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Séminaire groupe E2 – Littérature et Darwinisme – 16 décembre 2009, INRP http://acces.inrp.fr/acces/societe/problematique/e2 Les vulgarisatrices victoriennes face à l’évolution Laurence Talairach-Vielmas Université de Toulouse 2 Lorsque Charles Darwin (1809–1882) publie L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature le 24 novembre 1859 en toute hâte, alors qu’un autre scientifique, Alfred Russel Wallace (1823–1913) est arrivé aux mêmes conclusions que lui, l’Angleterre est sous le choc. La théorie de la sélection naturelle des espèces avancée par Darwin suggère que bien loin d’avoir été créées en même temps à l’origine du monde, ou alors à des périodes successives, c’est au contraire une évolution lente et par paliers, soumise aux contraintes environnementales, qui a permis à certaines espèces d’évoluer, tandis que d’autres ont disparu de la surface de la terre. Les implications de la théorie de l’évolution sont de taille : si les espèces les mieux armées survivent et prolifèrent, d’autres, plus faibles, sont vouées à l’extinction. Si Darwin rompt d’une façon radicale avec la définition de la nature dans sa présentation des mécanismes de sélection naturelle et sa représentation des espèces soumises à la contingence et au hasard (et non plus au vouloir divin), l’on peut se demander comment ses théories passent alors dans la culture de l’époque, tout particulièrement à un moment où les développements scientifiques et technologiques ainsi que l’essor industriel permettent notamment la multiplication des publications et l’élargissement du lectorat. Car si la presse se développe, le poids de la moralité et la vision de la nature inspirée par l’ouvrage de William Paley (1843–1805), Natural Theology (1803), marquent la littérature au sens le plus large. En effet, comme nous allons le voir, dans les décennies qui suivirent la publication de l’Origine des espèces, hommes et femmes de science tentèrent à leur manière d’adapter la théorie de l’évolution à une société puritaine, réajustant sans cesse les arguments de Darwin pour les réinscrire dans une vision théologique du monde naturel, comme si la science ne pouvait se concevoir hors d’un cadre religieux. Il s’agit alors de parler d’évolution sans effrayer, afin de redonner à l’homme la dimension spirituelle que la science moderne lui refuse de plus en plus. Bien que nombre d’hommes d’église anglicans étaient impliqués dans la vulgarisation scientifique (Francis Orpen Morris [1810–1893], Charles Alexander Johns [1811–1874], Thomas William Webb [1806–1885], Ebenezer Cobham Brewer [1810–1897], Charles Kingsley [1819–1875]1), ce sont surtout les femmes, idéologiquement attachées à l’image du guide spirituel, qui essayèrent de réconcilier les théories scientifiques modernes avec les textes bibliques et dont les écrits de vulgarisation sont les plus révélateurs des tensions du siècle. L’histoire naturelle au dix-neuvième siècle Dans Angleterre du dix-neuvième siècle, alors que des professionnels alignent les espèces et publient leurs recherches, toute une foule d’amateurs anonymes arpentent les plages à la recherche de spécimens marins ou se promènent un filet à papillons à la main. Mettant en scène la façon dont l’histoire naturelle se vulgarise alors, ces naturalistes amateurs sont le reflet de la montée de la classe bourgeoise. Car l’engouement pour la zoologie marine dans les années 1850, par exemple, s’explique aussi par la volonté d’une population bourgeoise de se différencier des aristocrates oisifs, en exposant sur les plages anglaises des corps en pleine 1 Voir Bernard Lightman, Victorian Popularizers of Science: Designing Nature for New Audiences (Chicago and London: The University of Chicago Press, 2007), pp. 39–94. 2 activité et en bonne santé2. Mais les naturalistes amateurs ne sont pas que de pâles pantins exhibant les derniers maillots de bain à la mode : nombre de découvertes fondamentales furent faites par ces amateurs-là, à l’instar de Mary Anning (1799–1847), dont les fossiles rapportés des falaises de Lyme Regis restent parmi les plus célèbres. De plus, comme suggéré plus haut, c’est précisément parce que la science se professionnalise dans la deuxième moitié du siècle que l’urgence de retranscrire les découvertes scientifiques pour un public non spécialiste se fait sentir. C’est alors que se multiplient les mises en récit de la science, des leçons de choses et paraboles aux histoires captivantes. En effet, la vulgarisation scientifique à l’époque victorienne, tout comme la littérature populaire d’ailleurs (qui explose à se moment-là), cherche avant tout à susciter intérêts et émotions, sensations et frissons. On parle de ‘sensational science’ ou de ‘commercial science’3. D’où une multiplication des formes de la vulgarisation scientifique, des récits de voyages, aux récits dans lesquels les animaux et plantes sont anthropomorphisés, ou encore aux ‘dioramas verbaux’4. Si les mystères de la science échappent au langage et sont souvent récupérés par l’image, ce phénomène est amplifié dans les ouvrages de vulgarisation scientifique. Car le visuel joue un rôle prépondérant dans la construction sensationnelle de l’information, les vulgarisatrices victoriennes ayant, bien plus que leurs homologues masculins, recours aux images (mentales comme métaphoriques).5 Bien sûr, l’histoire de la vulgarisation est loin d’être le récit d’une simplification – ou distorsion – de phénomènes scientifiques6. Au contraire, la vulgarisation retrace et rassemble nombre de formes alternatives de médiation du savoir scientifique qu’il est parfois difficile de distinguer clairement de la science officielle telle que les professionnels la conçoivent et la définissent. Nous verrons plus loin que le conte de fées scientifique est un exemple significatif des nouvelles formes de vulgarisation scientifique dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, et ce, particulièrement en Angleterre. Il permet, en outre, de mettre en lumière les transformations de la science, métamorphosant ainsi la littérature, qui passe au fil du siècle d’un rôle de médiateur à celui de révélateur. L’aspect le plus significatif de cette vulgarisation qui m’intéressera ici est, bien sûr, la mise en récit de la nature. Avant le dix-neuvième siècle, la forme la plus répandue des modes de vulgarisation scientifique était le dialogue, à l’instar de Galilée dans le Discours concernant deux sciences nouvelles (1638) ou Sceptical Chymist (1661) de Robert Boyle. Au milieu du dix-neuvième siècle, cette tradition disparaît (on la retrouve seulement dans certains ouvrages, comme dans Madame How and Lady Why (1869) de Charles Kingsley, ou Ethics of the Dust (1865) de John Ruskin. Comme nous allons le voir, d’autres formes apparaissent, de la parabole au scientifique qui raconte son histoire7, formes avec lesquelles nombre de 2 Voir Jonathan Smith, Charles Darwin and Victorian Visual Culture (Cambridge: Cambridge University Press, 2006), p. 61. 3 Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. viii. ‘Commercial science’ est un terme de James Secord qui vise à montrer à quel point la science de la période se met en scène en utilisant les procédés d’exposition en vogue ; James A. Secord, Victorian Sensation: The Extraordinary Publication, Deception and Secret Authorship of Vestiges of the Natural History of Creation (Chicago: University of Chicago Press, 2000), p. 437, cité dans Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 10. 4 Barbara T. Gates, ‘Ordering Nature: Revisioning Victorian Science Culture’, in Bernard Lightman (éd.), Victorian Science in Context (Chicago and London: The University of Chicago Press, 1997), pp. 179–86, p. 211. 5 Voir Bernard Lightman, ‘Depicting Nature, Defining Roles: The Gender Politics of Victorian Illustration’, in Ann B. Shteir, Bernard Lightman (éd.), Figuring It Out: Science, Gender, and Visual Culture (Hanover and London: University Press of New England, 2006), pp. 214–39, p. 220. 6 Voir à ce sujet Stephen Hilgartner, ‘The Dominant View of Popularization: Conceptual Problems, Political Uses’, Social Studies of Science 20 (1990): 519–39. Hilgartner explique d’ailleurs que la conception de la vulgarisation comme simplification ou distorsion des vérités scientifiques est une arme politique dont les scientifiques se servent pour imposer et légitimer leur hégémonie. 7 Bernard Lightman, ‘“The Voices of Nature”: Popularizing Victorian Science’, in Lightman (éd.), Victorian Science in Context, pp. 187–211, p. 192 ; voir aussi l’introduction de Barbara Gates et Ann B. Shteir (éd.), Natural Eloquence: Women Reincribe Science (Madison and London: The University of Wisconsin Press, 1997). 3 vulgarisatrices expérimenteront leurs talents d’écrivain, à une époque où le lectorat croît et où la littérature s’adresse à toutes les classes sociales. Ces transformations des récits de vulgarisation scientifique est également liée au développement de la littérature de jeunesse. C’est lorsque l’éditeur John Newbery lance des publications pour enfants qui mêlent instruction et divertissement que le marché de cette nouvelle littérature explose. Son Lilliputian Magazine (1751–1752), qui pourtant ne connaît pas le succès escompté, fut suivi d’une série de livres imposant une nouvelle littérature de jeunesse. A sa suite, les contes d’animaux des éditeurs Benjamin Tabart et John Harris (le successeur de Newbery), tels The Comic Adventures of Old Mother Hubbard and Her Dog (1805), The Butterfly’s Ball (1807) de William Roscoe ou Peacock ‘At Home’ (1807) de Catherine Dorset, montrèrent le chemin d’une littérature de jeunesse loin du didacticisme d’antan grâce à des œuvres divertissantes et attrayantes. Pourtant, les leçons de choses, si divertissantes soient-elles, restent toujours morales et religieuses, présentant la nature comme empreinte d’un dessein intelligent. Les vulgarisatrices scientifiques : de la leçon de morale à la leçon de choses When a naturalist seeks to group a number of individuals into a distinct class, he fixes on some character or set of characters common to them all, and distinguishes them from other individuals. When he finds such a group distinctly defined, he calls it a species. But when he finds two individuals differing very widely from each other, yet so connected by intermediate forms that he can pass from one extreme to the other without a violent break any where in the series, he considers them to be one and the same kind. If we apply this principle as an illustration of the variety in human intellects, taking the conventional masculine type of mind as one end of the scale, and the conventional feminine type as the other, we shall find them connected by numerous intermediate varieties, distributed indiscriminately among male and female persons; that what is called a masculine mind is frequently found united to a feminine body, and sometimes the reverse, and that there is no necessary nor even presumptive connection between the sex of a human being and the type of intellect and character he possesses. The equality of men and women, as regards intellect, resembles the equality of men among themselves, or women among themselves. No two are alike, no two are equal, but all start fair, and all have an equal right to advance as far as they can.8 Les femmes ont de tout temps été liées à la vulgarisation scientifique. Mais la professionnalisation de la science à l’époque victorienne impose plus que jamais l’hégémonie masculine, plaçant la femme tout en bas de l’échelle de l’évolution : Darwin donne à l’homme les facultés intellectuelles, tandis que la femme se cantonne à l’intuition9. Pourtant, si les femmes sont de plus en plus exclues du monde scientifique (des universités aux sociétés savantes), elles continuent d’écrire la science, participant activement à la vulgarisation du discours scientifique. La vulgarisation apparaît alors comme un moyen ultime, pour elles, d’accéder à la sphère scientifique, et peut-être, également, à une autonomie financière : ainsi, si la plupart des vulgarisatrices étaient conservatrices, au moins deux d’entre elles – Phebe Lankester et Lydia Becker – furent particulièrement liées aux mouvements féministes de la 8 Lydia Becker, ‘On the Study of Science By Women’, Contemporary Review 10 (1869): 386–404, p. 387. 9 Evelleen Richards, ‘Redrawing the Boundaries: Darwinian Science and Victorian Women Intellectuals’, in Lightman (éd.), Victorian Science in Context, pp. 119–42, p. 119. 4 deuxième moitié du dix-neuvième siècle10. Parmi les plus célèbres vulgarisatrices figurent Sarah Bowdich (Elements of Natural History [1844]), Mary Roberts (1788–1864) (A Popular History of the Mollusca [1851], Voices from the Woodlands; or History of Forest Trees, Ferns, Mosses, and Lichens [1850]), Agnes Catlow (The Conchologists’s Nomemclator [1845]), qui publia également Popular Geography of Plants (1855) et Popular British Entomology (1848) avec sa sœur Maria. On note aussi les livres de botanique de Jane Loudon (1807–1858) (The First Book of Botany [1841], Botany for Ladies [1842], republié sous le titre Modern Botany en 1851) ou encore ceux de Phebe Lankester (1825–1900), d’Elizabeth Twining (1805–1889) (Illustrations of the Natural Orders of Plants [1849–55], Short Lectures on Plants, for Schools and Adult Classes [1858], destiné aux classes populaires), ou de Lydia Becker (1827–1890) (Botany for Novices [1864], un ouvrage résultant probablement de ses propres cours de botanique dans des écoles pour filles11). La ‘Society for the Promoting of Christian Knowledge’ avait également une collection orientée vers la science et l’histoire naturelle : The Vegetable Kingdom (1856), de Sarah Tomlinson, reprend quant à lui le mode didactique du dialogue. Dans le domaine de la géologie, nous pourrions rajouter Rosina Zornlin (1795–1859), ou encore Elizabeth Kirby (1823–1873) et sa sœur Mary (1817–1893) dans celui de l’histoire naturelle12. Ces vulgarisatrices victoriennes ont toutes plus ou moins métamorphosé d’anciens schémas de vulgarisation scientifique. En effet, au dix-huitième siècle, on rencontre fréquemment un même modèle : celui de la mère au foyer qui conte à ses enfants les merveilles de la nature au coin du feu. Le dialogue, la conversation ou les échanges de lettres constituent les formes principales que les récits peuvent prendre. Si les ouvrages de vulgarisation scientifique victoriens font tous appel à des stratégies narratives pour mettre la science en récit et captiver ainsi l’attention des lecteurs, certaines naturalistes optent pour le mode du conte émaillé de principes scientifiques. Cependant, discours scientifique et discours divin se télescopent souvent, et souvent de façons de plus en plus brutales après 1859. Les détracteurs de Darwin : La nature selon Margaret Gatty Le cas de Margarett Gatty (1809–1873) est particulièrement prégnant. Gatty représente, en effet, la volonté de certaines naturalistes de contrer le matérialisme ambiant et les théories darwiniennes en inscrivant la théologie naturelle au cœur de ses récits. Un des exemples les plus caractéristiques est la série de contes, Parables from Nature, dont la première série fut publiée en 1855 (dix-huitième édition en 1882) et traduite en de multiples langues. Naturaliste passionnée de biologie marine, comme le montre son ouvrage British Sea-Weeds (1863), Gatty est l’exemple même du scientifique amateur qui collectionne les algues par plaisir. Femme de pasteur, Gatty était aussi une ‘bacchante botaniste’13 qui arpentait les plages dans une tenue qu’elle avait elle-même inventée pour être plus à l’aise. Sa percée sur le terrain de la vulgarisation scientifique fut certainement facilitée par les liens qu’elle avait tissés dès son plus jeune âge avec son voisin George Bell qui devint éditeur.14 Ses Parables from Nature 10 Voir Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 158. 11 Ann B. Shteir, Cultivating Women, Cultivating Science: Flora’s Daughters and Botany in England 1760–1860 (Baltimore and London: The Johns Hopkins University Press, 1996), p. 250. 12 Ann B. Shteir, ‘Elegant Recreations? Configuring Science Writing for Women’, in Lightman (éd.), Victorian Science in Context, pp. 236–55, pp. 244–5. 13 ‘a botanical bacchante’, Shteir, Cultivating Women, pp. 185–6. ‘[a]ll millinery work, silks, satins, lace, bracelets and other jewellery etc. must, and will be, laid aside by every rational being who attemps to shore-hunt’, Margaret Gatty, British SeaWeeds: Drawn from Professor Harvey’s ‘Phycologia Britannica’ (London: 1862), I: ix, cité par Shteir, Cultivating Women, p. 186. 14 Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 117. 5 sont destinés aux enfants comme aux parents qui les lisent. La nature empirique de ses contes, sa collaboration avec des scientifiques, tels que William Henry Harvey (titulaire d’une chaire de botanique à Dublin en 1857) ou George Johnstone, n’effacent en rien le message théologique de la plupart de ses contes, qui montrent comment Gatty utilise la science pour accéder à une vérité divine. Gatty était non seulement naturaliste et écrivain, mais elle prêchait, en outre, les ‘merveilles’ de la Création divine, à une époque où les théories de Darwin commencent à redéfinir le monde. L’écriture de Gatty, comme celle de la plupart de grands vulgarisateurs du siècle, met en lumière ce ‘conflit majeur entre une théologie qui loge, sous chaque forme et dans chaque mouvement, la providence de Dieu, la simplicité, le mystère et la sollicitude de ses voies, et une science qui cherche déjà à définir l’autonomie de la nature’15. Pour donner quelques exemples, dans ‘A Lesson of Faith’, Gatty nous présente les transformation d’une chenille en papillon pour mettre en scène la résurrection. ‘The Law of Authority and Obedience’ nous mène au cœur d’une ruche, où l’on apprend, outre la nécessité d’obéir, la vie des abeilles, les fleurs qu’elles ne doivent pas butiner et les dangers qu’elles peuvent rencontrer. Dans ‘The Unknown Land’, c’est le mode de vie de la rousserolle que l’on découvre, tandis que dans ‘Whereunto’ un crabe, une étoile de mer et des algues (‘tangle’) comparent leurs attributs. Nous pénétrons également l’univers du naturaliste. Dans ‘Knowledge Not the Limit of Belief’, nous nous retrouvons dans la bibliothèque d’un naturaliste et un zoophyte, une algue et un ver (‘bookworm’) détaillent le travail du naturaliste et comment il établit et défait les classifications, plaçant l’homme tout en haut de l’échelle des êtres vivants. he puts you into his collections, not amongst strange creatures, but near to those you are nearest related to; and he describes you, and makes pictures of you, and gives you a name so that you are known for the same creature, wherever you are found all over the world.16 Bien qu’insistant sur les liens qui unissent les espèces entre elles, Gatty rejetait les théories de Darwin, et notamment les implications morales et religieuses de la théorie de l’évolution. Pour Gatty, empiriste convaincue, la théorie de Darwin manquait de preuves tangibles : How can a diagram of dotted lines prove any one single thing. Surely there is a soft place somewhere in the learned man’s head.17 [Darwin has some] curious muddle-headed confusion of brain which enables him to believe in a great Creator and a great creative “Natural Selection” (capitals of course) at the same time.18 On retrouve ici les ambiguïtés du texte de Darwin, comme lorsque dans la deuxième édition de l’Origine des espèces, publiée quelques semaines seulement après la première, Darwin semble reculer face à l’hostilité populaire, réintroduisant le terme ‘Créateur’ dans la phrase finale de l’ouvrage, alors qu’il n’apparaissait que de façon très floue dans la première édition : 15 Michel Foucault, Les Mots et les choses : Une archéologie des sciences humaines (Paris : Gallimard, 1966), p. 138. 16 Mrs. Alfred Gatty, ‘Inferior Animals’, in Parables from Nature (Chapel Hill: Yesterday’s Classics, 2006), pp. 281–310, p. 48. ‘[Il] vous met dans ses collections, non pas parmi des créatures étrangères, mais près de celles dont vous êtes le plus proche ; et il vous décrit, vous dessine, et vous donne un nom, afin que l’on puisse vous identifier où que l’on vous trouve dans le monde’ (c’est nous qui traduisons). 17 Lettre de Gatty à Harvey, 12 mars 1860, Sheffield Archives, HAS 48/69; in Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 157. ‘Comment est-il possible qu’un diagramme fait de pointillés prouve quoi que ce soit ? Il est fort à parier que l’éminent chercheur a perdu la boule’ (c’est nous qui traduisons). 18 Lettre de Gatty à Mrs Carter, 13 mars 1862, Sheffield Archives, HAS 58/18; in Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 157. ‘Darwin a un cerveau si confus qu’il croit à la fois en un puissant Créateur et en la puissance créatrice de la “Sélection Naturelle’” (c’est nous qui traduisons). 6 There is grandeur in this view of life, with its several powers, having been originally breathed [by the Creator] into a few forms or into one.19 N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie, avec ses puissances diverses attribuées primitivement [par le Créateur] à un petit nombre de formes, ou même à une seule ?20 Gatty va même jusqu’à parodier la théorie de l’évolution dans ‘Inferior Animals’ (1861) dans lequel le narrateur, qui vient de terminer un livre (probablement l’Origine des espèces), rêve que l’homme, bien loin d’être l’espèce la plus haut placée sur l’échelle de l’évolution, est en fait un corbeau qui a dégénéré, perdu ailes et plumes et parle un ‘jargon sans sens’21. Les paraboles scientifiques de Gatty, fondées sur une connaissance empirique d’une nature qu’il revient à tout un chacun d’observer, unissent ainsi discours théologique et scientifique, rappelant les contradictions auxquelles les scientifiques de l’époque devaient faire face, à l’heure où le darwinisme commence à s’imposer outre-Manche. En fait, comme Tess Cosslett l’a démontré22, nombre de contradictions viennent marquer les contes de Gatty, qui jouent souvent avec les hiérarchies, nous donnant à voir la nature par les yeux de créatures ‘inférieures’, comme les animaux et les plantes, tout en donnant au naturaliste un pouvoir tout puissant, tout en haut de la chaîne des êtres. En fait, ses paraboles, nouant science et religion jusque dans le titre de ses contes, sont éminement représentatives des angoisses dissimulées dans le discours scientifique de l’époque, qui n’a de cesse de faire des allusions bibliques alors même que la science glisse à vive allure dans un matérialisme aride. Les paraboles de Gatty étaient, en outre, fortement inspirées par le conte de fées, et notamment les contes d’Andersen, comme elle le note elle-même dans sa préface à ses Parables from Nature. Empreints d’un discours puritain qui plaisait aux Victoriens, les contes d’Andersen, réinscrits dans un récit scientifique, nous fournissent un exemple représentatif des variations rencontrées dans les ouvrages de vulgarisation scientifique de l’époque, ainsi que leur vision moralisée et moralisatrice du monde de la nature, modernisant quelque peu la théologie naturelle de William Paley. Gatty voyait d’ailleurs les espèces vivantes comme des enfants et des parents se tenant tous par la main et se devant entraide mutuelle23, incitant les enfants à protéger des espèces auxquelles ils étaient, d’une façon ou d’une autre, liés. Dans sa parabole, ‘The Law of the Wood’, Gatty décrit l’écosystème de la forêt, montrant comment, si une espèce tente de se développer plus que les autres (ici, il s’agit d’épicéas), la forêt tout entière périra. Sa ‘fable écologique’24, mettant en scène une vision dynamique de la nature (aux antipodes de la chaîne (statique) des êtres définie par la théologie naturelle et proposée par William Paley), est sans doute un premier pas dans la vision du monde de la nature que développèrent les vulgarisatrices victoriennes qui emboîtèrent le pas de Gatty. Celles-ci, en 19 Charles Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of favoured races in the struggle for life [1859] (Oxford: Oxford University Press, 1998), p. 396. 20 Charles Darwin, L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature, 6ième édition, trad. Par Ed. Barbier (Paris : C. Reinwald et C°, 1876), p. 576. 21 ‘unmeaning jargon’, Gatty, ‘Inferior Animals’, p. 308. 22 Voir Tess Cosslett, ‘“Animals under Man?” Margaret Gatty’s Parables from Nature’, Women’s Writing 10/1 (2003): 137– 52 ; ‘Child’s Place in Nature: Talking Animals in Victorian Children’s Fiction’, Nineteenth-Century Contexts, 23 (2002): 475–95 ; Talking Animals in British Children’s Fiction, 1786–1914 (Aldershot: Ashgate, 2006). 23 ‘Come! Own with me how hateful these lessons which undeceived us from our earlier instincts of faith and sweet companionship with all created things: and let us go forth together, and for a while forget such teaching. Hand in hand, in the dear confiding way in which only children use, let us go forth into the fields, and read the hidden secrets of the world. Clasp mine firmly as I clasp yours. See, there is magic in the action itself! So we placed our hands in those of our parents; so our children love to place theirs in our own. So, then, even so, let us two walk trustingly and lovingly together for a while, and join again the broken threads of old feelings, wishes, friendships, and hopes’ (Gatty, ‘Inferior Animals’, pp. 285–86). 24 ‘ecological fable’, U. C. Knoepflmacher, ‘The Balancing of Child and Adult: An Approach to Victorian Fantasies for Children’, Nineteenth-Century Fiction 37/4 (March 1983): 497–530, p. 503. 7 effet, cherchèrent à mettre en lumière les aspects souvent oubliés de la théorie de l’évolution tout en maintenant fermement leur image de guides spirituels. Darwinisme et religion se retrouvèrent alors unis. Les transformations du récit de vulgarisation : l’impact de la théorie de l’évolution Comme le note Michel Foucault, l’histoire naturelle se trouve ‘au creux de la représentation’ : La constitution de l’histoire naturelle, avec le climat empirique où elle se développe, il ne faut pas y voir l’expérience forçant, bon gré, mal gré, l’accès qu’une connaissance qui guettait ailleurs la vérité de la nature ; l’histoire naturelle – et c’est précisément pourquoi elle est apparue à ce moment-là –, c’est l’espace ouvert dans la représentation par une analyse qui anticipe sur la possibilité de nommer ; c’est la possibilité de voir ce qu’on pourra dire, mais qu’on en pourrait pas dire par la suite ni voir à distance si les choses et les mots, distincts les uns des autres, ne communiquaient d’entrée de jeu en une représentation.25 A l’ère du visible, il faut mettre en mots, classer et reclasser les espèces pour pouvoir les voir. Le réel n’existe que lorsqu’il s’écrit et se lit. L’observation de la nature devient donc nécessaire à l’appréhension et à la compréhension du monde. Car ce qui se joue est ‘une nouvelle façon de nouer les choses à la fois au regard et au discours […] L’histoire naturelle, ce n’est rien d’autre que la nomination du visible’26. Mais qu’en est-il de l’invisible ou de l’irreprésentable ? L’irreprésentable est un thème majeur à l’époque victorienne, non seulement parce que la science cherche à tout comprendre et tout expliquer, mais surtout parce que l’Angleterre se retrouve face aux théories darwiniennes qui réécrivent l’histoire du monde sans pour autant pouvoir être visualisées ni représentées. En effet, il est impossible de mettre la théorie de l’évolution en images27, et la période souligne à l’envi combien tout ce qui touche à l’évolution, touche aussi à la représentation et aux modes de représentation. Car seules les images mentales peuvent donner une idée de la théorie avancée par Darwin. Par conséquent, si elle révolutionnent la conception de l’environnement, les théories darwiniennes transforment aussi la méthode scientifique. Loin de l’empirisme, les hypothèses ne sont plus vérifiables, et l’imaginaire entre alors dans l’analyse scientifique, devenant un nouveau moyen d’accéder à la connaissance. Les images, qu’il s’agisse de figures de styles, de métaphores, de comparaisons, d’hyperboles, façonnent ainsi les réflexions de nombre de scientifiques naturalistes. Darwin ne fut, bien entendu, pas le premier chercheur à laisser une place à l’imaginaire dans la méthode scientifique. Il fut notamment largement influencé par l’ouvrage de Charles Lyell, Principles of Geology (1830–33), dans lequel sont définis les nouveaux principes de la géologie moderne. L’uniformitarisme (ou actualisme), impliquant une évolution lente et uniforme de l’univers – par paliers successifs et logiques – permet, en effet, d’ouvrir la recherche scientifique aux forces de l’imaginaire (alors que le catastrophisme, par exemple, découpant l’évolution du monde en une suite chaotique de bouleversements, ne peut le concevoir28). 25 Michel Foucault, Les Mots et les choses : Une archéologie des sciences humaines (Paris : Gallimard, 1966), pp. 141–2. 26 Foucault, Les Mots et les choses, pp. 143–4. 27 Voir Jonathan Smith, Charles Darwin and Victorian Visual Culture (Cambridge: Cambridge University Press, 2006). 28 Jonathan Smith, Fact and Feeling: Baconian Science and the Nineteenth-Century Literary Imagination (Madison and London: The University of Wisconsin Press, 1994), p. 9. Voir aussi Krasner sur la rhétorique imagée de Lyell ; James Krasner, The Entangled Eye: Visual Perception and the Representation of Nature in Post-Darwinian Narrative (New York and Oxford: Oxford University Press, 1992), p. 43. 8 Ainsi, Darwin s’inscrit dans une lignée de scientifiques et grands vulgarisateurs victoriens qui appartiennent à ce que Gillian Beer appelle la ‘tradition of re-imagined science’29, qu’il s’agisse de John Tyndall (1820–1893), T. H. Huxley (1825–1895)30, James Clerk Maxwell (1831–1879), Richard Anthony Proctor (1837) ou W. K. Clifford (1845– 1879), brouillant les frontières entre science et littérature, afin de dépasser les limites de la vision humaine. Ce corps à corps étrange entre science et littérature est d’autant plus frappant dans les ouvrages de vulgarisation scientifique, puisqu’il s’agit effectivement de pouvoir aider le profane à visualiser un monde qui échappe à la connaissance. Les premiers essais de vulgarisation scientifique écrits par des femmes, de Sarah Trimmer (1741–1810) à Jane Marcet (1769–1858), étaient peu illustrés. Généralement, seuls les instruments scientifiques étaient représentés31. Or, les vulgarisatrices victoriennes mirent à profit une culture visuelle en pleine expansion et manipulèrent consciemment les images dans leurs textes, alors que les scientifiques professionnels pensaient, quant à eux, que l’image ne pouvait que nuire à l’éducation scientifique en s’adressant aux sens et aux émotions plutôt qu’à l’intellect (d’où la présence de diagrammes et de cartes uniquement)32. L’influence de la montée de la culture visuelle sur la vulgarisation scientifique se fait sentir dès les années 1850. Déjà, les illustrations de British Sea-Weeds de Margaret Gatty ont un impact esthétique qui prime sur la valeur scientifique de l’œuvre. Le visuel permet aussi aux vulgarisateurs de s’écarter des lectures par trop didactiques du passé. Pour Bernard Lightman : Illustrations of the beauty of nature were essential for engaging the aesthetic sensibilities of the reader and for creating a mood of awe. Words alone did not suffice. Moreover, in the competitive world of publishing, it was an advantage to be entertaining, as well as instructive. Through the ornamental use of visual images, female popularizers could link their science to the emerging visual culture and avoid producing the dreary didactic tracts of earlier items.33 Bien sûr, on voit là à quel point l’utilisation de l’image dans la vulgarisation scientifique est liée à la transformation de ce type de littérature en une littérature marchande qui se veut avant tout divertissante et attrayante34. Mais comme nous allons le voir, les vulgarisatrices font appel, par exemple, aux motifs issus du conte de fées, non seulement pour mettre leur prose en image, mais aussi et surtout afin que l’image récupère tout ce qui se dérobe au langage : les fées, gnomes ou magiciens deviennent autant de figures qui viennent pallier les blancs du discours scientifique et expliquer les mystères de la science. La présence des fées dans les contes scientifiques victoriens s’explique sans doute si l’on retrace l’histoire des fées en Grande-Bretagne, restées enfermées dans leurs grottes et leurs forêts au cours de longs siècles de puritanisme. Les fées sortent de leurs cachettes au début de l’époque romantique (même si elles habitent depuis plusieurs siècles les œuvres de Shakespeare, Spenser ou Chaucer), pour s’imposer, d’une façon bien plus marquée qu’en France, dans les domaines artistiques et littéraires – de même que dans les domaines 29 Gillian Beer, Open Fields: Science in Cultural Encounter (Oxford: Oxford University Press, 1996), p. 176. 30 Ed Block, Jr., ‘T. H. Huxley’s Rhetoric and the Popularization of Victorian Scientific Ideas: 1854-1874’, Victorian Studies 29/3 (Spring 1986): 363–86, p. 365. 31 Lightman, ‘Depicting Nature, Defining Roles: The Gender Politics of Victorian Illustration’, p. 216. 32 Lightman, ‘Depicting Nature, Defining Roles: The Gender Politics of Victorian Illustration’, p. 217. 33 Lightman, ‘Depicting Nature, Defining Roles: The Gender Politics of Victorian Illustration’, p. 219. 34 Notons, cependant, qu’au dix-neuvième siècle, la majorité des écrits scientifiques font appel à la métaphore pour rendre les forces invisibles visibles à l’œil imaginaire du lecteur non spécialiste, comme le rappelle Kate Flint : ‘The functioning of the metaphor to explain the operations of the invisible was necessarily crucial to the figuration and popularisation of many further developments in Victorian science, particularly those concerning molecular laws, the workings of electricity, magnetism and wave theory’ ; Kate Flint, The Victorians and the Visual Imagination (Cambridge: Cambridge University Press, 2000), pp. 33–4. 9 scientifiques. Comme nous l’avons dit, elles servent, d’une part, à panser les plaies d’une société par trop matérialiste, en proposant des voyages au cœur de mondes où la nature règne en maîtresse. Dans l’art victorien, notamment entre 1840 et 1870, les fées de John Anster Fizgerald (1832–1906), qui jouent avec (ou torturent parfois) les animaux, s’abritant sous des feuilles ou des champignons, comme celles de Richard Doyle (1824–1883), à dos de papillons, crapauds ou sauterelles, celles d’Arthur Rackham (1867–1939), créatures frêles et éthérées souvent associées aux fleurs et aux oiseaux, de Richard Dadd (1819–1866), Robert Huskinsson (1819–1861), Joseph Noel Paton (1821–1901), ou encore de Daniel Maclise (1806–1870)35 témoignent de l’engouement pour les mondes imaginaires que les fées représentent. On les retrouve d’ailleurs aussi sur les tapisseries dans les chambres d’enfants ou sur les publicités, vantant les mérites d’un dentifrice, telle la fée qui prépare le dentifrice Floriline dans un chaudron perdu en pleine nature36. Dans la littérature, elles foisonnent, le conte de fées renaissant après de longs siècles d’un sommeil profond et venant métamorphoser la littérature de jeunesse en remplaçant les récits didactiques et moralisateurs. Mais il semblerait, d’autre part, comme précédemment suggéré, que la résurgence des fées dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle soit également liée à l’avènement des théories darwiniennes – d’où les liens étroits avec les ouvrages de vulgarisation scientifique. La crise religieuse qui marque l’Angleterre victorienne après la publication de l’Origine des espèces en 1859 pousse les Victoriens vers d’autres mondes imaginaires ou spirituels – les tableaux de Fitzgerald, qui explorent tout un univers onirique, s’imposant comme des exemples caractéristiques de ce phénomène. Ainsi, si les fées permettent de contrer le rationalisme de l’époque, à un moment où la science cherche à tout comprendre et tout expliquer, les créatures qui échappent à l’œil de l’homme nouent avec la science d’étranges liens, et se retrouvent vite prises dans les griffes des scientifiques. Les phénomènes naturels que l’on pense prouver l’existence des fées, tels les ‘fairy rings’, cercles que l’on repère et observe dans la nature, sont analysés par les scientifiques, qui les attribuent à des champignons, tout comme les flèches et tessons en silex ou les pipes, autant d’outils que l’on pense appartenir au petit peuple et qui ne sont, finalement, rien de plus que des restes fabriqués par la main de l’homme, retrouvés près des sites préhistoriques37. De même, les enfants des fées, ou ‘changelings’, intéressent les professionnels de la médecine, qui voient en eux des malades mentaux ou des patients atteints de progéria ; les gnomes, des exemples de nanisme38. Dans le même temps, les théories de l’évolution sont appliquées au folklore. La création de la ‘Folklore Society’ en 1878 témoigne de l’intérêt pour ces créatures invisibles qu’anthropologues et folkloristes, parmi lesquels Sabine Baring-Gould, Andrew Lang, Joseph Jacobs, et Sir John Rhys, cherchent à définir. Le petit peuple se voit alors placé tout en bas de l’échelle de l’évolution, une société primitive que la découverte des pygmées africains dans les années 1870 paraît venir confirmer. Sir Edward Burnet Tylor, dans Primitive Culture (1871), lit les fées comme des créatures moins évoluées que l’homme, Canon J. A. MacCulloch, dans The Childhood of Fiction (1905), réévalue les rois et princesses endormies des contes de fées à la lumière des organisations tribales et des rites en vigueur, tandis que George Laurence Gomme, dans English Traditional Lore (1885), et David MacRitchie, dans The Testimony of Tradition (1890) et Fians, Fairies and Picts (1895) développent des 35 Voir Christopher Wood, Fairies in Victorian Art (Woodbridge: The Antique Collector’s Club, 2000). 36 Voir Lori Anne Loeb, Consuming Angels: Advertising and Victorian Women (New York and Oxford: Oxford University Press, 1994). 37 Carole G. Silver, Strange and Secret Peoples: Fairies and Victorian Consciousness (Oxford: Oxford University Press, 1999), p. 36. 38 Voir Silver, Strange and Secret Peoples. 10 parallèles entre fées et pygmées39. Les compilations de contes de fées d’Andrew Lang (The Blue Fairy Book, The Green Fairy Book, The Red Fairy Book, The Yellow Fairy Book et autres recueils publiés entre 1889 et 1910)40 alignent fées, femmes et enfants au bout de la chaîne de l’évolution. Les fées reflètent alors les peurs qui touchent aux questions de race ou de classe sociale, le mystère des origines hantant nombre de Victoriens. Plus tard, à la fin du siècle, Darwin est réinterprété pour redéfinir les fées comme des formes de vie invisibles qui se seraient développées sur une branche de l’arbre de l’évolution différente de celle de l’homme, ayant évolué à partir de végétaux. Elles sont alors perçues comme des organismes naturels qui échappent au spectre chromatique de la vision humaine, comme le pense Sir Arthur Conan Doyle, qui défend les photographies des fées de Cottingley en 191741. C’est alors que les fées s’invitent aux séances de spiritisme, dès la fondation de la ‘Society for Psychical Research’ en 1882. Seuls les êtres humains les plus sensibles – les clairvoyants et les médiums – sont capables d’apercevoir ces esprits d’un autre monde dont la science, croient-ils, percera un jour les mystères. Les phénomènes surnaturels et paranormaux se servent ainsi des théories de l’évolution pour justifier la présence de créatures invisibles à l’homme – le surnaturel n’étant qu’une part de la nature non encore élucidée par la science. Ainsi, science et merveilleux ne font qu’un. Il est bien évident que, comme pour les contes scientifiques publiés en France dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, les contes de fées scientifiques britanniques emploient le merveilleux et les créatures féeriques afin d’‘habiller’ les phénomènes scientifiques de parures attrayantes. Mais les fées les liens qu’elle tissent au fil du siècle avec les théories évolutionnistes leur donnent bien d’autres fonctions. Si elles visent à contrer le matérialisme scientifique dans les arts victoriens, elles témoignent, dans les écrits de vulgarisation scientifique, de l’évolution de la méthode scientifique, tout en renouant avec d’anciennes descriptions du monde naturel – faisant tout particulièrement le pont avec la théologie naturelle de William Paley. En effet, de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique du début du dixneuvième siècle soulignaient déjà les aspects magiques du monde naturel, emboîtant le pas à Paley et ses ‘merveilles’ de la nature. Samuel Clark, dans Peter Parley’s Wonders of Earth, Sea, and Sky (1837), Annie Carey, dans The Wonders of Common Things (n.d.), J. G. Wood, dans Common Objects of the Country (1858) (dont les illustrations, tout particulièrement dans Insects at Home (1872) ressemblent étrangement aux tableaux de Richard Doyle), comme plus tard Mary et Elizabeth Kirby, dans The Sea and Its Wonders (1871), ou Agnes Giberne, dans The Starry Skies; or, First Lessons on the Sun, Moon and Skies (1894), tous utilisent le conte de fées pour renouer avec une conception romantique de la nature – une nature miraculeuse, capable d’émerveiller42. Mais il semblerait que les références au merveilleux mettent également en scène une nouvelle réalité scientifique. La science, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, rend visible la réalité en la nommant. Le passage par le conte de fées facilite donc la mise en images et en mots des phénomènes invisibles ou créatures disparues. Ainsi, si la réalité devient magique sous la loupe du naturaliste, les ‘contes de fées de la science’ deviennent aussi un reflet de la transformation du réel en un Pays des Merveilles. Ce Pays des Merveilles, fait de transformations, de métamorphoses, de phénomènes invisibles qui échappent au spectre chromatique de la vision humaine correspond, en fait, de plus en plus au nouveau découpage de la réalité qui découle de l’avènement des théories 39 Silver, Strange and Secret Peoples, pp. 45–8. 40 Silver, Strange and Secret Peoples, p. 5. 41 Silver, Strange and Secret Peoples, p. 54. 42 Voir Lightman, Victorian Popularizers of Science. 11 darwiniennes. C’est pourquoi, la vulgarisation scientifique par le conte de fées – un mode qui s’impose particulièrement dès la fin des années 1850 – ne paraît en aucune manière en conflit avec une science plus officielle. Le conte de fées, s’il se veut divertissant, n’est pas tant un basculement dans la littérature qu’un filtre au travers duquel se découpent les nouveaux modes de conception et de définition de la réalité. L’‘évolutionnisme spirituel’ d’Arabella Buckley Quelques années après Margaret Gatty, Arabella Buckley (1840–1929), secrétaire de Charles Lyell de 1864 à 1875, propose d’autres contes de fées scientifiques, où les fées et le merveilleux lui servent également à mettre en mots ce qui échappe au regard. Défendant les thèses évolutionnistes, Buckley utilise les codes et les motifs du merveilleux pour mettre en image l’invisible. Les fées servent, certes, à rendre la leçon moins terne, mais l’appel au conte de fées a également pour fonction de supprimer radicalement la disjonction entre science et imaginaire : I have promised to introduce you to-day to the fairy-land of science—a somewhat bold promise, seeing that most of you probably look upon science as a bundle of dry facts, while fairy-land is all that is beautiful, and full of poetry and imagination. But I thoroughly believe myself, and hope to prove to you, that science is full of beautiful pictures, of real poety, and of wonder-working fairies; and what is more, I promise you that they shall be true fairies, whom you will love just as much when you are old and grayheaded as when you are young; for you will be able to call them up whenever you wander by land or by sea, through meadow or through wood, through water of through air; and though they themselves will always remain invisible, yet you will see their wonderful poet at work everywhere around you.43 Buckley met alors en parallèle ‘La Belle au Bois Dormant’, lorsque le château et ses habitants s’endorment pendant un siècle à de l’eau gelée, les gouttes d’eau semblant dormir dans les feuillages, comme ensorcelées par le gel – géant à la poigne de fer (‘By the enchantments of the frost-giant who holds it fast in his grip and will not let it go’44). Les trois robes de Peau d’Âne contenues dans des noisettes font pâle figure à côté des coquilles qui logent les créatures marines. La magie du merveilleux découle bien des métamorphoses soudaines et mystérieuses dont la nature possède le secret. Bien plus qu’un appât narratif, le conte sert donc à Buckley à ouvrir les yeux de ses lecteurs sur une nouvelle réalité scientifique qui inclut l’imaginaire dans ses hypothèses et déductions. De même qu’il faut croire aux contes de fées pour apercevoir les fées, l’on ne peut voir les phénomènes invisibles de la nature que si l’on croit à la magie du monde : The peasant falls asleep some evening in a wood, and his eyes are opened by a fairy wand, so that he sees the little goblins and imps dancing round him on the green sward, sitting on mushrooms, or in the heads of the flowers, drinking out of acorncups, fighting with blades of grass, and riding on grasshoppers. So, too, the gallant knight, riding to save some poor oppressed maiden, dashes 43 Buckley, The Fairy-Land of Science, Science [1879] (Chapel Hill: Yesterday’s Classics, 2006), p. 1. ‘J’ai promis de vous présenter aujourd’hui le conte de fées de la science – une promesse quelque peu audacieuse, car vous considérez certainement la science comme une somme de faits arides, alors que le pays des merveilles est tout ce qu’il y a de plus beau, empreint de poésie et d’imaginaire. Mais je crois fermement, et espère vous prouver, que la science regorge de belles images, de veritable poésie, de fées faiseuses de merveilles ; et de plus, je vous promets que ce sera de véritables fées, que vous aimerez autant lorsque vous serez vieux et aurez les cheveux blancs, que maintenant étant jeunes, car vous pourrez les rappeler dès que vous vous promènerez sur terre comme par mer, dans les prairies ou dans les bois, dans l’eau ou dans les airs ; et même si elles restent toujours invisibles, vous verrez leur travail partout tout autour de vous’ (c’est nous qui traduisons). 44 Buckley, The Fairy-Land of Science, p. 3. 12 across the foaming torrent; and just in the middle, as he is being swept away, his eyes are opened, and he sees fairy water-nymphs soothing his terrified horse and guiding him gently to the opposite shore. They are close at hand, these sprites, to the simple peasant or the gallant knight, or to anyone who has the gift of the fairies and can see them. But the man who scoffs at them, and does not believe in them or care for them, he never sees them. … Now, exactly, all this which is true of the fairies of our childhood is true too of the fairies of science. There are forces around us, and among us, which I shall ask you to allow me to call fairies, and these are ten thousand times more wonderful, more magical, and more beautiful in their work, than those of the old fairy tales. They, too, are invisible, and many people live and die without ever seeing them or caring to see them. These people go about with their eyes shut, either because they will not open them, or because no one has taught them how to see. They fret and worry over their own little work and their own petty troubles, and do not know how to rest and refresh themselves, by letting the fairies open their eyes and show them the calm sweet pictures of nature.45 En fait, si l’imaginaire victorien se nourrit de mythes et légendes, Buckley montre ici comment la science, tout comme l’art, puise dans le merveilleux ses sources d’inspiration – le rationalisme scientifique se doublant souvent de cette pensée mythique afin de négocier les bouleversements du temps. Comme Gillian Beer l’a montré, le langage de Darwin renoue avec les mythes et les légendes pour rendre au réel sa part d’étrange, estampiller le monde de la réalité au sceau de la transformation, les figures de style, comme dans les ouvrages de vulgarisation scientifique, servant de points d’ancrage au rationalisme scientifique pour véhiculer la ‘magie’ de l’évolution46. L’énergie métamorphique de la nature trouve ainsi dans certains archétypes narratifs, notamment ceux du merveilleux et du conte de fées, un mode de représentation idéal. L’impossibilité de vérifier ce qui échappe à la vision humaine et l’importance de la représentation mentale expliquent donc pourquoi la science a constamment recours à l’imaginaire pendant cette période où les certitudes se trouvent mises en péril par les théories de l’évolution. Et Buckley de définir ainsi l’imagination comme un mode de représentation mentale nécessaire à la compréhension des phénomènes physiques : There is only one gift we must have before we can learn to know them—we must have imagination. I do not mean mere fancy, which creates unreal images and impossible monsters, but imagination, the power of making pictures or images in our mind, of that which is, though it is invisible to us.47 Le nouveau regard sur le monde que Buckley propose à ses lecteurs dépasse donc de loin la simple leçon de choses. Sa présentation d’une réalité invisible mais réelle (‘though invisible, is something very real’48) s’ancre pleinement dans la recherche scientifique du temps où il s’agit de pallier les limites de la vision humaine (puisque, encore une fois, la théorie de l’évolution ne peut se visualiser). Dans ses deux ouvrages de vulgarisation scientifique sur l’évolution, Life and Her Children (1881) et Winners in Life’s Race, or the Great Backboned Family (1883), Buckley décrit un monde naturel où les espèces combattent dans un environnement hostile, donnant à la théorie de l’évolution des touches sensationnelles. Le ‘struggle for life’ ou ‘battle of existence’ implique que les espèces développent des modes de protection pour survivre. 45 Buckley, The Fairy-Land of Science, pp. 5–6. 46 Gillian Beer, Darwin’s Plots: Evolutionary Narrative in Darwin, George Eliot and Nineteenth-Century Fiction (Cambridge: Cambridge University Press, [1983] 2000), p. 74. 47 Buckley, The Fairy-Land of Science, p. 7. ‘Il n’y a qu’un don que nous devons avoir avant de pouvoir apprendre à les connaître – de l’imagination. Je ne veux pas dire par là un imaginaire chimérique, qui crée des images irréelles et des monstres impossibles, mais de l’imagination, le pouvoir de fabriquer des dessins ou des images mentales pour visualiser ce qui est, même invisible à nos yeux’ (c’est nous qui soulignons). 48 Buckley, The Fairy-Land of Science, p. 124. 13 Pourtant, le discours se nourrit d’appel au conte de fées : les espèces habitent un monde magique, les créatures ressemblent à des fées, leurs ‘armes’ les rendant d’autant plus ‘merveilleuses’49. Ce mélange de violence et de féerie était bien sûr déjà présent dans quelques ouvrages de vulgarisation scientifique, à l’instar de The Sea and its Wonders (1871), de Mary and Elizabeth Kirby, qui joue tout particulièrement sur le pouvoir de l’image pour mettre en scène la lutte des espèces (d’où un décalage entre le merveilleux de la nature décrit par le texte et l’illustration). En fait, l’écosystème que Buckley présente dans ses ouvrages participe d’un discours ouvertement écologique. N’oublions pas que le terme, inventé par Ernst Hæckel (1834–1919) dans son Generelle Morphologie en 1866, avait pour but de promouvoir les thèses de Darwin.50 Or, ce discours écologique est, d’une façon presque ironique, directement inspiré de la théologie naturelle de William Paley : le monde, réseau où les êtres vivants sont tous reliés entre eux, ne peux accéder à une unité harmonieuse sans une adaptation d’espèces interdépendantes entre elles—une vision de la nature dont la pensée de Darwin avait été nourrie (même s’il s’en est, bien sûr, écarté), l’ouvrage de Paley étant au programme des études de Cambridge et d’Oxford. Ceci est sans doute la raison pour laquelle Darwinisme et religion ne sont pas inconciliables chez Buckley51 – une union probablement inspirée aussi par les travaux de Lyell52 –, et sa vision de l’évolution, clairement empreinte de spiritualité (Lightman parle de ‘spiritual evolutionism’53), donne à ses fées une dimension bien particulière. Remplaçant les merveilles de la Création divine que nombre de vulgarisateurs scientifiques prêchant la théologie naturelle avaient coutume de mettre en scène dans leurs ouvrages, les fées de Buckley sèment le trouble, révélant à la fois les nouvelles méthodes scientifiques découlant de la théorie de l’évolution et rappelant sans cesse les ‘merveilles’ de la nature prêchées par Paley et réécrites par nombre d’ouvrages de vulgarisation scientifique. L’‘évolutionisme spirituel’ de Buckley (‘spiritual evolutionism’54) se lit à l’ouverture de Life and Her Children où Buckley rappelle que la loi de mère Nature est que chaque être doit être fécond et se multiplier pour remplir la terre (‘all living beings [must] “increase, multiply, and replenish the world”’ [Genèse 1:26])55. A la lecture de cette phrase, Darwin avait écrit à Buckley qu’au moins on ne l’accuserait pas d’être une femme dangereuse (‘you will not be called a dangerous woman’56). Darwin pensait incontestablement que la présence 49 Buckley parle de ‘merveilleux petits êtres’ (‘wondrous little beings’ [22], ‘wonderful things’ [22]), de la structure féérique des éponges (‘fairy structure’ [46]), des créatures sylphiques dont l’histoire est semblable à un poème (‘sylph-like creatures whose histories are more like fairy poems’ [50]), d’oursins, tels les lutins des contes de fées (‘the goblins of fairy tales’ [93]), d’insectes tout aussi féériques (the ‘fairy-like’ insects [134]), de même que les crevettes (‘fairy-shrimps’ [177]). Le merveilleux provient de leur acquisition de caractères puissants qui leurs permettent de résister aux agressions : les éponges sont ‘merveilleuses’ (‘wonderful’) car elles ont développé des armes de défenses (‘weapons of defence’ [49]). Les instruments aussi merveilleux que mortels (‘wonderful and deadly’ [54]) sont ceux qui asurent la survie (‘wonderful defensive weapons’ [150]) des espèces qui se sont développées pour monter dans l’échelle de l’évolution (‘examples of the tricks which life has taught to her children for protection and attack’ [218]) ; Arabella Buckley, Life and Her Children (New York: D. Appleton & Co, 1881). 50 Haeckel définit l’écologie ainsi : ‘the body of knowledge concerning the economy of nature—the investigation of the total relations of the animal both to its inorganic and to its organic environment; including above all, its friendly and inimical relations with those animals and plants with which it comes directly or indirectly into contact—in a word, ecology is the study of all those complex interrelations referred to by Darwin as the conditions for the struggle for existence’; traduction de W. C. Allee et al., in Principles of Animal Ecology, cité par Robert C. Stauffer, ‘Haeckel, Darwin, and Ecology’, Quarterly Review of Biology 32 (1957): 138–44, p. 141. Voir également Karl Kroeber, Ecological Literary Criticism: Romantic Imaging and the Biology of Mind (New York: Columbia University Press, 1994), p. 22. 51 Voir Arabella Buckley, ‘Darwinism and Religion’, Macmillan’s 24 (1871): 45–51. 52 Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 242. 53 Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 238. 54 Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 238. 55 Buckley, Life and Her Children, p. 4 56 Lettre de Darwin à Buckley, 14 novembre 1880 (Cambridge University Library, Darwin Papers, MS. DAR.143:184, in 14 de l’intertexte religieux dans la prose de Buckley était un moyen d’éviter la critique (ce que Darwin avait lui-même fait). Pourtant, Buckley cherchait là à réconcilier évolution et religion. Dans ses deux ouvrages, Life and Her Children et Winners in Life’s Race, Buckley réécrit l’évolution comme un développement de l’amour maternel et du sentiment de compassion (‘maternal care’ and ‘sympathy’57). Les vertébrés, doués de sentiments, peuvent réécrire la lutte pour la survie en entraide mutuelle : The “struggle for existence” … is also able to teach that higher devotion of mother to child, and friend to friend, which ends in a tender love for every living being, since it recognises that mutual help and sympathy are among the most wonderful weapons, as they are also certainly the most noble incentives, which can be employed in fighting the battle for life.58 La conclusion de Winners in Life’s Race montre d’ailleurs comment l’amour transcende la lutte, découlant précisément des lois de l’évolution : [O]ne of the laws of life which is strong, if not stronger, than the law of force and selfishness, is that of mutual help and dependence. Many good people have shrunk from the idea that we owe the beautiful diversity of animal life on our earth to the struggle for existence, or to the necessity that the best fitted should live, and the feeblest and least protected must die. They have felt that this makes life a cruelty, and the world a battlefield. This is true to a certain extent, for who will deny that in every life there is pain and suffering and struggle? But with this there is also love and gentleness, devotion and sacrifice for others, tender motherly and fatherly affection, true friendship, and a pleasure which consists in making others happy … after all, the struggle is not entirely one of cruelty or ferocity …59 Les écrits de Buckley sur l’évolution des espèces fournissent des exemples significatifs du refus d’une lecture par trop matérialiste de Darwin. D’ailleurs, Buckley pensait que l’Origine des espèces était mal interprété comme volant à l’homme sa conscience. Dans ses articles, tels ‘The Soul, and the Theory of Evolution’ (1879) ou ‘Darwinism and Religion’ (1871), comme dans on ouvrage, Moral Teachings of Science (1891), Buckley redonne à la science évolutionniste toute sa dimension morale : elle prend pour exemple les plantes (myrmécophiles) accueillant et protégeant des fourmis, et fait l’éloge de l’entraide mutuelle, du sacrifice et don de soi, du dévouement, comme seules qualités qui permettront la survie du plus apte (‘in the struggle for existence, self-preservation and mutual help work hand in hand’; ‘self-devotion and self-sacrifice for the good of all [will ensure the survival of the fittest]’60). Pour Gates, Buckley fut une pionnière dans sa vision de l’évolution comme un développement moral dans le règne animal61. Pour Buckley, en effet, le sens moral est un sens évolué que l’homme a développé, se situant tout en haut de l’échelle de l’évolution : The vast superiority of man in his power of abstract thought, spiritual apprehension, and moral resolve, makes him the arbiter of his own success or failure, so his power of anticipation of a Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 253. 57 Buckley, Life and Her Children, p. 301. 58 Buckley, Life and Her Children, p. 301. ‘La “lutte pour l’existence” […] est aussi à même d’enseigner le dévouement de la mère à l’enfant, ainsi qu’entre amis, qui aboutit à un amour tendre pour chaque espèce vivante, car elle reconnaît que l’entraide mutuelle et la compassion sont parmi les armes les plus merveilleuses, puisqu’elles sont aussi les motivations les plus nobles que l’on peut utiliser pour combattre la lutte pour la vie’ (c’est nous qui traduisons). 59Arabella Buckley, Winners in Life’s Race or the Great Backboned Family [1883] (London: Edward Stanford, 1892), pp. 351–53. ‘Une des lois de la vie qui domine et qui est peut-être plus forte que la loi de la force et de l’égoïsme, est celle de l’entraide mutuelle et de la dépendance. Nombreuses sont les personnes qui ont refusé d’admettre que nous devons la belle diversité de la vie animale sur terre à la lutte pour l’existence, ou au fait que le plus apte sera celui qui survivra, tandis que les plus faibles et les moins bien protégés doivent disparaître. Ils ont pensé que cette idée donnait à la vie un aspect cruel, faisant du monde un champ de bataille. Cela est vrai, d’une certaine manière, car qui peut nier que chaque vie a sa part de douleur, de souffrance et de lutte ? Mais dans le même temps, il y a aussi de l’amour et de la douceur, du dévouement et du sacrifice pour les autres, des sentiments maternels et paternels, une véritable amitié, et un plaisir qui consiste à rendre les autres heureux. […] Après tout, la lutte n’est pas qu’une histoire de cruauté ou de férocité’ (c’est nous qui traduisons). 60 Arabella Buckley, Moral Teachings of Science (London: Edward Stanford, 1891), p. 35, p. 64 61 Barbara T. Gates, Kindred Nature: Victorian and Edwardian Women Embrace the Living World (Chicago and London: The University of Chicago Press, 1998). 15 future gives a new and overwhelming impetus to his moral nature. On the side of self-preservation alone it warns him that the consequences of his actions are far-reaching, and that the penalty which he seems to escape here is ‘only a postponement. First or last he must pay the whole debt.’62 En fait, la position intermédiaire de Buckley s’explique en partie par son adhésion au spiritisme, à l’instar d’Alfred Russel Wallace, seul scientifique avec lequel elle partageait sa passion et sa croyance en ses pouvoirs médiumniques63. Les forces invisibles qui peuplent ses contes de fées scientifiques rappellent alors toutes les tentatives des spiritualistes pour donner une réalité scientifique aux apparitions de fées ou ectoplasmes de la fin du siècle. Les fées de Buckley, ces habitants de mondes minuscules ou lointains, comme les fantômes que l’on cherche à expliquer ou photographier dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle, oscillant entre phénomènes naturels et surnaturels, viennent métaphoriser les tensions d’un matérialisme excessif à un moment où l’intervention divine ne parvient plus à expliquer le monde. Les parallèles entre l’œil du clairvoyant, qui dépasse les limites de la vision humaine, et celui du scientifique qui voit ce que l’on ne peut représenter, semblent évidents dès lors que l’on conçoit les fées de Buckley sous cet angle double64. Dans son article, ‘The Soul, and the Theory of Evolution’65, Buckley refuse d’ailleurs une vision de la conscience humaine comme simple masse organique, définissant l’âme comme une force invisible qui, si elle évolue, offre néanmoins à l’homme un espoir d’immortalité. Les fées au double visage de Buckley, tout en illustrant avec fierté les merveilles d’une science marquée au sceau des théories darwiniennes, laissent donc percer les transformations des discours de l’époque et leur construction de l’homme et de la nature humaine. On voit ainsi ici combien les écrits de ces deux vulgarisatrices ne sont absolument pas en porte-à-faux avec la théorie de l’évolution. Dans leur discours – puritain – empreint de morale, le monde de la nature est un écosystème dans lequel les espèces sont reliées entre elles et interdépendantes, d’où la nécessité d’une entraide mutuelle. Cette vision de l’environnement est fondamentale, car elle participera au développement d’une conscience écologique (‘ecological consciousness’66) au fil du dix-neuvième siècle. Comme Barbara T. Gates le souligne, les écosystèmes que les ouvrages de vulgarisation scientifique de ces naturalistes mettent en exergue métamorphoseront la théologie naturelle prêchée par Gatty en une ‘écologie morale’ (‘moral ecology’) à mesure de l’affirmation des théories de l’évolution dans la société victorienne. 62 Buckley, Moral Teachings of Science, pp. 115–16 63 Lightman, Victorian Popularizers of Science, p. 239. 64 Lightman, Victorian Popularizers of Science. 65 Arabella Buckley, ‘The Soul, and the Theory of Evolution’, University Magazine 3 (1879): 1–10. 66 Gates, Kindred Nature, p. 61.