L`islam tel quel ?

Transcription

L`islam tel quel ?
M-AFR-Namur
THÈME
Sommaire
L’islam
tel quel ?
L’islam, un acte de foi
Monseigneur Guy Harpigny
12
Louvain
Les musulmans, au-delà de telle ou telle
idéologie, sont avant tout membres d’une
communauté de croyants. Plutôt que de
comparer cette religion à d’autres, c’est
par le témoignage des musulmans qu’on
peut comprendre leur acte de foi.
Les musulmans en recherche d’identité
15
Emilio Platti
Deux modèles de « religion » s’offrent aux
musulmans du 21e siècle. Dans l’un, la
religion domine la société; dans l’autre,
elle influe sur la société, mais ne domine
pas politiquement. La confrontation des
deux est essentielle pour comprendre la
crise de l’islam contemporain.
Ouvertures dans l’islam contemporain
Christian van Nispen
Quelque divers que soit le monde
musulman, il connaît des situations
types. Dans ces contextes, à côté des
durcissements, l’islam contemporain
s’ouvre à la modernité et à l’altérité.
L’intégration des musulmans
de Belgique est en marche
Hans Vöcking
18
22
Le culte musulman est reconnu officiellement en Belgique depuis 1974. De la
reconnaissance à l’institutionnalisation,
l’intégration de la communauté
musulmane est en marche.
Le Jésus de l’islam : énigme ou
mystère ?
Maurice Borrmans
Jésus, prophète de l’islam, n’est pas ignoré
des musulmans mais il ne semble pas
correspondre au Jésus chrétien. Qu’en dit le
Coran, comment le présente la Tradition,
qu’en disent les contemporains?
25
11 septembre 2001, 11 mars 2004, 7 juillet 2005 : trois
dates qui, en Occident, ont mis le mot « islamiste » à la
une de toutes les informations. Et, dans le flou de la
nébuleuse d’Al Quaeda, le qualificatif « islamique », voire
l’islam lui-même, ont été entraînés dans la spirale de
tous les amalgames.
Beaucoup d’injustices se commettent, qui obéissent
aux regards figés des masques de l’ignorance — la peur,
la rancœur, la raideur et bien d’autres laideurs —, au grand bénéfice de la
haine et de ses complots.
S’il faut raison garder en toutes circonstances, il convient que cette
raison soit éclairée par une information authentique, fondée sur une
véritable science et une juste connaissance. Dans le monde moderne,
l’université est, plus que jamais, le lieu désigné où s’élaborent et s’expriment,
dans la liberté, l’effort de savoir exactement ce qui est juste.
Connaître l’islam semble, aujourd’hui, absolument nécessaire avant de
porter un jugement sur ceux qui s’en réclament : d’abord pour mesurer,
profondément, ce qui sépare l’authenticité religieuse des musulmans de la
conscience occidentale, chrétienne ou sécularisée, et, sur cette base, pour
voir ce qui permet de les concilier ; ensuite pour mesurer ce qui sépare ceux
qui pratiquent l’islam authentiquement de ceux qui le dénaturent ou s’en
servent abusivement en le poussant à l’extrême ou à l’absurde.
Le présent dossier n’a évidemment pas la prétention de donner de l’islam
une vision complète. Il espère seulement permettre de voir cette grande
religion d’un autre regard que celui que focalisent les événements violents
des dernières années, et stimuler l’approfondissement que les Occidentaux
se doivent d’accomplir pour mieux comprendre cette foi et cette fidélité qui
concernent un milliard trois cents millions d’hommes.
Les auteurs des articles que l’on va lire sont tous décidément chrétiens et,
à un titre ou à un autre, historiens des religions ou engagés dans le dialogue
interreligieux. C’est dire leur respect et leur sympathie pour le fait religieux
en soi et leur conscience que l’on ne peut traiter la question du monde
musulman sans partir de son fondement, le Coran, et de celui qui a été à
l’écoute de sa révélation, le Prophète. Il a paru cependant intéressant et,
dans une certaine mesure, essentiel, d’obtenir l’avis d’un musulman, lui aussi
engagé, sur ce dossier, dans ce dossier. Que chacun d’eux soit remercié pour
cette contribution dont les lecteurs de Louvain, nous l’espérons,
apprécieront la justesse et la clarté.
Pr Jean-Claude Polet, coordinateur de ces pages « Thème ».
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
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THÈME
Il était une foi l’islam
L’islam, un acte de foi
Monseigneur Guy Harpigny
D.R.
Les musulmans, au-delà de telle ou telle idéologie, de tel ou tel régime, sont avant tout membres
d’une communauté de croyants. Peu d’études abordent l’islam comme religion. Plutôt que de la
comparer à d’autres, c’est par le témoignage des musulmans qu’on peut comprendre leur acte de foi.
Docteur en théologie – sa
thèse a été publiée sous le
titre Islam et christianisme
selon Louis Massignon –,
Guy Harpigny a
notamment acquis son
expérience à l’Institut
dominicain d’études
orientales du Caire. En
2003, il a été nommé
évêque de Tournai.
1. G. Spitaels, La triple
insurrection islamiste, Librairie
Arthème Fayard et Éditions
Luc Pire, 2005.
2. J. Dore, La grâce de vivre.
Entretiens avec Michel Kubler et
Charles Ehlinger, Paris,
Bayard, 2005, pp. 196-205.
12
Depuis le 11 septembre 2001, les médias occidentaux relaient régulièrement l’idée selon
laquelle l’immense majorité du milliard trois
cents millions des musulmans de la planète est
complice des commanditaires des actes terroristes perpétrés à New York et à Washington. Cette idée n’est pas neuve. En effet, depuis la fin de
la Deuxième Guerre mondiale, les diverses
guerres de libération des anciennes colonies
musulmanes ou départements à majorité musulmane du Royaume-Uni, de la France et des PaysBas ont encouragé l’opinion publique de nombre
d’États d’Europe occidentale et d’Amérique du
Nord à admettre que les musulmans, en général, sont opposés à l’Occident. L’évolution du
prix du baril du pétrole dans les années septante, la révolution iranienne, les guerres en Afghanistan, dans le Golfe arabo-persique, en Bosnie,
en Israël-Palestine et en Irak avec, à chaque étape, le cortège de prises d’otages, semblent donner raison aux politologues qui interprètent les
soubresauts de la deuxième moitié du 20e siècle
comme autant de manifestations d’une guerre
de civilisations. D’une manière beaucoup plus
fine, Monsieur le Ministre d’État Guy Spitaels
analyse, dans son dernier ouvrage, les causes de
la percée islamiste 1.
Au milieu des interprétations qui décrivent
le développement récent de l’islam comme une
opposition aux valeurs occidentales, il faut ajouter la transposition, dans des États à majorité
musulmane, de luttes idéologiques des États
d’Europe du Nord. À titre d’exemple figure la
guerre civile du Liban, qui a commencé en 1975.
Les commentateurs de l’époque parlaient d’un
conflit entre les islamo-progressistes et les chrétiens conservateurs. À force de reportages et d’interviews de personnalités socialistes du ProcheOrient, les journalistes occidentaux de l’époque
soutenaient la position des musulmans libanais
qui, en raison de leur idéologie de progrès, étaient
proches des Palestiniens, victimes de la politique
israélienne. En face des musulmans du Liban,
les journalistes montraient du doigt les chrétiens
maronites qui, avec leurs phalanges proches des
régimes fascistes d’avant la Deuxième Guerre
mondiale, étaient devenus les alliés objectifs d’Is-
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
raël. Il était clair pour tout le monde, à l’époque,
que les musulmans libanais étaient les seuls à
promouvoir, dans le sillage des droits de l’homme, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Trente ans après le début de la guerre civile
du Liban, bien rares sont les commentateurs occidentaux qui oseraient parler d’islamo-progressistes. L’avènement de Khomeiny en Iran et celui
des Talibans en Afghanistan ont ouvert la voie à
un nouveau discours qui met en lumière l’islam
comme un fondamentalisme, un intégrisme,
un obscurantisme, bref une religion antérieure
à l’Aufklärung, imperméable aux lumières de la
raison et opposée aux droits de l’homme.
L’islam comme religion
Je ne pense pas que ces diverses approches
soient suffisantes pour comprendre les musulmans. En effet, si les musulmans, comme tous les
êtres humains, sont bien des citoyens, des partisans de telle ou telle idéologie, des alliés de tel
ou tel régime, inscrits dans tel ou tel système économique, situés dans telle ou telle aire d’influence, ils sont aussi, ils sont surtout, membres d’une
communauté de croyants. Bien rares sont les
approches scientifiques qui examinent l’acte de foi
et le contenu de la foi de ceux qui se déclarent
musulmans. Pour le dire en d’autres termes, peu
d’études abordent l’islam comme religion.
Cette situation reflète le glissement de la théologie dans la culture occidentale. Je ne parle pas
de la recherche théologique, mais de la non-réception de la théologie dans la culture. Mgr Joseph
Doré, archevêque de Strasbourg, qui a exercé le
métier de théologien durant des décennies et qui
continue à le pratiquer dans ses nouvelles fonctions, décrit de manière lumineuse cette nonréception 2. À la base existe la décision, le présupposé selon lequel la théologie n’est pas une
production de l’intelligence critique. La foi est
d’emblée étrangère à la raison. Les intellectuels qui
s’intéressent aux religions se rendent bien compte que le fait religieux garde une place dans la
société, malgré tout ce qui a été dit depuis des
décennies sur sa future disparition. Néanmoins,
ces mêmes intellectuels cherchent rarement à
M-AFR-Namur
entrer dans l’acte de foi de ceux qui affirment une
conviction religieuse; ils veillent plutôt à exprimer
l’originalité du fait religieux dans un registre totalement areligieux, séculier, athéologique.
Pour découvrir la foi des musulmans, il faut
non seulement accepter que la religion a une originalité irréductible, mais il faut encore savoir si
on désire effectivement chercher cette originalité. Ceux qui sont pressés ne pensent qu’au contenu de la foi. Parmi ceux-ci, ceux qui sont ultrapressés n’ont pas le temps d’écouter comment
les musulmans exposent, de manière organisée,
le contenu de la foi, mais ils veulent immédiatement un résumé obtenu selon la méthode comparative. Si le chercheur est un chrétien, il établit, en deux colonnes, les textes sacrés, les
dogmes, les pratiques, les rites des deux religions, chrétienne et musulmane, en partant de
la présentation chrétienne des textes bibliques, du
symbole de foi, des commandements et des sacrements. Le sommet est atteint lorsque, de manière neutre, il peut parler du ramadan des musulmans en comparaison avec le carême des
chrétiens. Ce type de recherche ne fait pas « comprendre » la signification religieuse du ramadan,
ni la signification religieuse du carême. Et, fatalement, on conclura que les musulmans n’ont
pas de sacrements, ni de ministères ordonnés…
Partir de l’expérience
Plutôt que d’établir des tableaux de comparaison, à partir du contenu de la foi de plusieurs
religions, le chercheur vise à entrer dans l’acte
de foi des musulmans, à partir de l’expérience, du
témoignage des musulmans eux-mêmes. Comment un musulman expose-t-il, pour nous qui
ne sommes pas nécessairement musulmans, son
acte de croire ? D’emblée il fait référence à l’expérience du Prophète Muhammad qui découvre
progressivement Dieu comme une exception par
rapport à la négation de toute forme d’idolâtrie,
en réponse à une révélation qui vient de Dieu
lui-même. Selon la profession de foi, il n’y a pas
de divinité, si ce n’est Dieu ! D’emblée, le musulman inscrit la mission du Prophète par rapport
à l’ensemble de l’humanité : Muhammad propose à tous la révélation véritable contenue dans
le Coran, en mettant en garde les Juifs à l’égard
de la Torah qui, aujourd’hui, ne correspond pas
à ce que Dieu a donné à Moïse ; en mettant en
garde les chrétiens à l’égard de l’Évangile qui,
aujourd’hui, ne correspond pas à ce que Jésus a
donné aux apôtres. Pour découvrir la Torah et
l’Évangile, que Dieu a donnés à Moïse et aux
apôtres, tous sont invités à lire le Coran et à abandonner les textes falsifiés de leurs Écritures. Seul
le Coran contient la véritable révélation de Dieu.
La foi musulmane n’hésite pas à porter un
jugement sur le contenu de la foi des « Gens du
Livre ». Ceux-ci sont essentiellement les Juifs et
les chrétiens. Aux chrétiens, par exemple, la foi
musulmane reproche d’avoir associé Jésus, un
être humain, un prophète, à la « nature » divine.
Imaginer que Dieu puisse avoir un « fils » qui
prend la nature humaine est proprement « impensable ». Oser affirmer que le prophète Jésus est
mort sur une croix est contraire à la foi. Comment peut-on penser, ne fûtce qu’un moment, que Dieu
abandonne les prophètes en
les laissant condamner à mort
par les hommes ? En fait,
Jésus n’est pas mort, il a été
élevé au ciel, sans passer par
la mort. Celui qui a été vu sur
la croix n’est pas le prophète
Jésus. Affirmer que Jésus est ressuscité, c’est
reconnaître que ce prophète, cet envoyé de Dieu,
n’est pas passé par la mort.
La foi musulmane n’est pas réservée aux seuls
êtres humains qui la professent. Tout être humain
est concerné. En effet, dès avant sa naissance,
l’enfant qui est conçu est intégré dans un pacte
que Dieu établit avec lui. Dieu fait alliance avec
tout être humain avant sa naissance. Quand un
être humain vient au monde, il « est » musulman. Cela signifie qu’il n’y a pas de geste rituel
pour faire entrer dans la tradition musulmane. En
un certain sens, tout être humain naît, vient au
monde, « musulman », lié par le pacte que Dieu
a engagé avec lui. Si les parents de l’enfant sont
musulmans, heureux est-il de vivre dans un environnement où il pourra déployer ce qui a été initié par ce pacte. Si cet enfant a des parents juifs,
chrétiens ou athées, il deviendra certes juif, chré-
Une école coranique au Maroc.
En lisant ensemble, à haute voix, et en
apprenant petit à petit par cœur le
texte, les enfants découvrent le Coran et
la vie de Muhammad.
Tout être humain est concerné par
la foi musulmane. Dès avant sa
naissance, l’enfant qui est conçu
est intégré dans un pacte que Dieu
établit avec lui.
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
Remerciement
Nous remercions le Père
Gust Beckmans des Pères
blancs de Namur pour sa
collaboration à l’illustration
de ce dossier.
13
THÈME
Il était une foi l’islam
M-AFR-Namur
tien ou athée,
mais son cœur ne
sera apaisé que
lorsqu’il
aura
découvert son
« origine », le pacte initié par Dieu.
Si jamais cet
enfant, né dans
une famille non
musulmane,
découvre son origine, la foi musulmane, heureux est-il. Il ne s’agit
pas à proprement parler d’une conversion, mais
bien du retour à l’origine. Le témoignage des
musulmans est par conséquent destiné à inviter
tout non-musulman à découvrir son origine.
Selon la tradition musulmane, l’enfant
ne sera apaisé que lorsqu’il aura
découvert son « origine », le pacte
initié par Dieu.
La foi musulmane « islamise » la vie
Dès les premières années de la prédication du
Prophète Muhammad, en particulier après l’hégire en 622, les personnes qui ont cru en son
témoignage ont constitué une communauté de
foi qui, progressivement, mais surtout après la
mort du Prophète en 632, a été organisée comme
ce que nous appelons aujourd’hui un État. Ce
qui apparaît assez rapidement est l’importance
accordée à la pratique de la foi. Lorsque les sociologues et les acteurs des médias occidentaux parlent de pratique religieuse, ils font souvent référence à l’Église catholique qui propose à ses
membres de participer à l’assemblée liturgique
tous les dimanches de l’année. Il arrive que, par
méthode comparative, on assimile la pratique
religieuse des musulmans à la participation à la
prière à la mosquée le vendredi midi. Découvrir
que, dès le début, la communauté musulmane
accorde une grande importance à la pratique ne
revient pas à dire qu’ils vont à la mosquée le vendredi.
En fait, il s’agit de tout autre chose. Le musulman « islamise » tous les aspects de la vie : la
nourriture, le vêtement, le rapport à l’argent, la
vie de famille, la vie politique, la vie professionnelle, la vie culturelle. D’où l’omniprésence du
droit « musulman » tel qu’on peut l’appréhender
dans les « rites juridiques », eux-mêmes repris
dans les « écoles théologiques ». Afin de saisir
l’influence du droit, de la pratique, dans la foi
musulmane, il suffit de suivre le parcours du
« savant » musulman. Homme de foi, il connaît
le Coran et ses commentaires (tafsîr). Pour aller
14
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
plus avant dans la connaissance de sa foi, de sa
pratique, le musulman étudie les hadîths. Le hadîth transmet, par une chaîne ininterrompue de
garants, qui se sont réellement rencontrés et se
sont transmis de génération en génération des
traditions orales ou un texte qui est soit une parole, soit une coutume du Prophète ou d’un de ses
Compagnons. Le hadîth a pour rôle soit d’expliciter un texte « obscur » du Coran, soit de compléter ses silences. Mais, très vite, le hadîth a été
chargé de répondre à toutes les questions nouvelles que suscitait la vie de communauté, face
aux tendances à l’ascétisme et à la mystique, ou
encore d’éclairer des problèmes doctrinaux et
même politiques. Le musulman étudie ensuite
le droit (le fikh) selon tel ou tel rite juridique. Il étudie encore la théologie (le kalam). Il arrive qu’il
étudie enfin la philosophie (la falsafa). Parfois,
selon les tendances en cours, il ose se risquer à
étudier les mystiques de l’islam.
Devant l’omniprésence du droit, qui correspond à la prééminence de la pratique dans la vie
de foi, et devant la conception anthropologique
selon laquelle tout être humain vient au monde
« musulman », certains non-musulmans se
demandent parfois si subsiste encore la possibilité de vivre, « d’exister », lorsque l’on ne professe pas la foi musulmane. La réponse à cette
question est extrêmement complexe car elle suppose une certaine conception de la liberté religieuse et des autres droits de l’homme. Autant la
législation religieuse musulmane est intransigeante à l’égard des musulmans qui quittent la
foi musulmane, autant elle a, au cours des siècles,
trouvé des accommodements pour « encadrer »
l’existence de communautés religieuses de tradition juive et de tradition chrétienne dans des
États à majorité musulmane ou dans des États
dont les responsables politiques se réfèrent exclusivement à la Loi musulmane.
Chercher à comprendre l’acte de foi des
musulmans en les laissant raconter leur manière de croire ouvre des chemins nouveaux non
seulement pour le dialogue – il n’y a pas que le
dialogue multiculturel – mais aussi pour la
recherche du bien commun, dans une société
dans laquelle coexistent diverses traditions religieuses. De plus, aujourd’hui davantage que dans
le passé, les disciples du Christ ressuscité sont
eux-mêmes invités à raconter leur itinéraire personnel de l’acte de foi. Nous sommes loin du
comparatisme. Nous entrons dans le vif du sujet
en nous situant face à Dieu. ■
THÈME
Les musulmans en recherche d’identité
Emilio Platti
Louvain
Depuis quelques années, Deux modèles de « religion » s’offrent aux musulmans du 21e siècle. Dans l’un, la
est disponible en DVD le
film Le Message, une grande religion domine la société ; dans l’autre, la religion influe sur la société, par son
fresque des débuts de l’is- message éthique, spirituel et mystique mais ne domine pas politiquement. La
lam, avec Anthony Quinn
confrontation de ces deux sortes d’islam est essentielle pour comprendre la crise de
dans le rôle de Hamza,
oncle de Muhammad, le l’islam contemporain.
prophète de l’islam, et Irèle Muhammad organise la cité et l’expansion
ne Papas dans le rôle de Hind, figure emblémaarmée et crée ce qui deviendra, plus tard, un
tique de l’opposition farouche de la classe diriempire et une civilisation.
geante de La Mekke aux récitations du Coran.
L’impression d’être confronté à deux sortes
En guise d’introduction à l’islam, rien ne vaut
d’islam est essentielle pour comprendre la crise
cette présentation visuelle inspirée directement
dans laquelle se trouve l’islam contemporain.
d’une des meilleures sources anciennes. La
Deux modèles de « religion » s’offrent en effet
pochette précise : « La Mekke, au 7e siècle. Un
aux musulmans du 21e siècle. Dans le premier
homme, Muhammad, entre en conflit avec les
modèle, la religion domine la société par un syspuissants chefs de la cité. Il dénonce leur despotème de droit cohérent et global, basé sur les printisme et les maux qu’il engendre, esclavage, vioDominicain, Emilio Platti
cipes fondamentaux du Coran, mais aussi sur le
lence, ivrognerie. Mais surtout, Muhammad et ses
est membre de l'Institut
mode de vie instauré par Muhammad à Médine.
disciples encouragent le peuple à oublier les
dominicain d'études
Dans ce cas, le concept de « religion » est global :
anciennes idoles pour n’adorer qu’un seul Dieu.
orientales du Caire (IDEO)
il s’agit du mode de vie d’une société. Le deuxièLeurs adversaires n’hésitent pas à persécuter et
et du Centre el-Kalima
pour les relations islamome modèle est celui de La Mekke : la « religion »
à torturer leurs proches. Pourtant pacifiques, les
chrétiennes (Bruxelles).
influe sur la société, par son message éthique,
musulmans comprennent qu’il faudra se battre
Il enseigne à l'UCL, à la
spirituel et mystique mais ne domine pas politipour faire respecter leurs droits ». Et effectiveKULeuven et à l'Institut
quement.
ment, la deuxième partie du film est consacrée
catholique de Paris.
On peut décrire ainsi le message de La Mekaux grandes batailles de Badr, où les musulmans
ke: Muhammad proclame un message qui met en
ont défait les Mekkois, à celle de Uhud, où ils
question aussi bien les bases sociales que relifurent acculés à la défensive, mais surtout à leur
gieuses de la cité-état. Il proclame en effet l’hérentrée triomphale à La Mekke, à la destruction
téronomie fondamentale de la Loi qui détermine
de toutes les idoles et à l’instauration de l’ordre
ce qui est humain, la source divine unique de
islamique d’organisation de la cité, en soumiscette Loi et ses implications sur la société.
sion à la Loi de Dieu. Rien ne peut plus faire taiFace à l’autosuffisance des riches marchands
re l’appel qui désormais veut se faire entendre
caravaniers de la tribu de Quraysh, le Coran affiruniversellement : « Allâhu akbar », « Dieu est
me l’exigence de justice et de solidarité (Coran 89,
plus grand ».
17-20) .
Face à leur incroyance en un au-delà, le Coran
Deux sortes d’islam
affirme qu’ils devront rendre compte de leurs
actes, qu’ils seront responsables devant un autre
Ce qui frappe le spectateur, c’est la différenjuge qu’eux-mêmes (Coran 83, 1-6).
ce de ton entre la première et la seconde partie du
film. Pendant la période de proclamation du
Trois principes de base
Coran, Muhammad et ses disciples subissent
l’ironie et la persécution des membres de la clasOn peut raisonnablement affirmer que, lors
se dirigeante de La Mekke, à ce point que des
des phases les plus anciennes de la proclamation
musulmans doivent se réfugier en Éthiopie et
par Muhammad à La Mekke, les principes de
que Muhammad doit émigrer lui aussi, pour être
base de l’islam sont établis : eschatologie, monoaccueilli en maître à Yathrib, la ville appelée ensuithéisme, révélation de la Loi de Dieu. Prendre la
te Médine, « la ville (du Prophète) », où se trouVoie salutaire prévue par Dieu, c’est accepter sa
ve encore son tombeau. Cette période de vulnéLoi. Selon les commandements de Dieu, créateur
rabilité, dans laquelle l’essentiel du message est
et législateur ne font qu’un. Et l’unité de Dieu
proclamé à La Mekke, contraste de manière sairend cette Loi pertinente pour toute l’humanité.
sissante avec la seconde, à Médine, durant laquelLouvain [numéro 157 | septembre 2005]
15
THÈME
1. J’ai développé cette
dimension existentielle dans
mon livre
Islam… étrange ?,
Paris, Cerf, 2000.
2. Kenneth Cragg, The Finality
of the Qur‘an and the
Contemporary Politics of
Nations, dans Islam & the West
post 9/11 (Ed. By Ron
Greaves, Theodore Gabriel,
Yvbonne Haddad, Jane
Idleman Smith), Ashgate,
2005, p. 59.
3. Citations extraites de
l’ouvrage de Sayyed
Mohammad Khatami
(président de l’Iran 1997-2005),
La Religion et la pensée prises
au piège de l’autocratie. Voyage
au cœur de la pensée politique
des musulmans pendant l’essor
et au déclin de la civilisation
islamique (Les Cahiers du
MIDEO, 4), Peeters, LouvainParis, 2005, p. 20-23.
tations coraniques de La Mekke, voilà l’image
de l’islam de la période mekkoise: il y a six articles
du credo musulman : Dieu, les Prophètes, les
Anges et les Écritures, le Jugement et le Destin ;
c’est-dire, explicitement, « croire en Dieu et au
dernier jour, agir avec droiture, accomplir les
œuvres de bien, as-sâlihât », ce qui s’actualise
dans le rituel des cinq piliers, appelés ‘ibâdât.
Tout d’abord, la shahâda, « il n’y a pas d’autre
dieu que Dieu et Muhammad est son Prophète », ensuite, la prière rituelle, salât, pratiquée
cinq fois par jour avec les prosternations et les
récitations prescrites, puis, la dîme de solidarité,
zakât, ensuite, le jeûne du mois de Ramadan,
enfin, le hajj, le pélérinage au seul moment de
l’année où il est prescrit.
De cette description de l’islam mekkois, se
déduisent quelques-uns des caractères de la religion islamique. Tout d’abord, sa dimension
éthique: suivre le chemin qui mène au salut, c’est
obéir à la Loi, dont les commandements fondamentaux s’imposent à l’homme, sous peine de
perte d’humanité. Ils sont mentionnés dans la
sourate 6 du Coran.
Ensuite, sa dimension mystique, au sens large. L’islam ne peut se comprendre sans prendre
en compte l’aspect existentiel de l’acte de foi
musulman 1. S’en remettre à Dieu ; être sensible
à Sa Parole interpellante, refuser l’autosuffisance et privilégier la compassion, la sérénité et la
paix, autant de concepts qui traduisent ce que
j’ai appelé « l’acte d’islam ». Sous cet angle, l’islam est un acte de foi existentiel « d’abandon à
Dieu ».
Il y a donc un lien essentiel entre les dimensions mystique et éthique. Cette dimension de
l’islam s’est exprimée d’une façon plus particulière dans le mouvement du soufisme, où maîtres
et disciples suivent un chemin d’anéantissement
de soi, de renoncement et de conscience permanente de la présence de Dieu. De ce large mouvement soufi du Moyen Âge sont nées de nombreuses fraternités, dont la plupart existent encore
maintenant, et sont même florissantes.
Essentiellement, même si le rituel musulman
est le fruit d’une Tradition postérieure aux réci-
L’islam devient civilisation
E. Platti
Au Caire, le vendredi, la mosquée
déborde. En dehors de la mosquée de
l’imam Husayn, les femmes
rassemblées s’apprêtent à prier.
Il était une foi l’islam
16
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
Après l’émigration, l’hégire, de Muhammad
à Médine, les choses changent. Dès son arrivée,
après quelques mois, il proclame ce qu’on appelle « la Constitution de Médine », qui règle les
relations entre les habitants de la cité, où la communauté musulmane domine. L’orthopraxie
devient système de droit, la résistance devient
armée, la cité devient empire, l’islam devient civilisation, l’État est unifié par son système islamique juridique et politique dominant. Or, empire, pouvoir et domination ont leur propres
logiques et la communauté musulmane n’y a pas
échappé, même pas du temps du prophète. La
violence en est une des conséquences, mais aussi le danger de sacraliser certains modèles de
comportement qui tendent à l’universalité, mais
ont un caractère culturel (voiles ou des stipulations de droit pénal, telle la flagellation).
Et voilà qu’en quelques mots surgissent tous
les problèmes contemporains des musulmans.
En même temps qu’apparaît aussi la division de
la communauté devant les solutions que préconisent les uns et les autres pour sortir de la crise.
Car crise profonde il y a. Elle provient du dynamisme étonnant de ce qu’on appelle « l’Occident », qui a ruiné en deux siècles la cohérence du
modèle de société islamique. La globalisation
ayant achevé de saper ce que la colonisation avait
déjà ravagé.
Deux solutions se sont offertes à lui. La première est appelée « l’islam politique ». De grands
idéologues du 20e siècle en sont les maîtres à
penser, en particulier le Pakistanais Abu l’A‘lâ
Mawdûdî (mort en 1979) et l’Égyptien Sayyid
THÈME
Chiites et sunnites, un destin conflictuel
À la mort de Muhammad, en 632 après J-C, dixième année après l’Hégire, la communauté musulmane, représentée par
quelques « grands électeurs », choisit un compagnon de la première heure pour être leur « imâm », celui qui préside la
communauté, son calife ou successeur : Abû Bakr. Il en fut de même en 634, quand fut élu ‘Umar, et ainsi aussi en 644,
pour l’élection de ‘Uthmân. Son assassinat en 656 et l’élection contestée de ‘Alî, gendre de Muhammad, suscita une crise d’une telle gravité dans la communauté, que son unité en sera brisée et que ses effets, de l’ordre de la violence, se font
sentir jusqu’à nos jours. Un membre du clan des Omeyyades, Mu‘âwiya, entra en rébellion, imposa son autorité par la force, changea les règles de l’accession au califat qui étaient de l’ordre du contrat, et instaura une dynastie. Son successeur,
Yazîd, écrasa la résistance du fils de ‘Alî, Husayn qui tomba dans une embuscade et mourut à Kerbela en 680. Sa mort,
son ‘ martyre’, devint le symbole même de la résistance à une prise de pouvoir qui changea de nature le gouvernement
même de la communauté. La majorité des musulmans durent se plier ; ils n’aspiraient en fait qu’à l’unité de la communauté en suivant le mode de vie, la Sunna, instauré par Muhammad à Médine ; on les appellerait les Sunnites. « Ceux qui
furent connus dans l’histoire de l’islam sous le nom de ‘chiites’ professaient que le gouvernement revient à une qualité,
l’‘infaillibilité’, qui est réalisée dans un être préservé de l’erreur et du péché (ma’sûm) ». Pour eux, cette qualité n’était
certes pas attribuée à Mu‘âwiya ou ses successeurs, mais à ceux qui appartenaient à la famille du prophète et de ‘Alî, une
lignée qui s’arrêterait au septième ou au douzième descendant… La violence, désormais, s’installa au cœur même de la
communauté du fait même des Omeyyades. Se retournant même contre les chiites, un groupe de résistants adopta des
positions extrêmes, ce furent les kharidjites : « Leur rigidité et sévérité étaient telles que quasiment tous les musulmans
étaient exclus du cercle étroit de leurs convictions. Et comme ils tenaient pour obligatoire de tuer les opposants, ils
déchaînèrent, au début de leur mouvement, un tel ouragan de meurtres, pillages et de violences qu’ils révoltèrent la majorité des musulmans et se divisèrent eux-mêmes en multiples sectes » 3.
Qutb (mort en 1966). Leurs commentaires du
Coran présentent un modèle de société
musulmane globale, basée sur un droit islamique fondé sur la Loi de Dieu. C’est la solution du retour au modèle de Médine, par la
révolution islamique et l’application intégrale de la Sharî‘a. Les nombreux échecs de cette
solution ont engendré une violence qui va en
augmentant. Le ressentiment devient pathologique et prend des formes suicidaires.
Devant cet état de fait, un nombre croissant de musulmans prend en compte le caractère contextuel et tout à fait particulier de ce
modèle de Médine et affirme la priorité et l’universalité du message coranique mekkois. Dès
les années 1930, avec le shaykh égyptien ‘Ali
‘Abd ar-Râziq, des musulmans prennent leurs
distances par rapport aux structures caliphales
et politiques de la société islamique en soulignant le message éthique et spirituel de l’islam.
Un nombre croissant de penseurs musulmans
sont convaincus qu’au-delà des prescriptions
concrètes de Médine, il faut chercher ce qui
est universel en islam. Apparaît dès lors le
modèle de La Mekke, qui permet parfaitement
l’insertion des musulmans dans des sociétés
modernes non confessionelles et dans un monde où le religieux appartient à la sphère privée.
L’identité islamique ne se rattache plus dès
lors à une dominance politique ou juridique,
mais aux dimensions éthiques et mystiques existentielles. « La pensée musulmane se trouvera
toujours devant la question de savoir si la situation de La Mekke doit être considérée, en dernière instance, comme déterminante pour l’islam, avec non seulement une priorité
chronologique, mais aussi une priorité essentielle sur toute autre » 2.
Certains auteurs anciens considéraient déjà
que les versets coraniques médinois qui impliquent la violence abrogent les nombreux versets qui proclament la
tolérance. D’autres étaient d’un
avis contraire : rien n’abroge le
principe « Nulle contrainte en religion » (Coran 2, 256). Ils estimaient
qu’il s’agit là d’un principe universel qui a le pas sur les incitations de Médine à caractère tout à
fait contextuel. Devant le caractère suicidaire de l’islam politique,
de plus en plus de musulmans se rangent à cet
avis: ils affirment, avec raison croyons-nous, que
c’est la seule voie d’avenir. Ils ne font pas encore entendre leur voix avec force, mais dans l’ensemble de ce que publient des musulmans, ce
sont eux qui font sortir les croyants musulmans
d’un passé qui les étreint à en mourir. ■
La crise profonde de l’islam
provient du dynamisme de ce
qu’on appelle « l’Occident », qui
a ruiné en deux siècles la
cohérence du modèle de la
société islamique.
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
17
THÈME
Il était une foi l’islam
Ouvertures
dans l’islam contemporain
Christian van Nispen tot Sevenaer
D.R.
Quelque divers que soit le monde musulman, il connaît des situations types en Indonésie, en
Inde, en Afrique, dans le monde arabe et en Europe de l’Ouest. Dans ces contextes, à côté des
durcissements, l’islam contemporain s’ouvre à la modernité et à l’altérité.
Prêtre jésuite, Christian
van Nispen est professeur
de philosophie et
d’islamologie au grand
séminaire copte-catholique
et à l’Institut de sciences
religieuses au Caire.
Construite pour accueillir 10 000 fidèles,
la mosquée Istiqlal de Jakarta est l’une
des plus vaste d’Asie du Sud-Est.
L’Indonésie est d’ailleurs le pays du
monde à la plus grande proportion de
musulmans.
Tout récemment, Dounia Bouzar, une musulmane française, a écrit un livre au titre quelque peu
provocateur : Monsieur Islam n’existe pas (Paris,
Hachette). Protestation contre la tendance, répandue aujourd’hui, à généraliser en tout ce qui concerne l’islam. L’islam n’est en effet pas une réalité
unique. Il a une variété considérable de visages.
On ne peut comprendre la diversité de la pensée dans l’islam contemporain que si l’on se rend
compte de cette diversité vécue par les musulmans, dont, d’ailleurs, la grande majorité n’a nulle occasion de s’exprimer. Si l’islam politique est
la voix qui se fait entendre le plus et si l’islam
politique peut même gagner des élections démocratiques, cela ne signifie pas forcément qu’il est
véritablement la voix de la masse des musulmans. Souvent, la proportion de ceux qui appartiennent aux confréries soufiques est nettement
plus importante que le nombre des adhérents à
l’islam politique. D’ailleurs, le succès de ce dernier n’est souvent que l’expression du malaise
ressenti face à un pouvoir établi incapable de
satisfaire les besoins élémentaires de larges
couches de la population dans des pays où la
préoccupation principale est de survivre.
En Indonésie
Quelque divers que soit le monde musulman,
il connaît quelques situations types. Les voici.
L’Indonésie est le pays du monde à la plus grande proportion de musulmans, dont l’islam n’est
cependant pas religion d’État. L’État a comme
fondement la Pantja Sila, « Les cinq piliers », dont
le premier est la foi en Dieu. À partir de là, cinq
religions sont reconnues officiellement : l’islam,
l’hindouisme, le bouddhisme, le christianisme
protestant et le catholicisme. Même à l’intérieur
de ce seul pays, il y a une grande diversité de
situations et de types d’islam.
Le mouvement (ou parti) le plus considérable
y est la Nahdat Al Ulamâ’, qui a ses bases surtout
à la campagne. C’est d’elle que dépendent la
majorité des écoles-pensionnats religieux, les
pesantrens, qui assurent à la fois l’alphabétisation
de la campagne et la culture religieuse fondamentale. C’est un islam plutôt traditionnel, mais
qui donne quelquefois un bon point de départ
pour un effort de développement. C’est dans ce
cadre que certains essaient même de développer
une certaine théologie « en contexte ». Dans les
villes, le mouvement dominant, la Muhammadiyya, représente une certaine forme d’islamisme (= islam politique), mais « à l’indonésienne »,
avec beaucoup de nuances et une certaine modération. Il y a, certes, certains conflits régionaux,
souvent ethniques, mais l’islam en Indonésie
n’est pas, dans son ensemble, extrémiste et violent, même si on ne peut nier que l’islam indonésien connaît certains durcissements.
En Inde
M-AFR-Namur
L’islam en Inde est dans une situation totalement différente. Très nombreux, certes (plus de
cent millions d’hommes), mais au milieu de la
masse énorme des hindous, les musulmans ne
représentent que quelque dix pour cent de la
population. De plus, l’islam en Inde compte en son
18
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
M-AFR-Namur
sein les minorités les plus importantes du chiïsme ismaïlien (différent du chiïsme duodécimen,
dominant en Iran, en Irak et au Liban), dont les
Boshras, parmi lesquels on trouve des penseurs
importants comme Asghar Ali Engineer (*1939) 1.
Spécificités de l’islam indien, on y pense la communauté musulmane, importante et ancienne, en
dehors des cadres d’un islam dominant.
En Afrique
Très différente est la situation de l’islam africain,
né, en très grande partie, de l’influence massive des
confréries dites « mystiques ». Depuis cinquante
ans cependant, les « pétro-dollars » y ont acquis
une influence considérable, et donc l’islam saoudien, représenté par le mouvement ultra-conservateur, monolithique et radical, du wahhabisme.
Cette situation fait qu’il y a, en Afrique, une lutte
à mort entre l’islam « confrérique », modéré, pluraliste, et très africain, et l’islam wahhabite. Malgré la puissance du wahhabisme, l’islam confrérique a des ressorts importants et de réelles
capacités de se moderniser. Impossible de prédire quel sera le visage de l’islam africain.
L’islam arabe
Bien que l’islam arabe ne représente probablement que le cinquième de l’islam mondial, le
monde arabe continue à être, d’une certaine façon,
au cœur de l’islam universel. Actuellement en crise profonde, le monde arabe connaît des frustrations profondes et connaît des problèmes économiques énormes. Le chômage, explicite ou
masqué, y a des proportions telles que les jeunes
ne se voient souvent aucun avenir. Si plus de la
moitié des jeunes du monde arabe désirent émigrer, ce n’est pas qu’ils n’aiment pas leurs pays,
mais ils n’y voient plus d’avenir. De telles situations
minent aussi les institutions d’enseignement et de
formation, et entraînent de profondes crises culturelles: la production littéraire et intellectuelle y est
ainsi beaucoup plus pauvre que dans le passé.
De plus, les pays arabes, dans le contexte de
la mondialisation, de la domination de l’Occident et surtout de l’hégémonie américaine, se
sentent de plus en plus marginalisés, sur le plan
économique et, par là , sur le plan politique. Marginalisation doublée d’un sentiment très fort de
victimisation. Les musulmans en général, et ceux
du monde arabe en particulier, se sentent en effet
objets d’attaques et de rejets continuels, surtout
depuis le 11 septembre 2001 : ils
sentent la profonde méfiance de
l’Occident envers l’islam, et un
regard qui semble identifier
islam, extrémisme, intolérance,
violence et terrorisme. Ce sentiment suscite chez les musulmans arabes un sentiment de
rejet de l’Occident en général et
des États-Unis en particulier.
Identifiant « monde occidental »
et « monde chrétien », ils font cependant parfois
une exception pour les chrétiens orientaux, particulièrement arabes. De tout cela résulte souvent une (ré-)islamisation des différentes sociétés arabes. Cet amalgame d’impressions et de
sentiments n’aide évidemment pas à vivre positivement les rapports d’altérité, que le concept
de « conflit des civilisations » de Samuel Huntington a doté d’une sorte de valeur symbolique.
Au Sénégal, pays laïque, le vendredi
n’est pas jour férié mais, lors de la
prière, toutes les activités s’arrêtent.
L’islam immigré
À côté de ces frustrations, tensions et attitudes
de méfiance, il y a aussi la réalité de l’islam immigré dans les pays occidentaux, notamment l’émigration massive des Arabes et Turcs arrivés en
Europe de l’Ouest. Les musulmans de ces pays,
pour beaucoup, en sont déjà à la deuxième ou à
troisième génération et ont préservé un certain
dialogue, jusqu’à une interaction féconde, avec
les intellectuels de leurs pays d’origine. Cet islam
occidental se sent souvent déraciné, souffre de crises d’identité, avec tout ce que cela peut
causer comme crispations et
frustrations. Mais le fait d’être
en dehors de ses cadres traditionnels lui offre souvent aussi
de nouvelles chances de
réflexion et d’expression, sans
contrôle social étouffant.
À côté des durcissements, il y a de plus en plus
d’évolutions, même à l’intérieur des mouvements
d’islamisation. Jusqu’à l’intérieur de l’islam politique, l’« islamisme », nombre d’adeptes, tout en
utilisant souvent les mêmes expressions que les
Frères Musulmans d’il y a cinquante ans, sont
marqués par la mondialisation dans leur façon
même de vivre leur ferveur religieuse.
Un phénomène relativement nouveau se
manifeste en même temps : l’apparition, de plus
en plus répandue, d’un réveil, d’une islamisa-
L’islam occidental se sent souvent
déraciné, souffre de crises
d’identité, avec tout ce que cela
peut causer comme crispations et
frustrations.
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
1. Parmi ses livres, on trouve
des essais d’une théologie
musulmane de la libération :
Religion and Liberation, New
Delhi, Ajanta Books, 1989 et
Theology in Islam, New Delhi,
Sterling Publishers, 1990.
19
Il était une foi l’islam
M-AFR-Namur
THÈME
Nombre de musulmans sont marqués par
la mondialisation. Ces trois générations
de femmes, du port du hijab à la jupe
courte, figurent certaines
de ces évolutions.
tion non politique. Elle est représentée notamment par des mouvements comme le Tabligh (originaire du sous-continent indien) 2. Mais elle se
trouve aussi chez l’Égyptien ‘Amr Khâled, qui a
adopté le style de certains prédicateurs protestants et qui est particulièrement apprécié par des
jeunes de certains milieux bourgeois. S’il ne
cherche pas à jouer un rôle directement politique,
son influence n’est pas sans ressemblance avec
celle des mouvements charismatiques chrétiens.
Un grand désir de réforme
2. Lancé en 1920 à Delhi par
Maulana Mohammad Ilyas
(1885-1944).
3. Le mot arabe pour « les
Anciens » est salaf. C’est
pourquoi cette tendance est
appelée « salafisme ».
4. C’est à comparer avec le
fait que des tendances de
fondamentalisme chrétien se
trouvent notamment dans les
milieux hautement
scientifiques et techniques du
Texas, par exemple.
5. On a pu dire que le Coran
est pour la foi musulmane, ce
que le Christ est pour la foi
chrétienne.
6. Rachid Benzine, Les
Nouveaux Penseurs de l’islam,
Paris, Albin Michel, 2004.
20
Il y a aussi un grand désir de réforme, dont
l’idée même est intrinsèque à l’islam. Le musulman considère en effet que le cœur de l’islam, le
monothéisme, a été ancré dans l’homme par Dieu
dès sa création, qu’ensuite les hommes ont toujours dévié, et que Dieu a alors envoyé les Prophètes et Envoyés comme Réformateurs.
Muhammad, en apportant aux hommes le Coran,
a été le Réformateur suprême. Après Muhammad, les hommes n’auront plus besoin de prophètes, mais bien de réformateurs. Cependant,
dans la façon de comprendre ce besoin de réforme, il y a de grandes divergences.
Certains considèrent que le besoin fondamental est le retour aux origines, à l’exemple
« des Pieux Ancêtres » 3. Cette tendance n’est pas
forcément liée aux cadres sociaux traditionnels,
paysans ou populaires. Au contraire, elle se rencontre parfois très spécialement dans les milieux
scientifiques et techniques 4. D’autres considèrent, au contraire, que l’islam n’a pas besoin d’une
réforme qui serait issue de sa confrontation avec
la modernité technique et industrielle - confrontation qui a eu lieu depuis plus d’un siècle -, mais
de celle qui l’affronte à la modernité herméneutique introduite dans les sciences humaines,
notamment, en plus de la philosophie, en l’histoire, en psychologie, en sociologie, en linguisLouvain [numéro 157 | septembre 2005]
tique. Si la modernité herméneutique a eu de
profondes conséquences sur la conscience chrétienne, notamment en raison de sa perception
des textes sacrés - la Bible, mais aussi les textes
dogmatiques et magistériels -, elle ne peut qu’être
encore plus sensible pour l’islam, qui est avant
tout une « religion du Livre, du Texte » 5, où toute approche critique du texte coranique est ressentie comme une démarche redoutable. Le défi
herméneutique est donc à la fois capital pour
renouveler et réformer l’islam, mais aussi très
facilement ressenti comme dangereux, voire hérétique, et trahison de l’islam.
Nouveaux penseurs
Un livre récent 6 indique un certain nombre de
penseurs de différents pays, qui abordent la question. Certains parmi eux effectuent leurs recherches
dans des pays musulmans, comme Abdelmajid
Charfi (*1942) en Tunisie, où il y a également des
historiens qui ont contribué aux études islamiques
et coraniques, comme Hichem Djait ou Mohamed
Talbi (*1921). Déjà bien avant, il y eut, en Égypte,
des précurseurs comme Amin al-Khûlî (1895-1966)
et son disciple Muhammad Khalafallâh (peu avant
1916-1998), avec leur effort d’analyse littéraire du
Coran (et une certaine approche critique de l’historicité des récits coraniques).
Certains se sont vus acculés à s’exiler, comme
le Pakistanais Fazlur Rahman (1919-1988), devenu un professeur célèbre à Chicago, avec sa
conception de sur la non-contradiction entre le
Coran comme Parole de Dieu et le Coran comme
parole de l’homme. De même l’Égyptien Nasr
Hamid Abû Zayd (*1943), dont les positions herméneutiques ont soulevé pendant toute l’année
1993 un débat passionné dans la presse, mais qui
fut jugé « hérétique » en 1995-1996, ce qui l’a amené à partir aux Pays-Bas. Enfin l’Iranien Abdul
Karim Soroush (*1945), pseudonyme d’Hossein
Dabbagh, très marqué par la philosophie des
sciences et très engagé dans la philosophie des
religions, parti dans les années 1990 aux ÉtatsUnis (Harvard), après avoir joué un rôle intellectuel important pendant plusieurs années dans
l’Iran post-khomeinien.
Parmi ces penseurs, présentés par Rachid Benzine comme les nouveaux penseurs de l’islam, il
y a aussi Mohammed Arkoun. Algérien d’origine
mais dont l’activité académique s’est située en
France, influent dans les pays arabes, c’est un penseur toujours en mouvement, pensant les condi-
THÈME
tions mêmes de son identité de musulman. Le
plus jeune parmi eux, Farid Esack (*1957), musulman d’Afrique du Sud, a tenu à mener la lutte
contre la ségrégation raciale avec les non-musulmans, convaincu que l’engagement pour la liberté doit être mené au nom de l’homme. Pour lui, la
lutte pour la justice va de pair avec son effort d’herméneutique du Coran 7. Lui aussi présente un essai
musulman de théologie de la libération.
D’autres, comme le Marocain Abdou Filali-Ansari (*1946), reprennent la démarche entreprise en
1925 par Ali Abderraziq (1888-1966) dans son livre
L’Islam et les fondements du pouvoir 8, qui plaidait
pour une séparation du religieux et du politique.
Quant à ce lien entre le religieux et le politique, dans les lectures diverses qu’on peut faire du Coran, il est hautement intéressant de voir
que le propre frère du fondateur des Frères
Musulmans (Hasan al-Bannâ 1906-1949) Gamâl
al-Bannâ (*1920) a publié récemment un livre
intitulé L’Islam est religion et communauté [umma]
et non pas religion et état 9, où l’auteur prend ses distances par rapport aux Frères Musulmans, ce qui
montre que même la « nébuleuse » islamiste n’est
pas monolithique.
Beaucoup d’autres penseurs seraient à mentionner, qui indiqueraient combien l’islam
contemporain face aux durcissements, crispations, replis, fanatismes, extrémismes, ou violences, offre d’ouvertures vers les différents
aspects de la modernité et les diverses figures de
l’altérité.
Ce qui est évident dans cette évolution, c’est
que la question herméneutique est de plus en
plus la question-clé dans la façon dont les musulmans comprennent l’islam. C’est à travers cette
question herméneutique que se pose aujourd’hui
par excellence la question du rapport à la révélation, et donc du type de rationalité propre à
l’islam.
Cette année, le 11 juillet 2005, on a célébré le
centenaire de la mort du grand réformateur de
l’islam que fut l’Égyptien shaykh Muhammad
‘Abduh, qui considérait qu’aucune réforme ne
pouvait aboutir sans réforme de la pensée religieuse et des institutions propres à la communauté musulmane (parmi lesquelles notamment
al-Azhar). Ce défi reste d’actualité pour l’ensemble du monde musulman du 21e siècle. ■
7. Rachid Benzine a eu le
souci de faire traduire
l’ouvrage que Farid Esack a
consacré au Coran : Coran,
mode d’emploi, traduit de
l’anglais par Jean-Louis Bour.
Préface de Rachid Benzine.
Paris, Albin Michel, 2004.
8. Ali Abderraziq, L’islam et
les fondements du pouvoir,
nouvelle traduction et
introduction de Abdou FilaliAnsari, Paris/La Découverte,
Le Caire/CEDEJ, 1994.
9. Al-islâmu dînun wa-umma,
wa-laysa dînan wa-dawla,
Le Caire, Dâr al-Fikr alIslâmî, 2003.
Le mot pour le dire : « islam »
Lorsqu’une secte juive, les futurs chrétiens, essaime dans le bassin méditerranéen, la croyance fraîche émoulue est baptisée en latin fides (confiance, loyauté). Par dérivation de ce mot, qui donnera nos foi et féal, ses adeptes sont appelés fideles. Leur religion étant devenue dominante,
ces fidèles désignent volontiers ceux qui n’en sont pas, ou qui s’en écartent, comme des infidèles. C’est le cas quand, au 7e siècle, une nouvelle religion, entée sur le même tronc hébraïque, naît et prospère en Arabie. Elle répond au nom d’islam (soumission, abandon), du verbe
arabe aslama (se confier, se soumettre), et préconise en effet l’abandon à la volonté d’Allah (Dieu unique) révélée à Muhamet (le Loué) et
consignée par ses disciples dans le Coran (ré-citation). Or, sa propagation exige de chacun le djihad, effort sur soi-même et sur les autres,
mais qui se mue en conquête guerrière pour peu que la persuasion échoue. D’où sa traduction, populaire et impropre, de « guerre sainte ».
La soumission à Dieu ne prémunit donc pas contre la tentation de soumettre à son tour, et par la violence si besoin, le non soumis.
Où l’on voit que chaque camp aime désigner l’autre par l’envers de sa propre image : si pour les chrétiens les musulmans sont des infidèles,
pour ceux-ci les chrétiens sont des insoumis. Les deux n’en partagent pas moins le projet de faire entrer l’autre, de gré ou de force, qui dans
le sein de l’Église, qui dans le giron de l’Oumma, la communauté musulmane. En cas de refus ou de rejet les choses se gâtent : au fil de l’exposé succède alors le fil de l’épée. Celle-ci est tantôt droite comme une croix romaine, tantôt évasée comme une volute d’arabesque. Le
résultat en est identique : pour extirper l’hérésie, étripez l’hérétique ! Point de relaps parmi les occis ! Aussi Dieu reconnaît-il les siens et Allah
en fait-il de même. A moins que le néant juge inutile de faire le tri.
Les langues sémitiques distinguent volontiers le sens des mots en brodant des voyelles variées sur un même canevas consonantique. C’est
ainsi qu’en arabe le trigramme s-l-m se prête à la fois à la formation des mots islam et salam (paix), associant ainsi la soumission à Dieu
au repos paisible après le devoir accompli. Ensorcellement des concepts et des sons ! Car ce devoir consiste parfois à faire exploser une bombe humaine qui envoie son porteur à un paradis auquel il croit, mais immole en même temps d’innocents voisins qui n’y croient pas et dont
la faim de paradis ne dépasse guère la prochaine station de métro. (Maurits Van Overbeke)
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
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THÈME
Il était une foi l’islam
L’intégration des musulmans
de Belgique est en marche
Hans Vöcking
D.R.
Le culte musulman est reconnu officiellement en Belgique depuis 1974. De
la reconnaissance à l’institutionnalisation, l’intégration de la communauté
musulmane dans la société belge est en marche.
Le Père Hans Vöcking,
Allemand, est missionnaire
d'Afrique. Il est chargé
de l' «Islam en Europe»
dans le Conseil des
conférences épiscopales
d'Europe (CCEE). Il est en
outre secrétaire du Comité
des relations avec l'islam
(CIRI) de la Conférence
des évêques en Belgique.
1. Mohamed El
Battiui/Meryam Kanmaz,
Mosquées, imams et professeurs
de religion en Belgique. État de
la question et enjeux,
Bruxelles : Fondation Roi
Baudouin, 2004, p. 7.
2. Ibid, p. 7.
3. Hans Vöcking, La
migration : facteur de
changement culturel et
religieux. L’immigration des
musulmans en Europe dans
Islam en Europe. Législation
relative aux Communautés
musulmanes, Bruxelles :
Comece, 2001.
4. Hans Vöcking, La réalité de
la migration et l’établissement
de religions non chrétiennes
dans les pays européens.
Dans La Religion et
l’intégration des immigrés.
Conseil de L’Europe, Séminaire,
novembre 1998, p. 17.
22
En 1974, l’État belge a reconnu la religion
musulmane 1 au même titre que les religions chrétiennes et juive, et que la pensée laïque. L’islam,
cependant, a pour caractéristique de ne pas avoir
de clergé ni de hiérarchie. D’où la difficulté, pour
les instances de l’État, de trouver un interlocuteur
unique, représentatif des diverses tendances et
mouvements islamiques et susceptible d’être
accepté par l’ensemble des musulmans.
La présence des musulmans en Belgique n’est
pas récente. Elle n’est pas spécialement liée à une
immigration originaire du Maghreb et de la Turquie. Le consul de Turquie écrivait, dans un rapport de 1928, que, sur une population belge de
7 874 601 citoyens, 5 751 étaient musulmans. De
même, la Fédération des syndicats du bassin de
Charleroi écrivait, la même année, que les musulmans « ont tout conservé de leur pays d’origine » 2.
Toutefois, la présence musulmane et la visibilité de l’islam dans l’espace publique et social
belge, aujourd’hui, est le fruit des vagues d’immigration qui ont suivi l’évolution de l’économie. Ce sont celle du boom économique des
années 1960, celle des années 70 et celle de l’aprèscrise du pétrole (en 1973), marquée par les réunifications familiales. L’immigration, depuis le
milieu des années 1980, a pris plutôt la forme de
l’asile politique et de la clandestinité 3. La politique belge de l’immigration a voulu répondre à
deux objectifs: d’une part, faire face aux pénuries
de main d’œuvre peu qualifiée et, d’autre part,
offrir une possibilité de croissance démographique en vue d’un rajeunissement de la population vieillissante.
Une communauté de migrants
Le Coran utilise 26 fois le terme « migration »,
« immigration », « émigration » et ses dérivés
dans le sens d’« abandon ». La migration a marqué la communauté musulmane dès ses débuts.
Muhammad a envoyé certains de ses adeptes en
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
Abyssinie pour les mettre à l’abri des persécutions à La Mecque. Toujours pour échapper aux
persécutions, Muhammad, accompagné de certains de ses adeptes, a quitté La Mecque en septembre 622, pour se réfugier à Médine. Les versets 4, 97-98 du Coran demandent à tout
musulman vivant en pays de mécréance de le
quitter pour rejoindre, s’il le peut, la communauté musulmane. Les versets 4, 100 et 9, 20 vont
dans le même sens. Le verset 8, 72 établit une
alliance entre les immigrés et ceux qui leur donnent l’hospitalité. Le verset 4, 89 demande aux
musulmans de ne se fixer que s’ils immigrent
dans une nouvelle communauté en vue de la
convertir. Finalement, lorsque Muhammad a
conquis La Mecque, en 630, il a déclaré la fin de
la migration.
Entre tradition et modernité
En général, les musulmans immigrés viennent d’une société d’enracinement rural, traditionaliste, où la vie privée, familiale et sociale se
règle fondamentalement sur les prescriptions et
les interdits de la religion et où une distinction
entre le politique et le religieux est difficile à faire. Toute la vie repose sur la révélation divine 4.
L’immigration et le processus d’intégration
et d’organisation demandent donc aux musulmans de rechercher une harmonisation entre les
prescriptions de la sharî’a et les contraintes imposées par la vie en diaspora.
Les musulmans vivant en Europe se trouvent
devant un double défi : comment harmoniser les
données de la sharî’a et la réalité vécue, et comment accorder la tradition islamique à la modernité de la culture européenne. Par ailleurs, la
société d’accueil traite les immigrés musulmans
comme des groupes nationaux. Les Européens
font en effet entrer les nouveaux arrivés dans
leur conception de l’État-Nation, sans référence
à leur appartenance religieuse. Et les musulmans
se sont inscrits, eux aussi, dans ce schéma en s’or-
THÈME
ganisant d’abord selon leur origine nationale et
non en fonction leur appartenance religieuse.
Désormais, les musulmans vivant en Europe ne
peuvent échapper à ces questions : quel est le
noyau dur de l’islam, et comment faut-il le pratiquer dans ce nouveau contexte ?
À ces questions, les réponses varieront selon
les générations et les circonstances. Chaque jour,
les contraintes de la vie moderne s’imposent. La
migration, la diaspora et la modernité ajoutent au
pluralisme islamique classique de nouvelles
expressions.
Les musulmans « traditionnels » ont en commun le souci d’une pratique traditionnelle et
d’une foi communautaire. Fidèles à Dieu et à
Muhammad, attachés aux rites et aux coutumes
pratiqués dans leurs pays d’origine, ils sont volontiers conservateurs dans le domaine familial et
social. En Belgique, ils vivent difficilement leur
situation d’exil tout en essayant de respecter, dans
la mesure du possible, la tradition apprise.
Il y a aussi les réformistes. Ayant subi, au siècle
dernier, les premiers chocs de la modernité, des
savants musulmans ont repensé le noyau dur de
leur foi, en puisant dans les lois islamiques et en
cherchant à comprendre l’islam comme les
« anciens », les compagnons de Muhammad et
leurs successeurs. À leurs yeux, les « anciens »
étaient plus proches de la perfection que les
Médiathèque de la Commission européenne
Islam pluriel
musulmans actuels, les premiers siècles de l’islam
avaient atteint un idéal insurpassable. Cette idéalisation a finalement conduit à canoniser les solutions proposées par la génération mythique des
lettrés du 9e siècle. Cet islam est resté un islam
médiéval, et retombé dans le traditionalisme. On
trouve cette interprétation de l’islam dans la plupart des mosquées ou des salles de prières en
Belgique.
Les islamistes, en raidissement traditionaliste, se sont laissé guider par Hasan al-Banna (19061949), le fondateur des Frères musulmans. À par-
La majorité des musulmans de Belgique
vit sa foi dans un contexte moderne.
Ci-dessous, un centre d'accueil
téléphonique à Anvers, employant des
immigrés, en majorité des femmes.
Tradition, éducation, modernité
Quels sont, aujourd’hui, les problèmes auxquels sont confrontés les musulmans en Belgique ? Ils peuvent être classés selon quatre thèmes :
Famille et femme : le voile, l’autorité paternelle et le rôle du frère, l’héritage et le témoignage des femmes, le statut personnel — le contrat
de mariage d’après la sharî’a, le mariage civil, le divorce ou la répudiation, la polygamie.
Éducation : la situation du fils et de la fille dans la famille ; la mixité à l’école ou la séparation entre garçons et filles ; la participation aux
cours d’entraînement sportif, de biologie, d’éducation sexuelle ; la formation religieuse, dans l’enseignement public ou dans l’enseignement
catholique (avec l’obligation de participer aux cours de religion catholique) ou dans la mosquée, et alors en quelle langue : arabe, turc, français, néerlandais.
Modernité : la photo sur les documents officiels ; les assurances : une protection contre Dieu ou une affaire banale qui ne touche pas à la
toute-puissance de Dieu ; les transplantations d’organes et les transfusions sanguines ; la législation en Europe et le code islamique classique.
Politique : les musulmans dans la diaspora belge doivent-ils s’organiser en un parti politique islamique pour participer au système démocratique, ou doivent-ils s’insérer dans les partis existants sans référence aucune à la tradition islamique ; la prédominance des droits humains
sur les droits de Dieu.
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
23
THÈME
Il était une foi l’islam
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tir des années 1980 et
jusqu’en 1995, les islamistes proclamaient
que, pour ré-islamiser la société, il fallait
s’engager dans la
politique et conquérir le pouvoir. Dans
cette lutte, ils légitimaient l’emploi de la
violence. Aujourd’hui, les islamistes
s’éloignent de plus en
plus de l’activisme
politique. La réponse
au défi de la modernité est devenue une
affaire privée. Ils s’intègrent volontiers
dans la vie économique, n’hésitent pas à entreprendre des études
dans les domaines scientifique et juridique, qu’ils
considèrent comme compatibles avec un islam
reformé. Cependant, au point vue des valeurs,
ils vivent dans une société parallèle, en créant
un espace communautaire spécifique (commerces, cafés, coiffeurs, librairies, etc.) en affichant des marques et des signes visibles (le voile et la barbe) de leur appartenance à l’islam 5.
Les musulmans laïcs voient bien les tensions
entre islam traditionnel et modernité, mais, formés de plus en plus aux sciences séculières, ils
laissent les disputes théologiques ou juridiques
aux savants musulmans. Si les réformistes étaient
culturellement imprégnés de science religieuse,
mais peu au fait des développements du monde
moderne, c’est l’inverse pour les laïcs.
Des musulmans en chemin vers un islam européen ? L’immense majorité des musulmans en
Belgique ne se retrouve ni dans l’islam réformé
des uns, ni dans la pensée désislamisée des autres.
Cette majorité silencieuse se contente de vivre
sa foi dans un contexte moderne en essayant de
sauver l’essentiel. Ils sont frappés par le fait que
le Coran multiplie les exhortations générales à
la loi, à la justice et à l’équité, mais présente peu
de règles précises. Sans abandonner leur foi dans
l’origine divine du Coran, ils commencent à examiner le texte coranique pour le réinterpréter à
la lumière des sciences modernes. Cette entreprise rencontre de multiples opposants, qui craignent que la foi ne soit sapée dans ses fondements 6.
Attraction de l’exposition universelle
de Bruxelles en 1897, le « panorama de
Caïro » a été restauré en 1978 et est
devenu la mosquée principale de
Bruxelles.
5. Nilüfer Göle/Ludwig
Ammann (Hg.), Islam in Sicht.
Der Auftritt von Muslimen im
öffentlichen Raum, Bielefeld :
transcript Verlag, 2004, p. 14.
6. Pour une voix de cette
tendance : Souheib
Bencheich dans El Watan,
1.2.1996, p. 1 et 9 et Ali Merad
dans Le Monde 10.12.1978.
7. Le Vif/L’Express, 21.01.2005,
p. 20.
24
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
Un organe représentatif
Reconnu en 1974, le culte musulman a la nomination des professeurs de religion islamique dans
l’enseignement public et d’aumôniers dès 1976.
Mais la place de l’Exécutif des Musulmans de
Belgique allait-elle aller de la reconnaissance du
culte musulman à l’institutionnalisation de l’islam ? En 1998, une solution originale a été trouvée avec le soutien du « Centre pour l’égalité des
chances ». Elle était basé sur une procédure précise: élections d’une assemblée constituante, chargée de former un Exécutif des musulmans de
Belgique ayant en charge le temporel du culte.
Mais les vives discussions à l’intérieur de l’Exécutif et le contrôle des personnes élues dans l’assemblée constituante par la Sûreté de l’État a laissé des séquelles, malgré l’accord des représentants
musulmans 7. Pour la ministre de la Justice, ce
contrôle était légitime, mais n’avait pas de base
légale et posait des problèmes en termes de droits
et de libertés individuels. Suite à sa médiation, un
nouvel Exécutif a été mis en place, et son mandat
est arrivé à expiration le 31 mai 2004.
La ministre de la justice a créé une commission
chargée du renouvellement des organes du culte musulman, qui a pour mission de prendre
toutes les mesures nécessaires pour l’organisation
des élections, de veiller à la régularité des opérations électorales et d’organiser une médiation
en cas de litiges. Son mandat devait s’achever
dès la publication au Moniteur belge des
membres du nouvel Exécutif des musulmans de
Belgique. Le 20 mars 2005, les musulmans ont
élu leurs 68 représentants à l’Assemblée générale des musulmans de Belgique. Une fois installée,
cette assemblée devait proposer à la ministre de
la Justice, Laurette Onkelinx, une liste de 17 personnes choisies parmi les élus, qui seraient appelées à former le nouvelle Exécutif des musulmans
de Belgique, interlocuteur officiel des autorités
belges en ce qui concerne l’organisation matérielle du culte.
Bouleversement
Les élections du 20 mars ont complètement
bouleversé la composition de l’organe représentatif des musulmans. La commission chargée du
renouvellement des organes du culte musulman
a classé les candidats en quatre catégories : les
musulmans marocains, les musulmans turcs, les
musulmans « d’autres appartenances culturelles »
THÈME
(les Pakistanais, les Albanais, les Africains et les
Algériens) et les « convertis ». À la surprise de
tous, les candidats turcs ont obtenu 40 élus contre
20 d’origine marocaine, une communauté qui
représente pourtant les deux tiers des 400 000
musulmans vivant en Belgique. Ce bouleversement de la composition du Présidium est dû à
la forte mobilisation de la communauté turque,
qui a bénéficié du soutien des Affaires religieuses
(Diyanet) d’Ankara, et au découragement de
nombreux Marocains face aux discussions intestines de l’ancienne assemblée.
Le processus, qui va de la reconnaissance à
l’institutionnalisation, a conduit les communautés
musulmanes à se conformer aux modèles institutionnels préexistants. Or, la tradition islamique
ne prévoit guère ces modalités d’organisation de
la part d’une autorité centralisée et centralisatrice. Dans son histoire, l’islam a toujours connu
une diversité d’écoles juridiques et théologiques,
et ce pluralisme est aussi respecté, aujourd’hui,
par les gouvernements des pays islamiques qui
organisent l’islam à travers un ministère. L’exigence de créer un Exécutif accepté par l’État comme seul organe représentatif pour tous les musulmans de Belgique est un défi énorme pour les
musulmans et leurs organisations multiples.
L’Exécutif, en effet, ne peut prétendre jouer un
rôle d’uniformisation, ni imposer une discipline
de conduite, ni incarner une autorité spirituelle.
L’intégration de la communauté musulmane dans la société belge est en marche. Cependant, le processus demande, des deux côtés –
société d’accueil et immigrés musulmans –, un
effort créatif afin que l’islam trouve une place
comparable à celles des autres religions reconnues, malgré sa structure fondamentalement
différente. ■
Le Jésus de l’islam :
énigme ou mystère ?
Maurice Borrmans *
Le livre saint des Jésus, prophète de l’islam, n’est pas ignoré des musulmans mais, appelé
musulmans (114 chapitres ou sourates, 6 236 Isâ, il ne semble pas correspondre au Jésus chrétien, appelé Iasû par les
versets ou âyâts), qui chrétiens arabes. Voilà l’énigme ou le mystère. Qu’en dit le Coran,
résume la prédication de
comment le présente la Tradition, qu’en disent les contemporains ?
Mahomet à La Mecque
et à Médine (610-632)
donné un enfant d’une pureté extrême » (19,19)
parle de Jésus et de Marie sa mère, en 93 versets
et que Dieu fera « de Lui un Signe pour les
dispersés sur 15 sourates. Et il est aussi vrai que
hommes, un acte de (Sa) clémence » (19,21) : ainla période de La Mecque du Coran manifeste de
si Jésus fut créé, sans intervention virile, de Dieu
la sympathie à l’égard de Jésus tandis que l’on
Lui-même, qui « crée ce qu’il veut » (3,47 ; 19,21).
retrouve un ton polémique dans celle de MédiJésus « suit (les prophètes) » (5,46; 57,27). Il fut
ne. Il est cependant préférable d’en tenter une
donc envoyé par Dieu « comme son Messager
synthèse globale étant donné que, pour les musulaux fils d’Israël ». Jésus fournit des « preuves évimans, le Coran constitue un ensemble individentes » de sa mission (2,87 ; 6,110 ; 42,63 ; 61,6) :
sible.
ce sont ses miracles. Sa prédication a un contenu
Jésus est placé depuis le début « sous la protrès simple, de type monothéiste (3,51; 5,72; 5,117;
tection » de Dieu, à l’instant même où naît Marie,
19,36 ; 43,64).
sa mère. Précédé de Jean (le Yahyâ coranique)
Tout finit dramatiquement, parce que Jésus
« qui (le) confirme (comme) une Parole venue de
« entendit le refus rebelle » des fils d’Israël (3,52)
Dieu » (3,39), Jésus est annoncé à Marie par l’Esqui sont « maudits par la bouche… de Jésus »
prit de Dieu « qui lui apparaît sous la forme
(5,78): ils « complotèrent » contre lui pour le faire
d’homme parfait » pour lui dire qu’« il lui sera
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
* Docteur en droit islamique,
spiritualité musulmane et
histoire des rapports
islamo-chrétiens, Maurice
Borrmans est consultant
auprès du Conseil pontifical
pour le dialogue
interreligieux. Il dirige la
revue Islamochristiana.
25
THÈME
mourir (3,54 ; 4,157). Dieu, cependant, réalise ce
qu’il lui avait promis : « Ô Jésus, je te ferai
atteindre ton terme, puis je t’élèverai jusqu’à moi,
et je te purifierai des infidèles » (3,55). En effet, « ils
ne le tuèrent, ni ne le crucifièrent, au contraire
quelqu’un fut rendu à leurs yeux semblable à lui,
mais Dieu l’éleva à lui » (4,157-158 ; 3,55). Dans
les temps eschatologiques, quand il reviendra
sur terre, Jésus sera « un présage de l’Heure »
(43,61).
Qui est Jésus ?
La tradition officielle des exégètes du
Coran a minimisé l'éventuelle richesse
spirituelle contenue à propos de Jésus
dans le Coran. Ainsi, la «Parole» de
Dieu a été interprétée comme une
parole externe émise par Dieu au
moment de la création de Jésus.
(Photo: Annonciation,
Constantinople, début du 16e siècle.
Ohrid, Musée national)
26
Il y est appelé, onze fois, « le Messie Jésus, fils
de Marie » (3,45, par exemple), fondateur d’une
« religion céleste ». L’« Évangile » est un Livre
« plein de droite conduite et de lumière, confirmant la Tôrâh révélée avant lui » (5,46).
Mais Jésus est seulement « le serviteur de
Dieu » (‘abd Allâh) (19,30 ; 43,59 ; 4,172), qui
demeure un homme simple qui « mange de la
nourriture » (5,75).
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
Et voici l’énigme mystérieuse: Jésus y est doté
de privilèges exceptionnels : né d’une mère vierge, Marie, il est créé comme Adam (3,59) par la
parole créatrice elle-même de Dieu (3,47 ; 19,21 ;
19,35). Il fait des miracles extraordinaires, ne
meurt pas et est élevé jusqu’à Dieu avant de revenir à la fin des temps comme Signe de l’Heure
ultime. Il est « une Parole venue de Dieu (Kalima
min Allâh) » (3,39 ; 3,45), « une Parole de vérité »
(Qawl al haqqi) (19,34).
Mais l’énigme se fait plus mystérieuse, vu que
Jésus est un « Messie » sans messianisme et que
sont niés tant d’attributs qui constituent le plus
profond mystère de sa personne. En effet, Jésus
n’est pas Dieu, n’est pas « Seigneur » (9,31), ni
« fils » de Dieu (4,171 ; 19,35 ; 9,30), car Dieu ne
peut avoir un fils. Jésus est seulement un « serviteur de Dieu » (19,30 ; 43,59 ; 4,172), un simple
prophète et un messager, mais le Coran critique
les chrétiens parce qu’ils disent qu’il est « le troisième des trois » (5,73).
La Tradition (Sunna) officielle des exégètes du
Coran, quant à elle, a seulement répété ce que
disait le Coran, en en minimisant l’éventuelle
richesse spirituelle, d’autant plus que les évangiles des chrétiens étaient considérés comme falsifiés et donc inutiles pour une recherche ultérieure sur la personnalité singulière de Jésus, fils
de Marie. La « Parole » de Dieu a été interprétée
comme une parole externe, émise par Dieu au
moment de la création de Jésus dans le sein de
Marie et puis l’« Esprit » a été considéré comme
le « souffle » qui donne la vie au moment de la
création des êtres vivants, rien d’autre. Parfois,
l’interprétation fut tellement réductrice qu’on en
est venu à considérer l’Esprit comme étant l’archange Gabriel, tandis que le Signe de l’Heure
n’était plus Jésus, mais le Coran lui-même. Mystère redoublé d’une interprétation qui a réduit
au minimum les mérites ou les privilèges de ce
prophète exceptionnel.
Le soufisme (le mouvement mystique de l’islam), bien qu’étant contesté par l’orthodoxie officielle, a pensé devoir considérer Jésus comme le
type de l’union mystique, car pur produit de la
Parole et de l’Esprit de Dieu au moment de sa
conception en Marie. Chez certains, comme
Mâkim al-Tirmidhî († 892), quoique prétendant
que Mahomet était « le sceau de la prophétie »
(33,40), dirent que Jésus était « le sceau de la sainteté » (khâtam al walâya). Le grand mystique
musulman, al-Hallâj, qui mourut sur l’échafaud
à Bagdad en 922, voyait en Jésus la réalisation
THÈME
parfaite de l’union entre l’humanité (nâsut) et la
divinité (lâhût). Le grand Ibn’Arabî († 1240), dans
ses méditations à Damas, considère Jésus comme
l’un des hérauts de l’union mystique. On sait
aussi que plus tard, le docte Turc Qâbid (†1527)
fut à l’origine d’une confrérie, les Hubbmasîhiyya
(les Amants du Messie), qui proclamait la supériorité de Jésus sur Mahomet : il fut exécuté comme impie à Istanbul.
La personne de Jésus demeure ainsi une question permanente pour la conscience des musulmans. Ce n’est pas par hasard que la Tradition
sunnite, à la différence de la chiite (qui voit dans
le retour du douzième imâm le Signe de l’Heure),
répète et proclame depuis tant de siècles qu’« il
n’y a pas d’autre mahdî que Jésus », Jésus étant le
mahdî, l’attendu de tous comme Signe de l’Heure ultime.
Un prophète parmi d’autres
Les versets du Coran qui parlent de Jésus
constituent le cadre rigide de toute approche
musulmane de son mystère et, par conséquent,
le consensus commun reproduit depuis des
siècles la même vision d’un Jésus prophète de
l’islam, qui a reçu de Dieu un Évangile désormais disparu et dépassé, étant donné que le Coran
en est l’ultime édition, et puisque Mahomet est
venu pour réformer, abroger et compléter les religions antérieures, c’est-à-dire le judaïsme et le
christianisme.
La lecture attentive des traductions modernes
du Coran en langues occidentales, faites par les
musulmans, confirme le lecteur dans une telle
approche. Une recherche parallèle dans les
manuels des écoles primaires, secondaires et
supérieures mène le lecteur aux mêmes conclusions. Et les grands Commentaires (Tafsîr) de
l’exégèse musulmane contemporaine présentent
tous un Jésus fidèle au modèle du prophète coranique. En outre, les mystères de la Trinité, de l’incarnation et de la rédemption y sont ouvertement critiqués comme une trahison du
monothéisme absolu, puisque il s’agirait d’une
intrusion de croyances païennes et polythéistes
dans la prédication monothéiste du Jésus coranique. Et il est aussi vrai qu’aucune explication
n’y est proposée pour justifier les privilèges de
Jésus et son étrange destin, vu que les savants
sont divisés en ce qui concerne sa « survivance » : certains le disent mort dans l’attente de la
résurrection finale, d’autres le déclarent toujours
vivant, prêt à revenir comme « Signe de l’Heure ».
Tous s’en tiennent ainsi à une lecture strictement
littérale du texte coranique.
Les traités des grands théologiens récents sont,
eux aussi, déconcertants, sinon décevants et répètent substantiellement ce qui en est rapporté dans
le Coran. Le Traité moderne de théologie islamique,
publié en français à Paris par le shaykh Si Mamza Boubakeur, recteur de l’Institut musulman de
la Grande Mosquée de Paris de 1957 à 1982, a
quelques ouvertures, mais il y commente les
textes coraniques sur un ton polémique anti-chrétien et réfute toute dimension divine et rédemptrice de la personne de Jésus. L’auteur confesse
pourtant que « la grande idée enseignée par lui,
non seulement aux juifs mais au monde entier, est
celle de l’amour de Dieu ». Dans son Mawqif alIslam [Attitude de l’islam] à l’égard du christianisme,
le shaykh Hasan Khâlid, grand mufti sunnite du
Liban, assassiné à Beyrouth en 1989, a le courage de présenter à ses lecteurs, soit le Jésus du
christianisme, à
travers
les
quatre évangiles, soit le
Jésus de l’islam, selon les
versets coraniques. Exposé
impartial, soucieux de comparatisme pédagogique, mais suivi d’un jugement qui justifie la
vision islamique de Jésus et qui condamne le culte des chrétiens pour dévotionisme paganisant.
Quant au Qisas al-anbiyâ’ (Histoires des prophètes)
de ‘Abd al-Wahhâb al-Najjâr, publié en 1930 en
Égypte, il s’agit d’un étrange ouvrage dans lequel
l’auteur, pour reconstruire une parfaite biographie de Jésus, intègre dans le cadre orthodoxe
du Coran certains passages qu’il choisit arbitrairement soit dans les quatre évangiles canoniques, soit dans le pseudo-évangile de Barnabé
(un « faux » évangile rédigé à la fin du 16e siècle,
où Barnabé présente un Jésus étrangement
conforme à la christologie coranique !).
Quoi qu’il en soit d’autres docteurs de l’Islam, la plupart demeurent dans le même sillage.
Le consensus commun reproduit depuis
des siècles la même vision d’un Jésus
prophète de l’islam, qui a reçu de Dieu un
Évangile désormais disparu et dépassé.
Messager de la bonté et du pardon
Nonobstant ce consensus quasi unanime des
musulmans contemporains, certains écrivains et
poètes ont tenté d’approfondir certains aspects de
l’énigme de « Jésus », en restant cependant dans
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
27
THÈME
Il était une foi l’islam
Fathî ‘Uthmân, en 1961, a l’audace d’intituler son
livre Avec le Messie, selon les quatre évangiles (Ma’a
l-Masîh fî l-anâjîl al-arba’a), qui intègre avec grande honnêteté de nombreuses données de la tradition évangélique canonique, en rappelant toutefois les points essentiels de désaccord entre
chrétiens et musulmans, et en renvoyant chacun
à son choix : « À chacun sa propre foi ! ».
Jésus, fils de Marie, est donc pour les musulmans d’aujourd’hui, comme d’hier, un des nombreux prophètes de l’islam, même s’il fut particulièrement privilégié par Dieu, sans qu’on puisse
pour autant en savoir la raison. Mais, en même
temps, est nié le fait qu’il soit le Verbe incarné,
manifestation humble du Père « qui aime les
hommes », Christ « parmi les hommes », mort
sur la croix pour la réconciliation universelle et
ressuscité le jour de Pâques. Et c’est cette grande
différence, quasi abyssale, qui sépare la foi musulmane de la foi chrétienne.
Les silences du Coran
Une profonde différence sépare la foi
chrétienne et la foi musulmane: cette
dernière ne reconnaît pas Jésus comme
le Verbe incarné, manifestation humble
du Père « qui aime les hommes », mort
sur la croix et ressuscité.
(Photo: Crucifixion, Senj, fin du 13e s.
Zagreb, Musée d’histoire croate)
Dossier « collections
universitaires » :
une précision
Dans notre édition de juin, nous
avons omis d’indiquer les noms
des coordinateurs du dossier
consacré aux collections universitaires. Il s’agit de Bernard
Van Den Driessche, administrateur du Musée de Louvain-laNeuve, et du Pr Jean-François
Rees, du Département de biologie de l’UCL. Nous les prions de
nous excuser pour ce malencontreux oubli.
28
le cadre fixé par le Coran. En 1953, le grand écrivain égyptien ‘Abbâs Mahmûd al-‘Aqqâd (18891964) a voulu célébrer Le Génie du Messie (‘Abqariyyat al-Masîh), en utilisant les quatre évangiles
canoniques comme source authentique : éducateur des consciences et défenseur des pauvres,
Jésus y apparaît prophète de la bonté et du pardon, même si malheureusement, au sujet de sa
fin, il n’y a que des « légendes ». Le savant Kâmil
Husayn (1901-1977) eut le courage, en 1954, de
proposer une méditation sur La Cité d’iniquité (alQarya l-zâlima), dans laquelle il décrit, avec grand
raffinement, les sentiments, les remords et les
repentirs des personnages qui ont été témoins
de la condamnation de l’Innocence le vendredi
saint.
Pour Jûdah al-Sahhâr et son livre Le Messie,
Jésus, fils de Marie, publié en 1959, c’est le thème
du règne de Dieu qui apparaît central dans la
prédication de Jésus, mais sa « non-violence » a
été la cause de sa défaite : Judas, le disciple qui le
remplace au dernier moment (c’est la thèse commune de nombreux musulmans), rêvait d’un
messianisme de violence et de victoire, et c’est
pour cela que l’auteur fait allusion au succès de
Muhammad, qui sut être un prophète religieux
et, en même temps, un chef politico-militaire.
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
C’est sans doute à cause des silences du Coran
sur son enseignement et ses interventions que
certains écrivains et poètes musulmans ont voulu puiser dans les textes des évangiles canoniques
une information supplémentaire à propos du
charme de son visage, qui dépasse la condition
humaine, de son message, qui demeure celui
d’un amour impossible, et de son destin, qui est
toujours lié à la Dernière Heure de l’histoire. On
a pu ainsi entrevoir quels sont les aspects de cette simple énigme qui, plus que les autres, suscite, du côté musulman, des questions et des interrogations. Il s’agit d’explorer plus en profondeur
les trois mystères de Jésus, celui de son humanité, de sa suréminence et de sa mort. Par ailleurs,
certains sont prêts à reconnaître dans la vie et la
personne de Jésus des paramètres valides pour
tous en matière religieuse, en l’occurrence l’incarnation de la Parole et l’habitation du Verbe
au milieu de nous, la souffrance rédemptrice et
le dépassement de la défaite de la mort, le refus
de l’anéantissement et le besoin de résurrection,
le désir ardent d’une communion universelle,
humaine et cosmique. Le Jésus de l’islam se révèle riche de certaines valeurs spirituelles, tandis
que le Jésus des chrétiens se manifeste comme
plénitude du don de Dieu à chaque homme. ■
THÈME
Le regard d’un musulman
Mohammed Jamouchi
D.R.
Je tiens à saluer l’initiative prise ici par En guise de conclusion, Louvain a demandé à un intellectuel musulman de
l’équipe rédactionnelle de la revue Louvain
pour le choix de ce dossier 1 ; ainsi que les livrer quelques réflexions que lui inspirait le contenu de ce dossier.
éminents spécialistes qui y ont contribué.
J’admire également l’effort consenti par des
et de lieu, au lieu de l’ouvrir à son nouvel avenir.
croyants inscrits dans leur foi et leur tradition,
Pour le sociologue, la modernité sera évaluée à
pour parler non certes de l’intérieur, de l’islam,
l’aune de la révolution informatique ; l’anthromais sur l’islam et les musulmans tels qu’ils sont.
pologue interrogera le post-colonisé; à l’échelle de
l’histoire, la modernité paraît à géométrie variable;
Réformisme ou modernisme ?
à mes yeux, elle apparaît toujours comme un processus en déphasage, et discutable.
La religion musulmane comme les autres est
Enfin, si la modernité consiste en l’abandon de
essentiellement à l’image de ses partisans. En ce qui
tout absolu, de toutes références stables, je me
nous concerne, il serait plus à propos de parler de
demande si nous serons un jour modernes 2 ?
Mohammed Jamouchi est
la crise des musulmans (comme incarnation d’un
Remarquons que certains ont surmonté ou
professeur à Bruxelles et
message) plutôt que de l’islam (en tant que
contourné la difficulté en parlant de postmochercheur au Laboratoire
concept). À l’instar de toutes les sociétés, les sociédernité : ils pourront continuer à en débattre tant
d’épistémologie appliquée
tés musulmanes sont en crise, comme elles le furent
que chacun la définira à sa guise…
(Ph.D. Philosophie,
Gand), spécialisé dans les
jadis, à plusieurs reprises au cours de leur histoiquestions d’enseignement
re: les schismes politico-théologiques, l’instauraSpécificités belges
de l’islam en Europe. Il fut
tion de régimes dynastiques, la campagne de
également secrétaire du
Napoléon, le renouveau de la pensée musulmane
Royaume du compromis, la Belgique est ausprogramme de la
en constituent quelques exemples emblématiques.
si caractérisée par une identité croisée et pluCommission européenne
Les situations de crise appellent naturellement à
rielle. Ses institutions reflètent, non sans mal, cetUne âme pour l’Europe et
membre du Groupe de
des réformes. Or, la question de la modernité, dans
te complexité.
Recherche Islamole contexte qui nous occupe, se décline nécessaiJ’ai déjà largement insisté sur le fait que l’État
Chrétien (GRIC).
rement sur un ton problématique, voire polémique.
belge sécularisé est qualifié de tolérant, de neutre,
D’abord pour une raison d’usage. Ainsi, la langue
et d’une certaine façon de laïc ; qu’à ce titre il ne
arabe utilise-t-elle plus volontiers le mot de réforreconnaisse pas et n’ait pas à reconnaître les docmisme que celui de modernisme. Le musulman
trines religieuses et philosophiques (celles-ci releque je suis ne pourra toutefois exclure que le prevant de la sphère privée 3). Il a su reconnaître et
mier conduise au second. La question que je me
gérer le temporel de certains cultes dès sa constipose est de savoir dans quelle mesure le réfortution et en s’adaptant jusqu’à 1985. Dans ce régimisme d’une autorité intellectuelle, politique et/ou
me de cultes reconnus (six, auxquels s’ajoutent « les
charismatique peut conduire à un « moderniscommunautés philosophiques non confessionme ». Dans tous les cas de figure, je ne peux concenelles »), figure le temporel du culte musulman.
voir le présent et l’avenir des musulmans que dans
D’institution européenne (de tradition catho1. La revue Louvain avait déjà
une succession de réformes.
lique) ce système n’est pas directement applicable
consacré deux dossiers à
La modernité ne commence pas simultanément
à certaines situations musulmanes. Il en va ainsi de
l’Islam : L’Islam et le monde
arabe (avril 1990) et L’Islam
chez tous les peuples, pas plus qu’elle n’est accueillie
la décision prise par le gouvernement fédéral bel(janvier 1998), ce dernier
de la même façon dans les différentes strates d’une
ge de nommer un certain nombre d’imams en tant
abordant l’Islam sous l’angle
même société. Ajoutons à ces constatations le rapque « ministres du culte musulman ». Il convient
géopolitique et culturel.
port conflictuel que peut susciter une modernité
de savoir qu’il n’existe, dans aucun pays musul2. Je pense au titre éloquent
perçue comme idéologie étrangère aux préoccuman, ni ministre du culte, ni magistère, ni sacred’Alain Touraine, Nous
pations locales et donc non avenue, d’autant plus
ments; que les imams ne sont pas des prêtres, que
n’avons jamais été modernes.
qu’elle émane d’un système colonial faisant irrupcréer un « clergé islamique », sans prendre de pré3. Le point de vue soutenant
tion dans un monde arabe où ce concept (mal comcaution et sans en mesurer les conséquences, serait
que la foi relève entièrement
pris et mal appliqué?) a accumulé les échecs! Devant
rendre un mauvais service aux musulmans dans
du domaine privé et intime
l’échec, l’ambiguïté et la confusion, vous ne devez
ce pays. En attendant, ceux-ci demeurent dans l’exest une réduction de la
religion vers le privé, on peut
pas vous étonner de voir le conservateur reprendre
pectative tout en se posant des questions toutes
le voir dans l’histoire
un discours normatif, prodiguant des directives
légitimes. Il s’agissait en fait, plus modestement, de
Zwingli-Calvin et la
relatives à la collectivité, rendant ainsi le monde
mettre sur pied un « service administratif chargé
transition du pré-capitalisme
vers le capitalisme.
clos, sans tenir compte des circonstances de temps
de la gestion du temporel du culte musulman ». ■
Louvain [numéro 157 | septembre 2005]
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