miroir, mon

Transcription

miroir, mon
a
P RÉLUDE
Mona Huerta & Alain Musset
Jean-Pierre Berthe
Pierre Monbeig
Guy Martinière
30 ANS !
M ONA H UERTA * & A LAIN M USSET **
L
e premier numéro des Cahiers des Amériques latines est sorti en 1968,
année fertile en événements divers1. Trente ans ! Six lustres ! Presque
un Katun et demi ! L’équipe actuelle des CAL ne pouvait pas laisser passer cette date sans rien faire, surtout que le hasard, comme toujours malicieux,
avait décidé que l’anniversaire des Cahiers correspondrait avec le numéro 28 de
la nouvelle série : 28, comme le
28 rue Saint Guillaume, dont
l’immeuble en apparence austère
(photographie n° 1) abrite une
ruche bourdonnante où, dans la
fièvre, l’angoisse et l’exaltation, le
service des éditions s’active, les
ordinateurs crépitent, le thé fume,
le téléphone sonne, l’imprimante
laser crache en continu de longs
flots de papier (photographie
n° 2)… C’est pourquoi ce numéro
des CAL ne ressemble pas à ceux
qui l’ont précédé : ni tout à fait le
même, ni tout à fait un autre, il
s’inscrit dans une longue durée
chère à Fernand Braudel, mais
cherche aussi à explorer de nouvelles pistes, à lancer de nouvelles
formules.
Notre maquette de couverture
est la vitrine de ces changements.
En effet, elle conserve l’orange
éclatant que connaissent bien tous
les fidèles abonnés de la revue,
PHOTOGRAPHIE N°1 : L’IHEAL. LE BATIMENT DE L’IHEAL,
AU 28 RUE SAINT GUILLAUME, A ÉTÉ INAUGURÉ EN 1956
PAR M. R ENÉ C OTY , PRÉSIDENT DE LA R ÉPUBLIQUE
(CLICHÉ : A. MUSSET).
* Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine (CREDAL-CNRS-Université de la
Sorbonne nouvelle-Paris III).
** Université de Paris X-Nanterre. Institut universitaire de France, CREDAL.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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PRÉLUDE
MONA HUERTA
&
ALAIN MUSSET
ce qui leur permettra de conserver le fier alignement des numéros qu’ils ont thésaurisés depuis les débuts de la deuxième série, lancée en 1985. Dans le même
temps, la mise en page de la Première de couverture, partagée en deux, rappelle la maquette de la première série, composée de trente numéros publiés entre
1968 et 1984. Afin de faciliter la gestion interne des Cahiers, mais aussi de
mieux répondre aux attentes des auteurs et des lecteurs, nous avons décidé de
simplifier notre formule : les rubriques Frontières et Dialogue disparaissent ; le
Dossier formera désormais le premier volet de la revue et sera suivi d’une partie ouverte à des contributions libres, dont les thèmes ne seront pas nécessairement reliés entre eux ; enfin, l’Information scientifique sera développée et
approfondie, afin d’offrir aux lecteurs un véritable instrument de travail, comme nous avons commencé à le faire grâce aux rubriques Méthodes, Lectures et
Institutions. Il ne s’agit pourtant pas d’une nouvelle série : cette réforme s’inscrit dans la continuité des travaux réalisés depuis 1968 et 1985. C’est pourquoi
nous avons demandé à Jean-Pierre Berthe, premier rédacteur en chef de la
revue, d’évoquer pour nous l’origine des Cahiers. De la même manière, nous
présentons ici les éditoriaux des numéros 1 de chaque série, signés l’un par
Pierre Monbeig, et l’autre par Guy Martinière. Sans vouloir faire de cette introduction un panégyrique, l’équipe actuelle des CAL, et en particulier son nouveau rédacteur en chef (véritable bizuth en la matière), entend ainsi remercier
tous ceux qui ont contribué à faire des Cahiers une revue internationalement
reconnue dans le domaine des sciences sociales.
Ce numéro anniversaire se veut exceptionnel à plusieurs titres, puisqu’il ne
répond même pas aux nouvelles normes que nous nous sommes fixées !
Soucieux d’éviter le côté fastidieux des cérémonies commémoratives, nous
avons choisi d’aborder des thèmes jusqu’alors peu traités dans la revue (la bande dessinée, par exemple), de multiplier les clins d’œil, de donner un petit air
de fête à tous nos articles, sans pour autant renoncer au sérieux de la démarche
scientifique, à la rigueur des méthodes d’analyse ou à la gravité des sujets traités. Avons-nous réussi ? À cette seule pensée, le démon perfide de l’angoisse
nous étreint et nous laboure les entrailles. Au moins pourrons-nous dire que nous
avons fait tout notre possible pour donner à nos lecteurs l’envie de poursuivre
leur lecture, en espérant que les anciens ne seront pas déçus et que nous aurons
su en attirer de nouveaux.
Pour la seconde fois depuis le début de la deuxième série des CAL, nous
publions un numéro double. Ce choix se justifie non seulement par le volume
de la publication imprimée, mais aussi parce qu’elle est accompagnée d’un
cédérom permettant aux possesseurs d’un ordinateur PC-multimedia de prolonger leur lecture, de l’approfondir et de l’enrichir grâce aux informations
contenues dans le support informatique : un index général des Cahiers depuis
leur fondation, un choix de cartes historiques illustrant l’article d’Emmanuel
Lézy sur la frontière France-Brésil, la reproduction des tableaux évoqués par
Alejo Carpentier dans sa conférence et, at last but not least, comme disent nos
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ANS
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amis anglais, la voix même du grand écrivain cubain, enregistrée en 1965 par
les techniciens de l’IHEAL. Il faut bien l’avouer : ce n’est pas sans émotion que
nous avons écouté pour la première fois cet enregistrement sauvé du temps et
de la poussière, et qui était sans doute destiné à s’effacer lentement dans un coin
sombre de l’Institut…
Le numéro en lui-même porte un titre général qui ne correspond pas au style habituel de la revue : France-Amérique latine : une histoire d’amour. Il a été choisi pour évoquer toute la fougue et l’ambiguïté des relations qui, depuis le XIXe
siècle, unissent la
France aux pays latino-américains. En
effet, c’est finalement grâce à
Napoléon III que le
concept d’Amérique
latine a été inventé,
afin d’opposer les
anciennes colonies
espagnoles au jeune
géant nord-américain. Or, tout
Français ayant séjourné au Mexique
sait que, le jour anniversaire de la bataille
de Puebla (le fameux PHOTOGRAPHIE N°2. : L’ÉQUIPE DES CAL EN PLEIN EFFORT, DANS SES LOCAUX DU
Cinco de Mayo, où les 28 RUE SAINT-GUILLAUME. DE GAUCHE À DROITE : ALAIN MUSSET, FRANÇOISE
troupes du général ROUJEAN, MONA HUERTA, & P’TIT LOUP, L’ÉTUDIANT VACATAIRE DU JOUR.
(CLICHÉ : M. DROULERS).
Zaragoza ont fait
reculer le corps expéditionnaire napoléonien), il sera reçu partout comme un
héros et un véritable ami : rien ne rapproche plus les peuples qu’une bonne défaite militaire. Depuis cette époque, la France et l’Amérique latine entretiennent
une liaison marquée par une fascination réciproque, mais aussi par une forte dose
d’incompréhension et de malentendus.
Pour mettre en pratique notre point de vue, ce numéro anniversaire se partage en trois grandes parties. La première, intitulée Miroir, mon beau miroir…,
évoque le problème de la perception des pays latino-américains par la société
française. La bande dessinée apparaît à cet égard comme un révélateur des
fantasmes projetés aussi bien par les auteurs que par leurs lecteurs sur des pays
trop souvent méconnus et réduits à une mauvaise caricature. Pourtant, cette image évolue avec le temps, et le portrait de l’Amérique latine s’affine, se précise,
grâce à des scénaristes et à des dessinateurs qui mettent en valeur l’originalité, la diversité et la complexité des cultures locales. Le Mexique a connu le
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PRÉLUDE
MONA HUERTA
&
ALAIN MUSSET
même traitement dans les médias français, comme le montre fort bien Bruno
Figueroa quand il analyse la place consacrée à son pays dans les journaux écrits
ou télévisés. Si la caricature est toujours présente, les événements du Chiapas
et la crise économique de 1995 ont donné une nouvelle dimension aux articles
ou aux reportages qui portent désormais sur l’un des trois pays membre
de l’ALENA. Le travail d’Emmanuel Lézy sur la plus longue frontière terrestre de
la France (celle qui sépare la Guyane et le Brésil), s’inscrit dans cette perspective. En effet, derrière les enjeux politiques et économiques d’une ligne de
démarcation impossible à faire respecter, se cache, pour reprendre une expression de l’auteur « une ligne de partage des mots », qui fait la part belle au
rêve et à l’imaginaire.
La deuxième partie de la revue (Comment peut-on être américaniste ?) laisse la parole à ceux qui ont fait et qui font toujours l’américanisme en France
et en Europe. En interrogeant deux monuments de la recherche française,
Claude Levi-Strauss et Frédéric Mauro, Laurent Vidal et Charles Illouz nous
permettent de mieux comprendre pourquoi et comment on décide un jour de
consacrer sa vie à l’étude d’un continent ou d’une aire culturelle. C’est tout un
pan de notre mémoire collective qui se révèle ainsi, grâce à l’itinéraire intellectuel
de deux hommes qui ont marqué de leur empreinte la recherche anthropologique et historique française. L’article de Jean-Michel Guittard et Mona Huerta
sur cent ans de thèses consacrées à l’Amérique latine ne fait que renforcer ce
point de vue. En passant du qualitatif au quantitatif, on constate à la fois la diversité et la cohérence d’un secteur de la recherche dont les racines sont souvent
plus profondes et plus anciennes que ce que l’on croit habituellement. Pourtant,
à l’heure de l’intégration européenne, on ne peut plus raisonner à la seule
échelle de la France. C’est pourquoi Mona Huerta présente ici un panorama complet des centres de recherche européens qui se sont spécialisés dans les études
latino-américaines.
D’un bord à l’autre de l’Océan nous permet de conclure en évoquant les
relations intellectuelles qui unissent la France au Nouveau Monde — parfois
même depuis l’époque coloniale, quand l’Amérique n’était pas encore qualifiée de latine. L’article de Jean-Marie Théodat est à cet égard particulièrement
révélateur : la frontière qui sépare aujourd’hui Haïti de la République dominicaine n’est en fait qu’une transposition de la frontière franco-espagnole des
Pyrénées. De part et d’autre de cette ligne fluctuante se sont bâties des sociétés créoles qui ont pris pour modèle celui d’une métropole lointaine, avant
de s’en détacher et de définir (parfois dans la douleur) leur propre identité. Mais
cet échec relatif n’a pas sonné le glas de la présence culturelle française sur le
continent, comme le montre Hugo Suppo quand il retrace l’histoire de la tournée Louis Jouvet en Amérique du Sud (1941-1945). Envoyé au Brésil par Vichy
afin de redorer le blason d’une Nation vaincue et humiliée, l’acteur sera finalement récupéré par les gaullistes et son action deviendra un modèle du genre pour l’administration des Affaires étrangères. C’est d’ailleurs en partie ce
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
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ANS
PRÉLUDE
!
que révèle Christian Girault, quand il décrit l’organisation actuelle de la coopération française avec les pays d’Amérique latine et des Caraïbes ! Le texte de
la conférence donnée en février 1965 à l’IHEAL par Alejo Carpentier conclut notre
dossier en ouvrant de nouveaux horizons. Ce géant de la littérature latinoaméricaine, qui s’exprimait parfaitement en français, met en valeur les liens qui,
depuis les années 1920, ont uni le mouvement surréaliste et les artistes latinoaméricains. Mais, comme toujours, l’influence intellectuelle et les apports
culturels ne sont pas à sens unique : si les artistes latino-américains ont puisé
une partie de leur inspiration dans le surréalisme, ils ont eux-mêmes contribué
à revitaliser les courants artistiques de la vieille Europe.
Une page est donc tournée. D’autres suivront encore - souhaitons qu’il y en
ait le plus possible ! Les Cahiers des Amériques latines seront toujours un lieu
d’échange entre les deux rives de l’Atlantique, car c’est à la fois la mission et
la raison d’être d’une revue qui fête aujourd’hui ses trente ans.
Note
1 Sauf erreur dans nos comptes, 1968 doit correspondre à une année 8-tecpatl
(couteau d’obsidienne) dans le calendrier aztèque…
8 - TÉCPATL (PEDERNAL)
1968
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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12 - TOCHTLI (CONEJO)
1998
13
b
À L’ORIGINE DES CAL
J EAN -P IERRE B ERTHE *
C
es notes ne constituent en aucune manière une histoire, même à
l’état d’ébauche, des Cahiers des Amériques latines : il y faudrait du
temps et des recherches que je ne puis ni ne veux entreprendre
dans les archives de l’IHEAL. Cependant, j’ai assumé de 1968 à 1982, la responsabilité partielle ou entière des CAL, du numéro 1 au numéro 25 et, de
cette période de travail, je puis porter témoignage.
Avant de se risquer dans l’aventure qu’est toujours le lancement d’une
revue, l’IHEAL avait publié diverses brochures. Quelques unes, multigraphiées
au Centre de documentation universitaire, reproduisaient des cours et conférences de J. Soustelle, P. Darmangeat, R. Ricard… Quant aux Cahiers de l’IHEAL,
publication à périodicité irrégulière, ils représentent, sauf erreur de ma part, huit
numéros à caractère thématique entre 1960 ( ?) et 1965. Il pourrait être utile
d’en publier une table complète, car les auteurs méritent que leurs articles ne
tombent pas dans l’oubli. En effet, Bataillon, Dorst, Reichlen, Aubert de la Rüe,
Sarrailh, Mollat, Minguet, Verlinden, Zavala, Max Sorre et Ozanam ne sont
pas les premiers venus1.
Le projet de publication d’une revue régulière, les Cahiers des Amériques
latines, correspondait à une ambition nouvelle, celle de fournir un moyen
d’expression à des chercheurs de plus en plus nombreux et actifs dans le domaine des sciences humaines. Le numéro 1 des CAL-Sciences de l’Homme correspond au premier semestre de l’année 1968 (janvier-juin). La date indiquée
pour le dépôt légal est celle du troisième trimestre 1968. Ce numéro a donc été
publié après la « tempête » universitaire et politique de mai-juin 1968. Il est probable qu’il a effectivement paru en septembre ou octobre de cette année. Le
numéro 2, correspondant à juillet-décembre 1968, a dû paraître au début de
l’année 1969 (dépôt légal : troisième trimestre 1969). Mais la préparation du
lancement avait commencé beaucoup plus tôt. En examinant mes agendas
de l’époque, j’y ai retrouvé quelques indications très sommaires qui permettent
du moins de fixer des repères chronologiques. Ainsi, je note, pour le 8 février
1966 : « vu Mme Rosenfeld au sujet des Cahiers des Amériques latines ». Or, j’avais
eu quelques jours auparavant, le 4 février, un entretien avec M. Monbeig, et c’est
* EHESS, Paris.
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PRÉLUDE
JEAN - PIERRE BERTHE
probablement ce jour-là qu’il me proposa de me charger de la rédaction des
Cahiers-Sciences de l’Homme.
Après les décisions de principe prises en 1966, on s’est mis à l’ouvrage en
1967. Au printemps de la même année (en mars et en juin), eurent lieu des
réunions de travail où participèrent Pierre Monbeig, Jacques Lafaye et
Olivier Dollfus. Au mois de juin 1967, j’étais déjà en train de corriger des articles
pour le premier cahier. Comment expliquer qu’il ait fallu plus de deux ans pour
sortir notre premier numéro ? Il est malaisé de donner une réponse claire et
simple à cette question, mais on peut avancer plusieurs raisons, et d’abord
notre inexpérience : la mienne était totale en matière de préparation de
maquettes, de typographie, de correction d’épreuves et de rapports avec
auteurs et imprimeurs. Pierre Monbeig avait trop à faire pour entrer dans de tels
détails : il avait sa chaire à la Sorbonne, la direction de l’Institut et de ses équipes
de recherche, et je crois bien qu’il était déjà directeur scientifique au CNRS. Mme
Rosenfeld, avec le titre de secrétaire général, administrait en fait l’institution de
la rue Saint Guillaume. C’était probablement elle qui avait assuré la publication
des Cahiers de l’IHEAL et des premiers volumes de la série des Travaux et mémoires.
Elle ne pouvait ajouter à ses responsabilités, déjà fort lourdes, l’administration
d’une revue.
Autre problème : le financement. L’IHEAL était un Institut d’université, hors
du cadre des facultés : il fallait donc négocier avec le rectorat. Le recteur Sarrailh,
fondateur de l’IHEAL, était évidemment favorable au projet des Cahiers, mais dans
la réalité quotidienne les décisions étaient prises par ses bureaux. M. Monbeig
avait par ailleurs prévu de faire appel à des collaborateurs techniciens du CNRS,
ce qui supposait un autre parcours bureaucratique. Les discussions portaient aussi sur d’autres problèmes, non dénués d’importance. M. Monbeig prévoyait
sous un titre unique, Cahiers des Amériques latines, deux séries de numéros :
Sciences de l’Homme, dont il m’avait chargé, et Art et Littérature, série confiée à
M. Paul Verdevoye. Je n’étais pas favorable à une telle structure, dont je craignais qu’elle ne provoque un véritable embrouillamini bibliographique. En
outre, je doutais que nous obtenions un financement suffisant. Mon avis ne
fut pas retenu et les deux séries furent lancées en même temps. M. Monbeig
avait voulu ménager le groupe de nos collègues hispanistes littéraires, qui assuraient une partie des enseignements de l’IHEAL. Mais l’avenir ne me donna
pas tort, car la publication de la série Art et Littérature ne dépassa pas le troisième
numéro, sans doute faute de crédits. Enfin, il est hautement probable que les
désordres de mai-juin 1968 — grèves d’abord universitaires, puis générales,
occupation des locaux de l’Institut par des groupes d’étudiants, paralysie administrative — suivis par les grandes vacances de juillet à septembre, ont retardé
la sortie du numéro 1.
La revue venait donc au monde dans une période d’agitation… Fâcheux auspices ! Lors de la reconstruction des universités parisiennes, au cours des années
1960, l’IHEAL faillit disparaître en tant qu’institution. Il fut alors, assez arbitrairement, rattaché à l’université de la Sorbonne nouvelle (Paris III), et rebaptisé,
de manière autoritaire (et non sans arrière-pensées) UER de langues et littéra16
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
PRÉLUDE
À L ’ ORIGINE DES CAL
tures latino-américaines (le libellé exact serait à vérifier). Ce qui était remis en
cause et apparemment condamné n’était autre que sa pluridisciplinarité en
sciences humaines, fondement et justification des Cahiers-Sciences de l’Homme.
Pendant des années, l’IHEAL, qui avait perdu son autonomie d’Institut d’université, dut livrer de véritables batailles au conseil de l’université de Paris III
pour défendre son budget et assurer la survie de ses publications et de sa bibliothèque. Le signataire de ces lignes, directeur adjoint de l’IHEAL à partir de 1971
et membre du conseil de l’université, garde de ces conflits un très mauvais souvenir. On rencontrait alors les mêmes problèmes pour obtenir, en faveur des
Cahiers, une aide du CNRS en personnel (sur ce point, l’imbrication des structures CNRS et université à l’IHEAL nous donnait quelques facilités), et en subventions, toujours difficiles à débloquer.
La survie des Cahiers, de 1968 à 1982, fut donc une longue série de difficultés
de toutes sortes. La préparation et la fabrication de la revue ont constitué un exercice permanent de bricolage. En la matière, j’ai été aidé essentiellement par
deux des membres du personnel de l’IHEAL : Thérèse Bouysse-Cassagne et
Ramón Safon, qui ont fait preuve de dévouement, de constance et d’abnégation. Je leur en garde la plus vive reconnaissance. C’est grâce à eux que les 25
numéros publiés sous ma responsabilité ont
pu paraître, et si un jour on veut
écrire dans le détail
l’histoire des
Cahiers, il faudra
faire appel à leur
témoignage
(photographie n° 3).
Une analyse du
contenu
de
la revue reste
en dehors
du cadre de
cette note.
Comme le
prouve
l’éditorial
signé de
Pierre
PHOTOGRAPHIE N° 3. LES ANCIENS DES CAL PILE & FACE. DE GAUCHE À DROITE : ALICIA MUR SIN, M o n b e i g
DE DOS THÉRESE BOUYSSE-CASSAGNE, DE FACE, RAMON SAFON
qui o u v r e
le cahier numéro 1, il s’agissait non seulement de donner un moyen d’expression
aux recherches sur l’Amérique latine qui se multipliaient en France dans tous les
domaines depuis 1950, mais aussi de dépasser le cadre plus ancien de l’américanisme issu de la tradition du XIXe siècle. Nous nous sommes efforcés de publier
des travaux relevant de l’histoire, de la géographie, de la sociologie,
de l’anthropologie… Je ne crois pas avoir « privilégié » l’histoire, mais une
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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PRÉLUDE
JEAN - PIERRE BERTHE
statistique des matières traitées n’a pas encore été faite : les résultats pourraient nuancer mon propos ! J’ai conscience d’avoir essayé d’offrir à nos lecteurs
des sommaires variés, et à de jeunes chercheurs la possibilité de publier leurs
premiers essais.
À partir de 1982, je cessai d’exercer les fonctions de directeur de l’IHEAL (auxquelles j’avais été élu en 1977), et il me parut logique de laisser en d’autres mains
la responsabilité de la rédaction des Cahiers. Après une période de transition qui
correspond aux numéros 26, 27-28 et 29-30, pour l’année 1982-1984, une
nouvelle formule a été adoptée, qui en est aujourd’hui à son numéro 28-29. Il
y a donc trente ans que les Cahiers paraissent : je tire quelque fierté d’avoir
appartenu à l’équipe qui a lancé le navire et d’avoir tenu la barre pendant quatorze ans, contre vents et marées. À cette même nef, et à l’équipage qui prend
la relève, je souhaite bon vent !
Note
1 L’index proposé dans notre cédérom prend aussi en compte les Cahiers de
l’IHEAL (note de la rédaction).
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
ÉDITORIAL DU NUMÉRO 1
PREMIERE SÉRIE (JANVIER-JUIN 1968)
P IERRE M ONBEIG *
J
adis l’Amérique latine, sa littérature et sa production artistique, ses sociétés et ses économies, n’intéressaient qu’un petit nombre de pionniers. Nul
n’ignore que les temps ont changé. Les Latino-Américains puisent dans
la connaissance de leur passé et de leur présent, les raisons pour leurs espérances,
tandis qu’au travers de leurs œuvres littéraires et artistiques, ils affirment leurs
génies nationaux. Ailleurs, en Amérique du Nord comme dans les Démocraties
Populaires ou en Europe, la littérature et l’art des pays latino-américains ont
conquis droit de cité. Les vocations de chercheurs se multiplient qui, sans
méconnaître ce que la péninsule ibérique a apporté outre Atlantique, s’attachent
à l’Amérique latine pour elle-même.
Notre entreprise s’inscrit logiquement dans un tel courant de pensée.
Il manquait en France un périodique qui soit exclusivement consacré à
l’Amérique latine. Les Cahiers des Amériques latines veulent combler cette lacune. Ils accueilleront les collaborateurs de quelque horizon géographique ou intellectuel qu’ils viennent. Ils seront attentifs à publier, outre des articles de fond,
des mises au point, des informations sur les centres de recherches et leurs programmes, et des comptes rendus bibliographiques. Nos amis latino-américains pourront, s’ils en expriment le souhait, publier leur collaboration en espagnol ou en portugais.
Les Cahiers comprendront deux séries distinctes, dont chacune aura deux
numéros par an. L’une sera consacrée aux Sciences Humaines et s’attachera aux
problèmes politiques, économiques, démographiques et sociaux, tout comme
aux analyses géographiques ou aux études historiques qui contribuent à leur
compréhension. La seconde série accueillera les études littérairtes, linguistiques
et philologiques, ainsi que tout ce qui concerne les arts plastiques, théâtraux,
cinématographiques ou musicaux. Elle fera leur place aux écrivains, poètes ou
romanciers.
Nous voulons, on le voit, une revue scientifique mais vivante, reflet de
l’ardeur de tous ceux qui, par la naissance ou l’amitié, s’interrogent sur le
destin des Amériques latines.
*Pierre Monbeig (1908-1987), ancien directeur de l’IHEAL, fondateur des Cahiers des Amériques
latines.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
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ÉDITORIAL DU NUMÉRO 1
DEUXIÈME SÉRIE (PRINTEMPS 1985)
G UY M ARTINI È RE *
E
n 1968, Pierre Monbeig présentait le premier numéro de la nouvelle
revue Cahiers des Amériques latines en soulignant qu’une lacune venait
d’être comblée : il existait désormais en France un périodique exclusivement consacré à l’Amérique latine. De 1968 à 1984, trente numéros ont été
publiés. Les deux dernières livraisons ont été consacrées aux « États généraux
de la recherche et de l’enseignement sur l’Amérique latine en France » et à
« Bolivar ». On peut donc considérer qu’en France, le latino-américanisme a
pignon sur rue.
Il est de l’ordre naturel des choses de poursuivre une œuvre entreprise et de
l’adapter aux nouvelles conditions de travail des chercheurs comme aux besoins
d’un nouveau public. Aujourd’hui, dans notre pays, plus de 800 spécialistes en
Sciences de l’homme et de la société affirment leur intérêt pour une meilleure
connaissance de cette aire culturelle. Depuis 1954, près de 5 000 thèses et
mémoires ont été soutenus sur l’Amérique latine. Le temps n’est plus où une
pléiade de pionniers des universités françaises s’attachait à découvrir les leçons
du laboratoire latino-américain ; le temps n’est plus où leurs héritiers s’efforçaient
d’organiser les premières et véritables recherches. La coopération avec nos collègues latino-américains est à l’ordre du jour. L’animation d’une revue scientifique sur l’Amérique latine doit correspondre à ces nouveaux critères.
Le lecteur jugera sur pièce l’efficience de cette nouvelle série. Construite
autour de trois rubriques, Frontières, Dossier et Information scientifique et coopération, elle a pour ambition de mieux faire connaître les Amériques latines et de
montrer l’utilité des sciences sociales dans la recherche des réalités complexes
de tout un continent. Certes, le latino-américanisme est devenu plus qu’une
simple juxtaposition de disciplines, plus qu’une addition de ces mêmes disciplines. Il s’est développé — fortement — hors de France, en Europe — y compris dans les Pays socialistes, aux États-Unis, au Japon..., — alors que les chercheurs latino-américains ont dépassé les frontières de la latino-américanisation
des Sciences sociales. Entreprendre actuellement des recherches en Sciences
sociales avec nos collègues latino-américains signifie aussi ouvrir l’Amérique
latine aux enjeux technologiques et culturels d’un monde en pleine mutation.
Puissent à leur mesure, les Cahiers des Amériques latines refléter de telles
préoccupations et traduire concrètement, le message des latino-américanistes
français.
* Ancien rédacteur en chef des Cahiers des Amériques latines, professeur à l’université de La Rochelle.
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
MIROIR, MON
BEAU MIROIR …
Alain Musset
Bruno Figueroa
Emmanuel Lézy
c
DU SAN THEODOROS À MOSQUITO
L’AMÉRIQUE LATINE EN BULLES
A LAIN M USSET *
UNE AMÉRIQUE BADINE ?
D
epuis Napoléon III, la France rêve d’une Amérique latine aux yeux de
braise et aux lèvres de sang. Les nuits chaudes de la Havane, la moiteur étouffante des jungles amazoniennes, les pyramides aztèques,
plaquées d’or et jonchées de cœurs tout palpitants, hantent l’imaginaire de
maints aventuriers qui n’ont jamais quitté leur chambre d’adolescent. Au fond
de chaque Français, il y a souvent un Cortés ou un Zapata qui sommeille. La
chanson, le roman, le cinéma ont largement façonné l’image d’une Amérique
latine à la fois dolente et violente, pleine de bruit et de douceur, tour à tour lascive et démoniaque. Dans la mise en place de cet imaginaire latino-américain,
la bande dessinée joue un rôle important car elle forge et perpétue des clichés
qui, proposés à des regards d’enfants, nourrissent ensuite la mémoire des
adultes.
Mais il n’est pas question ici de faire le procès des « petits Mickeys » : bien
au contraire. Toute caricature est bonne à prendre, car elle en révèle autant sur
les préjugés de son auteur que sur le caractère de sa victime et sur les attentes
de ses lecteurs. Or, depuis le début du siècle, des dizaines d’albums ont été consacrés au monde latino américain. Dans la quête mystique de tout héros de bande dessinée, le pays des Incas est devenu aussi incontournable que la Chine de
Mao ou l’Afrique des hommes-léopards. Pourtant, malgré les apparences, les
représentations du monde latino-américain ne sont pas homogènes. En effet,
elles ont évolué avec le temps, même si le jeu complexe des rééditions tend à
masquer les étapes chronologiques d’une forme d’expression que seuls les
spécialistes considèrent comme un art à part entière. Entre le San Salvador
décrit par Tif et Tondu en 1950 et le Costa Verde de XIII (publié en 1992),
l’Amérique centrale a changé de visage : les archétypes banalisés d’un monde
encore mal connu ont laissé la place à des allusions claires au conflit qui a
déchiré le Nicaragua dans les années 1970-1980. Il faut en outre identifier le
* Université de Paris X, Institut universitaire de France, CREDAL
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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MIROIR, MON
BEAU MIROIR…
ALAIN MUSSET
© Casterman / Sokal
lecteur potentiel de l’album. Les productions destinées aux enfants ou aux
adolescents vont longtemps se limiter à répéter les mêmes schémas d’action,
les mêmes types de personnage, les mêmes paysages. En revanche, les ouvrages
conçus pour les adultes (de plus en plus nombreux à partir des années 1960)
vont s’attacher à décrire des pays et des situations qui ont été largement médiatisées par la presse (écrite ou parlée) et par la télévision. L’album, inoffensif en
apparence, devient alors un roman à clefs dont il faut décrypter le code si l’on
veut en comprendre le sens.
En évoquant l’Amérique latine vue par la bande dessinée (essentiellement
européenne, pour ne pas dire franco-belge !) je n’ai pas l’intention de faire un
travail d’érudition, qui serait à la fois long et fastidieux. J’ai plutôt envie de
convier le lecteur à un voyage immobile sur un bateau de papier dont la seule ambition est de faire des ronds dans l’eau.
FIGURE N° 1 : LA FORÊT AMAZONIENNE VUE PAR SOKAL DANS L’AMERZONE.
Il ne faut pourtant pas croire que ce voyage est inutile. La bande dessinée
est en effet un excellent support pédagogique, utilisable à tous les niveaux du
système éducatif, depuis la maternelle jusqu’à l’université. En outre, nombreux
sont les latino-américanistes qui, après avoir tété le lait spirituel d’Hergé et
d’Hugo Pratt, ont par la suite décidé de suivre les traces de Tintin au San
Theodoros ou celles de Corto Maltese à Mosquito. Si mes parents ne m’avaient
pas offert, vers l’âge de 14 ans, Le secret des Mayas de Bob Morane, je ne serais
peut-être pas devenu aujourd’hui un géographe spécialiste du Mexique et de
l’Amérique centrale… Au diable donc l’analyse quantitative et les droites de
régression ! La géographie que l’on aborde ici est largement imaginaire et,
quand on parle d’amour, on ne calcule pas.
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DU SAN THÉODOROS À MOSQUITO
: L ’ AMÉRIQUE
LATINE EN BULLES
MIROIR, MON
BEAU MIROIR…
« UN SOMBRERO SUR LE NEZ… »
La bande dessinée a largement répandu l’image du latino-américain oisif,
enveloppé dans son poncho multicolore et coiffé d’un sombrero à larges bords.
Le mélange des genres ne l’effraie pas : un tiers de mexicain, un tiers de bolivien, un tiers de brésilien et un bon tiers d’indien mal défini (tout dépend de
la grosseur des tiers), voilà qui a longtemps fait, aux yeux du lecteur mal renseigné, un Latino-Américain très honorable. Pourtant, même dans les bandes
dessinées les plus traditionnelles et les moins documentées, on peut déceler
l’ébauche d’une différenciation ethnique et sociale qui remet chacun à sa place et permet d’identifier les Bons et les Méchants, quelle que soit l’époque où
se déroule l’action.
Une « terre sauvage » ?
Les paysages latino-américains sont un mélange de quatre éléments de
base qui peuvent se combiner ou se succéder à l’intérieur d’un même album,
parfois au mépris de toute vraisemblance : la forêt, les marais, le désert,
la montagne1. L’Amazonie fascine et ses sombres étendues végétales, où l’homme se dissout dans l’inextricable fouillis des arbres géants et des marais putrides,
offre au dessinateur l’occasion de montrer son talent et de mettre en scène ses
fantasmes - tels ceux de Pichard dans Paulette en Amazonie ou de Manara dans
HP et Giuseppe Bergman. Tout voyageur désireux de s’enfoncer dans la jungle
doit affronter une nature hostile, dont la faune et la flore se liguent pour lui interdire le passage : « Il faut s’ouvrir un chemin à la machette, au milieu du bourdonnement incessant de myriades de mouches et de moustiques, sur un sol
spongieux, fangeux, grouillant de sangsues » (Marc Dacier : Les sept cités de
Cibola, p. 29). Tintin, l’un des premiers, a expérimenté cette fatale luxuriance
qui manque de coûter la vie à son jeune guide, Zorrino, happé par un gigantesque anaconda (Le temple du soleil, p. 36). La bande dessinée contribue donc
à diffuser l’image désormais classique de la forêt amazonienne perçue comme
un véritable « enfer vert » (figure n° 1). Harassé, à bout de force après plusieurs
jours de marche dans la jungle, le professeur Clairembart déclare ainsi à Bob
Morane, « le renacal, c’est la pestilence, l’enfer » (Le tigre des lagunes, p. 16).
Dans Terre sauvage, Sirius illustre toutes les difficultés rencontrées par l’expédition de Balboa pour traverser l’isthme de Panama et découvrir l’océan
Pacifique. Vue par la bande dessinée, la jungle du Darien n’a rien à envier aux
vastes étendues amazoniennes où sont allés se perdre tant de conquistadors
avides d’or et de gloire : « Flèches empoisonnées… Javelots empoisonnés…
Insectes au dard empoisonné… Eaux mortes où dorment les poisons des fièvres
mortelles… Beaucoup d’hommes glissèrent dans la mort, engloutis dans la
vase des lagunes ou digérés par des plantes voraces » (p. 30).
Au moins autant que la forêt vierge, le désert attire les scénaristes. Mais si
l’Amazonie est la matrice de toutes les forêts, c’est le Nord du Mexique qui sert
de modèle aux dessinateurs en quête d’horizons désertiques. Depuis Tintin
(L’oreille cassée), jusqu’à Archie Cash (Le déserteur de Toro Toro), en passant
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ALAIN MUSSET
© Dupuis / Tillieux
par Blondin et Cirage (Blondin et Cirage au Mexique), Gil Jourdan (L’enfer de
Xique Xique) ou Lucky Luke (Tortilla pour les Dalton), le désert n’est qu’une succession de sierras arides et de grandes plaines brûlées par le soleil, où ne poussent que de maigres buissons épineux, quelques nopales coriaces et de rares cactus cierges (figure n° 2). Le talent extraordinaire de Giraud permet cependant
au lieutenant Blueberry d’échapper à cette longue galerie de stéréotypes : ses
représentations du désert du Chihuahua comptent parmi les plus beaux tableaux
jamais produits par la bande dessinée. Quand l’action se déroule dans un décor
montagneux, ce sont les Andes qui servent de modèle - en théorie du moins,
puisque seuls des noms à consonance ibérique (Cerro el Condor dans Le fils de
l’Inca ou Nevado de Huascan dans L’abominable homme des Andes), permettent
de distinguer ces grands sommets américains de leurs homologues suisses ou
français. Encore une fois, c’est le Tintin du Temple du soleil qui donne le ton de
ces paysages insolites où l’on voit la neige et le froid régner sous un ciel tropical.
FIGURE N° 2 : DANS L’ENFER DE XIQUE-XIQUE, GIL JOURDAN DOIT AFFRONTER UN DÉSERT PARTICULIEREMENT
« QUI VAUT LE MEILLEUR BARBELÉ DU MONDE ».
HOSTILE,
Mais l’Amérique latine est aussi une région instable, sujette à de violentes
convulsions de l’écorce terrestre : les scénaristes sont là pour nous le rappeler.
Presque tous les personnages de bande dessinée, à un moment ou à un autre
de leur aventure, subissent l’épreuve d’un tremblement de terre ou d’une
éruption volcanique dont les conséquences sont dramatiques sur la population
locale. Le jeune Khéna est ainsi découvert par des Indiens dans le village péruvien de Popshopamac, dévasté par un séisme (L’héritier de l’Inca, p. 29). Dans
Tif et Tondu en Amérique centrale (1950), les deux héros sont en fâcheuse posture quand le volcan local se réveille : les secousses sismiques sèment la mort
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et la désolation, mais elles permettent au général Tif de se montrer généreux
en ordonnant à ses soldats de secourir les habitants de la ville ennemie, Santa
Ana. On voit alors les militaires des deux camps se prêter main forte pour transporter les blessés sur des brancards et secourir avec un bel enthousiasme leurs
adversaires de la veille (figure n° 3).
Cependant, cette vision idyllique (et peu vraisemblable) d’une communauté déchirée dont le malheur resserre les liens a fait son temps. Les auteurs
contemporains n’hésitent plus à dénoncer l’incurie des autorités locales qui ne
font rien pour prévenir la catastrophe et qui abandonnent à leur sort les populations sinistrées. Selon le représentant de Médecins du monde mis en scène dans
Le fils de l’Inca (les aventures de Jeannette Pointu, 1982, p. 32), le tremblement de terre qui a dévasté la région du Cerro Condor a détruit quinze villages et fait plus de 25 000 victimes. Cette catastrophe, loin de favoriser un grand
mouvement de solidarité, a permis la réussite d’un putsch militaire mené par
un colonel ambitieux. Comme le dit un brave prêtre à l’héroïne blessée au
cours du séisme, et qui vient de passer quinze jours dans le coma : « Le colonel Pérez a pris le pouvoir et n’a rien fait pour secourir les sinistrés. La population s’est révoltée. C’est la guerre civile ! ».
F IGURE N ° 3 : Q UAND LE VOLCAN SE
(TIF ET TONDU EN AMÉRIQUE CENTRALE).
RÉVEILLE , LA TERRE TREMBLE ET LES MAISONS S ’ ÉCROULENT
Des sociétés inégalitaires
Si un hasard malheureux est parfois à l’origine d’une guerre civile, les racines
du mal sont cependant plus profondes. Dans Pour Maria, de W. Vance et J.
Van Hamme, l’un des personnages, invité à une réception du dictateur local,
le général Ortiz, ne peut s’empêcher de s’exclamer, en contemplant le luxe
du palais présidentiel : « le faste de cet îlot de richesse isolé dans un océan de
pauvreté me fascine » (p. 25). Cynique et sans illusion, le même individu (un
agent double au service d’une grande compagnie minière nord-américaine)
précise que le Costa Verde est l’un des pays les plus pauvres du continent latino-américain, « ce qui n’est pas peu dire ». Très tôt, la bande dessinée a mis en
valeur le contraste opposant quelques riches propriétaires terriens à des peones
misérables : la pauvreté semblait alors se limiter à un monde rural archaïque,
tandis que la ville (moderne, forcément moderne) permettait à chacun de gravir tous les échelons de la société. Les petits paysans de Blondin et Cirage au
Mexique, enveloppés dans un poncho multicolore et coiffés du traditionnel
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ALAIN MUSSET
© Dupuis / Jijé
sombrero à larges bords, vivent chichement mais dignement, dans leurs maisons d’adobe aux murs couverts de chaux (figure n° 4). En revanche, dans
Le maître de la Sierra (1960), Jijé nous présente de malheureux peones maltraités par un hacendado arrogant, don Carlos Diaz de Castro. Parfois, quelques
détails de la vie quotidienne permettent de donner au récit une certaine authenticité. Dans El Zopilote, publié par Le journal de Spirou en 1962, on voit Jerry Spring
installé dans une petite maison des environs de Mendoza : en arrière-plan, la
mère de famille prépare des tortillas en pressant la pâte de maïs entre ses mains.
La pauvreté souvent abstraite
FIGURE N° 4
des
débuts fait cependant vite plaUN PAYSAN
ce à des considérations plus terre
MEXICAIN
TYPIQUE, VU
à terre, à des allusions plus préPAR JIJÉ DANS
cises, à des descriptions moins
BLONDIN ET
édulcorées2. La misère ne se limiCIRAGE AU
te
plus au monde rural mais se difMEXIQUE.
fuse au cœur des villes. Dans Tintin
et les Picaros, l’avion qui amène les
héros au San Theodoros passe au
dessus des quartiers centraux de
la capitale, visités par de nombreux
touristes, avant de longer la périphérie de la ville, formée de
baraques en planches et en tôle
ondulée, peuplées d’enfants en
haillons. Deux militaires casqués
et armés sont là pour montrer que
l’ordre règne à Tapiocapolis. À la
fin de l’ouvrage, les baraques sont
toujours là, les habitants sont toujours aussi misérables, mais les gardes ont
changé d’uniforme et sur les pancartes de la propagande officielle, on lit Viva
Alcazar, au lieu de Viva Tapioca. Les dernières scènes de La Veuve Noire se
déroulent aussi dans une favela sordide de Rio de Janeiro (ou d’une ville qui lui
ressemble), le quartier de Patrézalez. Comme le signale le chef de la police aux
amis de Natacha, qui vient de s’aventurer dans le dédale des taudis accrochés à
la colline : « C’est le plus dangereux bidonville du pays ! L’enfer ! » (p. 43).
Certaines bandes dessinées actuelles, en apparence destinées à un public
enfantin, sont de véritables pamphlets qui dénoncent ouvertement les inégalités sociales, les discriminations raciales et le régime policier des pays latino-américains. C’est en particulier le cas du Fils de l’Inca, de Wasterlain, où Jeannette
Pointu s’indigne de voir une petite fille d’origine indienne dormir sur le trottoir,
en face de son hôtel. Celle-ci est alors rapidement chassée par un des employés
de l’établissement. La même Jeannette Pointu, réfugiée dans une hacienda,
découvre ce qui signifie la grande propriété en Amérique latine. Dans une
page à la fois lumineuse et pédagogique, digne de figurer dans tous les manuels
d’économie ou de géographie, un homme de main de l’hacendado parcourt avec
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elle à cheval toute l’étendue du domaine et lui présente l’ensemble de ses
activités : « L’hacienda s’étend sur 500 000 hectares et comprend trois villages.
Nous avons 30 000 vaches, 10 000 moutons et 2 000 chevaux… Nous faisons aussi du maïs, un peu de café, de canne à sucre et d’agave. Ce n’est pas
la main-d’œuvre qui manque ! ». En effet, le personnel de l’hacienda se compose pour l’essentiel de paysans chassés de leur terre, ou de réfugiés venus du
pays voisin. Toute ressemblance avec une situation réelle ne serait en aucun cas
une coïncidence !
Des Indiens méprisés et marginalisés
© Éditions Vents d’Ouest
Mais l’Amérique latine n’oublie pas qu’elle est aussi indienne et que les
communautés indigènes, depuis le rio Grande jusqu’à la Terre de Feu, occupent
une place peu enviable dans des sociétés largement dominées par les populations d’origine européenne. Zorrino, le jeune marchand d’oranges qui va aider
Tintin à découvrir le temple du Soleil, est ainsi brutalisé par deux métis qui
veulent l’humilier. En lui venant en aide, celui-ci s’attire les bonnes grâces de
Huascar, un grand prêtre du soleil chargé de le surveiller depuis son arrivée
au Callao : « Je l’ai vu, de mes yeux vu, prendre tout seul la défense de cet
enfant, que brutalisaient deux de ces infâmes étrangers que nous haïssons »
(Le temple du soleil, p. 50). Les étrangers en question ne sont autres que des ladinos, considérés par les descendants des Incas comme les héritiers des conquistadores. Depuis Tintin, l’Indien est donc en général présenté comme la victime
d’un système politique et social hérité de l’époque coloniale.
Dans cet ensemble, les Indiens d’Amazonie occupent une place à part. Tout
à tour présentés comme de terribles cannibales ou comme des sages soucieux
de vivre en harmonie avec Mère
FIGURE N° 5A
Nature, leur portrait peut donner
LES FÉROCES
le vertige aux ethnologues les
« VIJAROS »
3
moins aguerris . Pour Pellos, qui
VUS PAR
ne semble pas avoir lu Tristes troPELLOS
EN 1958.
piques, les sanguinaires « vijaros »
ont des allures de « petits nègres »
égarés sur les bords de l’Amazone
(Les Pieds Nickelés chez les réducteurs de tête). Aussi féroces que
naïfs, ils font de Ribouldingue le
chef de leur tribu et lui offrent à
manger un plat de choix : une
purée de gros vers blancs (figure
n° 5a). Dans un autre registre,
Nathalie la petite hôtesse (parodie de Natacha, hôtesse de l’air), met en scène les
redoutables réducteurs de biroutes, qui s’en prennent au malheureux fiancé de
la pulpeuse héroïne. Celle-ci intervient alors que l’objet du délit est déjà placé
sur le billot : « Arrêtez ! bande de sauvages ! Vous décapitez la culture occidentale ! » (p. 71).
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© Vaisseau d’Argent / Macedo
ALAIN MUSSET
FIGURE N° 5B : DANS BRASIL !, SERGIO MACEDO FAIT
(ICI, LE CHEF RAONI ACCOMPAGNÉ DE SES GUERRIERS).
UN PORTRAIT FIDÈLE DES INDIENS D’AMAZONIE
« Sauvage » (avec ses dérivés : « primitif » ou « barbare »), est un terme qui
revient régulièrement dans la bande dessinée, au premier ou au second degré,
pour identifier des Indiens coupés du monde et qui refusent les bienfaits de la
civilisation. Les hommes de la forêt sont cruels et sans pitié, comme le rappelle le capitaine monteguanayen qui vient de massacrer à la mitraillette une bonne dizaine de guerriers à demi nus, armés d’arcs et de flèches : « Ces parfaits
modèles du genre humain n’attaquent que des adversaires isolés ou trop faibles.
Tout autre idée mettra encore un siècle ou deux à pénétrer le cerveau de leurs
descendants » (Bernard Prince : Guérilla pour un fantôme, p. 39). Quant à ceux
qui ont déjà du plomb dans la cervelle, leur sort semble définitivement réglé…
Heureusement, cette vision pour le moins partielle et partiale des Indiens
d’Amazonie n’est pas partagée par tout le monde. Dès 1947, Hergé fait des
Arumbayas un peuple digne de respect (L’oreille cassée) même si, trente ans plus
tard, Tintin découvre avec horreur que les fiers guerriers de sa jeunesse, entrés
en contact avec la « civilisation », sont devenus des ivrognes invétérés (Tintin
et les Picaros). Pour Hugo Pratt, la férocité des Jivaros s’explique par leur désir
de maintenir éloignés de leurs terres les Blancs qui veulent les dépouiller : « Les
chercheurs d’or… et d’émeraudes… arrivent et ils tuent les Indiens… Ils nous
font faire la guerre les uns contre les autres, nous font un tas de promesses
qu’ils ne tiennent pas et nous obligent à nous cacher dans la jungle… Votre mort
arrêtera les Blancs pour quelque temps » (Corto Maltese : Têtes de champignons,
p. 24). Sergio Macedo va plus loin encore en peignant de manière réaliste la lutte
du très médiatique chef Raoni contre les grandes compagnies brésiliennes qui
veulent tracer une route à travers les terres du peuple kayapo-metuktire, dans
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le parc Xingu (Brasil !). Cette bande dessinée engagée met en scène tous les
acteurs d’un drame désormais bien connu : les Indiens, les technocrates de
Brasilia, les ouvriers du chantier, les hommes de main payés par les promoteurs
de l’opération et, bien sûr, les employés de la FUNAI qui se posent des questions sur le rôle ambigu que l’État leur fait jouer (figure n° 5b).
¡VIVA LA REVOLUCIÓN !
Les disparités économiques et les tensions sociales ne peuvent déboucher
que sur une révolution, étape incontournable de tout héros de bande dessinée
dans son périple latino-américain. Celle-ci se fait sur fond de guerre civile et de
conflits frontaliers, où l’on voit des États sous influence envoyer à la mort des
cohortes de combattants innocents afin de satisfaire l’ambition d’un dictateur
sans vergogne ou les appétits financiers de grandes compagnies multinationales.
Guerres inutiles et dictatures d’opérette ?
Les guerres qui déchirent l’Amérique latine sont souvent présentées au lecteur moyen comme l’expression d’une très grande frivolité, typique de l’immaturité politique des pays situés au sud du rio Grande. Le vieux concept « d’armée
mexicaine », où l’on trouve plus de colonels que d’hommes de troupe, fait
toujours recette. Comme le fait remarquer le colonel Diaz au général Alcazar,
qui veut nommer Tintin colonel : « Ne pensez-vous pas, mon général, qu’il vaudrait mieux le nommer caporal ?.. Nous n’en avons que quarante-neuf alors qu’il
y a déjà trois mille quatre cent quatre-vingt-sept colonels. » (L’Oreille cassée,
p. 22). À peine débarqués au Salvador, Tif et Tondu sont ainsi recrutés, l’un comme général, l’autre comme simple bidasse. Après le tremblement de terre qui
a rasé la ville de Santa Ana, alors que les soldats de San Salvador ont prêté
main forte à leurs anciens ennemis, les gouverneurs des deux provinces tombent dans les bras l’un de l’autre et l’on assiste à ce dialogue immortel : « Puisje me permettre de vous demander pourquoi nos deux villes sont toujours en
guerre ? - Le sais-je ? Peut-être par habitude. Oui, au fait, pourquoi ? C’est
stupide » (Tif et Tondu en Amérique centrale, p. 16). La catastrophe naturelle permet donc ici de résoudre un problème politique ardu, puisque les Salvadoriens
eux-mêmes ne savent pas pourquoi ils se battent entre eux depuis si longtemps… C’est la force de l’habitude !
Cependant, confronté à la même situation, Tintin n’est pas dupe des apparences. Pour Hergé, la guerre qui oppose le San Theodoros et le Nuevo Rico n’a
rien d’anecdotique. Les deux pays, manipulés par des compagnies étrangères
(la General American Oil et la Compagnie anglaise des pétroles sud-américains)
se battent pour assurer à leurs bailleurs de fonds le contrôle de riches terrains
pétrolifères - qui ne tiendront d’ailleurs pas leurs promesses. Cette guerre n’a
rien d’imaginaire, puisqu’elle fait référence au conflit meurtrier qui a opposé
la Bolivie et le Paraguay entre 1932 et 1935, dans la steppe semi-aride du
Gran Chaco (transformée en Gran Chapo dans L’Oreille cassée). Pour mieux
dénoncer ces interventions étrangères, Hugo Pratt a orienté la bande dessinée
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ALAIN MUSSET
© Casterman & Cong, SA
vers un réalisme poétique aux effets ravageurs. Dans La conga des Bananes,
Corto Maltese doit ainsi faire face à un complot organisé par les États-Unis
pour protéger les intérêts des compagnies bananières qui ont fait main basse
sur Mosquito. Confortablement installé à la terrasse d’un café, le marin voit
s’avancer une automitrailleuse et ne peut s’empêcher de dire, en tirant pensivement sur son cigarillo : « même des autos blindées pour défendre les bananes.
L’histoire devient sérieuse… » (figure n° 6).
FIGURE N° 6 : HUGO PRATT DÉNONCE AVEC HUMOUR LA POLITIQUE INTERVENTIONNISTE DES ÉTATS-UNIS EN
AMÉRIQUE CENTRALE (LA CONGA DES BANANES).
L’action de la Conga des bananes, qui se déroule vers 1913, évoque clairement le rôle des compagnies nord-américaines qui, au début du siècle, se sont
taillées de véritables empires en Amérique centrale. À plusieurs reprises, les
États-Unis ont occupé les ports bananiers du Honduras et du Costa Rica, sous
prétexte de venir en aide à leurs ressortissants menacés par des nationalistes
intransigeants, des « révolutionnaires » plus ou moins communistes ou tout
simplement par des ouvriers agricoles en grève. En 1924, l’entrée d’un bataillon
de Marines à Tegucigalpa provoqua un fort mouvement de contestation de la
part des intellectuels et des politiciens locaux. Ce n’est pas un hasard si ces
vieilles histoires reviennent au goût du jour dans les années 1970, quand Hugo
Pratt écrit son récit. C’est l’époque où, dans un continent de plus en plus marqué par l’affrontement Est-Ouest, la chute d’Allende et la « résistible ascension » du général Pinochet ont donné à la CIA toutes ses lettres de noblesse.
Pourtant, la manière la plus simple d’expliquer les querelles intestines et
les guerres civiles qui caractérisent les pays latino-américains est d’en faire porter la responsabilité à l’appétit de pouvoir d’un sombre dictateur4. Rares sont
les auteurs de bandes dessinées qui résistent au plaisir de brosser le portrait
d’un tyran typiquement sud-américain, caractérisé par ses moustaches noires,
ses uniformes d’opérette et ses lubies meurtrières. Dans L’Oreille cassée, Tintin
doit affronter le général Alcazar, qui vient de renverser un autre dictateur, le général Tapioca. Dans le dernier album d’Hergé, Tintin et les Picaros, l’infâme Tapioca
occupe à nouveau la tête du San Theodoros. Mégalomane, il a rebaptisé la capitale de son pays, Las Dopicos, pour lui donner son nom : Tapiocapolis.
En cela, il ne fait que s’inspirer du dictateur dominicain Rafael Trujillo
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FIGURE N° 7 :
LE COUSIN
ZANTAFIO,
© Dupuis / Franquin
DEVENU LE GÉNÉRAL
ZANTAS, HARANGUE
LE PEUPLE PALOMBIEN
POUR L’ENTRAINER
VERS LA GUERRE
(LE DICTATEUR
ET LE CHAMPIGNON)
(1891-1961) qui avait transformé l’ancienne Santo Domingo en Ciudad Trujillo.
Heureusement, grâce à l’intervention du jeune reporter, les guérilleros du général Alcazar chassent à leur tour le tyran et Tapiocapolis devient Alcazaropolis.
Spirou et Fantasio, quant à eux, empêchent le général Zantas, maître de la
Palombie, d’envahir le territoire de la république voisine de Guaracha
(Le Dictateur et le Champignon, 1956). Mais ici, l’image du dictateur est différente.
La parodie, féroce, fait de Zantas un pâle émule d’Hitler, dont il partage à la fois
les costumes, la gestuelle et l’attirail symbolique : l’aigle (changé en perroquet)
et la croix gammée (métamorphosée en cercle orné de trois flèches noires).
(figure n° 7).
Le temps des révolutions
Quand le petit peuple, pourtant présenté comme patient et fataliste, se
lasse de trop de misère et d’injustice, la révolution devient inévitable. La bande dessinée se fait largement l’écho des guerres civiles qui ont ensanglanté
tous les pays latino-américains depuis leur accession à l’indépendance. C’est au
Mexique que les scénaristes en mal de copie ont déniché l’archétype universel de la révolution, avec ses quelques éléments de base : le dictateur perfide,
les soldats « fédéraux » aux uniformes impeccables, le train tiré par une antique
locomotive à vapeur, le peón courageux mais débraillé, coiffé d’un large sombrero, le bandit d’honneur devenu malgré lui le chef des révoltés. Dans leur série
Les gringos, Jean-Michel Charlier et Victor de la Fuente ont fait de cette révolution idéalisée une véritable épopée rythmée par de glorieux faits d’armes et
de lâches trahisons. Les allusions historiques ne manquent pas et l’on assiste
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ALAIN MUSSET
© Dargaud Éditeur, par Greg
MIROIR, MON
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FIGURE N° 8 : UNE RÉVOLUTION TYPIQUEMENT LATINO-AMÉRICAINE, VUE PAR GREG (VIVA PAPA).
« en direct » à des événements qui ont marqué la mémoire collective du peuple
mexicain, comme la prise de Parral par les cavaliers de Pancho Villa, ou l’assassinat du président Madero par les hommes du général Huerta5.
Dès 1923, mais dans un registre plus ironique, les Pieds-Nickelés de Forton
avaient pris la place de Villa pour renverser le tyran Cabrades (clone mal défini de
Porfirio Díaz). Pourtant, dans un grand élan de sincérité, le brave Ribouldingue
n’hésitait pas à haranguer ses troupes au cri de « Mes amis et moi, on s’en
fiche de la Révolution mexicaine ! ». Dans Viva Papa, le père d’Achille Talon
devient à son tour le porte-drapeau d’une armée de rebelles qui veulent renverser le dictateur local, le général Ahuéadia (Viva Papa). Cette parodie de la
Révolution mexicaine accumule allégrement clichés et poncifs pour mieux les
détourner. Ainsi, les partisans de la Révolution entonnent en cœur la chanson
qui va devenir l’hymne des révoltés, El Moustachero, sur l’air mondialement
connu de la Cucaracha (figure n° 8) 6. Dans le même registre, Peter de Smet s’inspire d’une des principales icônes de la Révolution mexicaine pour créer le personnage de Zapapa, chef dérisoire d’une bande d’insurgés aussi velléitaires
qu’incompétents (Viva Zapapa).
Avec le temps, cependant, la bande dessinée devient adulte et le regard
qu’elle porte sur le monde latino-américain évolue. Les mouvements révolutionnaires, présentés au début du siècle comme une maladie endémique du
continent, perdent progressivement leur caractère « typique » et superficiel
pour s’ancrer dans la réalité sociologique de pays marqués par de profondes
inégalités sociales. Directement influencées par l’histoire immédiate, les aventures de XIII, le héros amnésique de W. Vance et J. Van Hamme, font référence au conflit meurtrier qui, dans les années 1980, a opposé sandinistes et somo34
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DU SAN THÉODOROS À MOSQUITO
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FIGURE N° 9 : UNE IMAGE ROMANTIQUE DES CANGACEIROS BRÉSILIENS (SAMBA AVEC TIR FIXE).
zistes au Nicaragua. Dans la petite république du Costa Verde, le général Ortiz
a renversé un président démocratiquement élu après un siècle et demi de dictature militaire, José Enrique de Los Santos. Comme le dit le propre fils du président assassiné par les militaires locaux, eux-mêmes soutenus par la CIA :
« Dans un pays comme celui-ci, quand on veut sincèrement le bien de son
peuple, on ne peut être que socialiste. Il fut donc socialiste » (Pour Maria, p. 31).
Ses partisans, les « santosistes » se sont réfugiés dans les montagnes impénétrables de l’intérieur et harcèlent continuellement les troupes du dictateur,
soutenu par les États-Unis. Paradoxe de l’histoire, ils ne réussiront à s’emparer
du pouvoir que grâce à l’appui financier d’une compagnie minière du Minnesota,
désireuse de s’approprier les gisements de zinc du pays, exceptionnellement
riches en germanium7.
Plus éloignée dans le temps, la révolte des cangaceiros du Nordeste brésilien occupe néanmoins une place importante dans la bande dessinée contemporaine. Dans Samba avec Tir Fixe, l’une des premières aventures de Corto
Maltese, Hugo Pratt brosse le portrait de quelques uns de ces insurgés qui ont
fait trembler les potentats locaux et le gouvernement central du Brésil au début
du siècle (figure n° 9). Le Tir Fixe d’Hugo Pratt ressemble beaucoup au plus
illustre des cangaceiros, Virgulino Ferreira da Silva, plus connu sous le nom de
Lampião : même traits émaciés, même regard ténébreux, et surtout même
tenue extravagante (cartouchières croisées sur la poitrine et large bicorne orné
d’amulettes). Vingt ans plus tard, Hugo Pratt récidive sur le même thème avec
une œuvre marquée par de nombreuses scènes oniriques, La Macumba du
gringo, où il retrace la mort de Corisco, qui fut le lieutenant et l’ami de Limpião.
Mais c’est peut-être à Hermann que l’on doit la plus belle œuvre consacrée à
l’épopée des cangaceiros : dans son album intitulé Caatinga, il allie virtuosité du
trait et intensité du récit pour mettre en image la lutte des petits paysans du
sertão contre les « colonels » tout puissants qui les exploitent et les humilient.
Pour ces parias de la société brésilienne, il n’y a pas d’autre choix que la
misère ou la mort.
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BEAU MIROIR…
© Éditions Glénat
ALAIN MUSSET
F IGURE N ° 10 : L A VALLÉE
LA MONTAGNE DE SANG.
DE
M EXICO
AVANT LA CONQUETE ESPAGNOLE , VUE PAR
M ITTON
DANS
QUAND L’AMÉRIQUE EN PERD SON LATIN
Même quand un pays latino-américain est clairement nommé et identifié,
la description qui en est faite correspond souvent peu à la réalité
(c’est le cas du Salvador hautement fantaisiste de Tif et Tondu, où l’on retrouve pourtant les deux principales villes du pays : San Salvador et Santa Ana). Cette
dérive s’accentue quand on pénètre dans des pays imaginaires comme le San
Theodoros, la Palombie ou l’Amerzone, même si l’utilisation d’un pseudonyme
permet aux auteurs de dénoncer des situations politiques, économiques et
sociales qui, elles, sont bien réelles. Mais la géographie politique de cette
Amérique latine de pacotille n’a rien à envier aux multiples avatars de populations indiennes mises à toutes les sauces et aux vertiges insondables d’une histoire pour le moins chahutée par des scénaristes sans vergogne !
Des dérapages incontrôlés
L’Amérique latine de la bande dessinée est essentiellement une Amérique
contemporaine. Pourtant, la mode actuelle de la bande dessinée historique,
dont l’éditeur Glénat est devenu le fer-de-lance, a permis d’orienter le regard
des lecteurs vers des périodes plus reculées de l’histoire américaine. Si l’époque
coloniale inspire peu les créateurs, les grandes civilisations préhispaniques font
en revanche rêver des lecteurs en quête d’idéal et de retour aux sources. En narrant les aventures de la jeune Mixtèque Malana Ome Xochitla, Mitton tente ainsi de reconstituer la vie quotidienne d’une civilisation qui s’est effondrée sous
les coups de boutoir des conquistadors (Quetzalcoatl). Son récit s’adresse cepen36
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© Éditiosn Vents d’Ouest
dant à un public averti, car la malheureuse Indienne doit subir bien des outrages
avant de se retrouver dans les geôles de l’évêque de Veracruz. Si la part du fantasme reste considérable, Mitton s’appuie sur une solide documentation pour
illustrer les aventures de son héroïne : dans La montagne de sang, il propose une
vue générale de la vallée de Mexico tout à fait crédible, où l’on peutapprécier
le tracé des lacs, la localisation des principales villes et l’organisation des chaussées qui relient Tenochtitlan à la terre ferme (figure n° 10). De telles préoccupations ne sont pourtant pas partagées par tous les auteurs de bande dessinée.
En effet, les civilisations précolombiennes sont un terrain de choix pour des scénaristes à l’imagination débridée, qui n’hésitent pas à faire des Incas ou des
Mayas les héritiers d’une science extra-terrestre (Cranach de Morganloup : Le voyageur des portes, Champakou). Même Hugo Pratt, fasciné par la magie, le vaudou et l’ésotérisme, cède aux sirènes de Mû, le continent mythique, et lance
à plusieurs reprises Corto Maltese à la poursuite de l’Atlantide sur les terres
mal connues de l’Amazonie et du Yucatan (Mû, Sous le signe du Capricorne).
Quand il s’agit de mettre en scène les Indiens d’aujourd’hui, les dérapages
ethnologiques sont tout aussi fréquents. Si les populations péruviennes bénéficient en général d’un traitement de faveur, grâce à des costumes traditionnels facilement identifiables, les
FIGURE N° 11
Indiens du Mexique paraissent
LE DIEU SOLEIL
moins bien lotis car, depuis qu’ils
DES INCAS, VU
PAR PELLOS
ont perdu leurs plumes, les dessi(LES PIEDS
nateurs semblent avoir du mal à
NICKELÉS
les identifier ! Bien malgré elle, la
AU PAYS DES
bande dessinée se fait donc
INCAS).
l’apôtre du métissage biologique
et culturel qui touche l’ensemble
des sociétés latino-américaines.
Mais ce métissage involontaire ne
se limite pas aux seules populations. Si l’on se réfère à tous les
vestiges archéologiques d’origine
inca, maya et même aztèque que
la bande dessinée a pu découvrir
sur les bords de l’Orénoque, du
rio Negro ou de l’Amazone, on
peut parler d’un véritable syncrétisme amazonien. Comme tant
d’autres (Bob Morane, Corto
Maltese, Marc Dacier…), c’est presque par hasard que la jeune Sophie, tombée au fond d’un cenote (figure n°12), découvre à la lueur d’une torche électrique les vestiges d’une cité maya qui fait irrésistiblement penser à la ville
d’Uxmal (Le tombeau des glyphes). De la même manière, l’Épervier bleu explore, dans la jungle d’un pays d’Amérique du Sud non-identifié, les ruines d’un
temple « pré-aztèque » dont l’architecture apparaît pour le moins fantaisiste,
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© Dupuis / Jidéhem
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FIGURE N° 12 : UNE CITÉ MAYA EN PLEINE AMAZONIE (SOPHIE, LE TOMBEAU DES GLYPHES).
même si certains colosses de pierre semblent vaguement inspirés des Atlantes
de Tula (La vallée interdite).
Mais le cauchemar des ethnologues se transforme parfois en rêve éveillé,
quand on apprend que certaines communautés indiennes ont échappé au
drame de la conquête espagnole : au fin fond de contrées inaccessibles, des
civilisations que l’on croyait à jamais disparues sont toujours vivantes. Le Temple
du soleil fixe à bien des égards les canons de cette découverte : au-delà des montagnes, au-delà des forêts, les derniers Incas, habillés comme sur les gravures
de Guaman Poma de Ayala, adorent encore le Dieu Soleil et exercent une
influence occulte sur l’ensemble de la population indienne : « L’Inca… L’Inca…
Il y aurait donc encore un Inca ?.. À notre époque ?.. C’est incroyable… »,
s’exclame Tintin. Ce à quoi Zorrino lui répond : « Blancs ignorer señor : toi
seul savoir maintenant… » (p. 22). Dans L’Empire du Soleil, le jeune reporter Marc
Dacier suit les traces de son glorieux aîné et découvre lui aussi que le sommet
du Nevado de Huascan est occupé par une poignée d’Incas irréductibles qui
résistent encore et toujours à l’envahisseur espagnol, dans une ville dont l’architecture rappelle vaguement celle de Machu-Picchu. Quelques temps plus tard,
c’est au cœur de la forêt amazonienne qu’il trouve une nouvelle cité peuplée
par des Incas (Les sept cités de Cibola). Les Pieds Nickelés à leur tour réussissent
à entrer par la ruse dans une ville inca « dont l’architecture était bien faite
pour étonner des Européens » (Au pays des Incas, p. 13). Pourtant, malgré les
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TABLEAU 1 : QUELQUES ÉTATS IMAGINAIRES D’AMÉRIQUE DU SUD
Pays
Capitale
Paysages
Amazonia
Amazonia Ciudad
“ amazoniens ”
Amerzone
Alvarezopolis
Caniguara
Bouzilla
Chichibango
Los Tamarindos
Coriscal
Maderos
Guaracha (Rep. de)
?
Spirou, Le dictateur et le champigon
Guaviare (Rep.de)
?
Les Anges d’acier, Sur la jungle des damnés
Macho-Fichu
Vlalagadou
Monteguana
Castillo Blanco
Nica-Rica
?
Nuevo Rico
Platopabo
Sanfacion
Source
Bob Morane, La terreur verte
Canardo, l’Amerzone
Les Pieds Nickelés chez les réducteurs de tête
Les Anges d’acier
Les Anges d’acier, Sur la jungle des damnés
Rona, L’or du Macho-Fichu
B. Prince, Guérilla pour un fantôme
Martin Milan, Les clochards de la jungle
Tintin, L'oreille cassée
Cd. Ombligo Nacional Achille Talon, Le trésor de Virgule
Palombie
Chiquito
Spirou, Le dictateur et le champigon
San Corazon
Toxtlan
Sophie, La tiare de Matlot Halatomatl
San Theodoros
Las Dopicos
Tierra Lorenzo
?
Autres milieux
Coronado
Ciudad del Mar
géographiques
El Parador
Huatulco1
?
J. Pointu, Le fils de l’Inca
Huatulco City
Juan Solo, Fils de flingue
Manador
?
B. Prince, La dynamitera
Massacara
Massacara
G. Jourdan, L'enfer de Xique Xique
Mantegua
Mantegua
Buck Danny, Alerte atomique
Monteguana
Ciudad Libertador
Pégrou
?
San Escudo
Bénita
J. Pointu, Le fils de l’Inca
Tapasambal
San Zunron
Achille Talon, Viva Papa
Toro Toro
San Juan
Varaiso
Varaiso
Tintin, L'oreille cassée
B. Prince, Guérilla pour un fantôme
B. Prince, Tonnerre sur Coronado
B. Prince, La dynamitera
Sammy, Les gorilles marquent un but
Archie Cash, Le déserteur de Toro Toro
Ric Hochet, Le disparu de l’enfer
1. Le Huatulco de Bess et Jodorowsky, dominé par un parti unique, le POR, a beaucoup de points communs avec le Mexique. Dans Les chiens du pouvoir, on peut même reconnaître la bibliothèque de la
UNAM, ornée des célèbres mosaïques de Juan 0’Gorman.
efforts méritoires du dessinateur, qui tente de donner un peu de couleur locale à son récit en en multipliant les images d’un Dieu Soleil franchement surréaliste
(figure n° 11), l’architecture de la ville imaginée par Pellos a aussi de quoi
étonner le plus novice des archéologues. Quant à Bob Morane, c’est la cité perdue des Mayas que lui révèlent ses amis lacandons, qu’il vient de délivrer du
joug d’un infâme tortionnaire (La cité des rêves).
Les dérives du continent
Pour des raisons « diplomatiques », de nombreux auteurs de bande dessinée ont préféré inventer le nom du pays visité par leur héros, plutôt que d’utiliser celui d’un État existant dont le gouvernement pourrait s’estimer offensé
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(souvent à juste titre !) et réclamer des comptes à l’éditeur. La géographie politique de l’Amérique latine est donc bouleversée par l’apparition d’une multitude de nouveaux États, plus ou moins imaginaires, qui s’intercalent tant bien
que mal entre les frontières officielles du continent (tableau 1 et 2) 8. La toponymie révèle bien des trésors cachés. Certains noms sont relativement transparents : la Palombie de Spirou (capitale Chiquito), fait irrésistiblement penser
à une Colombie déguisée, dotée d’une capitale d’inspiration équatorienne
(Quito). Le Nica-Rica de Martin Milan est un mélange de Nicaragua (transformé en Caniguara par les Pieds Nickelés) et de Costa-Rica. Le Managua des
Chevaliers du Ciel (Les anges noirs) et de Buck Danny (Zone interdite) est un simple
décalque du nom de la capitale du Nicaragua, alors que le Varaiso de Ric
Hochet, où les opposants à la dictature du président Zaroz disparaissent comme par enchantement (Le disparu de l’enfer), n’est qu’une contraction de
Valparaiso : Zaroz et Pinochet, même combat !
Le Mosquito visité par Corto Maltese n’existe pas, mais l’allusion à la Costa
de los Mosquitos, qui couvre le littoral atlantique du Honduras et du Nicaragua,
est évidente (La conga des bananes). Amazonia (Bob Morane) ou Amerzone
(Canardo) sont fondés sur une référence majeure : l’Amazonie. La capitale de
l’État d’Amazonia, Amazonia Ciudad, n’est d’ailleurs qu’une transposition littéraire
et graphique de Brasilia : cette ville nouvelle, ultramoderne, hérissée de buildings
de verre et d’acier, a été fondée au cœur d’une forêt impénétrable que les
courageux Amazoniens ont défriché à grands coups de bombes atomiques.
Le Port Ducal de Corto Maltese, dirigé par le président Chevalier (dont le nom
TABLEAU 2 : QUELQUES ÉTATS IMAGINAIRES D’AMÉRIQUE CENTRALE ET DES ANTILLES
Amérique
centrale
Pays
Capitale
Costa Verde
Puerto Pilar
Felicidad
Felicidad City
Managua
Managua
Managua
San Cristobal
Mosquito
Mosquito
San Barbasco
San Barbasco
San Martin
Inagua
Tumbaga
Tumbaga City
Zambara (Rep. de)
Antilles
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?
Guabana
Rio de la Bana
"ïle aux phénomènes"
Fort-Lundi
Source
XIII, Pour Maria
Bob Morane, Le secret des sept temples
Tanguy, Les anges noirs
Buck Danny, Zone interdite
C. Maltese, La Conga des Bananes
Bob Morane, La cité des rêves
Tanguy, Les anges noirs
Bob Morane, Guérilla à Tumbaga
Bob Morane, Guérilla à Tumbaga
Barelli et les agents secrets
Archie Cash, Le Canaval des zombies
Buck Danny, Alerte à Cap Kennedy
Inagua
Inagua
Kaiwoi
?
Port Ducal
Port Ducal
C. Maltese, Vaudou pour M. le Président
Benoît Brisefer, L'ïle de la désunion
Plata Costa
Plata Costa
Santa Margarita
Tabasco
Serado
Port-Serado
Sammy, El presidente
Condor, L'otage
Bob Morane, Panne sèche à Serado
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rappelle celui de François Duvalier, de sinistre mémoire) fait sans doute référence à Port-au-Prince et à Haïti. Grâce à Buck Danny et surtout à son fécond
scénariste, Jean-Michel Charlier, la petite île d’Inagua (qui appartient à l’archipel des Caicos), devient un État indépendant, doté d’un gouvernement particulièrement hostile à l’impérialisme américain (Alerte à Cap Kennedy). De la
même manière, la station balnéaire de Huatulco (Mexique) offre son nom au
pays qui a vu naître le sinistre et lumineux Juan Solo (Fils de flingue).
D’autres noms ne sont que des dérives linguistiques fondées sur des jeux
de sons ou sur des allitérations à consonance ibérique : Le Nuevo Rico de
Tintin évoque irrésistiblement, sur le plan homophonique, l’île de Puerto Rico,
et le Mantegua de Buck Danny semble être un mixage de Managua et de
Guatemala. Pour mieux stigmatiser les dérives de « l’amour-foot » qui enflamme les populations latino-américaines, Cauvin et Berck font quant à eux débarquer leurs héros au Pégrou (contraction de pègre et de Pérou), afin d’assurer
la protection des joueurs d’une équipe de football (Les gorilles marquent un
but). Maître incontesté du calembour et du jeux de mots, Greg ne résiste pas
au plaisir d’inventer des noms de pays particulièrement évocateurs. Le « t’as pas
cent balles » d’Achille Talon (capitale : « sans un rond ») illustre parfaitement la
détresse financière d’un pays dont la seule ressource est le jus de cactus (Viva
Papa !). Quant au Platopabo du Trésor de Virgule, son nom se passe de commentaire.
Localiser tous ces pays n’est pas une tâche facile, même si certains éléments permettent de les replacer dans leur contexte régional. Comme le signale à juste titre le testament de la tante Épidaymie, qui retrace les aventures de
son défunt mari dans les forêts du Platopabo : « Je ne te ferai pas l’injure, à toi
si forte en géographie, de te dire où c’est » (Le trésor de Virgule, p. 7). Souvent,
le scénariste signale que les héros prennent l’avion (ou le bateau) pour aller « en
Amérique centrale » ou « en Amérique du Sud ». Quand ils survolent ou traversent des États bien réels, avant d’atteindre le lieu de leurs exploits, on peut
deviner leur destination finale, au moins de manière approximative (pour se
rendre au Platopabo, Achille Talon doit passer par Brasilia). Parfois, le dessinateur
s’aventure à dessiner une carte, dont les contours permettent de préciser la localisation du pays concerné. La Planche 31 de Pour Maria, montre ainsi une carte de l’Amérique centrale placée derrière le chef des guérilleros. On constate
alors que le Costa Verde (dont le nom évoque plutôt le Costa Rica) pourrait bien
être le Nicaragua.
L’inénarrable Tillieux va même jusqu’à ouvrir son atlas pour mieux nous
faire connaître la république de Massacara, petit territoire contesté entre le
Brésil et la Guyane française9 : « pays pauvre et sec. Mines d’étain et de wolfram
à Mandacaru. Déserts de gypse et de sable blanc. Bande de forêt équatoriale
le long de la mer et de la Guyane, habitée par des Indiens chiriquis coupeurs
de têtes. Côtes désolées et impraticables à cause de plateaux à mezas, sorte
d’immenses tables séparées entre elles par des crevasses insondables » (L’enfer
de Xique Xique, p. 7). Quant à la jeune Sophie, qui a bien travaillé à
l’école, elle n’est pas désorientée quand on lui apprend qu’elle se trouve en
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Amérique du Sud, dans la république de San Corazon. Pour impressionner son
auditoire, elle n’a même pas besoin d’ouvrir son livre de classe : « Je connais :
c’était à mon programme de géo, l’année passée… San Corazon, république :
76 000 km2, 1 500 000 habitants de langue espagnole, capitale : Toxtlan,
principales ressources : bananes et caoutchouc… » (La tiare de Matlot Halatomatl,
p. 40). Cette géographie scolaire, pour être classique, n’en est pas moins efficace. Ainsi décrit, le San Corazon n’est pas invraisemblable et pourrait se glisser sans beaucoup de peine parmi les authentiques États latino-américains qui
lui ont servi de modèle.
Les thèmes qui sont ici à peine effleurés peuvent donner lieu à des études
plus approfondies, qui seraient riches en enseignements sur l’image de l’Amérique
latine en France et en Europe. Il y aurait tout un travail à faire sur la vie quotidienne des paysans, sur l’évolution des paysages urbains, sur la représentation
des disparités sociales ou sur la perception des conflits politiques… Cette analyse est d’autant plus intéressante que, pour la mener à bien, il faut prendre en
compte non seulement la structure du récit et l’élaboration du discours (explicite ou implicite), mais aussi la typologie du dessin, la création des codes graphiques et la mise en scène du décor et des personnages. Pourtant, si la bande dessinée peut et doit être un objet d’étude, il ne faut pas oublier sa vocation
première : elle est avant tout une machine à rêves dont les images (vraies ou
fausses, qu’importe ?) sont conçues pour nous donner l’envie d’aller découvrir
des temples perdus dans la forêt vierge ou de rejoindre des guérilleros en lutte contre un dictateur de papier.
Notes
1 Dans la conférence qu’il donne en février 1965 à l’IHEAL (cf. ce numéro des
CAL), Alejo Carpentier évoque lui aussi deux éléments de base qui marquent les
paysages latino-américains : la montagne (« c’est la montagne incroyable,
absolument incroyable, comme on ne la conçoit pas en Europe ») et la forêt
(« vous avez, en Amérique du Sud, des forêts, ce qu’on appelle la haute forêt,
c’est-à-dire des arbres de soixante mètres comme il n’en existe probablement
plus nulle part ».
2 Dans Le sauveur de la linea, Constant et Vandam brossent un tableau sans
concession des enfants de la rue qui, au volant de leurs fragiles carrioles, jouent
avec la mort en slalomant entre les voitures et les camions, sur la route de
Bogota. De manière particulièrement crue, Bess et Jodorowski évoquent quant
à eux la violence d’une société fondée sur la misère des pauvres, l’opulence des
gouvernants, la corruption des élites et le crime organisé (Juan Solo).
3 Le lecteur désireux de rectifier cette image pourra consulter avec profit le
dossier coordonné par Christian Gros (Amazonies indiennes, Amazonie
nouvelle ?), dans le numéro 23 des Cahiers des Amériques latines. La BD, vecteur
très populaire de diffusion culturelle, peut cependant faire œuvre pédagogique
et « politique ». La découverte de l’Amérique est à cet égard de plus en plus
représentée comme un « viol », perpétré contre une humanité innocente
(Altan, Manara, Harriet et Mata…).
4 Dans la bande dessinée contemporaine, ce rôle est de plus en plus attribué aux
barons de la drogue, qui modernisent l’image traditionnelle du potentat latinoaméricain (voir par exemple Le fils de l’inca, de Wasterlain, ou Zone interdite et
Tonnerre sur la cordillère, de Bergèse.
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5 Plus récemment, Marazano et Cassini ont mis en scène les prémisses de la
Révolution mexicaine dans Tequila Desperados, où l’on voit de pauvres peones
aux prises avec un lâche hacendado qui domine toute la région de Pinta Blanca.
6 Les Moustacheros de Greg, comme les Mostachosos de Vernes et Attanasio (La
terreur verte), font bien évidemment référence aux Barbudos de Fidel Castro.
7 La bande dessinée peut aussi opérer à visage découvert : c’est sous la forme
d’un reportage que Manfred Sommer relate la chute d’Anastasio « Tacho »
Somoza et la victoire finale des forces sandinistes sur la Garde nationale
nicaraguayenne, en 1979 (Somoza et Gomorrhe). À bien des égards, l’Amérique
latine devient le révélateur des clivages politiques européens. Dans HP et
Giuseppe Bergman, Manara envoie un ancien militant d’extrême gauche se
frotter aux réalités américaines. Hanté par le suicide de Maïakovski, il apprend
le sens et le cynisme de « l’Aventure », concept jusqu’à présent extrêmement
romantique. L’engagement politique, l’engouement pour les Indiens,
l’exotisme et l’érotisme ne sont évoqués que pour être rejetés : ce sont des
valeurs révolutionnaires prostituées pour tromper l’ennui « petit-bourgeois ».
8 Dans son Grand Atlas des pays imaginaires de la bande dessinée (1992,
Grenoble, Phœnix), J.-F. Douvry a répertorié 30 albums dont l’action se passe
en Amérique latine (le plus souvent, il s’agit de pays inventés par le scénariste).
9 Ce territoire imaginaire peut être mis en relation avec les véritables dérives
géographiques qui ont marqué l’histoire des relations frontalières entre le Brésil
et la Guyane française, comme nous le rappelle Emmanuel Lézy dans ce
numéro des CAL. Malo Louarn, dans L’or du Macho-Fichu, s’inscrit dans la
tradition de ces longs errements géopolitiques, puisque son Macho-Fichu
« enclave irrationnelle entre le Brésil et la Guyane » est devenu indépendant
« suite à une erreur de tracé d’un cartographe passablement éméché, qui par
amusement avait entouré au feutre une tache de cognac, lors du redécoupage
des frontières coloniales ».
BIBLIOGRAPHIE
La bibliographie présentée ici n’est pas exhaustive : elle se résume aux ouvrages que
j’ai utilisés pour écrire cet article (et qui font partie de ma bibliothèque personnelle). La classification proposée permettra au lecteur d’aller à l’essentiel dans sa
recherche, même si chaque album aborde une grande variété de thèmes, plus ou
moins approfondis. On trouvera entre parenthèses le lieu et l’époque où se
déroule l’action.
Peintures de mœurs
ALBUMS FLEURETTE, 1962, Sylvain et Sylvette : Caramba ! Un puma !, Fleurus
(Mexique, années 1960).
BERGESE, 1998, Buck Danny : Zone interdite, Dupuis (Managua, années 1990).
BERGESE, 1999, Buck Danny : Tonnerre sur la cordillère, Dupuis (Managua, années 1990).
BERCK et GOSCINNY, 1965, Strapontin chez les gauchos, Dargaud (Argentine,
années 1960).
BERCK et CAUVIN, 1980, Les gorilles marquent un but (dans : Chaud et froid pour les
gorilles, 1995), Dupuis (Pégrou, années 1920).
BESS et JODOROWSKY, 1995-1998, Juan Solo (trois titres parus : Fils de flingue, Les chiens
du pouvoir, La chair et la gale), Les Humanoïdes Associés (Huatulco, années 1990).
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MIROIR, MON
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ALAIN MUSSET
CONSTANT et VANDAM, 1995, Bitume : Le sauveur de la linea, Casterman (Colombie,
années 1990).
GIBRAT et LEGUILLIER, 1994, Médecins sans frontières : Mission au Guatemala, Bayard
Éditions (Guatemala, 1988).
GILLON, 1990, Les Léviathans : La dent de l’Alligator, Les Humanoïdes Associés,
(Brésil, 1990).
HERMAN et GREG, 1981 (réédition), Bernard Prince : La flamme verte du conquistador,
Le Lombard (Amérique du Sud, années 1970).
JIJÉ, 1982 (réédition), Blondin et Cirage au Mexique, Dupuis, (Mexique, années 1950).
MALO LOUARN, 1985, Rona : L’or du Macho-Fichu, Ouest-France (Macho-Fichu,
1985).
MANARA, 1994, Le déclic 3, Albin Michel (Brésil, années 1990).
MORRA et PARRAS, 1989, Les Inoxydables : Rio, Diamants, Vaudou, Dargaud (Brésil,
années 1920).
MORRIS et GOSCINNY, 1987, Tortilla pour les Dalton, Dupuis (Mexique, XIXe siècle).
PLESSIX et DIETER, 1992, Julien Boisvert : Jikuri, Delcourt (Mexique, années 1990).
PRATT Hugo, 1979, Corto Maltese : Vaudou pour Monsieur le Président (Corto toujours
un plus loin), Casterman (Port Ducal, vers 1913).
RENAUD et DUFAUX, 1998, Jessica Blandy : Cuba !, Dupuis (Cuba, années 1990).
SIRIUS, 1986 (réédition), L’épervier bleu : La Vallée perdue (territoires interdits), Dupuis
(Amérique du Sud, années 1950).
SOKAL, 1986, Canardo : L’Amerzone, Casterman (Amerzone, contemporain mais
intemporel).
SOMMER Manfred, 1984, Frank Cappa au Brésil, Les Humanoïdes Associés (Brésil,
années 1980).
STERNE, 1989, Adler : Muerte transit, Le Lombard (Mexique, années 1940).
WALTHÉRY, DUSART et VAN LINTHOUT, 1997, Natacha : La veuve noire, Marsu-productions (Amérique du Sud, années 1990).
WASTERLAIN, 1982, Jeannette Pointu : Le fils de l’Inca, Dupuis (San Escudo, années 1980).
Leçons d’histoire
ALTAN, 1985, Colombo, Casterman (Antilles, 1492).
DE ANGELIS et BRANDOLI, 1993, Cuba 42, Bagheera (Cuba, 1942).
GARRIGUE Alain, 1990, Alex Russac : Le destin perdu d’Argentino Diaz, Delcourt
(Argentine, 1935).
GHIGLIANO et TOMATIS, 1986, Solange, Casterman (Venezuela, 1905).
GIRAUD et CHARLIER, Blueberry (plusieurs titres, dont : Chihuahua Pearl, 1973,
L’homme qui valait 500 000 $, 1973, Ballade pour un cercueil, 1974), Dargaud
(Mexique, XIXe siècle).
HARRIET et MATA, 1988-1993, La sueur du Soleil (5 titres), Glénat (Amazonie et
Caraïbe, 1532-1594).
HUBINON et CHARLIER, 1968, Barbe Rouge : Le piège espagnol, Dargaud (Colombie,
XVIIIe siècle).
44
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
DU SAN THÉODOROS À MOSQUITO
: L ’ AMÉRIQUE
LATINE EN BULLES
MIROIR, MON
BEAU MIROIR…
HUBINON et CHARLIER, 1969, Barbe Rouge : La fin du faucon noir, Dargaud
(Colombie, XVIIIe siècle).
JANO, 1999, Les fabuleuses dérives de la Santa Sardinha, l’Écho des Savanes / Albin
Michel (Brésil, fin du XVe siècle).
JERONATON, 1979, Champakou, Les Humanoïdes Associés (Mexique, Yucatan,
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JIJÉ, 1983 (réédition), Jerry Spring : Le maître de la Sierra, Dupuis (Mexique, XIXe siècle).
JIJÉ, 1995 (réédition), Jerry Spring : El Zopilote (dans : Tout Jijé, 1961-1963), Dupuis
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LANDRAIN et MASSON, 1984, Noche triste, Bédescope (Mexique, 1520).
MANARA et PRATT, 1995, El gaucho, Casterman (Argentine, 1806).
MITTON, 1997-1998, Quetzalcoatl (trois titres), Glénat (Mexique, de la veille de la
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PRATT Hugo, 1979, Corto Maltese : La conga des bananes (Corto toujours un plus loin),
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PRATT Hugo, 1987, Tango, Casterman (Argentine, début XXe siècle).
SIRIUS, 1987 (réédition), Timour : Terre sauvage, Dupuis (Panama, 1513-1519).
L’Amérique, terre indienne
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(Mexique, années 1960).
CORIA et VERNES, 1989, Bob Morane : Le tigre des Lagunes, Le Lombard (Amazonie,
années 1980).
DOMINIQUE HE, 1984, Le testament du dieu Chac, Les Humanoïdes Associés
(Mexique, Yucatan, années 1980).
FORTON et VERNES, 1968, Bob Morane : Le secret des sept temples (Felicidad, années
1960).
GODARD, 1991 (réédition), Martin Milan : Les clochards de la jungle, Dargaud-Le
Vaisseau d’Argent (Nica-Rica, années 1960).
GOS, 1973, Khéna et le Scrameustache : L’héritier de l’Inca, Dupuis (Pérou-Bolivie,
années 1970).
GREG, 1977, Achille Talon : Le trésor de Virgule, Dargaud (Platopabo, années 1970).
HERGÉ, 1947, Tintin : L’oreille cassée, Casterman (San Theodoros, années 1940).
JAAP de BOOR et JOOP VAN LINDON, 1988, Nathalie la petite hôtesse, BDAdultes
(Amazonie, années 1980).
JIDÉHEM, 1973, Sophie : La tiare de Matlotl Halatomatl, Dupuis (San Corazon, années
1970).
JIDÉHEM, 1995, Sophie : Le tombeau des glyphes, Dupuis (Amazonie, années 1990).
MACEDO Sergio, 1989, Brasil !, Vaisseau d’Argent (Brésil, années 1980).
MANARA Milo, 1980, HP et Giuseppe Bergman, Casterman (Amazonie, années
1970).
MORA et DE LA FUENTE, 1986, Les Anges d’acier : Sur la jungle des damnés (Coriscal,
années 1920).
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
45
MIROIR, MON
BEAU MIROIR…
ALAIN MUSSET
PELLOS, 1958, Les Pieds Nickelés chez les réducteurs de tête, La Jeunesse joyeuse
(Caniguara, années 1950).
PRATT Hugo, 1979, Corto Maltese : Têtes de champignons (Corto toujours un plus
loin), Casterman (Venezuela, vers 1913).
VANDERSTEEN Willy (Paul GEERTS), 1998, Bob et Bobette : Le serpent à plumes, Éditions Standaard (Mexique, années 1990).
WALTHÉRY et GOS, 1971, Natacha hôtesse de l’air, Dupuis (Amazonie, années 1960).
Les cités perdues
CORIA et VERNES, 1993, Bob Morane : La cité des rêves, Le Lombard (San Barbasco,
années 1990).
GATY et CHARLIER, 1984, Barbe Rouge : L’or maudit de Huacapac, Novedi (MexiqueGuatemala, Yucatan et Peten, XVIIIe siècle).
GATY et CHARLIER, 1987, Barbe Rouge : La cité de la mort, Novedi (MexiqueGuatemala, Yucatan et Peten, XVIIIe siècle).
HERGÉ, 1949, Tintin : Le temple du soleil, Casterman (Pérou, années 1940).
PAAPE, E. et J.-M. CHARLIER, 1984 (réédition), Marc Dacier : L’abominable homme
des Andes, Dupuis (Pérou, années 1950-1960).
PAAPE, E. et J.-M. CHARLIER, 1984 (réédition), Marc Dacier : L’empire du soleil,
Dupuis (Pérou, années 1950-1960).
PAAPE, E. et J.-M. CHARLIER, 1984 (réédition), Marc Dacier : Les sept cités de Cibola,
Dupuis (Brésil, années 1950-1960).
PELLOS, 1958, Les Pieds Nickelés au pays des Incas, La Jeunesse joyeuse (Amazonie,
années 1950).
PRATT Hugo, 1989, Corto Maltese : Mû, Revue Corto n° 22 (Mexique, Yucatan,
début XXe siècle).
STERNE, 1997, Adler : La jungle rouge, Le Lombard (Équateur, 1950).
Dictatures et guérillas
AIDANS et GREG, 1992, Bernard Prince : La dynamitera, Éditions Blanco (Manador,
années 1990).
ATTANASIO et VERNES, 1989 (réédition), Bob Morane : La terreur verte, Claude
Lefrancq (Amazonia, années 1960).
AUCLAIR et MIGEAT, 1985, Le sang du flamboyant, Casterman (Martinique, années
1940).
AUTHEMAN et ROUSSEAU, 1984, Condor : L’otage, Dargaud (Santa Margarita,
années 1980).
BERCK et CAUVIN, 1974, El Presidente, Dupuis (Kaiwoi, années 1920).
DE MOOR Bob, 1964, Barelli et les agents secrets, Le Lombard (Guabana, années
1960).
FRANQUIN, 1956, Spirou : Le dictateur et le champignon, Dupuis (Palombie, années
1950).
HERGÉ, 1976, Tintin et les Picaros, Casterman (San Theodoros, années 1970).
46
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
DU SAN THÉODOROS À MOSQUITO
: L ’ AMÉRIQUE
LATINE EN BULLES
MIROIR, MON
BEAU MIROIR…
HERMAN et GREG, 1977 (réédition), Bernard Prince : Tonnerre sur Coronado, Le
Lombard (Coronado, années 1960).
HERMAN et GREG, 1978 (réédition), Bernard Prince : Guérilla pour un fantôme, Le
Lombard (Monteguana, années 1970).
HERMANN, 1997, Caatinga, Le Lombard (Brésil, années 1930).
HUBINON et CHARLIER, 1990 (réédition), Buck Danny : Alerte atomique, Dupuis
(Mantegua, années 1960).
JIJÉ et CHARLIER, 1968, Tanguy et Laverdure : Les anges noirs, Dargaud (Managua,
années 1960).
MALIK et BROUYÈRE, 1984 (réédition), Archie Cash : Le maître de l’épouvante, Dupuis
(Antilles, années 1970).
MALIK et BROUYÈRE, 1984, Archie Cash : Le carnaval des zombies, Dupuis (Antilles,
années 1970).
MORA et DE LA FUENTE, 1984, Les Anges d’acier, Dargaud (Chichibango, années
1920).
PRATT Hugo, 1979, Corto Maltese : Samba avec Tir Fixe (Sous le signe du Capricorne),
Casterman (Brésil, vers 1913).
PRATT Hugo, 1998, La macumba du gringo, Vertige Graphic (Brésil, 1940).
SOMMER Manfred, 1986, Somoza et Gomorrhe, Éditions Kesselring (Nicaragua,
1979).
STERNE, 1998, Adler : Les maudits, Le Lombard (Équateur, 1950).
SWOLFS Yves, 1988, Durango : Sierra sauvage, Dargaud (Mexique, XIXe siècle).
TIBET et A.P. DUCHATEAU, 1984, Ric Hochet : Le disparu de l’enfer, Le Lombard
(Varaiso, années 1980).
TILLIEUX, 1960, Gil Jourdan : L’enfer de Xique-Xique, Dupuis (Massacara, années
1950).
VANCE et VAN HAMME, 1992, XIII : Pour Maria, Dargaud (Costa Verde, années
1980).
VANCE et VAN HAMME, 1994, XIII : El cascador, Dargaud (Costa Verde, années
1980).
VANCE et VERNES, 1999 (réédition), Bob Morane : Panne sèche à Serado (dans L’intégrale, volume n°6 : Guérillas et pirates), Dargaud (Serado, années 1970).
Images de la Révolution
AUCLAIR et MIGEAT, 1985, Le sang du flamboyant, Casterman (Antilles, années
1970).
FRANQUIN, 1952, Spirou et les héritiers, Dupuis (Palombie, années 1950).
FRANQUIN, BATEM et YANN, 1990, Marsupilami : Baby Prinz, (Palombie, 1990).
DE LA FUENTE et CHARLIER, 1979, Les gringos : Viva la Revolución !, Fleurus (Mexique,
années 1910).
DE LA FUENTE et CHARLIER, 1980, Les gringos : Viva Villa !, Fleurus (Mexique, années 1910).
DE LA FUENTE, VIDAL et CHARLIER, 1992, Les gringos : Viva Adelita !, Alpen (Mexique,
années 1910).
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MIROIR, MON
BEAU MIROIR…
ALAIN MUSSET
DE LA FUENTE, VIDAL et CHARLIER, 1993, Les gringos : Viva Mexico !, Alpen (Mexique,
années 1910).
DE LA FUENTE, VIDAL et CHARLIER, 1995, Les gringos : Viva Nez Cassé !, Dargaud
(Mexique, années 1910).
DE SMET, Peter, 1990, Viva Zapapa : Révolution, Le Lombard (Mexique, années
1910).
GREG, 1978, Achille Talon : Viva Papa, Dargaud (Tapasambal, années 1970).
MALIK et BROUYÈRE, 1984 (réédition), Archie Cash : Le déserteur de Toro Toro,
Dupuis (Toro Toro, années 1970).
MALIK et BROUYÈRE, 1984 (réédition), Archie Cash : Un train d’enfer, Dupuis (Toro
Toro, années 1970).
MARAZANO et CASSINI, 1998, Tequila desperados : Tierras calientes, Soleil (Mexique,
1905).
PEYO (GARRAY et CULLIFORD), 1995, Benoît Brisefer : L’île de la désunion, Le Lombard
(Plata Costa, années 1990).
R ÉSUMÉ - R ESUMEN
Trop souvent considérée comme superficielle ou caricaturale, la bande dessinée
peut être à la fois un outil d’analyse et
un objet d’étude permettant de mieux
comprendre la perception et la représentation de l’Amérique latine dans
l’imaginaire français et européen. Sans
renoncer à sa vocation première (la
détente) elle incite ses lecteurs à réfléchir sur de grands problèmes contemporains (les dictatures miltaires, la
violence, la pauvreté, les luttes ethniques...).
48
Las historietas estan muy a menudo
consideradas como demasiado superficiales o caricaturescas. Sin embargo, pueden volver a ser una herramienta de analisis o un objeto de estudios, que permite
comprender mejor tanto la percepción
como la representación de América Latina
en el imaginario frances y europeo. Sin
dejar al lado su propósito inicial (la ilusión), es una manera muy pedagógica de
tratar grandes temas de actualidad (las
dictaduras militares, la violencia, la pobreza, las luchas étnicas...).
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
L’IMAGE DU MEXIQUE
DANS LES MÉDIAS FRANÇAIS
(1994-1997) :
PLUS D’INFORMATION,
MOINS DE CLICHÉS ?
B RUNO F IGUEROA *
Le Mexique est un pays rebelle face à toute classification en cours. Démocratie ou
dictature ? Développé ou en développement ? Raciste, ou fier de son métissage ?
L’année 1994 aura été la rencontre explosive de toutes ses contradictions.
Télérama (607 000 exemplaires), 16 août 1995.
J
usqu’où peut-on méconnaître une société étrangère, ou n’avoir que des
notions vagues et stéréotypées ? Une enquête publiée par le mensuel
Paris/Mexico en octobre 1993 est révélatrice de la profonde méconnaissance du Mexique et des Mexicains en France1. Sur sa position géographique,
les doutes apparaissent : 46 % des personnes interrogées situent le Mexique en
Amérique centrale, 31 % en Amérique du Sud, 13,3 % en Amérique du Nord
et 9,7 % n’ont pas d’opinion. Il n’est donc pas étonnant que, pour 11 % d’entre
eux, l’origine de la culture mexicaine soit inca. Certes, pour 86,6 % des Français,
le pays a été conquis par l’Espagne ; pour 82,2 %, il s’agit d’une république et
d’un pays en développement (77,7 %) dont la monnaie est le peso (48,8 %).
Le symbole représentant le mieux le Mexique est bien entendu la tequila
(52 %), mais le seul plat typique de la cuisine mexicaine évoqué est le chili con
carne (100 %), plat ignoré de la très grande majorité des Mexicains car d’origine texane. Pire encore, à la question « Citez une personne célèbre du
Mexique », 58,97 % n’ont pas su répondre et 16 % ont mentionné Speedy
González, sympathique souris tapageuse au grand chapeau inventée à
Hollywood…
Il est clair qu’une enquête inverse, menée sur les trottoirs de Mexico et
portant sur la France montrerait autant de clichés et d’ignorance. Alain Delon
* Ancien élève de l’Ecole nationale d’administration et diplomate de carrière, l’auteur a été conseiller
de presse à l’ambassade du Mexique en France entre 1994 et 1998. Il est seul responsable des opinions exprimées, à titre personnel, dans cet article.
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28/29 (49-67)
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MIROIR,
MON
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BRUNO FIGUEROA
et Mireille Mathieu, pour ne citer que deux Français célèbres, se trouveraient
en haut du palmarès. Cela montrerait déjà l’emprise des mass média (cinéma,
télévision, musique…), sur l’imaginaire des peuples. Mais il est vrai que la
construction culturelle d’une société autre que la sienne est très complexe,
puisqu’elle ne repose pas que sur les médias. L 'information acquise dans le
milieu familial et à l’école forme un premier bagage culturel, enrichi peu à peu
d’autres apports. Les livres de classe, notamment, véhiculent des images fortes,
permanentes, comme nous l’évoquerons plus loin.
Une part non négligeable de la fixation des images-symboles, nous avons
pu le percevoir personnellement, se transmet d’une génération à l’autre et
résiste à l’usure du temps, comme l’expression « une armée mexicaine », dont
l’origine se situerait au cours de la Révolution mexicaine, voire au siècle dernier,
et que l’on peut retrouver de temps à autres dans le vocabulaire français2. Il est
étonnant de remarquer que les jeunes générations connaissent les paroles de
la chanson « Sous le soleil de Mexico », de Luis Mariano, composée il y a près
de 40 ans et qui, depuis ce temps, est restée au dehors du hit parade musical.
La télévision présente encore des images en noir et blanc de Luis Mariano,
vêtu de son poncho, son sombrero sur la tête, chantant cet air qui le rendit
célèbre. Le petit écran participe donc de ce processus cumulatif d’imprégnation culturelle. La littérature, la « paralittérature » (bandes dessinées, romans de
gare, noirs ou policiers), la publicité, les expositions d’art précolombien ou
d’art mexicain en général contribuent aussi à enrichir cet univers mental.
L’image la plus complète, voire la plus exacte du Mexique, appartient aux
Français qui se déplacent au Mexique, pour tourisme ou affaires. Il ne s’agit pour
l’instant que d’une minorité, pas plus de cent mille personnes chaque année.
Mais l’image du Mexique, pour ces gens-là, est-elle pour autant libre de clichés ?
Combien de voyageurs ne perpétuent-ils pas, à leur retour, certaines images du
Mexique que l’on connaît sans quitter la France (la siesta, la mort, le macho etc.) 3,
répondant à une attente sûre de ceux qui les écoutent ? Voici encore une évidence sur la transmission des images : elles sont circulaires et se rétroalimentent les unes et les autres, le commentaire du touriste et celui du présentateur
de télévision, l’article de presse et la réclame de l’agence de voyage.
La formation et la transmission intellectuelle, les voyages, les expositions, les
lectures, forment des images d’une société. Les médias, la presse, la radio et la
télévision sont les supports les plus constants de la création, de la permanence et de la modification de ces images. Que dit-on sur le Mexique dans les
médias français ? Avec quelle fréquence ? De quoi parle-t-on ? Comment évolue l’image du Mexique au fil des années ? Ce travail prétend mettre en place
certains jalons sur ce vaste sujet, à partir de l’observation et de l’analyse de ce
qui a été dit et écrit sur le Mexique, dans les principaux médias français, entre
1994 et 1997. Chacun de ces médias connaît ses propres règles, ses propres
mécanismes de transmission d’images. Les images et les messages véhiculés
varient donc en fonction du support utilisé. Notre analyse principale a été
effectuée à partir des médias écrits (presse quotidienne et périodiques).
La difficulté de suivre et d’observer de manière systématique tout ce qui est émis
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L ’ IMAGE DU MEXIQUE DANS LES MÉDIAS FRANÇAIS (1994-1997)
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par la télévision ne nous a pas permis d’analyser de la même manière ce support qui occupe une place de plus en plus importante, est-il besoin de le rappeler ?, dans les sociétés modernes.
L’IMAGE DU MEXIQUE DE L’APRÈS-GUERRE :
UN RAPIDE APERÇU
Le Mexique est apparu pendant longtemps dans la presse internationale comme un
pays de barbares, de charros tueurs et de mariachis, de ruines mayas et aztèques,
où occasionnellement un avion tombait, un fleuve débordait ou, pourquoi pas ?
avaient lieu des jeux olympiques ou un championnat mondial de football. Ce qu’était
réellement le pays importait peu.
Florence Toussaint, et al., México en la prensa internacional, UNAM, 1986, p. 21.
Peu d’études rendent compte de l’évolution de l’image mexicaine dans la
presse ou plus généralement dans les médias français de l’après-guerre. cependant, quelques universitaires des deux pays s’y sont penchés pour des analyses portant sur des périodes précises4. Le commentaire de la spécialiste mexicaine Florence Toussaint n’est pas loin de la vérité et s’applique tout aussi bien
à la presse française qu’à celle de tous ses pays voisins : le Mexique a toujours
occupé une place discrète dans les médias internationaux des dernières décennies. Lors de certains moments « forts » (les visites de chefs d’État, comme celle, devenue légendaire, du général de Gaulle à Mexico en 1964, la révolte des
étudiants en 1968, les grands rassemblements sportifs ou les catastrophes naturelles de grande envergure - le tremblement de terre de 1985 -), le Mexique a
eu droit à la « Une » de la presse, à des envoyés spéciaux et à des reportages
couvrant plusieurs pages. En dehors de ces événements qui ont fait le tour du
monde, seules quelques notes sur le Mexique apparaissaient de temps à autre
dans les pages internationales.
Le compte rendu de la politique mexicaine a été généralement sporadique
et centré sur certains faits et moments précis, notamment les élections présidentielles et les législatives. En dehors du président mexicain, des élections
générales et du parti officiel (le PRI), le reste n’a jamais beaucoup importé - ni
la réalité politique régionale, ni les quelques partis d’opposition. Le quotidien
Le Monde a été le seul à couvrir de manière plus précise les événements politiques. En matière de politique internationale, la position indépendante du
Mexique vis à vis des États-Unis et ses prises de position hors d’un système
bipolaire - notamment face à la révolution cubaine, plus près de nous en raison des conflits de l’Amérique centrale -, ont été remarqués par une partie de
la presse française. Il est intéressant de noter que, selon le mémoire de Félisa
Guinaldo, jusqu’à la fin des années 1980, voire le début des années 1990,
l’image d’un Mexique assez libéral est dominante dans la presse, et plus particulièrement dans le journal Le Monde. À propos du Deuxième Congrès des
peuples indigènes, ce quotidien rapporte ainsi que le « gouvernement mexicain, grâce à l’Institut national indigéniste a essayé de les assimiler, tout en
respectant leur langue et leurs traditions » (Félisa Guinaldo, 1981 : 88).
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BRUNO FIGUEROA
Dans la sphère économique, l’image du pays s’est transformée en profondeur à la fin des années 1970, avec la découverte et l’exploitation de riches gisements de pétrole : pétrole/pétrodollars et Mexique sont devenus, pendant
quelques années, synonymes, et l’on signalait la nouvelle place du Mexique dans
le rang des « puissances moyennes » (Cadorel, 1983 : 95). Un Mexique plus
moderne, plus urbain et plus industriel, loin des rancheros à grands chapeaux,
apparaît peu à peu dans les médias français. Mexico, inquiétante mégalopole,
devient ainsi un sujet incontournable dans tout dossier spécial sur le pays.
Pour étudier l’évolution de l’image d’un pays, quatre années représentent
peu de temps ; tout au plus peut-on prendre un bon cliché. Néanmoins,
l’ampleur des principaux événements politiques et économique survenus au
Mexique à partir de janvier 1994 a été telle que l’intérêt des médias français pour
cette nation a fini par atteindre, comme on le verra plus loin, des niveaux
jamais observés auparavant. C’est ce processus qu’il nous a paru intéressant de
présenter ici. En effet, la couverture du Mexique par les médias a été transformée entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, le cycle se refermant avec le voyage en France d’Ernesto Zedillo en octobre 1997, cette première visite officielle d’un président mexicain depuis douze ans ayant été
largement suivie par les journalistes de la presse écrite ou parlée.
LE MEXIQUE ET LA PRESSE : LA CONQUÊTE
QUOTIDIENNE DE L’ESPACE ( 1994 – 1997 )
Situons tout d’abord la place qu’occupent les nouvelles du Mexique dans
la presse française de nos jours : cet espace est-il considérable ou marginal ?
Quelle est son importance relative face aux informations provenant d’autres pays
du monde ? Nous avançons déjà le paradoxe suivant : jamais, dans l’histoire
récente, le Mexique n’a occupé autant de place dans la presse française comme depuis le mois de janvier 1994 ; et pourtant, cette place reste, sauf exception, très modeste, voire marginale.
L’éminent géopoliticien Yves Lacoste disait, il y a quelques années : « La
presse française est une des moins universalistes du monde ». La majorité des
assistants au colloque « Les journalistes étrangers, observateurs ou acteurs ? »,
en novembre 1994, arrivaient à la même conclusion : L’espace consacré dans
la presse française aux nouvelles internationales est inférieur à celui qui lui
réservent d’autres pays, en particulier de l’Union européenne. Le nombre de correspondants français à l’étranger est proportionnellement moindre et, à de
rares exceptions près, la France se préoccupe peu de ce qui est écrit à son sujet
dans le monde. L’espace consacré par la presse française aux différents pays du
monde diffère aussi considérablement. La couverture du Mexique n’est pas la
même que, par exemple, celle du Royaume Uni ou du Rwanda. Deux études
statistiques, effectuées entre les mois d’octobre et de décembre 1994, et entre
les mois de septembre et novembre 1997, ont permis d’arriver à des conclusion reposant sur des données concrètes et fiables. Quoique ciblé dans le temps
et limité à trois quotidiens nationaux, Le Monde, Le Figaro et Libération, nous
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L ’ IMAGE DU MEXIQUE DANS LES MÉDIAS FRANÇAIS (1994-1997)
MIROIR, MON
BEAU MIROIR…
considérons que cette étude représente de manière correcte l’univers de la
presse quotidienne nationale (la presse régionale, il suffit de compulser quelques
exemplaires, octroie une place marginale à toutes les nouvelles internationales,
condensées d’informations d’agences).
Nous avons tout d’abord dégagé la moyenne des pages que chaque quotidien consacre aux nouvelles internationales, pour situer avec précision l’importance relative de ces informations par rapport au nombre total des pages du
quotidien. En deuxième lieu, et uniquement dans les pages de politique internationale, l’étude a cherché à dégager la place de cinq régions : l’Europe,
l’Afrique, le Moyen Orient, le continent asiatique et l’Océanie et, en dernier lieu,
le continent américain. Nous considérons que les résultats de cette analyse
sont représentatifs de l’intérêt que porte la presse nationale française aux
affaires internationales.
La place des informations internationales dans la presse
française
Avec une moyenne de 20,8 % en 1994 et de 15,4 % en 1997, Le Monde
honore toujours son nom et se trouve en tête des trois quotidiens pour ce qui
est de la couverture des affaires mondiales, suivi de près par Libération. En ne
prenant pas en compte la section économique du Figaro (les « pages saumon »), la proportion des pages internationales de ce quotidien est moindre,
reflétant une optique plus interne du contenu des informations (tableau n° 1).
TABLEAU N° 1 : MOYENNE DES PAGES INTERNATIONALES RAPPORTÉE AU VOLUME TOTAL DU QUOTIDIEN
Le Figaro (*)
Le Monde
Libération
1994
3/34
5,2/25
9,5/57
Pourcentages
8,8
20,8
16,6
1997
2,9/32
5,1/33,3
5,3/41,2
Pourcentages
9,0
15,4
12,4
Étude effectuée du 15 octobre au 15 décembre 1994, et du 15 septembre au 1er décembre 1997.
(*) Uniquement première section.
Distribution des articles de presse par zone
géographique
Les diagrammes suivants présentent, à l’intérieur des sections internationales,
l’espace proportionnel consacré aux cinq zones géographiques : Europe,
Afrique, Moyen Orient, l’Asie et Océanie, et enfin Amérique (tout le continent). Nous avons établi la moyenne des périodes 1994 et 1997
(tableaux 2a, 2b, 2c).
RÉPARTITION PAR CONTINENTS DES INFORMATIONS INTERNATIONALES
TABLEAU N°
2A : LE MONDE
Europe
Afrique
Moyen Orient
Asie-Océanie
Amérique
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
50,5%
16%
14,8%
9,6%
9,1%
28/29
53
MIROIR,
MON
BEAU MIROIR…
BRUNO FIGUEROA
TABLEAU N°
Europe
Afrique
Moyen Orient
Asie-Océanie
Amérique
63,3%%
7,8%
18%
4,2%
6,7%
TABLEAU N°
Europe
Afrique
Moyen Orient
Asie-Océanie
Amérique
2B : LE FIGARO
2C : LIBÉRATION
49,8%
16,9%
13,7%
9,8%
9,7%
Pour les trois quotidiens, c’est l’Europe qui prédomine, avec pratiquement
la moitié de tous les articles internationaux dans le cas du Monde et de Libération,
et jusqu’à 63 % dans Le Figaro. L’Union européenne et la crise des Balkans
concentrent la majeure partie de l’information. Le continent africain se trouve
en deuxième place des deux premiers journaux, suivi de près par le Moyen
Orient. Dans Le Figaro le Moyen Orient a une couverture plus ample que
l’Afrique. Dans les trois quotidiens, le continent américain, l’Asie et l’Océanie
occupent respectivement les trois dernières places. Nous pouvons juger que Le
Monde et Libération partagent une préoccupation similaire pour le monde en
développement, en particulier pour l’Afrique, alors que Le Figaro, quotidien
conservateur, reste centré sur les régions industrialisées. Dans tous les cas, le
continent américain intéresse peu la presse française. En considérant qu’environ la moitié des articles parlent des États-Unis et du Canada, on arrive au
résultat suivant : l’Amérique latine représente seulement 5 % de la couverture
internationale du Monde et de Libération et 3,5 % du Figaro. Faut-il s’étonner
de ces statistiques ? Elles ne font que refléter l’ordre d’importance des intérêts
internationaux de la France. Le cas africain est à cet égard particulièrement
révélateur : de nos jours, son intérêt est pour la France, plus d’ordre politique
qu’économique, d’où une place plus grande dans Le Monde et dans Libération
que dans Le Figaro. Les États-Unis occupent à eux seuls autant de place que tout
un continent, privilège dû à leur position dominante dans les affaires de ce monde.
Au dire des journalistes eux-mêmes, être responsable de l’Amérique latine
dans un quotidien est souvent frustrant parce qu’il est très dur de convaincre
les rédactions d’accorder plus d’espace aux nouvelles ou aux reportages en
provenance de la région. On ne fait d’ailleurs pas carrière de ce côté-là. Luc
Rosenzweig, alors directeur de la rédaction du Monde, expliquait lors du colloque de novembre 1994 qu’il existait un phénomène de « désenchantement
et désintérêt progressifs » pour l’Amérique latine dans la presse française dû, entre
autres raisons, au retour des démocraties et à la diminution des problèmes
politiques, ainsi qu’à la prédominance des sujets économiques et, en général, à
un travail moindre des correspondants, « comme c’est le cas dans les pays heureux ».
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L ’ IMAGE DU MEXIQUE DANS LES MÉDIAS FRANÇAIS (1994-1997)
La présence mexicaine dans la presse française, mois
après mois
Selon les registres de l’Ambassade du Mexique en France, la presse française
n’a jamais publié autant d’articles sur le Mexique qu’au cours de la période
étudiée (1 322 en 1994 et 1 842 en 1995). À partir du deuxième semestre de
1995, le volume d’articles a diminué pour atteindre une moyenne de 70 par
mois. En fin de période (1997), ce chiffre avait légèrement augmenté (90 par
mois). Sur l’ensemble de l’année, le total était de 1 112 articles5. Nous avons
établi des graphiques représentant ces variations mensuelles qui, tels des sismographes, enregistrent fidèlement les pics d’intérêt et les chutes découlant du
type d’informations en provenance du Mexique. Nous pouvons alors examiner
le volume des informations en fonction des sujets traités, c’est-à-dire introduire des paramètres qualitatifs dans notre analyse (figure n° 1).
FIGURE N° 1 : LE MEXIQUE DANS LA PRESSE FRANÇAISE (JANVIER - DÉCEMBRE 1994)
CHIAPAS,
ALENA
CRISE
FINANCIÈRE
ASSASSINAT
COLOSIO
CONVENTION
EZLN
ÉLECTIONS
FÉDÉRALES
En 1994, les cinq pics informatifs correspondent, par ordre chronologique,
au soulèvement armé du Chiapas et à l’entrée en vigueur de l’Accord de libre
échange entre le Mexique, les États-Unis et le Canada (janvier), à l’assassinat du
candidat du PRI à la présidence de la république (mars), à la réalisation d’une
convention nationale de l’EZLN ainsi qu’à l’entrée du Mexique à l’OCDE (juin),
aux élections nationales du mois d’août et à la grande crise financière du mois
de décembre. La crise économique sans précédent qui a touché de plein fouet
le Mexique a eu des conséquences sur le volume d’informations publié dans la
presse au cours des trois mois suivants : entre décembre 1994 et mars 1995,
le nombre d’articles a dépassé tous les pronostics (1 224 en quatre mois, c’est
à dire une moyenne de 11 articles quotidiens). Ce chiffre égale presque le
nombre total des articles de toute l’année 1994, dont le volume était déjà
important. Plus de 50 % de ces articles traitaient de la crise mexicaine et de ses
répercussions internationales (figure n° 2).
Au fur et à mesure que s’estompait « l’effet tequila » et que le spectre d’une
crise financière systémique était conjuré grâce à l’apport massif de capitaux
étrangers au Mexique, la presse et les médias en général ont progressivement
délaissé les questions mexicaines. Un regain d’intérêt réapparaît cependant en
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1997, phénomène dont nous présentons ici les variations mensuelles (figure n°
3). Cette année-là, les pics correspondent à l’arrestation du Général Gutiérrez
Rebollo, chef de l’unité anti-drogues du gouvernement, ainsi qu’aux révélations sur l’ampleur du trafic des stupéfiants au Mexique. Les élections fédérales
du mois de juillet, la visite d’État du Président Ernesto Zedillo en octobre et le
massacre d’Acteal en décembre, jouent aussi un rôle important dans cette
évolution.
FIGURE N° 2 : L’IMPACT DE LA CRISE FINANCIERE MEXICAINE (NOVEMBRE 1994 - MARS 1995)
L’analyse de ces oscillations permet de tirer des conclusions intéressantes sur
l’apparition, la vie et la mort des informations. D’un thème à l’autre, elles évoluent de la même manière qu’une courbe de Gauss (plate aux deux extrêmes) :
un nouveau sujet perce, devient une mode, puis tend à disparaître. Il est possible, en de rares occasions, de pouvoir anticiper l’arrivée d’un nouveau thème
d’intérêt en observant, dans tel ou tel pays, une croissance progressive du volume d’informations. Ainsi, dans le cas mexicain, avant que n’éclate l’affaire
Gutiérrez Rebollo et que le trafic de drogues ne devienne, pour la première
fois, le sujet principal de la presse française (mars 1997), des indices statistiques
montraient qu’au cours des mois précédents les médias français portaient peu
à peu un intérêt croissant pour cette question (même s’ils étaient en retard par
rapport aux États-Unis, où le trafic de drogues est un sujet prédominant des
médias quand il s’agit du Mexique). En France le thème de la drogue a rapidement perdu cette place prépondérante au cours de l’année 1997.
FIGURE N° 2 : LE MEXIQUE DANS LA PRESSE FRANÇAISE (JANVIER - DÉCEMBRE 1997)
NARCOTRAFIC
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ÉLECTIONS
FÉDÉRALES
VISITE
PRÉSIDENTIELLE
MASSACRE
D’ACTÉAL
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L’analyse de ces quatre années permet de mettre en évidence les thèmes qui
intéressent le plus la presse française : l’économie se trouve en tête, juste audessus de la révolte zapatiste et des événements du Chiapas. Les élections ou
la situation politique en général occupent une place inférieure. Sur une période d’un an, la révolte dirigée par le sous-commandant Marcos a occupé à cinq
reprises la première place des articles consacrés au Mexique : trois fois en 1994,
une fois en 1995 (avril), et une fois en décembre de 1997, à cause du massacre
d’Acteal (un peu plus de 40 % de tous les articles de ce mois). En 1996, la proportion des articles sur le Chiapas a oscillé entre 5 % et 22 % du total. Le reste du temps, sauf quelques exceptions, ce sont les affaires économiques, financières et commerciales qui ont attiré l’attention des journalistes. Ainsi, la crise
financière a plus souvent trouvé une place à la « Une » des quotidiens que le
Chiapas ou tout autre sujet.
LE MEXIQUE VU PAR LA PRESSE FRANÇAISE :
UNE APPROCHE THÉMATIQUE
Il s’agit maintenant de présenter une analyse plus détaillée du contenu thématique des principales informations sur le Mexique diffusées en France. Nous
commencerons par le soulèvement zapatiste, non parce qu’il s’agit du thème
principal, comme nous l’avons observé, mais à cause de ses caractéristiques
spécifiques.
Le Chiapas, entre Zapata et Marcos
Le soulèvement armé du premier janvier 1994 a surpris les Français comme
le reste du monde. Mais ce fut le caractère « zapatiste » de cette « révolution »
qui a réveillé, dans le subconscient d’un grand nombre de Français, des images
d’un Mexique qu’ils avaient appris à l’école, lu dans les bandes dessinées ou
découvert en regardant des westerns américains. Ces images font preuve d’une
surprenante permanence. Zapata et Villa sont, pour beaucoup d’étrangers, la
dualité fondatrice du mythe mexicain, comme Roland Barthes décrivait, dans
Mythologies, un mythe chinois composé de pousse-pousse et de fumeries
d’opium (Cadorel, 1983 : 208). L’intérêt pour l’EZLN précéda la curiosité envers
son dirigeant, le « sous-commandant Marcos », comme l’attestent les nombreux articles et reportages publiés pendant plusieurs mois sur ce thème : « Les
fils perdus de Zapata » (L’Express du 13 janvier 1994) ; « Il était une fois Zapata »
et « Zapata Superstar » dans le Paris Match de la même date. « Nous avons
retrouvé les fils de Zapata », titrait un article du Figaro Magazine du 26 mars.
Du point de vue iconographique, le soulèvement fut une mine d’or : on alternait des photographies en couleurs des guérilleros avec des images en noir et
blanc de la Révolution de 1910.
Le sous-commandant a envahi les médias français grâce à l’impact des
images autant que par l’originalité de ses communiqués. Son apparence physique était une synthèse de héros et de mythes révolutionnaires révolus : les cartouchières croisées et le cheval (références directes à la Révolution mexicaine),
le passe-montagne (mystère de l’identité), la pipe (caractère intellectuel
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du guérillero, référence obligée au Che Guevara). Le nom même du mouvement
est à la fois une synthèse du passé lointain (le « zapatisme ») et des révolutions
plus proches (le FMLN du Salvador, le FSLN du Nicaragua). L’image intellectuelle
de Marcos a trouvé aussi un terrain fertile dans un segment de la société française qui, d’une certaine manière, s’est approprié le personnage quand Marcos
a été identifié comme Rafael Sebastian Guillén, en février 1995. Libération souligna ainsi qu’il aurait suivi des cours de philosophie et de sociologie à Paris. Le
Monde n’hésite pas à affirmer qu’il fut « élève d’Althusser et admirateur de
Michel Foucault ». « Le Prix Nobel de littérature, Octavio Paz - remarque
Libération - avait loué sa prose ».
Dans une longue chronique publiée par Le Monde le 14 mai 1996, Régis
Debray explique son enthousiasme envers Marcos et son mouvement qu’il
qualifie « d’antidote du Sentier Lumineux péruvien », et de « troisième voie
entre le radicalisme » et la « résignation démocrate-réaliste ». L’onction de
celui qui fut à la fois émule du Che Guevara et conseiller du président François
Mitterrand pour les affaires latino-américaines représente l’apogée d’un mouvement d’adhésion d’intellectuels et de journalistes français à la lutte des zapatistes. Un mois plus tard, le sociologue Alain Touraine exprimait dans Le Monde
que « le zapatisme marque la fin des guérillas ». La presse proche de la gauche
était même devenue un relais de soutien à la cause zapatiste, invitant par
exemple à participer à la « première rencontre intercontinentale contre le néolibéralisme » (juillet - août 1996) 6. Marcos eut droit à sa consécration dans la
presse française quand, après avoir été lui-même le sujet de nombreux articles
et reportages, il devint auteur à son tour auteur en publiant, dans Le Monde diplomatique (août 1997), un essai intitulé : La Quatrième Guerre mondiale a commencé.
Parcours original que celui de ce guérillero latino-américain qui a utilisé son
arme principale, la plume, dans un prestigieux périodique français !
Le soutien public de la veuve du président Mitterrand à Marcos, de même
que ses voyages au Mexique, furent largement commentés par la presse, de droite comme de gauche. Paradoxalement, ce fut aussi le début d’un revirement
d’opinion de la presse qui, si elle ne montrait pas toujours ouvertement sa
sympathie envers le mouvement zapatiste, essayait au moins de rester neutre.
Le Chiapas devint, un temps, le terrain de combat entre divers courants politiques français, recoupant le traditionnel clivage gauche-droite, mais aussi à
l’intérieur même de la gauche. Certains médias émirent ainsi des critiques
contre la grande messe chez les zapatistes, un tourisme révolutionnaire de la
jet-red internationale, dont la destination était le club-med zapatiste (voir la
presse française de juillet et août). Il est clair qu’eut lieu, à ce moment, une
érosion médiatique, alimentée par l’absence de faits qui auraient pu relancer
l’intérêt des lecteurs. Dans la jungle mexicaine, les caméras et les journalistes
suivaient… des Français. La publication d’un ouvrage signé par le correspondant du Monde au Mexique, Bertrand de la Grange, et par celle du quotidien
espagnol El País, Maité Rico, en 1997, ferme le cercle commencé en 1994
(Sous-commandant Marcos : la géniale imposture). C’était au tour de deux journalistes de publier en France une critique ouverte contre le leader zapatiste.
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Le même journaliste Bertrand de la Grange n’avait pas hésité à qualifier le souscommandant Marcos de « Robin Hood » en janvier 1994, dans les pages
du Monde.
C’est ainsi que la couverture du soulèvement zapatiste a débuté par la description des lointains échos d’une épopée révolutionnaire. Les feux des médias
se sont ensuite concentrés sur les faits et gestes de son principal dirigeant,
avant de s’intéresser, à partir de 1997, à la situation sociale et politique des
Indiens du sud du Mexique. La tuerie d’Acteal, en décembre 1997, a été enregistrée comme une tragédie ethnique ou interethnique, reléguant au deuxième plan l’EZLN et son leader. La nature des reportages est devenue plus « traditionnelle », dans le sens où ceux-ci s’attardent sur des faits relevant de la
violation des droits de l’homme, plus que sur l’exposé d’une revendication historique ou sur l’interprétation d’un mouvement révolutionnaire. Après avoir
longuement parlé d’une lutte abstraite contre le néo-libéralisme, qui a rempli
bien des pages d’une certaine presse, les articles se sont plutôt inspirés des
rapports d’ONG consacrés à la dénonciation des violations des droits de l’homme.
Démocratie, élections et politique au Mexique
Sur ce terrain, la transformation de l’image du Mexique est spectaculaire au
cours des dernières années. Les élections fédérales du 6 juillet 1997 furent présentées, pour la première fois, comme une lutte politique dans un pays dont
la caractère démocratique n’était pas contesté. Les journalistes ont particulièrement souligné la victoire indiscutable et indiscutée de l’opposition dans plusieurs circonscriptions, et surtout dans la capitale, Mexico. Il faut situer cette transformation dans un contexte où, de manière traditionnelle, la politique mexicaine
n’était pas perçue de manière très élogieuse. En juillet 1988, lors de l’élection
présidentielle qui a précédé celle de 1994, un article du Monde sur le nouveau
code électoral portait comme titre : « La façade démocratique du PRI ». Le 22
août 1994, le premier article du même quotidien sur le résultat de l’élection qui
avait amené Ernesto Zedillo au pouvoir portait comme titre : « Le résultat de
l’élection présidentielle au Mexique fortement contesté ». Le Figaro, quotidien
plus modéré dans sa couverture du pays, avait choisi comme titre, le 23 août :
« Mexique : succès à haut risque pour Ernesto Zedillo ». Les observateurs dénoncent déjà des irrégularités. Pour Libération, dans l’éditorial du même jour :
« La transition démocratique reste à faire ».
La différence avec les élections fédérales de 1997, trois ans après, ne pouvait être plus grande : « Mexique : victoire de la démocratie », selon La Croix et
La Tribune; « Une révolution tranquille au Mexique », pour Le Monde et Libération.
Pour la presse française, trois vainqueurs se dégageaient des élections : tout
d’abord, les citoyens mexicains, qui émirent de manière pacifique et démocratique leur choix politiques (« Le pluralisme s’ancre profondément au
Mexique », selon La Croix). On trouve ensuite Cuauhtémoc Cárdenas, « Sphinx
du Mexique », selon trois titres de journaux différents, qui fut la personnalité
la plus interviewée (Le Monde, La Croix), et surtout la plus photographiée. Enfin,
le troisième vainqueur était le président Zedillo, de nombreux articles soulignant
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l’ampleur des réformes politiques qu’il avait entreprises et la grande sérénité avec
laquelle il avait accepté les résultats. Plusieurs quotidiens mentionnent sa reconnaissance publique de la victoire de Cárdenas la nuit des élections, ainsi que son
rôle impartial lors du processus électoral. Le Figaro remarque, par exemple,
« les transformations profondes imposées à la vie politique par le président
Zedillo depuis sa prise du pouvoir en décembre 1994 ». En même temps que
les résultats des urnes, plusieurs médias signalèrent la hausse de la bourse mexicaine, insistant de cette manière sur la confiance manifestée par les principaux
investisseurs nationaux et internationaux (« La cohabitation politique séduit la
bourse de Mexico », pouvait-on lire dans La Tribune du 11 juillet). Les derniers
articles de presse portant sur les élections (17 et 18 juillet) font écho du rôle
majeur joué par le président Zedillo : « Un président bon perdant » est le titre
d’un article de L’Express.
En revanche, le traitement du PRI et de l’histoire de l’évolution politique
mexicaine est nettement négative dans un grand nombre d’articles. Nous présentons à titre d’exemple quelques phrases : « Le PRI n’a pas perdu ses vieilles
habitudes en matière de clientélisme et d’achat de votes » (Le Monde, 12 juillet) ;
« Une fraude énorme a privé [Cuauhtémoc Cárdenas] de la victoire au bénéfice de Carlos Salinas de Gortari, candidat du PRI [en 1988] ». Pour Libération, les
élections sont « une rupture, sans doute définitive, avec les pratiques douteuses du système du Parti-État ».
Nous nous sommes concentrés à dessein sur l’événement politique le plus
important de cette période, après l’élection présidentielle de 1994. Il faut
remarquer que d’autres sujets politiques et sociaux ont été suivis par la presse
française, mais en moindre mesure : les révélations rocambolesques sur l’arrestation du frère de l’ancien président Carlos Salinas, assassin présumé de Francisco
Ruiz Massieu, secrétaire général PRI ; la mort d’un groupe de personnes dans
un « guet-apens » à Aguas Blancas, Guerrero, en 1995 ; l’apparition d’un nouveau groupe de guérilla, l’EPR; le trafic de drogues et la corruption dans les hautes
sphères de l’armée, de la police et de l’État. Les élections et la politique locale, qui étaient absentes de la presse française quelques années auparavant, ont
gagné des espaces dans plusieurs quotidiens, reflet d’un nouvel intérêt pour le
Mexique dans un contexte plus large - c’est le cas des événements qui se sont
déroulés au Tabasco, au Chiapas ou ailleurs.
La situation économique et financière
Jusqu’au mois de décembre 1994, et tout au moins au cours des dernières
années du gouvernement de Carlos Salinas de Gortari, la situation économique
et financière était traitée de manière très favorable par les médias français. La
presse spécialisée, en particulier Les Echos, La Tribune et la section économique
du Figaro, rendaient compte d’un pays en pleine modernisation qui resserrait
ses liens avec le monde industrialisé. La négociation de l’Alena, l’entrée à l’OCDE
furent expliquées dans ce contexte. Les nouvelles occasions d’investir et les
résultats positifs de la bourse de Mexico ont été mis en valeur par la presse
spécialisée. Les journalistes ne considéraient pas, en 1994, que la situation
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L ’ IMAGE DU MEXIQUE DANS LES MÉDIAS FRANÇAIS (1994-1997)
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politique pouvait altérer le développement prometteur du Mexique.
Pourtant, la brutalité de la crise de décembre 1994, et surtout les ondes de
choc qui ont menacé d’ébranler tout le système financier international, expliquent le flot d’articles et de reportages qui se sont succédés pendant trois
mois. Phénomène inédit, la situation financière au jour le jour et les négociations avec les principaux argentiers du monde étaient suivis en direct. Le bailout, ou sauvetage financier monté par l’exécutif américain marqua la fin de ce
déluge : le Mexique n’inquiétant plus, il quittait les premières pages de la presse.
À partir de 1996 le redressement économique fut progressivement pris en
compte par la presse française et, en 1997, la diffusion des chiffres de la croissance du PIB permirent de considérer cette renaissance comme un fait acquis.
En janvier de cette année, 12 articles sur les 44 traitant des sujets économiques
signalaient les éloges de l’OCDE adressés au Mexique, ainsi que la restitution,
avant terme, du prêt américain. « Après le déluge [remarque l’International
Herald Tribune] le Mexique resurgit ». La crise a néanmoins laissé des séquelles
palpables : une simple hésitation de la bourse, une baisse légère du peso suffisaient pour faire l’objet d’une note ou d’un petit article, alors que, avant la crise, le marché financier mexicain n’existait pas pour la presse française.
« Le Mexique, un phénix vulnérable », tel est le titre d’un épais dossier des Echos,
ce qui en dit long sur la perception de l’état du pays à la fin de la période étudiée7.
Culture et tourisme
S’il y a des sujets où le beau fixe n’a pas été affecté par les secousses politiques et économiques, c’est bien dans le domaine la culture mexicaine, au
sens le plus large, et dans l’univers des reportages touristiques. Tous les mois
apportent leur lot d’articles sur le cinéma, la littérature, la musique, l’histoire et
le tourisme du Mexique, considéré comme un pays doté d’une très forte personnalité, de grandes richesses et d’un grand potentiel d’ouverture vers la
société française. Les symboles culturels du Mexique, comme Carlos Fuentes,
Octavio Paz, Frida Kahlo ou Diego Rivera, mais aussi des intellectuels de moindre
renom comme Fernando del Paso, Paco Ignacio Taibo II ou Elena Poniatowska,
jouissent d’une certaine cote dans les pages culturelles de la presse, quelle que
soit sa couleur politique. Les opinions personnelles de certains d’entre eux sur
l’Amérique latine ou sur le Chiapas ont été reproduites dans des quotidiens
comme Le Monde et Libération, en particulier celles d’Octavio Paz et de Carlos
Fuentes. Il faut, bien sûr, remettre la culture mexicaine dans la presse française à sa juste place : elle est modeste par rapport à celle des pays européens voisins, du Canada, des États-Unis, voire du Japon. Par rapport à l’Amérique latine, seuls le Brésil et l’Argentine rivalisent avec le Mexique, et encore pas du point
de vue touristique, secteur dans lequel Cuba a bénéficié d’une attention particulière ces dernières années.
REGARDS SUR LA TÉLÉVISION
Comme nous l’avons indiqué plus haut, nos moyens ne nous ont pas permis d’enregistrer tout ce qui a été dit sur le Mexique à la télévision française,
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entre 1994 et 1997. Néanmoins, nous avons pu, avec les données observées,
tirer quelques conclusions intéressantes concernant la présence mexicaine sur
le petit écran. Remarquons tout d’abord que la télévision et la presse remplissent des missions bien différentes. Ce support de communication connaît des
règles propres qui modifient de manière considérable ce qui est transmis par
rapport aux autres médias. Les chiffres de l’audimat le montrent, la télévision
divertit avant d’informer, même si, paradoxalement, elle est devenue pour les
Français le premier support d’information, bien avant la presse écrite. Elle
connaît des contraintes formidables d’ordre économique qui façonnent irrémédiablement les émissions proposées au public. Pour la plupart des chaînes,
qu’elles soient publiques ou privées, les considérations d’audimat, de coûts de
production, de retour d’investissement sont déterminantes : une minute de
télévision coûte bien plus cher qu’une page de journal, même si le journal
transmet plus, en quantité et même en qualité8. Étudions donc, dans un premier temps, la place du Mexique en fonction du genre de programme.
Les informations
Dans cet univers clos, au temps chronométré à la seconde, le superflu n’existe pas. Reste à définir ce que l’on considère comme « essentiel » et à comprendre la logique des rédactions : les histoires de princesses déchues occupent
parfois plus de place que des événements dont l’importance n’est pas à démontrer. De même, pour la majorité des émissions, les informations sont ethnocentrées et l’international occupe une place réduite, sauf dans le cas d’événements extraordinaires. Certes, les catastrophes naturelles ou les faits sanglants
sont bien représentés, mais les hiérarchies géographiques sont beaucoup plus
prononcées que dans la presse écrite. Un journaliste aurait ainsi établi une formule établissant, pour les informations, un rapport mathématique entre la distance et le nombre de morts : plus on s’éloigne de la France, plus le nombre
de morts doit augmenter afin de figurer dans le « Vingt-heures ». Ce calcul, malheureusement, est assez proche de la réalité.
Vu ce qui précède, on comprend donc pourquoi le Mexique n’existe pratiquement pas dans les informations. Quand une rédaction décide de passer une
nouvelle importante (l’assassinat du candidat Luis Donaldo Colosio en mars
1994, par exemple, ou les élections présidentielles), le temps qui lui est consacré se compte en quelques minutes. En février 1995, lorsque l’armée mexicaine décida de reprendre le territoire contrôlé par les zapatistes, les principales
chaînes françaises décidèrent d’envoyer sur le champ des équipes de télévision. Un jour plus tard, lorsqu’il apparut que l’opération militaire se déroulait
sans escarmouche, toutes ces chaînes ont annulé leur mission : il n’y avait plus
rien à montrer. Dans ces magazines, les catastrophes naturelles (qui frappent
assez souvent le Mexique), prennent plus de place que le reste.
Programmes de divertissement
Constitué principalement de jeux et de concours, de séries de fiction, de
comédies légères et de talk show, ce segment fondamental de la télévision
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française est très imperméable à la présence étrangère, sauf quand il s’agit de
productions américaines - et encore, selon des études récentes, sa place tendrait à diminuer par rapport aux années 1980. Le Mexique y occupe une présence marginale mais remarquée. La carte de l’exotisme est jouée à fond et
les clichés sont exploités au maximum : le viva Mexico ! le mariachi, le charro,
le sarape (poncho), le sombrero, etc., sont des invités sans surprise. Pour cette
télévision, le Mexique est à la fois un décor et un état d’esprit qui se résume trop
souvent à deux termes : la fiesta et la siesta. Remarquons-le en passant, c’est exactement le même phénomène qui se produit dans la publicité, celle-ci faisant appel
aux clichés les plus éculés pour vendre des biscuits « (Pépito, c’est biscuit, c’est
chocolat, c’est fiesta !) » ou des boissons désaltérantes.
Que reste-t-il dans le monde de l’audimat ? Presque rien, mais c’est encore quelque chose : quelques documentaires de critique sociale ou politique Envoyé Spécial (A2), Zone interdite (M6) -, quelques reportages touristico/écologiques - Thalassa (FR3), Faut pas rêver (FR3), Ushuaia (TF1). Le Mexique,
selon des journalistes du genre, « se vend bien ». Il offre de grandes possibilités d’évasion grâce à ses richesses naturelles ou ethnologiques, mais le catastrophisme offre aussi de belles perspectives (la ville de Mexico, les tremblements de terre). Des reportages alarmistes (le vol d’organes ou d’enfants)
côtoient ainsi des reportages plutôt bon enfant sur les traditions indiennes et
métisses du Mexique, ou sur la beauté de ses jungles et de ses déserts.
Arte , une chaîne solitaire, un thème privilégié
Une seule chaîne se soustrait encore à la tyrannie du consommateur : La
Cinq/Arte. Avec environ 3,5 % de l’audimat dans les années 1994 - 1997, Arte
pouvait se donner le luxe de choisir des programmes et de produire selon des
critères autres que commerciaux. C’est donc Arte la chaîne qui a hébergé le plus
de programmes portant sur le Mexique. Ses magazines d’actualités, de moins
de dix minutes, ont colporté plus de nouvelles sur le Mexique que ceux des
chaînes grand public, pourtant trois fois plus longs. Mais regardons la liste de
quelques-unes des émissions d’Arte : « La véridique légende du sous-commandant Marcos » (mars 1995) ; « Chroniques d’un village tzotzil » (mai 1995) ;
soirée thématique : « Mexique, violence et sacré » (août 1995) ; « Une passion
mexicaine » (long métrage de François Reichenbach, août 1996) ; « Cyberguérilla, que viva internet ! » (novembre 1996 et, succès oblige, retransmission en janvier 1997 ; « Tina Modotti » (avril 1997) ; « Sur les traces de l’or des
Aztèques » (avril 1997) ; « Histoire de guérillas, de Zapata aux zapatistes » (juin
1997).
Indiens, Chiapas et zapatistes tiennent, de loin, le haut du pavé. La rédaction d’Arte aurait-elle succombé aux charmes du médiatique Marcos, ou reflète-t-elle plutôt une manière d’appréhender l’Amérique latine assez proche de
celle que partagent de nombreux universitaires et intellectuels de la rive gauche ?
Nous ne nous prononçons pas, mais il est vrai que le phénomène « Marcos »
devrait sans aucun doute être étudié en parallèle avec le phénomène
« Che Guevara ». Pour revenir à Arte, il faut souligner que cette chaîne
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a le grand mérite d’être la seule à avoir présenté des films mexicains au cours
de ces dernières années, depuis les grands classiques comme Maria Candelaria
ou Lui, jusqu’à Miroslava, Danzón, Hasta morir, La reine de la nuit.
En fait, la télévision, dans les rares occasions où elle véhicule des images
du Mexique, ne fait que reproduire des clichés traditionnels de manière caricaturale (dans les jeux et concours, par exemple) ou de manière plus élaborée
(documentaires sur les coutumes indiennes et métisses). La culture mexicaine
y est absente, sauf sur la chaîne Arte, qui a centré l’essentiel de ses reportages,
entre 1995 et 1997, sur la question indienne-zapatiste. En ce qui concerne les
actualités, l’observation de Florence Toussaint qui ouvre la première partie est
toujours valable : le Mexique n’existe que quand la terre tremble, quand il
accueille des rassemblements sportifs ou quand il organise une élection
présidentielle.
Quant à la violence, si l’on faisait une étude lexicographique des textes que
nous avons examinés, il est sûr que l’on verrait apparaître ce mot au tout premier rang des déterminants fondamentaux du Mexique. Qu’il soit mis en rapport avec les forces naturelles, avec l’histoire ou avec la psychologie du Mexicain,
ou même encore avec la cuisine (la violence du chile !), il est le mot magique
sur lequel se referme ou s’ouvre toute évocation de la mexicanité, Raymond
Cadorel (1983 : 206).
Nous l’avons montré dans ce texte, l’information sur le Mexique cessa d’être
sporadique ou anecdotique à partir de 1994, pour occuper plus d’espace et de
nouveaux sujets, alimentant une nouvelle curiosité française. Sur des périodes
relativement longues, l’intérêt pour certains événements du Mexique s’est
maintenu jour après jour : le conflit du Chiapas, la crise financière et le sauvetage mexicain. Ce qui surprend est la variété des thèmes qui ont trouvé un
écho dans les médias - surtout la presse - au cours de ces années : même le trafic de drogues, sujet auparavant peu présent dans les espaces consacrés au
Mexique, est arrivé en tête des articles au cours du mois de mars 1997. Que signifie ce regain d’intérêt porté sur le Mexique dans les médias français ? Le Mexique
aurait-il gagné une nouvelle place, plus importante, dans l’échelle de valeurs des
intérêts français ? La réponse est non. Du point de vue économique, la place
du Mexique aurait même reculé. Il est vrai, cependant, que la crise financière
mexicaine a menacé la stabilité du système financier international, dont la
France fait partie, provoquant un besoin quotidien, constant, d’informations sur
le déroulement du sauvetage et du redressement du Mexique. Les intérêts
français étaient touchés indirectement par cette crise, ce qui explique la place
importante qu’occupent les nouvelles économiques en provenance de ce pays,
entre décembre 1994 et mars 1995.
Reprenant la phrase de Luc Rosenzweig, « Le Mexique aurait-il cessé d’être
un pays heureux, réveillant cette curiosité envers un pays en crise ? » Il est sûr
que 1994 aura été marqué par une suite ininterrompue de mauvaises surprises
et de catastrophes en tout genre : le soulèvement zapatiste, deux assassinats politiques d’importance, la crise financière qui déboucha sur la crise économique
la plus aiguë depuis 1929. Cette explication est pourtant incomplète : d’autres
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
L ’ IMAGE DU MEXIQUE DANS LES MÉDIAS FRANÇAIS (1994-1997)
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BEAU MIROIR…
pays d’Amérique latine ont laissé derrière eux, hélas, de meilleurs jours, sans que
leur présence dans les médias français se soit accrue de manière aussi évidente que celle du Mexique : le Venezuela en est un parfait exemple. C’est ici que
le facteur « zapatiste » entre en jeu, ayant réveillé chez une partie des consommateurs français d’informations une curiosité pour la « Nouvelle Révolution
mexicaine » d’une part, et pour les contradictions entre le Mexique ancien et
le Mexique moderne d’autre part. Entre Marcos et l’Alena, le Mexique a beaucoup de choses à dire… Il y a donc une augmentation du volume des informations sur le Mexique au milieu des années 1990. Informe-t-on mieux pour
cela, de manière plus précise, moins stéréotypée ? Nous l’avons signalé plusieurs
fois, c’est en fait un Mexique déjà connu qui a provoqué une nouvelle curiosité, et les images traditionnelles, voire révolues, ont refait surface : « Chassez les
clichés, ils reviennent au galop !.. » Raymond Cadorel l’écrivait déjà en 1983,
on nous ressasse l’éternel mexicain.
Plusieurs médias écrits ont essayé d’améliorer qualitativement leur couverture du Mexique, avec des résultats tout relatifs. Seuls trois quotidiens avaient
des correspondants sur place à la fin de la période étudiée : Le Monde, L’Humanité,
La Croix. Les autres ont dû utiliser du matériel d’agence, trop superficiel, arrangé à la sauce française. Les inerties culturelles et les phénomènes de mode
dans le milieu journalistique conduisent à traiter les nouvelles de manière homogène, circulaire, superficielle, comme le signale Pierre Bourdieu9, empêchant la
rupture avec les vieilles pratiques. Un exemple entre tant d’autres : Le Point a
publié un reportage en 1996 sur le Mexique, avec la volonté de la rédaction de
présenter autre chose que le Chiapas et le Mexique éternel. L’envoyé spécial a
parcouru le pays, effectué de nombreux entretiens et préparé un reportage
minutieux de quatre pages. Sa stupeur a été grande quand il remarqua dans
la publication une photo, sur deux pages, d’hommes á cheval dans une plantation de cactus : c’était justement le cliché qu’il voulait éviter ! C’est en fait le
responsable de l’iconographie qui avait cherché, dans les archives, des images
« représentatives ». Ainsi est démontrée la difficulté de se soustraire à la tradition et aux inerties culturelles. Il est aussi difficile d’éviter les photos de mariachis, lors de reportages sur la ville de Mexico, que celles des hommes à cheval
et à grand chapeau. Quelques journalistes s’excusent alors en déclarant que
« c’est ce que veulent les lecteurs ».
Plus préoccupante est la manière de traiter le Mexique à la télévision, support suprême de la communication de nos jours : dans un média dominé par
les considérations de rentabilité, il n’y a plus de place pour un travail journalistique
sérieux, objectif : les stéréotypes, malheureusement, dominent. Nous sommes
encore trop proches de Luis Mariano ou du « Général Castagnétas » des Frères
Jacques. Seule, la chaîne culturelle franco-allemande Arte s’est démarquée de
la tendance générale et a essayé de montrer plus de matériel sur le Mexique
(reportages d’actualité politique, expressions culturelles contemporaines…).
Le résultat est pourtant peu convainquant, aux yeux d’un Mexicain. C’est une
seule facette du Mexique qui a été montrée, certes très importante, mais il ne
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MIROIR,
MON
BEAU MIROIR…
BRUNO FIGUEROA
s’en dégage pas une image plus complexe, plus dynamique du pays. Arte
retient aussi du Mexique une image immobile dans le temps.
Un dernier exemple est révélateur de la permanence de certaines images.
En 1997, Capa Télévision, avec la chaîne Arte, préparait son projet « les 100
images du XXe siècle » : chaque semaine, entre 1998 et l’an 2000, Arte présente
une de ses images avec les commentaires de ses auteurs, des témoins clés,
des spécialistes. Ces photographies, de Lindbergh posant aux côtés du Spirit of
Saint Louis á l’enfant juif du ghetto de Varsovie, de Lenine haranguant les foules
au Che Guevara sont, selon le texte de l’Agence Capa, « une véritable anthologie vivante des images qui se sont fixées dans la mémoire collective du XXe
siècle ». Pour les producteurs de cette série, la place du Mexique dans l’histoire
du siècle qui se termine est plus que modeste, puisqu’elle se limite à deux
photographies. La première montre des athlètes noirs levant le poing lors des
jeux olympiques de Mexico en 1968 (sujet fortuitement mexicain). La deuxième image est celle d’Emiliano Zapata ensanglanté. C’est ainsi que le Mexique
termine le siècle comme il l’a commencé, effaçant l’histoire même de ce siècle
et l’évolution actuelle de tout un peuple, car les mythes ne meurent jamais. Les
médias ont une responsabilité dans la formation et la transmission des images.
Souhaitons donc que le regain d’intérêt pour le Mexique se maintienne et
qu’il dépasse une conjoncture spécifique, celle du milieu des années 1990.
Espérons surtout que les journalistes, mais aussi les éditeurs, les rédacteurs et
tous ceux qui s’occupent de l’Amérique latine, cherchent enfin à dépasser le
niveau de communication actuel, trop ancré sur l’éternelle répétition d’images
stéréotypées.
Notes
1 Enquête effectuée par Yazmín Quiroz Uribe, Paris/Mexico n° 39, octobre 1993,
pages 10 et 11.
2 Par exemple dans Le Parisien du 3 novembre 1997, page 12, selon l’homme
politique Jean François Probst, la droite se conduit « comme une armée
mexicaine, des généraux en cascade à la tête de troupes malingres ».
3 L´exemple type est le livre de Christine Bravo, Changer tout : journal d’une
année sabbatique, (Paris, Lafont, 1996), recueil parfait de banalités et de
stéréotypes présentés par une présentatrice de télévision bien connue qui a
vécu à Playa del Carmen une année. Même le philosophe Bernard Henri Lévy,
qui a dirigé au Mexique le film Le jour et la nuit, ne se soustrait pas à ce moule.
À la question sur le choix du Mexique pour son film, il a répondu : « Tout
tremble en même temps, la terre, le peuple et les sentiments » (Le Figaro
Magazine, 15 février 1997, page 30). Le film en lui-même est de grand intérêt
pour capter la permanence d’autant de clichés sur le Mexique, en descendance
directe de films comme Le trésor de la Sierra Madre, chef-d’œuvre de John
Huston.
4 Voir notamment l’excellente thèse de Raymond Cadorel, Images et stéréotypes
dans la culture française de la seconde moitié du XXe siècle (université de Paris III,
1983). Sa bibliographie rend compte avec précision de ce qui a été écrit ou
publié sur ce sujet jusqu’au début des années 1980. Un autre travail universitaire
qui peut être signalé est celui de Felisa Guinaldo : L’image du Mexique dans la
presse française contemporaine, (université de Toulouse-Le Mirail, 1981).
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L ’ IMAGE DU MEXIQUE DANS LES MÉDIAS FRANÇAIS (1994-1997)
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BEAU MIROIR…
5 La presse quotidienne prise en compte est Le Monde, Le Figaro, Libération,
L’Humanité, La Croix, Les Échos, La Tribune, Infomatin (jusqu’à sa disparition),
International Herald Tribune (édition parisienne). Les hebdomadaires sont
L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point, Paris Match, Courrier International,
Le Figaro Magazine, L’Événement du Jeudi, Le Canard enchaîné, ainsi que le
mensuel Le Monde diplomatique. Nous avons compté tous les articles et notes
d’agences sur le Mexique ou, si ce n’était pas le cas, ceux qui le mentionnaient
au moins deux fois.
6 Voir notamment la page dédiée au Chiapas et à la rencontre internationale
dans Le Monde du 29 juin 1996.
7 Dossier spécial de quatre pages publié le 5 janvier 1998.
8 Entre autres, Pierre Bourdieu a étudié le phénomène dans Sur la télévision, suivi
de l’emprise du journalisme (Paris, Liberéditions, 1996).
9 Dans le chapitre La circulation circulaire de l’information, Bourdieu écrit :
« Cette sorte de jeu de miroirs se réfléchissant mutuellement produit un
formidable effet de clôture, d’enfermement mental » (page 25). Il n’est pas rare
que des quotidiens différents utilisent le même jour un titre identique, sans que
pour cela il y ait eu « piratage ». C’est ainsi que, selon plusieurs médias, l’actuel
maire de Mexico, Cuauhtémoc Cárdenas, est un « Sphinx mexicain », Marcos,
un « guérillero du XXIe siècle » et ainsi de suite…
BIBLIOGRAPHIE
CADOREL, Raymond, 1983, Images et stéréotypes dans la culture française de la
seconde moitié du XXe siècle. Paris, thèse de doctorat, université de Paris III.
DE LA GRANGE, Bertrand et RICO, Maité 1997, Sous-commandant Marcos : la géniale imposture. Paris, Plon/Ifrane.
GUINALDO, Felisa, 1981, L’image du Mexique dans la presse française contemporaine.
Toulouse, thèse de doctorat, université de Toulouse-Le Mirail.
R ÉSUMÉ - R ESUMEN
À partir de l’analyse, entre 1994 et
1997, de tous les articles publiés par la
presse française sur le Mexique, ainsi
que de l’observation des émissions de
télévision, l’auteur essaye de dégager
l’image que les médias français ont
façonné du Mexique au cours de cette
période. Il ressort en premier lieu un
regain notable de l’intérêt porté aux
questions politiques et surtout économiques. Mais une croissance en volume
des articles publiés par la presse signifie-t-elle une vision plus précise du pays,
moins stéréotypée ? La télévision est un
cas à part : ses modes de production
limitent fortement les possibilités de
varier le contenu des rares programmes
concernant le Mexique, ainsi que de
d’éviter les clichés malheureusement
trop abondants.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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A partir del análisis, entre 1994 y 1997,
de todos los artículos publicados en la
prensa francesa sobre México, así como de
la observación de los programas de televisión, el autor intenta presentar la imagen de México que han formado los
medios de comunicación franceses durante este período. Se aprecia en primer lugar
un incremento notable del interés sobre
asuntos políticos y sobre todo económicos. Pero un crecimiento en volumen de
los artículos publicados por la prensa,
¿significa una visión más precisa del país,
menos estereotipada ? La televisión es un
caso aparte : su modo de producción de
imagen y de información limita fuertemente las posibilidades de variar el contenido de sus escasos programas sobre
México, así como de evitar estereotipos
demasiado abundantes.
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FRANCE-BRÉSIL : HISTOIRE
D’UNE MERVEILLEUSE RUPTURE
E MMANUEL L ÉZY *
E
ntre la France et le Brésil, on peut certes parler d’une « merveilleuse histoire d’amour », mais n’oublions pas, tout d’abord, que cet amour
n’est pas entièrement platonique, puisque les deux pays se touchent
sur plus de 700 km, de l’Oyapock aux Tumuc-Humac, sur l’incertaine ligne de
partage des eaux de la Guyane.
Or, qui dit contact dit frontière, partage, et l’on néglige parfois combien merveilleuse aussi est l’histoire de la séparation entre la France et le Brésil. Non
seulement parce que cette frontière oubliée, méconnue, introuvable aujourd’hui
encore est la plus longue frontière terrestre de France, ou parce que la délimitation hasardeuse de cette ligne occupa durant plusieurs siècles les plus grands
géographes et cartographes de leur temps, y compris, du côté français, Paul Vidal
de la Blache. Mais surtout parce qu’à défaut de clivages objectifs, introuvables
en forêt amazonienne, au pays de l’El Dorado de Walter Raleigh et des TumucHumac de Henri Coudreau, c’est bien au merveilleux qu’il revient toujours de
faire frontière entre la France et le Brésil.
AU SOL : UNE FRONTIÈRE INTROUVABLE
Il n’est pas étonnant que la plus longue frontière de la France soit aussi la
plus lointaine et la moins connue. Tout se passe comme si c’était la notion
même de ligne frontalière qui, étirée à l’extrême, avait dilué dans le parfum chlorophyle de la grande forêt son « goût limes » de civilisation.
Les bornes frontalières : une région étrangère
Pour dire le vrai, sur l’essentiel de son cours, la plus grande frontière de la
France est introuvable. Stable depuis 1901, ce n’est qu’en 1962 qu’une expédition diplomatique mixte, dirigée par Jean Hurault pour la France et
J. A. de Miranda Pombo pour le Brésil (Hurault, 1989), entreprit de borner la
ligne de partage des eaux entre Oyapock et Maroni (photographie n° 4). Sept
imposantes bornes de béton ont alors été posées, que le Troisième Régiment
étranger d’infanterie, basé à Kourou, nettoie chaque année. Il y aurait une
* Université Paris X-Nanterre, Géotropiques.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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BEAU MIROIR…
EMMANUEL LÉZY
histoire à écrire de ces expéditions d’hygiène géographique. En 1990, le caporal chef Saïndou Boana nous raconta celle à laquelle il avait participé l’année
précédente.
PHOTOGRAPHIE N° 4. LA FRONTIÈRE GUYANE-BRÉSIL. LA POSE DE LA BORNE N° 1
EN 1962, OU LA FRONTIERE APPRIVOISÉE… (CLICHÉ : J. HURAULT).
Saïndou est certes un drôle de prénom, qui vient
de Saïd, je crois. Mais peu de gens, en fait,
l’utilisent peu pour s’adresser à lui. À
Kourou comme ailleurs, il est Boana,
récemment promu caporal chef
de la Légion étrangère : l’un
des derniers rejetons d’une
grande armée qui fut la
meilleure du monde et qui
garde le prestige douloureux
des vieux fauves encagés,
trimbalant avec ostentation
les fourragères bariolées de
ses glorieuses défaites. Il
incarne une forme oubliée
d’attachement à la France :
l’amour du « pays » pour la
« patrie », venu tout droit
d’une
époque
ou
Déroulède ne faisait pas plus
rire que les kakis emplumés, les chéchias écarlates et les hélicons tonitruants qui
voyaient défiler spahis, zouaves et autres batdafs.
Saïndou fit son service militaire dans les parachutistes, tant il est vrai qu’en
matière de droit du sang, la nationalité française sait s’accommoder de celui versé, à défaut de celui reçu. Il franchit ensuite la porte qui reste toujours ouverte, sans distinction de race, de religion ou de taille. La Légion : corps nulle part
ailleurs plus prestigieux qu’à Diego, sa ville natale, peut-être, où elle avait
séjourné assez longtemps pour laisser son folklore, et qu’elle avait quitté assez
tôt pour faire oublier ses frasques. Derrière elle, elle avait coulé ses camions et
emporté un sapeur en bronze que je vis bien plus tard, bourrant sa pipe au
milieu de l’esplanade du quartier Forgé, à Kourou.
La mission de la « borne 7 », en amont de l’Oyapock, avait duré 41 jours,
cette année-là, au lieu des quinze prévus. Après deux semaines d’errance dans
la forêt, le lieutenant en charge, qui misait ses galons de capitaine, avait laissé
sur une base arrière, au dessus de Camopi, les éclopés et les démoralisés. Ils
avaient déjà perdu deux hommes : un arbre que l’on tentait d’abattre s’était soudain vrillé et dans un vacarme d’explosion s’était jeté sur l’homme à la
tronçonneuse. Quelques jours plus tard, un jeune Chinois, couché dans son
hamac, se tirait une rafale de fusil-mitrailleur dans la bouche. La borne enfin
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FRANCE - BRÉSIL
: L ’ HISTOIRE
D ’ UNE MERVEILLEUSE RUPTURE
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trouvée, on l’avait nettoyée, on avait pris la photo et on était rentré à Kourou
(photographie n° 5). La guerre sert aussi à faire de la géographie.
C’est dire que sur l’essentiel de ses 730 kilomètres, la frontière franco-brésilienne ne dénature pas le paysage. Ni les Wayãpi du cours amont, ni les chercheurs d’or ou les chasseurs professionnels brésiliens ne s’en soucient réellement.
Il serait pourtant faux de laisser la végétation homogénéiser complètement
notre vision de la frontière. Deux tronçons s’opposent nettement.
Le long de l’Oyapock, le contraste des rives est net, même si l’on retrouve
mal le phénomène de Rio Grande attendu entre la France et le Brésil. Sur la ligne
de partage des
eaux, au sud,
la fonction de
no-man’s land
a été conservée
et protégée par
la très récente
p o l i t i q u e
b r é s i l i e n n e de
la Calha Norte.
PHOTOGRAPHIE N° 5. LA
FRONTIÈRE GUYANE BRÉSIL.
LA CAPTURE DE LA BORNE
N° 7 RETOURNÉE À L’ÉTAT
SAUVAGE , EN 1989 :
« BORNE TO BE WILD »
(CLICHÉ S. BOANA).
L’Oyapock : un Rio Pequeño ?
Si, sur la frontière surinamienne, le Maroni pourrait aisément évoquer une
Mexamérique à la guyanaise, l’Oyapock ne présente que des traits abâtardis
de la famille des Rio Grande. On retrouve, bien sûr, quelques mouvements
transfrontaliers : les habitants de Saint Georges, lorsque le cours de la monnaie
brésilienne s’y prête, vont faire leurs courses à Oyapock, le village d’en-face.
Surtout, parmi les 10 à 12 000 clandestins qui sont, chaque année, reconduits
à la frontière du département français, nombreux sont les brésiliens qui ont tenté l’aventure des wet backs. La rive gauche de l’Oyapock est souvent, malgré
la loi, exploitée par des orpailleurs Brésiliens, signe de la perméabilité locale de
la frontière (photographie n° 6). On pourrait même, avec un peu d’imagination, retrouver dans la complémentarité Saint-Georges Oyapock un lointain
écho des duos urbains qui rythment la frontière nord-américaine.
Mais rien n’évoque ni les fameuses maquiladoras mexicaines ni la création
d’une culture transfrontalière originale.
L’Oyapock fournit à la frontière franco-brésilienne non seulement son tracé mais aussi son esprit. Introuvable en amont, la limite devient ponctuelle
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EMMANUEL LÉZY
sur le cours moyen, et ne trouve toute sa linéarité que dans l’estuaire. À Trois
Sauts, à Camopi, l’appartenance à la France est localement soulignée par l’équipement : une école, une mairie, des RMI distribués, une location de vidéos
pour transformer la manne en culture… Sur la porte de l’école, une affiche
proclame : « l’informatique : un droit pour tous »… En face de ces pôles de
richesse relative, coupés paradoxalement de la consommation par le statut de
territoire indien qui interdit l’accès au sud du département français, des épiceries
brésiliennes se sont créées, mettant alcool et tabac à quelques minutes de
pirogue.
PHOTOGRAPHIE N° 6.
SUR LA RIVE GAUCHE DE
L’OYAPOCK. PIROGUE
INDIENNE AMARRÉE À
UNE BARGE DE CHERCHEURS D’OR (CLICHÉ
E. LÉZY).
Le contraste des rives est d’abord éphémère : ouvert par la proue des
pirogues de gendarmerie ou de la Légion, il se referme sur leur sillage. Après
Camopi, et surtout au niveau de Saint Georges, la fracture est plus nette. Du
côté brésilien, le dynamisme est moins celui d’un « pays en voie de développement » que celui d’un « NPI ». La petite ville d’Oyapock, encore modeste, est
calibrée pour dépasser bientôt largement ses 7 000 habitants actuels. La route Macapá-Oyapock, taillée dans un milieu difficile prouve autant la qualité de
la technologie brésilienne, la ténacité du 8° BEC que la volonté gouvernementale de développer les relations avec la voisine française (photographie
n° 7). Le long du fleuve, abattis, pistes d’atterrissage plus ou moins clandestines
destinées aux orpailleurs, soulignent une présence humaine plus dense, une activité économique soutenue. En face, on ne peut qu’être frappé du marasme guyanais : Saint Georges est une petite bourgade endormie et la vieille voie
Decazeville, dont les wagonnets rouillés permettent de contourner les imposants
sauts Maripa, est le seul équipement riverain avant Camopi.
Il n’existe pas, du côté brésilien, une identité transfrontalière aussi forte
que celle qui, à l’ouest, a finit par répondre à l’appellation de « Moun Maroni ».
Là, entre la France et le Suriname, s’est installée une population descendant des
anciens esclaves « marronnés ». L’ensemble des populations a fini par partager
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FRANCE - BRÉSIL
: L ’ HISTOIRE
D ’ UNE MERVEILLEUSE RUPTURE
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PHOTOGRAPHIE N° 7. LA ROUTE MACAPAOYAPOCK. L’OUVERTURE DE CETTE NOUVELLE ROUTE MONTRE LA VOLONTÉ DU BRÉSIL
DE DÉVELOPPER SES RELATIONS AVEC LA
FRANCE (CLICHÉ E. LÉZY).
une culture originale et riche,
fondée sur le fleuve, ses paysages, ses rythmes, mais aussi sur la frontière et ses fructueux enjambements. On
chercherait en vain, en
revanche un éventuel « Moun
Oyapock ». Là où le Maroni
a su créer sa propre langue, le
Taki Taki, l’Oyapock reste une
marqueterie où se côtoient
français et portugais, créole
et langues amérindiennes
(essentiellement palikur et
wayãpi). Si le bilinguisme est
de rigueur, il n’a pas abouti
à la création d’un langage
commun. On ne rencontre
pas plus d’unions matrimoniales unissant les deux rives.
Sans doute l’absence historique de la suture du marronage est-elle le facteur
d’explication principal à l’incapacité de l’Oyapock à engendrer une région
transfrontalière semblable à celle du Maroni. Mais il y en a d’autres. Elles tiennent au rapport de force existant entre la Guyane française et l’Amapá, à la place de l’Oyapock dans ces deux territoires et, en fin de compte à la faiblesse de
l’activité sur le fleuve.
Du côté brésilien, l’Amapá tout entier conserve encore largement la fonction de tampon qui lui était officiellement dévolu lorsqu’il n’était qu’un territoire, et non un État à part entière. La police civile, militaire ou fédérale ne
s’inquiète guère de l’identité des étrangers et ce n’est qu’à Macapá que la possession d’un passeport en règle devient indispensable. Dans les faits, c’est toujours l’Amazone qui forme frontière. De fait, la violence du contraste économique
entre les deux territoires n’a rien à voir avec ce que l’on observe sur la frontière occidentale où, longtemps, le Suriname a été beaucoup plus développé que
sa voisine française1.
De l’autre côté, les deux régions constituent pour leurs métropoles des
« bouts du monde », un outre-terre et un outre-mer lointains, mal arrimés à
l’ensemble national2. Chacun de ces territoires tourne traditionnellement
le dos à une frontière stable mais récente (l’arbitrage suisse date de 1901) et
que, hors rush aurifère, on a pris soin d’oublier. Macapá regarde vers Belém,
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EMMANUEL LÉZY
Cayenne vers Paris. Le déséquilibre entre eux n’en penche pas moins en faveur
de la Guyane, dynamisée par les activités spatiales. La Guyane, en 1991 annonçait un PIB de 7 404 millions de francs (INSEE, 1995), soit environ 1 480 millions de dollars. Le jeune État brésilien, quant à lui, affichait en 1994 un PIB de
356 millions de dollars, soit 0,09 % du total brésilien (Amorim Coelho, 1997).
Ces chiffres, associés au niveau des salaires et des prestations sociales expliquent, bien sûr, la pression brésilienne que les autorités guyanaises ont longtemps craint à l’ouverture de la route.
Les choses changent, pourtant, dans le sens d’une coopération accrue entre
Amapá et Guyane française : le tronçon routier français, de Régina à
Saint Georges, devrait être ouvert avant 2000 et l’Agence française de développement rêve de créer des emplois de l’autre côté de la frontière, afin de
fixer sur la rive brésilienne d’éventuels candidats à l’émigration. De l’autre côté,
le gouverneur de l’Amapá, Capiberibe, envisage d’installer une usine hydroélectrique sur l’Oyapock, en vue d’alimenter en énergie de futures maquiladoras3. D’ici cinq ans, le visage de l’Oyapock aura sans doute considérablement
changé. Mais la situation est différente le long de la ligne de partage des eaux.
Au sud, une gouttière militaire : le projet Calha Norte
(PCN) 1985-1990
Au sud, en effet, le vide et le sous développement français font face du
côté brésilien, à une politique de zone tampon qui a fait de la rive nord de
l’Amazone, au delà du Rio Negro, un véritable no-man’s land. Cette politique,
ancienne, a pris un sens tout à fait particulier après la mise à l’écart des militaires,
en 1985, du pouvoir politique : ceux-ci tentèrent pendant quelques années
de faire de cette région oubliée une base de repli. Le projet Calha Norte (PCN)
dont la planification et la mise en œuvre relevaient de la responsabilité du
secrétariat général du CSN (Conseil de sécurité nationale) avait en effet pour
objectif spécifique, en 1985, de faire converger les efforts de différents secteurs de l’État fédéral au service d’une politique d’occupation systématique
des 14 % du territoire brésilien situés au nord (rive gauche) du cours de
l’Amazone-Solimoes. Il s’agissait donc de soustraire la Guyane brésilienne de
l’autorité du gouvernement civil pour la placer directement sous contrôle militaire ou paramilitaire.
Le PCN subdivisait la Guyane en trois espaces : la zone riveraine, d’occupation
plus traditionnelle; une bande de 150 km le long des 6 771 kilomètres de la frontière amazonienne du Brésil avec la Colombie, le Venezuela, la Guyana, le
Suriname et la Guyane française ; et enfin, la zone intérieure, l’espace territorial central entouré par les deux autres. Dans sa première étape, jusqu’en 1990,
le PCN se fixa comme priorité la zone frontalière dans sa programmation.
Les prérogatives et les ambitions du PCN étaient énormes. Elles concernaient la revitalisation du traité de coopération amazonienne signé par les pays
indépendants de la région, et interféraient donc avec le ministère des relations
extérieures. Elles orientaient la politique de développement régional en
contrôlant les investissements publics et l’action des entreprises privées, en
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FRANCE - BRÉSIL
: L ’ HISTOIRE
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stimulant les migrations internes et en influençant les États de la fédération
concernée. Elles déterminaient la politique de défense nationale, en y promouvant l’hégémonie des forces terrestres, bien que les conditions géographiques favorisaient plutôt la défense navale dans le haut Rio Negro ou
l’Oyapock, ou la défense aérienne sur les hautes terres du plateau des Guyanes.
Le PCN entendait enfin redéfinir la politique indigéniste officielle en transformant la Fondation nationale de l’Indien en une simple succursale du Secrétariat
général du CSN. La position du CSN vis à vis du problème indien, telle qu’elle
fut exprimée en 1987, était une véritable déclaration de guerre intérieure.
L’Indien devenant le seul obstacle à la création d’une entité quasiment autonome
disposant de richesses considérables, on comprend que « tous les intérêts articulés autour du PCN [soient] directement orientés vers une politique d’acculturation forcée des Indiens qui constituent la quasi-totalité de la faible population
des zones frontalières du Nord amazonien » (Santilli, 1990).
En somme, la Guyane brésilienne était appelée à devenir le lieu de création d’une sorte d’État autonome régi par une dictature militaire chassée du reste du Brésil. Heureusement, le projet Calha Norte ne fut pas poursuivi dans
toute son ampleur et l’armée brésilienne est aujourd’hui moins intéressée par
la Guyane que par le nouveau projet « Brésil en action », plus orienté vers une
valorisation des richesses amazoniennes intérieures que par une surveillance
des marges. Les voies navigables, mais aussi la réouverture de la vieille route Porto
Velho-Manaus et l’exploitation du gaz naturel font partie de ses nouvelles préoccupations.
SUR LES CARTES : UNE FRONTIÈRE MOUVANTE
Si la frontière franco-brésilienne est si discrète sur le terrain, c’est aussi parce qu’elle fut longtemps une ligne de partage théorique. Une zone plus qu’une
ligne séparant prudemment les possessions ibériques, à l’ouest et au sud, des
non-ibériques, au nord. En cela, c’est sans doute la frontière la plus importante du continent, puisqu’elle isole la seule région d’Amérique du Sud qui ne fut
pas latine. L’étanchéité du tampon, assurée entre les deux par la grande forêt
amazonienne ne fut jamais réellement controversée. C’est à la fin du XIXe siècle,
lorsqu’on tenta de donner à cette limite une dimension linéaire et non plus
surfacique, que les problèmes apparurent, qui coûtèrent à la France les neuf
dixièmes de ses prétentions (carte n° 1).
La Guyane : un codicille au testament d’Adam
« Le soleil luit pour moi comme pour les autres », se serait plaint François
Premier, après le traité de Tordesillas, « et je désirerais fort voir le testament
d’Adam qui m’exclut du partage ». C’est avec un siècle de retard sur l’Espagne
et le Portugal que la France, l’Angleterre et la Hollande, « les tard venus et les
longs souffles de l’expansion », pour reprendre l’expression de Pierre Chaunu,
se lancèrent dans l’aventure coloniale. Il est donc logique que le codicille qu’ils
ajoutèrent au testament d’Adam, selon le vœu de François Premier, fût rédigé
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O
COLOMBIE 6 060
16 826
BRESIL
Rio Negro
P. de la N blina
3014m
-2 200a
im
Santa l na
Manaos
-1606-
3156
Itacotiara
2 193
Parentins
Obidos
-2050-
Kourou
Saint Laurent
Cayenne
0
A
Santarem
-Dyade (longueur de fronti re commune deux pays).
ne
zo
ma
ue
-730-
1 430
Camopi
100km.
Caracas
Bel m
-Au fronti res, rares doublets
urbains
-Les capitales nationales, rares et
r centes
-Les capitales r gionales
d pendantes
-Fronts pionniers,:propagateurs de l’uti
pos d tis. (d’apr s M. Pouyllau).
-Garnisons: d fenseurs du droit officiel
(d’apr s M. Foucher)
-Les routes axes nouveaux de
p n tration int rieure.
3. Forces statiques et forces dynamiques
Ciudad Bolivar
2. Peuplement p riph rique et vide
int rieur
-La population urbaine,
essentiellemnt p riph rique
-Principaux reliefs
-Les grands courants:
Or noque et Amazone
-Les fleuves secondaires,
coup es de sauts.
I. Les fondements du partage et les sources
des conflits.
1. Les supports naturels.
zones revendiqu es par la France
lors du contest de 1898-1901
Zones contest es actuelles
3. Les zones contest es. 15% du territoire Guyanais
Marajo
Macapa
Amapa
Cal oene
GUYANE
Saint Georges
FRANCAISE Oyapock
Maripa Soula
-700-
Albina
do Tum
q
Sra
ucu m a
-593-
SURINAME
ra
Aca
Sa
-900-
Paramaribo
2. Un morcellement politique particuli rement important
a. statuts des fronti res
-fronti re nationale
-fronti re r gionale
b. Importance du d coupage (d’apr s M. Foucher)
16 826
-Longueur de l’enveloppe
Boa
Vista
Mont Rora ma
2810m
Georgetown
Fronti res et
conflits frontaliers en Guyane.
1 - FRONTIERES ET CONFLITS FRONTALIERS EN GUYANE
GUYANA
Ciudad Guyana-650-
II. Les lignes frontali res et les zones de conflits.
1. La faible reconnaissance de l’unit
naturelle.
-Des fronti res non officielles fond es
sur les sauts prot gent la Guyane int rieure
(territoire indien en Guyane fran aise)
Equateur
-2050-
M ta
qu
e
4900
o
rn
Ciudad Bolivar
de Par
Sa
76
VENEZUELA
Caracas
CARTE N°
MIROIR, MON
BEAU MIROIR…
EMMANUEL LÉZY
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FRANCE - BRÉSIL
: L ’ HISTOIRE
D ’ UNE MERVEILLEUSE RUPTURE
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en marge des écritures dont leurs prédécesseurs, déjà, avaient couvert le monde. À l’échelle du globe, on peut ainsi replacer la Guyane à l’intersection de l’axe
horizontal de la course aux Indes et du méridien de Tordesillas qui partagea les
possessions ibériques. À l’échelle américaine, son apparition vient combler un
angle mort entre l’axe nord-sud de la colonisation espagnole et celui, est-ouest,
de la poussée portugaise.
C’est dire que la ligne de partage des eaux entre Amazone et fleuves côtiers
est aussi une frontière religieuse, opposant catholiques et protestants. On peut
d’ailleurs donner une dimension géopolitique à la querelle théologique entre
la thèse protestante de la « consubstantiation », lors de l’eucharistie, contre
celle, catholique, de la « transsubstantiation ». Alors que les catholiques chercheront à conquérir des « âmes » et traceront une « fronteira » entre peuples
convertis et « sauvages », les protestants guigneront l’espace et dessineront
une « frontier » entre terres colonisées et terres indigènes. De là, peut-être un
plus grand respect des cultures amérindiennes, lisible dans le rétablissement de
la toponymie indigène sur les côtes explorées par les Anglais, les Hollandais et
les Français. De là, surtout, le formidable engouement pour la légende de
l’El Dorado et du « riche royaume de Guyane » qui envahit les cartes européennes après le voyage de Walter Raleigh (1595-1596). La naissance de la
Guyane constitue, pour les pays extra-ibériques, une « bonne nouvelle », un véritable Évangile colonial : non seulement sur la terre il y a encore de l’or à trouver, des richesses à prendre, mais ces richesses peuvent être capturées sans
pillage, en faisant simplement payer à un peuple menacé la protection qu’on
lui accorde. Ce faisant, c’est l’âme du colon européen, souillée par les pillages
de Mexico et de Cuzco, qui sera sauvée, grâce à la promesse d’innocence
retrouvée que représente l’El Dorado. Or, si la ligne de démarcation entre colonisations protestante et catholique revêt une importance cruciale, sa fixation précise, quelques siècles plus tard, se révéla extrêmement délicate.
Les arbitraires de l’arbitrage : Vidal contre Rio Branco
Le premier avril 1713, lors du traité d’Utrecht, en vertu de l’article 8,
Louis XIV, majesté très chrétienne, « se désiste de tous droits et prétentions
qu’elle peut et pourra prétendre sur la propriété des terres appelées du Cap Nord,
et situées entre la rivière des Amazones et celle de Japoc ou de Vincent Pinzon ».
La partition semble multiplier les repères à l’envie : au nom de la région concernée, fournissant une définition par compréhension du pays, on ajoute les
bornes, représentées par des fleuves et qui doivent permettre une définition par
extension de l’espace qu’elles enferment. Pour plus de sûreté, on donne deux
noms au lieu d’un pour l’une des rivières, et si cela ne suffit pas, la latitude
précise doit éviter, par la suite, toute ambiguïté. Or, la délimitation des possessions françaises et brésiliennes passera par deux siècles de discussions et
quelques escarmouches, avant qu’un arbitrage suisse, en 1901, ne vienne ruiner les prétentions de la France, pourtant excellemment argumentées par Vidal
de la Blache.
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EMMANUEL LÉZY
Le succès brésilien tient en grande part à la cohérence de la politique diplomatique du Baron de Rio Branco. Fondée essentiellement sur l’observation du
réseau hydrographique, elle permit au Brésil de réduire les contestations sur la
totalité de ses frontières septentrionales, entre 1898 et 1906. Dans le cas de la
Guyane française, il devait se heurter à l’un des plus fameux géographes français, Vidal de la Blache, qui dressa un dossier, étayant les prétentions françaises,
aussi impressionnant qu’inutile4. La rhétorique française semblait pourtant parfaitement cohérente et, à l’aide d’un corpus cartographique exhaustif5, Vidal parvint clairement à établir que dans l’esprit des signataires, la rivière Japoc ne
désignait pas l’Oyapock mais l’Araguary, juste au nord de Macapá. Mais face
à cette puissance magistrale de la culture et du raisonnement, Rio Branco triompha grâce à sa souplesse. Abandonnant la querelle historique lorsqu’elle lui
devenait défavorable, il sut se rabattre avec opportunité sur l’antériorité du
peuplement brésilien en Amapá. Henri Coudreau aura beau pester, rappeler le
rôle de la France dans l’établissement éphémère d’une « République de
Counani », et dans le métissage intime de la population, Vidal parvint mal à arrimer sa parfaite connaissance des cartes à un espace trop étranger (Vidal de la
Blache, 1898).
En 1901, la Suisse trancha donc en faveur de l’interprétation portugaise du
traité d’Utrecht, affirmant voir dans l’Oyapock la rivière de Vincent Pinzon ou
Yapoc. Les arguments cartographiques et historiques de Vidal de la Blache, qui
prouvaient assez clairement que le nom de « Yapoc » est un nom générique signifiant « grande rivière », et non un véritable toponyme, et qu’il fut longtemps
donné par les « coureurs de brousse » et les swervers français et hollandais à
l’Araguary, sur lequel ils traitaient avec les Palicours, ne servirent de rien.
Pas plus que les arguments géomorphologiques décrivant l’envasement de la
branche septentrionale de l’Araguary, qui fut longtemps nommée rivière Vincent
Pinzon, handicapant, par la suite, son identification.
À la suite de l’arbitrage suisse la frontière fut finalement fixée le long de
l’Oyapock (364 km), puis de son principal formateur (62 km) et enfin, par voie
terrestre, jusqu’au point de trijonction avec le Suriname, sur 303 km (Foucher,
1986). Sept bornes furent fixées sur la ligne de partage des eaux par une commission mixte entre 1955 et 1962. La frontière entre la France et le Brésil est donc
aujourd’hui aussi délicate à percevoir que sa définition fut problématique. Il
faut dire que rien, dans les paysages ou dans la population locale ne facilita
vraiment le travail des constructeurs de frontière.
6
UN ESPACE REBELLE AU DÉCOUPAGE
S’il est si difficile de tracer une frontière dans les Guyanes, et par la suite, de
la suivre sur le terrain, c’est en partie parce que la région elle-même se prête mal
à ce genre d’exercice : des densités de population extrêmement faibles, un
milieu naturel difficile à cloisonner, une culture amérindienne muette sur le
sujet de la frontière ou dont les réponses correspondent mal aux préoccupations
coloniales.
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Faiblesse et cloisonnement de la population
La première difficulté est de taille : comment tracer, sinon arbitrairement,
des limites dans un territoire quasiment vide ? Dans un espace guyanais globalement peu peuplé, la frontière franco-brésilienne se remarque par des densités particulièrement faibles. Celles-ci proviennent autant d’un surdimensionnement des communes que d’une population très clairsemée. Encore la forme
des communes, étirées depuis la côte ou le fleuve, doit-elle être prise en compte. Laranjal do Jari, par exemple, n’est réellement peuplée que le long de
l’Amazone, et ses 21 236 habitants recensés en 1991 n’ont pas souvent l’occasion de se rendre dans les Tumuc-Humac (tableau n° 1).
TABLEAU N° 1 - LA POPULATION DES COMMUNES FRONTALIERES (1991)
Commune
Population
Oïapoque
7543
Laranjal do Jari
21236
Saint Georges
1523
Ouanary
82
Camopi
746
Superficie(km2) Densité (hab./km2)
24912
0,30
33422
0,60
2320
0,60
1080
0,07
10030
13,40
La même couleur pâle qui représente sur la carte la faiblesse du peuplement (carte n° 2) rappelle aussi la familiarité de la population, durant tout le
XIXe siècle, de part et d’autre de l’Oyapock. Les observateurs de l’époque,
Coudreau ou Brousseau, chargés de préparer le terrain à une possession française, relevèrent en chœur la couleur « presque blanche » des habitants du
contesté, ainsi que leur attachement à la France. En 1883, après avoir, par
deux fois réclamé par référendum la nationalité française, les Counaniens
s’exclamaient, devant l’explorateur rochelais : « Nous serons français ou indépendants ». En 1888, ils proclamèrent même une éphémère « République de
Counani » que l’arbitrage suisse rendit caduque.
Le milieu naturel guyanais, un espace insécable ?
Le milieu naturel n’est pas non plus d’un grand secours au traceur de
frontière. Sur l’ensemble de la côte, de Cacipore à Mana, on trouve la même
forêt équatoriale sempervirente, particulièrement humide et souvent noyée.
La forêt décourage la nomenclature, par son extrême richesse floristique et
animalière : plus de 60 000 espèces de plantes supérieures, 2 500 000 espèces
d’arthropodes, 2 000 sortes de poissons, 1 000 espèces d’oiseaux et 300 de
mammifères. On compte entre 3 000 et 5 000 espèces d’arbres, entre 50 et
100 à l’hectare (Droulers, 1995). Cette diversité floristique, désespoir des
forestiers (dont certains rêvèrent en 1975 de planter la Guyane française en
unités monophytiques résineuses destinées à la pâte à papier), est un des
gages de survie de l’ensemble, évitant la propagation des maladies. Gardiens
de cette pluralité, certains arbres, comme l’angélique, vont jusqu’à empoisonner le sol à leur pied, par le biais de leur appareil racinaire, afin d’empêcher le développement trop proche de leurs propres graines.
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CARTE N° 2 - LA FRONTIERE BRÉSILIENNE : UN VIDE DANS UNE RÉGION PEU PEUPLÉE
La frontière franco-brésilienne: un vide
dans une région peu peuplée.
Georgetown
Paramaribo
Population en 1991
Cayenne
1010544
Saint Georges
Oïapoque
252683
Camopi
4491
Densité (habt/km2)
[ 2.49 , 1715.16 ]
Macapá
[ .37 , 2.49 [
[ 0 , .37 [
Laranjal do Jari
Paradoxalement, c’est moins cette variété que l’impression d’uniformité
qui déroute le regard européen en forêt tropicale et lui interdit d’identifier
d’hypothétiques « régions naturelles » : les arbres sont droits, élancés, avec un
tronc nu presque jusqu’au sommet et un houppier sommital en couronne étroite, parfaitement visible depuis le sol. Ils présentent une grande simplicité des
formes foliaires (la plupart des feuilles sont du type lauracées). En sous-bois, les
images, les bruits et les odeurs ne sont plus identifiés, l’horizon est fermé par
la verticalité des troncs, la monochromie chlorophyllienne et par la baisse de la
luminosité. Monochromie, triomphe de la ligne verticale sur l’horizontale,
rareté d’unités spatiales homogènes : certains observateurs ont affirmé que la
forêt amazonienne ne propose aucun paysage, repère essentiel au voyageur occidental et particulièrement au géographe. On comprend qu’il est difficile
au profane, entrant dans un tel univers, d’en identifier la structure. Egaré, le néophyte balance entre des sentiments d’extrême simplicité, de massivité, d’uniformité, de permanence et, aussitôt après, au contraire, une sensation décourageante d’irréductible complexité.
C’est donc à tâtons que les géographes du XIXe siècle vont chercher des
repères naturels pour asseoir la nouvelle linéarité de la frontière : un Rhin, des
Pyrénées feraient sûrement l’affaire. Or, de chaîne de montagnes, la région ne
regorge pas. À peine trouve-t-on un « Massif central guyanais », lourd et peu
élevé, et de toutes façons mal situé pour une fonction frontalière. Au sud-ouest,
quelques inselbergs alignés dominent ponctuellement une ligne de partage
des eaux peu sensible. Si peu sensible que, plus à l’ouest, entre Brésil et
Venezuela, les cours d’eau hésitent et accordent, alternativement, leurs subsides
à l’Orénoque ou à l’Amazone.
Les fleuves offrent, bien sûr, à leurs embouchures, des repères commodes.
Mais leurs caractères physiques vont bientôt les révéler inaptes à supporter le
concept européen de la frontière fluviale. Les cours d’eau guyanais, comme
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tous ceux des milieux chauds et humides, ont en effet une capacité érosive
extrêmement réduite car ils ne transportent que des éléments fins. Cela est
dû non à un manque de compétence, mais à l’altération poussée de la roche
qui ne lui fournit que du matériel de ce type. En résulte la fréquence des rapides
et des chutes sur ces rivières incapables de régulariser leurs cours. Les fleuves
guyanais se caractérisent donc, comme la plupart des cours d’eau tropicaux,
par une alternance de biefs, longs paliers en pente faible, où le lit est à peine
entaillé, où l’eau semble à peine s’écouler et où les forêts riveraines se mirent
comme en autant de miroirs, et de courtes sections où la pente se raidit, parfois jusqu’à la verticale, où le courant s’accélère jusqu’à la chute, lorsque l’eau
décolle de la paroi. Il en résulte un découpage en trois paysage fort distincts,
et il n’est pas rare que le cours d’eau change de nom, au grès des confluences,
soulignant encore l’indépendance des différents pays du fleuve.
La zone tidale représente la région de l’embouchure, qui constitue sur tous
les fleuves côtiers un estuaire remonté sur plusieurs dizaines de kilomètres par
la marée. Cet espace est limité, en amont, par les premiers sauts conséquents,
et la circulation est donc facilitée. C’est le domaine où se lit le mieux la victoire du fluide sur le solide, que ce soit dans la végétation, les sols, ou dans les adaptations auxquelles sont contraintes les installations humaines. Les débarcadères
surélevés dominent de plusieurs mètres, à marée basse, les bateaux échoués couchés sur le flanc. Les villages indiens du bas Oyapock, sur la rive brésilienne, se
dressent sur de hauts pilotis et les rues sont formées par des planches coincées
entre des poteaux enfoncés dans le sol, qui flottent à marée haute
(photographie n° 8). C’est l’espace de la circulation aisée qui autorise une liaison régulière avec les villes de la côte. Les villes se situent en fond d’estuaire,
PHOTOGRAPHIE N° 8.
UNE VENISE AMÉRICAINE AU BORD DE
L’OYAPOCK. SENTIERS
FLOTTANTS DANS UN
VILLAGE DE L’ESTUAIRE
(CLICHÉ E. LÉZY).
entre la côte et l’intérieur autrefois, et aujourd’hui, à l’intersection entre le fleuve et la route. Ces villes, qui furent longtemps maîtresses d’une colonie fluviale indépendante, portent généralement le nom du fleuve dont elles drainent la
richesse. La vie toute entière est rythmée par le flot et le jusant et l’on vous
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expliquera peut-être qu’un bain dans l’eau montante tourbeuse peut apporter
la fortune, mais qu’un autre dans le courant pur du fleuve lave des pêchés et
chasse les mauvais sorts.Le cours moyen est un monde différent, qui débute aux
premiers sauts importants interdisant l’accès des gros bateaux commerciaux,
comme le Neptune qui ravitaille Saint Georges, mais aussi des canonnières
comme celle qui bombarda Albina en décembre 1986. Les sauts marquent la
victoire du solide sur le liquide, de la résistance sur la circulation et, par leur danger même, assurent une certaine indépendance aux espaces concernés. Là, se
trouvent les villages les plus importants des Noirs marrons et des Amérindiens,
reliés par un trafic extrêmement puissant de pirogues qu’ils contrôlent parfaitement, de la fabrication à la conduite, et, de plus en plus, par les liaisons
aériennes. Le fleuve est la seule voie de communication quotidienne et la vie se
structure autour du rythme particulier des biefs et des sauts qui forment les
frontières e les points forts des installations humaines.
Le haut fleuve, enfin, est le lieu du passage occasionnel. Des expéditions de
chasse aux grands déplacements des Wayãpí, des Wayana ou des Emerillons,
d’un bassin versant à l’autre, des expéditions scientifiques au nettoyage des
bornes frontières, il n’y a plus ici d’installation permanente. Les quelques populations amérindiennes qui y vivent, connues ou ignorées, pratiquent encore
un semi-nomadisme qui les protège et les nourrit. En Guyane française,
on ne parle plus « du fleuve » pour cet espace, mais de la forêt, ou des « grands
bois ». L’élément aquatique, représenté par la crique, n’est plus qu’un élément
secondaire du mode de vie. Au delà de cette partition ternaire, c’est chaque bief,
limité par deux sauts, qui constitue une cellule presqu’autonome.
Le refus de l’appropriation du sol par les cultures
amérindiennes
La seule frontière véritablement naturelle, comme le souligna Henri Coudreau,
est donc celle qui, s’appuyant sur les premiers sauts, définit, en en interdisant
l’accès, une Haute Guyane, isolée des influences de la Guyane « basse », celle
de la côte ou de l’Amazonie. Selon Coudreau, qui rêva d’y installer une « Nouvelle
Acadie », c’est dans la pureté des grands bois, dans la beauté des Indiens qu’il
faut fonder la colonie française idéale. Hélas, les cultures amérindiennes, niant
toute appropriation du sol, constituent un relais bien faible à cette ambition de
protectorat. Au contraire, c’est la frontière même entre le sujet et le paysage qui
est remise en cause, supprimant du même coup toute justification d’une frontière linéaire.
L’appropriation de l’espace par des populations qui pratiquent en majorité une agriculture semi-nomade est très faible. La technique de l’abattis incite
à l’abandon régulier des espaces défrichés, menacés par les fourmis-manioc. Il
n’y a pas de travail de bonification ou d’intensification des cultures qui puisse
entraîner un rapport affectif profond entre l’homme et son abattis. Celui-ci,
d’ailleurs, n’est pas considéré comme un essart, une clairière amie au sein d’une
forêt hostile. Les ressources alimentaires tirées de la forêt sous forme de poissons essentiellement, mais aussi de chasse, de cueillette et d’extractivisme, sont
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souvent comparables, voire supérieures, à celles de l’agriculture. Enfin, les
formes complexes de domestication de la forêt invitent de plus en plus à penser l’abattis comme une étape d’un cycle aboutissant à la mise en valeur de
l’ensemble de la forêt, par l’accroissement de la densité des espèces utiles, et
non comme une unité spatiale et économique indépendante.
L’appropriation n’est pas non plus le fait du village. Comme l’abattis, celui-ci
est amené à changer de lieu, soit sous la pression des fourmis-manioc et de la
raréfaction du gibier et du poisson, soit à la suite du décès d’un personnage éminent du village. Le facteur essentiel d’appropriation de l’espace en Europe, qui
est la relation aux ancêtres dont l’espace est toujours hanté, sous des formes multiples (cimetières, noms de rues, de champs, de lieux-dits) est donc réduit à néant.
La non-identification des lieux sous forme de paysages constitue un autre
élément majeur du rapport tout-à-fait particulier que les Indiens entretiennent
à l’espace. Le tout concourt à empêcher non seulement l’appropriation de
l’espace, mais même le développement de cette notion si importante en Europe
ou au Japon, qui est le paysage. Or, le paysage, par sa fonction d’enracinement de l’identité, régionale ou nationale, joue un rôle important dans la définition des frontières. Plusieurs facteurs contribuent, en effet à handicaper l’apparition de « paysages » en milieu amazonien, comme l’a bien montré Elisabeth
Galliot (Galliot, 1995) à partir de l’expérience de Philippe Descola, en 1994, chez
les Indiens Achuars (Descola, 1994). L’auteur identifie tout d’abord des données
naturelles qui empêchent la perception globale du paysage. C’est, dans un
premier temps, l’absence d’horizon, créée par l’omniprésence de la forêt, puis
l’absence de repères visuels : « La forêt équatoriale est uniforme dans sa
richesse, elle forme masse et aucun élément spécifique ne se distingue dans cette continuité végétale. Même les cours d’eau, propices au mouvement des
choses, à l’écoulement, donc au renouvellement, n’apportent pas de possibilités de repérages ». Sont invoqués enfin la mouvance des lieux et l’uniformité des formes dans le temps et dans l’espace.
Mais d’autres analyses se révèlent plus pertinentes, comme celle du rôle de
la préoccupation avant tout cynégétique dans la non identification du paysage :
« Le regard du chasseur est exclusif de toute préoccupation paysagère ». De fait,
l’attente, le pistage, se portent sur les formes de vie dans la forêt, chaque individu, animal ou végétal étant perçu dans son mouvement et dans la signification de ce mouvement. Si paysage il y a, il est composé autant d’odeurs et de
sons que d’images et son dynamisme s’accorde mal au pittoresque extatisme
de la contemplation. C’est une perception tendue, brutale et passionnée,
mêlant expérience des sens et intuitions et dans laquelle le sujet ne peut, faute de perdre toute information, se sentir dissocié : « Il n’y a pas de distinction
entre l’homme sujet qui regarde et l’objet-nature qui est regardé ». La rencontre entre l’homme et le milieu se fait selon une direction perpendiculaire à
celle qui fonde le paysage. Elle ne constitue pas une surface disposée face au
regard du voyageur, comme une plaine vue de la colline, un tableau ou une carCAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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te. C’est au contraire un axe tendu comme une corde, ou comme la flèche
qu’elle décoche et qui, les traversant tous deux, unit le chasseur et sa proie, comme sur certaines peintures rupestres le sexe du flécheur est relié directement à
la chair désirée de l’animal.
C’est peut-être cette impossibilité de dissocier l’homme de son environnement qui donne la clé de la relation amérindienne au lieu. Cette relation est absolument immédiate et non seconde, à l’inverse de l’expérience paysagère qui suppose une abstraction du spectateur hors du temps et de l’espace qu’il admire
et qui devient, déjà, une projection de l’espace qui l’entoure. La forme amérindienne de connaissance de l’espace, au contraire, s’apparente beaucoup
plus aux explorations hallucinogènes, auxquelles elle a d’ailleurs souvent recours,
qu’à une observation rationnelle et détachée.
Lors de ces expériences, l’espace est perçu comme une prolongation, une
virtualité de moi, tandis qu’à l’inverse, ma sensation est la seule matière concrète de l’espace qui m’entoure. L’usage des drogues traditionnelles est très répandu chez les populations amérindiennes et Stephen Hugh Jones a montré la difficulté d’en distinguer le concept de celui de l’aliment (Hugh Jones, 1996). Il serait
donc fallacieux de chercher à fonder sur une approche culturelle
amérindienne de l’espace le concept européen de frontière. Celle-ci, exigeant
une séparation radicale entre le sujet et l’objet, va à l’encontre du mode de
connaissance fusionnel des populations forestières amérindiennes.
« CHASSEZ LE SURNATUREL » :
LES TUMUC-HUMAC, UNE FRONTIÈRE LÉGENDAIRE
Le mythe de l’El Dorado fut en grande partie à l’origine de l’invention d’une
région Guyane. À la fin du XIXe siècle, c’est au contraire l’esprit scientiste et les
outils d’observation « objectifs » qui fixent la frontière franco-brésilienne sur
une chaîne de montagne et font voler en éclat le rêve d’unité de la cuvette
aurifère décrite par Walter Raleigh (Lézy, 1989). On serait tenté de voir dans
l’apparition des Tumuc-Humac sur les cartes de la région, un enterrement de
première classe du légendaire et du merveilleux. Il apparaît en fait qu’au delà
de l’inversion des formes, la familiarité l’emporte entre les deux thèmes. De
l’un à l’autre subsiste le mythe, un nom merveilleux qui continue à guider les
romanciers et à faire marcher les légionnaires.
Les Tumuc-Humac : la ligne de partage des mots
L’existence d’une chaîne de montagne sur les cartes d’Amérique du Sud, séparant les fleuves côtiers des affluents de l’Amazone, n’est pas une nouveauté. Bien
avant l’apparition même d’une Guyane, une impressionnante muraille naturelle
individualisa souvent la « côte sauvage » ou la « Caribane ». Le plus souvent, cette chaîne n’avait pas de nom, et ne prétendait même pas figurer un véritable
relief véritable : des « chaînes de complaisance », chargées de souligner les
limites des principaux bassins hydrographiques. Contrairement à ce qu’on peut
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D ’ UNE MERVEILLEUSE RUPTURE
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lire parfois, le nom Tumuc-Humac n’apparaît pas en 1877 sous la plume de Jules
Crevaux, même s’il exerça sur l’explorateur une véritable fascination. Il semble
que ses premières apparitions remontent à 1825 et à la seconde édition de
l’Atlas des deux Amériques de Buchon. L’appellation y semble toute fraîche et,
si elle figure sur la carte de Guyane aux sources du Suriname sous la forme
Tumucurague, elle ne se trouve ni sur la carte générale des deux Amériques, ni
sur la carte du Brésil (Marcel, 1898).
Les Tumuc-Humac doivent donc attendre 1842 et l’Abrégé de géographie universelle de Malte Brun pour faire véritablement leur entrée officielle dans la
géographie française. Pourtant, un document plus ancien porte le nom de
Tumuc Humac : la carte de l’Amérique méridionale que La Cruz Cano y Olmedilla
publia en 1775 à Madrid. Cette carte tirait profit des informations glanées
entre 1754 et 1759 par l’expédition dirigée par D. José Solano chargée d’établir les frontières entre les colonies portugaises et espagnoles. C’est dans l’immédiate lignée de la carte de Olmedilla que se situe celle de la Nouvelle Andalousie
de Louis de Surville, alors secrétaire des Archives de Secrétariat d’État et du
« Despacho » universel des Indes. Figure en bonne place une « Serra de
Tumucumaque », au nord-est de la « laguna Parime o mar Dorado ».
C’est surtout à la fin du XIXe siècle que les Tumuc-Humac prennent une
véritable ampleur et deviennent l’horizon inaccessible de toute exploration en
Guyane. La France qui, grâce à ses articles dans le Tour du Monde, se passionne pour les voyages de Jules Crevaux (1847-1883), répète avec lui ce nom
magique : « Je suis plein d’enthousiasme à l’idée que, dans trois jours, j’arriverai
au sommet d’une chaîne de montagnes que nul n’a traversée avant moi.
Il faut que j’atteigne ce but, dussé-je succomber en arrivant » (Crevaux, 1987).
Le médecin qui sillonna la Guyane et le Nord de l’Amérique méridionale, de 1877
à sa mort chez les Indiens Tombas de Bolivie, franchit en septembre 1877 les
Tumuc-Humac par l’Itany. Hélas, la découverte n’est pas à la mesure de ses
espérances. Un alignement d’inselbergs dépassant rarement les 1 000 mètres
et se raréfiant vers l’est (photographie n° 9). Honnêtement, sa description laisse transparaître sa déception, et il ne parle plus que « des éminences formées
de roches granitiques qui sont la continuation de la chaîne de montagnes que
les géographes appellent Tumuc-Humac ». Pour lui, ce qu’il traverse sans effort,
entre Itany et Parou, n’est pas la chaîne elle-même mais son piedmont. Les
Tumuc-Humac se trouvent toujours un peu plus loin.
Les Tumuc-Humac : Une nouvelle fable géographique
Si la montagne mythique constitue un idéal inaccessible pour Crevaux, son
successeur, Henri Coudreau (1859-1899) dans le désir de toujours le dépasser
ira jusqu’à prétendre avoir franchi, en compagnie des « Oyampis », les « hauts
cols des Tumuc Humac » (Coudreau, 1893), dont il dressera la carte en 1893
(carte n° 3). Jean Hurault, excellent connaisseur d’une région qu’il a longtemps
arpentée et qu’il a contribué lui-même à borner, fut le premier à affirmer que
cette carte constituait une véritable imposture, établie sans réel souci des distances et des altitudes, sur des itinéraires que Coudreau n’avait par réellement
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EMMANUEL LÉZY
PHOTOGRAPHIE N° 9.
LES MONTS TUMUCHUMAC. LES INSELBERGS DES TUMUCHUMAC, INDIQUÉS
PAR « ALPHA »
AKAYULI : LA VÉRITÉ
EST TOUJOURS EN
DEÇÀ (CLICHÉ E.
LÉZY).
parcourus (Hurault, 1973). À partir de 1950, les photographies aériennes ont
beau révéler l’inexistence d’une réelle chaîne de montagnes, celles-ci constituent
toujours le fond de la carte IGN de 1960. Depuis, la chaîne a disparu en tant
que relief, mais le toponyme figure toujours sur la plupart des représentations
cartographiques.
CARTE N° 3 - LES PYRÉNÉES GUYANAISES DÉCRITS PAR HENRI COUDREAU
Une partie de l’imposture des Tumuc-Humac peut donc être imputée à
celui qui en fut le plus vibrant propagandiste : Henri Coudreau. Avide d’aventures et de gloire, le jeune homme se lance, à 22 ans, sur les traces de celui qui
berça son adolescence de ses récits d’exploration. Son courage authentique et
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D ’ UNE MERVEILLEUSE RUPTURE
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son endurance lui permettront de remonter l’Oyapock, l’Amapá, puis la quasi totalité des affluents de rive droite de l’Amazone, jusqu’à sa mort, à Belém,
d’un accès de paludisme. Entre Crevaux et Coudreau, aux itinéraires si semblables
jusqu’à la mort précoce, existe un lien presque filial d’imitation-négation qui n’est
pas sans faire penser à celui qui unit Thévet à Léry à Guanabara, Colomb à
Raleigh et Raleigh à Humboldt. Ce sont des sortes de doublets littéraires installés
de part et d’autre de la frontière de la fiction, qu’à chaque génération, un jeune ambitieux tente de faire franchir à l’ancien. Car la fiction est la mort du
géographe et tout se passe comme si, à chaque génération, il ne pouvait exister qu’une seule vérité par espace parcouru. Dans le cas présent, paradoxalement, le désir de dépasser son prédécesseur est si fort chez Coudreau qu’il
n’hésite guère à accentuer les traits de la réalité observée : les modestes « Trois
Sauts » de l’Oyapock deviennent une chute impressionnante et la pénéplaine
du haut Oyapock, une chaîne de montagnes.
On ne peut donc que constater l’incroyable vivacité des légendes cartographiques dans la région. Une fois semées, les géographes mettent des générations à les en arracher. Si le sol était favorable, il faut bien reconnaître que la
fiction coïncide aussi à une attente, et en affirmant l’existence des TumucHumac, Coudreau, qui aimait énormément la Guyane et la connaissait bien, n’a
sans doute pas plus eu l’impression de la trahir que Raleigh en parlant
d’El Dorado. Dans un cas comme dans l’autre, l’objet occupe une fonction
géographique qui dépasse la simple mise en valeur de son inventeur ou
propagateur.
La double naissance des Tumuc-Humac correspond d’une façon frappante à deux périodes de démarcation au sein des Guyanes. La première entre
Espagne et Portugal, la seconde entre France et Brésil. La première fonction de
cette chaîne opportune fut donc de fixer stratégiquement des frontières qui,
à dire vrai n’avait pas d’autre réalité que cartographique. Voilà qui explique (sans
la justifier) l’imposture des cartographes. Si, dans le monde réel, la frontière se
doit de composer avec les exigences naturelles, si elle désire s’installer sur une
ligne de crête, le tracé d’une frontière qui n’aura d’autre réalité que cartographique ne peut-il décider de la localisation de son site ? La carte devient un univers virtuel quasiment indépendant de la réalité et bon nombre des légendes
de la Guyane pourraient s’expliquer par le manque de relation entre la carte et
une réalité méconnue. À la même époque, le géographe allemand Ritter mettait en garde contre le danger d’enfermement du cartographe dans le monde
qu’il crée, et la nécessité (souvent frustrante) de rappeler le rapport au réel, par
des Blancs manifestant les limites de la connaissance.
La phrase de Jules Crevaux à propos de « la continuation de la chaîne de
montagnes que les géographes appellent Tumuc-Humac » est en cela fort
révélatrice. À la suite de son expédition, Crevaux était fort habilité à contester
l’appellation de « montagnes » accordée à ce modeste relief et aurait pu écrire : « La continuation des Tumuc-Humac que les géographes appellent une
chaîne de montagnes ». En inversant les termes, Crevaux révèle inconsciemment
que les « géographes », dans la région ne se contentent pas de définir le relief :
ils le nomment, et, ce faisant, le créent. Les « géographes » sont la tribu la
plus importante de la Guyane et ce sont leurs toponymes qui en peuplent les
cartes. On peut presque, du coup, accorder une nouvelle valeur à cette « continuation » dont parle l’explorateur : les « pains de sucre » qu’il découvre ne
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EMMANUEL LÉZY
sont-ils pas la continuation terrestre de la chaîne de montagne cartographique ?
La Guyane réelle n’est-elle pas toute entière la projection parfois imparfaite,
souvent décevante de la carte ? La filiation entre carte et réel est alors inversée
et l’on retrouve un circuit de type providentialiste, dans lequel, pour reprendre
l’expression de Lévi Strauss, l’explorateur vient « vérifier » les informations de
la carte.
Quoiqu’il en soit, dans un débat diplomatique qui se fit avant tout en abattant des cartes, l’érection cartographique de montagnes devenait un effort
patriotique aussi salutaire que la vigilance aux sommet concrets. Qui eut pu
reprocher à Coudreau d’avoir le regard rivé sur la ligne bleue des TumucHumac si, au prix d’une légère imposture, la France voyait augmenter son territoire ? On retrouve ici un point sensible d’affrontement entre Coudreau et
son rival et modèle Jules Crevaux. Critiquant amèrement ce dernier qui, lors du
contesté franco-brésilien, en 1889, avait déclaré que l’Awa possédait un débit
supérieur au Tapanahony, et était reconnu par les Noirs marrons comme « la mère
du Maroni », Coudreau affirma l’inverse, et jura que les Noirs tenaient l’Awa pour
« le père du Maroni ». La fin du diplomate justifie-t-elle les moyens du cartographe ?
Le mythe : la dernière frontière
Il serait dommage, pourtant, de cantonner les Tumuc-Humac dans un rôle
strictement séparateur et de les reléguer aux limites de la Guyane, alors qu’à
plusieurs titres, ils en constituent toujours le centre et en garantissent même
l’unité. Étrangement, Tumuc-Humac et El Dorado qui semblent se nier de
façon catégorique, appartiennent à la même famille. Le nom des montagnes
l’indique, tout d’abord, qui est « d’apparence péruvienne ou mexicaine » souligne Henri Coudreau lui-même (Coudreau, 1893), en soulignant la référence
implicite qu’il constitue aux grandes cultures amérindiennes, comme l’El Dorado
en était une explicite.
CARTE N° 4 : LES TUMUC-HUMAC, SUBSTITUT DE L’EL DORADO DANS LES FRONTIÈRES GUYANAISES
La Guyane des XVIII° début XIX° siècles:
la ligne de partage des eaux des indépendances
latines et le vélage des Guyanes côtières.
La Guyane des XIX°-XX° siècles:
le fractionnement en régions fluviales
Georgetown
Georgetown
La naissance
BRÉSIL
La maturité
Suriname
Cayenne
Guyane
française
guyana
La Néblina
3 100m
R io N egro
Rio Bra
nc
o
R io N egro
Cassi ia
qu re
La Néblina
3 100m
zo n
e
A ma
Rio Bra
nc
o
Guyane
uc-Humac
s Tum
Mont
VENEZUELA
noque
Oré
GUYANES CÔTIÈRES
noque
Oré
Lac Parimé
R io N egro
Paramaribo
Cayenne
VENEZUELA
Manoa ou Dorado
BRÉSIL
zo n
e
Pacaraïm a
Cassi ia
qu re
noque
Oré
Paramaribo
rra
S ie
A ma
La vieillesse
zo n
e
La Guyane au XVII° siècle:
une île merveilleuse.
A ma
0
100 km
Horizontalement: une évolution linéaire vers une disparition de l'objet?
La cuvette de la Guyane, lestée
par la légende de l'El Dorado.
Verticalement
les
révolutions
cycliques
d'un
objet
stable.
Les Tumuc-Humac, substitut de l'El Dorado
dans les frontières guyanaises.
Autour des Tumuc-Humac,
le chateau d'eau de la Guyane,
déformée par le mythe souterrain
de l'El Dorado.
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D ’ UNE MERVEILLEUSE RUPTURE
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Il existe en fait une filiation intéressante entre le lac Parimé, la serra de
Parimé et les monts Tumuc-Humac. Le passage cartographique de l’un à l’autre
se fait d’abord par une inversion du relief, en gardant la référence à Manoa, puis
par le changement de nom. Cette évolution n’aboutit finalement pas à un éloignement total du point d’origine, mais à un retournement du mythe de l’El
Dorado, puisque le nom même de Tumuc-Humac est affirmé de consonance
« mexicaine ou péruvienne » et, en tous cas, sans « aucune étymologie acceptable dans les langues des tribus indiennes de la contrée ». Niant en apparence l’ancienne légende, qu’elle raye sur les cartes de la rature de son tracé, les
Tumuc-Humac ne font, en réalité, qu’enterrer plus profondément, au sens figuré presque comme au sens propre, le mystère de la ville d’or. L’El Dorado était
un fantôme de l’Inca, les Tumuc-Humac en sont le tombeau. Il y a donc dès lors
une généalogie complexe des légendes : l’El Dorado était une réminiscence
de l’Inca et les Tumuc-Humac un avatar de l’El Dorado. Or, paradoxalement,
cette filiation s’accommode d’un complet retournement topographique : le
lac devient une montagne, l’endoréisme guyanais le château d’eau de la région.
Cette inversion des valeurs topographiques, loin de détruire l’unité guyanaise,
permet au contraire sa survie au delà de la fixation de la frontière franco-brésilienne. Elle enregistre la nouvelle logique guyanaise, centrifuge et non plus centripète. Partagée, peuplée sur ses marges et explorée en son centre, la Guyane
ne pouvait plus survivre dans son unité, en conservant pour centre un mythe
dépassé tel que l’El Dorado. Tout s’est passé comme si la colonisation progressive des marges guyanaises, et l’observation rationnelle de son cœur avait
exercé une pression très forte sur ses marges. Plus rigide, moins irrationnelle,
la cuvette mentale se serait brisée en unités distinctes et aurait disparu en tant
qu’objet géographique. Sa souplesse, la charge imaginative dont l’avait dotée
les mythes qui l’avaient inspirée, lui permirent au contraire de résister et, sous
l’effet de la pression, de se retourner sans rompre, comme une assiette en plastique. C’est ce qui permet de comprendre la continuité dans l’inversion des
repères topographiques et la subsistance du mythe au centre de la région.
Simplement, au XVIIe siècle, le mythe était explicitement « posé sur » la région.
Au XIXe siècle, il passe « sous » la description géographique rationnelle et
devient une référence inconsciente, un mythe et non plus une légende.
Il est frappant, dans cette optique, de comparer les deux cartes « biseautées »
de Raleigh et de Coudreau. L’apparente rationalité de la dernière, établie en respectant les règles formelles les plus précises de l’époque, ne l’empêche pas
d’être aussi fabuleuse que la première. La fable est désormais cachée sous une
topographie dont elle explique presque le relief, alors que chez Raleigh, elle était
visible et justifiait par sa pesanteur la forme en creux de la région.
UNE FRONTIÈRE MERVEILLEUSE ?
La fixation de la frontière franco-brésilienne au cœur de la région guyanaise n’a donc en rien mis fin à la charge de merveilleux dont jouit encore
aujourd’hui cet espace. Si le merveilleux est seul capable d’assurer la séparation
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entre France et Brésil, c’est que les deux pays se rencontrent au cœur d’une
région, vide et lointaine, rétive au déchiffrement rationnel. N’est-ce pas toujours
la fonction de la marge que de laisser s’exprimer les valeurs niées par les pouvoirs centraux ?
Notes
1 Voltaire estimait, à l’époque du Candide et du nègre de Paramaribo, que la
colonie hollandaise était dix-huit fois plus riche que la française.
2 Si la Guyane est un département français depuis 1946, l’Amapá a du attendre
1992 pour passer du statut de territoire à celui d’État à part entière.
3 Les productions envisagées ne sont pas encore clairement définies. L’Agence
française de développement penche pour le meuble en bois amazonien,
Capiberibe a un faible pour le cœur de palmier…
4 Michel Foucher a fait remarquer qu’à l’époque, Vidal de la Blache, plus
intéressé par la chaire de géographie de la Sorbonne, qu’il serait le premier à
occuper, que par le sort d’une colonie lointaine, suivit peut-être dans son
argumentation une démarche plus scientifique que politique. Il semble en tous
cas s’accommoder de bon gré de la défaite française (Cf. L’invention des
frontières, 1986, p. 226)
5 On trouvera dans le cédérom inclus dans le présent numéro des CAL, une
partie des cartes utilisées par Vidal.
6 « Ces swervers étaient des coureurs d’aventures, parmi lesquels beaucoup de
Français des Antilles, qui se lançaient dans les forêts de l’intérieur de la colonie du
Suriname, pour trafiquer avec les indigènes » (Vidal de la Blache, 1902, p. 84).
BIBLIOGRAPHIE
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Paulo.
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DROULERS, Martine, 1995, L’Amazonie. Paris, Nathan.
FOUCHER, Michel, 1986, L’invention des frontières. Paris, Fondation pour les
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HURAULT, Jean-Marcel, 1989, Français et Indiens en Guyane, 1604-1972. Cayenne,
Guyane Presse diffusion.
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Humac », dans Bulletin de la Société des Américanistes de Paris, tome II, vol 1,
p. 1-14.
SANTILLI, Marcio, 1990, « Projet Calha Norte, Politiques indigénistes et frontières
nord-amazoniennes », dans Ethnies, n° 11-12.
VIDAL DE LA BLACHE, Paul, 1898, « Le contesté franco-brésilien en Guyane »,
dans Annales de géographie, t. VII, 1898 et t. X, 1901.
R ÉSUMÉ - R ESUMO
Il est (une fois) en Amérique latine une
frontière peu connue qui unit, à l’abri
des frondaisons tropicales, la France (et
à travers elle l’Union européenne) et le
Brésil. La plus longue frontière de
France, longtemps figée dans un triste
rôle de no-man’s land inhabité, est en
train de changer sur ses marges. La route reliant Cayenne à Macapá devrait être
achevée avant 2000, entraînant de profondes mutations sociales, démographiques et économiques. Mais au cœur
de la région, de l’El Dorado aux TumucHumac, c’est toujours la légende qui
sépare deux grandes nations industrielles.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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Era uma vez na América Latina, uma fronteira pouco conhecida que unia, sob as
frondosas copas tropicais, a França (e,
através dela, a União Européia) e o Brasil.
A mais longa fronteira francesa, durante
muito tempo petrificada num triste papel
de no-man’s land inabitado, está se
transformando em suas margens. A estrada ligando Cayenne à Macapá deverá
ficar pronta antes do ano 2000, provocando profundas mutações sociais, demográficas e econômicas. Mas, no coração
da região, do El Dorado aos montes
Tumuc-Humac, é sempre a lenda que
separa duas grandes nações industriais.
91
d
COMMENT
P E U T - O N ÊT R E
AM É RICANIST E ?
Charles Illouz
Laurent Vidal
Jean-Michel Guittard
Mona Huerta
LE BRÉSIL
ET LES SCIENCES HUMAINES :
PASSÉ-PRÉSENT
ENTRETIEN AVEC CLAUDE LÉVI-STRAUSS*
C HARLES I LLOUZ
ET
L AURENT V IDAL **
Charles Illouz - Laurent Vidal : Pour commencer, en forme de boutade, citons
le poète Mario de Andrade : « La sociologie, c’est l’art de sauver le Brésil ».
Claude Lévi-Strauss : Oui, peut-être qu’il a dit ça…
C.I.-L.V. : « La sociologie, c’est l’art de sauver le Brésil. », ou alors le contraire
serait également valable : « le Brésil connaît l’art de sauver la sociologie »…
C.L.-S. : En tout cas l’anthropologie. Oui, c’est quelque chose que je dirais
volontiers, parce qu’il y a actuellement au Brésil une des écoles anthropologiques les plus vivantes et les plus fécondes qui soient actuellement dans le
monde. Le Brésil se trouve, avec quelques années de décalage, dans la même
situation qui s’était produite aux États-Unis dans les dernières années du XIXe
et au début du XXe siècle, c’est-à-dire qu’une école anthropologique naissait
et avait pour elle cette ressource extraordinaire que son terrain d’étude était
sur le sol national. Terrain en même temps d’une grande richesse et où il
n’était pas trop difficile d’aller. C’est à peu près la même situation que nous
voyons actuellement fleurir et prospérer au Brésil. Non seulement les Indiens
sont toujours là, mais il y a toute une équipe ou même plusieurs équipes de
jeunes ou déjà de moins jeunes anthropologues, qui sont parmi les plus
brillants, je pense, qui existent aujourd’hui dans le monde1.
C.I.-L.V. : Ont-ils une approche très particulière ?..
C. L-S. : Ce qui est admirable, c’est qu’ils continuent, ils sont même presque
les seuls maintenant dans le monde, à faire de la vraie anthropologie.
C’est-à-dire qu’ils vont auprès de populations profondément différentes par
leur histoire, leur culture et leur langue, de la leur, pour essayer de comprendre ces expériences sociologiques toutes faites que représentent encore, peut-être pas pour très longtemps, mais que représentent toujours leur
* Collège de France. Laboratoire d’anthropologie sociale. Entretien réalisé le vendredi 5 février 1999.
** Espace Nouveaux Mondes (université de La Rochelle).
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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COMMENT PEUT-ON
^ÊTRE AMÉRICANISTE ?
CHARLES ILLOUZ
&
LAURENT VIDAL
existence. Alors, pour reprendre une expression que j’ai jadis entendue prononcer par un grand anthropologue nord-américain, Robert Lowie, ce qu’ils
font c’est de l’anthropologie in the grand style.
C.I.-L.V. : C’est un ton un peu différent de ce que l’on a lu assez récemment
dans vos écrits, je pense particulièrement à Saudades do Brasil2, ce petit texte de souvenirs et de photos, où vous avez un regard plutôt pessimiste sur la
condition des Indiens que vous dites être toujours là, les voyant d’une certaine
façon dans une voie terrible, et vous y faites peu état de cette vigueur et du
regain d’intérêt qu’ils suscitent au Brésil même…
C. L-S. : Je crois que j’en fais état… En tout cas je crois n’avoir jamais perdu une
occasion de rendre hommage à mes jeunes collègues brésiliens.
C.I.-L.V. : Entretiennent-ils encore quelques liens avec l’université de São Paulo
où vous aviez enseigné dans les années 1935-1938 ?
C. L-S. : Oui, certains sont professeurs ou chercheurs à l’université de São
Paulo. Maintenant, le lien avec l’équipe dont je faisais partie s’est un peu
distendu, parce qu’aucun d’eux ne furent mes élèves bien sûr ; ceux qui
furent mes élèves sont à la retraite depuis déjà un bout de temps, ce sont donc
les élèves de mes élèves, et peut-être quelque fois les élèves des élèves de mes
élèves ; mais enfin je me plais à penser qu’il y a une petite tradition qui s’est
maintenue.
C.I.-L.V. : Mais l’influence que vous auriez pu avoir serait plus constituée par
les propositions que vous avez formulées après votre retour en France, que
par l’enseignement que vous avez dispensé à cette époque-là…
C. L-S. : Oui, mais en plus de cela nous avons conservé des liens.
C.I.-L.V. : Le structuralisme est une pensée à laquelle les Brésiliens sont
sensibles ?
C. L-S. : Ce n’est pas à moi de le dire… Je ne dirais pas qu’aucun d’entre eux
se proclame structuraliste, mais je pense qu’ils ont, comme d’autres, absorbé dans une synthèse personnelle un certain nombre d’éléments qui venaient
de là.
C.I.-L.V. : Pour revenir sur cette période de 1935-1938, il y avait en même
temps que vous d’éminents chercheurs, ou plutôt ceux qui allaient devenir
d’éminents chercheurs français, qui travaillaient sur des disciplines des sciences
humaines qui n’étaient pas l’anthropologie. Je pense à Fernand Braudel,
Pierre Monbeig, ou d’autres non directement liés à l’université de São Paulo,
mais que vous avez croisés au Brésil à cette époque, comme Alfred Métraux…
C. L-S. : Oui, en effet, je l’y ai rencontré pour la première fois vers la fin de
mon séjour, ensuite nous avons été très très intimement liés.
C.I.-L.V. : Alfred Métraux c’est en effet quelqu’un d’un peu à part, mais avec
les autres vous n’avez pas renoué, une fois en France, en termes de recherches
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interdisciplinaires. On pense, par exemple, à l’école des Annales, avec Fernand
Braudel qui était présent à l’université de São Paulo au même moment que
vous et avec lequel dans la confrontation de l’anthropologie et de l’histoire
vous auriez pu poursuivre un débat, qui n’a cessé d’ailleurs d’être relancé.
C. L-S. : Il y a eu, non pas un débat, c’est trop dire, mais il y a eu des échos
mutuels. Je crois que l’anthropologie, après la guerre, est apparue pendant
un moment comme une rivale de l’histoire et on a eu le sentiment qu’une compétition pouvait se nouer. Les idées de Braudel sur la longue durée, en grande partie, c’est une défense de l’histoire, une réaction des historiens contre
la pensée des anthropologues. Et moi-même j’ai dit ce que je pensais de la
longue durée dans le dernier chapitre de La Pensée sauvage. Mais ce sont
des échanges qui se sont passés de loin, il n’y a jamais eu aucune polémique
et d’ailleurs nous sommes restés assez proches les uns des autres.
C.I.-L.V. : En effet, Braudel semble nourrir beaucoup d’estime pour votre travail, tout au long de ses articles3…
C. L-S. : Et réciproquement. Mais enfin, le débat s’est résolu, en ce sens que les
historiens ont incorporé à leur propres recherches beaucoup de perspectives
ou des points de vue qui leur venaient des anthropologues, et que les anthropologues de leur côté ont fait une place croissante à l’histoire, et même je dirais
à celle dont l’école des Annales ne voulait plus, c’est-à-dire l’histoire événementielle.
C.I.-L.V. : Revenons aux débuts de l’université de São Paulo. J’aimerais vous poser
une question sur laquelle nous disposons d’assez peu d’éléments et qui
concerne l’enseignement que vous meniez. Vous avez dit et vous avez écrit,
notamment dans Tristes tropiques, qu’à l’époque vous étiez en réaction contre
Comte et contre Durkheim. Comment se traduit dans votre enseignement cette réaction théorique ou méthodologique ? Quel type d’enseignement vous
permettait d’exprimer cette attitude ?
C. L-S. : Là vous me posez une question à laquelle j’ai du mal à répondre parce que
je ne sais plus, j’ai oublié… Enfin mon enseignement était en partie de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie, mais il était très tourné vers la ville, la
ville même de São Paulo comme objet d’enquête ethnologique. Je faisais travailler
les étudiants sur leur ville, leurs rues, leurs quartiers. Ils devaient faire de petites
monographies locales, et je pense que si on a conservé les archives de l’université on doit trouver encore pas mal de travaux d’étudiants là-dessus. C’était
donc un enseignement tourné vers le terrain, vers des études concrètes. Vous
parliez de Mario de Andrade4 il y a un instant, eh bien nous allions ensemble dans
de petites localités à une cinquantaine, une centaine de kilomètres de São Paulo,
assister à des fêtes locales et faire de l’enquête folklorique.
C.I.-L.V. : Vous aviez, très jeune je crois, découvert le marxisme. N’était-ce pas
précisément là un élément de votre opposition à Durkheim et à Comte, qui
aurait pu trouver au Brésil à cette époque-là, à s’exprimer dans un premier
enseignement universitaire ?
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C. L-S. : J’ai connu certaines difficultés au Brésil, qu’à l’époque j’avais uniquement attribuées au fait que ce qu’on voulait c’était un sociologue de bonne
tradition durkheimienne, contre laquelle je me trouvais à ce moment-là — je
suis revenu de cette position depuis — mais à ce moment-là j’étais un peu
en insurrection, parce que j’avais le désir de me tourner vers le field work, si
vous voulez. Et c’est bien plus tard, et même assez récemment puisque le premier travail dont j’ai eu connaissance sur ce sujet est de 1992 — il y a un livre
tout récent qui vient de paraître là-dessus au Brésil —, que j’ai appris que les
raisons de ces difficultés étaient en réalité d’ordre politique, mais ça je ne le
soupçonnais pas. On avait fait le raisonnement que j’étais un homme du
Musée de l’Homme5, que le Musée de l’Homme c’était Rivet, que le docteur
Rivet était, s’imaginait-on, d’extrême gauche, et que donc j’étais un dangereux homme d’extrême gauche. Mais je n’en avais pas la moindre idée quand
j’étais au Brésil, je n’ai pas compris cela6.
C.I.-L.V. : Vous saviez que l’université de São Paulo avait été créée par la bourgeoisie du café, et qu’elle attendait donc un enseignement parfaitement
conventionnel, avec toutes sortes de références culturelles, mais sans dimension critique7.
C. L-S. : Oui. Mais je me plaçais sur le plan des idées, philosophiques si vous
voulez, et pas du tout sur le terrain politique. Or, il y a eu un côté politique.
C.I.-L.V. : En effet, à cette même époque au Brésil, il y a un certain nombre de
rebellions, on parlait même de révolution communiste8…
C. L-S. : Bien sûr, Luis Carlos Prestes…
C.I.-L.V. : Oui, et j’imagine que cela devait être un petit peu tendu au Brésil à
ce moment-là.
C. L-S. : Oui, mais nous nous sentions nous autres très en dehors de cela. Le fait
est qu’il y avait à São Paulo de grands centres de vie intellectuelle, c’était
O Estado de São Paulo9 d’une part, et d’autre part le Departamento de cultura de la ville, qui était plutôt orienté à gauche…
C.I.-L.V. : Qui était dirigé par Mario de Andrade…
C. L-S. : Oui, qui lui-même d’ailleurs n’avait pas vraiment de coloration politique
et avec lequel j’étais très lié, avec aussi Paulo Duarte10, dont je suis resté l’ami
très proche jusqu’à sa mort, et qui évidemment se tenait plutôt dans l’opposition mais qui faisait tout de même très attention. Le groupe de l’Estado de
São Paulo était tout puissant, puisque son directeur Júlio de Mesquita était aussi le beau-frère de l’interventor Armando de Salles Oliveira11.
C.I.-L.V. : Les transformations qui se sont produites, et qui continuent de se produire au Brésil font que les chiffres d’un jour ne sont plus vrais le lendemain.
Charles Morazé dit que « le secrétaire de mairie en France peut, à la rigueur
et sans transformer notablement les résultats d’ensemble, utiliser en 1952 les
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chiffres qu’il a déjà fournis en 1951. Dans les grandes cités pionnières du
Brésil un tel procédé pourrait conduire à des erreurs du simple au décuple12 ».
Cela amène une question à partir de certaines de vos déclarations — qui
mettent en regard d’une certaine manière l’histoire et l’anthropologie : dans
votre livre récent, Saudades do Brasil, on a pu percevoir une sorte de bilan
angoissé de l’histoire coloniale des Indiens. Vous présentez des chiffres sur la
démographie de l’Amérique précolombienne au moment du contact, de
même que, sur un autre plan, vous avez évoqué non sans pessimisme les
proportions actuelles de la population mondiale. Hervé Le Bras, que vous
avez peut-être lu sur ce point-là, dit que vous avez une perception malthusienne, et en quelque sorte eschatologique, de la démographie13.
C. L-S. : Non, je ne connaissais pas ce commentaire…
C.I.-L.V. : Des développements démographiques, qui paraîtraient incontrôlables, amèneraient des conclusions apocalyptiques…
C. L-S. : Oui, mais enfin « apocalyptiques » je veux bien, mais apocalyptiques
pour moi en tant qu’individu, peut-être pour d’autres personnes de ma génération, parce que ça signifie l’apparition ou le développement d’un monde
qui n’a plus de rapport avec celui dans lequel nous sommes nés, nous avons
vécu, nous avons été élevés. Je ne cache pas du tout que pour moi, l’événement, la chose la plus marquante pour moi à la fin de ma vie, c’est de me dire
que je suis entré dans la vie active, au moment de l’agrégation, disons du premier poste autour de 1930, quand il y avait deux milliards d’hommes sur la
terre, et qu’il y en a six milliards aujourd’hui. Et bien ça me paraît encore
quelque chose d’inconcevable, de monstrueux. Alors il ne s’agit pas de l’avenir, ni de vision eschatologique, il s’agit du passé, il s’agit d’aujourd’hui.
C.I.-L.V. : Aucune dimension téléologique donc dans cette vision du monde ?
C. L-S. : Non. Je n’en sais rien. Maintenant des démographes nous disent, c’est
fini l’expansion démographique, certains même vont jusqu’à dire que si ça
continue sur cette pente, dans un siècle ou deux il n’y aura plus d’hommes
sur cette terre, j’ai lu ça quelque part… Enfin le monde dans lequel je suis né
et où je me sentais à mon aise n’était pas un monde de six milliards d’hommes
voilà tout. Sans chercher à faire des projections dans l’avenir !
Notes
1 Voir par exemple l’ouvrage collectif coordonné par Manuela Carneiro da
Cunha, História dos Indios no Brasil, São Paulo, Cia das Letras, 1992, 611 p.
2 Paris, Plon, 1994.
3 Voir par exemple son article « Histoire et sciences sociales, la longue durée »,
Annales ESC, n°4, oct-déc. 1958, p. 725-753. (repris dans Ecrits sur l’histoire,
Paris, Champs Flammarion, 1969).
4 Mário de Andrade (1893-1945). Cet écrivain, auteur de Macunaíma (1928), fut
aussi le directeur du Département de la Culture de la mairie de São Paulo en
1934-1935, où il a notamment créé la Sociedade de Etnografia e de Folclora.
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5 Après son premier séjour au Brésil en 1935, Lévi-Strauss organise avec sa
femme pour le Musée d’ethnographie du Trocadéro, qui allait devenir le Musée
de l’Homme, une exposition sur les Indiens Caduveo et Bororo du Mato Grosso
à partir des collections qu’il a ramenées. L’exposition a été présentée à la
Galerie Wildenstein en 1936. Ce qui lui vaudra en 1937 des subventions du
Musée de l’Homme et de la Recherche scientifique, lui permettant de monter
l’expédition suivante chez les Nambikwara.
6 Paul Rivet (1876-1958), directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro
(1926). Fondateur du Musée de l’Homme en 1937. Député socialiste, il milite
dans les organisations antifascistes. Vit en Amérique latine pendant
l’occupation.
7 Université créée en janvier 1934 par décret du gouverneur Armando de Salles
Oliveira, pour répondre à un projet de Fernando de Azevedo. L’universitaire
français Georges Dumas fut chargé de constituer une équipe de jeunes
enseignants-chercheurs français susceptibles de fonder les principales chaires en
sciences humaines et sociales : Braudel fut chargé de la chaire d’histoire des
civilisations, Monbeig de la chaire de géographie humaine, Lévi-Strauss de celle
d’anthropologie culturelle. Il a toujours regretté l’absence d’une chaire
d’ethnologie, pourtant prévue dans les plans initiaux, plus à même de faire une
place aux études de terrain.
8 Tel le mouvement insurrectionnel militaire de novembre 1935, qui touche la
plupart des garnisons des villes portuaires, entre Natal et Rio de Janeiro. Ce
mouvement, connu sous le nom de l’intentona comunista, a été organisé par le
Parti communiste du Brésil et des militants de l’Alliance nationale de libération,
fondée par Luis Carlos Prestes (1898-1990), qui avait auparavant formé la
fameuse colonne Prestes (1923-1925), à l’origine d’une série d’opérations
militaires révolutionnaires.
9 Journal fondé en janvier 1890 par le républicain et libéral Júlio de Mesquita
(1862-1927). À la mort du fondateur, Júlio de Mesquita Filho (1892-1969)
prend la direction du journal. Cet organe entend représenter les intérêts de la
riche bourgeoisie pauliste, qui se sent assez forte et prospère pour rêver d’une
autonomie. Júlio de Mesquita Filho participera, à cet égard, à la « Révolution
constitutionnaliste » de 1932, mouvement indépendantiste de l’État de São
Paulo, puis en 1934, à la création de l’université de São Paulo, qui se veut alors
une vitrine des ambitions progressistes de la bourgeoisie locale.
10 Paulo Duarte (1899-1984). Fondateur de l’Institut de préhistoire de
l’université de São Paulo.
11 Armando de Salles Oliveira (1887-1945). Ingénieur et homme politique. Il fut
un des dirigeants de la Révolution constitutionnaliste de 1932 à São Paulo.
Il est nommé en 1933, par Getúlio Vargas, interventor federal (gouverneur) de
l’État de São Paulo, charge qu’il occupa jusqu’en 1936.
12 Charles Morazé, Les trois âges du Brésil, Paris, Armand Colin, 1954, p. 15.
13 Hervé Le Bras, Les limites de la planète, Paris, Flammarion, 1994, p. 1.
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L’ITINÉRAIRE D’UN HISTORIEN
DE L’AMÉRIQUE LATINE
ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC MAURO*
L AURENT V IDAL **
Laurent Vidal : Cher professeur, pouvez-vous m’expliquer comment un enfant
du Nord, né dans un bassin minier, en vient à étudier l’Atlantique portugais
au XVIIe siècle ?
Frédéric Mauro : C’est une question que l’on m’a posée assez souvent. En
fait, c’est le résultat de la guerre de quatorze. Mon père était un homme du
midi, né à Rocquebrune-Cap-Martin, où mes frères et moi avons d’ailleurs toujours une maison de famille. Mon père était ingénieur civil, après des études
à l’école des Ponts. Quand la guerre a éclaté il a été mobilisé, puis très rapidement fait prisonnier. À la fin de la guerre, pour la reconstruction, il a été
envoyé dans le Nord, à Valenciennes. Il devait, en qualité d’ingénieur des
Ponts, défendre les intérêts de l’administration vis-à-vis des entreprises. Jeune
célibataire, il s’est épris d’une Valenciennoise qui a été ma mère. J’ai été
l’aîné des trois enfants. Alors, si l’on veut, je suis un homme du Nord et du
midi. J’ai vécu tantôt dans le Nord, tantôt dans le midi, tantôt à Paris… et
tantôt à l’étranger.
Alors qu’est-ce qui a décidé de ma vocation d’historien ? Je me rappelle que
mon père avait été frappé par la carrière d’un de ses camarades de capti
vité qui était un agrégé d’histoire. Mon père qui n’était pas du tout historien
regrettait un peu de ne pas avoir fait plus de matières littéraires. Il avait
« fait son droit » comme le font tous les élèves des grandes écoles, en le préparant entre la fin des examens oraux des Ponts et les vacances. Moi-même
j’aurais fait mon droit si le droit avait offert des situations véritables. Or pour
avoir une bonne situation avec le droit, il fallait avoir une fortune personnelle, ce que nous n’avions pas. J’ai donc été orienté vers l’histoire. […] Puis
mon père a quitté la région du Nord pour chercher du travail à Paris. J’ai donc
intégré la quatrième du lycée Pasteur. Et là je suis tombé sur un professeur d’histoire qui m’a enthousiasmé, et qui s’appelle Jourcin (je dis « il s’appelle » car
il vit encore). J’ai été très frappé par l’enseignement de ce Jourcin.
*Titulaire de la première chaire d’histoire de l’Amérique latine fondée en France (Université de Paris-X
Nanterre).Entretien réalisé le jeudi 17 décembre 1998.
**Espace Nouveaux Mondes (université de La Rochelle).
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LAURENT VIDAL
Et je l’ai retrouvé récemment : je lui ai écrit en lui disant : « ce qui me plaisait en vous c’est que vous n’aviez pas l’air d’un professeur ». Et effectivement,
il était en plus du lycée Pasteur, au cabinet de Daladier (il y avait d’ailleurs le
fils aîné de Daladier dans notre classe). Sa façon de traiter les problèmes
m’apparaissait comme très moderne. Et ça m’a beaucoup frappé. Je me souviens encore d’un cours qu’il nous a fait sur la France, mais en comparant la
France à la Hongrie. La France étant un pays où il y avait à la fois agriculture et industrie, alors que la Hongrie était un pays agricole. Et puis Jourcin
avait travaillé au 2e Bureau [services secrets], il avait beaucoup voyagé en
Afrique. Ça il ne nous l’avait pas dit, mais on subodorait que c’était quelqu’un qui sortait de l’ordinaire. Il a d’ailleurs remplacé Braudel à ce poste,
Braudel qui avait quitté le lycée Pasteur pour l’enseignement supérieur. Certes
à cette époque je ne connaissais pas Braudel…
Alors j’ai continué mes études. J’ai passé mon bachot en 1939, puis je me suis
inscrit à la Khâgne du lycée Henry IV. Naturellement il y a eu la guerre…
Pendant la drôle de guerre toute la khâgne a été évacuée à Caen. Mais à la
rentrée de septembre-octobre 1940, on a été invité à rejoindre Paris. Les
classes de préparation aux grandes écoles se retrouvaient dans leur lieu traditionnel. Alors me voilà pensionnaire au lycée Henry IV, puisque mes parents
vivaient désormais en Bretagne. Les conditions de travail étaient très difficiles : il n’y avait pas de chauffage, nous avions faim. Je ne peux pas dire
que j’ai eu des études normales à cette époque. J’avais pour espoir d’intégrer
Normal Sup, puis de passer mon agrégation. A ce moment-là je ne pensais
pas à l’enseignement supérieur… qui n’avait d’ailleurs pas l’importance qu’il
a pu avoir plus tard. C’était connu dans certains milieux, mais ce n’était pas
ouvert comme ça l’est aujourd’hui.
Alors j’ai fait trois ans de khâgne, parce qu’au début je n’étais pas admissible : il faut dire que je n’étais pas très littéraire ; j’étais plutôt un historiengéographe. J’avais une formation sociologique, en quelque sorte de sciences
sociales, qui était due à l’influence des professeurs que j’avais eus en histoire et géographie, depuis Jourcin, mais aussi à l’étude du droit et de l’économie politique qui était enseignée à la faculté de droit. C’était l’époque du Front
populaire. Par conséquent il y avait des choses qui nous frappaient beaucoup : toute la législation nouvelle, les congés payés… Et alors chez moi cela
avait une répercussion particulière parce que j’appartenais à la jeunesse étudiante chrétienne (la JEC) où l’on recevait une formation sociologique et pas
seulement théologique. On était donc tourné vers les sciences sociales.
Finalement j’ai été admissible au concours de l’École normale et j’ai été sélectionné parmi les étudiants qui avaient droit à une bourse pour faire la licence…
mais je ne l’ai pas acceptée car il y avait une condition à l’obtention de cette bourse : il fallait aller étudier en province. Or mes parents étaient venus habiter Paris, boulevard Saint-Michel, dans un appartement situé au-dessus de la
pharmacie qui est au coin de la rue Royer Collard. Et quand j’ai terminé ma
licence j’ai fait avec monsieur Pouthas un diplôme d’études supérieures sur
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COMMENT PEUT-ON
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ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC MAURO
les relations de Montalembert et de Louis Veuillot. C’était de l’histoire
religieuse !
Puis j’ai préparé l’agrégation. Et quand j’ai participé à la première réunion des
étudiants en agrégation à la Sorbonne, Pierre Renouvin nous a dit : « Vous
avez au programme l’histoire des Amériques (c’était à peu près à l’époque des
révolutions). Alors moi je vous parlerai de l’Amérique anglaise et française. Mais
pour l’Amérique latine, il y a un monsieur Braudel qui viendra vous faire
quelques conférences ». Alors on est allé écouter Braudel. Cela a été une
révélation, littéralement. Lorsqu’il est arrivé, il a exercé par sa personne un
ascendant extraordinaire (moi je l’appelais le Comte Almaviva). Alors il nous
a dit : « je vais vous parler de l’Amérique latine ». Il nous a tenu en haleine
deux heures durant. Très vite il y a eu les plus enthousiastes, mais aussi les
moins enthousiastes, qui ont suivi les choses à distance. Il a fait deux ou trois
séances, puis au bout de la troisième, il a dit : « Mesdemoiselles, messieurs,
l’espace infini de la Sorbonne m’effraie. Je ne viendrais plus donner mes
conférences ici. Vous enverrez vos délégués d’équipe m’écouter à mon séminaire à l’École des hautes études, à la IVe section ». Alors comme je manifestais un grand enthousiasme pour Braudel, j’ai été désigné pour aller prendre
des notes dans son séminaire. J’ai même publié un article qui a été une leçon
de Braudel sur Bolivar qui m’avait beaucoup frappée. Trois parties : l’espace
américain au temps de Bolivar, les événements en Amérique latine au temps
de Bolivar et enfin le précepteur de Simon Bolivar. Dans ses leçons il avançait
des notions très modernes pour nous : le conjoncturel et le structurel. C’était
une problématique qui nous permettait de faire de l’histoire plus intelligemment, de ne pas être écrasé sous le poids des connaissances.
Puis je me souviens qu’un jour Braudel a dit : Hamilton, mon ami Hamilton
de Chicago, a étudié l’histoire des prix en Espagne, il faudrait que quelqu’un
étudie la même chose au Portugal. Et à la fin de l’année 1947, une fois reçu
à l’agrégation j’ai été voir Braudel et lui ai dit voilà : « vous avez demandé quelqu’un pour étudier les prix au Portugal. Je suis volontaire. »
L.V. : Et vous parliez portugais ?
F.M. : Non je ne parlais pas portugais. Les langues vivantes étaient ma
matière faible. J’ai été nommé au lycée du Mans. Mais l’année suivante je me
suis fait détacher au ministère des Affaires étrangères qui m’a envoyé à New
York. J’ai passé une année scolaire à New York pour étudier les sciences économiques. Parce que avec Braudel on avait été habitué à donner une grande importance aux aspects économiques, et ça correspondait à ma
vocation.
Après donc cette année au lycée du Mans, où j’avais commencé à préparer
ma thèse, l’année aux États-Unis où je n’ai pas fait d’histoire, seulement de
l’économie, me préparait pour une vocation, comment dire, braudélienne.
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COMMENT PEUT-ON
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LAURENT VIDAL
L.V. : Mais votre sujet concernait toujours l’histoire des prix ?
F.M. : Non, nous avions modifié le sujet. Il s’est trouvé que Braudel avait discuté avec un boursier portugais, Magalhães Godinho, qui travaillait sur « le
Portugal et l’Océan indien au XVIe siècle ». Et il lui avait suggéré un sujet sur
« le Portugal et l’Atlantique au XVIIe siècle ». Après quelques hésitations - il l’avait
d’abord proposé à Lévy-Leboyer qui avait un an de plus que moi, mais qui
l’a refusé car il voulait faire de l’histoire contemporaine – Braudel m’a finalement
proposé ce sujet. J’ai accepté, et j’ai été du coup encore plus engagé dans le
cercle braudélien. À ce moment-là Braudel n’avait pas encore beaucoup de
disciples. Il n’était pas encore très connu en France. Mais il avait su grouper
autour de lui des boursiers de toute l’Europe qui travaillaient sur des sujets d’histoire économique. Oui, c’étaient surtout des sujets d’histoire économique. C’est
par là qu’on commençait la révolution ! par l’histoire économique.
L.V. : Donc une approche plus en termes de sciences sociales…
F.M. : C’est cela. C’est à ce moment-là que l’on a commencé à dire que l’histoire était les sciences sociales et humaines du passé. Il s’est trouvé qu’au
début de l’année 1948 j’avais été invité à un colloque en Angleterre, organisé
par de jeunes historiens anglais, avec un certain nombre de camarades français, dont Crouzet qui s’est spécialisé sur l’histoire de l’Angleterre. On a eu ce
petit colloque et j’ai rencontré un professeur de l’université de Toulouse. Il se
trouve que le corps des enseignants de l’université de Toulouse avait été
complètement renouvelé. Ils étaient tous morts ou mis à la retraite, à l’exception de deux historiens de l’art. Ce professeur de Toulouse, c’était Jacques
Godechot. Je le revois encore. On s’était rencontré sur un trottoir de
Cambridge. Il me dit : « Est-ce que vous voulez devenir assistant chez nous,
parce que l’on cherche à faire de Toulouse la spécialiste du monde ibérique
et ibéro-américain ? Seulement je dois vous prévenir que je ne peux vous
prendre dès cette année, il faut attendre un an ». Alors je lui dit « c’est parfait, moi je m’en vais aux États-Unis passer un an. Quand je reviens je vais à
Toulouse ». Mais Braudel n’a pas compris pourquoi j’allais à Toulouse. Pour
lui il n’y avait que Paris. C’était d’ailleurs très curieux. J’ai joué le jeu de
Toulouse en y habitant (j’y ai même occupé trois appartements différents).
À tel point que je suis devenu professeur d’histoire moderne, puis professeur d’histoire économique quand j’ai pu donner ma chaire d’histoire moderne à un collègue, Monsieur Defourneaux, ancien attaché de presse à l’ambassade de France à Madrid.
L.V. : En quittant Paris pour Toulouse vous sortiez du cercle des intimes de
Fernand Braudel…
F.M. : Exactement. Même s’il s’est peu à peu converti et s’est fait à cette idée,
je n’ai pas participé aux séminaires réguliers qu’il organisait. Il a choisi ses successeurs, il a divisé son héritage parmi les gens qui travaillaient à Paris. Comme
Leroy-Ladurie, après avoir fait la documentation de sa thèse à Montpellier. Ces
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Français sont venus après. Pour moi, Leroy-Ladurie c’est la seconde génération des braudéliens. Parce que les Parisiens braudéliens essayaient de tirer le
maximum de leur situation, et ont un peu ignoré la première génération,
Chaunu et moi-même. On s’était partagé les océans. Il faut bien dire que
Braudel n’était pas admis facilement par ses collègues de la Sorbonne, ou
même par les universités de province, il y avait des universités où les professeurs d’histoire restaient très traditionnels. Et puis il y avait à Paris une lutte.
Godechot qui était un grand travailleur, et qui a fait des choses très intéressantes sur la Révolution française en tentant une explication par la démographie, n’était pas braudélien. Pourtant peu à peu les choses évoluaient : par
exemple, après avoir largement lancé l’histoire économique, on arrivait sur
d’autres domaines comme l’histoire démographique (avec quelqu’un comme Goubert), ou l’histoire des mentalités, avec Lucien Febvre et son Rabelais
ou le problème de l’incroyance. Et bien l’université de Toulouse a été la première
université de France à proposer des recherches sur l’histoire des mentalités.
Godechot a marché, bien que cela soit très braudélien ou leféburien, d’autant
plus que j’étais derrière et que je l’asticotais pour qu’il accepte. On avait
deux candidats à Toulouse pour un tel cours : c’étaient les Castan, monsieur
et madame, que je connaissais depuis mon arrivée à Toulouse.
L.V. : En même temps, dans les années 1950, Braudel songe à fonder à Paris
une Maison des Sciences de l’Homme, dont l’Amérique latine semble être
exclue.
F.M. : On ne peut pas le dire parce que nous avons été aidés par Paris. Chaunu
a eu une subvention de la Fondation Ford de trente millions pour publier
son petit volume, son petit opus ! Moi-même on m’a acheté une machine à
microfilmer qui pesait… quatre-vingt kilos. J’ai eu même au début des aides
financières pour mes recherches au Portugal. La MSH avait comme président Braudel et comme vice-président Clémens Heller, un américain d’origine
autrichienne, qui était le banquier de Braudel.
Cette importance de l’histoire, ce renouvellement de l’histoire, on a commencé à en parler. Ce qui était aussi important c’était l’ouverture de ces historiens au monde extérieur. Par exemple à Toulouse, Philippe Wolff, le médiéviste, avait créé une société Marc Bloch qui a créé un centre d’études de la
région toulousaine. Philippe Wolff était le secrétaire, et le doyen Faucher, un
géographe, en était le président. Il y avait un économiste-statisticien, des
représentants du monde des affaires (le président de l’Union des groupes
patronaux, le président de la Banque de développement régional et le président des Oeuvres sociales de la région, des gens de l’administration économique). On faisait des enquêtes. On a étudié le logement à Toulouse, les
carnets de commandes des entreprises. Moi-même j’étais partagé entre ce travail, mes cours et ma thèse.
L.V. : Et donc dans ces années 1950 l’université de Toulouse expérimente le mot
d’ordre braudélien des sciences sociales et se spécialise sur l’Amérique latine
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LAURENT VIDAL
F.M. : Oui. Alors l’idée c’était qu’il y avait pour les universités de province l’obligation d’une spécialisation internationale (le monde ibérique à Toulouse) et
d’une spécialisation régionale. Je dois dire que cela a eu des résultats à moyen
terme.
Pour l’Amérique latine, il était convenu que Toulouse s’intéresserait à l’Amérique
latine et à la péninsule ibérique. Mais il fallait faire un certain partage avec
Bordeaux, et aussi Montpellier ou Aix-en-Provence. Sur l’Amérique latine,
c’est Toulouse qui l’a emporté. Bordeaux a fait des choses, mais il n’y a pas
une mobilisation de l’université autour de l’Amérique latine, comme il y a à
Toulouse. Mais je n’étais que luso-brasilianniste. Ce n’était pas l’Amérique
latine. Une personne proche et qui connaissait bien Braudel, Silvio Zavala, un
historien mexicain qui s’est beaucoup intéressé à l’histoire du travail en
Amérique latine. Un beau jour Zavala me téléphone, au mois de décembre
et me dit : « Voilà j’ai un poste pour vous dans une université mexicaine, à
Monterrey. Il faut y être au début janvier ». Moi je ne connaissais pas l’espagnol. Je le baragouinais, mais je ne le parlais pas. Alors pour les vacances de
la Noël, alors que j’étais allé passé les fêtes chez mes parents à Paris, j’ai décidé d’aller prendre une leçon chez Berlitz. C’est là que j’ai compris ce qu’étaient
les langues latines. A la fin de la séance mon professeur particulier m’a dit :
« Et bien mais vous parlez espagnol ». J’ai d’ailleurs fait un article sur le développement économique de Monterrey. J’ai publié cet article dans le numéro deux de Caravelle.
L.V. : Caravelle…
F.M. : Oui, Caravelle, cela a été une histoire dramatique, parce que l’on était trois :
Mérimée, qui représentait l’espagnol, Jean Roche, pour la langue, littérature et la civilisation portugaise, et puis moi qui avait une chaire d’histoire économique. Mérimée avait peur de Bordeaux. Il ne voulait pas se brouiller avec
les gens de Bordeaux. Il s’est donc opéré un modus vivendi. Bordeaux a donc
travaillé surtout sur l’Espagne et Toulouse sur l’Amérique espagnole, et pour
le Portugal c’était plutôt à égalité. Mais Mérimée m’a fait peur. J’ai cru que
Caravelle ne sortirait jamais. Mais Caravelle est enfin sortie. Godechot était dans
une réunion à Paris et s’est fait interpeller par Braudel et d’autres, qui ne
pouvaient pas admettre qu’on crée une revue en province. Peu à peu la
revue s’est imposée, mais les premiers temps furent difficiles. Il a fallu par
exemple établir une ligne de partage : nous pouvions publier des articles sur
l’Espagne mais pas sur la littérature espagnole, chasse gardée de la Revue
hispanique.
L.V. : Qui a l’idée de Caravelle ?
F.M. : C’est nous. J’avais créé un séminaire spécial, qui se réunissait chaque
mois, pour écouter une personnalité extérieure, au contact avec les grands
problèmes économiques et politiques du moment. Il y a eu le maire de Recife,
qui avait été chassé par les militaires, l’économiste Celso Furtado… On se
réunissait dans la salle des professeurs de la vieille faculté. Ce séminaire était
106
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC MAURO
organisé sur le principe des « aires culturelles ». Je souhaitais faire collaborer
sur la question de l’Amérique latine, des chercheurs de différentes disciplines,
mais aussi des acteurs de la vie économique, politique et sociale. C’est un peu
dans ce creuset qu’est née Caravelle.
L.V. : Et comment à ce moment-là est vécue la création des Cahiers des Amériques
latines à Paris ?
F.M. : On a considéré que c’était normal, qu’il y avait de la place pour deux
revues. Mais cette revue a eu aussi du mal à démarrer, a connu des débuts
irréguliers, comme Caravelle d’ailleurs. Mais le problème de Caravelle, c’est
que les littéraires s’en sont emparés, alors que les premiers numéros étaient
fortement imprégnés de l’esprit des sciences sociales.
L.V. : Puis en 1967 vous venez à Paris…
F.M. : Il faut dire que quand j’étais à Toulouse dans les années 1950 on m’a offert
une chaire à Lille. Parce que la grande astuce dans l’université française pour
se faire nommer à Paris, c’est d’accepter d’abord un poste de professeur à Lille,
ou dans une université proche… mais c’était surtout Lille. Là on pouvait
poursuivre sa campagne électorale. Les collègues de Lille m’ont alors élu à
l’unanimité professeur à l’université de Lille. Mais le ministère n’a pas voulu
m’envoyer à Lille, parce que la personne que les Toulousains voulaient mettre
à ma place si je partais ne convenait pas, n’avait pas le bon profil de poste.
Donc ils ont voulu me garder et comme ils m’avaient beaucoup aidé je n’ai
pas voulu les décevoir, et je suis resté. Mais quand on m’a proposé un poste directement à Paris j’ai accepté. C’était pour septembre 1967. Dès le mois
de novembre il y a eu une grève à Paris 10… au sujet de laquelle Alain
Touraine a déclaré que c’était une grève des catholiques et des trotskistes !
En plus de l’agitation étudiante, j’ai dû faire face à un autre problème : il
s’agissait de savoir s’il convenait de créer un institut de recherche sur l’Amérique
latine à Nanterre ou alors de concentrer les efforts sur l’Institut des hautes
études d’Amérique latine qui était à Paris. Une sorte de compromis a été
trouvé : l’université de Nanterre préparerait les étudiants à la recherche qu’ils
effectueraient à l’intérieur de l’IHEAL.
L.V. : Donc vous pouvez depuis Nanterre, un peu à la façon de Braudel, commencer à partager votre héritage.
F.M. : Oui, mais il se posait un problème, la question de la langue. En maîtrise, beaucoup d’étudiants hésitaient à choisir un sujet qui les obligerait à travailler sur des documents en langue étrangère. J’ai eu quand même un séminaire avec une dizaine d’étudiants. Et puis j’assurais mon séminaire de doctorat
à l’IHEAL : il était d’ailleurs beaucoup plus attirant pour les étrangers,
parce qu’il était situé dans Paris, près des centres de documentation, mais aussi des personnalités…
L.V. : Deux ans plus tard, en 1969, vous fondez l’AHILA…
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
107
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
LAURENT VIDAL
F.M. : Oui, et toujours sur le même principe des « aires culturelles ». Cette
association était assez modeste dans ses débuts. On prenait le mot histoire
dans le sens large. Je me souviens qu’Alain Rouquié, linguiste devenu politologue, est venu à notre deuxième réunion que nous avions organisée en
Rhénanie. Finalement cela ne marchait pas si mal. On a trouvé des gens
dévoués, comme le Suédois Magnus Mörner. Mais en même temps un autre
groupe s’était formé, celui des Européens, le CEISAL (Consejo Europeo de
Investigaciones Sociales sobre América Latina). C’était François Bourricaud qui
nous représentait auprès du CEISAL… Mais cette association a eu du mal à
démarrer, même si un Allemand a tenté de la réorganiser. Et puis alors on a
créé l’AFSSAL, l’Association française des sciences sociales sur l’Amérique latine. Notre idée était ensuite qu’il fallait trouver une structure pour réunir
toutes ces associations, nationales, continentales et internationales. Et cela s’est
créé peu à peu. Il y a eu par exemple la FIEALC. D’autres initiatives ont suivi. Par exemple, nous avons décidé, nous Français, de créer dans le Comité
international des sciences historiques, une commission « Histoire de l’Amérique
latine ». On a provoqué une réunion à Paris, à la Maison de l’Amérique latine. Il y avait notamment Magnus Mörner. Il y a eu une discussion pour savoir
si c’était une commission, partie intégrante d’un comité, ou un comité, autonome mais associé. Cette structure était importante pour nous historiens : on
pouvait planifier la recherche à l’échelle planétaire. Puis cela a capoté, lors du
Congrès de Madrid. J’ai donné ma démission de secrétaire général, parce
que je considérais qu’il ne fallait pas s’éterniser dans ces fonctions… pensant surtout que l’on pourrait trouver facilement un remplaçant. On songeait d’ailleurs à un collègue, mais en raison d’un problème de transport il
n’est pas arrivé à temps. On a cherché un volontaire. On a donc élu Mörner.
Et cela a mis en rogne un certain nombre de gens. J’ai compris que c’étaient
les Hongrois et d’autres de l’Europe centrale. Ce qui fait que Mörner a pris les
choses en main, mais provisoirement… Il y a donc eu des échecs et des succès. Mais, voyez-vous, je reviens de Blois où s’est tenu le Salon de l’histoire :
c’était une grande foire aux livres. Il s’agissait d’ouvrages destinés à un assez
large public. J’ai été frappé de constater l’absence d’ouvrages sur l’Amérique
latine. Il faudrait peut-être aujourd’hui, alors que les ouvrages de spécialistes
ne font pas défaut, songer à toucher un plus large public, par de telles publications. Cela pourrait contribuer à relancer le latino-américanisme.
108
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
CENT ANS DE
THÈSES FRANÇAISES
SUR L‘AMÉRIQUE LATINE
J EAN -M ICHEL G UITTARD *
M ONA H UERTA **
« De cette Amérique du Sud qui pendant si longtemps, a vécu dans un isolement
relatif et en tout cas dans l’ignorance totale des civilisations européennes, la nature
et l’histoire ont fait pour nous un champ précieux d’expériences et de comparaisons.
Pour nous, qui que nous soyons, préhistoriens ou ethnographes, historiens ou
géographes, curieux du présent ou investigateurs du passé, il est excellent qu’il y ait
des américanistes, spécialisés dans l’étude d’un monde largement original ».
Lucien FEBVRE, « Un champ privilégié d’études :
l’Amérique du Sud » in Annales d’histoire économique
et sociale, 1929, tome I, n°2, p. 258-278.
S
i une thèse de doctorat est une réflexion scientifique majeure, elle est
aussi la clé qui, encore aujourd’hui, permet l’entrée du candidat docteur dans le monde fermé de la recherche et de l’enseignement supérieur. Pour cela elle est soumise à des impératifs d’exhaustivité et de rigueur.
En France, le doctorat sanctionne le degré supérieur des études organisées
par l’Université. Vieux de presque deux siècles, il connaît au cours de son histoire de nombreuses variations. En lettres et en sciences humaines, le doctorat
d’État, issu du décret impérial du 17 mars 1808 a été modifié pour la première fois en 1840, puis, jusqu’en 1969, a fait l’objet de remaniements successifs1. Destiné à couronner des recherches de haut niveau, il a longtemps permis, seul, l’accès à l’enseignement supérieur. Issu, de ce même décret, le
doctorat d’État en droit est divisé en 1895 en deux branches distinctes : les
sciences juridiques, et les sciences politiques et économiques. Lors de la réforme de 1959, ces dernières sont scindées, à leur tour, en deux grades
autonomes.
* Bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand.
** Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine (CREDAL-CNRS-université de la
Sorbonne nouvelle Paris III).
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29 (109-137)
109
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
JEAN - MICHEL GUITTARD
&
MONA HUERTA
Accessibles aux candidats français et étrangers, les doctorats d’université, créés
par le décret du 21 juillet 1897, s’adressaient aux candidats qui ne possédaient
pas les diplômes requis pour obtenir le grade de docteur et en posséder les
privilèges académiques. Dans une grande partie des cas, ces doctorats étaient
néanmoins caractérisés par leur haute tenue scientifique.
En 1958, un diplôme intermédiaire, le doctorat de troisième cycle est proposé dans le domaine des sciences humaines et sociales. L’arrêté du 5 juillet 1984,
en instituant un doctorat unique, a permis ensuite d’harmoniser les diplômes
dans l’ensemble de l’Université française. Les différentes appellations pour ce
diplôme (« doctorat nouveau régime », « nouveau doctorat » ou encore « doctorat unique ») ont été utilisées durant quelques années ; elles s’estompent
peu à peu au profit de l’appellation officielle de « doctorat ».
À l’heure où l’américanisme scientifique moderne termine son premier siècle
d’existence, rendre compte des grandes lignes suivies par la recherche doctorale française, dans le champ spécifique des études spécialisées sur l’aire culturelle
latino-américaine dans le domaine des sciences de l’homme et de la société, est
un objectif qui nous a paru à la fois intéressant et utile. La revue Cahiers des
Amériques latines, devenue trente ans après sa création, l’un des principaux
acteurs de l’américanisme français, pouvait accueillir cette initiative à divers
titres. Un tel bilan, en effet, participe de sa vocation et s’inscrit dans une de ses
traditions : rappelons ici que la revue a régulièrement recensé pour ses lecteurs les thèses de doctorat sur l’Amérique latine soutenues en France2.
AUX ORIGINES DE L’AMÉRICANISME SCIENTIFIQUE
De grandes revues jalonnent l’histoire des études françaises sur l’Amérique
latine. Rappeler le rôle de certaines d’entre elles permet de revenir sur les principales étapes suivies par l’américanisme scientifique moderne pour se structurer
et se développer.
À la fin du XIXe siècle l’américanisme est une nouveauté, même si on en trouve des traces lointaines dans les récits des conquérants ou dans les descriptions des premiers voyageurs3. Le rôle joué par les sociétés savantes dans l’essor
de nouveaux champs d’investigation est capital. Des disciplines comme l’anthropologie et l’ethnologie prennent de l’ampleur à travers tout un réseau d’institutions qui produisent et diffusent le fruit de leurs réflexions. Les publications
revêtent les formes les plus diverses et nombreux sont les bulletins, revues,
recueils, mémoires, actes qui accompagnent leurs progrès. Ces dernières dépassent souvent leur fonction de porte paroles institutionnels et se transforment en
véritables tribunes d’idées.
De nouvelles disciplines pour un nouveau laboratoire
À cette époque, en l’absence d’institutions universitaires, le savoir se trouve disséminé dans une multitude de lieux et d’objets. Il a cependant commencé à s’organiser en groupes de travail et de discussion. Il prend forme, en
1857, avec la Société américaine de France qui publie la Revue orientale et américaine. Cette société, fondée par Aubin, Maury, Brasseur de Bourbourg et de
110
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
Rosny, a une existence brève. L’absence d’adhésions contraint en effet ses
inventeurs à élargir son programme et à la fondre, en 1859 dans la nouvelle
Société d’ethnographie américaine et orientale où elle n’est plus qu’une section.
Les travaux américanistes connaissent, peu après, une croissance indiscutable
sous l’impulsion de l’expédition de la France au Mexique. Napoléon III a conçu
son intervention sur le sol américain sous le double signe de Mars et de Minerve.
En effet, alors que s’ouvre à Paris la Commission scientifique du Mexique,
Mexico inaugure la Comisión científica, literaria y artística4. Les hommes de
science trouvent là un outil qui leur permet d’effectuer sur le terrain des travaux
originaux dans des secteurs neufs comme ceux de l’archéologie, de l’ethnologie, de la géologie, de la biologie ou encore de l’anthropologie. Cela va contribuer, à la fois, à faire avancer la connaissance de ce pays et développer en
France ces disciplines scientifiques. La Troisième République persistera dans
cette politique en identifiant la latinité de l’Amérique à un positivisme triomphant porteur de la révolution industrielle5.
Déjà reconnu avec la fondation en 1876 du premier Congrès international
des américanistes6, le rôle des scientifiques français dans le développement des
études sur le continent américain devient évident avec la création en 1895,
de la Société des Américanistes, première structure de l’américanisme moderne. L’action de la Société, qui ne tarde pas à publier son Journal (1896) consiste, dans l’esprit de ses fondateurs, à légitimer au plan scientifique les nouveaux
champs disciplinaires et à institutionnaliser le savoir américaniste.
Cette société, par le truchement de sa publication, jouit d’emblée d’un
prestige considérable. Dès sa première livraison, le Journal de la Société des
américanistes n’exclut aucune discipline. Choisissant comme objectif « l’étude
scientifique de l’Amérique et de ses habitants depuis les époques les plus
anciennes jusqu’à nos jours » 7, ses rédacteurs appellent explicitement à une
réflexion de synthèse et souhaitent imposer le dialogue entre les différentes
disciplines concernées par l’américanisme.
La civilisation toltèque est le thème le plus ancien en ethnologie précolombienne, choisi comme sujet de thèse par Désiré Charnay en 1885. Il s’agit
du résultat d’une mission effectuée par l’intéressé au Mexique en 1861. Le
développement de ce secteur scientifique, par ailleurs, doit beaucoup à Paul Rivet,
professeur au Muséum. Nous retiendrons surtout ici, l’action fondatrice qu’il a
menée à la Société des américanistes, à l’Institut d’ethnologie de Paris et au
Musée de l’Homme8.
La coopération universitaire France-Amérique latine
et l’entrée en scène de l’hispanisme
Au moment où l’Espagne se relève difficilement de la perte de ses dernières
colonies (1898), les Français mesurent encore mal l’importance et l’avenir des
jeunes Républiques américaines. Cela n’interdit nullement le voyage à Paris
des Latino-Américains francophiles ; des intellectuels et artistes de cette région
s’y établissent de plus en plus fréquemment avant la Première Guerre mondiale.
Ils y fondent des revues et fréquentent les salons littéraires de la capitale,
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
111
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
JEAN - MICHEL GUITTARD
&
MONA HUERTA
à l’instar du grand poète argentin Leopoldo Lugones, du Nicaraguayen Rubén
Darío (principal représentant de l’école moderniste) et du jeune Mexicain
Alfonso Reyes9.
En ce début du XXe siècle, c’est dans le giron de l’université cette fois que
l’américanisme va croître, embellir et essaimer aidé par de nouveaux titres
comme le Bulletin de la Bibliothèque américaine, le Bulletin de l’Amérique latine et
la Revue de l’Amérique Latine. Ces publications opèrent comme de véritables ferments dans la connaissance du sous-continent en France et accompagnent
simultanément l’émergence du latino-américanisme.
Lorsque le chef de file de la coopération universitaire, Ernest Martinenche,
inaugure en 1928 l’Institut d’études hispaniques de Paris, il est conscient de la
nécessité, pour l’université, de resserrer les liens avec cette région. Il inclut des
auteurs américains au programme et dirige à partir de 1922, la Revue d’Amérique
latine en collaboration avec Ventura García Calderón. L’américanisme s’ouvre
ainsi à l’hispanisme en même temps que la littérature latino-américaine touche
progressivement les écrivains français10. Loin d’être reconnues comme une discipline à part entière, les lettres hispano-américaines sont toujours considérées
au cours des décennies suivantes comme le simple prolongement des études
d’espagnol. Aussi l’œuvre américaniste de Robert Ricard, qui ouvre la voie dès
1933 avec une thèse d’État consacrée à la conquête spirituelle du Mexique, peutelle encore apparaître à l’époque comme une initiative isolée au regard des
études hispaniques.
Sous les auspices du Groupement des universités et des grandes écoles de
France pour les relations avec l’Amérique latine, dirigé par Martinenche,
l’Université française jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, dépêche plusieurs missions en Amérique latine. De nombreuses fondations d’institutions viennent
sceller cette « entente cordiale ». Les efforts incessants de ces universitaires
sont couronnés de succès en Argentine et surtout au Brésil où les missionnaires
français des années 1934-1935 facilitent l’introduction de l’enseignement supérieur français en participant à la fondation des universités de São Paulo et de Rio
de Janeiro11. Georges Dumas avait sollicité pour cette mission et les suivantes
de jeunes professeurs en début de carrière tels Fernand Braudel, Claude LéviStrauss, François Perroux, Pierre Monbeig, Roger Bastide pour ne citer que les
plus connus d’entre eux. L’avenir va montrer à quel point son choix est judicieux.
Les historiens français de l’école des Annales
et l’Amérique latine
La place du sous-continent dans les Annales, prestigieuse revue fondée par
Marc Bloch et Lucien Febvre en 1929, est particulièrement visible. Deux articles
phares de Lucien Febvre mettent en lumière les travaux présentés entre 1929
et 1949. Le premier, dès le numéro 2, appelle les chercheurs à se pencher sur
« un champ privilégié d’études : l’Amérique du Sud ». En publiant ce texte,
Lucien Febvre élabore un véritable programme qui répond à trois préoccupations. La première est liée à un « éveil des curiosités » provoqué par l’édition d’un
« lot de livres sur l’Amérique du Sud » dans diverses disciplines ; la deuxième
112
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
implique une leçon de méthode, car l’Amérique latine constitue « un champ
précieux d’expériences et de comparaisons » ; la troisième enfin appelle à une
nécessaire formation pour que le travail de recherche soit concrètement entrepris.
En présentant vingt ans plus tard « L’Amérique du Sud devant l’histoire » 12
dans un numéro spécial portant le titre significatif À travers les Amériques latines13,
Lucien Febvre clôt vingt années de recherches sur le sous-continent et réaffirme la validité programmatique de son texte de 1929 : « Il me plaît qu’il demeure encore, à vingt ans de distance, la plus précise des tables d’orientation. On
y trouvera sans peine le programme même auquel répond notre numéro spécial d’aujourd’hui : car notre tâche n’a pas changé. Aujourd’hui comme hier,
elle est de mettre à la portée de nos lecteurs, tout un domaine, à peine exploré encore, de la vie et de l’expérience des hommes ».
Ce numéro spécial réunit autour de Lucien Febvre et Fernand Braudel des
maîtres comme Paul Rivet, Robert Ricard ou Marcel Bataillon. Aux historiens déjà
confirmés que sont Pierre Vilar et François Chevalier s’ajoutent les nouvelles
signatures de jeunes chercheurs comme Frédéric Mauro ou Pierre Chaunu.
L’unité du numéro réside dans la démonstration qu’il n’existe pas une, mais plusieurs Amériques latines. Fernand Braudel en commentant l’ouvrage de Luis
Alberto Sánchez ¿ Existe una América Latina ? paru en 1948, reprend la question
à son compte et répond : « En vérité l’Amérique latine n’est une, avec une
netteté aveuglante, que vue du dehors. Elle est une par contraste, par opposition, prise dans sa masse continentale, mais à condition d’opposer celle-ci aux
autres continents, sans que cela l’empêche jamais, d’être profondément divisée ».
Cette Amérique plurielle, va connaître une large diffusion. Roger Bastide
revient en 1967 sur Les Amériques noires14. Comme lui, Pierre Monbeig, est
rompu à la diversité latino-américaine. Il a donné à son retour du Brésil un
article aux Annales dans lequel il s’interroge déjà sur la pluralité économique du
pays15. Trois ans plus tard, il va attribuer à cette notion une valeur emblématique, en choisissant le titre de la revue de l’Institut des hautes études de
l’Amérique latine : Cahiers des Amériques latines.
RECHERCHE DOCTORALE ET AMÉRIQUE LATINE
Si l’on souhaite s’intéresser aux thèses sur l’Amérique latine soutenues dans
les universités françaises depuis les origines de ce diplôme, il convient d’avoir
recours à différents instruments de nature et d’origine différentes. Le Répertoire
des thèses françaises relatives au monde ibérique et ibéro-américain, établi par
Jean-Michel Guittard, coauteur de cet article, est l’un d’entre eux. Il permet de
dresser, par université et par année de soutenance, la liste des thèses spécialisées sur l’aire culturelle depuis les origines du doctorat16. Le traitement informatique devenu opérationnel à partir de 1980 (date limite de ce répertoire),
il n’est plus nécessaire de recourir à de fastidieux récolements et pointages. La
banque de données « Téléthèses », créée en 1972, permet d’inventorier toutes
les thèses soutenues en France dans l’ensemble des disciplines 17 et
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
JEAN - MICHEL GUITTARD
&
MONA HUERTA
la Banque Amérique latine, mise en œuvre par le réseau de même nom, rend
compte des thèses consacrées au sous-continent.
Identification et diffusion d’une production scientifique
significative
Le pointage des thèses concernant la région en sciences humaines et sociales
révèle un ensemble de 1329 thèses soutenues en un siècle (1880-1979). 1404
thèses sont ensuite identifiées pour les seules années quatre-vingt. Cette inflation surprenante mérite examen.
Le nombre de thèses augmente régulièrement depuis le début du siècle. Les
deux guerres mondiales freinent momentanément cette évolution comme le
montre clairement le graphique n°1. La montée en puissance des soutenances
de thèses à partir des années soixante est spectaculaire. Elles passent de 23
après la Seconde Guerre mondiale, à 71, 169 puis 973, au cours des trois
décennies suivantes. Durant les « trois glorieuses » l’augmentation du nombre
des étudiants et les effets de la création du doctorat de troisième cycle provoquent une nette envolée des soutenances.
GRAPHIQUE N°1 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DE SOUTENANCES DE THÈSES CONCERNANT
L’AMÉRIQUE LATINE (1880 - 1979)
973
1000
900
800
700
600
500
400
300
169
2
2
1890-1899
100
1880-1889
200
16
14
25
34
23
71
1970-1980
1960-1969
1950-1959
1940-1949
1930-1939
1920-1929
1910-1919
1900-1909
0
Source : élaboré à partir de Jean-Michel Guittard, Répertoire des thèses
françaises relatives au monde ibérique et ibéro-américain des
origines à 1980, Paris, Klincksieck, 1993.
Au lendemain des événements de mai 1968, la loi d’orientation promulguée
le 12 novembre de la même année et qui repose sur les principes de participation,
d’autonomie et de pluridisciplinarité, entraîne une profonde réorganisation du
contenu et des méthodes de l’enseignement supérieur en France. Les 23 universités qui existaient alors, divisées chacune en cinq facultés séparées, font
place à plus de soixante universités et centres universitaires regroupant ensemble
725 unités d’enseignement et de recherche (UER) caractérisées par une discipline dominante.
114
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
L’université de Vincennes, transférée depuis plusieurs années à Saint-Denis, qui
avait été conçue, après la crise de 1968, comme un établissement d’enseignement supérieur expérimental, ouvre des filières nouvelles. Les nouveaux
établissements habilités à délivrer le doctorat devenus plus nombreux, les
chiffres connaissent une escalade : cinq fois plus de thèses de 1970 à 1979
par rapport à la décennie précédente et quatre fois plus de doctorats d’État dans
la même période (graphique n°2). Cette progression s’accélère encore, puisque
au cours des dix ans qui suivent, presque cinq cents thèses supplémentaires sont
enregistrées (graphiques n°3 et 4) 18.
GRAPHIQUE N°2 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DE THÈSES D’ÉTAT CONCERNANT
L’AMÉRIQUE LATINE (1880 - 1979)
40
40
35
30
25
20
15
10
10
10
3
5
1
0
0
0
1
0
0
Source : élaboré à partir de Jean-Michel Guittard,
Répertoire des thèses françaises relatives au monde
ibérique et ibéro-américain des origines à 1980,
Paris, Klincksieck, 1993.
L’étendue de l’information disponible nous offre désormais la possibilité
de dégager la permanence et la variabilité de la recherche doctorale française sur ses multiples lieux de production. Il est en particulier possible d’identifier les universités qui, depuis un siècle, ont consacré une partie de leurs activités à l’étude de l’aire culturelle.
Universités dans lesquelles s’élabore la recherche doctorale
Le graphique n°5 classe les universités en fonction du nombre de thèses soutenues sur l’aire culturelle entre 1880 et 1969 et permet en conséquence
d’identifier les foyers où, durant un siècle, l’Amérique latine a mobilisé les
chercheurs. Les chiffres montrent très nettement la concentration des travaux
à Paris (291).
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
115
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
JEAN - MICHEL GUITTARD
&
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GRAPHIQUE N°3 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DE THÈSES CONCERNANT L’AMÉRIQUE LATINE,
SOUTENUES EN FRANCE DANS LES ANNÉES QUATRE-VINGT
600
561
500
400
300
223
200
126
122
103
100
39
74
64
55
37
0
Source : élaboré à partir d’interrogations de la banque de
données bibliographique « Amérique latine » au CNRS.
GRAPHIQUE N°4 : THÈSES D’ÉTAT CONCERNANT L’AMÉRIQUE LATINE,SOUTENUES EN FRANCE
DANS LES ANNÉES QUATRE-VINGT
35
32
30
25
20
15
15
12
11
10
8
6
6
5
5
2
3
0
Source : élaboré à partir d’interrogations de la banque de
données bibliographique « Amérique latine » au CNRS.
116
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
GRAPHIQUE N°5 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DE SOUTENANCE DE THÈSES
PAR UNIVERSITÉ ENTRE 1880 ET 1969
Dijon
Nancy
1
1
Aix-Marseille 3
Lyon
4
Poitiers 4
Grenoble
7
Strasbourg
12
Bordeaux
13
Toulouse
16
Paris
0
291
50
100
150
200
250
300
Source : élaboré à partir de Jean-Michel Guittard, Répertoire des thèses
françaises relatives au monde ibérique et ibéro-américain des origines à
1980, Paris, Klincksieck, 1993.
L’Université de Paris, alliant tradition et prestige, consacre d’illustres docteurs
d’État qui font école dans leur domaine (Alfred Métraux, Robert Ricard, Jacques
Soustelle, François Chevalier, Pierre Monbeig, Roger Bastide et tant d’autres) et
attirent en conséquence les étudiants19.
Toulouse et Bordeaux affichent des résultats nettement inférieurs (16 et
13), mais en constante progression, ce qui dénote une tradition d’étude dans
le domaine. L’université de Toulouse consacre son premier docteur dans la
décennie 1910-1919 et se caractérise, depuis lors, par la régularité des soutenances.
Bordeaux est une des premières universités à décerner un doctorat dans le
domaine. On relève une soutenance pour la décennie 1880-1889.
Le rythme des soutenances, interrompu pendant quarante années, reprendra dans la décennie 1930-1939, pour ne plus s’arrêter.
Ces deux universités sont à l’origine du développement des études hispaniques en France. Les thèses soutenues dans la période concernent la littérature
mais aussi le droit. La situation de Bordeaux, ouverte sur l’Atlantique, la prédispose
à des relations privilégiées avec l’Amérique et les Antilles en particulier - un
grand nombre de thèses soutenues dans cette université concerne les Caraïbes.
L’école géographique de Bordeaux donnera des thèses importantes dont celle de Jean Borde sur les Andes de Santiago20.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
117
COMMENT PEUT-ON
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JEAN - MICHEL GUITTARD
&
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GRAPHIQUE N°6 : ÉVOLUTION DU NOMBRE DE SOUTENANCE DE THÈSES
PAR UNIVERSITÉ ENTRE 1970 ET 1989
11
MontpellierII0
ToulouseIII1 8
31
Paris VI1
74
Paris V 1
Bordeaux I
14
2
19
Strasbourg I 4
Lyon II 25
13
Nice
6
14
Dijon
9
0
Perpignan
11
0
ParisXIII
11
MontpellierI
10
11
3
Aix-MarseilleI
12
BordeauxIII
20
12
MontpellierIII
16
13
Paris IX
7
Toulouse I
7
1970 - 1980
1980 - 1990
15
ParisII
21
62
29
ParisXII 4
GrenobleII
Paris VII
Paris IV
34
21
34
30
52
37
Toulouse II Le Mirail
ParisVIII
40
25
83
29
85
101
Paris X
115
177
169
Paris I
24
EHESS
187
89
Paris III (dont IHEAL)
0
50
100
254
150
200
250
300
Source : élaboré à partir de Jean-Michel Guittard, Répertoire des thèses françaises relatives au monde
ibérique et ibéro-américain des origines à 1980, Paris, Klincksieck, 1993et des résultats
d’interrogations de la banque de données bibliographiques « Amérique latine » du CNRS.
118
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
L’intérêt de Strasbourg et de Grenoble pour l’Amérique latine est plus
récent. Si l’on constate la présence de rares travaux universitaires dans la décennie, le nombre de soutenances s’accentue à partir des années cinquante.
Strasbourg présente un certain nombre de travaux de géographie dont la thèse de Michel Rochefort soutenue en 195821. Grenoble s’intéresse plutôt aux
questions économiques. Lyon, Poitiers, Aix-Marseille et Nancy participent plus
modestement au développement des études latino-américanistes.
Les mutations des années 1970-1990
À partir des années soixante-dix, la situation des études sur l’Amérique latine change. Les travaux spécialisés sont considérablement plus nombreux (graphique n°6). À cette époque, l’Amérique latine occupe les avant-postes de
l’actualité, portée en grande partie par la mythologie révolutionnaire développée à partir de Cuba. Bientôt les exilés latino-américains poursuivis par la
répression des dictatures militaires arrivent en masse en Europe et nombreux
sont les étudiants qui se tournent alors vers des sujets concernant la région : au
cours de ces deux décennies, 1970-1979 et 1981-1990, le nombre des thèses
soutenues est de l’ordre de 2377, soit plus de 78 % du nombre total de thèses
soutenues depuis 1880.
L’École des hautes études en sciences sociales a commencé sa carrière dans
les nouveaux bâtiments de la Maison des sciences de l’homme en 1969. De nouvelles universités ont ouvert leurs portes et rares sont celles qui n’affichent
aucune thèse soutenue dans le domaine latino-américain.
L’université de la Sorbonne nouvelle-Paris III a une longue tradition en
matière de recherche sur les pays ibériques et ibéro-américains. Dans ces vingt
années, elle a produit, à elle seule, 343 docteurs. L’Institut d’études hispaniques lui est partiellement rattaché et plusieurs centres de recherches déploient
leurs activités dans le domaine des langues et civilisations. Tous accueillent des
doctorants autour de leurs programmes de recherche. Il faut ajouter que plus
de la moitié des thèses soutenues à Paris III relève de la responsabilité de l’Institut
des hautes études de l’Amérique latine, rattaché depuis 1968 à cette université. 156 thèses y ont été préparées entre 1981 et 1990.
La même structure d’enseignement de haut niveau couplée à des centres
de recherches existe dans toutes les autres universités. On l’observe en particulier à Paris I (Panthéon-Sorbonne), qui réalise un score équivalent : 346 thèses
dont 177 de 1970 à 1979 et 169 de 1981 à 1990. Cette université est titulaire
d’une chaire d’histoire sur l’Amérique latine qui a longtemps été occupée par
le Professeur François Chevalier avant qu’il ne soit remplacé dans cette fonction
par François-Xavier Guerra. Le Centre de recherches historiques sur l’Amérique
latine accueille un certain nombre de doctorants spécialisés. Le score important
de cette université est cependant dû aux nombreux enseignements qui y sont
délivrés en sciences humaines, sociales et juridiques (sciences politiques, droit,
économie, géographie, archéologie). Un contingent important de thèses sur
l’Amérique latine est préparé dans le cadre de l’Institut d’études sur le déveCAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
119
COMMENT PEUT-ON
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JEAN - MICHEL GUITTARD
&
MONA HUERTA
loppement économique et social (IEDES), rattaché également à cette université
depuis le début des années soixante-dix.
L’université de Paris X-Nanterre arrive en troisième position avec 216 thèses
soutenues (101 pour les dix premières années, 115 pour les suivantes). Les
américanistes qui enseignent dans cette université sont nombreux. L’historien
Frédéric Mauro a fait soutenir un certain nombre de ces travaux pendant cette période. Mais l’histoire n’est pas la seule discipline concernée. Signalons un
très important département d’études ibériques et ibéro-américaines dans lequel
Charles Minguet a travaillé pendant de longues années. Les thèses en anthropologie, ethnologie, sociologie, sont nombreuses et la présence de laboratoires sur ces thèmes attirent une importante population estudiantine. La
Caraïbe donne enfin lieu à plusieurs thèses.
L’École des hautes études en sciences sociales, qui arrive ensuite dans le
classement, occupe une place particulière. On observera la grande différence
en nombre de thèses soutenues entre les deux décennies considérées. En effet,
24 thèses en 1970-1979 contre 187 pour la décennie suivante. L’explication est
simple : cette école est issue de la VIe section de l’École pratique des hautes
études à laquelle elle a succédé en 1975. Si, dès sa création, l’École était habilitée à délivrer des doctorats, l’inscription pour la soutenance auprès d’une université était encore obligatoire en 1980. Dans la première décennie, la sociologie est bien représentée. Elle l’est aussi dans la seconde, mais l’histoire prend
le pas sur les autres disciplines, dont l’anthropologie.
Les autres universités parisiennes suscitent des thèses dans l’ensemble des
disciplines en sciences humaines et sociales selon les spécialités des établissements. Par exemple, on trouve plusieurs thèses sur la gestion des entreprises à
Paris IX-Dauphine, des thèses de droit à Paris II pour ne citer que ces exemples.
À Paris VIII-Saint-Denis plusieurs travaux concernent les sciences de l’éducation. L’économie, bien représentée, bénéficie de l’influence d’un département
dynamique spécialisé sur les économies du tiers monde.
Une mention particulière doit être faite, dans ce panorama très parisien,
aux deux seules universités qui réussissent à être performantes dans le domaine de l’aire culturelle. Nous l’avons déjà souligné, il s’agit de l’université de
Toulouse-Le Mirail et de l’université des Sciences sociales de Grenoble II. La
première a une solide tradition d’hispanisme puisque c’est dans cette ville que
fut fondée la première chaire d’espagnol. Naturellement, de nombreuses thèses
sont soutenues en littérature et civilisation. Mais on trouve des recherches dans
d’autres disciplines, et notamment en histoire et géographie. L’université de
Toulouse-Le Mirail bénéficie d’une organisation équivalente à celle qui existe à
l’Université de Paris III où l’Institut des hautes études de l’Amérique latine draine une bonne partie des travaux réalisés. La présence d’une infrastructure latino-américaniste (laboratoire de recherche, bibliothèques, centres de documentation) suscite quelques vocations de recherche. Ces chiffres témoignent
également de la solidité des études spécialisées dans cette université où un
DEA et un doctorat d’études latino-américaines fonctionnent depuis plus de dix
années.
120
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
Une tradition existe pour l’étude du droit et des sciences politiques à l’université Pierre Mendès France (Grenoble II) : on trouve donc des thèses dans ces
disciplines. L’établissement, par ailleurs, est associé à plusieurs laboratoires de
pointe : l’Institut économique et juridique de l’énergie, l’Institut d’administration des entreprises, l’Institut de recherche économique et de planification du
développement, le Centre de recherches européennes et internationales, ce
qui donne lieu à des recherches dans les domaines valorisés par ces organismes.
On note également la présence de travaux sur les thèmes de l’urbanisation.
En synthèse, l’évolution des divers pôles de soutenance apparaît clairement
dans la carte n°1. Le poids de Paris et de la région parisienne est manifeste et
permanent : 291 thèses sont soutenues dans la capitale entre 1880 et 1969 (A),
669 entre 1970 et 1979 (B) et 915 entre 1981 et 1990 (C). Dans la décennie
1970-1979, des universités plus nombreuses suscitent des thèses sur l’Amérique
latine. On constate naturellement le fort positionnement des universités du
Sud-Ouest (Bordeaux, Toulouse, Montpellier).
La part, plus grande, prise par Toulouse dans la décennie 1980 souligne
que l’Amérique latine est bien un champ prioritaire de la recherche toulousaine. Nos chiffres indiquent en revanche que le nombre de thèses soutenues à
Bordeaux décline entre 1981 et 1990. L’apparition, dans la décennie 1980,
d’un pôle à Perpignan explique peut-être le fléchissement du nombre de souCARTE N°1 : UNIVERSITÉS FRANÇAISES DANS LESQUELLES ONT ÉTÉ SOUTENUES
DES THÈSES SUR L’AMÉRIQUE LATINE.
A : 1880-1969
291
16
4
Source : carte élaborée à partir de Jean-Michel Guittard, Répertoire des thèses françaises relatives au monde ibérique et ibéro-américain des origines à 1980, Paris, Klincksieck, 1993.
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28/29
121
COMMENT PEUT-ON
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JEAN - MICHEL GUITTARD
&
MONA HUERTA
B : 1970-1979
669
60
30
5
Source : carte élaborée à partir de Jean-Michel Guittard, Répertoire des thèses françaises relatives au
monde ibérique et ibéro-américain des origines à 1980, Paris, Klincksieck, 1993.
C : 1981-1990
915
97
30
8
Source : carte élaborée à partir des résultats d’interrogations de la banque de données bibliographiques « Amérique latine » du CNRS.
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
COMMENT PEUT-ON
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CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
tenances enregistré pour Montpellier au cours de cette période. Si des pôles comme Aix-Marseille et Grenoble sont en progression constante, nos chiffres,
cependant, laissent apparaître une régression des soutenances à Strasbourg.
Les pays sujets d’étude des thèses de doctorat
Les pays étudiés dans les travaux des années 1980 concernent pratiquement
tous les pays d’Amérique latine et des Caraïbes hormis Belize, les Barbades ou
le Suriname. Ces pays qui ont connu une très forte influence anglaise ou hollandaise, ne semblent pas susciter un intérêt particulier en France (graphique n°7).
Les études sont consacrées pour la plupart au Brésil22 (322) et au Mexique23 (296).
Le Venezuela totalise 151 mentions et l’Amérique latine en général, 82. Les
pays andins (Bolivie, Équateur, Colombie, Pérou, Chili) représentent globalement 227 travaux (carte n°2).
Si, dans cet ensemble, on isole les thèses d’État soutenues dans la décennie, l’ordre du classement varie. Le Brésil et le Mexique arrivent en tête avec respectivement 18 et 17 mentions, l’Amérique latine en général (14 thèses) et le
Pérou suivent juste derrière. Cependant, 2 thèses seulement sur les 151 concernant le Venezuela sont des thèses d’État.
GRAPHIQUE N°7 : PRINCIPAUX PAYS D’AMÉRQIUE LATINE, SUJETS D’ÉTUDES, DANS LES THÈSES
EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES SOUTENUES DANS LES ANNÉES QUATRE-VINGT.
El Salvador
1
Paraguay
5
République dominicaine
5
Porto Rico
6
Nicaragua
7
Amérique c entrale
7
Honduras
8
Panama
12
Guyane
12
Uruguay
13
G uatemala
14
Cos ta Rica
21
Bolivie
22
Haïti
25
Cuba
25
Equat eur
26
Antilles
29
Chili
Source : élaboré à partir des
résultats d’interrogations de la
banque de données
bibliographiques « Amérique
latine » du CNRS.
53
Pérou
58
Colombie
68
Argentine
75
Amérique latine
82
Venezuela
151
Mexique
296
Brésil
322
0
50
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
100
28/29
150
200
250
300
350
123
COMMENT PEUT-ON
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JEAN - MICHEL GUITTARD
&
MONA HUERTA
Le fait qu’il existe une forte tradition de coopération (Brésil) ou des organismes relais dans les pays mêmes, ce qui est le cas du Mexique avec l’Institut
français sur l’Amérique latine (IFAL) et le Centre d’études mexicaines et centraméricaines (CEMCA), semble bénéficier à l’organisation de la recherche en
France et au développement des études sur ces pays. L’exemple des travaux sur
le Pérou va dans le même sens. En effet, on peut voir l’influence de l’IFEA
(Institut français des études andines) de Lima dans l’existence des travaux sur
le Pérou.
CARTE 2 : LES PAYS SUJETS DES THÈSES SOUTENUES DANS LES UNIVERSITÉS FRANÇAISES DE 1981 À 1990
322
151
68
5
14
SOURCE : CARTE ÉLABORÉE À PARTIR DES RÉSULTATS D’INTERROGATIONS DE LA BANQUE DE DONNÉES BIBLIOGRAPHIQUES
“ AMÉRIQUE LATINE ” DU CNRS.
124
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’Amérique centrale, qui a
connu de fortes secousses dans cette période, ne draine pas de grandes quantités de travaux universitaires : 69 thèses seulement sont consacrées aux différents pays de la région en dix ans. Le conflit centraméricain est quelque peu
absent des travaux de doctorat menés dans cette période probablement par
manque de recul nécessaire pour les analyses. Les Caraïbes (Antilles françaises
comprises) suscitent en revanche 126 thèses, Cuba et Haïti étant à eux seuls
l’objet de 25 thèses chacun. Dans le cône Sud, le Paraguay reste le pays le
moins étudié de la zone (5 thèses lui sont consacrés en une décennie).
Le régime du général Stroessner, resté en place durant plus de trente années,
semble avoir gelé toutes dispositions à travailler sur ce pays. La littérature paraguayenne n’échappe pas à cette désaffection.
Une étude portant sur l’origine nationale des auteurs de thèses montre
qu’une très grande partie d’entre eux est, dans les années quatre-vingt, d’origine latino-américaine24.
PROMENADE DÉSINVOLTE DANS UN SIÈCLE
DE THÈSES AMÉRICANISTES
Les chiffres permettent de brosser à grands traits le tableau de la production
doctorale française et de mettre en évidence les principales étapes de son évolution. Au delà du simple constat numérique, il convient de souligner les facteurs qui
ont accompagné le développement des études sur l’Amérique latine en France
et de rappeler les travaux des scientifiques qui ont marqué cette trajectoire.
Premiers élans, premiers travaux
Parmi les thèses les plus anciennes, notons celles consacrées, pour l’essentiel, à l’étude des maladies endémiques qui sévissaient alors en Amérique en décimant tout particulièrement marins et voyageurs. Une cinquantaine d’entre
elles soutenues au XIXe siècle a été consacrée aux principes actifs de l’écorce de
quinquina et à ses applications en pharmacie. D’une manière générale,
les recherches entreprises dans ce domaine, portent sur la pharmacopée précolombienne. Cette dernière fait appel aux propriétés des minéraux et surtout
des plantes médicinales, telles la racine vomitive de l’ipéca, celle du jalap aux
vertus purgatives, le rhizome dépuratif de la salsepareille ou les feuilles de coca
que mâchent les Indiens pour résister à la fatigue. Les thèses en question peuvent donc intéresser, à des titres divers, scientifiques, historiens et ethnologues.
Les géographes et les historiens des sciences attachent beaucoup de prix au
voyage effectué de 1799 à 1804 par Alexandre de Humboldt en Amérique.
Les travaux de ce savant naturaliste allemand qui fait figure de précurseur
contribuèrent au développement des sciences dans de nombreux domaines
et donnèrent lieu à divers travaux de recherche25. Citons seulement, à titre
d’exemple, la géographie régionale, la géologie, la climatologie, la botanique,
ou bien encore l’océanographie. Le rôle joué au cours du XIXe siècle par les
voyages d’exploration et les missions scientifiques en Amérique doit être brièvement rappelé, même si tous les Français qui ont participé à cette aventure,
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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COMMENT PEUT-ON
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JEAN - MICHEL GUITTARD
&
MONA HUERTA
comme le naturaliste Aimé Bonpland (1773-1858) dont la présence aux côtés
de Humboldt a été fort utile, ou bien encore Albert Obrecht (1859-1924),
directeur de l’observatoire de Santiago du Chili, n’ont pas soutenu nécessairement une thèse sur un tel sujet26. Le travail universitaire le plus ancien à cet
égard remonte à 1823. Il est dû à Auguste Prouvençal de Saint-Hilaire (17791859), qui devait rapporter les matériaux de sa thèse d’un voyage au Brésil et
au Paraguay27. Saint-Hilaire qui fut l’un des plus célèbres botanistes de son
temps, sera appelé à succéder à Lamarck en 1830 à l’Académie des sciences.
À la fin du XIXe et dans les premières années du XXe siècle, l’étude scientifique
du sous-continent donne lieu à des travaux qui, s’ils ne relèvent pas tous de
l’expédition scientifique, constituent, pour la plupart, des travaux pionniers.
La thèse d’histoire la plus ancienne sur l’Amérique latine avait été soutenue par Jules Humbert en 1905. Cette étude solidement documentée sur la colonisation espagnole au Venezuela constitue toujours pour les américanistes un
instrument de travail auquel ils doivent se référer28. En France, l’histoire du
monde ibérique et ibéro-américain est étudiée à la fois par des historiens professionnels et par des hispanistes d’origine. Elle a été profondément influencée
au XIXe siècle par l’école positiviste29. Cependant, l’histoire purement événementielle est progressivement délaissée au profit de démarches nouvelles qui
annexent l’économie et la sociologie. L’école marxiste fait figure de pionnier en
la matière.
L’envolée des années cinquante et la remarquable percée
de l’histoire et de la géographie
Ce sont, à bien des égards, les années 1950 qui constituent un tournant décisif dans la production doctorale. Non seulement le nombre des thèses augmente, mais certaines d’entre elles vont fortement marquer l’évolution des
sciences humaines et sociales. La reconnaissance officielle de l’Université pour les
études latino-américaines, avec l’inauguration en 1954 de l’Institut des hautes
études de l’Amérique latine à l’initiative du recteur Jean Sarrailh, la création
d’une licence d’études latino-américaines et surtout l’ouverture des cours de
Marcel Bataillon au Collège de France (de 1950 à 1977) vont contribuer encore davantage à conforter le laboratoire latino-américain.
L’influence de l’école des Annales sur les travaux des historiens et des géographes du domaine a déjà été soulignée. Les historiens voient leur audience
renforcée par la création de la VIe section de l’École pratique des hautes études
au cours de l’année universitaire 1947-194830. Fernand Braudel, qui avait déploré au cours des années 1950 l’absence d’une chaire d’histoire de l’Amérique latine à la Sorbonne, devait faire une place importante au monde ibéro-américain au sein de la VIe section. C’est à son initiative que l’on doit l’autonomie de
cette section qui prend en 1975 l’appellation d’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS) 31.
Les historiens s’intéressent désormais aussi bien au milieu géographique et
au climat qu’aux fluctuations monétaires et aux échanges commerciaux. Ils
font de plus en plus appel aux documents statistiques à partir des années 1950
126
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
COMMENT PEUT-ON
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pour apprécier les rythmes, les cycles économiques et faire face à l’inflation
documentaire à laquelle ils se trouvent confrontés. De là, cette’histoire sérielle’que définit Pierre Chaunu et dont son travail monumental, Séville et l’Atlantique
constitue un parfait exemple32.
Mais le recours aux techniques d’analyse mathématique, facilitées aujourd’hui
par l’apport de l’informatique, n’exclut pas pour autant l’appel à des méthodes
qualitatives pour expliquer les mentalités et les destins collectifs. Selon Frédéric
Mauro, autre élève de Braudel a avoir donné ses lettres de noblesses à l’américanisme33, la plupart des thèses de doctorat d’État ont représenté un apport
capital à la méthode et au contenu de la discipline historique.
François-Xavier Guerra, par exemple, lance l’histoire politique avec sa thèse
sur le Mexique de l’Ancien régime à nos jours34, dans le même temps où apparaissent l’histoire anthropologique et culturelle et l’histoire des mentalités.
La période coloniale a longtemps suscité de nombreuses vocations : les
efforts portent alors surtout sur le XVIe siècle, période héroïque de la découverte
et de la conquête du Nouveau Monde35. Cependant, dès le début des années
1980, l’histoire contemporaine détrône l’histoire coloniale. Pour leur part, l’étude des cultures précolombiennes et l’histoire de l’Indépendance sont l’objet d’un
regain d’intérêt de la part des jeunes doctorants. D’une manière générale,
nous assistons, ces dernières années, pour l’histoire de l’Amérique latine, à la
constitution d’un spectre plus varié dans le choix chronologique des sujets de
thèses.
L’enseignement de la géographie s’est développé lentement dans l’Université.
Il faudra attendre 1920 pour voir définitivement créé l’Institut de géographie
de Paris.
En ce qui concerne la géographie physique, ce sont les études de géomorphologie qui sont les plus nombreuses. Cette discipline intéresse, on le
sait, l’étude de la surface de la croûte terrestre (lithosphère) ; les spécialistes
essaient de comprendre l’origine et l’évolution du relief, en l’occurrence essentiellement celui de la cordillère des Andes. S’ils doivent posséder les connaissances
géologiques de base indispensables, leurs préoccupations sont d’ordre géographique et leur travail commence là où s’arrête celui du géologue.
Les géographes portent également leur attention sur les conditions générales du climat, la végétation, l’hydrologie. Pour la géographie humaine de
l’Amérique latine, ils sont conduits à étudier l’habitat, les mouvements de
population, les structures urbaines et rurales, les ressources, les échanges, sans
négliger pour cela l’histoire et la sociologie. De grandes thèses naissent sur ce
terrain. À celles de Jean Borde, Pierre Monbeig, Michel Rochefort, déjà citées
s’ajoutent celles de Jean Roche, d’Olivier Dollfus, Yves Leloup, Claude Bataillon,
Romain Gaignard et de beaucoup d’autres36. Leurs auteurs, à leur tour, formeront de nombreux géographes latino-américanistes.
Thèmes américanistes : entre fidélité et renouveau
Les civilisations précolombiennes connaissent dans les années 1980 et 1990
un regain de faveur37. Deux axes de recherche retiennent l’attention des cherCAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
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JEAN - MICHEL GUITTARD
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cheurs : la Mésoamérique d’une part, qui forme la zone des civilisations aztèque
et maya étudiées en son temps par Jacques Soustelle, les Andes péruviennes et
boliviennes d’autre part, qui sont le foyer principal de la civilisation inca38. On
observe que les spécialistes s’intéressent fort peu, de ce point de vue, au Río de
La Plata où la présence des Indiens ne s’est pas maintenue aussi fortement que
dans les autres pays de la région39. En ethnolinguistique, si les efforts portent
sur les deux groupes principaux de langues amérindiennes que sont le nahuatl
et le quechua, de nombreuses autres langues sont étudiées40.
Les thèses qui relèvent de la thématique religieuse couvrent un domaine particulièrement vaste, intéressant diverses disciplines41. Dans cette production se
côtoient des points de vue fort différents allant des réflexions morales sur la justification de la conquête des Indes occidentales à la théologie de la libération.
Les Églises d’Amérique latine ont su assimiler de façon originale certains des rites
indigènes qui devaient susciter, à l’époque, la méfiance et l’hostilité des premiers
missionnaires, soucieux d’étendre le domaine de la foi chrétienne dans ces
pays42. Mais l’interprétation des civilisations en Amérique ne concerne pas seulement les rapports entre les Indiens et les Européens. Dans sa thèse sur les
religions africaines au Brésil (1958), Roger Bastide analyse, pour sa part, le phénomène de syncrétisme religieux entre le christianisme et les religions polythéistes d’Afrique, sujet appelé à faire l’objet de développements ultérieurs43.
Le voyage architectural dans l’espace et dans le temps, auquel nous convie
cet ensemble de thèses, nous conduit des sites archéologiques de l’Amérique
centrale44 au baroque colonial des églises brésiliennes45 sans oublier l’urbanisme contemporain46. La peinture n’est pas oubliée non plus, qu’il s’agisse de son
apogée en Nouvelle-Espagne au XVIIIe siècle ou de l’influence de l’école de
Paris sur les artistes vénézuéliens à l’époque actuelle.
En sciences de l’éducation, l’accent est mis sur les problèmes d’alphabétisation et de scolarisation, les aspirations et le droit à l’éducation en Amérique
latine, les systèmes et les méthodes d’enseignement utilisés dans certains de ces
pays, l’adaptation des populations autochtones à la culture ibérique. La présence
en France de Paulo Freire à la fin des années soixante et la diffusion de son
œuvre dans le pays ont beaucoup fait pour le développement de cette discipline
et la croissance du nombre de thèses concernant l’Amérique latine.
La sociologie est enseignée en Sorbonne à partir de 1902 ; elle dispose à partir de 1906, d’une chaire dont le premier titulaire est Émile Durkheim. En ce qui
concerne le domaine qui nous intéresse, c’est la diversité des thèmes qui doit
être soulignée ici. En dehors des phénomènes d’acculturation que nous avons
évoqués, les sujets traités concernent notamment la sociologie rurale (paysanneries indiennes, luttes paysannes, transformation du milieu rural…) 47 la sociologie urbaine (bidonvilles, urbanisation, mouvements ouvriers,…) la sociologie
politique (partis politiques, systèmes électoraux,…) la sociologie économique
(rôle des différents groupes sociaux qui interviennent dans le jeu économique,…). Ainsi, par leur approche spécifique, les sociologues apportent, en particulier, une aide précieuse aux juristes, aux économistes et aux politologues48.
Cependant, alors que nous constatons l’envahissement du domaine historique
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par les autres disciplines, la sociologie se démarque dans les années quatrevingt des problématiques à dimension historique et campe, plus étroitement
qu’elle ne le fit dans les années précédentes, sur son propre terrain d’action.
Droit et économie : constance du principe de réalité
Parmi les thèses juridiques, le droit international occupe une place de choix.
Les sujets qui reviennent le plus souvent au siècle dernier portent sur les conséquences politiques et juridiques du percement du canal de Panama, auquel la
France est étroitement associée, et sur celles du conflit hispano-américain de
1898. Mais beaucoup d’autres thèmes ont été traités au fil des divers événements
qui ont marqué leur temps, comme la controverse sur les îles Malouines qui
opposait, déjà en 1923, l’Angleterre à l’Argentine, ou la crise de 1962 entre
l’Union soviétique et les États-Unis, consécutive à l’installation de rampes de lancement de missiles à Cuba49.
À ces conflits extérieurs, il faut ajouter l’échec des tentatives de fédération
de quinze républiques américaines, les problèmes frontaliers qui se posèrent dès
l’Indépendance, et les guerres qui s’ensuivirent. Les recherches engagées à ce
sujet, qui nous donnent un point de vue juridique sur la question, concernent
en particulier le droit fluvial et le droit maritime. On constate que les États
américains s’en remettent volontiers à l’arbitrage des cours de justice pour
résoudre les conflits internationaux. Dans le domaine du droit constitutionnel,
l’attention se porte sur la structure constitutionnelle de l’Argentine, du Mexique
et du Venezuela qui est, comme au Brésil, sur le système fédéral des États-Unis,
tandis que l’organisation est unitaire dans les autres pays. L’Uruguay, qui par
deux fois, a tenté de mettre en place un pouvoir exécutif collégial à l’instar du
régime de la Confédération helvétique inspire également les chercheurs français.
Le droit administratif donne matière à des études sur la fonction publique
et les doctorants s’intéressent notamment aux problèmes de contentieux et de
décentralisation. Le droit fiscal est illustré le plus souvent par des recherches sur
le cas mexicain et le droit du travail est particulièrement bien représenté par des
travaux concernant les conventions collectives, le droit de grève, les conflits du
travail et le rôle des entreprises multinationales.
Après s’être affranchi de la tutelle espagnole et portugaise, le droit latinoaméricain, qui est un droit écrit, s’inspire largement, au XIXe siècle, des systèmes juridiques des autres pays d’Europe continentale et spécialement du
modèle français. Ainsi, la philosophie du droit à sa source chez les encyclopédistes, le droit commercial doit beaucoup au code Napoléon même si par la suite il a subi l’influence de la législation italienne ; quant au droit constitutionnel,
si les États-Unis servent parfois de modèle pour le cadre institutionnel, la France
fournit en général l’inspiration politique. Cependant les particularismes géographiques, économiques et sociaux donnent un caractère original à la pensée
juridique latino-américaine comme l’atteste un certain nombre de thèses qui
choisissent précisément la doctrine française comme élément de comparaison.
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Dès le prolongement de la tradition juridique napoléonienne, l’enseignement
de l’économie politique devait subir l’influence du droit privé qui était enseigné
place du Panthéon. L’essor des thèses en sciences économiques, au début des
années soixante, coïncide avec la reconnaissance officielle de cette discipline.
Il ne faut pas oublier, au demeurant, que certaines thèses d’histoire ou de géographie sont à dominante économique.
Le développement actuel des États latino-américains suscite un intérêt croissant de la part des candidats. Un premier groupe de travaux concerne les structures agraires traditionnelles, caractérisées par la présence de grands domaines
ruraux, et les réformes auxquelles elles ont donné lieu. Deux pays sont particulièrement bien étudiés de ce point de vue : le Chili, depuis le milieu des
années soixante, et le Mexique depuis la Révolution de 1911.
Puis vient un grand nombre de soutenances qui ont trait à l’exportation
de matières premières, sources de disparités importantes entre les différents
États : pays de climat tempéré, producteurs de laine, de viande et de blé avec
un niveau de développement élevé comme l’Argentine et l’Uruguay ; pays
exportateurs de produits tropicaux (café, canne à sucre…) qui réunissent une
grande partie de la population latino-américaine ; pays à exportation minière
(Mexique, Chili, Pérou, Bolivie) et pétrolière (Venezuela en particulier).
D’autres recherches sont menées sur la politique monétaire suivie par les différents États latino-américains, sur les causes structurelles de la pression inflationniste qu’ils subissent, le développement du secteur industriel, l’apport des
investissements étrangers, notamment au Brésil et au Mexique50. Comme le
laissait pressentir Celso Furtado, les recherches s’orientent de plus en plus vers
les relations internationales, d’une part, avec l’analyse des phénomènes de
dépendance extérieure qui impliquent en particulier la redéfinition des rapports économiques avec les États-Unis et avec les grands consortiums internationaux, et, vers les relations intrarégionales, d’autre part, avec le mouvement
récent vers l’intégration économique, grâce à des accords de libre échange
passés dans le cadre d’un marché commun régional51.
Enfin, sans récuser pour autant les approches fondées uniquement, soit sur
l’étude des seules aires culturelles, soit sur celle d’une seule discipline, un certain nombre de formations universitaires entend affirmer la validité scientifique
des relations transversales et croisées qui portent sur plusieurs continents ou souscontinents historiques et culturels : « comparatisme et pluridisciplinarité se justifient par l’étroite parenté et par les relatifs synchronismes et mutations qu’ont
connues depuis un demi-siècle les regards et les engagements des différentes
sciences humaines à l’égard des mondes extra-européens ou extra-occidentaux. Hier, outre-mer, tiers monde - figure métaphorique lancée par Alfred
Sauvy en 1952- pays sous-développés, pays en voie de développement, ou
plus simplement Sud, au singulier ou au pluriel »52.
La littérature, encore et toujours
Cette perspective cavalière sur un siècle de thèses ne saurait ignorer la
remarquable percée de la littérature latino-américaine en France qui suscita
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de nombreux travaux après la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’en 1958,
en effet, qu’apparaît la première thèse de ce type. Elle est signée par René
Durand et concerne le mouvement littéraire au Venezuela à l’époque romantique. Si dans cette production toutes les périodes sont considérées53, la part la
plus importante concerne toutefois la littérature moderne et contemporaine. Les
lettres des pays du sous-continent jouissent d’un grand prestige dans les milieux
intellectuels français. Elles ont bénéficié de l’action des grands médiateurs que
furent Valery Larbaud et Roger Caillois et de la reconnaissance mondiale d’éminentes plumes latino-américaines. Entre 1945 et 1990 pas moins de cinq prix
Nobel ont été attribués à des auteurs hispano-américains : en 1945 à la Chilienne
Gabriela Mistral, en 1967 au Guatémaltèque Miguel Angel Asturias, en 1971 au
Chilien Pablo Neruda, en 1982 au Colombien Gabriel García Márquez, en 1990
au Mexicain Octavio Paz. Cependant, si de nombreuses thèses ont été soutenues dans ce domaine54, elles ne concernent pas tous les pays et certains restent encore peu représentés (la Bolivie, l’Équateur, l’Amérique centrale).
Georges Le Gentil (1875-1953), en inaugurant en 1922 un cours de littérature brésilienne à la Sorbonne contribua à développer le goût pour les Lettres
de l’immense Brésil. Avant 1980, cette littérature est déjà représentée par une
cinquantaine de thèses. Si quelques travaux importants portent sur l’éloquence baroque de la Contre-Réforme illustrée par le P. António Vieira, ou sur de
grands romanciers du XIXe siècle comme Machado de Assis, la plupart des écrivains appartiennent à la période contemporaine, et notamment au modernisme, mouvement artistique et littéraire qui devait dominer la vie culturelle du pays
entre 1922 et 1945. Les deux auteurs le plus fréquemment cités prennent le
Nord-Est du Brésil pour principale source d’inspiration : José Lins do Rêgo
(1901-1957) et Jorge Amado ont Bahia pour décor principal.
En matière de littératures hispano et luso-américaines, seuls les écrivains les
plus en vue bénéficient de la recherche. Des pans entiers de cette foisonnante production littéraire restent à découvrir, à traduire et à travailler.
***
Au terme de ce vagabondage dans un siècle de thèses spécialisées sur
l’Amérique latine, on ne peut qu’être frappé devant l’abondance et la variété
de la production doctorale française. Nul doute que les chercheurs disposent
là d’un matériau de première main, sur une longue durée, pour nourrir non seulement une histoire de l’américanisme, discipline par discipline, mais aussi pour
contribuer à inscrire cette aire culturelle, plus largement qu’elle ne l’est
aujourd’hui, dans l’histoire des sciences.
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Notes
1 Cette réglementation a été modifiée ou complétée, en particulier, par les décrets
des 20 juillet 1882, 30 juillet 1883, 28 juillet 1903 (ce dernier décret supprimant
l’obligation de rédiger en latin la thèse complémentaire), 22 décembre 1908 et
23 juillet 1953. Plus récemment, l’arrêté du 29 juillet 1969 a défini les dernières
modalités du doctorat d’État ès Lettres avant sa disparition en 1984 au profit du
doctorat unique.
2 Ces premiers inventaires ont été effectués à l’IHEAL par Marie-Noëlle Pellegrin et
Claudie Duport. On trouve le dépouillement des thèses de 1954 à 1969 dans le
n°4 (1969) des Cahiers des Amériques latines, p. 145-194. Pour les années 19701974, il faut consulter le n° 9-10 de 1974 p. 283-366. L’information sur les années
1975-1978 se trouve dans le n° 19 de 1979 p. 5-78 et le n°21-22 de 1980 p.
263-318 rend compte des années 1979-1980. La revue toulousaine Caravelle
consacre par ailleurs deux numéros aux thèses : un numéro spécial en 1980 pour
le recensement des thèses soutenues entre 1976 et 1978 et le n°37 de 1981 pour
les années 1979-1980. La création en 1980 du Réseau Amérique latine (GRECO
26 du CNRS) mit fin à ces initiatives puisque la banque de données’Amérique
latine’développée en coopération avec diverses institutions françaises, dont notamment le centre de Toulouse, fut dévolue à cette action.
3 Raoul d’Harcourt, L’Américanisme et la France, Paris, Larousse 1928.
4 Guy Martinière, « Réflexions sur le latino-américanisme en France » in Lateinamerika
Nachrichten, Beiheft n°2, März 1988, p. 55-81.
5 Cette politique et ses influences donnent lieu à la remarquable thèse de Paul
Arbousse-Bastide, Le positivisme politique et religieux au Brésil : de l’Empire à la
Constitution républicaine (1850-1891), soutenue devant l’université de Paris en 1953.
6 Ce premier congrès qui vit le jour à Nancy suivait de peu la création à Paris, en
1873, du 1er Congrès international des orientalistes.
7 Les statuts de la Société des Américanistes ont été publiés, en 1930, dans le tome
XXIII du Journal.
8 C’est en 1925 qu’est fondé l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris ; un an
plus tard Paul Rivet en devenait le secrétaire général. Le Palais de Chaillot, construit
pour l’Exposition universelle de 1937, devait abriter le Musée de l’Homme, fondé par Rivet et inauguré le 20 juillet 1938.
9 À noter que la plupart de ces écrivains latino-américains exercent alors des activités secondaires dans la diplomatie ou le journalisme. Enrique Gómez Carrillo
travaille aux Éditions Garnier et collabore au journal ABC de Madrid. Rubén Darío,
qui s’installe à Paris en 1900 et qui y restera jusqu’à sa mort en 1916, est le correspondant du journal argentin La Nación ; Enrique Larreta est ambassadeur
d’Argentine en France de 1910 à 1916 ; Vicente Huidobro est attaché à la Légation
du Chili à Paris. Sur les contacts de la colonie hispano-américaine de Paris avec les
intellectuels français à cette époque on se reportera notamment aux travaux de
Sylvia Molloy, La diffusion de la littérature hispano-américaine en France au XXe
siècle, Paris 1972 et de Paulette Patout, Alfonso Reyes et la France, Paris, 1978.
10 Ernest Martinenche déclarait : « L’Amérique latine nous a fait jusqu’ici l’honneur de nous connaître infiniment mieux que nous ne la connaissons. Elle a lu
nos livres, ceux où l’on travaille aussi bien que ceux où l’on se repose. Nous
n’avons longtemps répondu à cette prédilection que par les maladresses d’une sympathie confuse et mal éclairée. L’organisation de l’enseignement de l’espagnol
date d’hier chez nous, et c’est à peine si le portugais commence à se faire dans notre
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université une place beaucoup trop petite. C’est donc au public de langue française qu’il convient de faire mieux comprendre l’Amérique latine dont l’expansion
européenne demeure notre plus cher souci ». Rapporté par Charles Lesca, « Histoire
d’une revue », in Hommage à Ernest Martinenche (Études hispaniques et américaines), Paris, Éd. d’Artrey, 1939, p. 437.
11 Ces missions brésiliennes qui présidèrent à la fondation de l’Université de São Paulo
sont abondamment étudiées dans le livre de Jacques Chonchol et Guy Martinière,
L’Amérique latine et le latino-américanisme en France, Paris, L’Harmattan, 1985 ;
Gilles Matthieu, Une ambition sud-américaine. Politique culturelle de la France (19141940), Paris, L’Harmattan, 1991 ; Luiz Claudio Cardoso, Guy Martinière, FranceBrésil. Vingt ans de coopération (Science et technologie), Paris, IHEAL ; Grenoble,
PUG, 1989, 351 p. On trouve également des éléments d’information dans les
articles de Jean-Paul Lefebvre, « Les professeurs français des missions universitaires au Brésil (1934-1944) », in Cahiers du Brésil contemporain, 1990, n°12, p. 89100 ; « Les missions françaises au Brésil dans les années trente » in Vingtième siècle,
revue d’histoire, 1993, n°38, avril-juin, p. 24-33.
12 Lucien Febvre, « L’Amérique du Sud devant l’histoire », Introduction, Annales.
Économies, sociétés, civilisations, 3e année, octobre décembre 1948 n°4, p. 385392. Cet article sera repris dans le numéro spécial publié dans les Cahiers des
Annales en janvier 1949.
13 « À travers les Amériques latines » numéro spécial présenté par Lucien Febvre in
Cahiers des Annales, n°4, 1949, 208 p. Ce cahier reprend les articles publiés dans
le n°4 de 1948 de la revue Annales. Économies, sociétés, civilisations et introduit
des notes et comptes rendus complémentaires. Ce sont au total 48 études, essais,
comptes rendus et mises au point qui illustrent les Amériques latines dans leur
ensemble.
14 Roger Bastide, Les Amériques noires, les civilisations africaines dans le Nouveau
Monde, Paris, Payot, 1967, 236 p.
15 Pierre Monbeig, « Économie ou économies brésiliennes », in Annales ESC, avrilmai 1947 p. 171-175.
16 Jean-Michel Guittard, Répertoire des thèses françaises relatives au monde ibérique
et ibéro-américain. Des origines à 1980. Préface de Bernard Lavallé, directeur de la
Maison des Pays ibériques, Paris, Klincksieck, 1993, 667 p. (Bibliothèque de la
Sorbonne, n°23 ; Maison des pays ibériques, n°53).
17 Localisée à l’origine à l’Université de Paris X-Nanterre, la banque « Téléthèses »
qui était une émanation du Fichier central des thèses est actuellement prise en charge à Montpellier par l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (ABES).
Cette banque est accessible sur le cédérom « Docthèses » pour les thèses soutenues respectivement depuis 1972 pour les lettres, sciences humaines et sociales
et pour les sciences, depuis 1983 pour les disciplines de santé et 1990 pour la
médecine vétérinaire.
18 Les chiffres représentés dans le graphique n°3 appellent quelques commentaires : la montée en flèche de l’histogramme en 1986 traduit la multiplication des
soutenances de thèse de 3e cycle avant l’application de la réglementation de
1984, instituant un unique doctorat. Cette poussée dans la représentation graphique
correspond à des thèses soutenues en réalité en 1985. Les dates mentionnées
dans les graphiques concernant les années quatre-vingt sont celles de l’enregistrement des références et non des dates de soutenance. Il n’est pas possible
d’identifier automatiquement ces dernières, et le temps moyen d’enregistrement
de l’information est d’environ une année dans la Banque « Amérique latine ».
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19 Rappelons ici le titre des thèses soutenues par ces grands maîtres : Alfred Métraux,
La civilisation matérielle des Tupi-Guarani, Thèse d’État ès Lettres, 1928 ; Robert
Ricard, La Conquête spirituelle du Mexique, essai sur l’apostolat et les méthodes missionnaires des ordres mendiants en Nouvelle Espagne de 1523-24 à 1572. Thèse
d’État ès Lettres, 1933 ; Jacques, Soustelle, La famille Otomi-Pame du Mexique central, Thèse d’État ès Lettres, 1937 ; François Chevalier, La formation des grands
domaines du Mexique : terre et société aux XVIe-XVIIe siècles, Thèse d’État ès Lettres,
1949 ; Pierre Monbeig, Pionniers et planteurs de São Paulo, Thèse d’État ès Lettres,
1950 ; Roger Bastide, Les religions afro-brésiliennes : contribution à une sociologie des
interpénétrations de civilisations, Thèse d’État ès Lettres, 1958.
20 Jean Borde, Les Andes de Santiago et leur avant pays. Une étude de géomorphologie. Bordeaux, Thèse d’État ès Lettres, 1966.
21 Michel Rochefort, Rapports entre la pluviosité et l’écoulement dans le Brésil subtropical
atlantique : étude comparée des bassins du Guaïba et du Paraïba du Sud, Thèse
d’État ès Lettres, 1958.
22 La problématique économique prédomine dans les travaux sur le Brésil à côté
de nombreuses thèses consacrées aux questions urbaines. Cependant il est à noter
qu’en ce qui concerne les nouveaux médias un intérêt croissant se manifeste
auprès des jeunes chercheurs, voir Ignacy Sachs, « Brésil » in GRECO 26 - CNRS,
Réseau documentaire Amérique latine, Thèses sur l’Amérique latine soutenues en
France, 1980-1984. Répertoire bibliographique en sciences sociales et sciences humaines,
Centre national de la recherche scientifique, avril 1987, p. I.
23 Claude Bataillon souligne que ces travaux sont rendus possibles du fait de l’accessibilité de nombreuses sources en Europe. Voir ‘Mexique, Amérique centrale,
Caraïbes’ in GRECO 26 - CNRS, Réseau documentaire Amérique latine, Thèses sur
l’Amérique latine, op. cit., p. X-XIII.
24 Cette caractéristique varie en importance selon les pays étudiés : Venezuela
(83 %), Brésil (76 %) Costa Rica (75 %) République dominicaine (73 %), Colombie
(66 %), Mexique (63 %), Équateur (60,5 %), Chili (60 %), Argentine (55,5 %).
Avec respectivement 38 % et 34 %, les pourcentages pour le Pérou et la Bolivie sont
beaucoup plus faibles. Même s’il faut relativiser cette approche faite sur l’origine
patronymique, il n’en demeure pas moins que ces chiffres sont éloquents. La présence en France de nombreux Latino-Américains pour des raisons d’échanges
universitaires est probable. Des bourses par exemple ont été attribuées par le
Venezuela au moment du boom pétrolier et des accords de coopération existent
entre la France et certains pays d’Amérique latine. C’est le cas notamment, de
l’accord franco-brésilien dit Capes-Cofecub signé à Brasilia le 5 octobre 1978. Ces
chiffres témoignent également de l’importante immigration politique qui a conduit
nombre de Latino-Américains en France. Certains de ces exilés en effet ont soutenu des thèses. Cf. Claudie Duport, Tesis doctorales europeas sobre América Latina,
1980-1989 in 47° Congreso Internacional de Americanistas, Tulane, Nueva Orleans,
7-11 de julio de 1991. Simposio organizado por la Red Europea de Información
y Documentación sobre América Latina - REDIAL, La información cientifica sobre
América Latina en 1991, Documento de trabajo, p. 93-110.
25 Cf. Charles Minguet, Alexandre de Humboldt, historien et géographe de l’Amérique
espagnole (1799-1804), Paris, Thèse d’état de Lettres, 1969.
26 Cf. Jean-Georges Kirchheimer, Voyageurs francophones en Amérique hispanique au
cours du XIXe siècle : répertoire bio-bibliographique, Paris, thèse 3e cycle, 1984.
27 Cf. Auguste Prouvençal de Saint-Hilaire, Voyage dans l’intérieur du Brésil, la province cisplatine et les missions dites du Paraguay, Paris, thèse de sciences, 1823.
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28 Jules Humbert, Les origines vénézuéliennes : essai sur la colonisation espagnole au
Venezuela (thèse d’État ès lettres, Paris, 1905). Traduit en espagnol sous le titre :
Los Orígenes venezolanos : ensayo sobre la colonización española en Venezuela,
Caracas, 1976. (Biblioteca de la Academia nacional de la historia. 127).
29 Dans le droit fil de la réforme intellectuelle et morale préconisée par Renan, les
tenants de l’école positiviste prirent pour modèle les institutions universitaires
d’outre-Rhin. Déjà sensible en 1868 avec la création de l’École pratique des hautes
études (EPHE) par Victor Duruy, ce mouvement eut les développements que l’on
sait avec la paix de Francfort (1871) qui avait donné à l’Empire allemand une
hégémonie de fait en Europe. Cette école de pensée devait marquer profondément,
en particulier, les débuts de l’hispanisme français.
30 À la différence de l’enseignement universitaire français de l’époque qui se contentait encore de transmettre un savoir déjà établi au travers de cours magistraux, l’EPHE
s’est proposée dès l’origine et grâce à la souplesse de ses structures, de dispenser
son enseignement dans le cadre de séminaires de recherche sur le modèle germanique en faisant appel aux résultats de travaux personnels et sur des sujets
souvent novateurs.
31« Tout cloisonnement des sciences sociales est une régression. Il n’y a pas d’histoire une, de géographie une, d’économie politique une ; il y a un groupe de
recherches liées et dont il ne faut pas desserrer le faisceau ». Cf. Fernand Braudel,
Annales, octobre-décembre 1951, n°4, p. 421. C’est bien le cas actuellement du
Centre de recherches sur les mondes américains (Cerma). Cette unité pluridisciplinaire rattachée à l’Ehess allie les approches historiques, sociologiques et anthropologiques. Ancrée dès 1986 sur l’étude des sociétés autonomes, méso-américaines et andines, elle s’est adjoint depuis 1994 les domaines traditionnels de
l’aire brésilienne et de l’Amérique française et anglophone.
32 Cf. Pierre Chaunu, « Histoire quantitative, histoire sérielle », Paris, 1978, (Cahiers
des Annales, 37). Pierre Chaunu avait soutenu en 1960 devant l’université de Paris
une thèse d’État ès Lettres intitulée Séville et l’Atlantique (1504-1650).
33 Frédéric Mauro, Le Portugal et l’Atlantique au XVIIe siècle (1570-1670). Étude économique, Paris, Thèse d’État ès Lettres, 1957.
34 François-Xavier Guerra, Le Mexique de l’Ancien régime à la Révolution, Paris,
Doctorat d’État, 1983.
35 Relevons quelques exemples marquants : Georges Baudot, Utopie et histoire au
Mexique : les premiers chroniqueurs de la civilisation mexicaine (1520-1569), Thèse
d’État Lettres, Toulouse, 1975 ; André Saint-Lu, La Vera Paz, esprit évangélique et
colonisation, Thèse d’État Lettres, Paris, 1968 ; Pierre Duviols, La lutte contre les
religions autochtones dans le Pérou colonial : l’extirpation de l’idolâtrie entre 1532 et
1660, Thèse d’État Lettres, Paris, 1971 ; Nathan Wachtel, La vision des vaincus :
recherches sur les sociétés indigènes d’Amérique, particulièrement du Pérou au temps
de la conquête espagnole et au début de la période coloniale (1520-1570), Thèse de
3e cycle, Paris, 1969.
36 Olivier Dollfus, Les Andes centrales du Pérou et leur piémonts, entre Lima et le
Péréné, étude géomorphologique, Thèse d’État Lettres, Paris, 1966 ; Yves Leloup,
Les villes du Minas Gerais, Thèse d’État Lettres, Paris, 1969 ; Claude Bataillon,
Mexico et sa région. Villes et campagnes au Mexique central, Thèse d’État Lettres, Paris,
1970 ; Romain Gaignard, La pampa argentine, l’occupation du sol et la mise en
valeur, Thèse d’État Lettres, Bordeaux, 1980.
37 Citons en particulier Joaquín Galarza dont le travail approfondit la connaissance des civilisations précolombiennes : Codex de Zempoala Techialoyán E 705.
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Manuscrit pictographique de Zempoala, Hidalgo (Mexique), Thèse d’État Lettres,
Paris, EHESS, 1977.
38 Les civilisations aztèque et inca sont tardives et ont été fondées sur la conquête et l’annexion. On ne saurait passer sous silence les études menées sur les cultures qui leur sont antérieures et sur les populations allogènes, comme les Otomis
et les Totonaques au Mexique. Quant aux mythes amérindiens, l’œuvre de Claude
Lévi-Strauss a ouvert les perspectives nouvelles que l’on sait sur le sujet.
39 La thèse de 3e cycle de Pierre Clastres (Paris, Institut d’ethnologie, 1965) s’intéresse cependant à l’une des populations indiennes subsistant dans cette région :
La vie sociale d’une tribu nomade, les Indiens Guayaki du Paraguay.
40 C’est ainsi que Jon Landaburu étudie dans une thèse d’État de Lettres soutenue à Paris en 1976 la Grammaire de la langue andoke (Amazonie colombienne).
41 La thèse de Jean Meyer, par exemple, traite d’un épisode particulier de l’histoire religieuse : La Christiade : société et idéologie dans le Mexique contemporain
(1926-1929), Thèse d’État Lettres, Paris X-Nanterre, 1971.
42 Alain Ichon, La religion actuelle des Indiens totonaques dans le nord de la Sierra de
Puebla, Thèse 3e cycle, Paris, 1967.
43 Voir en particulier l’intérêt pour le candomblé de Bahía qui reflète les traditions
des tribus Yoruba, l’influence angolaise, le spiritisme de Umbanda étudié par
exemple dans les thèses de Gisèle Binon Cossard : Contribution à l’étude des candomblés au Brésil : le candomblé Angola, Paris, Institut d’ethnologie, 1970 ; Juana
Elbein dos Santos : Les Nagô et la mort : Páde, Asèsè et le culte Egun à Bahia, Paris,
1972 ; de Renato Ortiz, La mort blanche du sorcier noir, Umbanda : intégration
d’une religion dans une société de classes, Paris, EHESS, 1975.
44 Voir en ce domaine Pierre Becquelin : Archéologie de la région de Nebaj, Guatemala,
Thèse de 3e cycle, Paris, Institut d’Ethnologie, 1969.
45 Germain Bazin : Documentation pour servir à l’histoire de l’architecture et de la
sculpture décoratives des églises du Brésil à l’époque baroque, Thèse d’État complémentaire Lettres, Alger, 1954.
46 Robert Coustet, Rio de Janeiro au XIXe siècle, architecture et décors, Thèse de 3e cycle,
Bordeaux, 1974.
47 Rappelons la thèse complémentaire de François Bourricaud Changements à Puno.
Étude de sociologie andine, Paris, 1961.
48 Les politologues montrent un intérêt croissant pour l’Amérique latine. Une section « Amérique latine » a été créée au Centre d’études des relations internationales (CERI), lui même rattaché à la Fondation nationale des sciences politiques
(FNSP). Il en est de même pour les économistes. Voir en particulier les recherches
entreprises à ce sujet à l’Institut de développement économique et social (Iedes).
49 Cf. Alain Joxe, La crise cubaine de 1962 et le système stratégique mondial, Paris,
Thèse de 3e cycle, 1971.
50 Voir en particulier la thèse d’État de Lettres de Luciano Martins soutenue à Paris
en 1973 : Politique et développement économique, structures de pouvoir et système
de décisions au Brésil (1930-1964).
51 Cf. Celso Furtado, Politique économique de l’Amérique latine, Paris, 1970.
52 Voir, à titre d’exemple, le programme de l’unité de recherche « Sociétés en
développement dans l’espace et dans le temps (Afrique et Océan Indien, Amérique
latine, Asie du Sud-Est, Maghreb et Moyen-Orient) » - Sedet. Les historiens et les
géographes sont majoritaires, mais non dominants, dans ce laboratoire de
l’Université de Paris VII-Denis Diderot. Leurs savoirs associés apportent à la compréhension des sociétés de ces différents espaces culturels, des outils, des méthodes
136
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
CENT ANS DE THÈSES FRANÇAISES SUR L’AMÉRIQUE LATINE
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
et des problématiques qui éclairent, par la prise en compte systématique des
deux dimensions du temps et de l’espace, les indispensables approches de la
sociologie, de l’ethnologie, de la science politique et de l’économie qui ont longtemps dominé la connaissance de ces sociétés.
53 Relevons ici le travail de Marie Cécile Berling Bénassy : Humanisme et religion chez
Sor Juana Inés de La Cruz : la femme et la culture au XVIIe siècle, Paris, Thèse d’état
de Lettres, 1979.
54 Voir en particulier Alain Sicard, La pensée poétique de Pablo Neruda, Bordeaux,
Thèse d’État Lettres, 1977.
R ÉSUMÉ - R ESUMEN
En France, le doctorat est depuis le XIX e
siècle le diplôme le plus élevé délivré
par l’Université. Dans ce cadre
l’Amérique latine est sans doute l’une
des régions du monde ayant fait l’objet
d’un très grand nombre de thèses. Si
l’inventaire en montre la permanence
durant plus d’un siècle, on assiste
cependant à un nombre plus élévé de
soutenances à partir des années 1960.
Les universités les plus actives sont
répertoriées et le Brésil et le Mexique
sont dans la production doctorale spécialisée les pays les plus étudiés. En
conclusion de cet article, sont présentés
divers travaux ayant marque l’histoire
de l’aire culturelle latino-américaine
dans de nombreuses disciplines.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
En Francia, el doctorado es desde el siglo
XIX el más elevado diploma entregado
por la Universidad. Dentro de este marco,
América latina es sin duda una de las
regiones del mundo que ha sido objeto de
muy gran número de tésis. Si el inventario indica constancia a lo largo de más
de un siglo, asistimos sin embargo a un
incremento de defensas de tésis a partir de
los años 60.
Las universidades más activas estan catalogadas y Brasil y México son los países
más estudiados en la producción doctoral especializada. Para concluir este artículo, se presentan varios estudios habiendo dejado huellas en la historia del area
cultural latinoamericana en numerosas
disciplinas.
137
POUR UNE GÉOGRAPHIE EUROPÉENNE
DU LATINO-AMÉRICANISME
M ONA H UERTA *
L
’américanisme en Europe jouit d’une solide expérience accumulée
depuis le XVIe siècle par tous ceux (militaires, diplomates, missionnaires,
aventuriers, commerçants, voyageurs ou hommes de science) qui ont
exploré, conquis et décrit le Nouveau Monde. Au début du XIXe siècle cependant, les savoirs issus de cette longue expérience sont inégaux et la curiosité scientifique des Européens reste encore bridée par l’Espagne et le Portugal, puissances
tutélaires jalouses de leur pouvoir. Au moment où l’Amérique latine s’émancipe et que les nations nouvellement indépendantes excitent davantage les appétits commerciaux des autres puissances européennes, cette curiosité va pouvoir
s’épanouir. L’activité scientifique s’amplifie peu à peu et, en 1876, le premier
Congrès international des américanistes consacre à Nancy les recherches
modernes sur ce vaste ensemble territorial. Couronnée de succés dès sa création, cette réunion, au fil de ses éditions, finit par s’institutionnaliser jusqu’à devenir, au XXe siècle, un rouage essentiel de la vie scientifique américaniste et de
sa représentation (Riviale, 1995).
Né en Europe, l’américanisme est un sujet d’intérêt relativement récent
pour des Européens qui, souvent, manquent d’une perception globale des
études et des centres spécialisés. Des travaux d’ensemble sur ce thème sont, en
effet, assez rares. Aux premières années de sa création, le Ceisal (Conseil européen des recherches sociales de l’Amérique latine) se préoccupait de dresser un
inventaire continental, et c’est dans ce cadre que l’historien suédois Magnus
Mörner établissait en collaboration avec Ricardo Campa les grandes lignes d’un
projet visant à évaluer l’ensemble des organismes en activité (Mörner, Campa,
1975). Grâce à une initiative nord-américaine, les premiers travaux de synthèse concernant les études européennes sur l’aire culturelle purent avoir lieu
en 19781. Une année plus tard, les Nord-Américains récidivaient et lançaient une
enquête à l’échelle de l’Europe. Le résultat fut un ouvrage faisant le point, à
l’époque, sur les études latino-américanistes du vieux monde (Mesa-Lago et collab., 1979). Ce rapport reste l’un des rares publiés sur le sujet. L’Institut de
relations européennes avec l’Amérique latine (Irela), fondé à Madrid en 1985,
*Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine (CREDAL-CNRS-université de la
Sorbonne nouvelle Paris III).
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29 (139-159)
139
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
MONA HUERTA
commanditait, à son tour, en 1987 un inventaire qui fut établi, puis mis à jour
en 1994 (Farenholtz, Grenz, 1987 et 1994). À partir de ces divers documents, il est
possible de dessiner à grands traits les contours de l’américanisme européen.
LES INSTITUTIONS LATINO-AMÉRICANISTES
EUROPÉENNES : L’AMBIGÜITÉ DES INVENTAIRES
Les relations entre l’Europe et l’Amérique latine, qui ont connu un certain essor
dans la seconde moitié du XXe siècle, se sont diversifiées et canalisées à travers
un vaste réseau d’institutions de tailles et de statuts multiples. 660 organismes
européens, relevant de ministères ou autres entités gouvernementales, de commissions parlementaires, de partis politiques, d’organismes d’enseignement et
de recherche, de cabinets d’expertises, d’officines patronales, d’institutions religieuses et d’organisations non gouvernementales, développaient en 1994 des
activités sur l’Amérique latine (tableau n°1).
TABLEAU N°1
ORGANISMES TRAVAILLANT SUR L’AMÉRIQUE LATINE EN EUROPE EN 1994
Pays
Nombre
Centres universitaires Centres de recherche
Allemagne
Autriche
Belgique
Danemark
Espagne
Finlande
France
Grande Bretagne
Grèce
Irlande
Italie
Luxembourg
Norvège
Pays Bas
Portugal
Suède
Suisse
130
18
60
20
65
9
73
71
4
13
60
8
6
46
17
21
39
21
2
3
1
6
0
12
17
0
0
3
0
0
7
0
3
1
50
2
10
3
24
4
22
24
0
1
14
0
0
13
2
4
4
Total
660
76
177
SOURCE : ÉTABLI À PARTIR DE MANUAL PARA LAS RELACIONES EUROPEO-LATINOAMERICANAS, IRELA, MADRID-HAMBOURG,
1994.
L’Espagne ou le Portugal, contrairement à ce que l’on pouvait penser,
n’occupaient pas, dans ce domaine, les premiers rangs du classement car seuls
65 organismes espagnols et 17 portugais étaient inventoriés. L’Allemagne arri140
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
POUR UNE GÉOGRAPHIE EUROPÉENNE DU LATINO-AMÉRICANISME
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
vait en tête avec 130 institutions spécialisées, devant la France (73), la GrandeBretagne (71) et l’Espagne. Sièges de nombreuses ONG, l’Italie (60), la Belgique
(60) et les Pays-Bas (46) disposaient dans ce recensement d’une position
moyenne. En matière de centres universitaires et de recherche, le classement
était sensiblement identique.
Les chiffres produits dans ce tableau appellent quelques commentaires :
s’ils donnent un ordre de grandeur et rendent compte utilement des investissements nationaux en matière de relations avec l’Amérique latine, l’enquête pour
les établir est menée à partir d’un centre d’information allemand et, dès lors,
l’inventaire est plus précis concernant les données de proximité. Cette même
observation peut-être faite pour l’ensemble des documents à vocation continentale établis à partir d’un seul pays.
TABLEAU N°2.
CHERCHEURS TRAVAILLANT SUR L’AMÉRIQUE LATINE EN EUROPE EN 1995
Pays
Nombres de chercheurs recensés
Allemagne
98
Autriche
7
Belgique
9
Danemark
5
Espagne
32
Finlande
4
France
68
Grande Bretagne
104
Grèce
0
Hongrie
5
Irlande
0
Italie
7
Norvège
5
Pays Bas
76
Pologne
13
Portugal
0
République Tchèque
6
Roumanie
2
Russie
1
Suède
15
Suisse
6
Total
463
SOURCE : ÉTABLI À PARTIR DE LATINOAMERICANISTAS EN EUROPA, 1995 : REGISTRO BIO-BIBLIOGRAFICO, CEDLA, 7e ÉD., 1995.
C’est le cas notamment du répertoire de chercheurs spécialisés sur l’aire culturelle latino-américaine établi et publié régulièrement depuis 1969 par le
Centre d’études sur l’Amérique latine d’Amsterdam (Cedla, 1995). Si on le
mesure à l’aune des rares réalisations nationales de ce type, le répertoire néerCAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
141
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
MONA HUERTA
landais est loin d’être exhaustif. Dans sa septième édition, il ne recense que
463 chercheurs pour l’ensemble du continent. Le dernier pointage réalisé en
France par le Réseau Amérique latine, par exemple, évaluait le nombre des
américanistes français à plus de sept-cents (Réseau documentaire Amérique
latine, 1988). Pour les besoins d’une comparaison entre les recherches française et espagnole, le Redial identifiait quant à lui, plus de cinq cents latino-américanistes français occupant, en 1995-1996, un poste dans les milieux académiques. 393 enseignants et chercheurs espagnols étaient parallèlement recensés
(Roman, 1998). Soulignons cependant, que l’inventaire hollandais (tableau
n°2), limité volontairement par ses auteurs aux chercheurs jouissant d’une certaine notoriété (!) a le mérite d’être le seul instrument de ce genre et son examen aide à préciser, au plan de l’enseignement supérieur et de la recherche, la
première approche continentale que l’on peut avoir à partir des organismes
pointés par l’Irela.
Avec 104 mentions la Grande Bretagne arrive en tête, suivie par l’Allemagne
(98), les Pays Bas (76), la France (68) et l’Espagne (32). Le chiffre relatif aux Pays
Bas parait proportionnellement très élevé, si on le rapporte à ceux des pays
qui, comme la France et l’Espagne, jouissent d’une tradition américaniste ancienne. Ces résultats montrent, à l’évidence, que les chercheurs hollandais sont familiers de leur production nationale et connaissent beaucoup mieux la recherche
anglo-saxonne que celle de l’Europe du sud. Ce document témoigne tout au
plus de l’existence, dans tel ou tel pays, d’une activité latino-américaniste. Il est
clair que l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Espagne sont des pays de forte implantation.
Ces exemples mettent en lumière un décalage difficile à éviter lorsque les
enquêtes sont menées de l’extérieur. Retenons néanmoins de ces tableaux la présence constante des pays dont l’activité latino-américaniste est patente
(Allemagne, France, Espagne, Royaume-Uni, Pays Bas) et la relative régularité
des classements proposés. Notons toutefois qu’un travail d’ampleur continentale serait plus satisfaisant s’il s’appuyait sur une collecte coordonnée des informations. On ne peut que souhaiter dans une telle perspective que les échanges
soient plus fluides entre les professionnels de la recherche des divers pays
d’Europe, et que les logiques locales s’estompent derrière des pratiques plus
coopératives.
L’AMÉRIQUE LATINE AU CŒUR DE LA POLITIQUE
EXTÉRIEURE EUROPÉENNE
Peu nombreux en Europe, les instituts d’étude et de recherche spécialisés,
constituent souvent dans leur pays respectif une pièce importante du dispositif national de coopération avec l’Amérique latine. Leur existence et les conditions de leur création témoignent, dans tous les cas, des singularités nationales
qui caractérisent l’intérêt porté par les différents pays aux études sur l’Amérique
latine (tableau n°3).
142
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
POUR UNE GÉOGRAPHIE EUROPÉENNE DU LATINO-AMÉRICANISME
TABLEAU N°3 : LES INSTITUTS EUROPÉENS SPÉCIALISÉS SUR L’AMÉRIQUE LATINE
DATE NOM
1930 Ibero-Amerikanisches Institut Stiftung
Preussischer Kulturbesitz
1942 Escuela de Estudios Hispanoamericanos
1943 The Hispanic and Luso Brazilian Councils,
Canning House
1946 Instituto de Cooperacíon Ibero-americana
1951 Latin-Amerika Institutet
1954 Institut des hautes études de l’Amérique latine
1961 Institut Latinskoi Ameriki
1962 Institut für Iberoamerika-Kunde
1964 Interuniversitair Centrum voor Studie en Documentatie
van Latijns Amerika
1964 Latin American Centre, St Antony’s College
1965 Institute of Latin American Studies
1965 Österreichisches Lateinamerika-Institut
1966 Centre for Latin American Studies
1966 Centre of Latin American Studies
1966 Istituto Italo Latino Americano
1967 Institute of Latin American Studies
1969 Instituto de Estudios Políticos de América Latina y Africa
1970 Lateinamerika-Institute der Freien Universität
1985 Institut pluridisciplinaire pour les études sur
l’Amérique latine à Toulouse
1992 Casa de América
SIGLE
LIEU
IAI
EEH
Berlin
Séville
HLBC
ICI
LAI
IHEAL
ILA
IIAK
Londres
Madrid
Stockholm
Paris
Moscou
Hambourg
CEDLA
LAC
ILAS
OLI
CLAS
LAS
IILA
ILAS
IEPALA
LAI
Amsterdam
Oxford
Londres
Vienne
Liverpool
Cambridge
Rome
Glasgow
Madrid
Berlin
IPEALT
Toulouse
Madrid
SOURCES : ÉTABLI À PARTIR DES DOCUMENTS DE PRÉSENTATION DES DIVERSES INSTITUTIONS
Une polarisation sur la région dans les années soixante apparaît clairement
à la lecture de ce tableau. On assiste en effet à onze créations dans cette période alors que depuis les années trente, le nombre des fondations s’élevait respectivement à une pour la première décennie, trois pour la seconde, deux
pour la troisième pour revenir, dès les années soixante-dix, à un rythme plus lent
(une création de 1970 à 1980 et de 1980 à 1990 et une en 1992).
L’Allemagne est sans doute l’un des pays d’Europe où les programmes
d’enseignement relatifs à l’Amérique latine sont les plus nombreux2. Bien que
n’ayant pas participé directement à la découverte de l’Amérique, ce pays est le
premier à consacrer une institution à l’étude spécifique de cette zone. Si à l’instar de Humboldt, les savants se sont très tôt intéressés à cette région, c’est
également le cas des commerçants, des industriels et des banquiers. L’immigration et les échanges expliquent la création d’un important centre à Berlin,
dès 1930. Son influence fut grande avant guerre et il constitua une pièce maîtresse de la politique latino-américaine de l’Allemagne. Les études en ce domaine furent naturellement en sommeil après 1945 et il fallut attendre les progrès de la démocratisation et de la reconstruction de ce pays pour qu’elles
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
143
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
MONA HUERTA
retrouvent un regain d’intérêt et que de nouveau, s’ouvrent les portes des
investissements et du commerce extérieur (Steger, Schrader, Gräbener, 1967).
Des centres anciens furent réactivés, (Cologne, Berlin, Göttigen, Hambourg et
Bielefeld) et de nouveaux virent le jour. L’Institut ibéro-américain de Berlin (IAI)
voué à l’information scientifique, c’est à l’institut de l’Université libre de cette
ville (Lateinamerika-Institute der Freien Universität), créé en 1970, que furent
confiés l’enseignement et la recherche dans les disciplines fondamentales. Les
objectifs de l’Institut de Hambourg (IIAK) ne sont pas différents, mais les activités qu’il développe depuis sa création sont plus clairement inscrites dans
l’orientation de la prise des décisions politiques et économiques du pays relatives à l’Amérique latine. En somme, le succès des études latino-américaines en
Allemagne, développées dans de nombreuses universités, provient sans doute
en partie de l’efficacité de leur mode de financement par des fondations
publiques ou privées, issues du secteur politique et industriel (Steger ; Schrader ;
Gräbener, 1967).
Ce n’est qu’au milieu des années quarante que naquirent en Espagne les deux
fleurons de l’hispano-américanisme, l’Institut de coopération ibéro-américaine
(ICI) de Madrid3 et l’École d’études hispano-américaines de Séville. L’inauguration de ces deux organismes s’inscrivait dans la politique extérieure du Général
Franco qui revendiquait l’Amérique latine comme une zone d’influence « naturelle » de son pays. L’École de Séville était chargée de conduire la recherche et
de former les étudiants à l’histoire de l’Espagne, et donc de l’Amérique hispanique. Très vite cet enseignement fut absorbé par celui de la philosophie et des
lettres et l’École se consacra dès lors à la recherche. Pendant longtemps, les études
sur l’Amérique latine sont apparues comme un champ d’allégeance à la politique franquiste. Au moment du retour à la démocratie (1975), 80 % des
domaines disciplinaires couverts par la recherche et l’enseignement spécialisés
étaient exclusivement consacrés aux sciences humaines. Vingt ans après,
l’Amérique latine reste toujours l’un des axes majeurs de la politique extérieure espagnole. C’est à l’occasion du IIe Sommet des chefs d’États ibéro-américains
(juillet 1992) que la Casa de América, fer de lance de cette politique, fut inaugurée au moment de la célébration du cinquième centenaire de la Découverte.
Comme en Allemagne et dans les autres pays d’Europe occidentale, le problème des relations économiques avec l’Amérique latine se posait également
au Royaume-Uni. L’idée d’un centre latino-américain pour les affaires avait, en
effet, germé dans les années trente avec le besoin, devenu évident, de coordonner les relations culturelles et économiques avec l’Amérique latine face aux
nombreuses demandes des industriels de ce pays (Bowen, 1979). La guerre
devait freiner ce mouvement mais la nécessité de préserver les intérêts britanniques face à l’agressivité commerciale des Nord-Américains poussa à la création, après un large débat national, de l’Hispanic and Luso-Brazilian Council
nommé Canning House en hommage à Georges Canning, ministre des Affaires
extérieures (Mackenzie, 1979). Il s’agissait, avec cette fondation, de faciliter
les investissements sur le nouveau marché. L’intérêt pour l’Amérique latine se
renforça en 1948 par la création de la première chaire d’histoire spécialisée
144
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
POUR UNE GÉOGRAPHIE EUROPÉENNE DU LATINO-AMÉRICANISME
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
(Fisher, 1993). La Banque de Londres et d’Amérique du Sud et le Leverhulme Trust
Fund, financèrent par ailleurs, d’importants programmes pédagogiques à partir de 1958 (Mesa-Lago et collab., 1979). Mais c’est sans doute la crise des
missiles de 1962 qui fit prendre conscience aux Britanniques, comme à la plupart des autres Européens, de l’importance stratégique de la région. En 1962,
le département responsable du financement des universités, (University Grants
Committee, UGC), commandita une équipe dirigée par l’historien John H. Parry
pour examiner la situation des études latino-américaines et élaborer des propositions. Le rapport Parry, publié en 1965, recommandait de construire, pour
l’Amérique latine, un dispositif similaire à ceux qui existaient, déjà, pour d’autres
aires culturelles telles l’Afrique, l’Asie ou l’Europe de l’Est (HMSO, 1965).
À la suite de ce rapport il fut décidé de créer des points de développement
pour les études latino-américaines sur l’ensemble du territoire. Cinq universités
furent choisies pour créer ce qui allait devenir les Parry Centres. Oxford qui
avait déjà obtenu de la fondation américaine Ford des subsides pour créer un
centre d’études internationales fut élue pour la fondation du premier d’entre
eux en 1964. Londres fut le second (1965) suivi de Cambridge et Liverpool
(1966) et Glasgow (1967). Bientôt, d’autres départements gouvernementaux
et quelques fondations privées joignirent leurs efforts dans cette direction et un
centre supplémentaire fut fondé en 1968 à l’Université d’Essex. Des moyens
furent trouvés pour la coordination des travaux mis en route.
En revanche, la place de l’Amérique latine en Autriche était bien mince au
sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il fallut attendre le début des années
cinquante pour que l’État autrichien, en reconnaissant la nécessité de l’internationalisation du commerce extérieur dans le processus de reconstitution
nationale, ait la volonté d’ouvrir des marchés nouveaux. L’Institut latino-américain de Vienne (OLI) et ses filiales de Graz, Linz, Salzbourg, Klagenfurt et
Innsbruck naquirent dans un contexte où la priorité était de former des cadres
pour le commerce extérieur. Au début des années soixante-dix, le professeur
Othmar Huber devait infléchir les activités de ce centre au moment où le
Chancelier Kreisky orientait son action vers l’aide au développement du tiers monde (Gruber, s. d.). Avec la crise, au début des années quatre-vingt dix, l’intérêt
pour l’Amérique latine s’amenuisait au profit de programmes de soutien à
l’Europe orientale.
Bien qu’ayant connu une forte émigration dans le cône Sud, au XIXe et au
e
XX siècles et que de nombreuses missions évangéliques et ONG développent
une activité en relation avec l’Amérique latine, comme en Autriche, il existait
en Italie peu de formations universitaires spécialisées. Chargé de coordonner,
de développer les échanges et de diffuser l’information dans les domaines techniques, scientifique, social, économique et culturel, l’Institut italo-latino-américain de Rome, par bien des aspects, rappelait celui de Vienne. Cet organisme
intergouvernemental, largement tourné vers la vie diplomatique, fut fondé en
1966 par le Sénateur Fanfani (Galetti-Sembenotti, 1988). Les universitaires et
chercheurs italiens spécialisés inscrivent leur activité dans des structures universitaires organisées sur un mode différent que celui de l’aire culturelle, réparCAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
145
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
MONA HUERTA
ties surtout au Nord du territoire national (Florence, Bologne, Venise, Gênes,
Milan, Naples et Turin).
Comme ailleurs, l’intérêt économique est le moteur du développement des
études latino-américaines en Suède et aux Pays Bas. Bien que les Pays-Bas aient
un passé colonial en Amérique latine, cette région restait largement méconnue
pour les Hollandais d’avant-guerre. C’est la perte de l’Indonésie qui incita les
hommes d’affaires néerlandais à rechercher de nouveaux marchés (Slicher Van
Bath, 1988). Au début des années cinquante des cours furent développés dans
les universités du pays mais ce n’est qu’en 1964 que fut créé le Centrum voor
Studie en Documentatie van Latijns Amerika (Cedla), centre de recherche de
l’Université d’Amsterdam. En 1971, cette structure s’élargit à une fonction
interuniversitaire, ce qui permit de construire une unité limitée mais stable
pour dynamiser la recherche et l’enseignement (Den Boer, 1978).
En Suède, un consortium de défense des intérêts économiques, le Comité
pour la coopération ibéro-américaine accordait, en 1946, une subvention à
l’Université de Stockholm pour fonder un institut d’études latino-américaines
et une chaire pour l’enseignement de l’espagnol (Mesa Lago et collab., 1979).
Dans le même temps une recommandation de la Direction générale des affaires
économiques incitait le gouvernement à soutenir cette action afin de faciliter
à terme le commerce suédois. Ce n’est qu’en 1951 que fut réunie la totalité des
fonds nécessaires à la constitution de l’Institut et de la bibliothèque ibéro-américaine de l’École supérieure de sciences économiques. Mais le déclin des investissements suédois, lié aux difficultés que connaissait l’Argentine, principal partenaire de la Suède, fit baisser l’intérêt gouvernemental pour les études sur la
région. Dans les années soixante, avec l’intérêt suscité dans la jeunesse par la
Révolution cubaine, la montée en puissance du tiers-mondisme et la crainte inspirée par la crise des missiles, l’Amérique latine revint sur le devant de la scène. En 1969, le Latin-Amerika Institutet (LAIS) était réorganisé et pris en charge par l’État, ce qui contribua à lui assurer une stabilité financière. Son champ
d’action amplifié le conduisit à une collaboration étroite avec l’Université de
Stockholm, à laquelle il fut définitivement rattaché en 1977. L’Institut actuel est
régi par son propre conseil d’administration, dans lequel sont représentés le parlement suédois, l’université et des institutions d’aide et de coopération au développement. Le premier directeur du Conseil d’administration du LAIS fut le
prix Nobel d’économie Gunnar Myrdal et le premier directeur du nouvel institut l’historien Magnus Mörner. En 1976, le géographe-économiste Weine
Karlsson lui succéda dans ces fonctions, et en 1985 l’institut fut doté de locaux
dans l’Université afin de faire face à ses nouvelles missions (Björling, 1993).
Deux ans plus tard, la Nosalf (association nordique pour la recherche sur
l’Amérique latine) et l’Institut d’études latino-américaines de Stockholm lancèrent
conjointement une enquête dont ils publièrent les résultats en 1988. Malgré le
désintérêt relatif de la recherche suédoise pour le tiers monde et en dépit de
l’absence de programmes d’études réguliers dans les institutions académiques
du pays, la recherche sur l’Amérique latine y affirmait une belle vitalité : 69
institutions de ce pays développaient des programmes spécialisés (Glauser,
146
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
POUR UNE GÉOGRAPHIE EUROPÉENNE DU LATINO-AMÉRICANISME
COMMENT PEUT-ON
ÊTRE AMÉRICANISTE ?
1988). En juillet 1994, cette vitalité ne se démentit pas et c’est sous la présidence
de son ancien directeur, Magnus Mörner, que l’Institut ouvrit ses portes aux latino-américanistes du monde entier en organisant avec les universités de
Stockholm et d’Uppsala la 48e édition du Congrès international des Américanistes
(Karlsson et alii, 1993).
Les institutions d’Europe orientale, qui se développèrent pour la plupart
après la crise des missiles, n’ont que peu de liens avec leurs homologues de
l’Ouest du continent. Le Centre d’études latino-américaines (Cesla) de l’Université
de Varsovie, fondé en 1988, contribue, sous la direction d’Andrzej Dembicz, à
coordonner et valoriser les diverses recherches menées dans les pays de l’ancienne Europe de l’Est. Le Cesla est, depuis 1992, le siège permanent du Conseil
régional d’études latino-américaines et ibériques d’Europe centre-orientale,
nordique et balkanique. Il s’est donné, entre autres, la mission de faire connaître
la production scientifique spécialisée des anciens pays de l’Est, ce qui lui confère un rôle original et important dans la coopération continentale. L’ardeur et
le dynamisme têtu pour faire reconnaître la spécificité et la valeur de la recherche
des pays de l’Est de l’Europe, ont conduit les enseignants et les chercheurs
polonais à organiser, en juillet 2000, le 50e Congrès des américanistes, offrant
ainsi à tous les spécialistes européens l’occasion de nouveaux échanges.
D’ABONDANTES SOURCES
DOCUMENTAIRES INEXPLORÉES
Les pays d’Europe ont accumulé au cours de leur histoire des gisements
documentaires spécialisés fort importants. Il fallut attendre 1988 pour qu’une
entreprise européenne cherche à identifier, dans sa diversité, la globalité des ressources documentaires conservées sur le vieux continent. En réalisant, au
Royaume Uni, un premier recensement des bibliothèques et centres de documentation européens, Carol Travis et Roger Macdonald rendaient compte pour
la première fois de l’importance et de la diversité de collections aussi exceptionnelles que méconnues dans leur ensemble (Macdonald et Travis, 1988).
Bibliothèques et centres d’archives européens disposant
de fonds utiles à l’étude de l’Amérique latine
Travis et Macdonald, plus familiers des flux d’information spécialisés de
leur propre pays, recensaient 195 gisements documentaires au Royaume-Uni
alors que pour tous les autres pays d’Europe, seules 272 unités étaient identifiées. Ces dépôts documentaires relevaient des secteurs public et privé. Les
bibliothèques nationales figuraient aux côtés des bibliothèques d’universités,
d’associations ou d’entreprises. Avec celles conservées dans les bibliothèques
nationales et les grandes bibliothèques universitaires, les collections bibliographiques de certains instituts spécialisés révélaient à la fois la singularité et
l’impressionnante richesse des documents disponibles sur le continent
(tableau n°4).
La France et les deux Allemagne, avec respectivement 66 et 62 unités documentaires, devançaient l’Espagne (27), les Pays Bas (14), la Suède (13) et le
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TABLEAU N°4
FONDS BIBLIOGRAPHIQUES DÉTENUS EN 1988 PAR LES PRINCIPAUX INSTITUTS EUROPÉENS SPÉCIALISÉS
SUR L’AMÉRIQUE LATINE
Fondations
Noms
Nb. Vol.
1930 Ibero-Amerikanisches Institut Stiftung Preussischer
Kulturbesitz (IAI). Berlin
570 000
1942 Escuela de Estudios Hispanoamericanos. Séville
50 000
1943 Canning House - The Hispanic and Luso Brazilian
Councils. Londres
45 000
1946 Instituto de Cooperacíon Iberoamericana (ICI). Madrid
400 000
1951 Latin-Amerika Institutet (LAI). Stockholm
35 000
1954 Institut des hautes études de l’Amérique Latine (IHEAL).
Paris
71 000
1961 Institut Latinskoi Ameriki (ILA). Moscou
60 000
1962 Institut für Iberoamerika-Kunde (IIAK). Hambourg
15 600
1964 Interuniversitair Centrum voor Studie en Documentatie
van Latijns Amerika (CEDLA). Amsterdam
20 000
1964 Latin American Centre, St Antony’s College. Oxford
4 000
1965 Institute of Latin American Studies (ILAS). Londres
8 000
1965 Österreichisches Lateinamerika-Institut (OLI). Vienne
5 000
1966 Centre of Latin American Studies (CLAS). Cambridge
7 000
1966 Centre for Latin American Studies. (Sidney Jones Library)
Liverpool
36 000
1966 Istituto Italo Latino Americano (IILA). Rome
60 000
1967 Institute of Latin American Studies. University of Glasgow
Library. Glasgow
15 000
1969 Instituto de estudios políticos de América Latina y Africa
(IEPALA). Madrid
10 000
Nb. pério.
courants
4 000
1 000
40
1 700
4 00
1 100
?
3 00
5 00
?
6 00
1 00
?
50
1 000
1 00
5 00
SOURCE : ÉTABLI À PARTIR DE ROGER MACDONALD ET CAROL TRAVIS ; LIBRARIES AND SPECIAL COLLECTIONS ON LATIN AMERICA
AND THE
CARIBBEAN : A DIRECTORY OF EUROPEAN RESOURCES, 1988.
Portugal (13). Le recensement français réalisé par le Réseau Amérique latine
permettait un meilleur recouvrement. Seules 27 unités représentaient l’Espagne
mais un pointage espagnol montrait qu’il existait au moins 35 bibliothèques spécialisées d’importance dans ce pays (Vilarroig Aroca, 1993).
Les fonds lorsqu’ils sont vivants croissent et embellissent. Bien évidemment,
les chiffres de 1988 exposés ici ne correspondent nullement à la réalité
d’aujourd’hui. Ils n’ont pas d’autre fonction que de mettre en relief l’ampleur
des collections américanistes.
Deux institutions disposent de collections remarquables qui, de loin, sont
les plus volumineuses du continent. Elles sont entre six et huit fois plus riches
que celles de l’Iheal, première bibliothèque spécialisée française. Les instituts de
Berlin et de Madrid sont à la tête de ces collections exceptionnelles.
En 1988, la bibliothèque de l’Institut de Berlin possédait 570 000 ouvrages
et 14 000 titres de périodiques dont 4 000 vivants. En 1994, elle affichait
720 000 volumes et 4 300 titres de périodiques courants. Des fonds spéciaux
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de cartes, des matériaux audiovisuels, des dossiers de presse et les archives de
latino-américanistes allemands contribuaient à faire de cette bibliothèque la
plus importante d’Europe malgré les lourdes pertes subies lors de la Seconde
Guerre mondiale (Briesemeister, 1995).
Trois collections furent à l’origine de ces fonds : en 1927 les érudits argentins germanophiles Ernesto et Vicente Quesada firent don à l’État prussien de
leur riche bibliothèque personnelle. Les 80 000 volumes de ce legs devaient, selon
les donateurs, favoriser la création d’un Institut latino-américain allemand. Pour
concrétiser un tel projet, le Mexique donna une collection importante de livres.
25 000 volumes, 1 400 cartes, de nombreux manuscrits et des photographies
prirent ainsi le chemin de la bibliothèque berlinoise. La dissolution de l’IberoAmerikanisches Forchung, Institut de l’Université de Bonn, en 1930 contribua à
accentuer l’importance de l’institut prussien. Depuis 1919 le géographe Otto
Quelle développait dans cette ville une activité importante sur l’Amérique latine. Le manque de crédits le contraignit a clore ses programmes. L’Institut de
Berlin put récupérer à la fois sa bibliothèque riche de plus de 10 000 volumes
et la revue Ibero-Amerikanisches Archiv publiée depuis 1924. En déposant leurs
bibliothèques personnelles et leurs archives, de nombreux autres spécialistes
(Walter Lehmann, Max Uhle, Robert Lehmann-Nitsche, Teobert Maler et Eduard
Seler) contribuèrent à enrichir les collections (Briesemeister, 1995).
En 1988 la Bibliothèque hispanique de l’Institut de coopération ibéro-américaine (ICI) de Madrid possédait 400 000 volumes et 1 700 titres de périodiques en cours. Seconde bibliothèque européenne spécialisée sur l’Amérique
latine, elle était en 1994 à la tête de 600 000 volumes, 10 000 titres de revues
dont plus de 2 000 en cours.
Les premières collections acquises dès 1941, à la période où l’État espagnol
affirmait plus que jamais la filiation hispanique de l’Amérique
latine, concernaient pour l’essentiel la littérature de la Découverte, les Rois
Catholiques et l’Évangélisation. Le Consejo de la Hispanidad, sous la tutelle du
ministère des Affaires étrangères commença à rassembler les collections. En
1947, la Biblioteca de los Pueblos Hispánicos fut inaugurée avec une vocation
clairement énoncée de coopération et d’échange systématique avec les institutions d’enseignement et de recherche d’Amérique latine (Diez Hoyo, 1995).
Elle bénificia de nombreuses acquisitions de bibliothèques individuelles. Celle
d’Antonio Graíño permit l’entrée de pièces latinoaméricaines rares du XVIe au
XIXe siècle. En 1950, la donation d’Eugenio d’Ors enrichit de 1500 ouvrages le
fonds de littérature latino-américaine. Le legs de José María Chacón consolida
enfin la collection cubaine avec notamment des titres de périodiques des années
vingt et trente (Diez Hoyo, 1999). À partir de 1975, les relations entre l’Espagne
et les pays d’Amérique latine s’assouplirent. La Bibliothèque, au travers de ses
acquisitions, mit alors l’accent sur des thèmes économiques et de coopération.
Moins copieuses, les collections françaises n’en sont pas moins attrayantes.
À Paris, l’Institut des hautes études de l’Amérique Latine (Iheal) affichait à
l’époque 71 000 volumes et 1 100 titres de revues. En 1998, grâce à une politique d’acquisition diversifiée et à des dons exceptionnels, ces collections atteiCAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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gnaient 120 000 volumes et 2000 titres de revues. D’autres collections peuvent
dans le pays, rivaliser en importance avec celles de l’Iheal. C’est sans doute le
cas de la Bibliothèque nationale de France, de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine ou du Musée de l’Homme. Soulignons toutefois que toutes sont à la fois différentes et complémentaires. Si les établissements que nous citons sont spécialisés dans des secteurs disciplinaires bien
précis (sciences humaines à la BNF, relations internationales et histoire du XXe
siècle à la BDIC, anthropologie et ethnologie au Musée de l’Homme), les services documentaires Pierre Monbeig de l’Iheal offrent une ouverture pluridisciplinaire sur l’ensemble de l’aire culturelle. Leurs collections sont significatives
y compris dans le domaine des littératures et des civilisations. En dehors de
donations régulières, l’Iheal a bénéficié depuis sa fondation, de dons, importants
par leur nombre comme par leur qualité scientifique. En 1975, le CNRS permet
l’achat du fonds latino-américain réuni par Fernand Braudel dans sa bibliothèque personnelle. Des institutions choisirent après leur dissolution de « survivre » en confiant leurs fonds à l’Institut. C’est le cas du Cetral (Centre de
recherche sur l’Amérique latine et le Tiers monde) en 1986 et du Centre Lebret
en 1994. Les étudiants et les chercheurs sont toutefois les dépositaires les plus
réguliers et les plus nombreux. En 1992, Gustavo Beyhaut, par exemple, offrit
environ 500 livres portant principalement sur les problèmes politiques de
l’Argentine, de l’Uruguay et du Chili des années 1970-1980. Ce dépôt fut suivi des donations de Pierre Gilhodès sur les questions sociales et agraires en
Colombie et d’Alain Rouquié qui concéda 400 titres de politique contemporaine.
Mais pour notables qu’elles soient, ces donations n’égalent pas l’importance des
deux derniers legs, comptant chacun 2 000 titres, ceux de Mario Carelli sur le
Brésil et de Thierry Saignes sur la Bolivie et les Andes.
En Europe comme en France, les collections latino-américaines se trouvent
disséminées sur l’ensemble du territoire. Le cadre de cet article ne peut suffire
pour en décrire les particularismes. Notons toutefois que les bibliothèques
nationales d’Espagne et du Royaume Uni conservent, elles aussi, des collections particulièrement intéressantes et souvent fort anciennes. Des bibliothèques
universitaires parmi lesquelles la Bibliothèque bodléienne d’Oxford et les bibliothèques de l’Université de Londres méritent une attention particulière. La première rassemble des collections spécialisées depuis 1610 et dispose par exemple
de codex, d’incunables et d’une collection d’affiches et de tracts relatifs à
l’Indépendance mexicaine. La création d’un Parry Centre à Oxford en 1965
revivifia les acquisitions de cette bibliothèque dans le domaine latino-américain
et, en 1988, 85 000 volumes consacrés à cette région pouvaient y être identifiés. L’Université de Londres mettait à la disposition de son lectorat une bibliothèque centrale riche en 1988 de 30 000 titres. L’University College London
Library s’intéressait à l’Amérique latine depuis 1948 et disposait plus de 10 000
volumes et d’une volumineuse collection d’archives d’entreprises (1 500 volumes
et 170 cartons) concernant principalement le XIXe siècle et les secteurs de la
banque, du commerce, des chemins de fer et des compagnies de navigation.
Les sources archivistiques européennes sur l’Amérique latine sont sans doute aussi imposantes que le patrimoine conservé dans les bibliothèques. On
peut en avoir une idée en compulsant les différents répertoires spécialisés qui
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POUR UNE GÉOGRAPHIE EUROPÉENNE DU LATINO-AMÉRICANISME
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décrivent les fonds archivistiques de chaque pays. Rappelons néanmoins qu’en
1959 le Conseil international des archives (CIA), proposa de guider les historiens des jeunes nations du monde « parmi les sources qui éclairent l’origine et
le passé de chacune d’elles ». Il développa à ces fins un programme spécifique
avec l’Unesco dans lequel furent impliqués divers pays d’Europe.
La spécificité d’importants fonds fut ainsi signalée pour l’Espagne (DGAB,
1966 et 1969), la Belgique (Liagre et Baerten, 1967), les Pays Bas (Roessingh,
1968), la Scandinavie (Mörner, 1968), l’Allemagne de l’Est (Ubersicht, 1971)
et de l’Ouest (Hauschild-Thiessen et Bachmann, 1972), le Royaume-Uni (Walne,
1973), l’Italie (Lodolini, 1976), la France (Vilar, Menier, 1984) et la Hongrie
(National Archives of Hungary, 1991).
La description des archives ecclésiastiques sur l’Amérique latine conservées
au Vatican et dans différentes villes italiennes furent concernées aussi par ce programme. L’information réunie y était fort riche et s’étendait aux sources utiles
à l’étude des Guyanes et des Antilles françaises et anglaises (Pasztor, 1970).
Cette publication particulière fut un événement car pour la première fois un
ensemble d’archives réunissait des sources religieuses d’un grand intérêt pour
l’histoire de l’Amérique latine depuis la Découverte : archives secrètes, archives
du Saint-Siège, archives des différents ordres (36 au total), archives provinciales de quatorze institutions religieuses et collèges de Rome. Les collections
spécialisées sur l’aire culturelle conservées par la Bibliothèque Ambrosiane et la
Bibliothèque Apostolique Vaticane donnaient lieu également à un examen
approfondi.
En matière d’archives le recensement n’est jamais terminé, et si de nombreuses sources européennes restent encore à décrire, notamment dans les
domaines privé et économique (Liehr, Perez-Siller, Werner, 1992), il n’en
demeure pas moins qu’un important travail d’inventaire a pu être avancé grâce au programme développé par l’Unesco et le Conseil international des
archives (CIA).
Le Centre espagnol d’information documentaire d’archives (CIDA), unique
en son genre en Europe, constitue un autre pas important dans le repérage des
fonds et de leurs spécificités. Ce centre, financé par le ministère de la Culture
est chargé de diffuser la bibliographie internationale sur les archives, et en particulier celle de langue espagnole. Ainsi, le CIDA a constitué la banque de données « BARC - Bibliografía de Archivos » dans laquelle on trouve des guides, des
inventaires, des catalogues, des revues et des ouvrages de référence internationaux. Dans la banque de données « CARC - Censo de archivos » les fonds
sont plus précisément décrits. En juin 1993, 33 503 fonds d’archives espagnols
publics et privés y étaient inventoriés. Plus de 25 % de ces fonds concernaient
l’Amérique latine. Cette banque de données très précise propose un descriptif détaillé des collections et permet une interrogation fine grâce à des motsclés thématiques, onomastiques (personnes et institutions) et géographiques.
Ces deux banques, qui sont accessibles dans le monde entier à travers le réseau
espagnol « Puntos de Información Cultural - PIC », présents dans tous les
centres culturels et représentations diplomatiques du pays, peuvent également
être consultées sur internet (htpp//www. mcu. es).
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LE RÔLE DES ASSOCIATIONS DE RECHERCHE DANS
LE DÉVELOPPEMENT DE L’AMÉRICANISME EUROPÉEN
La dispersion géographique des foyers de recherche et de documentation
ont conduit les américanistes à développer des structures pour organiser leur
regroupement, coordonner leur information, impulser des recherches et valoriser les résultats. Dans cette perspective des structures associatives facilitent les
relations internationales et permettent de réunir les chercheurs spécialisés pour
faire régulièrement le point sur le domaine scientifique (Mauro, 1985). Ainsi,
au sommet de la pyramide, se situe le Congrès international des américanistes
qui réunit les spécialistes du monde entier tous les trois ans. D’autres institutions travaillent à différents niveaux. Au plan mondial on trouve la Fédération
internationale d’études latino-américaines et des Caraïbes (Fiealc), fondée par
le philosophe mexicain Leopoldo Zea ; au plan régional évoluent des organismes comme Solar (association regroupant les Latino-Américains travaillant
sur l’Amérique latine) ou le Consejo Europeo de Investigaciones Sociales de
América Latina, Ceisal (qui au niveau du continent européen, réunit les associations nationales et les centres de recherche spécialisés) ; au plan national, par
exemple, la Latin American Studies Association (LASA) associe les chercheurs
aux États-Unis. Il existe également divers regroupements de ce type en Europe
(tableau n°5).
Ces associations, en général de droit privé, témoignent de la capacité des
américanistes à s’organiser pour une meilleure socialisation de leur production. Elles entretiennent des relations scientifiques régulières, échangent des informations et développent à l’occasion des activités en commun.
Les associations latino-américanistes de recherche à
vocation régionale : Ahila, Asercca, Ceisal
La structure associative facilite le rapprochement des chercheurs et le nécessaire débat entre scientifiques au niveau régional. Depuis presque trente ans,
TABLEAU N°5
PRINCIPALES ASSOCIATIONS LATINO-AMÉRICANISTES EUROPÉENNES
Allemagne
Autriche
Espagne
Espagne
France
Italie
Pologne
Royaume Uni
Scandinavie
152
Arbeitsgemeinschaft Deutsche Lateinamericka Forschung (ADLAF)
Arbeitsgemeinchaft Osterreichisches Lateinamerika Forschung
(AOLAF)
Asociación Española de Americanistas (AEA)
Consejo Español de Estudios Iberoamericanos (créé en 1986)
Association française de sciences sociales sur l’Amérique latine
(AFSSAL)
Associazione di Studi Latinoamericani (ASSLA)
Polskie Towarzystyv Studiów Latynoamerykanistycznych (Société
polonaise des études latino-américaines)
Society for Latin American Studies (SLAS)
Nordiska Samfundiv för Latinamerika Forskning (NOSALF)
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POUR UNE GÉOGRAPHIE EUROPÉENNE DU LATINO-AMÉRICANISME
COMMENT PEUT-ON
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les Européens ont forgé leurs propres instruments de coopération. Cette
démarche a d’abord réuni les chercheurs sur des structures monodisciplinaires
et le cas des historiens, en ce domaine est exemplaire. En créant en 1978 l’Ahila
(Asociación de Historiadores Latinoamericanistas Europeos), ils concrétisaient une
action vieille de dix années. En effet, conçue en 1969 à Santander en Espagne
(Mauro, 1990), cette association prit racine dans des réunions d’historiens animées notamment par l’Espagnol Francisco Morales Padrón, le Suédois Magnus
Mörner et le Français Frédéric Mauro (Mesa Lago et collab., 1969). Après plusieurs réunions, elle fut fondée à Torún (Pologne) en 1978 avec des objectifs
structurels définis : faciliter les échanges entre les professionnels européens,
promouvoir les études historiques dans le champ latino-américain, inciter
recherches et enseignements dans le domaine, participer aux actions internationales, être un lien entre les centres d’études et les organisations d’historiens
latino-américanistes et organiser tous les trois ans des rencontres et des colloques
spécialisés.
Depuis 1982, les membres d’Ahila publient Historia latinoamericana en
Europa, revue semestrielle née d’une initiative de l’historien allemand Horst
Piestchmann. Cette publication se veut, selon les termes de José Luis Mora
Mérida, « une espèce de pont entre les hémisphères » (Mora Mérida, 1993).
Si l’Ahila a vocation à rejoindre des associations organisées sur d’autres
continents, elle s’abstient cependant de façon statutaire « d’être membre
d’autres institutions latino-américanistes qui fonctionnent dans la même aire géographique qu’elle », ce n’est nullement le cas de l’Association européenne des
recherches sur l’Amérique centrale et les Caraïbes, de création beaucoup plus
récente. L’Asercca réunit depuis 1985 chercheurs et enseignants, non plus sur
une discipline mais sur une région bien particulière. Elle naquit au moment où
les guerres ravageaient l’Amérique centrale, portée par l’esprit militant de certains chercheurs, souhaitant avancer des arguments scientifiques pour aider à
construire la paix dans la région. Comme ses « consœurs » elle organise un
congrès annuel et chaque livraison de son organe de diffusion semestriel,
Asercca Newsletter, rend compte des réunions, publications et programmes de
recherches. Les Français ont été étroitement liés à la création et au développement de cette association. Perla Cohen de l’Institut pluridisciplinaire des
études sur l’Amérique latine à Toulouse (Ipealt) en fut la première secrétaire générale. Elle fut suivie dans cette fonction par Daniel Van Eeuwen du Centre de
recherches et d’études sur l’Amérique latine et les Caraïbes (Crealc) d’Aix en
Provence puis par Carlos Quenan de l’Iheal. Cette association est en quête
d’un second souffle, depuis qu’elle a étendu sa zone d’influence aux Caraïbes.
Le Ceisal, Consejo europeo de investigaciones sociales de América Latina est une
association à vocation plus large, car pluridisciplinaire sur l’ensemble de l’aire
culturelle. Il réunit en priorité les associations américanistes européennes et les
institutions de recherche spécialisées. Durant les longues années de « guerre froide » son rôle a été essentiel pour maintenir des rencontres régulières entre les
scientifiques sociaux des deux Europe (Steger, 1988).
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C’est sous le patronage de la Fondation Ford que le Ceisal fut fondé en
1971, après un long processus de maturation, à Rheda (République fédérale allemande). La nécessité de créer un instrument de coopération qui permette aux
chercheurs et enseignants d’Europe de l’Est et de l’Ouest de travailler ensemble
et avec l’Amérique latine, malgré les découpages politiques hérités de Yalta
fut sérieusement discutée lors de cette réunion.
Le coordinateur général de Ceisal, Hanns-Albert Steger, travailla durant de
longues années, pour maintenir cette structure en dépit des aléas et des difficultés de la conjoncture politique : «… Nous avons voulu maintenir un réseau
scientifique entre tous les Européens qui collaborent avec l’Amérique latine.
Notre ‘philosophie’a été d’ignorer les frontières et les rideaux politiques qui
avaient séparé les collègues les uns des autres. Notre message était clair : depuis
le premier jour un représentant des latino-américanistes d’Europe orientale
figure au Comité exécutif de Ceisal, en tant que vice-président. La conséquence
a été une ‘lutte ouverte‘ contre nous, annulation d’aides financières, non-reconnaissance par les entités politiques et scientifiques, etc. (Steger, 1995) ».
Longtemps léthargique, l’activité du Conseil s’est développée, diversifiée
et enrichie de 1985 à 1995 et un tissu de relations scientifiques entre l’Est,
l’Ouest, le Nord et le Sud du continent européen avec l’Amérique latine existe, permettant que de nouvelles collaborations prennent forme. L’organisation en réseau des principales institutions de recherche françaises a contribué
à consolider leur participation au sein du Ceisal. Depuis 1989, les changements
politiques intervenus en Europe ont obligé à repenser les questions institutionnelles. Après la chute du mur de Berlin, le Ceisal a de nouveau le champ libre
pour chercher des financements à l’Ouest, auprès de l’Union européenne ou
d’autres organismes, ce qui bien entendu est la question centrale de son développement.
Le 17 juin 1995 à Varsovie, la politique volontariste de rénovation du Ceisal,
impulsée entre autre, par le président français Romain Gaignard, atteignait ses
premiers objectifs. Le Ceisal se voulant structure de service, plusieurs actions
d’information et d’animation de l’enseignement et de la recherche étaient
développées dans cette direction. Ainsi, un réseau des formations doctorales européennes (Red Europea de los Cursos de Postgrado de Estudios Latinoamericanos Ripela) vit le jour en 1995 à l’initiative du Lateinamerika Zentrum de Münster
(Allemagne). L’organisation à Salamanque en juin 1996 du premier congrès européen de latino-américanistes et celle d’un second congrès, à Halle, deux ans plus
tard, consacraient cette politique.
Une association vouée à l’information scientifique : le
Réseau européen d’information et de documentation sur
l’Amérique latine
En élargissant son champ d’activité le réseau français ‘Amérique latine’entra
en 1988 dans une phase nouvelle de coopération internationale avec l’Europe.
Après avoir ‘éprouvé’le système qu’il avait mis en place, dans le cadre du Centre
national de la recherche scientifique (CNRS), il initia simultanément une poli154
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tique de coopération aux plans de l’information scientifique et de la recherche :
il s’investit en effet pleinement dans la rénovation du Ceisal au moment où il
concrétisait la mise en place du Réseau européen d’information et de documentation sur l’Amérique latine (Redial).
À l’occasion du 46e Congrès international des américanistes (Amsterdam juillet 1988) il réunit des représentants d’organismes spécialisés dans un symposium intitulé : Les systèmes d’information en sciences humaines et sociales sur
l’Amérique latine : bilan pour une coopération européenne.
Les résultats de ce symposium mirent en évidence l’importance des fonds
européens sur l’Amérique latine dont disposaient des établissements de statuts divers. Il parut donc utile que les professionnels d’organismes aussi différents que les bibliothèques nationales, les instituts spécialisés ou les ONG puissent partager leurs expériences pour réunir l’information scientifique européenne
et la mettre à la disposition des utilisateurs. Des bibliothécaires et des documentalistes de différents pays d’Europe (Espagne, Allemagne, Pays Bas, RoyaumeUni, Belgique, Autriche, Italie et France) participèrent à ces premiers travaux.
L’idée de poursuivre ce travail d’inventaire des sources documentaires européennes s’imposa à tous. Il fut convenu, peu après, à Madrid, de
coordonner chaque fois que cela était possible l’information latino-américaniste européenne afin d’éviter que les énergies ne se concentrent séparément
sur des travaux identiques dans des pays différents. Pour cela il fallait donner
une dimension européenne au traitement de l’information scientifique sur
l’Amérique latine pour la valoriser sur d’autres marchés, l’exploiter en brisant
les barrières institutionnelles et en faisant collaborer des documentalistes et
bibliothécaires d’organismes statutairement différents, faire circuler en Europe
les informations sur la production scientifique des différents pays européens et
trouver pour cela un mode de fonctionnement souple. Depuis 1989, les axes
d’intervention du Redial cherchent à valoriser les savoir-faire professionnels
tout en faisant savoir à la communauté scientifique internationale l’importance de la production européenne et la richesse des documents conservés dans
les divers dépôts d’information.
À l’heure de la multiplication des réseaux internationaux, il faut bien dire que
les savoirs nord-américains règnent sans grande concurrence dans l’immense
campus virtuel qu’est devenu Internet. Si la majeure partie des éléments de
référence à la culture européenne persiste à être concentrée aux États-Unis, la
mémoire risque de changer. Pour répondre au défi de diffusion des contenus
et de valorisation du patrimoine scientifique qui leur est posé, les américanistes
d’Europe doivent prendre modèle sur leurs collègues d’outre-Atlantique.
Conscients de ces nouveaux enjeux, les réseaux de recherche et d’information, ont déjà amorcé un travail dans cette direction. Néanmoins, la route est
encore longue pour mieux faire connaître la recherche européenne d’abord en
Europe puis ailleurs dans le monde.
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Notes
1 Des communications sur les fonds documentaires et les études consacrées à l’Amérique
latine dans les pays d’Europe furent présentées lors du 23e congrès du Salalm (Seminar
on Acquisitions of Latin American Librarian Materials), Londres, 16-21 juillet 1978.
2 Un ouvrage-bilan rend compte de l’évolution des études latino-américaines en
Allemagne : Handbuch der Deutschen Latein-Amerika Kunde, 1992. Il est complété par
un inventaire des chercheurs et des organismes spécialisés : Investigación sobre América
latina en los países de habla alemana, Francfort, Vervuert Verlag, 1993, 712 p.
3 L’institut connut plusieurs appellations : Consejo de la Hispanidad, 1941-1946, Instituto
de Cultura Hispánica (ICH), 1947-1975 ; Instituto de Cooperación iberoamericana
(ICI), 1976-1989. À partir de 1989 l’ICI est absorbé par l’Agence espagnole de coopération internationale (AECI).
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R ÉSUMÉ - R ESUMEN
L’Amérique latine en Europe est la raison
sociale d’un très grand nombre d’institutions spécialisées. Elles sont cependant dispersées sur l’ensemble du continent à l’instar des riches fonds
documentaires utiles à l’étude de l’aire
culturelle. Cet article montre la richesse et la diversité du secteur au plan de
la recherche, de l’information et de la
coopération internationale. Les réseaux
scientifiques qui ont vu le jour dans ce
domaine pourraient sans doute aider à
la définition d’une géographie du latinoaméricanisme européen.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
América latina en Europa es la razón
social de un gran número de instituciones
especializadas. Sin embargo, están dispersas en el conjunto del continente como
lo son los ricos fondos documentales útiles
para el estudio del area cultural. Este artículo muestra la riqueza y la variedad del
sector en el terreno de la investigación y
de la cooperación internacional. Las redes
científicas que han salido a la luz en este
dominio podrían sin duda ayudar a la
definición de una geografía del latinoamericanismo europeo.
159
f
D’UN BORD À
L≥’AUTRE DE L’OCÉAN
Jean-Marie Théodat
Hugo Rogélio Suppo
Christian Girault
Alejo Carpentier
DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE :
UNE AUTRE FRONTIÈRE
FRANCO-ESPAGNOLE ?
(SAINT-DOMINGUE/SANTO DOMINGO)
J EAN -M ARIE T HÉODAT *
L
e 5 décembre 1492, les trois caravelles de Christophe Colomb firent leur
entrée dans la baie du Môle Saint Nicolas. L’amiral baptisa Hispaniola
l’île qu’il venait ainsi de découvrir et en fit le point d’ancrage de la première colonie européenne dans le Nouveau Monde. À partir de là, les Espagnols
étendirent leur domination sur l’ensemble de l’archipel antillais, d’abord, puis
sur le continent. Mais l’Espagne n’était pas seule dans cette aventure : le
Portugal, autre nation chrétienne, se lança dans une quête zélée de nouveaux
territoires à convertir à la foi chrétienne. Les risques de confrontation entre les
deux métropoles ibériques obligea le pape à intervenir : par le traité de Tordesillas
(1494), le pape Alexandre VI partagea les terres nouvellement découvertes
entre les souverains de l’Espagne et du Portugal, la frontière entre les deux
zones passant à 270 milles à l’ouest des Açores.
L’île d’Hispaniola faisait ainsi partie du domaine légitime et réservé de
l’Espagne, Madrid avait le droit d’occuper et de mettre en valeur exclusivement les terres, de convertir les habitants à la vraie foi, et accessoirement, de
les asservir comme force de travail. Ainsi furent construites les premières églises,
les premiers couvents, les premières cités, marque de la mainmise impériale sur
les îles (photographie n° 10). La population indigène fut christianisée de force,
soumise à des travaux pénibles, tant et si bien que la plupart disparurent à
peine trente ans après l’arrivée des premiers Espagnols. Ceux-ci restèrent seuls
maîtres d’un archipel dévasté, et entreprirent au début du XVIe siècle la conquête du continent.
Seulement, l’Espagne n’avait pas les moyens démographiques de ses ambitions impériales, elle n’avait pas assez d’habitants pour peupler par substitution
les îles vidées de leur population et conquérir à la fois le continent. Ce sont les
mêmes aventuriers installés d’abord à l’Hispaniola qui partirent à la conquête
du Mexique et du Pérou, laissant à peu près vacante la première colonie européenne des Antilles. Cuba, Porto Rico, la Jamaïque et les Petites Antilles
* Université de Paris I, Équateur-PRODIG
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29 (163-185)
163
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
JEAN - MARIE THÉODAT
PHOTOGRAPHIE N° 10 :
R U I N E S D E L A ISABELA
(RÉPUBLIQUE DOMINICAINE). LA FONDATION DE
LA ISABELA PAR CHRISTOPHE COLOMB (1493),
MARQUE LE VRAI DÉBUT DE LA COLONISATION DU
NOUVEAU MONDE PAR LES PUISSANCES EUROPÉENNES
(CLICHÉ : A. MUSSET).
LES
connurent le
même sort. Le vide ainsi créé laissa la part belle aux nouveaux candidats à la colonisation qu’étaient les nations du Nord de
l’Europe, parmi lesquelles la France, l’Angleterre et le Danemark. Les Antilles
devinrent le lieu d’une piraterie active qui mit peu à peu en question la mainmise des Espagnols sur les Amériques.
Aussi l’arrivée (dans l’île de la Tortue), à partir du premier tiers du XVIIe
siècle, des premiers pionniers français sur le territoire de l’Hispaniola fut-elle
vécue comme la violation d’un espace qui appartenait par décret quasi divin à
l’Empire. Et l’empiétement progressif des Français sur cette île fut vécue par ses
habitants comme une usurpation de la France, rappelant à certains égards les
visées françaises sur les provinces ibériques du pays basque, de Navarre et de
Catalogne. Ainsi se trouva projetée dans l’île la rivalité séculaire entre deux
nations européennes qui cherchaient encore leurs limites territoriales avec une
âpreté empreinte de ferveur religieuse, d’intégrisme administratif et
d’exclusivisme colonial.
Dès cette époque, les divers ingrédients qui composent le fondement ancien
de la rivalité haïtiano-dominicaine sont en place, reposant sur un réflexe de
défiance qui se nourrit des ressentiments importés de l’Europe de part et d’autre
des Pyrénées, donnant à deux visions insulaires distinctes, voire opposées, dont
la frontière reste aujourd’hui la marque la plus tangible.
UNE FRONTIERE MÉRIDIENNE
COUPANT À TRAVERS MORNES
Avec 77 253 kilomètres carrés, l’île est à peu près aussi grande que le Panamá
(77 080 kilomètres carrés). C’est la deuxième en importance de l’archipel des
Antilles après Cuba (110 861 kilomètres carrés) avant la Jamaïque et
Puerto Rico (respectivement 10 990 et 8 900 kilomètres carrés). Sa longueur
maximale est de 650 km du cap des Irois au cap Engano et 250 km séparent
le Cabo Beata au sud, du Cabo del Morro au nord. Bien plus que l’étendue, c’est
le volume du relief qui contribue à renforcer les facteurs de différenciation
régionale.
164
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
C’est en effet l’île la plus montagneuse des Antilles, résultat de l’intensité de
son orogenèse. Constituée de barrières puissantes dépassant souvent les
2 000 m dressées successivement comme pour arrêter les alizés, ce sont, du nord
au sud, la Cordillère septentrionale, la Cordillère centrale (appelée Massif du Nord
en Haïti, bifurquant à l’est pour donner naissance à deux échines : la Cordillère
orientale et la Cordillère de Ocoa), les Montagnes noires, la sierra de Neiba, et
enfin la Cordillère méridionale composée des massifs de la Hotte, de la Selle et
du Bahoruco. Orientées du sud-est au nord-ouest, ce sont des chaînes plissées
et faillées, nées au secondaire (crétacé), dont l’altitude dépasse parfois les
3 000 mètres, comme le Pico Duarte, 3 175 mètres, point culminant de l’archipel des Antilles (carte n° 1).
CARTE N° 1 - UNE FRONTIERE COURANT À TRAVERS MORNES
Entre les chaînes de montagnes se développent de basses plaines plus ou
moins étendues, bassins de réception des torrents qui dévalent des montagnes
environnantes et qui y déposent un limon fin et fertile. La plus célèbre de ces
plaines, le Cibao, frappa Christophe par sa beauté et la minutie de sa mise en
culture par les indigènes. Elle se prolonge en territoire haïtien par la plaine du
Nord. Sur les flancs sud et ouest de la Cordillère centrale se développent les bassins du Plateau central et de la Valle de San Juan se prolongeant à l’est dans la
plaine d’Azua ; au sud-est, la plaine de Santo Domingo est encadrée par
les Cordillères orientale et de Ocoa. La plaine du Cul-de-sac, la plaine de Léogâne
et la plaine des Cayes, les plus notables du côté haïtien, sont d’une taille nettement plus réduite que les plaines de la partie orientale.
L’orientation perpendiculaire des traits du relief par rapport aux vents dominants, les alizés soufflant du nord nord-est, a créé une diversité d’écosystèmes
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
165
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
JEAN - MARIE THÉODAT
correspondant à des terroirs plus ou moins favorables selon qu’ils recevaient ou
pas l’humidité salutaire de ces vents marins. La massivité d’ensemble de l’île limite à quelques versants bien exposés les influences maritimes, tandis que les
zones basses et les versants sous le vent sont d’une aridité assez marquée. Sans
les alizés, les Antilles seraient un archipel désertique. Partout où leurs influences
adoucissantes n’arrivent pas à se faire sentir, c’est un temps stable qui domine,
renforcée par la position d’abri. Ainsi, la Savane Désolée, les abords des Grands
Lacs sont d’une aridité vraie qui étonne quand on arrive du versant nord de la Selle.
Dans ces conditions, on pourra difficilement trouver des justifications naturelles au tracé de la frontière. Les limites qui avaient été fixées en 1777 avaient
hérité de la conception européenne l’idée que les éléments naturels, comme les
fleuves et les montagnes pouvaient constituer un repère commode et efficace
pour arrêter toute tentative d’empiétements. Aussi, ce sont deux fleuves qui marquent la frontière au nord (le Massacre) et au sud (les Pedernales). En 1875, le
haut-Artibonite fut retenu comme limite de la partie médiane, jusqu’au Plateau
central. À partir de ce secteur, la frontière resta indéterminée jusqu’au fleuve des
Pedernales et il en fut ainsi jusqu’à l’accord de 1929. Aucune de ces limites ne
correspond à une rupture nette, ni sur le plan climatique, ni du point de vue
du relief. Et pourtant, la frontière saute littéralement aux yeux. Écoutons Moreau
de Saint-Méry :
« Lorsqu’on vient d’Europe au Cap, on atterrit au cap Samana ou du moins vers le
vieux Cap-Français, et c’est de là qu’on dirige sa route vers le cap la Grange en
longeant la côte… En passant le long de la côte espagnole, on est frappé de
l’élévation des terres de cette partie, où est le groupe du Cibao ; mais on n’a sous les
yeux qu’un pays inhabité, excepté lorsqu’on est parvenu vers la petite peuplade de
Monte-Christ. En découvrant la partie française, l’aspect change… on distingue des
constructions et des lieux cultivés. Sur les montagnes l’œil discerne les habitations, les
plantations, les bois, et l’on y reconnaît le séjour de l’homme et de l’homme
industrieux… On y saisit, à mesure qu’on avance, l’embouchure de la rivière du
Massacre et le triste réduit où les Espagnols tiennent une garde de quelques
hommes… Si l’on se trouve le long de cette côte, durant la nuit, des feux qui brillent
dans chaque point, annoncent les habitations… La brise de terre porte une odeur
suave jusqu’au vaisseau où l’âme est livrée aux plus douces sensations » (Moreau de
Saint-Méry, L. M., 1797 : 294-295).
Bien plus profondément que dans l’espace physique, la frontière était déjà
inscrite dans les cœurs et les esprits. Dans les échanges d’amabilités entre les
Créoles de Saint-Domingue et les Criollos de Santo Domingo : le Français était
soupçonné d’hérésie (à cause du nombre important de protestants parmi les
premiers boucaniers), et il empiétait sur les terres de l’Empire. L’Espagnol était
réputé paresseux puisqu’il vivait chichement sur des terres bien plus fertiles et
bien plus étendues que celles de la partie occidentale dont les Français avaient
réussi à faire le modèle d’agriculture tropicale le plus efficient de l’époque.
Cela a donné aux peuples héritiers (haïtien et dominicain) une idée différente
de la légitimité respective de leur présence sur le sol insulaire. Ainsi, pour la plupart des Dominicains :
166
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
« à l’origine, (leurs) ancêtres européens possédaient la totalité du territoire insulaire,
mais plus tard, pour des raisons qui tiennent à la décadence politique et économique
de l’empire espagnol, autant qu’au système commercial adopté par la métropole visà-vis de ses colonies américaines, la partie occidentale passa aux mains de brigands
et d’aventuriers des mers (boucaniers et flibustiers) qui réussirent à former une
colonie, adoptée et développée par la France, dont les esclaves, plus tard, par la suite
du climat politique créé par la Révolution française et la déclaration des Droits de
l’Homme, se soulevèrent pour former la République d’Haïti, monopolisant ainsi
l’ancien nom que les indigènes avaient donné à l’île » (Marrero Aristy, 1957).
OSORIO OU LA DÉVASTATION ESPAGNOLE (1605)
À peine 100 000 Espagnols ont quitté la Péninsule pour venir chercher fortune en Amérique, au long du XVIe siècle, et la colonie d’Hispaniola ne reçut de
ce contingent qu’une faible part, avec une mentalité rien moins que paysanne.
En effet, « personne n’avait dans l’idée de mener une vie routinière orientée vers
la culture de la terre, l’élevage et l’instauration d’un système de coexistence avec
les naturels de l’île. Tout le monde scrutait l’horizon coupé du profil vert, bleu
des chaînes de montagnes. Les hommes regardaient la terre inconnue et pleine de promesses, avec cependant une idée fixe : de l’or et des femmes. En ce
temps-là l’Espagne manquait d’hommes d’affaires, d’agriculteurs expérimentés, de marchands avisés, capables de créer une économie structurée et équilibrée, mais abondait en soldats et capitaines dépenaillés, ambitieux, habitués
à la violence des longues campagnes contre les Maures, cadets de noblesse
sans héritage, soucieux de faire rapidement fortune dans le monde fabuleux
décrit par Christophe Colomb » (Marrero Aristy, 1957).
Il faut dire que l’amiral n’avait guère le choix de son équipage. On embarquait ceux qui se présentaient et, comme l’on pouvait s’y attendre, sur les
1 400 personnes qui composaient le personnel des dix-sept caravelles qui firent
la traversée lors du deuxième voyage, il n’y avait aucune femme à bord. Il
s’agissait d’abord d’établir des colons, mais pas des familles déjà constituées :
le pays conquis devait fournir femmes, esclaves et biens aux conquérants. C’est
ainsi que l’entendit Colomb.
Les richesses en or parurent peu importantes au regard des possibilités
ouvertes par la conquête du continent et l’ouverture du Pérou, du Mexique à
la colonisation. Les Espagnols furent donc peu nombreux à rester dans l’île qui
connut un premier exode à partir de la seconde moitié du XVIe siècle (en fait
dès les années 1540), puis au début du XVIIe siècle, sous le gouvernorat d’Osorio
qui fit dévaster les établissements de la partie occidentale (1605), provoquant
la contraction du commerce et la concentration autoritaire de la population dans
quelques villes encore aux mains des autorités coloniales espagnoles. L’idée
était de rendre la partie occidentale impropre à la colonisation de la part des
Français. C’était aussi une façon de punir les habitants espagnols qui
commerçaient avec les étrangers parmi lesquels des Hollandais, des Français
(pour la plupart calvinistes), malgré l’interdiction formelle de la Couronne. Les
dévastations de 1605-1607 dépeuplèrent les régions occidentales et les
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
167
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
JEAN - MARIE THÉODAT
privèrent de leurs activités essentielles, le trafic du tabac et des peaux à travers les nombreux ports de l’île :
« les habitants de Monte Cristi, de Puerto Plata, Bayahá et la Yaguana furent
acheminés dans quelques villages au nord de Santo Domingo, qui furent baptisés
San Antonio de Monte Plata et San Juan Bautista de Bayaguana, pour symboliser la
fusion des habitants de Montecristi et de Puerto Plata en Monte Plata, et de Bayahá
et la Yaguana en Bayaguana. On déplaça également les habitants des hattes
comprises entre Neiba et San Juan de la Maguana » (Moya Pons, 1977 : 127).
Les villes furent incendiées, le bétail abattu. Le résultat de cette politique fut
un recul de la présence espagnole : cette politique de la terre brûlée tourna à
la vacance politique et administrative, vidant la place de tous ses hommes.
Mais le résultat ne fut pas à la mesure des objectifs du gouverneur. De nouveaux
aventuriers hollandais, français et anglais en profitèrent pour prendre pied
durablement dans les Antilles. À l’instar des terres du Venezuela et des rives
du Río de La Plata, située aux confins des possessions des autres puissances
européennes, l’île d’Hispaniola se trouva traversée par une limite mal gardée,
ventre mou de l’empire, porte par laquelle transitaient les influences extérieures,
sans véritable contrôle des autorités. Ainsi, en 1630, un groupe de Français
chassés de l’île de Saint-Christophe prit-il pied dans l’île de La Tortue. Malgré
les plaintes et les incursions punitives pour les en déloger, les boucaniers et les
flibustiers se rendirent peu à peu maîtres des côtes occidentales, de la même
façon que les Guyanes et les marges de l’Uruguay (la Banda Oriental) échappèrent peu à peu aux Espagnols et passèrent à des couronnes étrangères
(Kleinpenning, 1995).
Les Espagnols, qui n’en pouvaient mais, assistèrent au grignotage de leur
domaine, et, en 1655, la dernière garnison espagnole quitta définitivement
l’île de La Tortue. Vingt ans plus tard, en 1676, la présence française fut officieusement reconnue et, en 1680, les accords du Cap-Français posèrent les
premiers jalons dans la voie d’un accord sur le premier tracé de la frontière. Mais
ce n’est qu’en 1697 (traité de Ryswick) que la présence française fut reconnue
officiellement par l’Espagne. En 1777, par le traité d’Aranjuez, cette reconnaissance de la présence française fut renouvelée. La frontière est alors assimilable à une solution de compromis entre deux armées qui restent l’arme au
pied, prêtes à recommencer les hostilités au moindre signe.
C’étaient alors des considérations extérieures à la géopolitique insulaire qui
déterminaient les relations entre les habitants des deux parties : le XVIIIe siècle
européen projeta dans la Caraïbe les lignes de front qui opposaient les pays du
vieux continent. C’est sur la base de ce partage impérial et inégal de l’espace
insulaire que se fit la coupure en deux systèmes socio-économiques opposant,
d’une part, la partie française, à l’économie de plantation reposant sur le travail servile, d’autre part la partie espagnole à l’économie dominée par la pratique de l’élevage extensif des hatos. La France aurait pu s’emparer de la colonie espagnole bien avant les guerres révolutionnaires. Il y avait sur place un
petit noyau de planteurs qui n’attendaient que l’occasion pour se donner à la
France et faire fructifier leurs terres. Il y avait également à Saint-Domingue des
168
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
colons pour lorgner le territoire voisin. Cependant, la France avait plus à gagner
en restant un simple client de la colonie espagnole dont elle monopolisait les
contacts avec l’extérieur. Faute de navires pour assurer les liaisons avec la
métropole, les autorités coloniales espagnoles tolérèrent le développement du
commerce de la colonie avec la France, par la colonie française interposée. Par
les droits de douane et les bénéfices réalisés dans l’exportation de produits
français, le marché dominicain restait un domaine captif pour les commerçants français, sans que la France eût à y entretenir des troupes où à y maintenir des fonctionnaires. Elle avait les avantages et les bénéfices d’une métropole, sans les obligations. Avec un montant moyen annuel de 200 000 pesos
en faveur de la France, vers la fin du XVIIIe siècle, la balance commerciale plaidait en faveur du maintien du statu quo.
L’Espagne, quant à elle, n’avait pas les moyens d’assurer en même temps
le développement des colonies de la terre ferme et des îles. Le gouvernement
ne pouvait pas, non plus, empêcher l’intensification des échanges avec la colonie française. Les colons français avaient un besoin structurel du bétail exporté par les Espagnols, car l’agriculture de type industriel qu’ils pratiquaient était
incompatible avec l’élevage extensif (sans clôture, en libre pâture) pratiqué
par les Espagnols. En revanche, ceux-ci dépendaient des Français pour leur
approvisionnement en certains produits rares (salaisons, vins, fromages, quincailleries, instruments aratoires, etc.). Territoire marginal par rapport aux centres
vitaux de l’empire, Santo Domingo avait tous les caractères d’une marche, où
l’occupation primait la mise en valeur. Les Espagnols se contentèrent d’occuper le terrain, sans vraiment se donner les moyens de le faire fructifier.
Mais, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la colonie espagnole
connut un regain de développement qui se marqua dans l’espace par la création de nouveaux villages où la réactivation de centres anciens qui avaient été
déserté parfois depuis le XVIIe siècle. Mis à part les villages de Samaná et de Baní,
la plupart des nouveaux établissements se trouvaient dans la partie occidentale,
proche de la frontière française : signe de l’attraction exercée par l’économie
française sur des régions d’élevage qui se mirent alors à prospérer dans les
environs de Monte Cristi, de San Miguel de la Atalaya et de Hincha. L’arrivée
de nombreux colons en provenance des îles Canaries joua à renforcer la part
des travailleurs libres dans la composition sociale dominico-espagnole. Cette
population contribua à étoffer la population de l’intérieur des terres.
À la fin du XVIIIe siècle, il y avait environ une vingtaine de plantations
sucrières d’importance concentrées autour de la capitale, contre plus de 600
dans la partie française. Pour faire tourner ces plantations il y avait environ
18 000 esclaves, soit une moyenne de 30 esclaves par plantation - quantité notoirement insuffisante pour une roulaison à plein régime, mais assez pour approvisionner le marché intérieur. L’agriculture fut gênée dans son développement
par une double contrainte : l’étroitesse du marché intérieur et la difficulté
d’écoulement des denrées vers l’extérieur. Tous les témoignages s’accordent pour
nous donner, de la fin du XVIIe siècle, une impression d’abandon et d’extrême pauvreté des campagnes de la plus ancienne colonie espagnole du Nouveau Monde :
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L’AUTRE DE L’OCÉAN
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les maisons, en planches de palmiers (bohío) étaient recouvertes de chaume, et
le sol était le plus souvent en terre battue, les hommes allaient pieds nus et le
bétail divaguait sur des pâtures sans limites connues.
Alors que les chemins royaux sillonnaient les plantations françaises et qu’un
actif cabotage permettait aux colons d’écouler leurs denrées vers les embarcadères, les relations entre les provinces espagnoles étaient très lentes et les routes
peu nombreuses et en très mauvais état : Il fallut dix-sept jours de voyage à Dorvo
Soulastre et à son escorte pour aller en 1800 de Santo Domingo au Cap-Français
en passant par le Cibao, et cela « sans avoir perdu un seul homme, ni fait
l’expérience d’aucune maladie, malgré les difficultés et la fatigue inhérentes à
un tel voyage » (Rodríguez Demorizi, 1955 : 96). Tout au plus s’intéressait-on
à maintenir le nécessaire cordon de chemins vicinaux qui allaient de l’intérieur
aux principaux débarcadères (vers Puerto Plata pour le Nord, Santo Domingo
et Azua pour la Bande sud1). Le système de production de l’époque s’accommodait de ce type d’organisation : les provinces n’avaient pour ainsi dire rien
à échanger entre elles et les potentialités de développement d’une économie
complémentaire restèrent inexploitées.
Cette désaffection espagnole peut paraître paradoxale, mais elle relevait
d’une logique géopolitique que l’on retrouve tout au long de l’histoire coloniale
espagnole : l’occupation très lâche des marches de l’Empire par le biais d’un élevage extensif qui assure faute d’hommes, la garde des lieux. En effet, les animaux vivant en semi-liberté constituent un réel danger pour les cultures non
closes. Ainsi, c’est en partie aux grands herbivores (chevaux, bovins, étrangers
à la faune locale) qui dévastaient périodiquement les récoltes des Taïnos, que
les Espagnols durent la conquête totale de l’île. Les famines emportèrent ceux
des indigènes que la guerre ou la maladie avaient épargnés, les champs non clos
n’assurèrent plus la subsistance de la population locale. Contre la poussée des
plantations, lesquelles exigeaient des limites sûres et une délimitation étanche
des parties réservées aux pâtures, le système extensif mis en place par les éleveurs hispano-dominicains assura efficacement la défense du territoire par un
fonctionnement propre, incompatible avec le système agraire de la plantation
esclavagiste.
La frontière se révéla une limite nécessaire à la délimitation de deux systèmes distincts mais complémentaires, dont la spécialisation reposait sur un
grand déséquilibre économique. Les provinces proches de la frontière connurent un essor certain à la fin du XVIIIe siècle, portées par l’élan de la partie française : Monte Cristi, San Juan, Santiago étaient très impliquées dans le commerce
avec les colons français, mais aussi les Hollandais, les Anglais et les Américains
qui pratiquaient la contrebande entre les îles. Il y eut même un début de développement de l’économie sucrière dans la partie Sud de la colonie espagnole,
autour de Santo Domingo, mais la grande affaire, dans les relations intra insulaires, resta l’exportation de bétail vivant et de cuir de l’est vers l’ouest (Sánchez
Valverde, 1785). Cependant cette complémentarité économique ne pouvait pas
déboucher sur une intégration politique qui aurait entraîné la disparition de la
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DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
frontière. Les deux populations étaient déjà investies de légitimités différentes
qui faisaient que leurs identités étaient déjà distinctes.
LA CONTAGION RÉVOLUTIONNAIRE FRANÇAISE
En mars 1793, profitant des troubles dans la partie française, l’Espagne mit
fin à la politique de collaboration inaugurée par les accords d’Aranjuez (1777)
et offrit son soutien aux esclaves rebelles soulevés contre la France. L’idée était
de favoriser l’expulsion des Français afin de reconquérir la partie occidentale.
Jean-François, Yayou et Toussaint Louverture furent encadrés par des officiers
espagnols dans leurs luttes contre les Français. Avant même la fin des hostilités, les autorités coloniales publiaient des plans pour le rétablissement dans
leurs biens des Espagnols qui avaient été lésés par la conquête de la partie
occidentale. Rien ne fut négligé pour faciliter la victoire des insurgés. Cependant,
en mai 1794, Toussaint décida de rallier la cause de la République française qui
venait d’abolir l’esclavage. Il se retourna alors contre ses anciens mentors et ce
fut le début de la débâcle espagnole dans cette partie-ci de l’île.
La première conséquence en fut le recul de la frontière par rapport à la
ligne de Aranjuez qui marquait depuis 1777 la limite entre les deux possessions. Toute la partie occidentale du valle de San Juan, comprenant les localités de Hincha, Las Caobas, San Rafael et San Miguel de la Atalaya, fut ainsi
conquise par les troupes de Toussaint en 1794, provoquant un premier exode
des colons espagnols. Les batailles éprouvèrent durement le cheptel dominicain
qui souffrit autant des épizooties (causées par les carcasses de bêtes laissées à
l’abandon par les armées en campagne) que des réquisitions opérées pour alimenter les troupes. Les colons des localités frontalières n’eurent d’autre salut
que de se replier sur San Juan et Azua. Les Espagnols étaient peut-être sur le point
de regagner du terrain lorsque l’ordre leur fut transmis d’arrêter les hostilités :
la paix venait d’être signée entre les belligérants européens à Bâle le 22 juillet
1795, et l’Espagne s’engageait à céder à la France la portion de l’île restée
sous sa souveraineté.
Les autorités coloniales espagnoles, dans leur adresse à la population annonçant le changement de tutelle, invitaient implicitement celle-ci à se rendre
dans les autres possessions de Sa Majesté catholique dans un délai d’un an
suivant la signature dudit traité. C’est surtout l’élite urbaine et blanche qui
quitta le pays. Les premiers émigrants se rendirent à Cuba, laissant parfois derrière eux tous leurs biens, d’autres emmenèrent leurs serviteurs et leurs familles.
Mais les meilleures terres étaient déjà prises à Cuba et les frais de réinstallation y étaient plus élevés que partout ailleurs. C’est donc vers Puerto Rico et le
Venezuela que se dirigèrent les groupes les plus significatifs. Les occasions de
départ étant relativement rares, les candidats à l’émigration s’entassèrent dans
un premier temps dans la cité de Santo Domingo qui se trouva assez vite à
court de vivres pour nourrir tout le monde.
La libération générale des esclaves de Saint-Domingue (1793) et la conquête de la colonie espagnole auraient pu provoquer un vaste mouvement d’exode
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d’ouest en est, et l’ancienne frontière aurait alors cessé d’exister, par un effet
de vases communicants. Les circonstances s’y prêtaient : la partie de l’Est était
peu peuplée et à portée de fusils des hommes de Toussaint. Les troupes espagnoles étaient en totale déconfiture depuis la démobilisation de 1795. Mais
quelque chose dans la dynamique propre chaque société s’opposa à cette tendance : la contagion révolutionnaire ne gagna pas l’île entière. En 1796, voulant suivre sans doute l’exemple de leurs frères soulevés dans la partie occidentale, les deux cents esclaves de la plantation Boca de Nigua, propriété de don
Juan de Oyarzabal, prirent les armes, mirent le feu aux cultures, chassèrent les
maîtres. Ce fut la seule révolte notable dans cette partie-ci de l’île. La répression
en fut sanglante et prompte. Elle acheva de convaincre les plus téméraires de
partir, et la colonie espagnole se vida de ses forces vives. Seuls restèrent, en
nombre significatif, les éleveurs avec leurs esclaves et les membres du clergé
(Cordero Michel, 1968).
Les raisons qui avaient poussé à la révolte les esclaves à l’ouest (un racisme
intransigeant, une coupure très nette entre les catégories sociales et raciales)
n’existaient pas à l’est. Les Noirs dominicains s’étaient toujours sentis un tantinet supérieur aux Noirs créolophones : les premiers s’exprimaient directement dans la langue du maître, s’asseyaient à sa table, partageaient son pain
et pouvaient, de ce fait, se croire plus proche du maître. Dans la tradition espagnole de l’esclavage, la possibilité qu’avait le captif de gagner, en travaillant,
le pécule nécessaire au rachat de sa liberté avait multiplié le nombre des affranchis et favorisé la création d’une opposition moins tranchée entre le monde des
maîtres et celui des esclaves. Les uns et les autres vivaient dans un égal état de
dénuement et de nonchalance qui ne manquait pas de frapper les visiteurs.
Le 27 janvier 1801, lorsque Toussaint Louverture, au nom de la France et en vertu du traité de 1795, entra en possession de la partie espagnole, il trouva un
pays ruiné, ravagé par la guerre, vidé pour l’essentiel de sa population blanche.
Son vœu le plus ardent était de remettre la population restante au travail afin
de relever le défi de la politique d’autonomie.
LA VISION INSULAIRE DE
TOUSSAINT LOUVERTURE
L’arrivée au pouvoir de Toussaint Louverture fut l’occasion d’une tentative
d’intégration économique et sociale sans précédent depuis les fameuses dévastations d’Osorio. Il fut le premier, depuis le XVIIe siècle, à envisager une organisation systématique de l’île, le premier à se donner les moyens de le réaliser
(carte n° 2). Toussaint Louverture était motivé par une double ambition : d’une
part, assurer plus efficacement la défense de la souveraineté de fait de
Saint-Domingue par rapport à la métropole, d’autre part, mettre à profit les terres
vierges de la partie orientale pour relancer l’économie de plantation durement
éprouvée par les péripéties révolutionnaires qui duraient depuis plus de dix
ans à l’ouest, et la réinventer à l’est. De telles ambitions relèvent de la résistible
ascension des couches nouvelles qui avaient su profiter du chaos politique pour
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DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
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CARTE N° 2 - LES DIVISIONS DE TOUSSAINT LOUVERTURE
conforter leurs positions aux commandes de l’État et de l’économie. Toussaint
Louverture était de cette catégorie d’hommes partagée entre la volonté de
remplacer les Blancs aux commandes de la colonie, d’une part, et la crainte des
revendications radicales paysannes, d’autre part. Cette situation, caractéristique d’une certaine bourgeoisie, créa un clivage durable entre la paysannerie,
pour qui la révolution n’avait de sens que si elle permettait l’accession à la pleine propriété d’un lopin individuel, et le pouvoir étatique qui, pour assurer son
indépendance et financer ses dépenses, s’opposait au morcellement des
plantations.
En planteur avisé (lui-même avait acquis plusieurs habitations dont la gestion était assurée avec une efficacité exemplaire), Toussaint ne pouvait manquer
de s’apercevoir que le potentiel agricole de cette région était supérieur à celui
de la partie française. Il y vit probablement une possibilité de passer à un niveau
supérieur d’organisation de l’espace agraire au nom de l’intérêt général de l’île
prise en bloc.
Il prit des dispositions relatives à la question agraire et en fit même la cheville ouvrière de sa Constitution de 1801. Sa politique agraire cherchait à concilier les intérêts de la grande culture d’exportation et à ménager les aspirations
légitimes des anciens esclaves. Mais Toussaint resta inflexible sur la question des
structures de production : la primauté absolue était accordée à la grande culture. Il interdit formellement de vendre des propriétés de moins de 50 hectares afin de prévenir le morcellement des habitations et empêcher la prolifération des plantations de taille médiocre comme il s’en est créée dans la
presqu’île du sud-ouest à l’initiative des petits Blancs et des mulâtres depuis la
fin du XVIIIe siècle. Les colons émigrés étaient autorisés à rentrer au pays et à
retrouver leurs terres et tous leurs biens. La discipline militaire servit de modèle de remplacement aux relations maîtres/esclaves : les paysans étaient
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organisés en escouades et travaillaient dans les champs de six heures du matin
à cinq heures du soir. Ils devaient obéissance à leurs supérieurs (le grade se
substituant à la couleur) et étaient sévèrement punis s’ils quittaient le périmètre de la plantation sans une autorisation écrite qui leur tenait lieu de passeport. Le general-habitan, nouveau libre, appartenant à la hiérarchie militaire,
devenu fermier de la terre, prit une importance décisive dans le processus de
substitution d’une nouvelle classe dominante à l’ancienne plantocratie. En
effet, Toussaint avait pour pratique de placer ses généraux à la tête des grandes
plantations : c’était sa façon de les placer sous la surveillance des armes.
Les colons, qu’ils fussent espagnols ou français, blancs ou mulâtres, voulaient
tous le rétablissement pur et simple de l’esclavage, comme en Guadeloupe en
1802, et attendaient un signe de la métropole pour récupérer leurs biens et leurs
droits sur les personnes, sans s’apercevoir que ces personnes étaient devenues
libres entre-temps et déterminées à le rester. Toussaint pensait, avec la partie
orientale comme nouvel espace pionnier, décider ceux des colons qui étaient
les plus tentés par les perspectives d’un nouvel âge d’or de l’économie de plantation. L’ambition était opportune et le projet viable. Restait à modifier les
habitudes profondes des colons : les Dominico-Espagnols étaient plus habitués à la pratique de l’élevage qu’à celle de l’agriculture, les colons français
n’étaient pas disposés à faire le deuil de l’esclavage. Toussaint incita les Espagnols
à prendre modèle sur les Français dont il revendiquait en bloc l’héritage : il
réduisit la taxe à l’exportation des denrées agricoles à la moitié de sa valeur du
temps des Espagnols (6 % au lieu de 12 %) ; il développa les échanges avec les
États-Unis et l’Angleterre pour desserrer la dépendance commerciale vis-à-vis
de la métropole ; il ouvrit au commerce extérieur les ports de Santo Domingo,
de Monte Cristi, de Puerto Plata, de Samaná, et d’Azua ; enfin, il stimula l’exportation du bétail vers la partie occidentale afin de resserrer les liens organiques
existant entre les deux économies avant la Révolution. En outre, il fonda le
port de Barahona ; il prit des mesures en faveur de la culture afin de rompre
l’hégémonie traditionnelle de l’élevage dans l’espace dominicain ; il interdit
l’accès à de nouvelles terres, des deux côtés de la frontière, pour enrayer l’exode agraire dont étaient victimes les plantations. En une année d’occupation, il
fit améliorer le réseau des voies de communication afin de stimuler l’activité économique et les échanges.
Cette politique échoua en raison d’un début d’hémorragie des forces vives
due aux paysans fuyant les plantations. Les nouveaux libres, dans les deux parties de l’île, alimentèrent un mouvement anarchique de dispersion de la force
de travail en direction des terres vierges et d’occupation spontanée des anciennes
plantations restées vacantes afin d’y produire des vivres. Les décrets répétés
interdisant le vagabondage sont le reflet de cette réalité, et le signe qu’ils étaient
sans effets sensibles sur le processus en cours.
À l’ouest, les associations paysannes se multiplièrent pour l’exploitation en
commun d’un lacou, forme nouvelle d’organisation de l’habitat, le plus souvent
sur le site d’une ancienne habitation. Le système que leur proposait Toussaint
ne pouvait fonctionner que sous la menace des armes : c’était tout le sens de
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DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
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la distribution des plantations entre les divers généraux de l’armée. La dispersion vers les mornes apparut sans doute comme une nouvelle forme du marronnage à des paysans qui connaissaient trop la rigueur du régime des plaines
pour se contenter d’un simple aménagement du mode de rémunération. En effet,
la Constitution de 1801 ne modifia pas les dispositions relatives à la durée du
temps de travail, et pas davantage à la toute-puissance du fermier ou du propriétaire sur ses travailleurs.
Dans la partie orientale, la population avait coutume de se définir comme
espagnole depuis plus de trois siècles, et les Mulâtres (que la hiérarchie des
couleurs en vigueur à l’époque plaçait au-dessus des Noirs), en majorité libres,
se sentirent menacés par la promotion brutale des anciens esclaves. Dans son
éthique profonde, la société hispano-dominicaine était réticente au changement.
Rien, dans la dynamique interne du pays, n’appelait de tels bouleversements.
Trois siècles de colonisation espagnole avaient façonné la mentalité collective. S’il paraît prématuré de parler, à cette époque, de nation dominicaine, du
moins peut-on y voir les prémices d’une communauté soudée par une crainte commune : celle de tomber entre les mains des troupes à majorité noire
venues de l’ouest.
La majorité des colons espagnols ressentirent comme une menace pour
leurs intérêts la libération des esclaves décrétée par Toussaint. L’élite blanche
espagnole, qu’elle fût ecclésiastique, administrative ou terrienne, n’avait jamais
admis de devoir vivre sous l’autorité des anciens esclaves et était prête pour s’en
déprendre à s’allier avec la France. Par ailleurs, les destructions occasionnées par
le passage des armées indigènes (dans les environs de Hincha, Bánica et
Las Caobas) avaient laissé de tels souvenirs, que jamais Toussaint ne réussit à
gagner la confiance des colons espagnols restés sur place. L’appel lancé en
faveur de leur retour parut une intenable gageure aux colons dispersés, et resta sans effets sensibles. Pis encore, lorsque les troupes françaises venues rétablir l’esclavage se présentèrent, elles trouvèrent dans l’ancienne colonie espagnole un soutien actif auprès de la population créole (Juan Barón) qui leur
permit de mettre en déroute les hommes de Toussaint. C’est le signe que la greffe n’avait pas pris, et que les mentalités collectives des deux populations, nourries de mémoires distinctes, étaient déjà assez différenciées pour qu’à la première
occasion le pays se délite, son unité factice apparaissant alors au grand jour.
La décision de Bonaparte d’envahir l’île mit fin à ce rêve qui n’était pas seulement celui d’un homme mais aussi celui de toute une classe sociale dont les
intérêts et la vision faisaient paraître l’unité (politique et économique) de l’île
comme le moyen le plus sûr d’assurer la viabilité de son indépendance. Il est
permis de s’interroger sur les conséquences dans l’histoire d’une telle politique, si Toussaint Louverture avait eu la possibilité de développer toute la
mesure de sa politique - c’est-à-dire, si la transition que sa politique proposait
entre le régime de l’esclavage et la pleine liberté de la force de travail avait eu
l’heur de séduire les deux oligarchies, française et espagnole.
Au point de vue matériel il ne resta rien de la prospérité trompeuse de la colonie française, dix ans de troubles révolutionnaires ayant réduit en cendres
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les somptueuses habitations, les maisons et les cultures, sans épargner le bétail.
La destruction était le moyen le plus sûr pour dissuader les anciens maîtres de
revenir. À l’arrivée de l’expédition Leclerc, Toussaint donna l’ordre à ses officiers
de pratiquer la politique de la terre brûlée : Le Cap-Français, le Port-de-Paix, le
Port-au-Prince furent livrés aux flammes en l’espace de quelques jours. Pareil bouleversement fut épargné à la partie orientale qui garda longtemps son faux
visage de pays neuf.
CAP À L’EST : LE PAS DE CLERC DE DESSALINES
À n’en pas douter, au lendemain de l’indépendance d’Haïti, Dessalines prévoyait d’incorporer la partie ci-devant espagnole au reste du pays, comme le
laisse entendre la première constitution haïtienne (1804) dans laquelle il se
proclama Gouverneur général à vie de l’Ile d’Haïti. La continuité territoriale de
l’espace national insulaire était la suite logique de la geste de 1804, et une
garantie pour la défense et la sauvegarde de l’indépendance haïtienne. Pour
Dessalines, la partie orientale faisait partie intégrante d’Haïti, comme en témoigne
la carte des divisions administratives (carte n° 3).
Lorsqu’on considère la supériorité écrasante des forces haïtiennes au lendemain de l’indépendance (20 000 hommes) par rapport aux reliques de
l’expédition Leclerc (50 270 à l’arrivée en 1802, mais seulement un millier en
1804), on ne peut que s’étonner que Dessalines n’ait pas profité de l’occasion
pour occuper la partie orientale défendue par les reliefs d’une armée en déroute, coupée de l’extérieur par le blocus anglais et minée par la maladie (fièvre jaune notamment). Avec seulement 600 hommes, sous le commandement du
général Ferrand, pour défendre Santiago de los Caballeros, 400 à Santo
Domingo, sous le commandement du général Kerverseau, auxquels s’ajoutaient les 500 membres de la garde civile espagnole, les dernières positions
françaises étaient faciles à prendre pour l’armée haïtienne. Et pourtant, Dessalines
ne franchit pas la frontière, du moins pas tout de suite.
Cette attitude fut sans doute dictée par la prudence : la victoire haïtienne
n’aurait sans doute pas été possible sans le concours de l’Angleterre, puissance esclavagiste avec laquelle Dessalines entretenait des relations dictées par les
intérêts bien compris des deux parties. Il savait sans aucun doute les limites
d’une alliance contre nature entre la première république noire indépendante
et la maîtresse des mers. L’attitude anglaise ayant toujours été de favoriser toute initiative qui pouvait gêner la France, elle encouragea successivement les
colons, dans leur dessein d’annexion à la couronne anglaise, puis les Noirs,
dans leur volonté d’indépendance. Cependant, si les Anglais avait consenti
leur aide pour hâter le départ des Français de la partie occidentale, ils ne pouvaient, sans se mettre à dos leurs alliés espagnols2, et sans compromettre leurs
propres intérêts dans les Antilles, laisser Dessalines s’emparer de la partie orientale. De là, sans aucun doute, l’ajournement par le chef d’État haïtien de son
plan de conquête de l’Est.
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DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
CARTE N° 4 - LES DIVISIONS DE DESSALINES
Dans l’immédiat, Dessalines s’attacha à consolider l’indépendance de la
partie occidentale épuisée par douze années de guerres incessantes et déjà
menacée de scission par les menées des anciens libres dans le Sud. La conjoncture n’était pas propice à une nouvelle campagne. Il faut considérer également que les vertus nécessaires à une armée pour mener une guerre de libération ne sont pas exactement les mêmes que pour une guerre de conquête.
Or, la partie orientale, pays de forêts vierges entrecoupées de savanes herbeuses, était pour le vétéran de Vertières3 un pays étranger, où il ne pouvait évoluer avec la même aisance, guidé par la connaissance du terroir et l’instinct de
défense dont il avait pu faire montre quand il s’agissait de défendre sa propre
patrie.
Lorsqu’il se décida enfin à marcher sur Santo Domingo, Dessalines ne le fit
que poussé par l’attitude arrogante du général Ferrand resté seul maître de la
partie orientale. Celui-ci, en autorisant la capture et la réduction en esclavage
des Haïtiens déclarait indirectement la guerre et le général noir ne se le fit pas
répéter deux fois. À la tête d’une armée de 12 000 hommes, avec l’appui des
généraux Christophe, pour le Nord, Pétion pour l’Ouest, Geffrard pour le Sud
et Gabart pour l’Artibonite, Dessalines passa à l’attaque en février 1805.
L’avancée des troupes haïtiennes se fit sans rencontrer de véritable obstacle, la population se contentant de fuir et de laisser l’envahisseur occuper
un pays sans vie. Le 4 mars, les premiers soldats haïtiens atteignent les portes
de Santo Domingo, le dernier refuge des troupes françaises. La ville défendue
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L’AUTRE DE L’OCÉAN
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à l’est par le fleuve et au sud par la mer est protégée du côté de la terre ferme
par de solides remparts que les Haïtiens, faute d’artillerie et de marine ne purent
qu’assiéger sans succès (photographie n° 11). La présence dans la baie de
Santo Domingo d’une escadre française, et son soudain cap à l’ouest fit craindre
à Dessalines une attaque à revers. Il donna l’ordre de lever le siège de la ville
et rentra précipitamment à Marchand, le siège du gouvernement.
Si Dessalines avait pu compter sur la solidarité sans faille des généraux de
son armée, il n’aurait pas levé en catastrophe le siège de Santo Domingo (alors
qu’il tenait le reste du pays) pour faire face à une attaque peu probable des
Français à l’ouest. Il n’y aurait pas eu la sanglante retraite de mars 1805, qui fit
tant pour tracer une frontière de sang entre les deux mémoires collectives. Les
villes et les campagnes traversées dans son retour précipité à l’ouest payèrent
un lourd tribut au dépit vengeur de l’empereur impuissant. Le propos de
Dessalines était de réduire à néant la colonie afin de la rendre inutilisable pour
les Français car : « il existe une vérité qui ne souffre aucun doute : il n’y a pas
de villes sans campagnes. Il découle de ce
principe que les environs de Saint-Domingue
ayant été mis à feu et à sang,
le reste de la population
PHOTOGRAPHIE N° 11 - LA PORTE DE LA MISÉRICORDE (SANTO DOMINGO). LA PUERTA DE LA MISERICORDIA
EST L’UN DES VESTIGES DES FORTIFICATIONS QUI PROTÉGEAIENT LA VILLE DE SANTO DOMINGO DU CÔTÉ DE
LA TERRE FERME (CLICHÉ : A. MUSSET).
et des animaux arrachés de leur sol et entraînés dans notre patrie, l’avantage
que l’ennemi escomptait tirer de ce point de vue se révèle sinon tout à fait
nul, du moins dérisoire » (Dessalines, cité par Janvier, 1883 : 245).
Ayant échoué à prendre la capitale, les forces haïtiennes opérèrent une sanglante retraite qui réduisit en cendre les villages, les bêtes et les hommes
confondus dans un même crépitement de feu et de sang : Monte Plata, Cotuí,
La Vega, Moca furent le théâtre de scènes d’égorgements massifs de populations civiles ; à Santiago, plus de 400 personnes furent passées par les armes,
les survivants emmenés à pied au Cap-Haïtien. Peu de sites échappèrent aux
dévastations haïtiennes. L’invasion désastreuse de Dessalines eut pour
conséquence la relance de l’exode des colons espagnols, mais ne réussit pas à
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D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
déloger les forces françaises. En échouant à réunir en un seul pays les deux
parties de l’île, Dessalines laissa sa tâche inachevée et lourdement compromise pour l’avenir : il venait d’écrire l’une des pages les plus sanglantes de l’histoire insulaire et son passage resta longtemps dans les mémoires synonyme
de deuil et de souffrance.
Il est permis de se demander ce que serait devenu le pays si Dessalines avait
réussi dans sa tâche de conquête de l’Est. Son armée apparemment soudée
eût-elle résisté aux forces centrifuges dues à la rivalité entre les officiers noirs et
mulâtres ? Comment concevoir la conquête pionnière et l’organisation d’un espace plus vaste lorsque l’arrière n’est pas consolidé ? À la mort de Dessalines en
1806, son empire se scinda en deux entre ses deux dauphins : Christophe et
Pétion. Pendant les quatre années qui suivirent, les armées de Christophe et de
Pétion, dressées les unes contre les autres le long d’une frontière qui court
d’est en ouest, laissèrent un répit aux Français qui en profitèrent pour consolider leur emprise à l’est.
LA COLONIE FRANÇAISE DE SANTO DOMINGO
En 1801, les troupes françaises arrivées de la métropole avaient pour mandat de faire la même chose que Toussaint : remettre les plantations au travail
et occuper efficacement la partie orientale de l’île. Ce sont les moyens envisagés qui diffèrent. Toussaint eut la perspicacité de comprendre que l’abolition
de l’esclavage était irréversible à Saint Domingue et que la production ne pouvait se maintenir sans concession aux nouveaux libres dont il savait l’urgence
des revendications. Son échec marque aussi la fin de toutes les tentatives de règlement équilibré des questions pendantes de la politique agraire de l’île : la politique française de rétablissement de l’esclavage, inspiré par le lobby colonial (puissant parmi les militaires et les anciens propriétaires lésés), préconisa le
rétablissement de l’esclavage, ce qui signifiait un désarmement général des
paysans. Les guerres révolutionnaires avaient contribué à la diffusion dans le monde rural d’une importante quantité d’armes et de munitions qui contribuèrent
fortement à l’instabilité des campagnes durant tout le XIXe siècle. Récupérer les
armes et remettre les anciens soldats, habitués à l’honneur des décorations, à
l’atelier comme avant, voilà quel était le pari des partisans du retour à l’esclavage : une gageure.
Sous le gouvernement de Ferrand (1804-1808), les colons continuèrent à
quitter le pays pour se réfugier dans des pays plus sûrs, par crainte d’un retour
offensif des Haïtiens. Il réussit à constituer une armée avec les reliefs du corps
expéditionnaires français et quelques gardes espagnols : 1 800 hommes au
total pour faire face à l’armée de Dessalines qui comptait plus de 20 000
hommes. Le 22 janvier 1804, il publia un décret par lequel il nationalisa les
biens des émigrés restés à l’étranger en dépit des appels au retour. Il relança la coupe du bois dans les provinces du Sud afin de remplir les caisses de
l’autorité publique dont il avait la charge. De nombreux colons français
répondirent favorablement aux appels de Ferrand qui gouvernait depuis 1804
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JEAN - MARIE THÉODAT
au nom de la France. Les cultures redémarrèrent, la coupe du bois aussi : gaïac
(Guajacum officinale), campêche (Haematoxylon campechianum), acajou (Swietenia
mahagoni), destinés à l’exportation. À Samaná, par exemple, la culture du café
se développa et il fut même question de créer une nouvelle cité qui porterait
le nom de Puerto Napoléon afin d’écouler les denrées de la région. La baie de
Samaná offrait des conditions naturelles exceptionnelles pour accoster, charger
et décharger en eaux profondes, calmes en toutes saisons. En outre, elle occupait une position stratégique pour la navigation océane, car elle commandait
l’entrée de la Méditerranée caraïbéenne.
Le gaïac, le campêche et l’acajou étaient échangés contre de la farine, du
poisson et de la quincaillerie importée des États-Unis d’Amérique. Faute
d’hommes et de moyens, l’effort d’organisation de Ferrand se concentra sur les
environs de la capitale. Une large partie du territoire échappait cependant à tout
contrôle des autorités françaises, qui se voyaient de surcroît coupé des chemins de la mer par le blocus anglais. Les villes du Cibao (Santiago, La Vega, Cotuí)
étaient restées incorporées à la République d’Haïti en 1804, et un ancien
esclave mulâtre, José Campos Tabares, placé à la tête de la zone par Dessalines.
La rivalité entre les troupes française et haïtienne plaça la population civile face
à un vrai dilemme : les émigrations reprirent de plus belle. Le choc inévitable
se produisit en février 1805, peu de temps après la proclamation de Ferrand qui
autorisait les habitants de la partie restée française à capturer les Haïtiens pour
les réduire en esclavage à nouveau.
La politique de Ferrand aboutit cependant à un échec, et cela pour plusieurs raisons : d’une part, on ne change pas l’esprit de tout un peuple par
traité, pas plus qu’on ne change du jour au lendemain un peuple d’éleveurs en
planteurs ; d’autre part, la disqualification historique du système plantationnaire dans les formes où il se pratiquait à Saint Domingue au XVIIIe siècle, valait
pour l’île entière. Il était vain de croire que l’esclavage pouvait se pratiquer
dans la partie voisine sans que les Haïtiens y vissent une menace directe pour
leur propre liberté. Le rétablissement formel de l’esclavage par les autorités
françaises, le 16 janvier 1805, ne suffit pas à attirer les capitaux escomptés et
rendit impossible l’écoulement vers le marché haïtien des produits de l’élevage dominicain. Mais cela acheva d’indisposer les Haïtiens à l’égard d’une relique
d’armée qui pouvait représenter une menace sérieuse un jour. Après la défaite de Trafalgar (21 octobre 1805), comme le fait remarquer très finement Juan
Bosch, « la marine française resta sans protection et ne put répondre aux nécessités de transport des possessions françaises dans la Caraïbe. (Le) pays, possession française, resta isolé du reste du monde et la vie économique fut à ce
point paralysée que l’idée de redevenir espagnols devint une réelle obsession
chez les éleveurs, les producteurs de tabac, les commerçants et les négociants
en bois » (Bosch, 1967 : 202).
Deux événements déclenchèrent le processus de protestation qui devait
aboutir au départ des Français. Les mesures visant à empêcher l’exportation d’animaux vers le marché haïtien mécontentèrent les éleveurs de la zone frontalière
qui commencèrent à trouver onéreuse la politique de mise en quarantaine du
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DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
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L’AUTRE DE L’OCÉAN
marché haïtien par les autorités coloniales. Mais c’est la nouvelle de l’invasion
de l’Espagne par les forces napoléoniennes en 1808 qui acheva de jeter dans
la rébellion les Dominico-Espagnols restés attachés au souvenir de la
mère patrie. Il s’ensuivit une grogne sourde contre la présence française dans
les rangs des éleveurs, et c’est l’un d’entre eux, Juan Sánchez Rámirez, qui
donna le signal. Cependant, en deux décennies de troubles révolutionnaires,
le paysage économique de la partie orientale avait beaucoup changé. Vers
1810, l’hégémonie pastorale était déjà entamée par le recul des revenus tirés
de l’exportation du cuir et par la montée en puissance de couches nouvelles issues
des villes et des activités commerciales et de l’exportation du bois. Faute d’une
activité maritime normale, les principales villes, dont l’économie dépendait
davantage des échanges externes que des échanges internes, entrèrent dans
une lente torpeur. En l’absence d’élite urbaine, la vie sociale s’appauvrit considérablement et Saint Domingue devint le campement d’une armée dépenaillée, sur le qui-vive, en attendant d’un côté les ravitaillements, de l’autre
l’ennemi. La deuxième ville en importance, Santiago, était tenue par les Haïtiens
d’une main de fer, ce qui lui valut saccages et exodes massifs. Ferrand eut
beau ouvrir par décret plusieurs ports au commerce extérieur, les clients manquaient, les expéditions étaient risquées, placées sous la menace des incursions périlleuses de pirates anglais. Plutôt qu’un levier pour redémarrer la
conquête de l’île, la gestion de Ferrand rendit encore plus improbable le rétablissement de l’économie de plantation, par son attitude trop ouvertement
hostile vis-à-vis des Haïtiens, ses puissants voisins.
L’intermède français fut de courte durée (1804-1809) mais il permit à
l’ancienne colonie espagnole d’échapper à une fusion pure et simple dans la masse haïtienne. Ce fut comme une solution de continuité politique et sociale qui
permit le maintien des structures agraires anciennes jusqu’à la Reconquista opérée par les Dominico-Espagnols en 1809. Néanmoins, le Sud du pays sortit
dévasté de la guerre menée contre les troupes françaises. Il s’en suivit des
pertes qui introduisent dans l’histoire agraire, déjà passablement agitée du
pays, un nouveau hiatus provoquant un retour à des systèmes de production
de type extensif : les hattes réduites en cendres, les cultures tournées en ronciers, les hommes dispersés aux quatre coins de la Caraïbe, à la recherche de
terres plus calmes. Il apparaît ainsi qu’une longue suite d’exodes ponctue l’histoire agraire dominicaine, entraînant la plus grande confusion foncière et l’abandon des cultures. En 1809, dit un observateur contemporain, José María Morilla :
« L’agriculture se trouvait dans un état de décadence que l’on peut considérer
comme la conséquence des guerres, de l’émigration et de nombreuses autres
vicissitudes, réduisant les exportations au tabac, à quelque bétail, au cuir, et,
au bout de quelques années, au bois (surtout l’acajou), au miel et à l’alcool fabriqué dans ce qu’il reste des anciennes plantations et qui pratiquent la culture avec
beaucoup d’efforts et sur petite échelle : la production de café et de cacao
était insignifiante et l’on ne récoltait plus de coton ou d’indigo ; il n’y avait pas
non plus, depuis longtemps, de mine en état de produire ; de sorte que
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L’AUTRE DE L’OCÉAN
JEAN - MARIE THÉODAT
le commerce se réduisait à l’importation de biens de consommation et à l’exportation des biens susmentionnés » (Demorizi, 1955 : 59)
Ces abandons donnent un cachet spécial à la terre la plus anciennement colonisée du Nouveau Monde : un vieux pays neuf, faussement vierge, ayant connu
des expériences aussi brillantes que fugaces, végétant à présent à côté de sa voisine rebelle dont les coups de sang la dérangent à l’extrême. Dans la mesure
où ces exodes, qui rendaient plus difficile l’enracinement spatial de l’entité voisine, étaient souvent inspirés par la crainte du voisin le plus proche, c’est par
opposition à l’ennemi haïtien que se créa la mémoire collective dominicaine, fait
rare dans le Nouveau Monde où la plupart des nations sont nées du refus de
la domination européenne. Au fil du siècle, la frontière prit une signification nouvelle, mentale, entre les deux peuples en train de se différencier : de limite
entre deux empires, elle devint barrière entre deux héritages - l’un à dominante créole et africaine, à l’ouest, l’autre revendiquant haut et fort ses attaches
espagnoles, à l’est. Les Hispano-Dominicains ne voulaient pas plus être haïtiens que cubains ou portoricains, mais ils eurent du mal à se définir seuls comme une nation, à cause de la faiblesse de leurs effectifs, et de la très forte imbrication dans la culture de la mère patrie. La colonie dut cependant réorienter
son système d’échange, en s’alignant dans le sillage des colonies anglaises, néerlandaises et danoises des Petites Antilles. Par peur d’une absorption par Haïti, le pays
accepta de devenir à nouveau une colonie espagnole et le resta de 1809 à 1821.
À la différence des autres colonies hispaniques du Nouveau Monde, qui
mirent à profit l’affaiblissement de la métropole consécutif à l’arrestation
de la famille royale et à son remplacement sur le trône d’Espagne par
Joseph Bonaparte, la Dominicanie réagit négativement à la nouvelle de la chute de l’Ancien Régime espagnol. La présence française permettait jusqu’alors de
geler la situation vis-à-vis du voisin haïtien, mais ne satisfaisait pas tout à fait les
aspirations d’une certaine élite restée très attachée à l’Espagne. L’occupation de
la mère patrie par la France fut vécue comme une trahison par l’élite des éleveurs qui, de surcroît, vivaient de plus en plus mal l’interdiction de commercer
avec Haïti. À cette élite appartenait précisément celui qui devait prendre la tête
de la révolte contre la France en 1809, Juan Sánchez Ramírez, natif de Cotuí,
grand propriétaire dans le Cibao.
C’est avec l’aide d’une goélette espagnole, la Monserrate qui débarqua clandestinement à Barahona, le 18 octobre 1809, des hommes et des munitions aux
Dominicains insurgés, que débuta le soulèvement qui devait aboutir à la défaite française de Palo Hincado. L’aide vint également de Puerto Rico pour soutenir
l’effort de libération dominico-espagnol contre les Français. Les Anglais, maîtres
de la navigation dans la mer des Caraïbes, facilitaient le transit des troupes et
des armes afin d’accentuer la gêne des Français. Le général Carmichael, au
nom de George III, apporta un appui décisif aux Dominico-Espagnols dans la
phase finale de la guerre, et c’est lui qui assura le transfert à Philadelphie des
reliques de l’expédition Leclerc.
Les Haïtiens ne furent pas en reste, puisque le président Pétion répondit
favorablement à la demande des patriotes d’Azua en novembre 1809, par la voix
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DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
de Manuel Jímenez qui avait effectué le déplacement jusqu’à Port-au-Prince.
Cependant, c’est au cri de « vive Ferdinand VII » que les Dominico-Espagnols
se rendirent au combat le 7 novembre 1809.
Après la défaite française, Juan Sánchez Ramírez plaça le pays sous domination
espagnole avec autant de naturel que s’il se fût agi d’un morceau de Castille enlevé aux Maures. Les prêches du clergé, à dominante espagnole, établissaient un
parallèle entre la Reconquista historique, celle de la péninsule Ibérique, et la
reconquête de la partie espagnole de Saint Domingue aux dépens des Français.
Cet épisode est connu dans l’histoire dominicaine comme étant celui de la
Reconquista. Dans la tourmente, la colonie fit corps avec sa métropole, et ce ne
pouvait être que l’affaire des élites dominico-espagnoles, membres du clergé
et de l’aristocratie foncière, du moins ce qu’il en était resté après les différentes
vagues d’exode qui avaient frappé les rives de l’Ozama depuis le début des
troubles révolutionnaires à l’ouest. Il n’y eut pas de participation populaire à la
guerre pour deux raisons : la première étant que l’emprise des Français sur le
pays était trop lâche, trop récente, pour susciter dans cette partie de l’île un soulèvement d’égale ampleur à ce qui s’était passé dans la partie occidentale ; la
seconde, l’absence, à l’époque encore, d’un profond sentiment national dominicain. Juan Sánchez Ramírez se plaignit même de n’avoir pas rencontré à
Santo Domingo l’accueil triomphal qu’il s’estimait en droit d’attendre après
sa victoire sur les Français à Palo Hincado.
Le retrait français facilita les relations entre les deux parties de l’île. Les éleveurs dominicains retrouvèrent le chemin des marchés haïtiens vers lesquels ils
écoulaient une bonne partie de leurs bêtes. Les promesses faites aux
Dominico-Espagnols de franchises spéciales ne se concrétisèrent pas. Même
considérée comme une province d’outre-mer, la colonie subit le rattachement
à l’Espagne comme une nouvelle servitude : l’esclavage fut rétabli, les biens des
colons français qui avaient trouvé refuge dans la partie orientale durant les
troubles à l’ouest furent confisqués par l’État, et les principaux postes de l’administration distribués à des fonctionnaires métropolitains. Provisoirement,
l’Espagne avait repris pied sur la plus vieille terre européenne du Nouveau
Monde, mais ce n’était qu’un répit dans la tourmente qui agitait déjà le continent. Quant à la France, la perte de Saint-Domingue contraria définitivement
son rêve de grand empire américain. Ce retrait n’était pas sans rappeler la perte du Québec en 1763. Après la Louisiane, vendue aux États-Unis d’Amérique
en 1803, il ne restait des ambitions françaises dans le Nouveau Monde que
des poussières d’îles : Martinique, Guadeloupe, et un lambeau de forêt dense,
la Guyane.
Considérée dans la perspective de l’histoire insulaire, la révolte de 1808
fut, à l’instar de ces séismes locaux qui suivent le passage d’une activité tellurique majeure, une résonance de la défaite française de 1803. Ce sont les restes
de l’expédition Leclerc, vaincue dans la partie occidentale en 1803 qui, le 27
juin 1810, sont transportés à bord d’une frégate anglaise, portant le coup de
grâce à la déroute des forces françaises sur l’île entière après deux siècles de présence souveraine. Il y a cependant une différence fondamentale entre
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la défaite de 1803 et celle de 1809. La première vit le triomphe d’un mouvement de masse, première pierre dans l’édification de la nation haïtienne. La
seconde fut la confirmation d’un fait déjà acquis : le dernier râle des établissements français dans l’île.
S’il est évident qu’à Palo Hincado s’est joué un épisode décisif pour l’avenir de la nation dominicaine, ce n’est qu’après coup que le phénomène trouve la résonance patriotique qui aurait pu être la sienne si la victoire contre les
Français avait été l’effet d’un soulèvement populaire comme ce fut le cas à
l’ouest. Partie de l’élite des grands propriétaires, des généraux de l’armée et de
la hiérarchie religieuse restés fidèles à l’Espagne en danger, cette manifestation de loyalisme n’avait pas de quoi enthousiasmer les foules ; cependant, elle
permit à l’Espagne d’effectuer un retour en force sur la scène insulaire, et à
l’Angleterre d’obtenir pour ses navires, en échange de l’aide apportée aux
insurgés, des conditions spéciales qui les assimilaient aux navires battant pavillon
de la métropole.
Notes
1 Appellation ancienne de la partie méridionale de la colonie.
2 La France était entrée en guerre contre l’Autriche en avril 1792, puis contre
l’Espagne et l’Angleterre en janvier 1793, après la décapitation de Louis XVI.
3 La bataille décisive de la guerre de l’Indépendance haïtienne, qui se termina
par la défaite des troupes françaises, le 18 novembre 1803.
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184
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
DE LA BIDASSOA À L’ARTIBONITE : UNE AUTRE FRONTIÈRE FRANCO-ESPAGNOLE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
R ÉSUMÉ - R ESUMEN
La frontière entre la République dominicaine et la République d’Haïti, l’une
des plus anciennes du Nouveau Monde,
est doublement importante. C’est à la
fois l’un des rares cas d’insularité partagée entre deux nations, et l’exemple
d’une frontière impériale héritée des
divisions européennes. En effet, sans
être aussi franche que la barrière pyrénéenne qui semble une limite naturelle
entre la France et l’Espagne, la frontière entre les deux colonies française et
espagnole reproduit à sa mesure les
rivalités de l’Ancien Monde. Entre
Santo Domingo et Saint-Domingue,
l’Artibonite, dont le cours supérieur a
été retenu comme limite officielle entre
les deux colonies, joue un rôle sensiblement égal à celui de la Bidassoa :
l’alibi naturel d’une coupure géopolitique motivée par la rivalité entre les
puissances européennes pour le contrôle de la Caraïbe.
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La frontera domínico-haitiana, una da las
màs antiguas del Nuevo Mundo, es muy
importante desde un doble enfoque. Es a
la vez un caso muy raro de insularidad
compartida entre dos naciones, y un ejemplo de frontera imperial, consecuencia de
la competencia entre las potencias coloniales europeas. Aunque no tenga tanta
rigidez como la pared montañosa del
Pirineo entre Francia y España, esa frontera reproduce, a su escala, las rivalidades
entre estas dos naciones latinas. Entre
Santo Domingo y Saint-Domingue, el
Artibónito, cuyo lecho superior sirve como
límite oficial entre ambos territorios tiene
un papel semejante al de la Bidassoa : la
justificación natural de un corte geopolítico ocasionado por la competencia entre
dos naciones europeas para el control del
Caribe.
185
g
LOUIS JOUVET EN AMÉRIQUE
LATINE (1941-1945) : AU DELÀ
DE LA PROPAGANDE DE VICHY
H UGO R OGÉLIO S UPPO *
L’AMÉRIQUE LATINE, UN ENJEU CULTUREL
POUR LA FRANCE EN GUERRE
A
u cours de l’année 1941, le Cabinet du Maréchal Pétain organisa, avec
le Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE) et par l’intermédiaire de l’impresario Jean Clairjois, deux grandes actions de propagande en Amérique latine : l’envoi de la troupe de théâtre de Louis Jouvet
et celle du groupe des Petits chanteurs à la Croix de Bois. Les objectifs étaient
clairs : il s’agissait de prouver que, malgré la défaite, la France existait encore,
qu’elle était unie et que son gouvernement était légitime. Comme les relations commerciales et financières entre la France et cette partie du monde
étaient pratiquement inexistantes, à cause de la guerre, le seul moyen d’action
relevait du domaine culturel, culturel étant entendu comme « propagande culturelle », « propagande intellectuelle » ou « propagande artistique ». Dès 1940,
le service d’action artistique du SOFE avait d’ailleurs mis en place un nouveau
projet de propagande musicale (particulièrement invraisemblable) qui consistait, dans un premier temps, à établir une liste des œuvres musicales les plus marquantes de différents pays. Ces œuvres devaient ensuite être étudiées par de
jeunes artistes français qui seraient envoyés à l’étranger. Sur place, l’Alliance française, l’ambassade (ou tout autre institution française), aurait été chargée
d’organiser des concerts : « Chaque audition d’œuvres étrangères témoignerait de l’intérêt apporté en France à la connaissance des diverses écoles et se terminerait par l’exécution d’œuvres modernes françaises dont le seul rappel suffirait à authentifier l’influence exercée par nos écoles sur la production
internationale au cours des quarante dernières années » 1.
Le choix de Louis Jouvet n’était pas dû au hasard. En effet, suite à la défaite, la naissance de la « zone libre » avait divisé la France en deux et presque toutes
les troupes de théâtre étaient restées en zone occupée. Seule rescapée :
* Université de Rio de Janeiro, CREDAL.
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D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
HUGO ROGÉLIO SUPPO
la compagnie de théâtre de l’Athénée, connue aussi comme le théâtre Louis
Jouvet. Cette dernière « se trouve au complet en zone libre et est pratiquement la seule à pouvoir être utilement « exportée à l’étranger » 2. De plus, la
troupe a déjà l’habitude de faire des tournées subventionnées par le gouvernement : dès 1940, le groupe de théâtre de l’Athénée avait proposé au secrétaire d’État à l’Instruction Publique et à la Jeunesse d’effectuer deux tournées,
une pour fin 1940, dans la Zone libre, en Espagne, en Suisse et en Afrique du
Nord, et une autre, pour 1941, aux États-Unis3. De fait, Louis Jouvet, après
l’armistice, reprend très vite ses activités scéniques et monte L’École des femmes
à l’Athénée. Fin 1940, il déclare à l’hebdomadaire Aujourd’hui : « Le moment
est venu d’une reconstitution, d’une refonte du travail dramatique. Depuis des
années on n’osait pas porter le couteau dans certains pâtés à la croûte épaisse comme un blindage. Maintenant leur carapace est béante » (Ragache, 1988 :
45). À Paris, les « nouvelles autorités », dont font partie Charles Dullin et d’autres
personnalités, confient à Louis Jouvet le contrôle des grands théâtres nationaux, jusqu’à son départ en tournée pour l’Amérique du Sud, en 1941.
Louis Jouvet, ambassadeur de la culture française en
Amérique latine
Après avoir ébauché le plan et le programme de la tournée avec Jean Clairjois
le 12 mars, Louis Jouvet, à qui l’on a promis une « forte subvention », s’installe provisoirement à Vichy, où il est contacté personnellement par Ch. Rochat
et par le Cabinet du Maréchal. Tout est décidé rapidement et le départ est
prévu pour juin 1941. Plusieurs obstacles sont franchis : d’abord, l’obtention de
dérogations spéciales pour les neuf membres de la troupe, composée au total
de seize personnes, qu’un décret vichyste (circulaire n° 223 du 24 avril) interdit de quitter le territoire national parce qu’ils sont âgés de moins de 40 ans
(Jouvet obtient gain de cause en arguant que le texte officiel prévoit des exceptions pour les artistes « dont le voyage à l’étranger présenterait des avantages
sérieux pour notre propagande ») ; ensuite, la demande de la nationalité française pour Joseph Eschweiler, dit Jean Clairjois, d’origine belge ; enfin, faire
face aux accusations du commissaire général aux questions juives contre Jean
Clairjois et Marcel Weil-Karsenty4, puis obtenir des visas de transit espagnol
pour pouvoir embarquer au Portugal. Le gouvernement brésilien aide aussi,
en intervenant auprès du gouvernement espagnol pour obtenir des visas et
en trouvant des places dans un bateau au départ de Lisbonne, pour Rio de
Janeiro.
Le projet est grandiose : il s’agit d’envoyer en Amérique latine au total 25
personnes, en sus des 16 acteurs, soit toute l’équipe du Théâtre de l’Athénée
(personnel technique, chefs machinistes, régisseurs…), ainsi que le matériel
(décors, costumes, etc., ce qui représente environ 10 tonnes ou 160 mètres
cubes, soit 3 wagons !). Louis Jouvet agit ainsi comme un vrai ambassadeur
de France (un passeport de service lui est même été accordé). De gros moyens
financiers5 sont mis à sa disposition, pour ce qui est considéré comme le principal effort de propagande intellectuelle de l’année 1941. Il faut en effet « que
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LOUIS JOUVET EN AMÉRIQUE LATINE (1941 - 1945)
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
la France puisse, au moins dans le domaine intellectuel, rester présente cette
année en Amérique du Sud d’où nous avons reçu d’innombrables témoignages
d’attachement à notre culture » 6. Le projet doit cependant être réalisé sans beaucoup de publicité, pour éviter l’intervention des Allemands, des Anglais ou
même des Nord-Américains. Cela n’empêche pas l’Agence Havas d’annoncer,
fin 1940, la venue de la troupe pour 1941. Aussitôt connue la nouvelle,
M. Piergili, organisateur de la saison officielle du théâtre municipal de Rio,
s’adresse à l’ambassade pour essayer de se mettre en contact avec Louis Jouvet,
mais celle-ci n’est au courant de rien !
Tout est organisé et contrôlé dans les moindres détails par le gouvernement vichyste, y compris le répertoire et les artistes. L’impresario brésilien qui
travaillait habituellement avec Jean Clairjois, N. Viggiani, reçoit ainsi, avec le répertoire, les indications qui doivent figurer sur les affiches publicitaires et qui ne
seront rendues publiques qu’après le départ de la troupe : « Louis Jouvet,
Madeleine Ozeray et la Compagnie du théâtre Louis Jouvet » 7. Le cas de la
tragédienne Vera Koretzky - dit Vera Korene - est à cet égard très révélateur.
Sociétaire de la Comédie française, elle avait quitté la France entre les mois de
mai et juin 1940 : elle avait donc été déchue de la nationalité française. Réfugiée
à Rio de Janeiro, elle organisait des récitals français. Louis Jouvet suggère, en 1942,
de l’engager pour jouer un des rôles d’une des nouvelles pièces du répertoire.
L’ambassadeur écrit à Vichy pour soutenir ce projet, puisque Vera Korene a eu
un comportement correct à l’égard du gouvernement français et sa participation « serait à la fois un gage de succès et, de notre part, un témoignage de haut
libéralisme que les Brésiliens apprécieraient et que les Français accueilleraient
comme un appel à l’union » 8. Toutefois, Auguste Rendu (président du Comité
de la France libre à Rio de Janeiro) souligne, en novembre 1941, le rôle actif de
Vera Korene dans son action en faveur de la France libre, alors que le professeur Victor L. Tapié, détaché à Rio de Janeiro et de passage à Vichy préfère
retenir « l’attitude correcte et digne de Mlle Véra Korene, qui se trouve actuellement à Rio de Janeiro. Sa présence au Brésil n’a donné lieu à aucun incident
fâcheux. Elle vit dans une retraite laborieuse et ne s’occupe d’aucune question politique » 9. La réponse de Ch. Rochat est pourtant nette : « Il est impossible, pour les raisons de principe que vous comprendrez, d’autoriser
Mme Vera Korene à jouer dans une troupe bénéficiant du patronage officiel du
gouvernement français » (Réponse : Télégr. n° 190, Rochat, 31 mars 1942).
Le passage obligé par le Portugal et les retards dus aux problèmes de transports sont utilisés pour donner des spectacles et des conférences à Lisbonne avec
les mêmes objectifs : faire de la propagande culturelle. Le 6 juin 1941, enfin,
la troupe quitte Lisbonne pour Rio de Janeiro. Louis Jouvet écrit alors à
Hauteclocque, Chef du SOFE, pour l’informer de son départ et le remercier de
l’effort financier fait en faveur de sa mission, à savoir : « représenter en Amérique
du Sud le théâtre français » 10. Dans la capitale brésilienne, onze représentations
sont données. L’ambassadeur Saint Quentin envoie alors un télégramme euphorique : « Mme Vargas et le Préfet de la ville n’ont pas manqué une soirée ». Les
conférences données par Jouvet à l’Association franco-brésilienne et
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à l’académie des Lettres ont été aussi un succès. « Ce succès triomphal a ravivé chez beaucoup de Brésiliens la fierté de leur culture française. Non seulement
la critique a été unanimement très élogieuse mais plusieurs journaux dont certains, comme le Correio da Manhã qui combattent habituellement notre politique ont saisi l’occasion pour reconnaître en termes chaleureux la dette du
Brésil envers le génie français » 11. Une représentation patronnée par Mme
Vargas est organisée au bénéfice du Comité de secours français et de la Croix
Rouge brésilienne.
La troupe part pour São Paulo où elle donne encore cinq représentations.
Là aussi, le consul Maurice Pierrotet envoie un télégramme non moins euphorique, puisque les cinq représentations ont été un « succès triomphal ». Seul fait
regrettable, l’action des gaullistes Albert Ledoux (représentant personnel du
général de Gaulle pour l’ensemble des États de l’Amérique du Sud, Venezuela
et Colombie exceptés) et Jacques Funke (Président du Comité France libre à São
Paulo) qui ont « approché M. Jouvet et esquissé une menace de boycottage à
Buenos Aires » 12. Comme prévu, la troupe de Jouvet part pour Montevideo et
Buenos Aires, où son triomphe reste éclatant. L’ambassadeur de France en
Uruguay considère la tournée Jouvet un succès total, malgré quelques actions
menées par d’autres partisans du général de Gaulle : « Notre prestige moral a
largement bénéficié de ce succès. On peut en trouver une preuve dans le
nombre et la qualité des personnes qui sont venues à la Légation pour y rencontrer M. Jouvet et ses camarades et dans l’échec complet des tentatives faites
par quelques extrémistes gaullistes, du reste peu nombreux, pour freiner cet élan
de sympathie et d’admiration vers nos compatriotes » 13. La tournée devient la
manifestation culturelle la plus importante de 1941. Pour le SOFE, elle « présente le plus grand intérêt pour notre propagande culturelle dans les pays de
l’Amérique latine. Nos chefs de poste sont d’accord pour en souligner les très
heureux résultats, et pour signaler au Département de nombreux témoignages
d’attachement que la présence de nos compatriotes a provoqué de la part des
nombreux intellectuels brésiliens, argentins, et uruguayens » 14. L’Amiral Darlan
et le ministre de l’Éducation nationale remercient Jouvet pour les services qu’il
a rendu « à la cause de l’art théâtral français », contribuant ainsi à développer
« le prestige de la France » 15.
LES AMBIGÜITÉS D’UNE TOURNÉE TRIOMPHALE
Toutefois le bilan est beaucoup plus nuancé. Par exemple, Albert Guérin,
Délégué au Comité national des forces françaises libres à Buenos Aires, affirme :
« Jouvet a terminé le cycle de ses représentations sans que Peyrouton ait pu les
utiliser efficacement pour sa propagande. Dans son discours d’adieu, l’acteur
n’a parlé que de l’art français. Il n’eut pas un seul mot d’hommage à Pétain et
ne fit aucune allusion à la situation actuelle de la France, se conformant ainsi à
la promesse que nous lui fîmes faire, dès son arrivée, par l’intermédiaire du
Marquis de Jaucourt. Le seul bienfait que Peyrouton ait pu tirer de la tournée
Jouvet (qui eut un très grand succès au point de vue théâtral) fut un cocktail offert
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LOUIS JOUVET EN AMÉRIQUE LATINE (1941 - 1945)
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à l’ambassade en l’honneur des artistes. 400 personnes de toutes nationalités
- lesquelles pour la plupart, n’avaient jamais pénétré à l’ambassade et qui s’y
rendirent par pure curiosité - assistèrent à cette manifestation. Peyrouton, perdant toute dignité, n’avait pas hésité à recruter ses invités parmi les abonnés des
représentations Jouvet ! La plupart des Argentins anciens habitués de l’ambassade s’abstinrent. Cependant cette fête permit à l’homme de Vichy d’avoir
quelques visiteurs à l’ambassade, complètement déserte depuis de longs mois » 16.
Louis Jouvet propose alors de modifier ses plans. Il souhaite faire quelques
représentations en Afrique du Nord, avant de rentrer en France le 30 octobre
comme prévu (via Lisbonne). Il demande l’autorisation au Département, mais
reçoit une réponse négative : il peut faire la tournée s’il le désire, mais sans
recevoir de subventions officielles, puisque une autre tournée est prévue pour
sa compagnie en février, mars et avril 1942, au Portugal et en Afrique du Nord.
En revanche, Jean Clairjois propose d’envoyer en Amérique latine les ballets
de l’Opéra, avec Serge Lifar, et d’organiser une tournée de la troupe Baty.
Pourtant, si l’Association d’action artistique est « résolument hostile au principe du retour de Jouvet en Amérique » en 1942, le SOFE est pour son maintien
si les autres projets ne peuvent pas aboutir17.
Jean Clairjois est contre le départ de Louis Jouvet de Rio de Janeiro, prévu
le 25 octobre, car les difficultés croissantes relatives aux voyages et aux visas
menacent la saison théâtrale française en Amérique du Sud. Il demande alors
l’autorisation de négocier avec Louis Jouvet une nouvelle saison pour l’année
1942. L’ambassadeur de France en Argentine, Marcel Peyrouton, est contre
les projets de Jean Clairjois. Pour lui, ce dernier agit sans l’accord de Louis
Jouvet : « M. Jouvet n’a ici jamais varié dans son attitude. Parti avec une troupe de comédiens, il déclarait considérer comme un devoir de les ramener en
France, à moins d’instructions contraires et formelles du Gouvernement qui
l’avait envoyé à l’étranger, instructions que je n’ai jamais eu à lui transmettre ».
En outre, Peyrouton est contre le maintien de Louis Jouvet en Amérique du
Sud pendant les mois d’été car, d’après lui, il « porterait un coup irréparable au
prestige qu’il s’est acquis. Il l’exposerait à toutes les intrigues et pressions gaullistes que les ennemis de la France annoncent déjà et détruirait une unanimité nécessaire à sa réussite » 18. A priori, Vichy ne tient donc pas à ce que Jouvet
reste en Argentine. Celui-ci accepterait cependant cette idée à une condition :
que l’État français subvienne au maintien de sa troupe. En fin de compte, Jouvet
bénéficie d’une nouvelle subvention en 1942, mais revue à la baisse. Le groupe signe également un engagement commercial avec l’Odéon de Buenos Aires.
En outre, Louis Jouvet devra finalement accepter de faire des tournées à Rio,
Montevideo et Santiago.
La tournée Louis Jouvet fait partie du grand projet de saison française programmé pour 1942 en Amérique du Sud sous le titre général « Un siècle d’art
français (1840-1940) ». Sont prévues également une tournée du Conservatoire
de Paris, sous la direction de Ch. Munch ; une tournée de récitals et de concerts
(Maurice Maréchal, Yvonne Lefébure, etc.) ; une exposition de peinture avec des
œuvres se trouvant aux États-Unis ; une exposition de livres et des conférences
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(Jacques Copeau, Vuillermoz, Louis Gillet, R. P. Coulet, Robert Garric, etc.).
Consulté sur ce programme, Jérôme Carcopino, secrétaire d’État à l’Éducation
nationale et à la Jeunesse, concorde en général avec les propositions de conférenciers. Toutefois, il indique que la part de l’histoire ancienne ou médiévale ou
de l’archéologie lui semble « avoir été sacrifiée ». En outre, il rappelle qu’il est
toujours décidé à retirer à Louis Jouvet sa chaire du Conservatoire s’il ne rentre
pas en janvier 194219. La plupart de ces projets seront cependant abandonnés
car aucun artiste de la zone occupée ne peut à ce moment se rendre à l’étranger. Les autorités d’occupation refusent ainsi de délivrer un laissez-passer à la
compagnie théâtrale Baty et à des artistes comme Alfred Cortot ou au quatuor à cordes Bouillon. Le SOFE considère donc qu’il existe une volonté systématique des Allemands d’empêcher les artistes de servir l’influence française à l’étranger, car la plupart des troupes théâtrales et des musiciens se trouvent alors à Paris.
Pour Vichy, il reste une solution, solliciter les artistes restés en zone libre :
Maurice Maréchal, violoncelliste ; Yvonne Lefebure, pianiste ; Roland Charmy,
violoniste. La pénurie d’artistes est telle que le SOFE essaie sans succès d’envoyer
des artistes français résidants aux États-Unis. Jean Clairjois, qui rentre en France
avec le groupe des Petits chanteurs à la Croix de Bois, contacte aussitôt Maurice
Maréchal et Lélia Gousseau (pianiste) pour une tournée en Amérique latine
subventionnée par l’action artistique. Cependant, les temps ont changé. SaintQuentin alerte les autorités françaises : « Il faudra, si l’on ne veut pas les exposer au boycottage, taire soigneusement le patronage officiel. La campagne
perfide menée contre Louis Jouvet, parce que Radio-Paris l’avait mentionné
dans une revue des activités artistiques à l’étranger, révèle un état d’esprit dont
nous sommes obligés de tenir compte » 20. Ces conseils seront écoutés, ce qui
ne manque pas de poser des problèmes dans la rédaction des contrats où le MAE
ne pouvait plus figurer !
Finalement, le programme initial est abandonné suite à une réunion entre
Bourdeillette, Florissone, Jean Clairjois et Maurice Maréchal. Ce dernier, ayant
posé sa candidature à la chaire vacante au Conservatoire de Paris, ne peut sortir de France. En outre, Florissone considère les charges de cette tournée particulièrement lourdes et l’atmosphère moins favorable qu’auparavant. En 1942,
mise à part la tournée de Louis Jouvet, l’action artistique française au Brésil se
limitera donc à une subvention de 300 contos « attribuée discrètement » à
Piergili et Viggiani, le but étant de substituer les opéras italiens par quatre opéras français : Manon, Werther, Faust et Thaïs. Saint-Quentin considère alors
que les seuls artistes assurés de bénéfices substantiels au Brésil « sont ceux qui
viennent au cachet, engagés pour la saison lyrique du Théâtre municipal
(Mme Petit Renaux actuellement) et surtout par les casinos : Ray Ventura, Jean
Sablon et Claude Alphand ( ! !) ont connu tour à tour un grand succès. Je n’ai
pu d’ailleurs m’en assurer personnellement car je me suis fait, pour des raisons
diverses, une loi de ne jamais aller dans les casinos » 21. Le projet d’envoyer
Louis Gillet et Jacques Copeau est maintenu, mais ce dernier refuse l’invitation
alléguant des problèmes de santé. En ce qui concerne les conférences,
Saint Quentin souligne qu’il n’a pas d’objection à ce que Jean Clairjois serve
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d’imprésario, mais rappelle que « les conférences ne peuvent être organisées
au Brésil sur une base commerciale » 22.
L’AMÉRIQUE LATINE ET LOUIS JOUVET
S’ÉLOIGNENT DE VICHY
Louis Jouvet se plie à toutes ces conditions. Son activité en Argentine devient
« semi-officielle ». Il souhaite aussi renouveler son répertoire et demande l’autorisation de se rendre à New York, seul endroit, selon lui, où l’on peut trouver
les éléments nécessaires au renouvellement de sa troupe. Il a d’ailleurs déjà
reçu des propositions de New York. Le gouvernement argentin, malgré les réticences de l’opposition23, souhaite confier à Louis Jouvet l’organisation du
Conservatoire national argentin et la mise en fonction des techniques modernes
de la mise en scène. Marcel Peyrouton est favorable à cette solution et il compte sur le soutien de Saint Quentin, de Maurice Pierrotet et de Henri Hoppenot,
ambassadeur de France en Uruguay. Finalement, il est décidé que la troupe restera en Argentine, avec l’accord du SOFE. Les problèmes de transports et
d’obtention de visas, liés à la guerre, exigent cette solution. La troupe Louis Jouvet
est devenue pratiquement le seul instrument de la propagande culturelle française en Amérique latine. Saint Quentin se mobilise donc pour organiser à Rio
de Janeiro et São Paulo une série de spectacles dans des conditions commerciales très favorables. Entre le 15 mai et le 15 juin 1942, Louis Jouvet obtient
du Préfet de Rio de Janeiro la concession gratuite du théâtre municipal avec la
garantie d’une recette minimum de 250 contos.
Mais il est devenu impossible pour le groupe de se rendre au Canada et aux
États-Unis. Louis Jouvet, qui avait déjà signé un contrat avec la Société CanadaFrance film pour une durée de quatre semaines, se voit obligé d’annuler ses engagements, faute de visas. Cette situation renforce le projet d’une nouvelle saison au Brésil, projet qui reçoit l’approbation du SOFE. Celui-ci approuve
également le répertoire proposé, à l’exception de la pièce de Jules Romains
La Scintillante. Le MAE est d’ailleurs contre tout projet de séjour au Canada.
Louis Jouvet se presse d’accepter ces décisions, à condition qu’on lui octroie une
subvention pour compenser l’annulation du contrat au Canada et ainsi pouvoir
rester en Amérique latine. Saint Quentin se montre très solidaire car le comportement de Louis Jouvet lui paraît irréprochable. Il écrit par exemple, le
28 décembre 1942, une lettre personnelle à M. Rivière, où il affirme : « Jouvet
est toujours ici, en difficultés. L’excellent contrat canadien est tombé à l’eau,
faute de visa américain. La saison prochaine est assurée au Brésil, en Uruguay,
en Argentine. Mais d’ici là, il faudra vivre, faire exécuter les décors et les costumes pour les nouvelles pièces. Jouvet aura sans doute recours au Département
pour assurer la soudure. Et je recommanderai chaleureusement sa demande. Car
c’est la seule possibilité qui s’offre à nous d’avoir ici une saison française.
J’ajoute que l’attitude de Jouvet est irréprochable, au point de lui valoir l’inimitié
des gaullistes, dont les plus dangereux ne sont pas français » 24.
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La question qui se pose est simple : si le gouvernement de Vichy abandonne la troupe de Jouvet à ses propres moyens, on risque de la voir éprouver
de sérieuses difficultés financières nuisant au prestige de la France ou, dans le
pire des cas, tomber dans le camp des gaullistes. Éviter que, pour des problèmes financiers, les membres de la troupe Jouvet s’engagent dans l’opposition est aussi le souci de l’ambassadeur de France en Uruguay : « Mme Elisabeth
Prévost est la secrétaire de la Compagnie de M. Jouvet, qu’elle accompagne
depuis son départ de France. Décorée de la Légion d’Honneur et de la CroixRouge en mai-septembre 1940, elle a travaillé pendant plusieurs mois, après
l’armistice, au ministère de la Jeunesse. Les gaullistes qui ne lui pardonnent
pas d’affirmer sa fidélité au Maréchal, l’ont vivement, dans la presse de
Montevideo et Buenos Aires, accusée d’être un agent nazi. Mme Prévost ne dispose pas d’autres ressources financières que celles mises à sa disposition par M
Jouvet » […] « Elle se dévoue à notre propagande culturelle avec autant de
désintéressement que d’intelligence » 25.
La tournée de la troupe de Louis Jouvet pour 1942 devient un enjeu majeur
dans la politique culturelle vichyste et provoque de vives discussions à l’intérieur
du gouvernement. Le Service des relations commerciales du MAE, dans une note,
fait référence à la position du ministère des Finances en relation à la nouvelle
tournée de Jouvet. Le ministère des Finances considère le coût de la tournée
Jouvet trop élevé : « Il avait reçu 16 500 dollars en France et 704 000 F plus 4 000
pesos argentins en Amérique du Sud, faisant un sous-total de 1 500 000 F. En
1941 lui ont été versés encore 630 000 F pour frais de retour. Et si maintenant
il reçoit encore le million de francs qu’il demande, le total donnerait une somme de 2 500 000 F, et cela sans que l’assurance soit donnée que cette somme
permettra de couvrir les frais d’un retour éventuel ». La note conclut : « dans
ces conditions, le ministère des Finances n’estime pas pouvoir autoriser en
faveur de M. Louis Jouvet un nouveau transfert, dont, au surplus, il n’aperçoit
ni l’utilité, ni la nécessité. Il suppose en effet que la tournée théâtrale organisée en Amérique du Sud obtient un succès qui doit se traduire par des recettes
couvrant les frais de séjour de la troupe. S’il n’en est pas ainsi, l’intérêt que présente la prolongation de la tourné de M. Jouvet n’apparaît pas clairement » 26.
Jérôme Carcopino, secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse,
propose cependant de donner une subvention de 500 000 F. Compte tenu
du budget total alloué aux manifestations en Amérique du Sud pour l’année 1942
par le Service d’action artistique à l’étranger (un million de francs), la subvention accordée à Louis Jouvet est importante (les 500 000 F restants devront
être partagés entre toutes les tournées individuelles des solistes). Pour couronner le tout, la subvention de 500 000 F passe à 750 000 F, grâce à l’intervention du SOFE ! Jérôme Carcopino rajoutera de sa main sur la lettre où il
donne son accord pour cette subvention : « Jouvet n’aura pas à se plaindre » 27.
Louis Jouvet est ravi. Sa situation financière était difficile, aucune représentation
n’étant possible avant juin. Or, les dépenses étaient énormes : il fallait non
seulement nourrir et loger un groupe de vingt-cinq comédiens, mais aussi
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faire face aux frais entraînés par la réalisation des décors et des costumes nécessaires aux huit nouveaux spectacles.
Pourtant, l’argent promis n’arrive pas et la situation devient insupportable.
Saint Quentin avance une partie de ce budget en puisant dans les fonds de la
Chancellerie28. Le SOFE intervient énergiquement auprès du secrétariat d’État
aux Finances. L’action culturelle comme instrument de propagande est une
priorité. Il faut, écrit M. Rochat, faciliter « dans la plus large mesure toutes les
opérations de transfert permettant de subvenir aux besoins de notre propagande
intellectuelle et artistique au dehors. Qu’il s’agisse du transfert de subventions
à des établissements, ou de paiement de frais des conférenciers et à des artistes
en tournée officielle à l’étranger, j’estime que ce genre d’opérations doit bénéficier d’un traitement tout particulier. Ces opérations répondent, en effet, à
un souci dont il m’est inutile de souligner l’intérêt national, ainsi que vous le
savez, elles sont d’ailleurs toujours décidées en complet accord avec M. le
secrétaire d’État à l’Éducation nationale » 29. Le séjour de Louis Jouvet au Brésil
en 1942 devient plus difficile. Quelques jours avant la première représentation
circule la nouvelle de son arrestation. L’affaire devient tellement sérieuse que
le Préfet de Rio est obligé de faire publier un démenti. Malgré ces attaques, la
représentation est un succès. Parmi les ambassadeurs présents se trouve celui
d’Angleterre ! Même Costa Rego, rédacteur en chef du Correio da Manhã,
connu pour ses sympathies gaullistes, écrit un article exaltant le théâtre français, « forme géniale d’affirmation de toutes les vertus d’une race… forme vive
d’analyse et donc de discussion qui, en donnant l’image plus encore que la formule de la pensée française, a élevé dans toutes les circonstances la conscience du peuple jusqu’aux leçons de sa grandeur et même de ses défauts » 30.
Cependant, la situation internationale a changé. Les difficultés des transports
et des communications, ajoutées au « mauvais vouloir des services nord-américains », limitent l’action de la troupe à trois pays : l’Argentine, l’Uruguay et le
Brésil31. À Buenos Aires, la compagnie Louis Jouvet n’a pas le même succès
qu’en 1941 : ses recettes ont diminué de 40 %. Les raisons de cet échec sont
liées au « discrédit qui s’attache aux manifestations patronnées par le gouvernement français » 32. La même situation se produit à Montevideo, où l’ambassadeur de France souligne qu’en Uruguay la campagne est plus forte encore
qu’en Argentine et au Brésil — une « campagne orale très active menée contre
Louis Jouvet par les éléments gaullistes extrémistes qui lui reprochent de n’avoir
pas « pris parti » et de ne pas se désolidariser publiquement de la politique
collaborationniste du gouvernement français » 33.
En juillet 1942, le SOFE s’attache à faire rentrer la Compagnie en zone libre.
L’idée est d’organiser des tournées en Espagne et au Portugal, deux pays amis
de Vichy. Le ministère de l’Éducation est d’accord et un budget spécial est
réservée à la troupe. Louis Jouvet n’a plus de projet au-delà d’octobre, mais
cherche à s’établir en Amérique du Sud. À Rio, il demande à l’ambassadeur
français de lui servir d’intermédiaire auprès du SOFE. Jouvet est ouvert à toutes
suggestions qui lui garantiraient la cohésion de la troupe autour d’un
programme d’action artistique française. De Buenos Aires Georges Deniker
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écrit que Louis Jouvet « maintient ici une présence française avec loyauté et
abnégation dont peu seraient capables » 34. Toutefois, Saint-Quentin donne, dans
une lettre à son ami Jean Rivière, Chef du SOFE, ses impressions sur Louis
Jouvet : « Il me parait vouloir rester en Amérique pour faire du cinéma et chercher à se débarrasser n’importe comment de la troupe. Les aspérités de son caractère s’étaient considérablement développées en ces derniers temps et je les
attribuais à un très réel surmenage. Mais il y a peut-être autre chose. Quant à
la charmante Madeleine Ozeray, qui a déjà plusieurs fois quitté puis repris la
couche du Maître, d’ailleurs parfaitement grossier parfois envers elle, je ne sais
pas ce qu’elle fera… Bref, Jouvet est certainement un grand acteur, un metteur
en scène de génie et un directeur d’une admirable conscience professionnelle,
mais il a, comme nous tous hélas, des défauts qui ne s’améliorent pas avec l’âge » 35.
DE PÉTAIN À DE GAULLE
Cependant, le gouvernement vichyste qui n’avait plus de projets pour lui en
Amérique du Sud commence à s’inquiéter à son égard, apprenant l’existence
de « sollicitations tendant à lui faire prendre position sur des questions d’ordre
politique » 36. Pour Louis Jouvet le moment est venu de faire le choix de rester
ou rentrer en France. Le gouvernement vichyste désire son retour. Ses affaires
à Paris exigent aussi une décision dans le même sens. Avant de partir en tournée il avait confié à un intermédiaire ses intérêts dans la société théâtrale Louis
Jouvet, qui exploitait le Théâtre de l’Athénée. Sans nouvelle de lui, la tournée
était-elle officiellement finie ou non ? Louis Jouvet désirait-il rester en Amérique
du Sud ou non ? Si tel était le cas, la société ne renouvellerait pas son mandat
de président et Pierre Renoir prendrait sa place. À toutes ces inquiétudes, s’ajoutait le fait que, n’étant pas de retour en France avant la fin 1942, comme prévu dans ses congés, il avait été considéré comme démissionnaire de sa chaire
au Conservatoire national de musique et d’art dramatique. Seul lui restait son
titre de professeur « honoraire ».
Fin 1942, le gouvernement de Vichy n’a plus de grands projets à lui proposer
en Amérique latine. Louis Jouvet, est alors déjà en contact avec Paul Rivet qui
l’aidera à s’installer à Caracas. Paul Rivet, de passage en Colombie lui écrit pour
lui suggérer de s’installer au Mexique, où il pourrait s’occuper de la préparation
de sa tournée : « En qualité de représentant culturel dans ce pays où je compte beaucoup d’amis et de relations. Vous avez une magnifique œuvre culturelle
à remplir. Ici, à Bogota, le succès a été unanime et à chaque instant votre nom
revient dans les conversations. On parlera longtemps de votre passage. C’est
de la bonne propagande, de la meilleure et de la plus pure. Sur le terrain culturel, nous avons une belle bataille à gagner et toutes les chances de la gagner.
Après la guerre, il faudra y penser et agir vite et bien » 37. Toutefois Paul Rivet
reconnaît que, malgré le « succès extraordinaire » de la tournée au Pérou, en
Équateur, en Colombie et au Venezuela, la situation a été bien différente au Brésil,
en Uruguay et en Argentine « où ce succès a été compromis par certaines maladresses du directeur de la troupe et par certains malentendus » 38.
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À ce moment, le gouvernement de Vichy perd les traces de Louis Jouvet et
de sa troupe. Le SOFE informe Jean Giraudoux, grand ami de l’acteur, inquiet
sur les conditions matérielles et financières de la troupe, que « Louis Jouvet ne
se trouve pas actuellement à Mexico, et qu’aucun indice ne permet de penser
qu’il se rendra prochainement dans cette ville » 39. À partir de la fin de l’année
1943, Louis Jouvet est intégré aux projets culturels gaullistes, qui prendront
en charge une partie des frais de sa tournée à Cuba et mettront un terme à la
campagne de presse l’accusant d’avoir reçu un appui financier de Vichy. Cette
démarche scandalise Ph. Grousset, délégué du Comité français de libération
nationale à Cuba : « La Compagnie Jouvet est une entreprise privée » et, malgré les « grands services à l’influence française » rendus, la priorité, selon lui, est
de donner au CFLN « les moyens d’alimenter la résistance et de vaincre ». En
outre Ph. Grousset est surpris de « l’attitude décidément apolitique qui semble
avoir été adoptée par Louis Jouvet comme règle de conduite immuable. Cette
attitude est certainement justifiée d’un point de vue strictement commercial »,
mais incompréhensible dans un pays pro-gaulliste comme Cuba, premier pays
dans le continent américain à reconnaître le Comité national français (CNF)
en avril 194240.
Henri Hoppenot, qui avait été ambassadeur vichyste en Uruguay, démissionne
et s’installe à Washington où il sera le représentant permanent de Giraud aux
États-Unis. Postérieurement il adhère au gaullisme et devient délégué du CFLN
(Duroselle, 1979 : 531). En charge de ce poste, il prend la défense de Louis Jouvet
et écrit en novembre 1943 : « Je suis déjà intervenu et continue à intervenir en
faveur de Louis Jouvet qui est mon ami personnel, et dont je connais le patriotisme […] le State Departement m’a dit confidentiellement que le dossier a été
presque entièrement ajourné par la campagne que Monsieur Al. Guérin et
Monsieur Ledoux ont mené contre lui en Amérique du Sud, et dont j’ai été à
l’époque le témoin impuissant […] Le Département d’État m’a fait savoir qu’il
réexaminerait le cas de Monsieur Jouvet si je consentais à lui donner par écrit
ma garantie personnelle » 41.
De son côté, le SOFE à Alger écrit à Paul Rivet : « Il devient urgent de proposer à Louis Jouvet un nouveau programme, maintenant qu’il a parcouru toute l’Amérique latine » 42. Ce programme sera préparé malgré le peu de chances
de réalisation dû à la précipitation des événements militaires. En outre, René
Massigli redemande pour lui un visa d’entrée aux États-Unis, même si les
chances de refus sont grandes. En septembre 1944, Louis Jouvet envoie de
Fort-de-France en Martinique, où il se trouve, un télégramme à René Massigli :
« Vu œuvre accomplie durant trois ans et demi Amérique latine prie respectueusement Votre Excellence nous accorder gratuité voyage retour [treize passages43 et cent mètres cubes notre matériel scénique] eu égard précarité nos
moyens. Mettrons votre disposition notre répertoire quatorze spectacles complets pour telle destination à votre suggestion » 44. En novembre, sa requête recevra un avis favorable, Paul Rivet étant intervenu encore une fois en sa faveur :
« Ces hommes et femmes ont accompli une prouesse remarquable et ont bien
servi notre pays […] Ils méritent qu’on les tire d’affaire » 45. Paul Rivet avait
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vraiment de l’admiration pour Louis Jouvet, avec qui il avait créé des liens
d’amitié à Bogota et à Mexico. Il lui écrira en décembre 1945 : « J’ai dit à
Charles de Gaulle ce que vous aviez fait pour la France. J’ai lieu de croire qu’il
a compris. Mais je dois aussi vous recevoir en tant que président d’honneur des
« Résistants de 1940 ». Je n’oublierai jamais le générosité de votre geste et je
vous en suis profondément reconnaissant ainsi que tous mes compagnons » 46.
Ainsi, Louis Jouvet, envoyé en tournée par le gouvernement vichyste est
accueilli par le gouvernement de la Libération comme un résistant. Suzanne
Bidault écrira même, en 1973, que la décision d’envoyer Louis Jouvet en
Amérique du Sud fut une décision du réseau résistant à l’intérieur du SOFE :
« Quand nous résolûmes de l’envoyer avec sa troupe en Amérique du Sud
(nous savions qu’il ne pourrait pas revenir mais qu’au moins des comédiens français joueraient en Amérique pendant tout le temps de l’occupation), je vis souvent Jouvet, accompagné de Madeleine Ozeray. Je lui dois le seul bouquet de
fleurs que j’aie reçu à Vichy : de merveilleuses roses jaunes et j’entends encore, au moment des adieux, la voix saccadée dire : « Nous vaincrons parce qu’ils
sont les plus bêtes ». Nous voulûmes refaire le coup avec Gaston Baty. Les
Allemands nous en empêchèrent en lui interdisant de franchir la ligne de démarcation. » (Bidault, 1973 : 108).
UN MODÈLE D’ACTION CULTURELLE ?
La réussite de sa tournée Jouvet deviendra pendant des années l’étalon de
mesure de la réussite d’une action culturelle, le modèle à suivre. Toutefois,
Louis Jouvet rentre également avec un passif considérable de dettes en Argentine,
au Brésil et ailleurs. Le résumé de la situation financière de la tournée Louis
Jouvet en Amérique du Sud. Mai 1941-Février 1945 est à cet égard est très
intéressant. Préparé par le conseil d’administration de l’action artistique, il fait
état d’importantes dettes : au Brésil, 6 100 dollars, en Argentine, 5 200 dollars.
Pour le propre Louis Jouvet, la somme s’élève à 713 000 F et pour Karsenty, à
332 000 F. « Il y a lieu de préciser que depuis le départ de la tournée M. Jouvet,
comme M. Karsenty, n’ont touché pour leur part qu’un défraiement journalier
strictement le même que celui de chacun des membres de la Compagnie ».47.
En 1947, Jouvet et sa troupe partiront à nouveau en tournée en Égypte,
Italie, Suisse, Pologne et Tchécoslovaquie, subventionnés par l’Association française d’action artistique. En 1948, il se rend en Europe centrale, sollicité tout comme les autres groupes en tournée (la Comédie française, Jean Louis Barrault, Julien
Bertheau et Henri Rollan) pour l’organisation de lectures et de matinées poétiques évoquant 1848. L’objectif était d’illustrer « les idées démocratiques, la proclamation des libertés et l’idéal humanitaire qui ont caractérisé la Révolution française de 1848 » 48. De cette façon, Louis Jouvet apparaît comme un exemple
typique de l’artiste français officieusement ou officiellement au service de l’État
français, qu’il soit vichyste, gaulliste, ou autre49. Progressivement, la tournée
de Louis Jouvet en Amérique latine, comme celle des Petits chanteurs à la Croix
de Bois, ont été considérées comme des actions culturelles de la Nation
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LOUIS JOUVET EN AMÉRIQUE LATINE (1941 - 1945)
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
française. Jules-François Blondel, Délégué CFLN au Brésil considère ainsi que,
malgré la défaite, le prestige intellectuel de la France au Brésil n’a pas été ébranlé, ceci grâce aux « initiatives prises pour nous [sic] dans ce domaine, par
exemple les deux tournées théâtrales de la Compagnie Jouvet, celle des Petits
chanteurs à la Croix de Bois » 50. Son nom sera également utilisé pour donner
du prestige aux différentes initiatives françaises. Par exemple, lors de création
de la Maison de l’Amérique latine il fait partie du Comité français de l’association, sans d’ailleurs jamais avoir assisté à aucune réunion51.
En 1947, Catherine Moissan, l’une de participantes du groupe Louis Jouvet
édite un livre de mémoires. Dans ses dernières pages nous lisons : « Seule la pensée d’avoir contribué à ce que la France fût présente à l’étranger alors que sa
présence était le plus nécessaire, nous absout de n’avoir pas partagé le sort de
quarante millions de Français prisonniers. L’Europe fermée aux Américains du
sud, l’anglais tendait tout naturellement à supplanter le français, jadis parlé
dans toutes les familles cultivées. Pendant longtemps notre langue avait été obligatoire dans les écoles supérieures de l’Amérique latine, elle ne l’est plus.
Certains cours de droit et de médecine, autrefois professés en français, le sont
aujourd’hui en espagnol, quelquefois en anglais. Après notre passage dans les
diverses capitales de l’Amérique latine, les librairies françaises doublaient leur
chiffre d’affaires ; les éditions de Molière s’épuisaient, Giraudoux et Claudel
devenaient introuvables. Les étrangers, qui allaient nous voir au théâtre, reprenaient goût au français, relisaient nos classiques avec plaisir. Dans les réunions
élégantes, il était de bon ton de converser en français, à tel point que pour
beaucoup d’entre nous, le castillan est resté un jargon de vendeuses de magasins et de portiers d’hôtels » (Moissan, 1947 : 216-217). Ces quelques lignes tirées
de l’ouvrage de Catherine Moissan, au titre évocateur (Pampa, Vaudou, Samba),
suffisent pour mettre en valeur les objectifs et les résultats de la propagande culturelle française en Amérique latine, tels que nous venons de les exposer, avec
toute sa grandeur et ses petitesses.
Notes
1 CADN, Série B-RJ, vol. n° 62, Télégr. n° 203 à 205, MAE à Saint Quentin,
ambassadeur de France au Brésil, Vichy, 13 sept. 1940.
2 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, SOFE. Note pour le
ministre, Vichy, 21 avril 1941.
3 Ce ministère s’adresse au SOFE pour l’informer du projet dans les termes
suivants : « M. Jouvet souhaiterait être aidé par le gouvernement » […] « Étant
donné l’intérêt considérable que présente, au point de vue de notre expansion
artistique, une telle tournée que nos deux départements désiraient depuis
longtemps, vous serez certainement d’accord avec moi-même pour considérer
que nous devons en principe, réserver un accueil favorable à la demande de M.
Jouvet ». AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, lettre n° 507
du secrétaire d’État à l’Instruction publique et à la Jeunesse à SOFE, Vichy, 30
sept. 1940. Le projet initial est modifié une première fois. La troupe intègre
dans la tournée également la France occupée. Louis Jouvet obtient des autorités
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28/29
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D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
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allemandes l’autorisation de jouer les scènes de Knock (de Jules Romains). Par
contre, le texte originel serait remanié « au point de n’être plus qu’une
adaptation, le nom de cet auteur ne devant du reste figurer ni sur les affiches,
ni sur les annonces ». AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96,
SOFE : Note pour le directeur politique, Vichy, 31 déc. 1940. Le ministère des
Affaires étrangères réagit en interdisant de donner « du Romains sous quelque
forme que ce soit à l’étranger ou en France occupée ou libre ». Louis Jouvet
sera contre cette décision. AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n°
96, Note du SOFE, 7 janvier 1941.
4 Le Commissaire général aux questions juives reçoit une lettre anonyme de
dénonciation. Une copie de cette lettre est envoyée au MAE demandant des
informations et éventuellement des mesures, car il n’est pas possible que la
tournée soit organisée « par le juif Marcel Weil Karsenty, et par un Belge, le
nommé Clairjois ». AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, lettre
sans n°, du Commissaire général aux questions juives à MAE, Vichy, 26 mai 1941.
5 Le SOFE disposait au total de 500 000 F par an pour toutes les activités. Sur ce
crédit, 322 000 F avaient déjà été engagés en 1941 exclusivement pour la
tournée Jouvet. Le SOFE demande aussi des contributions au Cabinet du
ministre. Par exemple, en août 1941, une subvention exceptionnelle de
164 000 F est demandée pour la manifestation qui est considérée comme la
plus importante de l’année, justifiée par son intérêt « pour notre propagande
culturelle dans les pays de l’Amérique latine ». AMAE, Guerre 1939-45 Vichy,
œuvres-Brésil, vol. n° 96, Note n° 129 du SOFE : Note pour le Cabinet du
ministre, Vichy, 30 août 1941.
6 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Note sans n° du SOFE :
Note pour Monsieur le directeur politique, Vichy, 28 février 1941.
7 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 175 à 177,
SOFE signé Rochat à Rio de Janeiro, Vichy, 05 mai 1941.
8 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 345/346, Saint
Quentin, ambassade de France au Brésil à MAE, Rio de Janeiro, 27 mars 1942.
9 AMAE, RC 1945-59, Années 1945-47-œuvres diverses, vol. n° 233.
10 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Lettre, Louis Jouvet à
Monsieur Hautecloque, SOFE, Lisbonne, 03 juin 1941.
11 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 334, Saint
Quentin à MAE, Rio de Janeiro, 26 juillet, 1941.
12 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, télégr. n° 36,
Pierrotet à MAE, 02 août 1941.
13 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 236,
Hoppenot au MAE, Montevideo, 29 sept. 1941.
14 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Note n° 129 a/s
Tournée Jouvet en Amérique du Sud, Rivière, SOFE, « Note pour le Cabinet du
ministre », Vichy, 30 août 1941.
15 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 448,
Darlan à Saint Quentin, Vichy, 07 nov. 1941.
16 AMAE, Guerre 1939/45 Londres-CNF, Brésil, vol. n° 238, Lettre n° 20.077 a/s
Exposition Art Français. Tournée Jouvet, Albert Guérin, Délégué du Comité
National à Forces françaises libres à Services des affaires extérieures, Buenos
Aires, 08 sept. 1941.
17 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 387 à 391
a/s Projet de saison française en Amérique du Sud, Rochat, MAE à Saint
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
LOUIS JOUVET EN AMÉRIQUE LATINE (1941 - 1945)
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
Quentin, ambassade de France au Brésil, Vichy, 25 sept. 1941 ; AMAE, Guerre
1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 120, Lettre n° 45 a/s Saison lyrique à São
Paulo. M Albert Wolff, Pierrotet, Consul général de France à São Paulo et Santos
à SOFE, São Paulo, 30 sept. 1941.
18 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 614/615,
Peyrouton à MAE, Buenos Aires, 15 octobre 1941.
19 Jérôme Carcopino affirme dans ses souvenirs : « Je rappellerai que c’est à l’été
de 1941, que se place le début de la tournée « triomphale » de Louis Jouvet en
Amérique du Sud. Bien que ce grand artiste n’eût besoin d’autre caution que
son talent, il me fit l’honneur de me demander un message le présentant aux
Brésiliens et aux Argentins dont il avait su que j’avais été l’hôte en 1930 et en
1935. En revanche, je pense qu’il a toujours ignoré que j’avais défendu
l’intégrité des choix de son répertoire et « résisté » aux « résistants » du MAE
lorsqu’ils me suggérèrent l’idée de lui faire exclure Shakespeare de ses affiches,
en raison de la conjoncture internationale » (Carcopino, 1953 : 495).
20 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 120, Télégr. n° 530-531, Saint
Quentin, ambassadeur de France au Brésil à MAE, Rio de Janeiro, 11 juin 1942.
21 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres, vol. n° 6, Lettre sans n°, Saint
Quentin, ambassadeur de France au Brésil à Jean Rivière, Chef du SOFE, Rio de
Janeiro, 22 août 1942.
22 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 120, Télégr. n° 396, Saint
Quentin, ambassadeur de France au Brésil à MAE, Rio de Janeiro, 20 avril 1942.
23 Une campagne de presse importante est menée par les journaux La Prensa, La
Nación et La Critica. Entre autres choses il est affirmé « qu’ il serait scandaleux
d’encourager M. Jouvet, ambassadeur de Vichy et membre de la cinquième
colonne ». AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr.
n° 380, Peyrouton à MAE, Buenos Aires, 9 juin 1942 (la citation du journal a été
reproduite par l’auteur du Télégr.).
24 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Note sans n° du
Service des œuvres : Note pour M. Bourdeillette, Vichy, 31 janvier 1942. Ces
citations de la lettre de Saint Quentin ont été prises de cette note.
25 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 26,
Hoppenot au MAE, Montevideo, 1er février 1942.
26 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Note n° 5273 pol,
MAE Relations Commerciales : Note pour le SOFE, Vichy, 17 avril 1942.
27 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Lettre n° 2908,
Subvention pour Jouvet, Carcopino, Secrétaire d’État à l’Éducation nationale à
SOFE, Vichy, 01 avril 1942.
28 Mise à part les 500 000 F prévus, il lui donne en plus 65 000 F pour les
décors et costumes. AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96,
Télégr. n° 461/462, Saint Quentin à MAE, Rio de Janeiro, 15 mai 1942.
29 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, lettre n° 182, Rochat
SOFE à ministre secrétaire d’État aux Finances, Vichy, 12 mai 1942.
30 Cité par AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n°
543/544, Saint Quentin à MAE, Rio de Janeiro, 15 juin 1942.
31 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 647/648,
Saint Quentin à MAE, Rio de Janeiro, 21 juillet 1942.
32 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 657/658,
Latournelle à MAE, Buenos Aires, 16 sept. 1942.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
HUGO ROGÉLIO SUPPO
33 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 202,
Hoppenot à SOFE, Montevideo, 12 octobre 1942.
34 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Télégr. n° 887,
Deniker à MAE, Buenos Aires, 28 déc. 1942.
35 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres, vol. n° 6, Lettre sans n°, Saint Quentin,
ambassadeur de France au Brésil à Jean Rivière, Chef du SOFE, Rio de Janeiro,
22 août 1942.
36 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, lettre n° 418, MAE à
secrétariat d’État à l’Éducation nationale, Vichy, 15 octobre 1942.
37 APR, Ms, vol. n° 2/6 a, Lettre manuscrite et signée, P. Rivet à Louis Jouvet,
Bogotá, 28 mai 1943.
38 AMAE, RC 1945-59, Années 1945-47-Enseignement, vol. n° 144, Rapport sur
la propagande d’après-guerre en Amérique latine, préparé par Paul Rivet daté
de 01 octobre 1943 et AMAE, Guerre 1939-45 Alger-CFLN-GPRF, œuvres, vol.
n° 764 (Microfilm P 1841), Lettre n° 6591/AE/SO, Section : Conseillers Culturels,
Jacques Soustelle à Cabinet du Général de Gaulle, Alger, 06 mars 1944.
39 AMAE, Guerre 1939-45 Vichy, œuvres-Brésil, vol. n° 96, Lettre n° 165, S. Cheffaud, SOFE
à Monsieur Giraudoux, ministre plénipotentiaire, Hôtel Trianon, Vichy, 18 août 1943.
40 AMAE, Guerre 1939-45 Alger-CFLN-GPRF, Tournées théâtrales, musicales, vol.
n° 779 (Microfilm P 1846), Télégr. n° 370/Diplo/176 « Secret », Diplofrance à
Francombat-La Havane, Alger, 30 octobre 1943 ; AMAE, Guerre 1939-45 AlgerCFLN-GPRF, Tournées théâtrales, musicales, vol. n° 779 (Microfilm P 1846),
Télégr. n° 927/Diplo « Secret », Diplofrance à Jastel - Mexico-City, Alger, 03
déc. 1943 ; et AMAE, Guerre 1939-45 Alger-CFLN-GPRF, Tournées théâtrales,
Musicales, vol. n° 779 (Microfilm P 1846), Lettre n° 54 a/s troupe Louis Jouvet,
Ph. Grousset, Délégué du Comité français de la libération nationale à Cuba à R.
Massigli, Commissaire aux Affaires étrangères, La Havane, 08 déc. 1943.
41 AMAE, Guerre 1939-45 Alger-CFLN-GPRF, Tournées théâtrales, Musicales, vol.
n° 779 (Microfilm P 1846), Télégr. n° 2691/2692 « Secret », Hoppenot, Comité
français de la libération nationale à Diplofrance, Alger, Washington, 05 nov.
1943.
42 AMAE, Guerre 1939-45 Alger-CFLN-GPRF, œuvres, vol. n° 765 (Microfilm P
1841), Lettre n° 385/AE/SO, SOFE, Commissariat aux Affaires étrangères à Paul
Rivet, Conseiller Culturel près de la Délégation du Gouvernement Provisoire de
la République française-Mexique, Alger, 14 juin 1944.
43 En réalité, une partie de la troupe originelle de 16 acteurs était restée en
Amérique latine suite à plusieurs divisions. C’est le cas de Maurice Castel,
Madeleine Oseray, André Moreau.
44 AMAE, RC 1945-59, Années 1945-47-Œuvres Diverses, vol. n° 230, Télégr. n°
421 MAR/Cab., Angelini, Cabinet du Gouverneur à MAE - Alger, Fort-deFrance, Martinique, 04 sept. 1944.
45 AMAE, RC 1945-59, Années 1945-47-Œuvres Diverses, vol. n° 230, Lettre
manuscrite, Paul Rivet à SOFE, Paris, 28 nov. 1944.
46 APR, Ms, vol. n° 2/6 E, Lettre manuscrite et signée par P. Rivet, Assemblée
nationale constituante à Louis Jouvet, Paris, 22 déc. 1945.
47 AMAE, RC 1945-59, Années 1945-47-Œuvres Diverses, vol. n° 230, Lettre n°
296 a/s retour de M. Louis Jouvet, directeur de l’Association française d’action
artistique à DGRC, Paris, 28 avril 1945. En outre, le document reconstitue les
saisons et séjours de la tournée : au Brésil du 08 octobre 1941 au 08 août
1942 ; en Argentine du 13 août 1942 au 06 octobre 1942 (« Il faut considérer
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
LOUIS JOUVET EN AMÉRIQUE LATINE (1941 - 1945)
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
qu’un incendie est survenu le 21 sept. 1942 au théâtre Ateneo et que, de ce
fait, la saison en Argentine fut écourtée ») ; en Uruguay du 08 octobre 1942 au
02 nov. 1942 ; séjour en Argentine du 02 nov. 1942 au 11 nov. 1942 ; au Chili
du 19 nov. 1942 au 26 déc. 1942 ; au Pérou du 08 janvier 1943 au 28 janvier
1943 ; séjour à Lima jusqu’au 03 mars 1943 ; en Colombie du 26 mars 1943 au
18 avril 1943 à Bogotá, et du 29 avril 1943 au 10 mai 1943 à Medellin ; séjour
à Medellin jusqu’au 11 juin 1943 ; au Venezuela, du 22 juin 1943 au 23 juillet
1943, et séjour à Caracas jusqu’au 17 août 1943 ; à La Havane du 19 août 1943
au 14 déc. 1943 (seulement huit représentations) ; à Haïti jusqu’au 04 janvier
1944 (dix représentations) ; au Mexique du 20 janvier 1944 au 14 juillet 1944
(au total dix-huit représentations). « Grâce à l’aide de la Chambre de
commerce française de Mexique et du Comité national français d’Alger il a pu
renouveler spectacle et récupérer tout le matériel qui avait été laissé en dépôt
en Argentine, au Chili et en Colombie ». Finalement, « La Compagnie se rend à
la Martinique grâce à l’invitation du gouverneur de la Martinique, qui put faire
embarquer la troupe et son matériel à Vera-Cruz, à bord d’un paquebot
français se rendant à Fort-en-France » (séjour en Martinique et en Guadeloupe
du 05/08 au 13 déc. 1944). Le retour en France se fait encore une fois grâce à
l’appui des autorités gaullistes : « La Compagnie embarqua à Fort-en-France le
13 déc. 1944 grâce à une réquisition qui fut délivrée par le gouverneur de la
Martinique à la suite d’une intervention du MAE ». La troupe débarqua à
Marseille le 11 janvier 1944 et, dès son arrivée, l’action artistique lui donna
comme appui la somme de 150 000 F.
48 AMAE, RC 1945-59, Enseignement 1948-1959, vol. n° 3, Note n° 246 RC/ls
a/s Centenaire des Révolutions de 1848, DGRC à tous les postes, Paris, 05 avril
1948.100
49 Ceci est d’autant plus étonnant que Louis Jouvet fut toujours un artiste
engagé, ayant même signé les deux manifestes antifascistes d’octobre 1935
(ORY, 1994 : 385).
50 AMAE, Guerre 1939-45 Alger-CFLN-GPRF, Relations avec les autres
puissances. Amérique du Sud. DG, vol. n° 1294 (Microfilm P 2094), Lettre n°
50 Confidentielle a/s Attitude du Brésil à l’égard de la France depuis l’Armistice
de 1940. Sa position internationale au cours du conflit, Jules-François Blondel,
Délégué CFLN au Brésil à René Massigli, Commissaire national aux Affaires
étrangères, Rio de Janeiro, 27 avril 1944.
51 AMAE, AM 1944-52, Généralités, vol. n° 80 (Microfilm n° P04370), Maison
de l’Amérique latine à Louis Joxe - DGRC, Paris, 28 février 1947.
SIGLES UTILISÉS
AMAE :
CADN :
CFLN :
CNF :
GPRF :
MAE :
SOFE :
Archives du ministère des Affaires étrangères
Centre des Archives diplomatiques de Nantes
Comité français de libération nationale
Comité national français,
Gouvernement provisoire de la République française
Ministère des Affaires étrangères
Service des œuvres françaises à l’étranger
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
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D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
HUGO ROGÉLIO SUPPO
BIBLIOGRAPHIE
BIDAULT, Suzanne, 1973, Souvenirs de guerre et d’occupation. Paris, Éditions de la
Table Ronde.
CARCOPINO, Jérôme, 1953, Souvenirs de sept ans (1937-1944). Paris, Flammarion.
DUROSELLE, Jean-Baptiste, 1979, L’Abîme. Politique étrangère de la France (1939-1945).
Paris, Points Histoire.
MOISSAN, Catherine, 1947, Pampa, Vaudou, Samba. Paris, Éditions Fasquelle.
ORY, Pascal, 1994, La belle illusion. Culture et politique sous le signe du front populaire
(1935-1938). Paris, Plon, collection « Civilisations et mentalités ».
RAGACHE, Gilles et Jean-Robert, 1988, La vie quotidienne des écrivains et des artistes
sous l’occupation (1940-1944). Paris, Hachette.
R ÉSUMÉ - R ESUMO
L’analyse de la tournée de théâtre Louis
Jouvet, principale action culturelle du
gouvernement de Vichy en Amérique
latine, dévoile ses ambiguïtés. Elle a été
conçue comme un instrument de la propagande politique et culturelle destinée
aux élites locales. Pourtant, comme la
politique culturelle française à l’étranger était au dessus des intérêts politiques et idéologiques partisans, la tournée sera ultérieurement récupérée dans
la stratégie gaulliste. De cette façon, la
nation se rassemble pour défendre la
langue française sur le continent latinoaméricain.
204
A análise da tournée de teatro Louis
Jouvet, principal ação cultural do governo
Vichysta em América Latina, revela suas
ambigüidades. Ela foi concebida como um
instrumento da propaganda política e cultural destinada às elites locais. Como a
política cultural francesa no estrangeiro
estava acima dos interesses políticos e
ideológicos partidários, a tournée sera
ulteriormente recuperada na estratégia
gaulista. Desta forma, a nação se une na
defesa da língua francesa no continente
Iatinoamericano.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
LA COOPÉRATION SCIENTIFIQUE
ET TECHNIQUE AVEC
L’AMÉRIQUE LATINE
ET LES CARAÏBES 1
C HRISTIAN G IRAULT *
Tout en admettant que notre rayonnement intellectuel et artistique doit rester notre
principale préoccupation, ne nous laissons pas cantonner dans cet aspect,
quelqu’important qu’il soit, de notre personnalité. Ne laissons pas dire que la
préoccupation scientifique ou technique n’est pas de notre ressort. Une opinion trop
répandue et que nos concurrents, dans un but qui n’est pas désintéressé, cherchent
encore à développer, voudrait nous limiter à l’influence littéraire ou artistique. Nous
savons que, dans les techniques où nous réussissons, nous tenons aisément le
premier rang mondial et nous savons que, dans les recherches scientifiques, nous ne
sommes distancés par personne quand nous disposons de l’outillage et des moyens
matériels suffisants.
André Siegfried Le développement économique de l’Amérique latine
Les liens intellectuels remontent loin
E
n ce qui concerne l’Amérique latine et les Caraïbes on peut évoquer à
juste titre l’influence durable des idées politiques de la France des
droits de l’homme tout comme le rayonnement de la pensée positiviste
d’Auguste Comte ou le prestige des écoles littéraires et artistiques. Mais il ne
faut pas oublier de mentionner non plus les rapports scientifiques assez étroits
qui ont été entretenus pendant deux siècles. Le Prussien Alexander von Humboldt
(1769-1859), géographe de l’Amérique latine, était accompagné par un Français,
Aimé Goujaud dit Bonpland, lors de son premier voyage ; il a écrit ses ouvrages
magistraux en français et a longuement résidé à Paris2. Un grand nombre
d’intellectuels latino-américains venaient se former a la Sorbonne qui
représentait alors le sommet. Ainsi jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale,
la France était perçue non seulement comme le pays ou fleurissaient
les arts et les lettres mais aussi comme un pays scientifiquement et
* Directeur de recherche au CNRS (Paris) - Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine et chercheur associé au Centre de recherches et d’études internationales (Fondation nationale des
sciences politiques).
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29 (205-213)
205
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
CHRISTIAN GIRAULT
technologiquement très avancé (les expositions universelles de Paris qui permettaient d’exposer les dernières découvertes avaient un grand retentissement
en Amérique latine)
Cette influence scientifique s’est manifestée dans les années 1930 par les missions d’hommes jeunes et brillants comme Fernand Braudel, Claude Lévi-Strauss,
Pierre Monbeig ou Paul Rivet qui ont permis d’établir des liens de qualité, en
particulier dans le champ des sciences sociales au Brésil et au Mexique. La
guerre introduisit une coupure brutale. Cependant, dès 1947 André Siegfried
plaidait, dans Le développement économique de l’Amérique latine, pour la reprise des relations tant commerciales que scientifiques3. En 1954 était fondé a
l’université de Paris l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL)
qui dispensait un enseignement et encourageait des recherches. On conviendra cependant que le terme de coopération correspond mal à la réalité de
l’époque parce que les relations étaient encore trop unilatérales.
Un saut qualitatif intervint avec l’implantation d’établissements culturels
et scientifiques placés sous l’égide du ministère des Affaires étrangères. C’est
ainsi qu’ont été créés dans les années 1940 et 1950 : l’Institut français d’Amérique
latine (IFAL) à Mexico, la Mission archéologique française de Mexico (qui
deviendra plus tard le Centre d’études mexicaines), l’Institut français d’Haïti à
Port-au-Prince, l’Institut français d’études andines (IFEA) à Lima. Dans ces
centres, des professeurs ou des « pensionnaires » faisaient des séjours de longue
durée qui leur permettaient de conduire des travaux fondamentaux aboutissant
souvent à des thèses de doctorat dans des disciplines variées.
L’implication des grands organismes de recherche français fut également décisive parce qu’elle permit de diversifier les coopérations et les échanges (en
particulier dans les sciences « dures » relativement négligées jusqu’alors). Le
Centre national de la recherche scientifique (CNRS) qui couvre tous les domaines
du savoir mit au service de la coopération des moyens importants en personnels (chercheurs et personnels techniques) et en dotations pour des missions,
des échanges, des colloques, des publications… Dans les années 1970 on voit
apparaître en Amérique latine un autre organisme, I’Orstom (l’organisme a
gardé pendant longtemps son vieil acronyme mais s’intitule désormais officiellement « Institut de recherche pour le développement - IRD »). Un peu à
l’image des instituts du ministère des Affaires étrangères, l’Orstom travaille sur
le terrain a partir de « bases » ou « centres » bien équipés et avec des chercheurs
en séjours de longue durée.
L’histoire de la coopération technique de la France avec les pays latino-américains n’a pas été écrite mais elle est également riche de réalisations nombreuses qui ont fait oublier l’échec initial de la réalisation du canal de Panama.
On cite souvent la construction des métros de Mexico, de Santiago du Chili,
de Caracas…, des coopérations dans le domaine agricole ou l’élevage menées par
le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD) ou par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
LA COOPÉRATION SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE FRANÇAISE AVEC L’AMÉRIQUE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
Le dispositif français de coopération
Le dispositif français de coopération scientifique et technique est caractérisé par la complexité et la diversité des moyens mis en œuvre. À la différence
de certains pays qui possèdent des agences de coopération regroupant l’essentiel des moyens, la France accorde une large autonomie aux actions de coopération initiées par des organismes publics ou para-publics très nombreux.
Le ministère des Affaires étrangères qui a vocation à coordonner et à harmoniser cette offre de coopération a fait des efforts importants dans ce sens pendant les dernières années : à Paris les fonctionnaires responsables disposent
désormais de « tableaux de bord » assez précis portant sur des pays ou des
groupes de pays ; dans les postes à l’étranger les ambassadeurs assistés de conseillers
culturels auxquels sont souvent adjoints des attachés de coopération ou des
attachés scientifiques tentent d’ajuster l’offre française et les demandes locales.
Pour un grand nombre de pays il existe des commissions mixtes qui se
réunissent à intervalles réguliers tantôt a Paris, tantôt dans la capitale du pays
en question pour examiner les programmes en cours et indiquer des priorités
parmi les projets de coopération. Pour les pays les plus importants (Brésil,
Mexique) la tenue de ces commissions a un caractère stratégique et les choix
peuvent avoir une dimension politique. Une innovation intéressante dans la politique de coopération de la France en Amérique latine mérite d’être signalée :
il s’agit de l’installation dans les années 1980 et 1990 de quatre délégations régionales pour la coopération scientifique et technique qui, respectivement installées
à San José de Costa Rica, Bogota4, Santiago du Chili et Santo Domingo, « couvrent » à partir de ces postes la coopération pour l’Amérique centrale, les Pays
andins, les Pays du Cône Sud et le Brésil et les Pays des Caraïbes respectivement.
L’intérêt de ce dispositif nouveau est évident : concentrer des moyens sur des
problématiques très voisines, répondre de façon adaptée aux tendances fortes
à l’intégration des pays latino-américains et caraïbes.
PHOTOGRAPHIE N° 12. LA CASA DE FRANCIA (SANTO DOMINGO). PARADOXE OU CLIN D’ŒIL DE
L’HISTOIRE, LES SERVICES CULTURELS DE L’AMBASSADE DE FRANCE EN RÉPUBLIQUE DOMINICAINE SONT
INSTALLÉS DANS L’ANCIENNE MAISON DE CORTÉS, EN COURS DE RÉHABILITATION (CLICHÉ : A. MUSSET).
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
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D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
CHRISTIAN GIRAULT
Dans les grands établissements publics (EPST) que nous avons cités, la
coopération avec l’Amérique latine est également bien organisée au sein de directions des relations internationales qui s’efforcent de s’entourer d’avis scientifiques
pour mener à bien leurs coopérations. Mais il est évident que les relations avec
les grands pays plus avancés scientifiquement (Brésil, Mexique, Colombie,
Chili…) sont favorisées aux dépens des pays plus petits d’Amérique centrale ou
des Caraïbes par exemple. Les actions de coopération des universités et des
grandes écoles, qui démarrent a l’initiative de tel ou tel professeur, de tel ou
tel groupe de spécialité en médecine, en sciences fondamentales ou appliquées, et qui sont parfois appuyées financièrement par les conseils régionaux,
sont nécessairement plus dispersées.
Il serait difficile de mentionner de façon exhaustive les thématiques de la
coopération scientifique parce qu’en vérité il n’y a pas de discipline qui soit
franchement négligée. Des domaines d’excellence traditionnelle, comme la
mathématique, la biologie, l’astronomie, la géologie de surface, sont bien
représentés en Amérique latine parce que souvent les collègues latinos possèdent un niveau très valable et qu’il est possible de pratiquer un véritable partenariat entre pairs. Les échanges et les missions se multiplient au long de
l’année et l’on voit les chercheurs passer sans problème de l’Institut de Rio au
laboratoire d’Orsay par exemple. La prochaine étape, dont nous sommes
proches avec les financements prévus par l’Union européenne, concernera les
codirections de thèse. En sciences sociales et humaines, des collaborations de
haut niveau existent également et les spécialistes français et latino-américains
publient côte à côte dans Trace (Centre d’études mexicaines), le Bulletin de
l’Institut français d’études andines ou Conjonction (Institut Français d’Haïti).
Il convient enfin de mentionner ici des coopérations techniques entreprises
par les EPIC (établissements publics à caractère industriel et commercial) qui,
comme le CIRAD (coopération agronomique), travaillent dans de nombreux pays
(Costa Rica, Colombie, Brésil…) sur des questions pointues (maladies du caféier,
traitement de l’amidon)… De même, le Bureau de recherches géologiques et
minières (BRGM) a découvert dans les années 1970, dans les Andes du Nord
du Pérou, une mine d’or dont les droits ont été mis en vente en 19945. Le
même BRGM a également réalisé une carte metallogénique de la Dixiéme
Région du Chili (Sud : Puerto Montt-Valdivia) pour le compte des gouvernements
français et chilien. En effet, ces établissements sont sensés obtenir des contrats
de sources publiques ou privées et parvenir de cette manière à un certain autofinancement.
Problèmes et perspectives pour la coopération française
Les évaluations de la coopération française font apparaître un très bon
niveau d’ensemble ; en revanche, il existe une certaine dispersion des objectifs
et des moyens, répartis entre de nombreux organismes et rattachés à des procédures diverses. Alors que les budgets publics ont été, pendant les dernières
années, soit réduits, soit rigoureusement « encadrés » en fonction des conjonctures économiques ou des alternances politiques, il y a, en matière de programmes de coopération, un risque évident de « saupoudrage » qui, à long terme, aurait des effets négatifs sur les relations avec les pays émergents d’Amérique.
Le moment est peut-être venu de réfléchir à la création d’une agence de
coopération qui centraliserait les demandes et les offres, surtout en matière
technique. On pourrait souhaiter aussi une meilleure coordination entre les
ministères concernés par l’aide technique et l’aide au développement : agri208
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LA COOPÉRATION SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE FRANÇAISE AVEC L’AMÉRIQUE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
culture, éducation, recherche et technologie, finances, affaires étrangères et
coopération - ce dernier intervient dans la région, en Haïti, et dans les Petites
Antilles -, toutes ces dépendances de l’État ont des actions outre-mer. Enfin, la
coopération française devrait savoir mieux exploiter les possibilités des financements multilatéraux (par exemple la Banque interaméricaine de développement) et communautaires (les fonds gérés par la Commission de Bruxelles),
relevant en particulier des directions générales 1 (Amérique latine),
2 (Développement) et 12 (Programme communautaire de recherche et de
développement) au lieu d’y voir des sources de concurrence.
Dans le cadre de la réforme de la coopération française mise en œuvre en
1988-1999 un certain nombre de changements sont opérés afin de mieux la
structurer et de lui apporter une plus grande efficacité. La coopération est
désormais regroupée autour de deux grands pôles : a - Affaires étrangèresCoopération et b - Économie-Finances-Industrie, dont les rôles respectifs sont
précisés. Un Comité interministériel de la coopération et du développement
(CICID) doit s’efforcer de rationaliser l’offre française. Le ministère de la
Coopération a fusionné ses structures opérationnelles - connues sous le nom
de leur adresse parisienne : rue Monsieur - avec celles du ministère des Affaires
étrangères - l’ancienne DGRCST -. Une nouvelle organisation de l’administration centrale du MAE crée en particulier une Direction générale de la coopération internationale et du Développement (DGCID) 6.
Dans cette nouvelle Direction générale du boulevard Saint-Germain deux
directions (sur cinq) s’occupent particulièrement de la coopération scientifique
et technique : la Direction du développement et de la coopération technique
(DDCT) et la Direction de la coopération scientifique, universitaire et de recherche
(DCSUR). L’avenir dira si la fusion de deux traditions distinctes, de deux méthodologies propres se fera de façon harmonieuse. Il convient simplement ici de
mentionner la crainte a priori des « américanistes » que les préoccupations
plus politiques et plus opérationnelles des « africanistes » ne l’emportent sur les
critères de qualité scientifique et d’opportunité économique, davantage mis en
avant par les praticiens de la coopération en Amérique latine, qui ont toujours
dû faire et su faire avec des budgets plus limités. Dans l’immédiat, le point
positif est l’extension de la Zone de solidarité prioritaire (ZSP) à de nouveaux
pays de la région : Cuba, République dominicaine, Suriname.
Du côté des partenaires latino-américains, on constate dans quelques cas
(Mexique, Brésil, Chili) un intérêt sérieux pour la coopération avec la France qui
se concrétise toujours par la mise en place de bourses d’études payées par le
pays de départ - c’est clairement un critère de l’attention portée à la coopération scientifique avec nous - et par des accords où les deux pays consentent des
efforts équilibres : à titre d’exemple, on signalera les accords CNRS-CNPQ et
Capes-Cofecub avec le Brésil ou les accords du CNRS avec le Conacyt mexicain.
Pour nombre d’autres pays, on note beaucoup d’attentisme (Cuba, Venezuela,
République argentine), ce qui a pour effet de ralentir les programmes. On
remarque alors que, sans doute attirées par le modèle anglo-saxon, les élites académiques envoient de plus en plus leurs meilleurs étudiants poursuivre des
études de deuxième et troisième cycles aux États-Unis, au Canada et même au
Royaume-Uni plutôt qu’en France. Cet aspect des choses avait été relevé dans
notre rapport mais ce n’est que très récemment que les autorités responsables
semblent en avoir pris conscience.
Du côté français, il convient de mieux répondre aux besoins locaux pour lesquels on dispose d’une technique ou d’une expertise reconnue. On pourrait citer
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
CHRISTIAN GIRAULT
des exemples frappants : le tourisme que la plupart des pays latino-américains
et caraïbes sont en train de promouvoir et pour lequel la France, premier pays
touristique au monde, possède une expérience séculaire dans le développement
des infrastructures et des concepts. Deuxième exemple, le domaine des travaux
publics et de la gestion de réseaux où l’on constate que la présence des entreprises françaises en Amérique latine est encore discrète malgré l’arrivée récente de grandes firmes comme Lyonnaise des eaux (Buenos Aires), Électricité de
France (Rio de Janeiro), France Télécom (Mexique et El Salvador). Et pourtant,
toute visite rapide des grandes métropoles latino-américaines (Ciudad de
México, São Paulo) et même des métropoles moyennes (La Havane,
Saint-Domingue) démontre des besoins considérables, par exemple en matière de transports en commun (réseaux de bus, tramways, métros). L’engorgement des villes et la pollution qui l’accompagne risquent de nuire à la croissance
économique et au bien-être des citadins. Il est temps de faire des propositions
d’études et d’accompagner les entreprises dans les réponses aux appels d’offres.
Ainsi, la France doit savoir montrer ce qu’elle sait faire dans les domaines
scientifique et technique et redresser, lorsqu’il en est besoin, l’image passéiste de notre pays, liée pendant longtemps en Amérique latine à une vision de
culture élitiste et à la frivolité ; y compris en utilisant avec nos partenaires les
langues qu’ils pratiquent quotidiennement : l’espagnol, le portugais, l’anglais
- l’expert ou l’expatrié qui n’a pas une maîtrise convenable d’une ou deux
langues n’a pas sa place là-bas -. C’est à ce prix que pourra s’établir une véritable coopération, équilibrée et fructueuse, entre partenaires désormais majeurs.
Notes
1 Le présent article s’appuie sur un rapport portant sur l’évaluation de la
coopération scientifique et technique en Amérique latine, rédigé par C. Girault
et H. Hurand à la demande du ministère des Affaires étrangères (ministère des
Affaires étrangères - Direction générale des Relations culturelles, scientifiques et
techniques -, 1996). L’enquête, effectuée en 1995-1996 dans une douzaine de
pays du sous-continent, traitait spécifiquement des procédures de la
coopération régionale mais les missionnaires avaient alors pris contact avec
l’ensemble des acteurs de la coopération, tant français que latino-américains ou
encore les représentants d’institutions internationales. Le contenu de cet article
n’engage que l’auteur. Une première version a paru in Espaces Latinos, n°142,
mai 1997, p. 18-20
2 Sur A. de Humbolt, voir Minguet, C. (1997) Alexandre de Humboldt, historien et
géographe de l’Amérique espagnole. Paris : L’Harmattan (nouvelle édition).
3 Sur l’histoire des études latino-américaines en France, voir l’article de
M. Huerta (1995) La mise en place du dispositif français d’information
scientifique et technique sur l’Amérique latine Cahiers des Amériques Latines,
nouvelle série, n° 20, p. 133-188.
4 La Délégation régionale pour les Pays Andins était initialement localisée à
Caracas (jusqu’en 1996).
5 Sur cette mine et l’« affaire » qui a suivi la vente de la participation française,
voir l’ouvrage polémique de J. Montaldo (1998) Main basse sur l’or de la France.
Paris : Albin Michel, 410 p., annexes.
6 Décret n°98-1124 du 10 décembre 1998 et arrêté du 10 décembre 1998
(Journal Officiel, 13 décembre 1998).
210
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
LA COOPÉRATION SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE FRANÇAISE AVEC L’AMÉRIQUE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
ANNEXE
La coopération scientifique et technique au ministère des Affaires étrangères.
Administration centrale et implantations
Direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID),
224, boulevard Saint-Germain, 75007 Paris
Il existe vingt-trois ambassades françaises dans les pays d’Amérique latine et des
Caraibes (auxquelles il faut ajouter la représentation française devant l’Organisation
des États américains). La plupart sont dotées d’un service de coopération scientifique et technique avec à sa tête un conseiller ou au moins un attaché.
Délégations régionales (couvrant plusieurs pays) :
Délégation pour l’Amérique centrale,
Ambassade de France au Costa Rica, San José.
Délégation pour les pays andins,
Ambassade de France en Colombie, Bogota.
Délégation pour le Cône Sud et le Brésil,
Ambassade de France au Chili, Santiago.
Délégation régionale pour les Caraïbes,
Ambassade de France en République dominicaine, Santo Domingo.
Centres scientifiques :
Institut français d’Amérique latine (IFAL)
Ambassade de France au Mexique. Río Nazas n°43. Colonia Cuauhtémoc.
06500 México DF. Mexique.
Centre d’études mexicaines et centraméricaines (Cemca),
Ambassade de France au Mexique. Sierra Leona n°330, Lomas de Chapultepec,
Apartado postal 41-879 México DF. Mexique.
Institut français d’études andines (IFEA).
Ambassade de France au Pérou. Contralmirante Montero n°141. Casilla 18-1217
Lima 18 Pérou.
Institut français d’Haïti (IFH)
Ambassade de France en Haïti. Rond-point du Bicentenaire. Boîte postale 131.
Port-au-Prince. République d’Haïti. Antilles.
Centres de documentation universitaire, scientifique et
technique (CEDUST) :
Centre scientifique et technique. Liverpool n°67. Colonia Juarez.
06600 Méxcio DF. Mexique.
Centro Franco-Brasileiro de Documentacão Técnica e Científica (CENDOTEC).
Avenida Waldemar Ferreira N°204. 05501 Sao Paulo Brésil.
BIBLIOGRAPHIE
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
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D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
CHRISTIAN GIRAULT
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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE (CNRS) - Direction des
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• Europa y América Latina : una cooperación para la acción. Documento básico sobre
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CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL
• Les relations entre la France et les pays du Cône Sud de l’Amérique latine. Rapport présenté par Mme. P. SALMONA. Paris : Direction des Journaux Officiels, 1994,
250 p., nombreuses annexes.
INSTITUTO DE RELACIONES EUROPEO-LATINOAMERICANAS (IRELA)
• América Latina y Europa más allá del año 2000. Madrid, 1998, Dossier n°65, 51 p.
MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES - Direction d’Amérique
• Colloque National France-Amérique latine, 9 décembre 1993. Présentation par
M. Alain ROUQUIÉ.
MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES - DGRCST - DDCSTE
• Reflets de la coopération scientifique, technique et éducative avec l’Amérique
latine en 1993, 1994, 227 p., 4 annexes.
MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES - Direction générale des Relations culturelles, scientifiques et techniques - Service de la Programmation, des Affaires
financières et de l’évaluation.
• Vade-mecum à l’usage des conseillers et attachés culturels, scientifiques et de
coopération et des services. Coordination générale : M. J.-P. Lafon, 1995, 249 p.
212
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
LA COOPÉRATION SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE FRANÇAISE AVEC L’AMÉRIQUE
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES - Direction générale des Relations culturelles, scientifiques et techniques - Service de la Programmation, des Affaires
financières et de l’évaluation.
• Évaluation de la politique de coopération régionale en Amérique latine. Rapport
établi par C. Girault et H. Hurand. Rapport n°3. 1996, 97 p., annexes.
ORSTOM (Institut Français de Recherche Scientifique pour le Développement en
Coopération)
• Orstom Actualités, trimestriel (jusqu’en 1998).
SECRÉTARIAT GÉNÉRAL DU GOUVERNEMENT. La Documentation Française.
• Problèmes d’Amérique latine. Trimestriel.
R ÉSUMÉ - R ESUMEN
La coopération scientifique et technique
de la France avec l’Amérique latine qui
a des origines lointaines et souvent prestigieuses a tissé au long des années des
liens forts avec ces pays. Les actions de
coopération sont réparties sur
l’ensemble du Continent même si certains pays sont favorisés soit en raison
de l’implantation de centres scientifiques relevant du ministère des Affaires
étrangères soit en raison de l’existence
sur place de missions permanentes ou
régulières pilotées par les grands organismes (CNRS, IRD, CIRAD, ...).
Le ministère des Affaires étrangères a
réalisé des efforts pour rationaliser l’offre
de coopération, en particulier en installant quatre délégations régionales
couvrant plusieurs pays voisins et chargées de coordonner les programmes.
Cependant les exigences de la compétition internationale obligent la France
à offrir un véritable partenariat aux
scientifiques des pays concernés et à
fournir en nombre suffisant bourses
d’étude et séjours de recherche dans
nos laboratoires.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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La cooperación científica y técnica de
Francia con América latina, que tiene orígines lejanos y a menudo prestigiosos, ha
tejido a lo largo de los años nexos fuertes
entre aquellos países. Las actividades de
cooperación están repartidas en el conjunto del continente aún cuando se favorecen
algunos países debido a la implantación
de centros científicos dependientes del
Ministerio de Asuntos Exteriores o a raíz
de la existencia en el país de misiones permanentes o regulares dirigidas por
grandes organismos (CNRS, IRD,
Cirad, ...). El Ministerio de Asuntos
Exteriores ha llevado a cabo esfuerzos
para racionalizar la oferta de cooperación, en particular al instalar cuatro delegaciones regionales abarcando varios
países vecinos y encargardas de coordenar
los programas. Mientras tanto, las exigencias de la competición internacional
obligan Francia a ofrecer una verdadera
colaboración a los científicos de los países
referidos y a proporcionar en gran número becas de estudio y estancias de investigación en nuestros laboratorios.
213
h
LE SURRÉALISME ET LE ROMAN
HISPANO-AMÉRICAIN*
A LEJO C ARPENTIER
PRÉSENTATION
D
ébut 1965, au cours d’une tournée de conférences dans
diverses universités françaises,
l’écrivain cubain Alejo Carpentier (19041980) donna ce qu’il appelle deux « causeries » à l’Institut des hautes études de
l’Amérique latine. Elles s’intitulaient,
semble-t-il, Le siècle des Lumières (titre de
son roman de 1962) et Le surréalisme et le
roman hispano-américain1. Un enregistrement de cette dernière, qui eut lieu le 8
février2, a été conservé. D’origine française par son père, Carpentier devait devenir
Conseiller de l’ambassade de Cuba à Paris
l’année suivante. Il maniait parfaitement
notre langue dans laquelle il composa
divers essais et c’est en français qu’il s’exprima devant son auditoire pour évoquer ce
soir-là les relations littéraires entre la France
et l’Amérique latine3. On lira ici la transcription de l’essentiel de ses propos enregistrés à l’époque.
Alejo Carpentier met d’abord l’accent
sur l’indifférence manifestée selon lui au
XIXe siècle par les auteurs de l’Hexagone à l’exception de Victor Hugo - envers les
pays hispano-américains. Il met ensuite en
valeur les liens et contacts culturels qui,
par contraste, se multiplient à l’époque
des surréalistes entre les deux continents.
Il connut personnellement de près les
artistes d’avant-garde, André Breton l’ayant
invité à collaborer à sa revue La révolution
surréaliste. Et de citer, entre autres,
Benjamin Péret, traducteur des livres du
Chilam Balam ou Antonin Artaud, fasciné
par le Chiapas autant que par la
Tarahumara. L’écrivain nous livre au passage un épisode biographique où il raconte comment il put fuir Cuba et la dictature de Machado de façon quelque peu
rocambolesque, grâce à l’aide du poète
Robert Desnos. Il conclut sur la notion de
real maravilloso (en l’appliquant à la génération contemporaine de Cortázar et de
Vargas Llosa), liée au réalisme magique
américain et héritière à son sens du surréalisme4. La causerie s’achève ensuite par
la projection commentée de diapositives
des œuvres de trois peintres cubains :
Wifredo Lam, René Portocarrero, Eduardo
Abela. Le conférencier entend ainsi démontrer comment le surréalisme a, en quelque
sorte, ouvert les yeux des artistes hispanoaméricains. Il fut pour eux un révélateur
de leur propre monde : il leur apprit « à le
voir, à l’exprimer, à le dépeindre et à le
montrer au monde », pour citer la conclusion de la conférence.Alejo Carpentier a
traité du surréalisme à maintes reprises, et
ce dès 1928, dans un article paru à La
Havane. En 1964, il publie un bilan à
* Conférence donnée par le grand écrivain cubain à l’Iheal le 8 février 1965.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29 (215-229)
215
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
ALEJO CARPENTIER
l’occasion du 40e anniversaire du premier
Manifeste surréaliste5, qui semble l’antécédent immédiat de sa causerie. Ajoutons
qu’en 1973, une longue entrevue de
Carpentier sur le sujet a pris la forme d’un
film long métrage intitulé Habla
Carpentier… sobre el surrealismo, dû à
Héctor Veitia et produit à Cuba par l’ICAIC.
Les propos recueillis en 1965 reflètent le
mariage réussi de l’érudition et du ton amène du causeur. On pourrait cependant
remarquer l’étonnant usage générique qui
est fait du terme « Amérique du Sud » pour
désigner le vaste territoire des lettres hispano-américaines. La réflexion critique sur
la dénomination de celui-ci, par ailleurs
menée par Octavio Paz6, est ici absente.
Carmen Val Julian*
L’
année dernière, on a commémoré en une certaine façon en Amérique
du Sud le vingtième anniversaire du premier Manifeste du surréalisme7. Pourquoi l’Amérique du Sud a donné une importance aussi
grande au Manifeste du surréalisme ? C’est que, en réalité, il y a eu entre le surréalisme et l’Amérique du Sud des rapports qui n’avaient pas existé entre les
écoles littéraires françaises du siècle dernier et l’Amérique du Sud, c’est-à-dire
entre ce que faisaient nos écrivains, ce que faisaient nos peintres, ce que faisaient
nos artistes en général, avec l’Europe. En dehors de deux textes admirables de
Victor Hugo, deux textes, deux lettres qui sont littéralement deux documents
extrêmement sensibles en faveur des femmes cubaines au moment de nos
guerres d’indépendance du 68, il y avait en réalité une méconnaissance absolue de l’Amérique du Sud de la part de l’Europe. Il y avait bien des écrivains qui,
comme Sarmiento par exemple, pouvaient publier dans le Mercure de France des
textes inspirés par l’Amérique du Sud, mais c’était absolument à titre exceptionnel, et il n’y avait pas de rapport, pour ainsi dire, entre l’Amérique ibérique
et l’Europe.
Or, cette Amérique, que j’ai qualifié d’ibérique, maintenant, simplement
pour montrer qu’il y a une différence entre le continent tel qu’il se voit sur une
carte, et tel qu’il peut être senti dans sa mesure et dans sa langue, cette
Amérique ibérique, qui démarre du Rio Grande à Mexico et qui arrive à la
Patagonie, constitue tout simplement le phénomène incroyable d’un continent où l’on peut passer vingt frontières en parlant la même langue. Je crois que
ce fait est une des choses des plus importantes dont il faut tenir compte dans
le monde contemporain. Le Mexicain peut traverser toute l’Amérique
peut aller à Cuba, peut aller jusqu’au Chili, jusqu’à la Patagonie, en parlant
absolument la même langue. C’est-à-dire que nous avons, nous sommes doués
d’une portion géographique de la planète, immense, énorme, incroyable, où
les gens s’entendent au moyen des mêmes mots, au moyen des mêmes signes,
au moyen des mêmes expressions. Il est touchant pour chacun de nous,
Sud-Américain, de quitter notre pays comme ça m’est arrivé tout récemment,
lorsque je suis allé en mission au Chili, et d’arriver au Chili après vingt-deux heures
* Hispaniste, École normale supérieure de Fontenay.
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LE SURRÉALISME ET LE ROMAN HISPANO-AMÉRICAIN
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de vol en avion et de trouver des gens qui parlaient exactement la
même langue.
Cela a créé entre nous une série de mouvements d’observation, de mouvements de curiosité et de mouvements, dirions nous, tendant à une compréhension mutuelle qui a fait que, en réalité, en Amérique du Sud, nous ne pouvons nous dire seulement : « nous sommes Vénézuéliens, nous sommes Cubains,
nous sommes Mexicains, nous sommes Costariciens, nous sommes Chiliens »,
mais il y a une entente générale en ce qui regarde certaines questions de fond.
Et ces certaines questions de fond ont à voir avec l’avenir historique, révolutionnaire et la transformation de nos pays en des pays où certaines injustices,
certains conflits, soient réprimés à tout jamais. En plus, cela a donné lieu a une
éclosion littéraire dans ces dernières années qui fait que certaines mutations de
la langue, en vertu de la création poétique, en vertu de la réalisation romanesque, en vertu de certaines formes d’expression du langage, la poésie, la
prose, la littérature, ont créé certains courants coordonnés, communs, et qu’on
peut retrouver actuellement dans tous les pays d’Amérique du Sud.
Je ne vais pas faire aujourd’hui une analyse de ces nouveaux courants dont
j’ai parlé dans une récente conférence, mais je vais parler d’un cas de circonstances et d’un cas de cohérence qui s’est produit entre deux mouvements que
j’appellerai en France le surréalisme et qui a des répercussions absolument
directes et vivantes en Amérique sur certaines expressions de la poésie, certaines expressions de la prose, et il est très intéressant de voir ceci en fonction
d’une certaine directive historique. Au XIXe siècle, en dehors des fameuses
lettres de Victor Hugo aux femmes cubaines, la France ne s’intéresse absolument
pas à l’Amérique du Sud. Il est rare de trouver un texte où un écrivain français
s’intéresse à l’Amérique du Sud. Au début de ce siècle, il est rare de trouver un
texte où un écrivain français s’intéresse à l’Amérique du Sud. L’Amérique du Sud
est un pays exotique, lointain. Je dis un pays bien que c’est un composé de pays,
vers lequel les gens lèvent le regard un petit peu comme vers une chose étrange, vers une chose étrangère pour eux, allongez l’expression, et en réalité tout
cela est un monde exotique, est un monde étrange. Or, jamais comme au XIXe
siècle il y eu un monde plus proche de l’Europe que l’Amérique du Sud. On peut
dire que toute la littérature politique, toute la littérature engagée, toute la littérature qui exprime dans tous les sens une portée de l’homme, une allure de
l’homme dans le monde, se dirige vers l’Europe et tente d’établir des rapports
avec l’Europe. Arrive le XXe siècle : il n’y a pas de changement en ce qui
regarde les mauvaises relations qu’avaient les pays hispano-américains avec
l’Europe et avec la France en particulier, et la France continue à ignorer
complètement les pays hispano-américains. Et se produit tout à coup, vers
1920, ce phénomène qui s’appelle le surréalisme.
Et tout à coup à travers le surréalisme s’établissent des rapports avec
l’Amérique du Sud qu’il serait extrêmement intéressant d’analyser ce
soir. Donc, il y a un an, se publie le premier manifeste - il y a vingt ans
(il y a un anniversaire qui peut se commémorer, il y a un an, du premier manifeste surréaliste de Breton) -, et nous trouvons que, dans ce texte, certains
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paragraphes prennent une signification absolument décisive en ce qui regarde certaines manifestations de la littérature sud-américaine. Partons des paragraphes, partons des textes du premier Manifeste du surréalisme de 1924, et simplement lisons quelques lignes de ce manifeste pour essayer d’en établir des
rapports avec certaines réalités que nous pouvons voir actuellement en Amérique
hispanique. Nous trouvons, et je cite à bâtons rompus, des paragraphes comme celui-ci : « l’homme ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de
son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage et
que lui a livré sa nonchalance ou son effort, son effort presque toujours car il
a consenti à travailler, tout au moins il n’a pas répugné à jouer sa chance, ce
qu’il appelle sa chance… ». Il y a trois lignes dans ce manifeste d’André Breton
que je trouve d’une importance extraordinaire : « il fallut que Christophe
Colomb partît avec des fous pour découvrir l’Amérique, et voyez comme cette folie a pris corps et duré ». Je crois en effet que Christophe Colomb est parti avec une poignée de fous pour l’Amérique du Sud et que l’Amérique du Sud
non seulement a pris corps et a pris durée, mais c’est devenu une des réalités
les plus extraordinaires du monde contemporain, car l’Amérique du Sud,
l’Amérique hispanique, est le seul monde où un homme de 1965, en remontant les grands fleuves, peut donner la main à l’homme qui est apparu, d’après
le terme biblique, après le quatrième jour de la création, c’est-à-dire l’homme
néolithique, c’est-à-dire l’homme paléolithique, c’est-à-dire où l’homme
d’aujourd’hui puisse remonter le cours du temps et puisse entrer en dialogue
avec les hommes qui les ont précédés sur la terre pendant des siècles.
Plus loin, Breton dit dans son manifeste : « Sous couleur de civilisation, sous
prétexte de progrès on est parvenu à bannir de l’esprit tout ce qui peut se
taxer, à tort ou à raison, de superstition, de chimère, à proscrire tout mode
de recherche de la vérité qui n’est pas conforme à l’usage. C’est par le plus
grand hasard en apparence qu’a été récemment rendu à la lumière une partie
du monde intellectuel, et à mon sens de beaucoup le plus important, dont on
affectait de ne plus - j’ai sauté une page - de ne plus se soucier. Il faut en rendre
grâce aux découvertes de Freud - etc., c’est un peu dépassé tout cela ! -… Sur
la foi de ces découvertes, un courant d’opinion se dessine enfin en faveur
duquel l’explorateur humain pourra pousser plus loin ses investigations, autorisé qu’il le sera à ne plus seulement tenir compte des réalités sommaires ». Il
dit plus loin dans ce manifeste déjà historique : « pour cette fois, mon intention
était de faire justice de la haine du merveilleux qui sévit chez certains hommes,
de ce ridicule sous lequel ils veulent le faire tomber. Tranchons-en :
le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, et il n’y
a même que le merveilleux qui soit beau ». Un peu plus en avance : « il y a des
contes à écrire pour les grandes personnes, des contes encore presque bleus.
Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques. Il participe obscurément d’une sorte de révélation générale dont le détail seul nous parvient. Ce
sont les ruines romantiques, le mannequin moderne - il pense en ce moment
à Chirico et à Cappiello8 et les peintres italiens -, ou tout autre symbole propre
à remuer la sensibilité humaine durant un temps ».
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Et après, il cite parmi les hommes en 1924 qui venaient de commencer à
faire marcher ce mouvement absolument extraordinaire : Francis Picabia qui était
cubain, Marcel Duchamp, « qu’on ne connaissait pas encore », dit-il dans son
manifeste, Picasso, et l’esprit de démoralisation qui a élu domicile dans un
château imaginaire où il se trouve réuni, d’après son texte, avec des hommes
comme Paul Éluard, « notre grand Éluard », dit-il en 1924, Robert Desnos et
Roger Vitrac, Georges Auric, Benjamin Péret, Jean Carrive, Georges Limbour,
Georges Limbour encore - il le cite trois fois - Théodore Fraenkel qui vient de
mourir, Antonin Artaud, que vous connaissez actuellement autant que moi,
les frères Baron, et il en revient encore à Francis Picabia, et il en revient encore à Marcel Duchamp. On avait posé dans ce manifeste les assises d’un mouvement littéraire. Ce mouvement littéraire, par une curieuse circonstance, aurait
à établir, quelques années après, des relations extrêmement précises avec
l’Amérique du Sud, avec l’Amérique hispanique.
En ces dernières années, on a réalisé des travaux extrêmement intéressants,
de traduction et de recherche en ce qui regarde les textes antérieurs à la
conquête de l’Amérique par les Espagnols. D’abord est apparu ce libre absolument resplendissant, ce livre absolument foudroyant qui est le livre sacré des
Quichés, qui s’appelle le Popol Vuh, dont quatre éditions ont paru au Mexique,
dont une édition critique récemment sous la direction d’Adrian Recinos, et qui
nous a révélé une cosmogonie, une cosmologie, une vision du monde, de la création du monde, absolument insolite, avec, dirions-nous, une action des oiseaux,
une action des couleurs, une action des nuages, une action des éléments de la
nature dans la création du monde, sans précédent aucun dans aucune espèce
de littérature. Le Popol Vuh est un livre absolument incroyable. Le Popol Vuh, c’est
la Bible des anciens habitants du Mexique et on trouve dans le Popol Vuh des
conceptions du monde, de la création du monde, qui n’ont pas de parallèle dans
d’autres textes. Je disais un jour à l’université de la Havane, peut-être un peu
à la blague, à mes élèves, que littéralement je crois qu’il faudrait mettre en
prison tout jeune Sud-Américain qui, à 25 ans, n’ait pas lu le Popol Vuh, car le
Popol Vuh c’est véritablement un livre insolite, incroyable, et c’est la base de ce
qu’on pourrait appeler une conception du monde sud-américaine.
Dans le Popol Vuh, vous ne trouvez absolument aucune influence des anciens
livres religieux qui ont paru en Asie, qui ont paru en Palestine, qui ont paru dans
le monde gréco-méditerranéen, c’est-à-dire, c’est une sorte de Bible créée de
toutes pièces, d’emblée par des hommes qui ignoraient entièrement tous les
héritages gréco-méditerranéens, assyriens, sumériens, en ce qui regarde le
concept de la création du monde. C’est un livre merveilleux, et c’est ce livre
qui a permis à un grand romancier sud-américain, Miguel Angel Asturias, d’écrire une livre extraordinaire intitulé Les hommes du maïs. Car, d’après les anciennes
croyances des habitants d’Amérique du Sud, la chair de l’homme et de la femme avait été pétrie à base du [sic] maïs, c’est-à-dire de la graine, c’est-à-dire de
la semence, c’est-à-dire de la plante qui est à la base de la nourriture, de la
cuisine, etc., du Sud-Américain. Dans le Popol Vuh il y a un chapitre, c’est le quatrième je crois du premier livre, où on assiste à une scène absolument
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hallucinante : c’est la révolte des chiens, des objets, des casseroles, des moyens
matériels de vie de l’homme contre l’homme, c’est-à-dire le mythe des robots,
le mythe de la révolte des objets créés par l’homme, contre les hommes qui les
ont créés. C’est un livre absolument extraordinaire et ce chapitre est à mon avis
une des choses les plus merveilleuses qu’on ait jamais conçues dans un monde littéraire mythique comme celui du Popol Vuh.
Mais le livre du Popol Vuh n’était pas absolument seul. Derrière le livre du
Popol Vuh, il y avait les livres du Chilam Balam. Les Chilam Balam veulent dire
les livres du conseil, les livres où on reçoit, à travers lesquels on reçoit un bon
conseil, et qui sont des livres qui comportent des chronologies, qui comportent
des passages poétiques, qui comportent une série de textes chronologiques, historiques, etc., qui retracent la vie des anciens Mayas, dans leur migration prodigieuse qui les mène depuis les côtes de l’Atlantique jusqu’aux parages de
Tikal, aujourd’hui au Guatemala, où on vient de découvrir leurs monuments
« cimères » 9, leurs monuments les plus importants, qui sont des tours de plus
de soixante-dix mètres de haut, exécutés en pierre, tout en passant par les
lieux de Bonampak où on vient de trouver, il y a à peine trois ou quatre ans, des
fresques qui, par leur ampleur, leur force, leur vision des perspectives (car on
disait que la peinture des mayas était une peinture plane), la vision de perspective
des fresques de Bonampak est quelque chose, littéralement, qui se rattache à
ce qu’a fait de mieux un peintre comme Michel Ange. Or, après la traduction
du livre du Popol Vuh qui a qui été faite par le professeur Rivet en collaboration
avec Miguel Angel Asturias, il restait encore à faire connaître aux lecteurs français les livres de Chilam Balam. Ils sont cinq, ces livres, ces livres du grand
conseil. Or, qui fait une première traduction des livres de Chilam Balam ? C’est
un poète surréaliste qui s’appelle Benjamin Péret, qui habite longtemps au
Mexique, qui tombe enthousiasmé devant les livres de Chilam Balam et vous donne, on peut le trouver partout, la première version des livres du Chilam Balam.
En 1933, je recevais souvent le soir la visite d’un poète surréaliste dont vous
connaissez tous le nom - il est cité dans ce manifeste - Antonin Artaud. Antonin
Artaud était absolument enthousiasmé par le Mexique. Il voulait étudier les
antiquités mexicaines. Il voulait pénétrer dans l’atmosphère du Mexique ancien,
du Mexique hiératique, du Mexique mystérieux, et je l’ai engagé vivement à se
rendre au Mexique. Il est allé au Mexique quelque temps après, et avec certaines
recommandations que je lui avais données, Antonin Artaud a réussi à visiter
les sites du Mexique, à pénétrer dans la région du Chiapas10, et à voir dans
cette région où il y a des lacs étonnants, d’extraordinaires sculptures qui sont
faites non en prenant la troisième dimension, mais en prenant la façon concave.
C’est-à-dire, sur les bords de ces lacs de Chiapas, on peut voir d’énormes figures
qui sont cavées [sic] dans la terre littéralement, et qui représentent des figures
humaines, figures féminines, figures masculines, comme il arrive toujours dans
ces cas là, le couple toujours représenté de façon plus ou moins mythique. Et
Antonin Artaud est tombé littéralement en extase devant ces figures, et il a
écrit une série de chroniques, une série d’articles, une série d’essais sur ces
figures et sur ce monde, qui viennent de paraître, recueillis entièrement à
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Mexico par les soins d’un jeune écrivain guatémaltèque appelé Cardoza y
Aragón, sous le titre de Antonin Artaud et le Mexique.
Je ne me prononce pas en faveur du fond d’un manifeste qui a été publié
vers 1930 et quelque par André Breton, étant à Mexico, avec le grand peintre
muraliste mexicain Diego Rivera, mais je veux signaler une fois de plus une
coïncidence entre le mouvement surréaliste : nous avons déjà vu le cas d’Artaud,
nous avons déjà vu le cas de Benjamin Péret sur le Mexique en particulier et
l’Amérique du Sud en général. Beaucoup de peintres surréalistes ont habité
au Mexique et en Amérique du Sud, beaucoup de poètes surréalistes ont séjourné en Amérique du Sud et ces séjours, ces contacts, ne sont pas restés sans
influence, dans le sens où nous trouverons des textes, des manifestes, des livres,
où pour la première fois, les Sud-Américains et les Français se sont trouvés
associés dans un certain ordre de pensée en Amérique du Sud.
En 1928, arrivait à la Havane un poète dont la silhouette ne perd pas de grandeur avec le temps, au contraire, et nous en arrivons à penser qu’il a été peutêtre le plus grand poète d’un mouvement si important comme le Surréalisme,
Robert Desnos. En 1928, Robert Desnos arrivait à La Havane, en représentation
d’un journal sud-américain. J’ai fait sa connaissance à la Havane. Je sortais de
prison en ce moment. Croyez-moi, je n’avais pas fait un faux document, ou
quelque chose de semblable. Je venais simplement d’accomplir une longue et
pénible prison politique, et j’avais envie de retourner en France. Et Robert
Desnos qui arrive à la Havane me dit « pourquoi tu ne repars pas en France —
tu ne pars pas en France ? » Je n’avais jamais été en France à cette époque-là.
Je lui dis, simplement parce qu’on ne veut pas me donner de passeport ni de
papier d’identité, ni rien. Alors Robert Desnos me dit : « mais c’est bien simple.
Samedi je repars en France. Je porte des petits emblèmes, des petits drapeaux,
des petits boutons, enfin toutes ces choses-là qu’on donne aux gens qui assistent à un congrès. Tu vas prendre tout cela, tu vas monter à bord et alors on
s’arrangera après ». Alors, j’ai pris les petits drapeaux, j’ai pris les petits emblèmes,
j’ai pris toutes ces petites choses qu’on donne aux gens qui assistent au congrès.
Je suis monté à bord absolument sans aucune difficulté. Je suis allé m’asseoir sur
le pont, en un endroit où je n’aurais pas été très observé ou très vu.
Et alors Desnos est arrivé. Le bateau partait à midi. Il est arrivé à midi moins
dix, et il a fait un véritable scandale parce qu’on ne le laissait pas monter à
bord. Alors, il a appelé des gens qui étaient là, du congrès de la presse latine
où il avait assisté, comme je vous disais, en représentation d’un journal
argentin, qui l’ont reconnu et qui ont dit : « mais non, mais naturellement ».
Ils ont dit à la police : « ce monsieur, nous le connaissons, c’est un membre du
congrès ». Alors, Desnos a dit qu’il avait perdu, qu’il avait oublié, qu’il avait
égaré les petits drapeaux, les petits boutons et tout le tremblement, et on l’a
laissé monter à bord. Alors, le bateau est parti avec un habitant de plus, c’était
moi. Comme sur un grand paquebot on ne compte pas les gens comme ça tous
les jours, ma présence a semblé assez régulière. Mais il a y eu une difficulté, c’était
au moment de débarquer en France, parce que je n’avais absolument rien. Et
là, le truc des petits drapeaux, tout ça, ça ne marchait pas du tout [rires].
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Alors, j’ai trouvé un ami qui se trouvait à Paris, qui était à l’ambassade de Cuba,
qui a fait une communication au commissariat de police, en disant qu’il se
portait garant de mon honorabilité, etc., que j’avais perdu mon passeport,
tout simplement, que je n’avais pas de papier. Et quand je suis arrivé au Havre,
sans petit drapeau, sans petites [sic] insignes, etc., j’ai été reçu avec des honneurs diplomatiques. Ça a été excellent. J’ai fait un voyage absolument incroyable
grâce à Robert Desnos.
Nous arrivons à Paris et alors, à ce moment-là, la lutte contre le tyran
Machado devient de plus en plus forte. Robert Desnos prend la tête de cette
lutte, et il arrive à faire publier des articles dans presque toute la presse
d’Amérique du Sud et de la France, contre le tyran Machado. Encore un rapport entre l’Amérique du Sud et la France. C’est-à-dire, Desnos a joué un rôle
décisif dans la lutte contre le tyran Machado, de même que Benjamin Péret, dans
un domaine purement littéraire, a aidé à faire connaître en France les anciens
textes des Mayas, de même que beaucoup d’auteurs du groupe surréaliste qui
ont vécu en Amérique du Sud ont établi des rapports considérables entre la
France et l’Amérique du Sud en général, établissant un ordre de rapports qui
n’avait jamais eu lieu auparavant, où la France ne s’intéressait absolument pas
à l’Amérique du Sud.
Maintenant, nous avons lu au début de cette causerie quelques paragraphes
du manifeste d’André Breton de 1924, où il dit que seul le merveilleux est
beau, que seul le merveilleux est valable dans une certaine façon. Comment pouvons-nous concilier le surréalisme avec les réalités de l’Amérique du Sud ?
Contemplons une carte de l’Amérique du Sud. C’est un monde complexe,
chaotique, extraordinaire qui, allant du Rio Grande, au nord du Mexique, jusqu’à la Patagonie, comporte tous les états possibles de la vie humaine, du paysage humain et du contexte humain. C’est la montagne incroyable, absolument
incroyable, comme on ne la conçoit pas en Europe. Je me rappelle que, il y a
quelque mois, en volant en avion du Brésil à la Colombie, j’étais absolument surpris de voir que l’avion volait entre des pics andins de 6 000, 7 000, 8 000
mètres, et l’avion avait littéralement, donnait l’impression de ramper autour des
hauteurs que l’on pouvait contempler des deux côtés de la cabine du pilote. On
avait l’impression en plus que l’avion n’avançait pas, qu’il était complètement
arrêté, presque à terre, et que, littéralement, il passait entre des altitudes telles
que l’altitude possible du vol de l’avion n’avait absolument aucune importance. On avait l’impression d’être littéralement aplati par la hauteur des pics, par
la hauteur des cordillères, par la hauteur des montagnes.
Vous avez, en Amérique du Sud, des forêts, ce qu’on appelle la haute forêt,
c’est-à-dire des arbres de soixante mètres comme il n’en existe probablement
plus nulle part - peut-être en Afrique, mais pas sur une étendue aussi grande,
pas sur une étendue aussi fabuleuse comme en Amérique du Sud. Vous avez des
fleuves - j’ai remonté l’Orénoque -, où, à certains moments, vous vous trouvez
pris entre des berges qui sont à vingt-deux kilomètres l’une de l’autre, où littéralement, vous ne voyez plus les berges. C’est absolument une ligne noire,
qu’on voit. Vous vous trouvez en contact avec des hommes qui représentent
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la vie du Moyen Âge, la vie de la Renaissance, la vie du Haut Moyen Âge, la vie
littéralement de l’âge de pierre. Et vous avez dans cela un contexte historique
absolument incroyable. Il y a, dans notre histoire contemporaine et passée,
des personnages dont on n’aurait pas idée dans un monde européen. Dans le
passé, nous avons eu des personnages comme Henri Christophe, dont j’ai écrit
l’histoire dans mon roman intitulé Le Royaume de ce monde, qui est un personnage qui est passé un beau jour de cuisinier d’une auberge de la ville du Cap
à empereur d’un pays, et qui, en plus, a joué son rôle d’empereur d’une façon
extraordinaire, et est mort comme empereur dans des circonstances absolument
shakespeariennes. Vous avez des personnages en Amérique du Sud comme
Bolivar, comme Sucre, qui sont des personnages qui dépassent de beaucoup
la mesure de l’homme, de l’homme en général. Vous avez des personnages situés
dans ce contexte de paysages démesurés, de visions démesurées de l’espace,
situés à leur aise dans ceux-là et qui nous apparaissent absolument comme
des personnages mythologiques.
Or, cela m’a mené, cette vision, cette conscience de la présence de ces
personnages immenses, extraordinaires, mythologiques, dans un paysage extraordinaire, immense et mythologique, à penser peu à peu en la théorie que j’ai
exposée dans le prologue d’un de mes romans, Le Royaume de ce monde, une
théorie de ce que j’ai appelé le « réel merveilleux ». C’est-à-dire, à un moment
où les petits surréalistes, je ne vais pas dire les grands surréalistes, ont cherché
à créer le merveilleux au moyen d’images, ont cherché le merveilleux, tel un
peintre comme Tanguy, à travers la répétition constante d’une certaine mythologie des formes, d’une certaine Gestalt, nous dirions en un certain sens pour
employer le terme philosophique des formes, de créer le merveilleux à travers
certains paysages imaginaires reproduits à l’infini, avec des éléments inscrits dans
cet imaginaire, reproduits à l’infini - je dirai que même un peintre que j’aime
énormément et qui est un de mes amis, qui est Masson, n’est pas absolument
libre de ce péché -, nous sommes arrivés nous autres, en Amérique du Sud, à
travers de jeunes écrivains qui ont apparu et dont les œuvres sont publiées
maintenant, comme Cortázar, Vargas Llosa, etc., la nouvelle génération, la
nouvelle équipe, à créer un « réel merveilleux », qui est merveilleux sans cesser d’être réel. C’est-à-dire, ce n’est pas un merveilleux de formule, ce n’est pas
un merveilleux de forme établie, qui permette de créer le merveilleux sous
tous les angles. C’est-à-dire que, grâce peut-être au surréalisme qui nous a
enseigné à voir les choses, nous avons découvert qu’il y avait dans notre monde, dans les hommes, dans les choses, dans les objets, dans les textures, dans
les murailles, dans les maisons, dans les constructions, dans tous les aspects du
monde, certains points merveilleux qui pouvaient être traduits en œuvres, en
peinture, en littérature, en poésie ou interprétés d’une certaine façon.
J’avais le désir aujourd’hui de vous montrer certains aspects de l’architecture
quotidienne de La Havane. Malheureusement, par une erreur de mes collaborateurs, on m’a envoyé les diapositives, on m’a envoyé les transparences, dans
une dimension qui ne va pas. Mais, néanmoins, nous allons, comme une prolongation de ce que je viens de vous dire, vous projeter une douzaine de toiles
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de jeunes peintres cubains que je vais essayer de vous expliquer dans un certain sens, s’il est possible d’expliquer une création d’ordre plastique, et qui va
vous permettre de comprendre peut-être un peu mieux ce que j’ai appelé,
dans cette causerie, le « réel merveilleux » sud-américain. Les peintres en question, nous allons en passer de trois auteurs, Wifredo Lam, Portocarrero et une
toute petite toile d’Abela11, vont vous montrer ce qui est le Réel merveilleux sudaméricain, et ce qui est sa traduction, c’est-à-dire en peinture, actuellement, dans
le domaine d’un nouveau style baroque […] 12.
Ça, c’est une composition d’un peintre, d’un grand peintre cubain, qui
s’appelle Wifredo Lam13. Je sais que l’aspect insolite de ce tableau doit vous
frapper peut-être au début, mais pour nous autres Cubains, c’est une composition complètement claire. Le personnage qui est ici, au premier plan, c’est un
coq qui s’appelle Motoriongo, qui joue un très grand rôle dans toutes les
mythologies afro-cubaines. En dessous, il y a une espèce de composition avec
des animaux imaginaires, très tropicaux. Wifredo Lam en avait fait à peu près
quatre cent pour une exposition qu’il avait fait à Maracaibo, au Venezuela. Le
personnage qui se trouve là-bas, avec sa figure en tranchant de hache, est un
personnage qui pour nous est extrêmement très explicite et très clair. Il est
couronné d’ailleurs par un petit personnage qui a une tête avec deux petites
cornes, qui est ce que nous appelons à Cuba Elegguá, le seigneur des chemins. Elegguá, le seigneur des chemins, il y en a dans beaucoup de maisons à
Cuba, on en a toujours un comme ça. Et alors, quand les choses vont mal,
quand les affaires ne sont pas très brillantes, quand certains projets qu’on a
ne se réalisent pas, on le met dans une casserole et alors on joue un peu de tambour autour de lui, et alors il devient très content, et alors il ouvre les chemins.
Et alors tout le monde à son Elegguá à Cuba. On n’y croit pas énormément, mais
enfin, dans les moments difficiles il est bon d’avoir un copain comme ça, [ ?]
on joue du tambour, etc. et qui commence à ranger tout (figure n°1). Et alors
en haut il y a une espèce d’oiseau imagiFIGURE N°1
naire. C’est-à-dire que cette composition,
IL MERCANTE DI
qui a l’air d’être une composition absoluUCCELLI
ment totémique, une composition absolu(WIFREDO LAM,
ment imaginaire, répond en réalité, pour
1963).
nous autres Sud-Américains, à une vérité
absolument vue et comprise et entendue.
C’est-à-dire qu’il n’y a pas un élément dans
cette toile qui ne soit absolument pas
absent. C’est-à-dire qu’il y a là dedans, dans
la peinture de Wifredo Lam qu’on peut
considérer comme un réel surréaliste, il y
a, je dirais, une interprétation de ce que j’ai
nommé il y a un moment le réel merveilleux.
Encore une composition typique de
Wifredo Lam : c’est toujours le profil en
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FIGURE N°2
coup de hache, le personnage imagiMATERNIDAD
naire, planté avec une remémoration
(WIFREDO LAM,
vaguement humaine, un peu comme
1952).
un totem, un peu comme un fétiche,
et qui fait partie enfin de notre vision.
N’importe quel artiste populaire cubain
comprendrait immédiatement cette
composition, de ce que j’ai appelé il y a
un moment le réel merveilleux. C’està-dire, on peut trouver des figures semblables dans différentes maisons, dans
différents hôtels, dans différents lieux
de différentes villes de la Havane. Il n’a
fait là qu’interpréter […] 14. Voilà, ça
alors Wifredo Lam a fait avec les éléments mythiques de la mythologie
cubaine une sorte de Maternité, une
sorte de Pieta, c’est-à-dire une figure féminine qui porte sur son giron une figure d’enfant, d’enfant naturellement très stylisé, très réduit à ses éléments,
dirions nous, les plus mythiques (figure n° 2). Il y a les petits yeux, il y a etc.,
et c’est un élément qui est identifié avec le personnage d’Elegguá, c’est-à-dire
le personnage qui ouvre les chemins, c’est-à-dire avec le personnage qui résout
tous les problèmes, c’est-à-dire le personnage pour qui les chemins de l’avenir
n’ont pas de secret. C’est une composition très harmonieuse dans le sens de
la couleur, et tout cela, et où ne se manifeste pas ce que vous allez voir maintenant dans les plaques qui vont suivre, un aspect extrêmement baroque. Il y
a des surfaces mortes, des surfaces en calme, c’est-à-dire que toute la surface
picturale n’est pas entièrement remplie, comme vous avez le voir maintenant
dans les peintures de Portocarrero15.
Cette peinture de René Portocarrero, en réalité pour la voir bien, il faudrait
la projeter sur quatre mètres de large. Elle est d’une richesse telle en matière de
couleurs, de surface, de travail sur la pâte, qu’il est difficile de la voir dans ces
proportions. De par elle-même, elle est déjà deux fois grande que la projection
que nous voyons maintenant. Cette peinture orne en ce moment le bureau de
notre premier ministre Fidel Castro, qui l’aime particulièrement, et cette pièce
a eu un très grand prix à la biennale de São Paulo, il y a un an, où je me trouvais en qualité de commissaire. Et que représente cette pièce ? Et bien cette pièce, à mon avis, a une importance extraordinaire : c’est le côté baroque
des villes sud-américaines (figure n° 3). Cette ville, avec des rues qui se perdent dans la masse de la couleur, avec ces monuments imaginaires, avec ces
tours, avec ces campaniles, avec tout ce qui couronne la ville, dans cet enchevêtrement de couleurs - et je veux vous dire que sur certains coins de cette
pièce, la couleur atteint des épaisseurs de cinq ou six centimètres : c’est travaillé
dans la masse à fond, dans la peinture à fond, c’est travaillé littéralement dans
la couleur à fond, représente non seulement une figuration métaphorique
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
225
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
ALEJO CARPENTIER
du baroque de la Havane, mais je
dirais que cette toile nous fait rejoindre
le baroque de Mexico, le baroque de
Bogota, le baroque de l’Équateur, le
baroque du Pérou, le baroque de
presque toutes les grandes villes
d’Amérique du Sud. C’est une, je le
répète, une toile que je considère une
toile maîtresse. Il est difficile de la juger
sur une simple projection, mais ceci
représente une représentation, dans
le domaine plastique, du baroque sudaméricain.
Portocarrero a fait aussi une série de cathédrales imaginaires (figure n° 4).
Vous pouvez voir là-dessus la rosace, le pignon, la façade, telle que nous la
voyons souvent en Amérique du Sud, avec des boutiques, généralement installées à la base de la façade de la cathédrale. Et il a transcrit d’une façon extrêmement intéressante, d’une façon extrêmement véridique, et d’une façon
métaphorique à la fois, l’aspect de ces édifices religieux de l’Amérique du Sud.
On pourrait aller dans certains villages des alentours de Mexico et on trouverait absolument des peintures semblables. C’est encore une représentation du
baroque sud-américain, d’un baroque qu’on pourrait définir par l’absence totale de surface morte. C’est-à-dire l’espace entier de la toile, l’espace entier de la
surface à couvrir de peinture est entièrement couvert, c’est-à-dire il n’y a pas de
point mort […] 16. Voilà, c’est encore une autre des cathédrales de Portocarrero,
avec ses deux tours, un côté je dirais
FIGURE N° 4 :
même un peu plus criard, un peu plus
CATEDRAL
populaire dans l’interprétation générale
(PORTOCARRERO,
1956).
des formes, avec ses boutiques en bas,
etc. C’est une réplique de celle que nous
avons vue il y a un moment, et c’est une
pièce extrêmement intéressante comme
exécution, comme couleurs, comme mouvement et comme volume.
Il y a un quartier dans les alentours de
la Havane qu’on appelle le quartier del
Cerro. C’est un quartier qui se caractérise par le nombre de grillages, le nombre
d’éléments d’architecture qui littéralement couvrent toutes les surfaces. Or,
Portocarrero a été extrêmement séduit
par les architectures de ces maisons et a
fait une série de compositions. Nous allons
en voir deux ou trois maintenant, qui sont
les jeunes filles du Cerro, où on voit les
FIGURE N° 3 :
PAISAJE DE LA
HABANA
(PORTOCARRERO,
1962-1963).
226
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
LE SURRÉALISME ET LE ROMAN HISPANO-AMÉRICAIN
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
figures humaines inscrites dans ce
FIGURE N° 5 :
INTERIOR DEL
tréfonds de grillages, de dessins,
CERRO
d’arabesques de toute espèce que
(PORTOCARRERO,
l’on peut trouver dans les alentours
1943).
de la Havane (figure n° 5). C’est
encore une forme du baroque. Une
jeune fille du Cerro, c’est sûrement
une jeune fille qui attend son fiancé, qui est inscrite dans un tréfonds
de grillages, avec une coiffure absolument ahurissante, une robe ahurissante, qui prend son café en
attendant quelqu’un. Ça, c’est un
spectacle qu’on voit dans le quartier
du Cerro tous les jours et je dirais
que ces jeunes filles, généralement,
ont beaucoup de prétendants et se
marient très vite [rires].
Et alors pour finir, cette charmante composition en camaïeux d’un peintre
appelé Abela17. Je crois que Henriette l’a connu, [une voix dans le public : « Ah
oui ? »] oui, je crois. Oui, c’était un cubain chauve qui exposait toujours, chez…,
rue Saint-Germain des Prés, qui fait des compositions généralement toute
petites mais charmantes. Ces deux enfants représentent encore un aspect du
côté baroque de la peinture cubaine, en tant que les surfaces sont entièrement couvertes et qu’il n’y a absolument pas une surface morte. Abela peint
des tableaux qui représentent des vaches, des animaux, des papillons, des
fleurs, des enfants, et toujours dans cette composition (figure n° 6).
Je n’ai pas prétendu avec
FIGURE N° 6 :
cette série de diapositives vous
LA VACA (ABELA,
donner un aspect total de la
VERS 1950)
peinture cubaine, mais oui,
vous en donner une idée
approximative par des auteurs
et par des œuvres qui représentent en une certaine façon
les tendances générales de cette peinture. Je vous ai parlé, au
début de cette causerie, des
rapports entre le surréalisme et
la peinture et la littérature
cubaines, de la compréhension qui s’était établie entre le surréalisme français
et l’art de l’Amérique du Sud, et je dois souligner une fois de plus, avant de terminer, que l’école des surréalistes a été la première qui a établi des liens véritables, dans tous sens, avec les artistes de l’Amérique du Sud. Au XIXe siècle, je
l’avais déjà dit, on ne se souciait nullement en France de l’Amérique du Sud,
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
227
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
ALEJO CARPENTIER
mais les rapports entre les surréalistes et les artistes d’Amérique du Sud, ont aidé
aux [sic] artistes de l’Amérique du Sud, dans leur monde baroque, de prendre
conscience de certaines textures, de certaines valeurs, de certaines choses que
les surréalistes avaient mis en valeur déjà, lors de 1920-25-30.
Comme je vous l’ai dit il y a un moment, j’étais commissaire en représentation des artistes de mon pays à la biennale de São Paulo au Brésil il y a un an,
et j’étais absolument frappé de voir jusqu’à quel point le surréalisme avait aidé
aux [sic] artistes d’Amérique du Sud, de voir les contextes qui leur étaient
propres, de voir le monde qui les entouraient, le monde des textures, et d’en
tirer profit. Je crois que jamais une école littéraire européenne n’a tellement
contribué comme le surréalisme à une prise de conscience des éléments que nous
autres, Sud-Américains, devons prendre pour pouvoir traduire, et nous l’avons
déjà fait et d’une façon différente. Il ne s’agit pas d’une imitation, il ne s’agit
pas, dirions-nous, d’une exportation du surréalisme, mais le surréalisme nous
a aidé à voir notre monde, à l’exprimer, à le dépeindre, et à le montrer au
monde, c’est-à-dire à le rendre universel » [applaudissements].
Notes
1 El Mundo (La Havane), 14 février 1965, « Ofreció Alejo Carpentier tres
conferencias en la capital gala ». La troisième conférence eut lieu à L’Institut
d’études hispaniques. Toutes les références sont issues du monumental travail
d’Araceli García-Carranza, Biobibliografía de Alejo Carpentier, La Havane, Letras
Cubanas, 1984.
2Ibid., p. 533.
3 Dans la première conférence qu’il donne à l’IHEAL en février 1965, Alejo
Carpentier explique en français à ses auditeurs pourquoi il parle mal espagnol :
« Comme cette conférence doit être faite en espagnol, nous passerons
immédiatement à l’espagnol. Un espagnol assez mauvais car mon père, dans
un souci de me faire apprendre le français, m’a mis tout petit dans une école
française, et c’est là que j’ai pris un accent français que je ne peux absolument
pas dégager de mon espagnol [rires]. Donc, vous allez entendre du mauvais
espagnol, dans le sens que l’accent, les « r » n’y seront pas, les « doubles r », les
« r roulés », etc., n’y seront pas ».
4 Voir sur ce point : Gonzalo Celorio, El surrealismo y lo real maravilloso
americano, México, SEP, 1976.
5El Mundo (La Havane), 24 septembre 1964 [García-Carranza, p. 153].
6 Octavio Paz, « L’espace mobile du langage », Le Magazine littéraire, n° 151152, septembre 1979.
7 Transcription et notes : Alain Musset. S’agissant d’un texte qui n’était pas à
l’origine destiné à la publication, on y retrouvera des formes typiques de
l’oralité, en particulier des répétitions (« c’est-à-dire », « littéralement »,
« absolument »…), des constructions inachevées et quelques hispanismes. La
transcription a préservé l’intégralité des propos de Carpentier, ce qui permet de
restituer toute la saveur de cette causerie. On remarquera le goût de l’écrivain
pour le rythme ternaire, structure classique qui scande chacune de ses
périodes : « On avait l’impression d’être littéralement aplati par la hauteur des
pics, par la hauteur des cordillères, par la hauteur des montagnes ».
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
LE SURRÉALISME ET LE ROMAN HISPANO-AMÉRICAIN
D’UN BORD À
L’AUTRE DE L’OCÉAN
8 Alejo Carpentier hésite sur le nom du peintre, mais il semble bien qu’il fasse
référence à Leonetto Cappiello (1875-1942), qui débuta sa carrière comme
caricaturiste avant de dessiner des affiches pleines d’humour (on lui doit des
publicités célèbres pour Cinzano ou pour Kub), tout en poursuivant une
honorable carrière de peintre et de sculpteur.
9 Hispanisme : Alejo Carpentier adapte au français l’adjectif cimero qui signifie
supérieur, dominant (de manière littérale : qui occupe le sommet - la cima).
10 En fait, Antonin Artaud est surtout connu pour ses voyages dans la Sierra
Tarahumara.
11 Les illustrations présentées ici, grâce à la représentation de Cuba auprès de
l’Unesco, sont exposées au Museo Nacional de Bellas Artes ou au Palacio de la
Revolución de la Havane. Il ne s’agit pas nécessairement des tableaux analysés
par Alejo Carpentier au cours de sa conférence. Elles permettent cependant de
se faire une idée du style des trois peintres dont l’écrivain souligne le rapport
avec le surréalisme. Pour apprécier le jeu intense des couleurs, on se reportera
au cédérom qui accompagne ce numéro spécial des CAL.
12 La coupure correspond à une brève discussion entre Alejo Carpentier et le
projectionniste, qui a inversé l’ordre d’exposition des diapositives.
13 Wifredo Lam (Wifredo Oscar de la Concepción Lam y Castilla), est né à Sagua
la Grande en 1902. Il passe les années 1920 en Espagne, puis s’installe à Paris
après l’arrivée au pouvoir de Franco. Par l’intermédiaire de Picasso, il rencontre
Max Ernst et André Breton, avec qui il regagne les Antilles quand les troupes
nazies envahissent la France. Après plusieurs années de voyage, il s’installe
définitivement dans la capitale française en 1958, mais retourne régulièrement
à Cuba jusqu’à sa mort, en 1982.
14 Nouvelle interruption technique.
15 René Portocarrero (La Havane, 1912-1985), est un artiste souvent considéré
comme autodidacte car il n’a jamais suivi les cours d’aucune école de peinture.
Cuba (ses paysages, ses villes, ses habitants) est la source principale de son
inspiration. Il est aussi l’auteur de plusieurs fresques murales (Hospital Nacional,
Teatro Nacional, Hotel Habana Libre, Iglesia de Bauta). À la fin de sa vie, il était
considéré comme l’un des peintres officiels du régime castriste.
16 Nouvelle interruption technique.
17 Eduardo Abela (1889-1965) est surtout connu pour ses caricatures politiques
(son fameux « Bobo », créé en 1925, lui permit de dénoncer la dictature de
Machado jusqu’à sa chute, en 1933). En 1927, il rompt avec la peinture
académique, se rend à Paris et rencontre de nombreux peintres d’avant-garde.
Il y séjourne à nouveau entre 1952 et 1954, pour approfondir sa connaissance
des œuvres de Picasso, Kandinsky, Klee et Mondrian.
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i
INFORMATION
SCIENTIFIQUE
PARCOURS COMMENTÉ
DANS LA BIBLIOGRAPHIE SUR
LES « MOUVEMENTS RURAUX »
AU BRÉSIL
( PREMIERE PARTIE )*
J ULES F RANCE F ALQUET **
P
résenter de manière exhaustive la bibliographie existante sur les « mouvements ruraux » au Brésil dans le cadre de cet article serait une gageure. Nous souhaitons plus simplement faire état de la documentation que
nous avons pu consulter et/ou réunir au cours d’une mission de deux mois
effectuée cet été au Brésil pour le CREDAL, destinée à commencer une recherche
sur le mouvement des sans terre (MST).
Ce qui frappe d’abord, c’est l’abondance et la diversité du matériel recueilli :
plus de cent cinquante titres, comprenant aussi bien des thèses volumineuses
que de brefs articles, des documents produits par différents organismes, des
comptes rendus de colloques ou de rencontres, des livres, des revues, etc. De
fait, les équipes qui travaillent sur le monde rural sont nombreuses et entretiennent de nombreux et féconds échanges malgré l’immensité du pays. La
pluridisciplinarité est de mise : la sociologie rurale brésilienne, particulièrement
importante, mais aussi la géographie, l’économie, les sciences politiques, collaborent activement pour produire l’impressionnante somme de connaissances
actuellement disponibles sur le monde rural brésilien et ses mouvements. Enfin,
il faut souligner l’importance quantitative et qualitative des analyses produites
par les acteurs eux-mêmes — syndicats, Église ou MST.
Signalons également une difficulté particulière : traduire les concepts d’une
langue, d’une réalité sociologique et d’une tradition scientifique à une autre,
est toujours un exercice délicat. Au Brésil, parler du monde rural en général
(o agro, o campo, o mundo rural) peut avoir parfois une connotation clairement
paysanne. Dans d’autres circonstances, le terme désigne plutôt un univers
social marqué par de très forts antagonismes, par exemple entre prolétaires
agricoles et grands propriétaires terriens, et émaillé d’une grande diversité
*La seconde partie de cet article sera publiée dans le n°30 des Cahiers d’Amérique latines.
* * CREDAL
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233
INFORMATION
SCIENTIFIQUE
JULES FRANCE FALQUET
socioculturelle — des populations indiennes jusqu’aux descendants d’Allemands,
des populations noires aux immigrants japonais. Le terme de campones, paysan, est l’objet de débats, au Brésil comme en France. Sans entrer dans de trop
longs développements, qui dépassent le cadre de ce travail, on sait qu’en
France, Mendras notamment s’est interrogé sur la fin des paysans : au Brésil,
la question se pose certes différemment, mais force est de constater que le terme est de moins en moins employé. Par ailleurs, parler de camponeses ou surtout de trabalhadores agrícolas ou trabalhadores rurais peut évoquer aussi bien
la petite production que le salariat agricole. Ces deux derniers termes peuvent
aussi désigner les épouses de paysans, généralement envisagées uniquement
comme « aides familiales » 1 : plusieurs mouvements de femmes paysannes
revendiquent cette appellation comme une reconnaissance professionnelle.
Enfin, on trouve trois grandes nuances dans les perspectives de recherche
concernant le domaine qui nous intéresse : celle des luttes paysannes (qu’elles
concernent la petite production, le salariat agricole ou encore les « Sans terre »),
celles des « mouvements sociaux des campagnes » et celle du syndicalisme
rural. Cependant, ces trois dimensions se rejoignent et s’articulent, c’est pourquoi nous serons parfois amenée à utiliser le terme imparfait mais commode de
« mouvements ruraux ».
En gardant à l’esprit ces éléments préliminaires, nous brosserons ici un
panorama général des points forts de la recherche sur le monde rural au Brésil,
pour les quinze dernières années, autour de trois axes. D’abord, les mouvements ruraux brésiliens, replacés dans une perspective latino-américaine. Ensuite,
les assentamentos, unités de base de la réforme agraire. Enfin, le MST lui-même
dans ses divers aspects.
MOUVEMENTS RURAUX AU BRÉSIL ET
ÉCLAIRAGES LATINO-AMÉRICAINS
Parmi les travaux qui abordent les mouvements ruraux dans leur ensemble,
les années quatre-vingt offrent plusieurs classiques dans différentes disciplines.
Véritables fresques politico-historiques, on remarque d’abord les deux ouvrages
de José de Souza Martins (1981 et 1989), qui abordent respectivement la place des paysans et des luttes sociales dans le processus politique brésilien puis
la dimension émancipatrice des « mouvements sociaux des campagnes ». Une
vaste description historique de ces mouvements sociaux des campagnes est
fournie également par le travail de Léonilde Medeiros (1989), du CPDA2 à Rio
de Janeiro, plusieurs fois réédité, et par celui de Cândido Grzybowski (1987),
qui analyse leurs succès et leurs échecs. Ligia Sigaud (1992) a également fourni au lectorat français une synthèse de la réflexion sur la présence politique
des paysans au Brésil dans un numéro spécial des Cahiers du Brésil contemporain. On trouve dans ce même numéro une très instructive comparaison entre
le syndicalisme rural au Brésil et en France sous la plume de Rose-Marie Lagrave
(1992). Signalons aussi la thèse de César Benavides (1985) sur la paysannerie
en marche. Enfin, une approche géographique-territoriale des luttes rurales,
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
PARCOURS DANS LA BIBLIOGRAPHIE SUR LES
« MOUVEMENTS RURAUX » AU BRÉSIL
INFORMATION
SCIENTIFIQUE
depuis l’époque de la Nouvelle République, peut être trouvée dans la sixième
édition des travaux d’Ariovaldo Umbelindo De Oliveira (1996, 1re édition : 1988).
Pour les années quatre-vingt-dix, soulignons d’abord l’existence de deux
importants articles épistémologiques : d’abord celui de José Vicente Tavares dos
Santos (1993), paru dans la Revue de sociologie de l’université de Río de Janeiro,
qui se propose de construire un nouveau regard sociologique sur le monde rural
— il avait publié l’année précédente en France un important article sur le syndicalisme rural et les formes de domination traditionnelles dans les campagnes
brésiliennes (1992). Ensuite, celui d’Ilse Scherer Warren, également paru à Rio,
dans un recueil sur la politique et la réforme agraire dirigé par Raimundo Santos
et Luiz Flavio Carvalho Costa (1998), qui suggère de nouvelles pistes pour la
recherche sur l’action collective rurale. Rappelons aussi qu’on voit réapparaître
une série de réflexions sur le rôle révolutionnaire de la paysannerie, à l’échelle du continent latino-américain, depuis le volumineux et très documenté travail comparatif de José Vicente Tavares dos Santos (1995) jusqu’à l’article théorique-politique incisif et bref de Jaime Petras (1997). Enfin, un article de Jonhatan
Fox (1996) apporte une approche légèrement différente en soulignant surtout le caractère politique novateur des organisations paysannes actuelles du
continent.
Ce dernier article fait partie d’un important recueil de textes dirigé par un
des principaux spécialistes du MST de l’université de Porto Alegre, Zander
Navarro (1996). Celui-ci offre une passionnante collection d’analyses historiques et politiques sur une série de mouvement sociaux ruraux : présentation
des débuts du MST dans les États du Sud du Brésil, du rôle des organisations
de paysans affectés par les barrages, mais aussi des organisations de femmes
travailleuses agricoles et de l’Église. L’ouvrage, qui présente également plusieurs comparaisons avec le Mexique, propose une analyse de la construction
de la citoyenneté à la campagne. Cette perspective de la citoyenneté rejoint
celle qu’expose Sergio Leite (1995) dans un court article qui présente la paysannerie comme un nouvel acteur, moderne, dans la sphère publique, ainsi que
de celle de María da Gloria Gohn (1997), auteure3 d’un livre sur les rapports
entre ONGs, Sans-terre et citoyenneté. Sur ce même thème de la citoyenneté des Sans-terre, mais depuis le point de vue d’un acteur engagé, on remarquera l’article de Frei Betto (1997) paru dans le recueil coordonné par un des
principaux dirigeants du MST, João Pedro Stédile (1997), que nous évoquerons
plus en détail par la suite. Enfin, il faut citer un petit livre récemment paru qui
illustre bien les positions actuelles de la gauche brésilienne : « L’option brésilienne ». Dirigé par César Benjamin (1998), il ne porte pas véritablement de
signature puisqu’il reflète une vaste discussion menée par différents mouvements
sociaux et une dizaine d’intellectuels — dont Stédile lui-même — sur la situation socio-économique et politique du Brésil et les alternatives envisageables.
Au chapitre du développement, on sait que l’écologie est une idée qui a fait
son chemin, tant dans la gauche et les organisations sociales — notamment paysannes — que dans les hautes sphères des instances internationales de coopération : la recherche brésilienne à son tour devait participer de cet intérêt.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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INFORMATION
SCIENTIFIQUE
JULES FRANCE FALQUET
J. Almeida et Zander Navarro ont consacré un recueil au « développement soutenable » (1997). On y remarque notamment les interrogations de José Graciano
Da Silva (1997) qui se demande si « l’agriculture soutenable » est nouveau
paradigme ou nouveau mouvement social. Signalons également l’intérêt que
porte José Graciano Da Silva (1998) au « nouveau rural brésilien » et aux politiques non-agricoles qui lui seraient nécessaires, ainsi qu’à la pluri-activité dans
le monde rural, à propos de laquelle il a récemment proposé une communication
au XXXVIe Congrès brésilien d’économie et de sociologie rurale, avec Mauro
Eduardo Del Grossi (1998).
D’une manière générale, le retour progressif du Brésil à la démocratie a été
accompagné d’une vague de nouveaux mouvements sociaux et politiques.
À la campagne, les anciens syndicats corporatistes présents dans chaque municipalité (syndicats de travailleurs ruraux, STR), peu à peu conquis stratégiquement par des groupes « oppositionnels », sont devenus le ferment d’un nouveau syndicalisme qui rejoint peu à peu la nouvelle Centrale unique des
travailleurs (CUT). Des thèmes de lutte nouveaux sont également apparus. Ce
foisonnement a attiré l’attention de la communauté scientifique, tout en l’amenant à élargir ses analyses à la diversité de ces mouvements ruraux ou paysans, pour qui la terre est à la fois à portée de la main et terriblement lointaine — pour reprendre le titre d’un ouvrage de María Ines Silveira Paulilo (1996).
On étudie plus spécifiquement les Sans-terre (voir infra), mais aussi les femmes
paysannes, en s’appuyant notamment sur les travaux pionniers de l’Indienne
Vandana Shiva (1991). L’analyse d’autres mouvements ruraux — ceux-ci de signe
conservateur et opposés à la réforme agraire — n’est pas oublié. En témoignent par exemple le numéro spécial des Cahiers du Brésil contemporain (1992),
coordonné par Maria Edy Ferreira de Chonchol et où l’on remarque en particulier la contribution de José Graciano da Silva sur les associations patronales
de l’agriculture brésilienne, et plus récemment l’ouvrage de Regina Bruno sur
le nouveau visage des élites agroindustrielles brésiliennes, ces « seigneurs de la
terre et de la guerre » (1997). Le rôle des médiateurs est mis en évidence et analysé en détail — celui des ONGs comme on l’a vu, mais aussi et surtout de
l’Église, dont l’influence est considérable. On consultera par exemple à ce sujet
la thèse de Zilda María Iokoi sur les effets de la théologie de la libération à la
campagne au Brésil et au Pérou (1990), et plus récemment le livre de Regina
Novaes sur le catholicisme, les classes sociales et les conflits ruraux au Brésil
(1997) ou encore l’article de Frei Sergio, autre témoin engagé, qui analyse les
liens entre la religiosité et la lutte pour la terre (1997).
Enfin, pour clore cette présentation générale des recherches sur les mouvements ruraux, signalons que l’immensité et la diversité du Brésil rendent difficiles les analyses à l’échelle nationale. Elles expliquent en revanche la multiplicité des recherches de type monographiques menées sur une petite échelle,
que ce soit celle de l’assentamento, d’un ensemble de municipalités voisines, d’un
État, ou tout au plus d’une région du pays. Pour le Rio Grande do Sul, berceau
du MST, on se reportera en particulier aux travaux pionniers d’Anita Brumer (1985)
qui fait l’histoire des luttes paysannes entre 1964 et 1983 — c’est-à-dire pour la
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CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
PARCOURS DANS LA BIBLIOGRAPHIE SUR LES
« MOUVEMENTS RURAUX » AU BRÉSIL
INFORMATION
SCIENTIFIQUE
période immédiatement antérieure à l’apparition du MST — puis à l’article
plus récent de Zander Navarro (1996) sur les mouvements sociaux et la construction de la démocratie. Signalons également un recueil d’articles, plus anciens,
publié par l’université du Paraná, qui regroupe des contributions de Anamaría
Aimoré Bonim, Angela Duarte Damsco Ferreira, João Carlos Torrens, María
Scholz de Andrade Kersten, Cecila Maria Vieira Helm et Horacio Martins de
Carvalho (1987). Concernant l’État de São Paulo — cœur des migrations, de
l’industrialisation et de tous les espoirs, où le MST s’est implanté avec force dans
les dernières années — signalons les recherches de Cliffe Welch (1992), qui retracent les luttes dans l’intérieur pauliste à travers les mémoires d’Irineu Luis de
Moraes. L’État de Goías et l’évolution des formes de luttes paysannes contemporaines ont été étudiés tout récemment par Elio García Duarte (1998).
Concernant les luttes paysannes et syndicales dans l’État de Bahia, on trouve
la thèse de philosophie soutenue en Grande Bretagne par Antônio Dias
Nascimento (1993). Pour le Maranhão, on dispose en particulier du recueil
de témoignages sur la vie et les luttes paysannes de Manuel da Conceição
(1980). L’Amazonie, si vaste, est abordée sous de multiples angles : luttes
indiennes, seringueiros, écologie, zones franches… Signalons les travaux pionniers d’histoire sociale d’Otavio Ianni (2e édition : 1979). Les stratégies de
reproduction paysannes et la transformation sociale pour le Nordeste ont été
abordées par Afrânio Garcia Junior (1990).
Les assentamentos
Il est pour nous hors de propos de présenter ici l’immense littérature sur la
réforme agraire au Brésil. Nous n’évoquerons ici qu’un aspect de ce qui en
tient lieu jusqu’à présent : l’installation — sporadique mais officielle — par
l’État de paysans sur certaines terres, constituées à cet effet en assentamentos.
Certains de ces assentamentos sont formés à partir de listes de familles ayant
besoin de terre, par les pouvoirs publics locaux, éventuellement dans une perspective électoraliste ou dans le cadre des politiques de « colonisation interne » le long des fronts pionniers d’Amazonie. D’autres sont issus d’occupations et de luttes paysannes, auxquelles participent différentes organisations —
le MST étant celle qui s’est progressivement imposée comme la principale en
construisant progressivement une présence dans tout le pays. Dans leur
ensemble, les assentamentos constituent en quelque sorte autant d’unitéslaboratoires d’études des différents visages de la réforme agraire et du développement agricole et rural : ils sont donc étudiés avec une attention toute
particulière. Une monographie du début de la décennie donne le ton concernant les assentamentos dirigés par l’État : il s’agit de la thèse d’Armando Pereira
Antonio (1990). Depuis, les recherches réunies par Leonilde Medeiros et al.
(1994) ont fourni une très importante base pour une approche pluridisciplinaire
des assentamentos. On retrouve d’ailleurs actuellement Leonilde Medeiros à la
tête d’une équipe nationale chargée d’une considérable enquête sur les assentamentos dans l’ensemble du pays, dont les premiers résultats sont en cours de
publication.
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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INFORMATION
SCIENTIFIQUE
JULES FRANCE FALQUET
On remarquera d’abord l’intérêt qu’ont suscité la dimension productive et
l’impact économique des assentamentos sur la région où ils s’implantent. Il
s’agit d’un enjeu politique de grande importance, soulevé en particulier par le
MST, par la voix de deux de ses artisans, Frei Sergio Antônio Görgen et João
Pedro Stédile (1991), qui présentent les assentamentos comme une réponse économique à la réforme agraire. L’année suivante, une grande enquête de la
FAO/PNUD qui mesure une série de paramètres socio-économiques des assentamentos fait grand bruit (1992). Ses résultats, semble-t-il très optimistes, sont
rapidement questionnés et contestés, notamment dans l’ouvrage collectif dirigé par Ademar Romeiro et al. (1994). A la même époque, paraît un nouveau
recueil impulsé par João Pedro Stédile (1994) et publié par l’université fédérale du Rio Grande do Sul, qui fait le point sur la question agraire. Cette dimension est encore très présente dans le dernier recueil d’analyses publié sous la direction de João Pedro Stédile (1997) (voir aussi plus bas). On y trouve notamment
les textes de Sergio Leite, qui analyse l’impact, les dimensions et le sens des assentamentos ruraux, et une étude de cas de Jurandir Zamberlam et Alceu Froncheti
sur la réponse économique des assentamentos. Dans l’optique du « développement soutenable », on soulignera également la contribution de José Ambrosio
Ferreira Neto à l’analyse des médiateurs sociaux, de l’action collective et de la
« soutenabilité » des assentamentos (1998).
D’autres auteurs se penchent plutôt sur le passage des paysans en lutte et
en mouvement à une nouvelle phase de vie lorsque la terre leur est enfin attribuée. Le passage du mouvement à l’assentamento, comme l’indique le titre
d’un ouvrage de Eliane Cardoso Brenneisen (1994) qui porte plus particulièrement sur l’Ouest du Paraná, est véritablement la fin d’un « voyage » et le
début d’un autre. Les assentamentos comme projet communautaire de vie,
avec toutes leurs difficultés et leurs contradictions, ont été analysés notamment par Anamaría Aimoré Bonim, Angela Duarte Damasco Ferreira, João
Carlos Torrens et Maria Scholz de Andrade Kerstein (1987). On remarque également les travaux d’Ademir Antônio Cazella (1992) sur les conflits entre les
espoirs des nouveaux assentados et la mise en œuvre concrète des politiques
de coopération agricole, à partir d’une monographie d’un assentamento proche
du MST dans l’État de Santa Catarina. Pour compléter ces riches perspectives,
on trouve sous la plume d’Iria Zanoni Gomes (1995) une thèse audacieuse sur
la déconstruction/reconstruction de la subjectivité et la recréation de la vie
dans les assentamentos.
Enfin, il faut signaler plusieurs travaux récents sur la situation des familles,
des femmes et sur les rapports sociaux de sexes dans les assentamentos. Parus
dans un même recueil sur « Femme, famille et développement rural », coordonné
par Clio Presvelon, Francesca Rodrígues Almeida et Joaquín Anecio Almeida
(1996), on remarque les articles de Sonia Maria Bergamasco sur la trajectoire
et les conquêtes des familles, et de Noëlle Marie Paule Lechat qui porte spécifiquement sur des assentamentos du MST, dans lesquels elle étudie la participation des femmes à la production et à la reproduction des unités familiales et
collectives. L’année suivante, Vera Lúcia Silveira Botta Ferrante livre deux ana238
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lyses complémentaires sur la construction d’un nouveau mode de vie dans les
assentamentos, l’une qui porte davantage sur la construction d’espaces masculins et féminins, l’autre, sur la violence, le refus et la résistance des deux
sexes confrontés au déracinement que représente l’installation sur les terres
attribuées (1997).
LE MOUVEMENT DES SANS TERRE
Bien que le MST ait fêté ses quinze ans d’existence à l’été 1998, les recherches
spécifiques à son propos, en tant que mouvement, sont encore relativement
peu nombreuses. Plus exactement, elles souffrent de deux limitations — historiquement explicables et que la logique même du développement de la
recherche devrait permettre de dépasser.
La première a trait à la difficulté de faire le lien entre deux types d’approches :
l’une monographique et l’autre de portée nationale. En effet, on trouve d’un
côté un important matériel accumulé qui documente telle ou telle occupation de terre, la situation de tel ou tel assentamento, ou encore l’histoire du mouvement dans une région ou dans un État particulier, éventuellement abordée
sous un angle spécifique (influence de l’Église, analyse de discours, projet éducatif). De l’autre, existent des analyses générales sur le MST dans sa dimension
politique nationale, analyses souvent engagées dans un débat très vif où la
neutralité idéologique est difficile à maintenir — la question paysanne et la
réforme agraire étant des thèmes brûlants dans la vie politique brésilienne.
Ces analyses générales ont souvent du mal à intégrer les apports concrets des
approches plus micro. Inversement, les monographies, passionnantes dans
leur profusion de détails parfois nourrie d’une démarche ethnologique, et qui
soulignent toute la diversité du Brésil, n’ont pas encore permis de construire
une vision d’ensemble du mouvement.
La deuxième difficulté est d’un autre ordre : elle pose la question des « intellectuel-le-s organiques » du mouvement. En effet, il n’est pas toujours aisé de
tracer une ligne de démarcation claire entre les réflexions et recherches produites
par le mouvement lui-même, ainsi que par ses allié-e-s ou proches, et d’autres
qui seraient « extérieures » au mouvement. La frontière est mouvante et évolutive : nombreuses sont les personnes qui, sans militer directement et de
manière permanente dans le MST, et tout en gardant une distance critique à
son égard, sympathisent avec celui-ci à un moment donné — soit que cela
ait motivé leur choix de recherche, soit qu’au cours de leurs contacts, ces personnes se soient convaincu du bien-fondé de la démarche du mouvement.
De plus, plutôt que de se laisser simplement soumettre à l’analyse, il semble que
le MST se soit donné pour tâche de réfléchir sur lui-même en utilisant l’appui
de la communauté scientifique — à la fois pour savoir où et comment conduire sa lutte, pour se faire connaître, légitimer sa démarche et maîtriser le plus possible son image. De fait, le MST possède ses propres moyens éditoriaux et
publie beaucoup : recherches universitaires et livres militants, manuels pédagogiques à usage interne et journaux destinés à l’opinion publique.
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Et s’il a obtenu aujourd’hui une légitimité et une popularité indubitables, il
possède toujours de puissants ennemis parmi les faiseurs d’opinion publique et
au sein des institutions gouvernementales. On pourra voir à cet égard le livre
issu de la thèse de Christa Liselote Kuschick Berger Ramos (1996) sur le traitement du MST par le journal Zero Hora, ou bien celui de Sergio Antônio Görgen
(1991) sur la répression contre les Sans-terre durant les premières années du mouvement, dans Porto Alegre, capitale de l’État où est né le MST. C’est donc dans
ce contexte complexe car très sensible d’un point de vue politique, qu’il faut
aborder les publications concernant directement le MST.
Mentionnons d’abord trois recueils d’articles au statut particulier, coordonnés par un des principaux dirigeants du MST, fils de petits paysans du Rio
Grande do Sul, João Pedro Stédile. Rassemblant des travaux de témoins engagés, dont lui-même, et les analyses d’une série d’universitaires réputé-e-s, on
peut les considérer comme à mi-chemin entre l’expression d’une voix autorisée sur le/du mouvement, et le portrait contrasté d’un mouvement qui se serait
donné à examiner par des spécialistes en vue de l’établissement d’un diagnostic
complet. En 1991, on trouve un recueil déjà mentionné plus haut sur les assentamentos comme une réponse économique à la réforme agraire. Un nouveau
recueil publié en 1994 s’intitule « La question agraire aujourd’hui ». Enfin,
l’année 1997 voit paraître un troisième ouvrage particulièrement important
sur « La réforme agraire et la lutte du MST ». Celui-ci offre notamment trois textes
généraux qui permettent de bien cerner le profil politique du MST. Le premier, de Stédile lui-même, trace les grandes lignes de la situation brésilienne,
de l’histoire et des objectifs du MST. Le deuxième est un long interview dans
laquelle le sociologue José Martín de Souza, de l’université de São Paulo —
orfèvre en la matière — présente son analyse de la question agraire brésilienne. Polémique, le troisième, signé de Zander Navarro — l’un des principaux spécialistes du MST, basé à l’université fédérale du Rio Grande do Sul — commente sept thèses erronées sur les luttes sociales rurales, le MST et la réforme
agraire. L’ouvrage dans sa totalité rassemble aussi bien des témoignages militants qu’une palette pluridisciplinaire d’analyses. La contribution du géographe
Bernardo Mançano aborde de manière fort novatrice la spatialisation et la territorialisation du mouvement dans l’État de São Paulo — qui avait fait l’objet de
sa thèse (soutenue en 1994, publiée en 1996). Il rejoint dans cette démarche
la perspective d’autres géographes en France, comme en témoignent par
exemple le dossier coordonné par Martine Droulers concernant les dynamiques
territoriales brésiliennes (1996). On trouve également dans le recueil publié
sous la direction de Stédile des analyses sur le projet démocratique du MST, de
Maria Conceiçao D’Incao, ou encore à propos du MST et du droit par Marcelo
Varella Dias.
On trouve par ailleurs une série de thèses universitaires sur plusieurs expériences concrètes du mouvement — principalement dans le sud du pays, où le
MST est apparu originellement. Signalons d’abord les recherches d’Ivaldo
Gehlen (1983) sur un des événements fondateurs du mouvement, l’occupation
de la Fazenda Sarendi, dans l’État du Rio Grande do Sul. L’auteur a ensuite
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préparé sa thèse de sociologie à Nanterre sur les luttes pour la terre dans le sud
du Brésil (1991). Parmi les autres recherches pionnières, mentionnons pour
l’État de Santa Catarina celle de Teresa Lisboa Kleba (1987) sur le mouvement
des travailleurs ruraux sans terre de l’Ouest de l’État, suivie de la recherche
originale de João Paulo Lajus Strapazzon (1992), sur l’inspiration religieuse et
le discours du MST intitulé : « Et le verbe se fit terre ». Pour l’État du Rio Grande
do Sul, on trouve un article de Zilda Marcia Iokoi Gricoli (1991) sur l’histoire
de la formation du MST, dans la continuité de sa thèse déjà mentionnée. Le troisième État du sud, le Paraná, a été étudié par João Carlos Sampaio Torrens, qui
présente l’histoire du début du mouvement sous l’angle des alliances et des
conflits dans la médiation politique de la lutte pour la terre (1992). En remontant vers le nord-est du pays, on trouve une thèse espagnole de Guiomar Inez
Germani, qui aborde l’histoire du mouvement dans l’État de Bahía, tout en
apportant de nombreuses informations générales sur le MST (1993).
Enfin, il faut présenter à part une série de recherches consacrées à un aspect
spécifique et particulièrement intéressant de la lutte du MST : son projet éducatif. Une première équipe composée de Roseli Saldete Caldart et Bernadette
Schwaab a analysé l’éducation des enfants dans les campements du MST
(1991). Roseli Saldete Caldart a publié plus récemment un article sur le projet
éducatif du MST (1997) et surtout un livre sur la formation des éducatrices et
éducateurs populaires (1997). Marcia Regina Andrade de Oliveira (1997) a
analysé pour sa part le projet éducatif du MST comme un projet de construction d’un Homme nouveau inscrit dans la continuité du mouvement. Enfin, Gelsa
Knijnik (1997) souligne combien cette préoccupation du MST pour l’éducation
montre l’ampleur et l’ambition de son projet, bien au-delà de la lutte immédiate pour la terre.
Au terme de ce parcours dans la littérature brésilienne spécialisée, et en
gardant à l’esprit que celui-ci est loin d’être exhaustif, on peut tenter un premier bilan. D’abord, il faut souligner à nouveau la difficulté qu’il y a à appréhender quelque phénomène que ce soit de manière globale dans un pays aussi immense et divers que le Brésil. Ensuite, on remarquera qu’il existe déjà de
nombreuses recherches aux perspectives les plus variées et que la pluridisciplinarité paraît indispensable pour cerner la complexité des mouvements
ruraux. Cependant et enfin, on constatera que pour l’instant, il semble que l’on
se situe encore dans une phase d’accumulation de connaissances : les éléments nécessaires sont là mais l’ampleur et la complexité de la tâche n’ont
pas permis jusqu’à présent d’effectuer un « saut qualitatif » vers des analyses
qui aborderaient le rôle et les perspectives politiques dans la société brésilienne des nouveaux mouvements paysans ou ruraux qui se sont développés, en
particulier le Mouvement des sans terre.
Notes
1 Pour la discussion théorique de la désignation des épouses d’agriculteurs en
France, on verra : Lagrave, Rose-Marie. (Sous la direction de), 1987, Celles de la
terre. Agricultrices : l’invention politique d’un métier, Paris : EHESS.
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2 Cours de post-graduation en développement agricole.
3 Dans cet article, par souci de réalisme, de clarté et de modernité, nous
féminiserons les termes chaque fois que cela sera pertinent, en nous basant sur
les principes déjà acquis au Canada — et plus précisément au Québec.
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TORRENS, João Carlos Sampaio, setiembre 1992, Alianças e conflitos na mediação politica da luta pela terra no Paraná. O movimento dos trabalhadores rurais
sem terra, 1978-1990. Rio de Janeiro, Itaguaí : UFRRJ-ICHS. Posgrado en
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Pedro, organizador). A reforma agrária e a luta do MST. Petrópolis : Vozes, 318 p.
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247
j
LECTURES
orsque Pierre Chaunu a soutenu en
1953 sa thèse sur Séville et l’Atlantique
au XVIe siècle, il semblait à beaucoup,
durant le règne enthousiaste de l’histoire
sérielle, que ce sujet était pour de nombreuses années (définitivement ?) épuisé.
Et de fait, jusque dans les années 1980
aucune autre étude d’envergure n’a été
réalisée sur cette question. Mais l’intérêt
croissant pour la micro-histoire va bousculer ce bel ordre historiographique, permettant, à partir de focales plus fines, des
mises en perspective nouvelles1. À l’origine
d’un tel programme il s’agissait alors de
retrouver derrière des statistiques et des
chiffres froids et impersonnels, la chaleur de
la vie et la diversité des expériences
humaines.
L’ouvrage de Maria del Carmen Mena
García en offre un bel exemple. L’auteur,
professeur à la Universidad hispalense de
Séville et spécialiste de la société coloniale centre-américaine au XVIe siècle, avait
pour ambition première la publication in
extenso d’une source méconnue, car de
lecture difficile, et ayant mobilisé l’énergie
de plusieurs chercheurs pour sa transcription : le livre de comptes de la grande
expédition de Pedrarias Dávila en direction de l’isthme américain (1513-1514)2.
Ce Ségovien, lieutenant général du roi, est
nommé en juillet 1513, gouverneur de
Castilla del Oro (nom imagé que le
monarque préférait à celui de Tierra Firme).
Ferdinand est en effet désireux de consolider la présence espagnole dans la
région de la Terre Ferme, surtout après la
découverte de ressources aurifères. Mais il
semble se méfier de l’esprit aventurier et
l’attitude insubordonnée de Vasco Nuñez
de Balboa, nommé – par défaut pourraiton dire - gouverneur de la province du
Darien en 1511. Il décide donc d’organiser une expédition à vocation de peuplement et de colonisation3 et en confie la
direction à Dávila qui devient l’un des rares
nobles à participer à la conquête.
Ferdinand, installé à Valladolid, assisté de
l’évêque Juan de Fonseca, président du
Consejo de Indias, va superviser directement la préparation de l’expédition, souhaitant même en faire un modèle pour les
expéditions suivantes. Il en contrôle tous les
aspects, tous les préparatifs, n’imposant
aucune limite de coût.
Les quelque 200 feuillets du livre de
comptes vont dès lors se révéler d’une si
grande richesse que la petite présentation
initialement prévue se transforme en un
ouvrage érudit, superbement illustré et
d’une lecture stimulante. Ces feuillets permettent de suivre pas à pas, dans une mise
en scène savamment orchestrée, l’organisation de cette expédition, exemplaire à
bien des titres. C’est la minutie de son
montage que l’on peut d’abord apprécier,
ainsi que le rôle central qu’a également
joué la Casa de Contratación. Non seulement aucune dépense ne semble pouvoir
être engagée sans son aval, mais en plus
elle oriente ou impose certains choix pour
l’armement des navires.
Cette expédition présente également
quelques aspects originaux. Jusqu’alors,
pour faire face à la pénurie de navires, les
organisateurs d’expéditions transatlantiques (Colomb y compris) affrétaient les
navires auprès d’armateurs privés, en
contrepartie d’une location mensuelle.
Cette fois Ferdinand décide d’acheter chacun des bateaux de l’expédition (dix caravelles, trois nefs, un galion, six brigantins,
1 Nous pensons notament aux travaux de Pablo
Emiliano Perez Mallaina Bueno sur les gens de
mer, ou dans un autre domaine, ceux de Miguel
Bernal sur le financement des expédition atlantiques.
2 Cuentas del gasto de la Armada que fue a Castilla
del Oro a cargo de su gobernador Pedrarias Dávila,
dado por el tesorero de la Casa de la Contratación
Don Sancho de Matienzo, déposé à l’Archivo
General de Indias de Séville.
3 Cette expédition offre aussi l’opportunité à la
Couronne espagnole d’appliquer pour la première fois le fameux Requerimiento, lui permettant
ainsi de consolider sa domination territoriale, en
réglant pratiquement la question indienne (guerre ou soumission au roi catholique). Ce document a été en effet rédigé quelques jours avant
le départ de Dávila, par le juriste Juan López de
Palacios Rubios.
Maria del Carmen Mena García, Sevilla
y las flotas de Indias : la gran armada de
Castila del Oro (1513-1514), Sevilla,
Universidad de Sevilla, Fundación
El Monte, 1998, 458p.
L
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249
INFORMATION
SCIENTIFIQUE
L ECTURES
et huit bateaux de pêche) afin de constituer
l’amorce d’une flotte. Il dépensera pour
cela près de la moitié du budget de l’expédition, soit quelques 4 790 000 maravedís.
Les armateurs de Séville, de Cadix et de
Palos de la Frontera sont mis à contribution.
Le fameux pilote Vicente Yáñez Pinzón,
qui fera partie de l’expédition, est même
chargé d’acheter des caravelles au
Portugal : pour ce service le roi lui attribue des indemnités s’élevant à 4724 maravedís. Pinzón ne pourra en définitive acheter qu’une seule caravelle : ce succès relatif
indique néanmoins que la rivalité luso-castillane de ce début du XVIe siècle était loin
d’être aussi rigide que l’on a pu penser. Le
pragmatisme semble être de rigueur4. Le
livre de compte détaille chacun des achats :
le nom du propriétaire, le lieu d’origine,
le prix d’achat, et le coût total (après le
transport et les rénovations) sont mentionnés, ce qui donne une première image des réseaux de la Séville atlantique, « port et porte des Indes » (Lope de
Vega).
Mais bientôt d’autres réseaux apparaissent, d’ambition plus modeste peutêtre, mais sans lesquels pourtant Séville
n’aurait pu accomplir son destin atlantique.
Le livre de comptes offre ainsi un tableau
vivant des hommes et des activités de la
cité sévillane en ce début du XVIe siècle :
charpentiers, tonneliers, forgerons, lamaneurs, couturiers, cordonniers, mais aussi
pêcheurs… tous ces artisans mobilisés pour
la préparation de l’expédition, semblent
soudain s’animer sous nos yeux. Nous
connaissons leurs noms, leur lieux d’exercices, leurs tarifs. Il en va de même pour les
commerçants, de Séville ou d’ailleurs. Pour
l’anecdote, en 1513 les trois directeurs de
la Casa de Contratación sont d’origine
basque, et semblent résolus à favoriser
autant que possible la communauté
basque. Ils pourraient ainsi avoir « suggéré » le recours aux marchands basques installés à Séville, pour ce qui concerne les
besoins en industrie sidérurgique et en bois
de marine : en tout, par leur entremise, ce
sont près de 700 000 maravedís qui vont
être dépensés au pays basque pour l’armada de Castilla del Oro. Les jeux d’influence pour le partage des bénéfices des Indes,
apparaissent ici clairement. Ce que confirme d’ailleurs la fréquence de faux en écritures dans ce livre de comptes, laissant
supposer que certains intermédiaires ont
reçu de substantiels honoraires !
Ce désormais fameux livre de comptes
présente également avec force détails le
recrutement des pilotes5, des marins et des
futurs colons (ce qui représente en tout
près de 2 000 hommes) : fonctionnaires,
soldats, religieux, travailleurs et gens de
toutes les conditions, appelés à s’installer
sur ces terres lointaines. Le roi leur assure
la gratuité du ravitaillement en mer et
pendant un mois après leur arrivée, le
temps de trouver les moyens de leur autosubsistance. Ferdinand ne rechigne pas à
la dépense : la flotte transporte, outre des
réserves alimentaires et de l’artillerie pour
la défense de la colonie, de nombreux instruments agricoles, des ustensiles de cuisine, des filets de pêche, un véritable hôpital avec des lits et une pharmacie, un millier
de briques pour la construction de la
demeure du gouverneur, plus de mille
hamacs ! Tout est minutieusement détaillé,
de même que le salaire des fonctionnaires
chargés d’implanter l’administration coloniale : depuis celui du gouverneur Dávila
(366 000 maravedís par an), jusqu’à celui
du pharmacien Francisco Cota
(30 000 maravedís).
Avec cette étude Carmen Mena García
rend une dimension humaine à l’aventure
atlantique de Séville. On pourra regretter
l’absence de conclusion, quelques lourdeurs de style, il n’en reste pas moins que
cet ouvrage rigoureux ouvre, à n’en point
douter, des champs d’études nouveaux.
Laurent Vidal
(Université de La Rochelle,
Espace Nouveaux Mondes)
4 Ainsi Ferdinand a-t-il été obligé de demander au
monarque portugais de ne pas appliquer, à cette occasion, une loi interdisant la vente de navires
aux étrangers : « afectuosamente os rogamos
que mandéis dar licencia para que libremente el
dicho Vicente Yáñez Pinzón o las personas que
los dichos nuestros oficiales de Sevilla enviarem a
comprar las dichas carabelas, e traerlas a la dicha
ciudad de Sevilla para la dicha armada sin que
en ello se le ponga impedimento alguno, pues
que en semejantes cosas vos tenéis alguna necesidad lo mandamos proveer acá, en lo qual nos
haréis muy singular complacencia (…)» (p. 267).
5 Il y a six pilotes royaux dans l’expédition, ce qui
représente la moitié de l’équipe au service de la
Casa de Contratación.
250
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INFORMATION
SCIENTIFIQUE
LECTURES
Jorge P. Santiago, La musique et la ville.
Sociabilité et identités urbaines à Campos,
Brésil. Paris, L’Harmattan, collection
Musiques et champ social, 1998, 286 p.
T
ravail d’un anthropologue sensible
aux problématiques historiques dès
lors que sa formation initiale s’inscrit
dans ce champ, c’est en tant qu’historienne
de l’Amérique latine que je voudrais rendre
compte de ce livre. Mais en tant qu’historienne que la sensibilité et l’objet de
recherche, la guerre et les conflits civils,
ont conduit à chercher dans le champ
anthropologique des outils pour construire son objet.
S’inscrivant dans le champ de l’anthropologie historique, cet ouvrage analyse le
processus de l’avènement de l’urbain dans
une ville moyenne brésilienne, Campos,
et la reconstruction des identités sociales et
culturelles qu’il engendre. Ceci en mettant
au premier plan les acteurs populaires et
leur modes différenciés d’insertion dans la
ville.
Pour ce faire, Jorge Santiago a choisi
comme « fenêtre d’observation » la pratique musicale des Lyres et Orphéons (présents en nombre dans la ville), lesquels
contribuent (ainsi que leurs membres) à la
construction des identités individuelles,
mais aussi d’une mémoire collective :
mémoire de son avènement, de sa réception et de sa gestion par chacun des acteurs
compris comme partie du tout social. Cette
reconstruction des identités s’opèrent à
quatre niveaux. Interne tout d’abord par la
vie associative qui régit les Lyres; en second
lieu dans les moments où les Lyres se produisent dans l’espace public pour accompagner l’avènement de l’urbain ; mais aussi quand une partie de ces mêmes
musiciens sont appelés, à titre plus individuels à se produire à l’invitation de certains membres des couches aisées ; enfin,
lorsque les musiciens, « débarrassés », de
leur uniforme de membre de la Lyre, créent
et participent de ce que Jorge Santiago
appelle la « sociabilité informelle », nous faisant rencontrer cette face cachée de la ville que sont les « exclus », les gens de peu,
officiellement en marge du processus en
cours. Cette entrée dans la ville à partir
des sociétés musicales permet donc une
saisie de la mutation à partir « d’une large
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
palette d’acteurs », pour reprendre ses
propres termes, et des relations différenciées qu’ils entretiennent, par le biais de
la pratique musicale, avec la ville et ses
habitants.
En ce sens, la démarche anthropologique s’avère fondée pour opérer la mise à
jour de ces faces cachées, d’autant que la
recherche s’appuie sur l’articulation des
traces photographiques et écrites (archives
des Sociétés musicales -statuts, règlements
intérieurs, livres de compte, fichiers de
membres-, presse, affiches de spectacle,
correspondances échangées avec des loges
maçonniques) d’une part, et l’enquête de
terrain entreprise auprès des musiciens et
non musiciens âgés de la ville, d’autre part.
La lecture en creux de ce corpus atteste
une possible appréhension plus fine des
acteurs en marge et de leurs relations avec
le reste des habitants, mais aussi de la
ville.
Le plan du livre opère une corrélation
permanente entre d’une part les deux
sociétés musicales (la Lira de Apolo et la
Corporaçao Musical Lira guarani) comme
objets spécifiques et, d’autre part, l’univers socio-culturel et urbain dans lequel
elles s’insèrent et agissent en accompagnant
l’avènement d’un nouveau vivre en ville.
La première et la troisième parties portent ainsi sur les structures, le fonctionnement et les pratiques internes des deux
sociétés, étudiés à travers le prisme de leur
insertion dans l’urbain. Quant à la seconde partie, elle porte plus spécifiquement
sur l’histoire de cette ville en mutation et
de l’espace rural qui l’entoure, dont Jorge
Santiago nous montre le caractère indissociable, ce qui n’est pas sans répercussions sur la physionomie de l’urbain en
train de se construire. L’analyse est réalisée par le biais des souvenirs des témoins
articulés à celle, en contrepoint, du projet
urbain tel que projeté conformément aux
valeurs des « élites » et des autorités (essentiellement à partir de la presse et des « histoires » de la ville).
Après avoir dressé une typologie des
Lyres et Orphéons au Brésil, et les avoir
situés par rapport à l’histoire de ces formations, Jorge Santiago nous introduit
dans l’univers, dans les coulisses des deux
Lyres Apolo et Guarani. À partir de l’étude
de leurs statuts et règles de fonctionnement administratif, c’est la construction
251
INFORMATION
SCIENTIFIQUE
du sens interne et leur insertion dans la
dimension culturelle et ludique de la ville
qui est appréhendée et mise en perspective. Nous disposons dès lors des éléments
normatifs et symboliques adoptés et « utilisés » par ces Lyres afin de construire leur
légitimité face aux autorités et aux représentants de l’ordre. Légitimité qui se
construit à partir de l’adoption de normes
et de symboles qui appartiennent pour
partie au monde des « élites », mais aussi
à travers un répertoire musical spécifique
et un jeu sur celui-ci. Construction d’une
légitimité qui leur assure également une
identité musicale qui, à son tour, va participer de la construction de l’identité et de
la mémoire urbaines.
La deuxième partie de l’ouvrage nous
introduit dans l’histoire de la ville et de sa
transformation. Partant d’une mise en perspective historique et territoriale de la ville,
l’auteur reconstitue à la fois le développement de cette « région » sucrière, en tant
qu’espace administratif, mais aussi comme résultat des relations sociales, et l’interrelation précoce qui se produit entre espace rural et espace urbain, où l’avènement
de l’industrie sucrière va bouleverser les
hiérarchies sociales au détriment de l’aristocratie rurale, qui va peu à peu s’installer
en ville, y apportant sa marque.
Ce sont les témoignages qui servent
de guide à Jorge Santiago pour la « reconstitution de l’histoire et de la mémoire de la
ville », à partir d’une analyse des mécanismes de construction de la mémoire et
du rôle du souvenir dans la vie sociale des
individus, lequel met bien en évidence
l’articulation entre l’individuel et le collectif qui constitue un des axes structurant
de ce travail. Ce recueil de « souvenirs
» nous introduit dans cette participation
des musiciens aux grands « événements »
ayant marqué l’avènement de l’urbain à
Campos, en particulier à travers leur
accompagnement de la construction du
chemin de fer, et de la célébration des différentes réalisations opérées dans la ville.
À travers les témoignages des musiciens, on peut également lire le vécu souffrant de cet accompagnement de l’urbain,
non seulement à travers ce que certains
nous livrent de leur travail en tant
qu’employés des chemins de fer, mais aussi du travail qu’il leur fallait fournir comme
membres de la Lyre pour célébrer cette
252
L ECTURES
modernisation de la ville. Cette évocation
de souvenirs de la ville et de leur propre itinéraire de vie acquiert, par l’utilisation de
photos de l’époque, une dimension supplémentaire. En effet, l’utilisation de photos lors des rencontres de l’auteur avec les
témoins, déclenche des souvenirs et des
remarques en cascades devant ces
moments de leurs histoires ou de celles de
leurs aînés. Mais cette confrontation aux
photos est également l’occasion pour ces
musiciens de parler de ces autres gens qui
s’inscrivent dans l’espace de la ville, en
particulier les esclaves et les affranchis qui
forment le plus gros contingents des « nouveaux urbains », ces acteurs « oubliés »
Leur présence dans un espace urbain
en pleine réorganisation, autant architecturale que symbolique et hiérarchique, est
particulièrement « visible « dans les rues
de la ville qui se font « espace de travail et
de la sociabilité populaire » pour ces gens
de peu, dont l’espace privé est souvent
insalubre et parfois détruit par les autorités,
dans le cadre des politiques d’hygiénisation
dont Jorge Santiago montre qu’elles sont
tout autant urbaines que morales. Ces rues,
où se construisent pour ces exclus, pour
ce monde invisible, les identités et les stratégies d’apprentissage de l’urbain, où
s’opposent et se côtoient également élus
et exclus, nous introduisent au cœur de
cette face cachée de la ville et des modalités de son rejet par les élites, dès lors
qu’elle représente l’opposé de leur rêve
de progrès et de « civilisation ». Pourtant,
c’est à travers ces formes de sociabilité
informelles, dénigrées et interdites en tant
que lieux du vagabondage et de la bohème, que les populations dites en marge
ou déracinées reconstruisent collectivement et individuellement une identité, à
partir du partage de codes communs, ou
de nouvelles pratiques, mais où la musique
est toujours au premier plan. Ces gens de
l’ombre sont ainsi remis sur scène dans la
dynamique de leur stratégies d’insertion
dans l’urbain, en traçant « leurs propres
sentiers grâce auxquels ce même espace
urbain va aussi se construire et acquérir
son identité ».
La reconstruction des identités à travers les pratiques de sociabilité s’ancre sur
une autre « pratique », restituées par les
archives des sociétés musicales et les témoignages des musiciens : un usage singulier
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °28/29
INFORMATION
SCIENTIFIQUE
LECTURES
des noms, prénoms et patronymes, que
Jorge Santiago analyse en ouverture de la
troisième partie. Cette fonction de renommer les gens montre de quelle façon l’individu acquiert une identité qui s’imprime
dans son appellation. Les gens se trouvent
dotés au cours de leur vie, et simultanément, de plusieurs « noms » différents,
selon leurs expériences de vie, les espaces
qu’ils occupent et les gens qu’ils fréquentent, mais aussi selon leur ‚âge et leur sexe.
Ainsi par exemple, le passage dans une
Lyre permet d’acquérir non seulement un
savoir qui supplante dans certains cas et
moments l’identité sociale, mais aussi une
nouvelle identité inscrite dans le nom qui
rythme en quelque sorte celle de la ville, lui
donnant sa tonalité singulière.
Dans le cas des musiciens, la culture
musicale concède une identité à l’individu et par conséquent au collectif, signifiant dans le même temps la multiplicité
des appartenances et l’inscription de l’individu dans le tout collectif. Je pense ici aussi à ces femmes qui fréquentent les espaces
de sociabilité informelle organisée par les
musiciens, « femmes déclassées », comme
on les appelle, parce que de la rue ou de
modeste condition, femmes dénigrées, et
qui sont ici appréciées et nommées pour
leurs qualités liées à la pratique musicale.
Et c’est également pour ces qualités et leur
inscription dans la façon de les nommer
que ces femmes, et d’autres acteurs, sont
encore présents dans les mémoires en tant
que tels.
Les surnoms agissent également, à l’instar des photos, comme déclencheurs de
mémoire qui permettent de retisser le jeux
des relations sociales et des hiérarchies fines
qui règlent le quotidien et la mémoire des
acteurs. Quand les noms, prénoms et surnoms ont été formés à partir de lieux de
celle-ci ou des « événements » qui l’ont
rythmée, ils sont alors marqueurs de l’identité et de la mémoire de la ville, au même
titre que l’usage spécifique d’un répertoire qui figure une expression locale de la
« musique nationale ».
Cette dernière partie nous introduit
finalement au cœur de la fonction de la
pratique musicale et des musiciens dans
la construction de l’identité de la ville, à
travers les différentes formes de sociabilité.
Dans le même temps, ces dernières posent
en filigrane le rôle d’intermédiaires occupé
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
28/29
par les sociétés musicales, en ce que nous
les voyons ici dans la multiplicité de leur
présence dans l’urbain, à la fois célébrées
comme soutiens officiels de l’avènement
de l’urbain, associées aux espaces des
exclus et aux pratiques déviantes dans les
formes de sociabilité mises en œuvre par
certains de leurs membres auprès des
acteurs déclassés; enfin en tant qu’agent de
promotion individuelle.
D’où ces trois types de sociabilité, distingués à partir des lieux où elle se développe et du type de liens sociaux qu’elle
implique : formelle, associative et informelle.
Dans la sociabilité formelle, qui se produit essentiellement à l’intérieur des sièges,
l’interaction avec insertion des sociétés
musicales dans l’urbain est là encore déterminante, de même que leur structuration
qui les rapproche des confréries. On voit
bien, dès lors qu’ils ont entre autres fonctions d’accompagner les célébrations officielles de la ville, comment cette responsabilité influe sur le fonctionnement et les
pratiques internes, dans le même temps
qu’elle leur octroie, comme on le voit dans
la première partie, une reconnaissance officielle et les légitime. On peut également le
saisir à travers les relations entre les
membres, notamment avec la préoccupation pour leur bonne conduite, y compris
quand ils ne sont pas en représentation,
l’importance de répétitions bien réglées
qui assureront le prestige externe de la
lyre, mettant ainsi en lumière cette fonction
de socialisation des membres (mesures
punitives, exclusion, codes de conduite). Là
encore l’articulation entre l’individuel et le
collectif est déterminante, car la responsabilité joue aux deux niveaux, puisqu’à
titre individuel chaque musicien a la responsabilité d’assurer la légitimité et la qualité de la lyre. Il y a ici aussi incorporation
des normes de la vie urbaine, sur un autre
registre, celui des pratiques et du vocabulaire interne, après celui des symboles analysé dans la première partie.
La sociabilité associative est de deux
types. Soit les musiciens y participent comme membres de la lyre, le groupe se présentant alors en tant qu’ensemble, même
s’il ne s’agit plus alors de la lyre dans son
intégralité. Soit elle figure une sorte de
sociabilité formelle, avec la participation
de la population et des familles des musi253
INFORMATION
SCIENTIFIQUE
ciens. Du fait de la coprésence d’acteurs
sociaux d’origine différente et de la coparticipation du « public « à l’exécution musicale, cette forme de sociabilité favorise la
conciliation, voire la suspension momentanée, mais effective des hiérarchies, constituant, comme le définit l’auteur, « des
moments de réinvention d’un "nous"
urbain qui n’existent pas hors de ces
moments » où sont soulignées, au contraire, les hiérarchies et le prestige/le déclassement, le formel/l’informel.
Les duels musicaux, disputes musicales
auxquelles se livrent les deux groupes musicaux étudiés, sont un bel exemple du
transfert symbolique des conflits, et par la
présence du public, de cette suspension
des hiérarchies. Ils agissent en régulateurs
de conflits ; mais ils sont aussi chargés,
dans ce qu’ils expriment, de non dits dont
il serait important de travailler les mécanismes.
Dans le cadre de la sociabilité informelle, c’est en tant qu’individu-musicien,
et non comme membre de la lyre, qu’ils
agissent. Les activités sont alors associées
à la bohème et à la vie nocturne, au vagabondage, et à la catégorie des « déviants
sociaux ». C’est ici que le chapitre V, sur
« la ville, l’espace et la construction du
socio-culturel urbain » révèle toute son
importance car il permet de saisir le
« sens » de ces sociabilités informelles et de
quelle
charge
symbolique elles sont porteuses, tant pour
les participants que pour ceux qui les répriment (élites et autorités), d’autant que l’on
voit bien dans le chapitre VIII sur les formes
de sociabilité, à travers les paroles des musiciens, que ce sont des espaces, parfois du
non dit, de l’intime. Mais ce sont aussi des
espaces de création musicale (c’est là que
l’on joue certaines musiques « interdites
« et de certains instruments ; c’est le lieu
par excellence de l’improvisation) et de
reconstruction des identités, d’acquisition
et de « gestion » des normes, ce à travers
le collectif qui se met en œuvre et comporte son propre ordonnancement.
Enfin, les sociabilités informelles permettent d’accéder à une autre face cachée
de cette ville, jusque-là présente en filigrane dans le livre, les femmes populaires,
ces « acteurs éphémères » comme les nomme l’auteur, en ce que ces espaces de
sociabilité sont souvent pour elles les seuls
où elles ont la possibilité d’exprimer leur
254
L ECTURES
participation à la vie collective de la ville.
D’où ce couple de contraire, femme de la
rue/femmes de la maison selon le vocabulaire entendu sur le terrain, qui lui sert
de grille d’analyse et de lecture. Ces
femmes de la rue, par opposition à celle de
la maison, de la famille, figurent donc, en
quelque sorte, le point extrême de cette
invisibilité du monde dit du désordre.
On voit bien à l’œuvre ici, à travers ces
formes différenciées de sociabilité musicale, le jeu et l’importance des multiplicités d’appartenance dès lors qu’elles signifient le tissage de liens avec un spectre
large et diversifié d’habitants, depuis les
élites pour lesquels ils fêtent et accompagnent l’urbain dans sa dimension festive ;
jusqu’à ces hommes et femmes dits en
marge. Hommes et femmes auxquels ils
permettent, grâce aux traces qu’ils ont
laissées dans la mémoire des musiciens
(dès lors qu’on prend soin de se mettre à
leur écoute), d’acquérir leur place dans
l’histoire de la ville en les replaçant sur la
scène de la vie urbaine en tant qu’acteurs
à part entière. Non seulement dans la
construction de l’urbain, influant sur la
physionomie de la ville et son identité,
mais aussi comme porteur d’une mémoire de cette ville.
A travers ce que les sociétés musicales
livrent au lecteur, dans leurs pratiques
musicales et associatives, mais aussi à travers leurs membres actuels, en particulier
les plus anciens d’entre eux qui constituent un pont entre hier et aujourd’hui,
on voit bien comment, sur des registres
différents et parfois même conflictuels,
elles ont accompagné cet avènement de
l’urbain. Qu’elles aient été sollicitées par
les autorités pour commémorer les nouveaux édifices ou aménagements de la ville, ou, qu’à travers leur présence dans
l’urbain, elles aient impulsé ou animé, à
partir de la pratique musicale, des espaces
de sociabilité différenciés.
Les sociétés musicales, en tant que
structures normatives, mais aussi à travers
les activités et les identités de leurs
membres, et tels qu’elles sont saisies à la
fois dans les archives et dans les témoignages, ne font pas que révéler une pratique dans la ville, mais une ville à travers
la pratique musicale comme agent de son
identité et d’actualisation de sa mémoire
collective.
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INFORMATION
SCIENTIFIQUE
LECTURES
On ne saurait avoir épuisé ici ce que
livre ce travail, ni même les interrelations
que l’on peut y tisser. C’est ainsi que, dans
son apport conceptuel et le choix de son
objet pour l’étude du phénomène urbain,
il représente une contribution importante
pour l’anthropologie de la ville. A partir
d’un telle grille d’analyse, on voit bien me
semble-t-il que la ville, comme espace physique et symbolique, peut constituer un
CAHIERS DES AMÉRIQUES LATINES N °
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instrument privilégié en tant qu’observatoire des conflits et de redéfinition des liens
sociaux et identitaires, dans la mesure où
elle est l’espace des rencontres, de la pluralité et, par conséquent, de la relation à
l’altérité.
Véronique Hébrard
Université de Paris I Centre de recherche sur l’histoire de
l’Amérique latine
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