « Julie » ? Finalement, ouf ! chaque chienne a retrouvé sa maîtresse ! Voilà donc, grâce à un jeu, déposées les grandes lignes de la problématique de cette enfant et les enjeux transférentiels de ce début de psychothérapie. Doit-elle être le petit chien adolescent du thérapeute tout comme elle est la fille bien élevée de sa mère ? Que faire de ce qui en soi cherche à faire des « bêtises » et à se comporter comme un chien ? Cela, bien sûr, s’entend dès les entretiens préliminaires. Mais l’évocation du jeu vidéo permet à l’enfant de commencer à l’entendre sans que cela soit perçu comme une attaque contre sa mère (ou la relation nouée avec elle). Ce qui est plus surprenant, en 135 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES patient peuvent être approchés. Cela est particulièrement utile dans le cadre de psychothérapies d’adolescents qui démarrent d’emblée sur un transfert négatif ou qui butent sur une inhibition que rien n’a pu lever. 00 Enf&Psy n°38 XP5 30/04/08 18:29 Page 136 E N D I R E C T D E S P R AT I Q U E S Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES D’une certaine façon, les jeux vidéo sont une nouvelle « voie royale » d’accès à l’inconscient. Cela ne signifie pas qu’ils soient parés de toutes les vertus. Ils peuvent aussi bien être utilisés à des fins introjectives qu’à des fins de refoulements, dont certains peuvent aller jusqu’à l’écrasement de la fonction imaginaire. Ils ne sont ni une panacée, ni une menace, mais plus banalement, des objets de culture dont chacun peut se servir. 136 BIBLIOGRAPHIE ANZIEU, A. 1996. Le travail du dessin en psychothérapie de l’enfant, Paris, Dunod. STERN, D. 2004. Journal d’un bébé, Paris, Odile Jacob. TISSERON, S. 2005. Psychanalyse de l’image : Des premiers traits au virtuel, Paris, Dunod. GIMENEZ, G. 2002. « Les objets de relation », dans B. Chouvier et coll., Les processus psychiques de la médiation, Paris, Dunod. LAVALÉE, G. 1994. « La boucle contenante et subjectivante de la vision », dans D. Anzieu, Les contenants de pensée, Paris, Dunod. WINNICOTT, D.W. 1942. « Pourquoi les enfants jouent-ils ? », dans L’enfant et le monde extérieur, Paris, Payot, Science de l’homme, 1997. BARTHES, R. 1980. La chambre claire : Note sur la photographie, Paris, Gallimard. Les principaux genres vidéoludiques : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_vid%C3%A9o #Principaux_genres_vid.C3.A9oludiques (archive du 10 Janvier 2008). Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris1 - - 194.214.27.178 - 15/10/2012 09h19. © ERES revanche, ce sont les jeux de double entre Julie et son amie, les deux chiennes et les deux Julie. Comment les comprendre ? Mouvement d’identification de Julie à son amie ? Mouvement d’envie envers son amie (avoir la même chose que son amie) ? Mouvement de subjectivation qui fait le détour par l’espace du jeu ? De quel fantasme le jeu vidéo est il ici le support ?
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