SUJET, CROYANCE, VÉRITÉ. 1 / La post

Transcription

SUJET, CROYANCE, VÉRITÉ. 1 / La post
SUJET, CROYANCE, VÉRITÉ.
1/
La post-modernité consiste en grande part dans la ruine de l'idée qu'il pourrait exister
quelque chose comme une vérité. Le lent déclin des idéologies et la disgrâce en laquelle sont
tombés les systèmes philosophiques d'antan ne sont que deux facettes de ce phénomène de
grande ampleur, dont les conséquences se font ressentir avec le plus de force dans le champ
politique et qui profite en premier lieu aux tenants du discours économique et social.
Est-il besoin de le préciser ? Nietzsche donnait à ce phénomène
un nom qui laisse peu matière à équivoque : nihilisme.
2/
Une conséquence de la ruine de l'idée de vérité constitutive de l'esprit de nihilisme
contemporain consiste dans la pathologisation de la croyance. Par pathologisation de la
croyance, j'entends ici désigner la tendance contemporaine à considérer chaque croyance
comme suspecte, voire potentiellement délirante.
En quoi cette pathologisation de la croyance est-elle une conséquence de la ruine de l'idée
qu'il pourrait exister quelque chose comme une vérité ? En quoi est-t-elle le simple corrélat du
déclin des idéologies et de la disgrâce en laquelle sont tombés les systèmes philosophiques ?
C'est que le lieu de la croyance est lieu d'une vérité. Ce à quoi je crois est ce qui constitue
ma vérité — ce en quoi je crois constitue pour moi un lieu de vérité. D'une certaine manière, il
est donc possible de poser les équations simples :
croyance du sujet =
lieu de la croyance =
ce à quoi je crois
=
vérité du sujet
lieu de la vérité
ma vérité
L'utilisation de la première personne du singulier n'est ici nullement anodine. C'est qu'il
n'y a pas à proprement parler de croyance en général, mais bien plutôt des croyances
singulières qui concernent chaque fois un sujet : la croyance est chaque fois croyance en une
vérité irréductiblement subjective. Il n'y donc de croyance qu'en première personne — quand
bien même cette croyance est chaque fois largement influencée par la culture dans laquelle je
baigne, voire tributaire de l'appartenance à une église, religion, secte.
3/
De ce qui précède, il est possible de déduire l'implication réciproque des notions de
vérité, de croyance et de sujet. La croyance est chaque fois croyance en une vérité
irréductiblement subjective — et le sujet est chaque fois soit le sujet d'une croyance,
soit sujet à une croyance (distinction sur laquelle nous reviendrons par la suite).
➝
Il n'est donc de sujet que dans la mesure où ce dernier se trouve référé à
une vérité singulière. Et corrélativement, il n'est de vérité que pour un sujet.
De sorte que les trois propositions suivantes ont même teneur :
—
—
—
Chaque croyance d'un sujet est croyance en une vérité
Le sujet de croyance se trouve référé à une vérité.
La vérité, pour un sujet, est objet de croyance.
➝
Conséquence : S'il ne se trouve référé à une vérité, un membre de l'espèce humaine
peut certes être qualifié d'être humain et, selon les circonstances, désigné par des substantifs
divers et variés ( individu, personne, etc.). Mais en aucun cas il ne saurait être considéré
comme sujet.
4/
Apportons maintenant une précision capitale : que le sujet croie ou qu'il ne croie pas
à la vérité à laquelle il se réfère ne change strictement rien au fait qu'il s'y réfère. Croyance et
incrédulité sont tout simplement deux manières de se référer au lieu de vérité sans lequel il
n'est point de sujet ; que je croie ou que je ne croie pas à la vérité à laquelle je me réfère, je
puis donc prétendre au titre de sujet.
Sujet ➙ sujet de croyance /
d'incrédulité
croire /
ne pas croire
➘
➘
Référence
Vérité
5/
Si pour de bonnes ou pour de mauvaises raisons, je décide de ne pas mentir au sujet de
ma croyance ou de mon incrédulité, l'énonciation de cette croyance ou de cette incrédulité
consistera en un acte de langage. Cet acte de langage bien particulier, nous le qualifierons
de profession de foi.
Enonciation non feinte d'une croyance ou d'incrédulité
➘ acte de langage ➙ profession de foi
6/
Il est temps de le préciser : d'un point de vue psychanalytique, la nature dernière de la
vérité auquel le sujet se trouve référé tient en deux mots : le sexe, la mort.
Optant pour une formulation légèrement plus subversive, nous pourrions avancer que
le sujet de la psychanalyse se trouve en dernière instance référé à une vérité à laquelle il est
supposé croire. Cette vérité est celle de la pulsion et de ses avatars. Pulsion de vie (Eros) et
pulsion de mort (Thanatos) constituent ainsi l'ultime vérité du sujet de la psychanalyse.
Si la vérité du sujet de la psychanalyse pouvait parler, elle dirait par conséquent,
en guise de profession de foi : il y a du sexe, il y a la mort.
7/
Revenons cependant sur l'opposition première de la croyance et de l'incrédulité. Il nous
faut en effet étudier plus en détail ces deux modes de référence à une vérité.
Et pour commencer, précisons que l'opposition de la croyance et de l'incrédulité
recoupe l'opposition brossée par la théorie psychanalytique entre structures névrotiques et
psychoses. Ces termes n'impliquent aucun jugement de valeur. Lorsque nous viendrons à les
employer, ils devront être considérés comme purement descriptifs : névroses et psychoses
désignent simplement des manières de référer à une vérité ou modes de croyance.
a:
Premier mode de croyance : celui que le jargon psychanalytique qualifie de névrotique.
Il consiste à dire ne pas croire, i.e. à affirmer son incrédulité. Cependant, dire ne pas croire
c'est encore se référer à une croyance structurante ; dire ne pas croire en Dieu, c'est encore
croire en, fût-ce en biffant le terme-clé. L'incrédulité déclarée masque ainsi la persistance de la
référence à l'instance divine en laquelle le sujet dit ne pas croire.
Aussi pouvons-nous avancer que le sujet tributaire d'une structure dite névrotique est sujet
d'une vérité, ou (ce qui revient strictement au même) sujet d'une croyance. Le double sens que
peut prendre cette expression, selon que son génitif est considéré comme objectif ou subjectif,
illustre bien le fait que le sujet qui prétend ne pas croire se maintient dans un entre-deux.
Reprenant la formule d'Olivier Mannoni, nous pourrions aussi bien avancer que le sujet d'une
vérité, tributaire d'une structure névrotique, sait bien que sa vérité n'est pas vraie… mais ne
peut s'empêcher de s'y référer : la dénégation de croyance masque la persistance de cette
croyance, fût-ce par la négative. De sorte que celui qui dit ne pas croire demeure
fermement ancré dans le sol de l'indubitable. Il peut bien douter, en apparence. Au fond,
l'essentiel est que sa référence tient bon.
b:
Second mode de croyance : le mode qualifié de psychotique. Ce mode de croyance
consiste à être sujet à une vérité. Donc, à croire. Croire absolument, croire sans aucun doute,
sans nulle biffure. Adhérer à sa vérité. Y adhérer tant et si bien que la vérité engloutit le sujet
dont elle est vérité ; l'assujettit. Phénomène que Lacan désigne sous le nom de mort du sujet.
cf
A y voir plus clair, il s'avère cependant que la propension à aller se perdre dans une
croyance absolue, qui est aussi croyance à un absolu, se trouve corrélée à une incrédulité
foncière, un doute fondamental et irréductible, qui vectorisent une angoisse insurmontable. Le
psychotique n'a été se précipiter dans sa psychose que parce qu'il sentait le sol se dérober
sous ses pas. Il n'a été se jeter à corps perdu dans les bras de l'Absolu, que parce qu'il se
trouvait dans une position d'intenable menace de disparition. Sujet à un doute fondamental —
face à une Question dont il ignorait strictement les termes, pure Enigme dont il ne pouvait
deviner l'énoncé — le délire a été pour lui une bouée de sauvetage . Une Réponse radicale
donnée à une radicale incertitude. La cause de cette incertitude (à ne pas confondre avec les
raisons alléguées par le sujet concerné), Lacan la reconduit à une forclusion première - la
forclusion du Nom-du-Père. Nous n'approfondirons pas ce point, qui le mériterait pourtant.
L'important est de constater que nos deux modes de référence à une vérité
témoignent d'une torsion entre deux plans :
—
Ce que nous avons désigné du nom de croyance psychotique consiste en une Réponse
assénée avec d'autant plus de force que l'incertitude est grande quant à la nature de la Question
posée : chaque profession de foi pointe ici vers un gouffre d'ignorance et d'angoisse.
L'angoissante vérité de la psychose est donc que sa référence est vide. Du vide de référence
peut surgir un système parfois qualifié de délirant, mais qui a le mérite de masquer le néant.
Fût-ce au prix d'un radical assujettissement.
—
La dénégation névrotique consiste pour sa part en une stratégie d'évitement de la
vérité. Car celui qui dit ne pas croire ne peut s'empêcher de se référer à une vérité dernière qu'il
cite sur le mode négatif. Son reniement est simple preuve du fait qu'il se trouve incapable de
faire face à l'angoissante vérité de cette vérité ; que force lui est d'en renégocier la valeur, mais
qu'il ne peut remettre en cause sa valeur de référence. L'acte de dénégation pointe donc vers
une instance faisant office d'ultime référent pour celui qui fait profession d'incrédulité.
8/
Dans nos deux cas de figure — que la référence soit biffée ou vide
le sujet se trouve bel et bien référé à un lieu de vérité.
L'esprit du nihilisme contemporain se caractérise par l'arasement de ce lieu. Donc d'un
même mouvement par la destitution de la figure du sujet, la ruine de l'idée de vérité et la
tombée en désuétude de la notion de croyance : sujet, croyance et vérité ne peuvent
apparaître, ou dans le cas présent disparaître, qu'ensemble. La présence ou l'absence de l'un de
ces trois termes est fonction de la présence ou de l'absence des deux autres.
Reste qu'il ne serait pas impossible de fomenter la ruine de l'idée de vérité et la
destitution de la figure du sujet sans pour autant considérer que la croyance relève de l'ordre du
pathologique. D'autres modes de stigmatisation, critique et répression de la figure du sujet, de
l'idée de vérité et de la notion de croyance pourraient a priori être envisageables et n'ont pas
manqué d'être employés au cours de l'histoire. L'Inquisition en est un exemple entre mille.
Soulignons cependant (car la différence est de taille) que l'Inquisition ne tentait pas de
supprimer l'idée de vérité comme telle . Bien au contraire, le dessein des Grands Inquisiteurs
était de faire triompher une certaine vérité et une certaine foi en cette vérité (portée,
défendue, gardée par les membres fidèles de l'Eglise catholique, apostolique et romaine) contre
d'autres vérités et d'autres fois (celles auxquelles se référaient les sujets qualifiés d'hérétiques et
infidèles — cathares et vaudois par exemple).
Ce qui se trame aujourd'hui, c'est tout autre chose, à savoir : la tentative de faire
triompher l'idée que la croyance, quelle qu'elle soit, est d'ordre pathologique. Qu'il ne doit donc
normalement pas y avoir de croyance, ni même d'incrédulité (en tant que celle-ci est le corrélat
négatif de celle-là). Quant au sujet, il est prié de s'éclipser par la petite porte.
9/
Les raisons d'un tel état de fait sont les suivantes : la critique contemporaine de l'idée
de vérité est de manière massivement prévalante le fait d'une idéologie normative. Cette
idéologie normative, dont les tenants du (neuro-)cognitivisme sont les fervents défenseurs,
tend à considérer les être humains non comme des sujets mais comme des individus, c'est-àdire comme les membres d'une espèce.
Faisant se recouvrir le champ du psychique et le champ du biologique ; se fixant pour
priorité absolue de veiller au bien-être bio-social du cheptel ; n'ayant donc que faire du grain
singulier de l'existence et de la texture de l'expérience subjective, cette idéologie replie la notion
de santé mentale sur celle d'hygiène sociale. Et considère que ce qui contrevient à l'ordre sociobiologique, trouble le cours supposé naturel, normal, et fonctionnel de vies qui paraissent
faites pour être asubjectives, impersonnelles et individuelles, ressort de l'ordre de l'anormal,
non-naturel, disfonctionnel. Donc, du pathologique.
10 / Il s'avère ainsi que la mésentente entre praticiens des (neuro)sciences cognitives et
défenseurs de la psychanalyse est une conséquence du fait que ces deux disciplines se font
une idée distincte de l'être humain, de la norme, et de ce que peut être une existence désirable.
d
e
—
Les praticiens des (neuro)sciences cognitives, considérant que chaque être
humain est un membre de l'espèce humaine, souligneront le fait que l'attachement
excessif d'un individu à une vérité non partagée par ses semblables risque de générer un
trouble de son fonctionnement bio-social ; ils s'efforceront donc de rendre à nouveau
fonctionnelle la personne concernée.
—
Les psychanalystes, considérant chaque être humain comme un sujet dont
l'ultime référence est la vérité du sexe et de la mort, tenteront de dégager, en-deça de sa
croyance, le désir du sujet.
11 /
Cependant, par-delà les querelles entre praticiens des (neuro)sciences cognitives et
défenseurs de la psychanalyse, l'expression de pathologisation de la croyance, ici employée
afin de désigner le phénomène contemporain, est susceptible de nous mener dans une
troisième direction. Car le patho-logique, n'est-ce pas ce qui s'oppose au rationnel à la manière
dont le pathos se distingue du logos ?
Le patho-logique est logique du pathos :
logique de l'affect. Logique paradoxale de ce qui, en premier lieu, s'oppose à la logique
et demeure chaque fois irréductible au rationnel. Reprenant à notre compte le terme de
pathologique, mais cette fois pour lui faire rendre un son nouveau et l'entendre d'une oreille
neuve, accordons-le donc : il y a indéniablement une part de pathologique dans l'idée de vérité,
de croyance, de sujet. Car il n'est point de croyance ou d'incrédulité, de vérité soutenue ou
déniée, de sujet ni surtout d'expérience subjective sans que vienne s'en mêler, irréductible au
rationnel, la logique de l'affect.
Ainsi, la croyance du sujet, référant à sa vérité :
sans doute, elle est pathologique.
Car chaque fois, la vérité — singulière, subjective
— de la croyance : c'est l'affect.