À quoi pense la littérature de jeunesse

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À quoi pense la littérature de jeunesse
Actes du colloque Autour de l’adulte de demain : développer l’enfant
philosophe et critique par la littérature jeunesse dans la société du savoir
2-3 avril 2012
BAnQ – UQAM
À quoi pense la littérature de jeunesse ? Trois années d’ateliers de lecture philosophique
avec les mêmes élèves à l’école primaire française.
Edwige Chirouter
Maître de conférences, Université de Nantes, France
Notice biographique
Edwige Chirouter est maître de conférences en philosophie et Sciences de l’Éducation à
l’université de Nantes (CREN, France). Elle est expert auprès de l’UNESCO pour le
développement de la philosophie avec les enfants dans le monde. Sa thèse, À quoi pense la
littérature de jeunesse ?, portait sur les conditions de possibilité d’un apprentissage précoce
de la philosophie à partir de la lecture de récits (albums, contes, mythes, fables). Ses
recherches s’intéressent ainsi aux processus de médiation qu’instaure la littérature de jeunesse
pour penser l’existence et le monde. Elle est l’auteure de nombreux articles et ouvrages sur la
question, dont Aborder la philosophie à partir d’albums jeunesse, publié chez Hachette
Éducation en 2011.
Résumé
La communication présentera les conclusions principales de dix années de recherche sur le
lien entre philosophie avec les enfants et littérature de jeunesse et notamment celles de notre
thèse : À quoi pense la littérature de jeunesse ? Portée philosophique de la littérature et
pratiques à visée philosophique à l’école élémentaire (2008). Dans cette recherche, nous
avons suivi pendant trois années les mêmes élèves d’une école primaire française (de 8 à 11
ans). Nous y avons mené des ateliers de philosophie à partir de la lecture de récits (mise en
réseau d’albums, contes, mythes, fables). Nous examinerons ainsi précisément en quoi la
littérature - en mettant la problématique philosophique à « bonne distance », entre
l’expérience personnelle, trop chargée d’affect, et le concept trop abstrait - permet
effectivement à de très jeunes enfants d’entrer dans l’apprentissage de la pensée critique.
Introduction
Je vais vous présenter ici les principales conclusions de ma thèse, À quoi pense la littérature
de jeunesse ? Pour cette recherche, je suis intervenue trois années de suite dans la même école
et avec les mêmes élèves tout au long de leur cycle 3, à raison de 10 séances par an. Cela m’a
permis d’avoir un corpus sur un empan temporel long et d’analyser précisément comment les
enfants faisaient effectivement appel aux récits pour construire et développer leur réflexion
philosophique
Il n’y a pas d’âge pour se poser des questions philosophiques et, dès l’âge de trois ans, grâce
à l’expérience de « l’étonnement devant le monde », les enfants se posent des questions
insolubles et éternelles sur la vie, la mort, les relations humaines, la morale, le politique.
1
L’enfant, en tant qu’enfant, en tant que regard neuf, naïf (mais non innocent…), fait à chaque
pas cette expérience originelle. Le Petit Prince de Saint-Exupéry pourrait être la
représentation métaphorique idéale de ce « don » de l’enfance, de ce regard enfantin, toujours
neuf, jamais blasé, sur les mystères, les beautés, les horreurs de la vie et du monde. Il serait
par excellence celui qui, selon l’expression de Gilles Deleuze, fait « l’idiot » et pose la
question du pourquoi et de l’essence des choses en toute naïveté et intensité. Pour répondre à
ce questionnement enfantin, la pratique de « la philosophie avec les enfants », développée et
diffusée au XXe siècle grâce aux travaux du professeur américain M. Lipman, se développe
ainsi en Europe depuis une trentaine d'années. Ces pratiques répondent à des enjeux pluriels :
- Un premier enjeu existentiel et anthropologique, car elles permettent de reconnaître derrière
l’élève (même le plus en difficulté) un sujet digne d’écoute, de respect, de parole et de pensée.
C’est le psychanalyste J. Lévine qui a été l’initiateur en France des premières pratiques à
l’école maternelle. J. Lévine a souligné la profondeur métaphysique de certaines questions des
enfants et dénoncé l’attitude des adultes qui soit se renvoient la balle, soit repoussent à « plus
tard » le moment d’y répondre. C’est ainsi tout le regard sur l’enfant qui est bouleversé par la
mise en place de ces pratiques.
- Un second enjeu d’ordre politique, qui voit dans ces pratiques l’occasion de former dès le
plus jeune âge des citoyens éclairés, capables de jugement critique ainsi que de regards
lucides et réflexifs sur le monde, notamment un monde problématique.
- Un troisième enjeu pédagogique et didactique, puisqu’il s’agit aussi de démocratiser l’accès
à une discipline, réputée hermétique et élitiste, qui est réservée en France à la classe
Terminale des lycées Généraux et Technologiques (pas professionnels).
Mon hypothèse sur les conditions de possibilité d’un apprentissage précoce de la philosophie
était la suivante : on ne peut apprendre à philosopher sans textes, sans médiations culturelles
qui permettent la problématisation et la mise à distance de la notion travaillée. Les textes
classiques de philosophie étant trop ardus pour des élèves du primaire, c’est grâce à la
littérature que l’on peut peut-être leur permettre d’avancer dans cet apprentissage rigoureux.
Enjeux de la question : philosophie (avec les enfants) et littérature (de jeunesse)
La pratique de « la philosophie avec les enfants » se développe depuis une trentaine d'années.
Ce rapprochement avec la littérature de jeunesse est d’autant plus possible que, parallèlement
à ce développement de la philosophie avec les enfants, la littérature dite « de jeunesse »
semble aussi, depuis une vingtaine d’années, avoir pris de plus en plus en compte les
interrogations métaphysiques des enfants.
Littérature de jeunesse et représentations de l’enfant
Depuis les années 60, la société occidentale contemporaine, grâce aux apports de la
psychologie et de la psychanalyse, a reconnu aux jeunes enfants de plein droit le statut de
« sujet pensant » qui a besoin d’être guidé dans son cheminement existentiel et intellectuel. La
littérature dite « de jeunesse » est toujours un symptôme de la façon dont une époque se
représente le monde de l’enfance. Quand une société considère l’enfant comme un petit être
ignorant, dénué de raison, ou comme une petite chose innocente qu’il faut protéger du monde
et des préoccupations des adultes (et c’est cette vision de l’enfance qui a prévalu en Occident
jusqu’à une époque très récente), on ne peut effectivement que lui offrir des récits très
édulcorés, mièvres ou moralisateurs, sans aucune profondeur et subtilité littéraire ou
philosophique.
2
Or, le développement et la vulgarisation de la psychologie et de la psychanalyse depuis les
années 60 – en définissant l’enfant comme un « sujet-pensant » porteur d’angoisses et
d’interrogations existentielles – a permis à la fin du XXe siècle le développement d’une
nouvelle littérature ambitieuse qui aborde des sujets graves et profonds.
En 1976, par le succès de la Psychanalyse des contes de fées, Bruno Bettelheim a convaincu
beaucoup d’éducateurs que les enfants ont des préoccupations existentielles intenses et surtout
que, même très jeunes, ils sont capables d’interpréter inconsciemment le message latent des
contes pour dépasser leurs angoisses inconscientes et répondre à leurs questionnements
métaphysiques profonds.
C’est ce qu’exprime magnifiquement la fin de L’arbre sans fin de Claude Ponti (L’École des
Loisirs) : après la mort de sa grand-mère, la jeune Hipollène va entamer un long voyage
initiatique. De retour chez elle, après avoir accompli, par le pouvoir de la fiction, toutes les
étapes du travail de deuil et de construction de soi, elle retrouve Ortic, le monstre « dévoreur
d’enfants perdus ». Il bondit sur elle une dernière fois en hurlant : « Je n’ai pas peur de toi ! »,
mais elle peut désormais lui répondre : « Moi non plus, je n’ai plus peur de moi ! ». Cette
réplique surprenante terrasse aussitôt le monstre qui se transforme en « vieille salade
moisie »! Le monstre, c’était elle ! Il est l’incarnation de ses angoisses enfantines archaïques.
Mais Hipollène a grandi et ne se laisse plus accaparer par ses pulsions dévorantes. Grandir lui
aura permis ce cheminement et cette conquête.
Nous avons donc ici :
1) une illustration métaphorique de la thèse de Bettelheim sur la fonction des contes et des
personnages effrayants, incarnation de nos propres peurs ;
2) la démonstration, justement, de la finesse et de la subtilité de la création contemporaine :
rien d’édifiant ici dans le message délivré par Claude Ponti, mais bien une métaphore
implicite qui fait le pari de l’intelligence interprétative du très jeune lecteur.
Les enfants sont capables de lire autre chose que Martine ou Tchoupi ! Les enfants ont besoin
de grands récits pour se construire et sont capables d’interprétations complexes. C’est cette
leçon qui a été retenue du succès de Bettelheim et qui va permettre le développement d’une
véritable littérature de qualité à destination des plus jeunes.
Une littérature philosophique de jeunesse
Tout a depuis concouru pour permettre à ce genre, longtemps méprisé et considéré comme de
la paralittérature, de gagner ses lettres de noblesse éditoriales, universitaires, institutionnelles :
nouveau statut de l’enfant, développement de la recherche, ouverture de bibliothèques et de
librairies spécialisées, succès des grands salons (comme celui de Montreuil), succès des
ventes, intérêt de la critique et inscription officielle dans les programmes scolaires.
Aujourd’hui, des auteurs comme Tomi Ungerer ou Grégoire Solotaref offrent à leurs jeunes
lecteurs des récits ambitieux et subtils qui abordent, sans aucune moralisation ou mièvrerie,
des questions métaphysiques universelles. En plus de la publication de ces albums (souvent
magnifiques aussi sur le plan graphique), on voit apparaître depuis quelques années sur le
marché de l’édition jeunesse des « petits manuels de philosophie pour enfants » (nouveau
genre éditorial), dont les plus connus sont certainement les Goûters philo, édités par Milan.
Chez Nathan, on trouve la collection Philo z’enfant. Chez Gallimard, la philosophe M.
Revault d’Allonnes dirige la collection Chouette penser ! Une jeune maison d’édition, Les
Petits Platons, propose d’initier par le biais d’une fiction à la vie et la pensée des grands
philosophes (Kant, Rousseau, Socrate, Descartes, Ricœur, etc.).
3
La littérature de jeunesse est désormais un vrai continent littéraire peuplé d’œuvres
magnifiques qui abordent avec subtilité et intelligence de grandes questions métaphysiques.
Ainsi, tous les éducateurs qui souhaitent guider les enfants dans le difficile chemin de la
pensée et de la connaissance de soi ont aujourd’hui à leur disposition un vrai panel de riches
et belles histoires.
De plus, accompagnant et favorisant cette profusion d’ouvrages qui abordent avec intelligence
de grandes questions philosophiques, les programmes de littérature à l’école primaire en
France depuis 2002 insistent sur cette dimension anthropologique et métaphysique des œuvres
et incitent à des débats dits « réflexifs ».
Dès l’école maternelle, l’enfant peut réfléchir sur les enjeux de ce qu’on lui
lit lorsque le texte résiste à une interprétation immédiate, a fortiori au cycle
3. L’interprétation prend, le plus souvent, la forme d’un débat très libre dans
lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques,
moraux, philosophiques qui sont au cœur d’une ou plusieurs œuvre(s). (Une
culture littéraire à l’école, MEN, Eduscol, mars 2008. p. 2)
Ce lien entre débat interprétatif et débat philosophique est par exemple particulièrement
remarquable à la lecture de l'album Remue ménage chez Madame K. de Wolf Erlbruch
(Milan). Cet album interroge les représentations du masculin et du féminin et pose
implicitement les questions de l’irrationalité de l’angoisse existentielle et de la liberté.
Madame K. est une « Emma Bovary » qui cherche le sens de son existence dans un quotidien
terne et vain. Elle va se prendre d’affection pour un petit oiseau et cet amour va lui donner la
force de s’émanciper et de changer de vie. À la fin de l’album, on la voit littéralement prendre
son envol. Qu’est-ce que ça signifie ? Que symbolise cet envol ? Qu’est-ce que l’auteur a
voulu dire ? Elle quitte Monsieur K. ? Elle devient libre ? Elle s’émancipe ? Elle devient
heureuse ? Elle se suicide ? Et en débattant sur ce mystère du texte, on aborde nécessairement
des questions éthiques et philosophiques : « Qu’est-ce que le bonheur ? », « Qu’est-ce que la
liberté ? », « Qu’est-ce que l’accomplissement de soi et une vie réussie ? ». Certains enfants
abordent donc même parfois la question de la mort et du suicide.
Dans une des parties de ma thèse, j’ai analysé les programmes de littérature pour le cycle 3
(enfants de 8 à 11 ans). Pour 60 % des œuvres, il est conseillé explicitement de mener des
débats réflexifs sur la portée philosophique des œuvres. Dans ma thèse, j’ai donc voulu
analyser la conjonction possible de ces deux phénomènes : développement de pratiques
philosophiques à l’école primaire et d’une littérature philosophique de jeunesse.
La littérature pour penser le monde et grandir
Pour le cadre théorique, je me suis appuyée essentiellement sur les théories de P. Ricœur et J.
S. Bruner qui définissent la littérature, le récit, comme « expérience de pensée ». Il s’agissait
donc de penser l’alliance profonde de l’enfance, de la littérature et de la philosophie.
Parce que l’enfance fonctionne intimement selon les modalités de la pensée magique, elle est
l’âge d’or de cette capacité proprement humaine à s’immerger corps et âme dans l’univers
fictionnel. « Ce consentement euphorique à la fiction » 1 (V. Jouve), parce qu’il est constitutif
de notre condition humaine, ne s’évanouit jamais complètement. Nous le retrouvons, presque
intact, chaque fois que nous (re)faisons l’expérience initiatique de la rencontre littéraire, à
chaque fois que nous sommes pris dans et par un récit. À chaque lecture intense, c’est l’enfant
1
JOUVE, Vincent. La lecture. Paris, Hachette, 1993, p. 87
4
en nous qui se réveille. Comme l’écrit magnifiquement V. Jouve, « la lecture est d’abord une
revanche de l’enfance » 2.
Mais la fiction littéraire n’est pas seulement de l’ordre de l’imaginaire (une « évasion ») : elle
dispose d’une fonction référentielle qui nous renvoie à notre expérience du réel et qui peut
même nous dévoiler des dimensions insoupçonnées de la réalité. Comme l’a souligné P.
Ricœur, tout comme le discours philosophique, plus conceptuel, argumentatif et rationnel, le
récit nous permet d’interroger le réel et de le penser. Parce qu’il représente la possibilité
démultipliée d’expériences exemplaires et signifiantes sur la ou les vérité(s) du monde, il
constitue un espace autonome de pensée. La littérature constitue à ce titre une expérience
authentique, singulière et universelle à la fois, par laquelle les lecteurs vont pouvoir
appréhender le réel. Elle est ainsi comme un immense laboratoire où les hommes peuvent
modeler, dessiner, redessiner à l’infini les situations, les dilemmes, les problèmes qui les
travaillent. Dégagée des contraintes du réel empirique, des lois de la physique, et même des
lois de la morale, la fiction me permet de vivre par procuration ce que le réel, seul, ne me
permettra jamais de vivre : je peux commettre un crime et expérimenter par procuration les
tourments du remord, je peux devenir invisible (tel Gygès) et expérimenter les limites du
Bien et du Mal (si j’étais à la place de Gygès…). Ainsi comme le dit P. Ricœur « Les
expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont
aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal » 3. Et pour l’enfant, dont la
capacité d’abstraction est en cours d’élaboration, les histoires jouent un rôle de médiation
nécessaire, qui donne forme à des problématiques éthiques ou existentielles. Elles permettent
pour lui aussi d’expérimenter des mondes possibles.
Le récit instaure aussi les problématiques dans une « bonne distance » (Chirouter) par rapport
à l’expérience quotidienne et facilite par là le développement d’une pensée plus conceptuelle.
Il n’y a pas de véritable œuvre littéraire qui ne soit aussi une pensée sur le monde et
l’existence. Ainsi dès l’école primaire, le travail sur cette dimension fondamentale des œuvres
peut amorcer, dans le même temps, un apprentissage de la pensée philosophique. Il y a bien
une conjonction nécessaire entre les deux disciplines. Ainsi, pour éviter l’approche
techniciste, l’enseignement de la littérature doit retrouver la raison d’être même des récits :
pourquoi y a-t-il de la littérature ? Parce que les hommes ont besoin de dire le monde et de le
penser. Pourquoi avons-nous besoin de nous raconter des histoires ? (Bruner, 2002) Pour
donner forme et sens aux mystères du monde, à son inquiétante étrangeté. La littérature a la
même raison d’être que la philosophie : dire, configurer, comprendre, éclairer.
Mais même si les frontières entre philosophie et littérature sont difficiles à délimiter (un
aphorisme de R. Char – « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » – relève-t-il
plus de la poésie ou de la philosophie ? Où situer le Zarathoustra de Nietzsche ?), il est
cependant nécessaire de bien distinguer l’approche littéraire et l’approche philosophique : la
première se fonde à la fois sur un travail de la langue, du style et sur la pluralité des
interprétations possibles. Elle s’intéresse d’abord au texte, à sa structure, à son inscription
dans une histoire, dans un genre, à ses significations et à ses effets esthétiques. La pensée du
texte est indissociable de l’expérience d’écriture et de la forme à travers laquelle l’écrivain a
choisi de la livrer. C’est la construction de cette approche spécifique du texte et la mise en
perspective avec d’autres œuvres que vise en priorité l’enseignement de la littérature à l’école.
2
JOUVE, Vincent. Ibid., p.86
3
RICOEUR Paul. Soi-même comme un autre. Paris, Seuil, 1990, p. 194
5
La deuxième approche, philosophique, est autrement spécifique et donne un éclairage du texte
qui est nécessaire pour permettre au lecteur non seulement de s’approprier l’œuvre dans toute
sa richesse, mais surtout d’en saisir sa finalité ultime. Une œuvre n’existe pas essentiellement
pour s’inscrire dans l’histoire d’un genre, ni même pour modifier le rapport à la langue (une
expérience purement formelle ou technique serait finalement vaine), mais elle existe parce
que l’auteur, à travers la métaphore fictionnelle, nous livre une parole. L’approche
philosophique du texte est non seulement complémentaire de l’approche strictement littéraire,
mais elle est absolument nécessaire pour mettre en lumière la raison d’être profonde du récit.
C’est ce qu’énonce clairement T. Todorov dans son plaidoyer pour un enseignement de la
littérature, qui met en avant le sens et les finalités heuristiques des œuvres :
La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies
royales conduisant à l’accomplissement de chacun. Le chemin dans lequel
est engagé aujourd’hui l’enseignement littéraire, qui tourne le dos à cet
horizon (« cette semaine on a étudié la métonymie, la semaine prochaine on
passe à la personnification »), risque, lui, de nous conduire dans une impasse
– sans parler de ce qu’il pourra difficilement aboutir à un amour de la
littérature. (2007, p. 25)
Et la complémentarité des deux approches est réciproque. Il ne doit donc pas y avoir de
hiérarchie ou de rapports de subordination entre ces deux disciplines. Si l’enseignement de la
littérature nécessite cette approche philosophique, l’enseignement de la philosophie nécessite
aussi ce recours à la sensibilité et à la bonne distance du texte littéraire pour redonner de
l’âme et de la vivacité à son discours. La philosophie a aussi comme finalité ultime de
bouleverser le sujet et de l’aider à vivre. Dans ce cadre, l’approche philosophique se nourrit
du texte littéraire, le respecte profondément en préservant son irréductibilité et la pluralité de
ses significations, mais pour ensuite prendre ses distances et se situer finalement sur le terrain
abstrait des concepts. Elle vise à dépasser les particularités des expériences singulières et les
ambiguïtés du langage pour tendre vers un certain rapport à la vérité, à l’objectivité et
l’universalité.
Toutes mes recherches se basent sur la démonstration que le continent de la littérature dite
« de jeunesse » contemporaine n’échappe pas (ou plus) à cette définition de la littérature
comme « expérience de pensée » et que les enfants sont tout à fait capables de saisir la portée
philosophique des œuvres.
Trois années d’ateliers de philosophie à partir de la lecture de récits
Le cœur de mon analyse dans ma thèse fut donc de montrer comment, au cycle 3 de l’école
élémentaire, l’appel fait à la littérarité d’une œuvre de littérature de jeunesse permet aux
élèves de commencer à penser philosophiquement une notion, comment le débat sur
l’implicite du texte permet d’amorcer et de construire une réflexion de type philosophique.
Pour la méthodologie il s’agissait essentiellement d’une recherche-action, puisque je suis
intervenue trois années de suite avec les mêmes élèves tout au long de leur cycle 3, à raison de
10 séances par an. Toutes les séances ont été filmées, retranscrites et c’est essentiellement à
partir de ce corpus de trois années consécutives avec les mêmes élèves que j’ai tiré mes
conclusions principales et mes résultats.
Les séances de recherche-action reposaient toutes sur un dispositif de mise en
réseau d’albums sur une question philosophique décrite dans le manuel Aborder la
philosophie en classe à partir d’albums de jeunesse. J’ai donc pu, à partir de ce corpus,
analyser dans quelle mesure et à quelles conditions ces élèves avaient pu, peu à peu, et avec
l’étayage de l’enseignant, acquérir une lecture spécifiquement philosophique des œuvres et
6
comment ils amorçaient un apprentissage du « philosopher ». Les conclusions principales sont
les suivantes :
Les références littéraires aident à maintenir les exigences de pensée
Pour les exigences intellectuelles, je me suis basée essentiellement sur les compétences
décrites par M. Tozzi et qui caractérisent selon lui la réflexion philosophique : problématiser,
argumenter, conceptualiser. J’y ai ajouté l'investissement personnel, indispensable pour rendre
la discussion vivante et incarnée.
Par exemple, l’identification aux personnages permet l’investissement des élèves dans la
réflexion. Quand la rencontre, toujours aléatoire, a lieu, l’identification permet de
s’approprier la problématique philosophique. Elle permet d’en saisir intimement les enjeux.
La littérature permet alors aux élèves d’éprouver cette « nécessité intérieure » inhérente à
toute réflexion philosophique véritable.
La littérature facilite aussi la rigueur philosophique des échanges
Parce qu’elle a une valeur d’exemplarité, la littérature aide à l’argumentation et à la
problématisation. Les enfants n’ont aucune difficulté avec cette valeur d’exemplarité de la
littérature. Et s’ils saisissent pleinement la force de cette fonction référentielle, c’est sûrement
parce que, comme l’affirme Vincent Jouve, il existe une corrélation intime et profonde entre
le monde de l’enfance et les mondes de la fiction et l’imaginaire. Par exemple, les élèves
peuvent s’appuyer sur des références littéraires pour argumenter. Dans la classe de l’école G.
Philippe du Mans par exemple, Florian va s’aider de la figure de Peter Pan pour réfuter l’idée
que « c’est toujours bien de grandir » :
Florian
Y en aussi qui veulent pas grandir. Parce que…Comme Peter Pan, il veut pas grandir. Y
en a qui veulent pas grandir parce qu’ils disent qu’on prend trop de responsabilités quand
on est grand.
Cette représentation universelle de la peur de grandir lui permet de contre argumenter dans la
discussion. Elle a valeur d’objection. Le caractère imaginaire de l’exemple ne donne pas
moins de valeur à l’idée énoncée. La référence à cette figure emblématique, qui incarne un
désir constitutif de la condition humaine universelle, a valeur de vérité. Les réflexions de P.
Ricœur ou de J.S. Bruner sur la littérature comme expérience de vérité trouvent un écho
remarquable dans la façon dont les élèves s’appuient sur les références littéraires pour étayer
leur réflexion avec justesse et cohérence. La fiction, parce qu’elle pense et illustre certains
attributs du concept, permet d’amorcer chez de jeunes enfants un travail de conceptualisation.
Nous avons pu observer un certain nombre de fois, dans ces différents scripts, que le travail
sur l’implicite du texte permet aux élèves d’émettre des idées générales.
C’est particulièrement visible dans une séance sur « Grandir » à partir de l’album d’A.
Vaugelade, Laurent tout seul. Valentin, par exemple, dès le début de la séance, fait appel à
l’album pour en déduire spontanément une définition générale :
Valentin
Ben, en fait dans Laurent tout seul, euh, au début, il était, euh, dans la cuisine. Et puis
et après, euh, il a pas écouté sa maman. Il a dépassé la barrière et le châtaignier, et
après, il a fait un long voyage. Et moi, je pense que être grand on peut prendre ses
responsabilités.
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Son raisonnement part de l’exemple fictionnel pour déterminer un attribut du concept (être
grand, c’est être responsable). Il part du cas de Laurent, personnage fictif, pour parvenir à
l’emploi du « on » qui marque bien ici un effort de conceptualisation.
La « bonne distance » de la littérature
Enfin, la « bonne distance » qu’instaure la littérature, entre l’expérience personnelle et le
concept, permet de faire le pont entre le trop général et l’intime. Elle permet cet aller-retour
fécond entre la fiction, le général et la réalité. Elle donne ainsi un sens profond à la réflexion
philosophique. La littérature permet alors de donner corps à un exercice intellectuel encore
perçu trop généralement comme impersonnel et déconnecté des vraies préoccupations
humaines. On le voit particulièrement bien dans la séance à partir de l’album Moi et Rien de
K. Crowther (CM1), sûrement parce que le thème abordé, la mort, nécessite plus que tout
autre cette mise à distance. Une intervention est particulièrement significative : celle où Eloïse
va allier le débat interprétatif sur la signification du personnage (« Rien » qui est l’ami
imaginaire que se construit la petite fille au début de l’album pour surmonter le deuil de sa
mère), une réflexion plus générale sur l’importance du souvenir dans le travail de deuil et
l’application de cette leçon à son expérience personnelle :
Eloïse
La mort des fois on peut revivre dans le cœur des autres. Parce que Rien… Rien c’est
peut-être le souvenir de sa maman. Elle imagine … comme moi mon hamster. C’est
tellement triste alors des fois j’imagine qu’il est là.
L’interprétation du texte (« Rien, c’est peut être le souvenir »), la généralisation (« des fois on
peut revivre ») et l’application à la vie personnelle (« comme moi mon hamster ») sont
articulées avec justesse dans cette seule intervention. Ici, ce que j’ai appelé la « bonne
distance » de la littérature permet effectivement au sujet de s’engager sur le terrain risqué
d’une réflexion sur le tragique de la condition humaine.
Autre exemple qui va me permettre de développer un autre concept qui est au cœur de mes
recherches, celui du « paravent du personnage ». On constate dans les séances menées dans
toutes les classes – mais c’est particulièrement visible dans les classes de l’enseignement
spécialisé, où l’effet de loupe est encore plus saisissant – que les élèves se servent de ce que
j’ai donc appelé le « paravent du personnage » pour s’engager authentiquement dans la
réflexion philosophique : « je ne parle pas de moi à la première personne, car je n’oserais
jamais m’abandonner si intimement devant mes camarades de classe – et les professeurs ! –
sur des sujets si intimes et profonds, mais je me ‘’sers’’ du personnage de l’histoire –
Robinson, Cyrano, Peter Pan, etc. – pour penser et m’approprier authentiquement et
publiquement ces grandes questions métaphysiques universelles, la solitude, l’amour, la peur
de grandir, la tragédie de la condition humaine ». Dans une séance sur l’amour dans une
classe de 4e SEGPA (Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté) du collège
Kennedy d’Allonnes (Sarthe, France), à partir d’une adaptation de Cyrano de Bergerac, un
des élèves passe de façon indifférente (et sans s’en rendre compte, à la manière d’un lapsus)
du personnage (ici Cyrano) à la première personne du singulier : « Cyrano il a pas raison
d’écrire à la place de Christian… Il est fou ! Il aime Roxanne et il aide Christian. C’est nul. Je
la laisse pas à un autre. Il est nul de faire ça. ».
La médiation culturelle l’aide ainsi dans cette prise de parole publique sur des sujets profonds.
Et cet espace de parole permet de gagner en estime de soi, car l’élève est reconnu dans et par
l’intuition scolaire comme un « sujet pensant » digne, rattaché à la condition humaine,
capable de prendre la parole et de penser ces questions. Il est un « interlocuteur valable ».
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Je n’affirme pas que la pratique de la philosophie avec les enfants n’est possible et légitime
qu’en prenant appui sur des supports littéraires – il existe d’autres dispositifs qui partent
essentiellement de l’expérience personnelle des élèves, de l’actualité ou d’autres supports
culturels – mais la littérature, par sa nature réflexive et son caractère universel, facilite avec
sensibilité et beauté l’apprentissage de la pensée critique. Elle donne sens aux problématiques
tout en permettant la rigueur de penser. Mais pour que les élèves s’approprient pleinement
cette dimension réflexive de la littérature, il faut qu’ils soient guidés par un étayage rigoureux
et bienveillant de l’enseignant.
En conclusion
Grâce au développement de la didactique de la littérature, et en particulier de la littérature dite
« de jeunesse », on comprend mieux maintenant comment de jeunes lecteurs entrent en
littérature. On repère ainsi différentes postures et étapes par lesquelles s’accomplit le
processus d’appropriation du texte. De la simple compréhension du sens manifeste à
l’identification au(x) personnage(s), aux projections fantasmatiques et à l’interprétation de
l’implicite, le (jeune) lecteur va se créer un « texte fantôme » (F. Demougin) qui est sa
lecture propre et unique de l’œuvre. Il y a une irréductibilité de l’expérience littéraire, dans le
sens où chacun construit singulièrement son rapport au texte. Le « texte fantôme », c’est la
rencontre et l’histoire propre que j’ai pu construire avec l’œuvre lue. Il y a autant de Madame
Bovary que de lectures de Madame Bovary.
En plus de toutes ces postures plus spécifiquement littéraires, il peut y avoir aussi de la part
du lecteur un moment où il se saisit de la pensée propre du texte pour nourrir, enrichir,
transformer sa propre vision et sa propre compréhension du monde. J’ai ainsi montré qu’il
existe aussi une « pensée fantôme » du texte, qui est le moment de la rencontre entre la
pensée du texte et la façon dont le lecteur s’approprie singulièrement cette pensée pour rendre
son existence et son monde plus intelligibles.
La littérature ne se limite pas au simple divertissement, c’est pourquoi elle dépasse largement
la notion de plaisir. On peut éprouver beaucoup de plaisir à lire un texte qui ne nous apportera
rien de plus que ce bon moment passé et qui sera vite oublié. Cette caractéristique n’est pas
propre à la littérature, mais à l’art en général. On pourrait faire la même analyse de la
musique, de la peinture, du cinéma. L’œuvre d’art, en l’occurrence l’œuvre littéraire, est
initiatique, elle est l’alchimie d’une rencontre aléatoire qui me permet de donner sens à mon
existence et sens au monde.
Pour beaucoup d’enfants, l’école est le seul lieu de rencontre possible avec ces œuvres, le seul
lieu où l’adulte les mènera en bateau, en bateau-livre (cf. à la célèbre illustration de Philippe
Corentin pour l’École des Loisirs), voyage qui l’amènera, avec intelligence et beauté, à se
découvrir soi-même et à s’ouvrir aux autres. La finalité même de l’authentique philosophie.
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Références bibliographiques
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