Lionel Scoccimaro

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Lionel Scoccimaro
 Lionel Scoccimaro
La mort en ce jardin zen
Richard Leydier
Dans l’introduction à ses Essais d’iconologie, l’historien de l’art Erwin Panofsky
définit les grandes lignes de sa méthode pour interpréter les images, laquelle se joue
en trois temps. Le premier niveau d’interprétation, qui s’attache au « sujet primaire ou
naturel », est purement descriptif et factuel. Il s’agit d’isoler et de décrire, au sein
d’une composition, des motifs aussi aisément reconnaissables qu’un corps féminin,
une attitude expressive, une architecture… Le second niveau, celui du « sujet
secondaire ou conventionnel », s’emploie à identifier, dans le motif précédemment
surligné, ce que la tradition, par le recours à des codes et autres attributs, a formalisé
en « histoires », et ce dans un but didactique et quasi signalétique, afin, par exemple,
que tout fidèle, quand bien même il serait illettré, reconnaisse instantanément, et sans
l’ombre d’un doute, la figure de Marie-Madeleine dans un personnage féminin tenant
un vase à parfums. Cette étape exige déjà de l’historien une parfaite maîtrise des
sources textuelles et des coutumes qui ont précisément établi cette tradition
iconographique. Le troisième niveau, lui, relève à proprement parler de l’iconologie.
S’attachant à la « signification intrinsèque, ou de contenu », il vise à pointer la
permanence et la réactualisation de schémas de pensée anciens, à replacer l’œuvre au
sein d’une philosophie plus générale de l’époque, à esquisser enfin une sorte de
portrait psycho-sociologique en creux de son créateur, et ce par la mise en évidence
« de valeurs en général ignorées de l’artiste, parfois même fort différentes de ce qu’il
se proposait consciemment d’exprimer ». En quête d’une analyse plus « souterraine »,
l’interprétation se détache alors des données factuelles (formes et attributs
iconographiques), et c’est-là que le rigorisme scientifique de Panofsky ménage un
espace à la formulation d’hypothèses : en effet, pour atteindre ce troisième niveau,
« nous avons besoin d’une faculté mentale… que je ne saurais mieux définir que par
le terme plutôt discrédité “d’intuition synthétique”. » Cette dernière étape nécessite
ainsi une connaissance approfondie de l’histoire de la culture de l’époque, une
érudition pour les ouvrages rares et ésotériques, laquelle ne serait toutefois pas grand
chose sans cette « intelligence visuelle » – ou « intuition synthétique » – qui organise
les connaissances et tisse des liens entre les données les plus hétérogènes.
Panofsky appliquait ses thèses principalement à l’art ancien, notamment celui de la
Renaissance et de l’âge baroque – on se souvient, entre autres, de ses brillantes études
consacrées aux Bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin ou aux conclusions
philosophiques d’un sujet comme Hercule à la croisée des chemins. Mais on ne voit
pas pourquoi ses méthodes seraient incompatibles avec l’art contemporain. Le
Galerie Dukan / Paris, France / Leipzig, Deutschland formalisme qui triomphe au vingtième siècle n’est pas forcément allergique à
l’iconologie. Si la célèbre formule de Maurice Denis rappelle « qu’un tableau, avant
d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est
essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre
assemblées », il ne faut pas oublier que la forme et les raisons qui ont poussé un
artiste à opter pour celle-là plutôt que pour une autre, génèrent du contenu, qu’il soit
intellectuel ou émotionnel, chez celui qui regarde. De plus, et en dépit du non moins
célèbre « What you see is what you see » (ce que vous voyez est ce que vous voyez)
de Frank Stella, le premier réflexe de l’imagination humaine est de fuir les sentiers
trop autoritairement balisés pour pratiquer un hors-piste désobéissant. Quand on nous
dit précisément ce qu’il faut regarder, que nous reste-t’il à voir, sinon ce qu’une
vision analogique et poétique, directement connectée à l’inconscient, nous jette
facétieusement devant les yeux ? En somme, l’imagination (parfois galopante, voire
délirante) est absolument nécessaire à l’exercice interprétatif, où il s’agit parfois de se
perdre pour mieux s’y retrouver.
Comme une grande partie des productions de l’art actuel, les œuvres de Lionel
Scoccimaro dénotent, pour la plupart, une facture lisse due à l’emploi de résines et de
laques industrielles. Ce type de traitement, où la « psychologie formelle » de l’artiste
paraît au premier abord avoir laissé peu de traces, vise une certaine efficacité qui doit
conduire à une compréhension immédiate. S’agissant de Scoccimaro, on aurait
toutefois tort de s’en tenir à cette première impression, tant ses œuvres révèlent à
l’analyse une nature profondément polysémique.
Passons sur le premier niveau d’interprétation, où l’on aura toutefois inventorié des
représentations de vieilles dames, de crânes, de jeunes filles très légèrement vêtues,
d’architectures en morceaux de sucre… À un second niveau, et pour approcher encore
le travail de Scoccimaro d’une manière générique, on aura relevé que ses œuvres
touchent aux univers du surf, du custom, du skate-board, bref à une « contre-culture »
d’origine nord-américaine dont elles adoptent les codes visuels. L’artiste, ce n’est pas
un secret, est féru de moto et a longtemps surfé aux quatre coins du monde. Mais la
réception de ses œuvres bute fréquemment sur la simple référence à cette culture
jeune et fun, dans laquelle on ne voudrait voir que le versant « sea, sex and sun ». Et si
les commentaires plafonnent généralement à ce niveau de signification, c’est sans
doute parce que la contre-culture, en tant qu’interprétation quasi ésotérique de la
culture populaire, tient déjà par nature un double-langage qui fait une large place au
second degré. Profondément underground, souterraine par les détournements et la
lecture décalée qu’elle fait du monde, c’est une culture qui a ses propres codes,
parfaitement connus de ses aficionados ; tout comme les chrétiens du moyen-âge
maîtrisaient, serait-ce sur le mode de la tradition orale, les grandes lignes de la
Galerie Dukan / Paris, France / Leipzig, Deutschland Légende dorée de Jacques de Voragine. Toutefois, pour revenir aux œuvres de
Scoccimaro, on peut tout à fait voir au-delà de leurs immédiats référents, qu’elles
détournent, comme on va le voir, à des fins plus « universelles ».
La série des Custom Made consiste en huit culbutos – jouets enfantins qui, lestés d’un
poids, se balancent tout en tintinnabulant – dont l’artiste a épuré la forme jusqu’à ce
qu’elle épouse celle d’une quille de bowling. Agrandi à environ un mètre de hauteur,
chacun se réfère à une personnalité : Harmony Korine (cinéaste), Hulk Hogan
(catcheur et acteur), Evel Knievel (motard cascadeur), Arlen Ness (maître du custom
motocycliste), David Nuuhiwa (surfeur et designer de planches), Jerry Garcia
(guitariste du groupe rock Grateful Dead), Troy Lee (figure du custom de casques de
moto) et Russ Meyer (cinéaste très kinky). Chaque culbuto est customisé d’un
graphisme inspiré par l’histoire de celui auquel il se réfère. Les huit étoiles de métal
de la série My Own Private Hall of Fame font la lumière sur ces hommages
sculpturaux. Scoccimaro imagine ici son propre trottoir d’Hollywood Boulevard,
gravé du nom de ces huit « stars » de la contre-culture, à la destinée parfois tragique et
dont le travail a fortement compté pour lui. Sur le mode du portrait chinois, il nous
présente son panthéon, une sorte de Mont Parnasse, d’Olympe repeuplé par ses
propres « héros », où rien n’interdit de voir en Hulk Hogan une transposition de la
figure antique d’Hercule. Il ne serait pas non plus insensé d’envisager les culbutos
comme une permanence des représentations du dieu Priape, comme d’immenses sex
toys que les jeunes femmes de la série des Pin-ups (sortes de ménades modernes)
effleureraient de leur joli corps afin de stimuler leur libido (et, grâce à la
photographie, celle des autres). Pour rester sur cette note religieuse, mais sur un plan
moins païen (quoique), ces images me rappellent une scène vue, quelques années
auparavant, dans une église de Bucarest : alignées devant un des murs de la nef,
comme dans le dispositif pornographique des glory holes, des femmes animées d’une
dévotion extatique frottaient langoureusement les parties les plus intimes de leur corps
contre les icônes de saints grandeur nature. Les culbutos pourraient ainsi prétendre au
statut d’ex-voto – voire, pour certains d’entre eux, de stèles funéraires – dédiés à des
saints ou prophètes de la contre-culture, et picturalement personnalisés par une
pratique du custom qui réactualiserait l’héraldique médiévale.
Le pouvoir invocateur des images se lit également en filigranes dans la série des
Octodégénérés. Dans ces œuvres photographiques et vidéos, l’artiste fait rejouer à sa
grand-mère Lucette et à son frère jumeau Georges (tous deux octogénaires) des
photographies de famille montrant des enfants occupés à des jeux de leur âge. Ici, la
vieille dame tire malicieusement la langue, là elle pose en maillot de bain, ceinte
d’une bouée. Ailleurs, Georges trône sur une bicyclette bien trop petite ou joue au
ballon avec sa sœur. Le fond neutre du studio où ils posent instaure une distance qui
les isole au sein d’un espace intériorisé, mental. Délires de vieillards retombés en
Galerie Dukan / Paris, France / Leipzig, Deutschland enfance sous les coups de la maladie d’Alzheimer ? Désir de jeunisme ? À l’heure où
les dames d’un certain âge tentent par tous les moyens chirurgicaux de ressembler à la
dernière Lolita à la mode, que penser de ces octogénaires qui jouent à être des
bambins ? Mais ces images peuvent aussi être interprétées sur un mode moins
sociologique et plus intime, à savoir comme l’hommage affectueux d’un petit-fils à sa
grand-mère, motivé par le désir de figer le portrait de l’aïeule dans ce qu’elle a de plus
vivant : son éternelle jeunesse d’esprit. La série des Octodégénérés pourrait ainsi
constituer une vaine – mais très belle – tentative d’arrêter (voire de remonter) le cours
du temps et de conjurer les avancées inexorables de la mort.
Cette dernière surfe en effet discrètement sur l’horizon des œuvres de Scoccimaro.
Sous la forme d’un tas de morceaux de sucre de cinq mètres de diamètre, dont la
masse apparaît trouée ça et là de souterrains, Bikini évoque les installations militaires
américaines sur l’atoll éponyme, où se déroulèrent de nombreux essais atomiques. La
lueur de ces hivers nucléaires répétés sous des cieux tropicaux pourrait trouver un
lointain écho dans l’éclat froid et cristallin du sucre. Customized Bench est un banc de
bois gravé du nom de diverses marques (Van’s, Nitro…) et slogans (« F.U. » [Fuck
You], « Skateboarding is not a crime ») liés aux mondes du skate et du snow-board.
Ces empreintes signalent une absence et une disparition, comme si les logos des
vêtements des amateurs de planche à roulette, à force de s’user sur le banc, s’étaient
au fil du temps imprimés dans le bois. Juste devant, sur le sol, ne subsiste d’un skateur
que ses chaussures Van’s ainsi que ses chaussettes, comme s’il s’était étrangement
« évaporé ». Tout cela évoque irrésistiblement la sourde violence du souffle qui figea
en ombres les corps d’Hiroshima.
Et cette violence contenue se manifeste tout particulièrement dans Not so Zen Garden,
jardin zen agrandi, sur la plage de sable duquel gisent sagement vingt-deux galets de
résine laquée, dont un apparaît piercé ou clouté à la manière des ceintures des punks.
Cette œuvre évoque directement le Japon (où l’artiste a séjourné) dans ce qu’il a de
plus contrasté ; sa société codifiée à l’extrême, qui génère cependant, par une sorte de
retour du refoulé, les plus grandes excentricités (notamment vestimentaires et
sexuelles) ; et aussi sa culture, fondée sur la philosophie zen, mais où se fait parfois
subitement jour la violence la plus sauvage. Pour ce qui est de cette dernière, d’autres
œuvres l’évoquent encore sur le mode de la discrétion. Il n’y a qu’à songer aux crânes
chromés de Black Jarre n’ Silver Skulls, ou encore à la grappe de casques customisés
qui s’écoulent du palmier de Customized Palm Tree, pour saisir la manière dont
l’artiste parvient à insinuer un rituel aussi barbare que la décapitation dans des œuvres
d’une grande élégance formelle. Mais Scoccimaro exprime plus manifestement la
violence avec Performing Machine… chassée du Paradis, moteur Harley Davidson
d’une puissance de 1100 cc qui joua les deus ex machina dans son exposition à la VF
Galerie (Marseille) au printemps 2008. Crachant des flammes et faisant trembler tout
Galerie Dukan / Paris, France / Leipzig, Deutschland l’immeuble, le moteur aux chromes rutilants déchaînait les puissances infernales. On
l’a dit : la contre-culture est souterraine et chtonienne. Hadès et le Diable y règnent en
maîtres, et les flamings du custom lèchent la plante des pieds des damnés. Rien
d’étonnant, dès lors, à ce que Performing Machine rugisse sous la lumière rouge du
néon Little Bastard, nom que James Dean avait donné à la porsche 550 spyder qui le
tua, et qui jouit d’une réputation maléfique en raison de son implication répétée,
longtemps après la mort de l’acteur, dans des accidents de la route qui ont coûté la vie
à plusieurs personnes.
Ces quelques digressions et interprétations alambiquées nous ont conduit bien loin de
la légèreté sea, sex and sun. Mais elles étaient sans doute nécessaires pour saisir
combien l’œuvre de Lionel Scoccimaro, pour peu qu’on pousse un peu l’analyse,
révèle une face obscure qui prend très vite le pas sur les atours solaires. En effet, sous
le vernis pop des codes visuels et des anecdotes d’une contre-culture fun, l’artiste
injecte, l’air de rien, des affects humains universels qui dépassent largement l’horizon
du 21e siècle : violence, angoisse devant la mort, désir, mélancolie et romantisme
(voir, à ce propos, Surftrip, la série des photos de spots de surf, et la Mini Surfcar, qui
revivifient une époque bénie)… Tout cela se joue sous le sceau du contraste et de la
dualité, par le détournement de formes et de slogans, en faisant subrepticement passer,
sous une signification a priori légère, des sentiments soumis à ce qu’il faut bien
appeler « une certaine force de gravité ». Dans l’histoire de l’art, ce procédé porte un
nom : l’allégorie.
Richard Leydier est rédacteur à la revue artpress.
Galerie Dukan / Paris, France / Leipzig, Deutschland