Fatima Mernissi, Sexe, Idéologie, Islam, Paris, Tierce
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Fatima Mernissi, Sexe, Idéologie, Islam, Paris, Tierce
L'Homme et la société Fatima Mernissi, Sexe, Idéologie, Islam, Paris, Tierce, 1983 ; Le Maroc raconté par ses femmes, Rabat, SMER, 1984 ; Le harem politique : le Prophète et les femmes, Albin Michel, 1987 ; Sultanes oubliées, Paris, Albin Michel, 1990 Lucile de Guyencourt Citer ce document / Cite this document : de Guyencourt Lucile. Fatima Mernissi, Sexe, Idéologie, Islam, Paris, Tierce, 1983 ; Le Maroc raconté par ses femmes, Rabat, SMER, 1984 ; Le harem politique : le Prophète et les femmes, Albin Michel, 1987 ; Sultanes oubliées, Paris, Albin Michel, 1990. In: L'Homme et la société, N. 99-100, 1991. Femmes et sociétés. pp. 234-237. http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1991_num_99_1_3289 Document généré le 16/10/2015 Écrit dans une langue fluide, cet ouvrage sera donc d'un grand apport pour tous ceux qui considèrent que la configuration sociale contemporaine ne laisse plus la possibilité de réfléchir de façon disjointe sur des sociétés qui seraient ontologiquement séparées. Monique Selim ORSTOM, ERAUI EHESS Fatima Mernissi, Sexe, Idéologie, Islam, (USA, 1973). Tierce Paris, 1983. Le Maroc raconté par ses femmes, SMER, Rabat 1983, Le Harem politique. Le Prophète et les femmes, Albin Michel, 1987, et Sultanes oubliées, Paris, Albin Michel, 1990. Fatima Mernissi entend rétablir une vérité historique occultée par l'histoire officielle de l'islam, et mettre en lumière le processus qui a abouti à l'asservissement des femmes. Les écrits de Fatima Mernissi sont scandaleux pour les défenseurs de l'ordre établi des pays islamiques. Ils dérangent tout autant certains penseurs occidentaux, inconscients de leurs préjugés exotico-coloniaux, qui se plaisent à souligner le caractère figé et étemel du statut de la femme dans les pays musulmans. Son premier livre Sexe, Idéologie, Islam, matrice de son uvre à venir, malgré une forte empreinte de la pensée structuraliste des années 70 dans le choix de sa méthodologie et une référence déclarée à Durkeim, aborde une problématique originale. Fatima Mernissi afin de rendre intelligible le concept musulman de la sexualité féminine qui est celui d'une "sexualité active" compare l'ordre freudien à l'ordre musulman. Après avoir opposé l'idée chrétienne du divorce tragique entre l'esprit et le corps à la pensée musulmane qui sacralise l'amour physique, elle précise que Freud en donnant une place fondamentale à la sexualité, a sans doute renouvelé la culture occidentale contemporaine. L'ordre musulman comme l'ordre freudien note Fatima Mernissi, régulent la sexualité afin de la soumettre à la loi religieuse et à la loi sociale. Cependant si la civilisation pour Freud est nécessairement "guerre contre la sexualité" selon une tradition judéo-chrétienne, "dans la théorie musulmane la civilisation est la conséquence de la satisfaction de l'énergie sexuelle" (SU, p. 29) et pour l'imam Ghazali1, dans la relation amoureuse "Il n 'y a ni agresseur, ni victime mais deux personnes qui coopèrent". Fatima Mernissi s'étonne que Freud après avoir mis en évidence le concept de bisexualité ait bâti une théorie de la sexualité de la femme basée sur la réduction, le manque, le masochisme. Au contraire, la culture musulmane érige la sexualité féminine en force puissante et dévastatrice ; moteur de la création, elle est aussi source d'inquiétude, parce que sans limites, et elle peut mettre en danger la paix sociale, en provoquant la "fitna" (désordre). En définitive, Fatima Mernissi reproche essentiellement à Freud d'avoir voulu construire "une théorie scientifique, avec tout ce que cela implique d'objectif et d'universel", alors qu'elle "n'est que le résultat défini de sa propre culture", et elle gratifie 1. Abu-Hamid al-Ghazali Ihya Ulum ad -Din, "vivification des science de ia foi" XIe siècle (IOSO IDT), chap, sur le mariage. 234 l'iman Ghazali de "n'avoir rien voulu d'autre que de révéler la véritable croyance musulmane". Les prémisses philosophiques de Sexe Idéologie Islam sont le fondement de la démarche de Fatima Mernissi : rapporter un système d'idées à un modèle de civilisation, en même temps qu'affirmer le caractère dynamique de la contradiction entre la pensée musulmane figée en dogme et l'évolution des pratiques, consécutive à des données historiques évolutives. Fatima Mernissi interpelle les historiens, et rassemble des informations dispersées, afin de faire surgir une réalité autre que celle définie par la norme établie (la Umma). En étudiant les unions de la famille préislamique, Fatima Mernissi va mettre en évidence la différence entre "les historiens des premiers siècles de l'islam qui ont une attitude beaucoup plus ouverte" et leurs confrères contemporains assujettis à une pensée officielle. Il est fascinant de voir la rigidité dans laquelle s'enferment les historiens arabes modernes qui refusent, même au niveau de l'analyse, d'admettre que des pratiques où l'autodétermination sexuelle de la femme s'affirmaient aient pu exister." (S .1.1. p. 62). Certaines données historiques tendent à prouver effectivement que la polygamie et la répudiation accordées uniquement aux hommes furent des innovations de l'islam, et que dans l'Arabie du VIIe siècle, avant l'instauration de la "Sharia", les liens matrimoniaux étaient plus différenciés (notamment le Mariage Mut'a ou mariage de plaisir, ou polyandrie liée au mode de vie tribal). Le succès grandissant de l'islam, et la mise en tutelle des femmes, s'expliqueraient par la désintégration du système tribal, l'établissement de cités marchandes et administratives, et les pertes en hommes causées par les guerres (notamment le désastre dXJhud). "Pendant que les tendances belliqueuses des tribus étaient assujetties au service de la communauté musulmane, les tendances individualistes étaient de la même façon intégrées par la structure familiale." (S .1.1. p. 83) Pour Fatima Mernissi, le mariage par conquête ou achat fondé sur la polygamie virilocale, aurait surgi historiquement à l'époque du prophète, tandis que le mariage "sadica", matrilinéaire disparaissait "Le concept de paternité et de légitimité est l'un des mécanismes qui contribuèrent à cette transformation, dans la mesure pleinement" "S.I.I. où ilp.permit 83). aux intérêts personnels des croyants de s'exprimer Le prophète instaura l'ordre nouveau de l'islam, et paradoxalement il fut luimême confronté dans sa vie à une autodétermination des femmes, thèse qui est développée largement dans Le Harem politique, Le prophète et les femmes. Fatima Mernissi note qu'historiens occidentaux et islamiques ont une fâcheuse tendance à oublier que le prophète fut d'abord monogame ayant épousé une veuve Khadija à laquelle il fut fidèle pendant vingt-cinq ans jusqu'à ce qu'elle meurt en l'an 620. Ensuite, il fut demandé en mariage par beaucoup de femmes et rejeté par d'autres. D'ailleurs "hiba" l'acte par lequel une femme se donne à un homme, ne fut prohibé qu'après la mort du prophète. On notera que la quête courageuse de Fatima Mernissi, dont le but est l'amélioration du statut de la femme en islam, s'appuie parfois sur une argumentation partiale. Il arrive que son aspiration à une société plus juste et démocratique obscurcisse son rapport à la réalité. 235 Par exemple, Fatima Mernissi, voulant absolument ériger le prophète en défenseur de la condition féminine n'hésite pas, après avoir chanté les mérites de la diversité des unions dans la société pré-islamique et de la résistance des femmes à l'islam dans Sexe Idéologie Islam, à démontrer que le prophète a voulu avec les nouvelles lois de la "Umma", protéger les femmes de la précarité et de l'arbitraire de la "Jahiliya", comme si elle adhérait à la convention transmise. D'autre part, Fatima Mernissi attribue dans le Harem politique, la responsabilité des "hadiths"2 misogynes à certains compagnons du prophète, notamment Abu Bakra et Abu Huraïra. D'après Bohkari, Abu Bakra aurait entendu du prophète les paroles : "Ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme." Fatima Mernissi pose la question "Qui a dit ce hadith, où, quand, à qui et pourquoi ?" Elle examine minutieusement les événements qui l'ont précédé, les circonstances de sa prononciation et la biographie de Abu Bakra. Elle fait de même pour Abu Huraïra. Tous deux fils d'esclaves, promus brutalement à un statut social élevé, ces deux disciples n'étaient-ils pas jaloux de l'autorité et du pouvoir d'Aïcha, qui fut la femme préférée du prophète après la mort de Khadidja, et très influente sur le plan politique et éthique ? L'un et l'autre auraient invoqué les paroles du prophète dans des circonstances particulières : elles auraient en l'occurrence répondu à des nécessités tactiques. D'autre part, Aïcha aurait contesté elle-même de nombreux hadiths d'Abu Huraïra et déclaré "Il n'est pas doué pour l'écoute, et lorsqu'il est sollicité il donne de mauvaises réponses." On le constate donc : c'est par le moyen d'une subtile casuistique que Fatima Mernissi essaye de convaincre ses lecteurs que les dires du prophète si souvent invoqués dans les pays islamiques pour justifier la mise en tutelle des femmes, ont été trahis par ses successeurs. Néanmoins Fatima Mernissi met en question "le discours prétendument objectif des chercheurs" qui "masque les réels enjeux du pouvoir" et elle s'implique totalement en tant que sujet désirant dans son travail. À propos des entretiens relatés dans son livre Le Maroc raconté par des femmes, elle écrit : "Pour moi essayer de faire s'exprimer la femme illettrée c'est donner la parole à ce moi-même qui aurait pu être voué au silence ancestral." Malgré le désespoir émanant de ces récits de vies harcelées, déchirées, humiliées, les femmes interrogés par Fatima Mernissi revendiquent l'égalité des salaires et le couple conjugal égalitaire et solide, comme le fondement nécessaire d'une société démocratique. Fatima Mernissi scrute encore la réalité contemporaine dans la seconde partie de Sexe Idéologie Islam, et elle décrypte par une série d'études de terrain, et d'enquêtes les contradictions douloureuses entre les pratiques actuelles dues au bouleversement des structures économiques et sociales et les principes fondateurs de l'islam. Une des causes du malaise social actuel dans le Maroc contemporain proviendrait "des conflits et tensions que peut provoquer la détermination des femmes d'envahir le marché du travail salarié dans une société musulmane qui souffre du chômage" (p. 71). Les investigations linguistiques seront de plus en plus importantes dans l'uvre de Fatima Mernissi à mesure qu'elle interroge le passé, comme si progressivement elle voulait se réinscrire dans une tradition de la pensée 2. Propos rapportés du prophète, après sa mort, servant à commenter le texte du Coran Hadiths. 236 musulmane, qui est de développer à l'infini une exégèse subtile des textes, la référence implicite et constante étant le texte premier du Coran. Dans la deuxième partie du Harem politique, Fatima Mernissi nous apprend que le Hijab, le voile est descendu à l'origine pour séparer deux hommes (cf. verset de la sourate 33, révélé en l'an 5 de l'Hégire (627)). C'est le prophète qui aurait tiré un rideau au sens physique et symbolique du terme, entre lui qui venait de se marier avec Zaynab, sa cousine, et le visiteur Anas qui dut rester sur le seuil de sa chambre (les faits sont relatés par Tabari, auquel Fatima Mernissi se réfère souvent p. 119). "Le concept du Hijab est tridimensionnel et les trois dimensions se recoupent très souvent. La première dimension est une dimension visuelle : dérober au regard. La racine du verbe Hajaba veut dire cacher. La deuxième dimension est spatiale « séparer, marquer une frontière, établir un seuil. Enfin la troisième dimension est éthique : elle relève du domaine de l'interdit (p. 120)." Le Hijab, nous dit encore Fatima Mernissi, fut aussi le rideau derrière lequel se tenaient les Khalifes et les rois pour se soustraire au regard de leurs familiers. Avec son dernier livre Sultanes oubliées (écrit après l'élection en 1988 d'un Premier Ministre femme Benazir Bhutto au Pakistan), Fatima Mernissi interpelle le pouvoir, ses pratiques, ses paradoxes et la sémiologie des titres en islam. Le mot khalife qui désigne le chef religieux (celui qui remplace le prophète) n'existe qu'au masculin et il n'y a jamais eu de femmes khalifes, alors qu'il y a eu des sultanes, des "Malikas", détentrices du pouvoir terrestre, et des "Hurras'', épouses légitimes aristocratiques (s'opposant à Jaryas femmes esclaves), titres les plus courants pour designer ces reines dont certaines sont des usurpatrices. Hurr, libre est un concept qui est lié à sharaf, aristocratie, élite. Hurra est le titre de deux reines Yemenites du XIe et XIIe siècles Ana et Urwa. Parmi d'autres reines célèbres, citons Aïcha al Hurra qui fut chef de Grenade et Sida al Hurra le chef incontesté de la piraterie des côtes du Nord marocain ("Hakimat Tetouan"). Fatima Mcrnussi nous parle également d'un chef militaire femme Ghalia al-Wahhabia qui dirigea en Arabie Saoudite un mouvement de résistance pour défendre La Mecque au début du XVIIIe siècle contre la puissance étrangère. On lui donna le titre d'amira, amir étant celui du chef des armées. "Sa témérité et ses dons de stratège, amenèrent ses ennemis qui l'affrontaient sur les champs de bataille, à lui prêter le don magique de rendre invisible l'état major wahhabite" (p. 33). Si Fatima Mernissi exhume ces reines oubliées, c'est encore une fois pour interpeller le pouvoir tel qu'il fonctionne en islam : "Il faut délester l'islam des clichés, aller au-delà des imageries idéalisées des groupes au pouvoir, scruter les contre-résistances, étudier les cas marginaux et les exceptions. Surtout pour comprendre l'histoire des femmes en islam, une histoire condamnée comme celle des paysans et des pauvres à ne jamais être reflétée dans le discours officiel." Lucile de Guyencourt 237