Une île, une frontière : quels conflits

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Une île, une frontière : quels conflits
Géographie des conflits
Compte-rendu du 13/11/2013
Bergougnou Laura
Duverger Clara
Voileau Laure
« Une île, une frontière : quels conflits ? »
par Marie Redon, maître de conférences à l'université Paris 13
Compte-rendu réalisé par Laura Bergougnou, Clara Duverger et Laure Voileau
Marie Redon a décidé de croiser l’entrée « frontalière » avec l’entrée « insulaire » et d'étudier les
conflits qui en découlent au moyen de trois exemples :
•
•
•
Haïti – République dominicaine
l'île de Timor
Chypre
Auparavant, elle rappelle que la question de l'existence d'une spécificité des îles et de l’insularité
soulève de nombreux débats chez les géographes. Ils notent en tout cas que les acteurs sont poussés à
beaucoup interagir sur les îles, dans une situation de huis-clos qui implique un rapport au temps
spécifique. A titre d’exemple, elle cite le cas de l’île d’Utoya, en Norvège, théâtre d’une fusillade en
juillet 2011, la situation insulaire ayant dans ce cas précis empêché les gens de fuir ; et les îles des
Philippines difficiles d’accès, ce qui pose des problèmes pour l’acheminement de l’aide humanitaire
après le passage du typhon Haiyan.
Mme Redon cite de plus Perec : « Les frontières sont des lignes, des millions d’hommes sont morts
à cause de ces lignes 1 » et conclut son introduction en faisant la liste des îles divisées dans le monde,
au nombre d’une dizaine, dont l’île de Haïti et de la République dominicaine, la Terre de Feu, SaintMartin, l’Irlande, le Timor, la Papouasie, Chypre, ou encore Bornéo.
I.
Haïti/République dominicaine : l'indépassable face-à-face insulaire
La frontière séparant ces deux États suit à peu près une ligne nord/sud. Haïti se situe sur le tiers
occidental de l’île et la République dominicaine sur les deux tiers orientaux, chaque État comptant
environ dix millions d’habitants. La devise de Haïti est « L’union fait la force » ; celle de la
République dominicaine : « Dios, Patria, Libertad ».
1. Côté dominicain : une perception d'île-piège et un Autre menaçant
De part et d’autre du fleuve Massacre, qui marque la frontière dans le nord du pays, des villes se
font face : c’est par exemple le cas d’Ouanaminthe (du côté haïtien) et de Dajabon (du côté
dominicain). Sur les images aériennes, la frontière est clairement visible, notamment à travers les
différents modes de mise en valeur agricole. À Haïti, cette mise en valeur a reposé sur une exploitation
1
PEREC Georges, Espèces d’espace, 1974.
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intensive de la canne à sucre, recourant à une main d’œuvre servile nombreuse, alors que les terres en
République dominicaine ont plutôt accueilli de l’élevage. Le marquage de la frontière se voit
également nettement à travers des limites tracées sur les collines, ou des postes-frontière. Ceux de
République dominicaine arborent une iconographie 2 fournie : portraits des pères fondateurs de la
République, drapeaux, symboles etc. Les frontières sont en règle générale des lieux où les
iconographies nationales sont très marquées.
Certains Dominicains se conçoivent comme prisonniers d’une « île-piège ». Pour nombre d’entre
eux, le malheur de la République dominicaine est d’être la voisine d’Haïti : le voisin haïtien serait un
barbare « sans culture civique » (idée revenant à plusieurs reprises dans les entretiens menés par Mme
Redon), et autour le pays se trouve encerclé par la mer. Manuel Nũnez, un auteur dominicain
récompensé dans son pays, publie ainsi dans un de ses ouvrages une carte selon laquelle seuls les sanspapiers, la drogue, les armes et la contrebande viendraient de l’autre côté de la frontière. Joaquin
Balager, qui fut président de la République dominicaine à plusieurs reprises, partageait cette idée
d’une menace haïtienne.
Cette perception est basée sur des réalités démographiques, puisqu'il existe des différentiels socioéconomiques importants entre les deux pays. La densité à Haïti est bien plus élevée qu’en République
dominicaine. Dans les régions frontalières, elle s’élève à 200 ou 300 hab/km 2 du côté haïtien, et à 50
hab/km2 du côté dominicain. L’espérance de vie est de 61 ans à Haïti, contre 73 ans en République
dominicaine, avec une différence de près de 40 points en termes de taux d’alphabétisation.
2. Une violente horogenèse
Mme Redon s’est ensuite intéressée à l’horogenèse (néologisme dû à M. Foucher3, désignant la
façon qu’une frontière a de naître) violente de cette frontière. Le premier partage de l’île entre colons
espagnols et colons français ne s’est pas fait dans l’affrontement. En 1492, les premiers colons
espagnols s’installent sur l’île. Les corsaires français arrivent en 1630 via l’île de la Tortue et la
présence française est reconnue en 1697 par le traité de Ryswick, mais ce n’est qu’en 1777, par le
traité d’Aranjuez, que la ligne de frontière est fixée. En 1804, Haïti obtient son indépendance et les
colons européens en sont brutalement chassés. Pendant vingt-deux ans, de 1822 à 1844, une tentative
va se faire pour instaurer une unité politique sur l’île. Mais les deux parties de l’île ne partagent pas les
mêmes référentiels. Si l’ex-partie française fait preuve d'un violent ressentiment contre les Européens,
et les Français en particulier, l’ex-partie espagnole avait des relations beaucoup moins conflictuelles
avec l’Espagne (il y avait moins d’esclavage, moins d’abus). Le rejet de l’Europe est donc moins
partagé à l’est de l’île. Cette période d’unité a ainsi été vécue comme une occupation, et les
Dominicains s’en souviennent comme d’une période de chaos et d’obscurantisme. En 1844, l’unité
prend fin par l'indépendance de la République dominicaine. Haïti reste très attaché à ses racines
africaines via, par exemple, le vaudou ou le souvenir des ancêtres esclaves. La République
dominicaine au contraire se voit comme la fille aînée de l’Europe et de l’Église et en tire une grande
2
Au sens de GOTTMANN Jean, Essais sur l'aménagement de l'espace habité, Paris, Mouton, 1966.
3
FOUCHER Michel, Fronts et frontières - un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991.
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fierté, tout comme le fait d’avoir accueilli la première rue pavée (la Rue des Dames) et la première
cathédrale du Nouveau Monde. En 1929, un accord binational fixe le tracé de la frontière. À cette
occasion, la République dominicaine perd sa souveraineté sur une vallée fertile, ce qui est ressenti
comme une amputation. Encore aujourd’hui, la frontière reste approximative et les auteurs de la
plupart des cartes du monde font preuve de prudence cartographique : c’est le cas de la plupart des
cartes de l’ONU qui joignent la mention « le trait de la frontière n’engage pas la responsabilité de son
auteur » au tracé de la frontière.
Les relations entre les deux États restent conflictuelles. L’un des épisodes les plus significatifs à cet
égard est le massacre de 1937, d’où le fleuve tire son nom. L’auteur haïtienne Edwige Danticat
rapporte ce massacre perpétré contre des travailleurs haïtiens venus, au moment de la récolte de la
canne (le zafra), de l’autre côté de la frontière comme main d’œuvre supplémentaire. Des ordres et un
débordement de haine de l’armée dominicaine entraînent de nombreux morts.
Des incidents se produisent ainsi régulièrement à la frontière : refoulements de populations,
rapatriements forcés… En 2011, le secrétaire général de l’OEA (Organisation des États d’Amérique)
encourage à la modération et au dialogue. Malgré cela, un nouveau problème se pose aujourd’hui,
celui des populations apatrides. Le code civil haïtien privilégie le droit du sang sur le droit du sol pour
acquérir la nationalité haïtienne, et n’admet pas la double nationalité. Le code civil dominicain
privilégie quant à lui le droit du sol sur le droit du sang, et ajoute que les enfants nés en République
dominicaine de parents « en transit » (cette expression n’étant nulle part définie) n’ont pas la
nationalité dominicaine. Des enfants se trouvent ainsi « coincés » entre les deux pays. En septembre
2013, le gouvernement dominicain a menacé de dénationaliser toutes les personnes nées sur le
territoire dominicain de parents en transit, en remontant jusqu’en 1929, ce qui concernerait 250 000
descendants d’Haïtiens. Le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme de l’ONU a fait part de son
inquiétude face à ce projet. Actuellement, de nombreuses tractations diplomatiques sont en cours entre
les deux États, Haïti ne pouvant pas accueillir 250 000 descendants d’Haïtiens, qui n'y ont jamais vécu
et parlent pour la plupart espagnol, non pas français ou créole.
3. Côté haïtien : un État failli, un pays instable, sous influence étatsunienne
Mme Redon choisit également de s’intéresser au regard que les médias européens ont porté sur
cette île, notamment à l’occasion du séisme de janvier 2010. Les expressions d’ « île maudite » ou
« d’île du malheur » revenaient fréquemment dans plusieurs titres de grands journaux (comme
Libération). Le Soir est même allé jusqu’à parler du « premier ministre de l’île », ignorant ainsi
purement et simplement l’existence de la République dominicaine.
Mme Redon note ensuite qu’il n’y a qu’un pas entre une île maudite et un État failli. L’ONU a
instauré la MINUSTAH (Mission des Nations-Unies pour la Stabilisation en Haïti) car ce pays lui
semble représenter une menace pour la paix et la sécurité de la région, l’État n’étant pas capable de
faire respecter le droit. La notion d’État failli ou faible est apparu dans les années 1990 et 1995,
notamment avec le cas du Liberia, puis devient un discours normatif dans les années 2005 et 2006.
L’OCDE a entériné le terme depuis 2005, en le définissant comme un État qui n’est pas capable et/ou
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qui ne veut pas assurer son rôle d’État, qui ne peut et/ou ne veut pas contrôler et aider sa population,
situation caractérisée par l’insécurité et une faible gouvernance. La formulation de l'OCDE, mêlant
juxtaposition et alternative, installe une ambiguïté sur la capacité d’un État à assurer son rôle et sa
volonté à le faire. Sur le terrain, l’action de la MINUSTAH se remarque par l’installation de camps de
l’ONU, véritables enclaves à travers le pays, et la présence de 6 230 militaires onusiens. Cette Mission
dispose d’un budget de 650 millions de dollars pour prévenir les conflits et garantir la sécurité de la
région. Les casques bleus surveillent ainsi ce qui n’est pas une zone conflictuelle, mais une zone de
faible gouvernance. Il n’est pas toujours très clair pour les populations de quoi doivent précisément les
protéger ces casques bleus. À cela s’ajoute le fait qu’il est possible que le choléra qui a fait des ravages
dans le pays après le séisme de 2010 ait été apporté à leur insu par des casques bleus népalais.
Enfin, à une échelle régionale, Haïti se trouve sous influence étatsunienne. La Caraïbe est l’un des
espaces les plus fragmentés au monde, avec des territoires aux superficies, PIB et statuts politiques
très variés. De nombreux conflits frontaliers maritimes existent dans cet espace, et les tracés des ZEE
sont l’occasion de nombreuses contestations, comme l’île de la Navasse, qui appartient aux « îles
mineures éloignées des États-Unis » (la majeure partie des autres îles de cette catégorie se trouve dans
le Pacifique) mais qui est revendiquée par Haïti. Cette île est convoitée pour les hydrocarbures
présents dans la région, d’autres îles de la région étant de plus riches en guano.
II. Timor Leste : un jeune État insulaire, des frontières conflictuelles
La République démocratique du Timor-Leste (ou Timor oriental) est située dans les petites îles de
la Sonde, à l'extrémité orientale de l'archipel indonésien. Cet état de 15 000 km² et de 1 million
d'habitants est un « micro État insulaire », catégorie que l'ONU définit comme ayant un seuil de
population inférieur à 1,5 million d'habitants. Il est constitué de la moitié orientale de l'île de Timor,
ainsi que d'une enclave dans la partie orientale (l'Oecussi ou Oecusse), le reste de l'île étant occupé par
une partie de l'État archipélagique indonésien.
Les indices socio-économiques du pays sont globalement dans une dynamique de croissance depuis
l'indépendance en 2002. Le PIB par habitant est passé de 433$ par habitant en 2002 à 4829 $ en 2011
(chiffres de l'ONU), grâce notamment aux revenus pétroliers qui représentent 95% du budget de l'État.
Pour autant, la forte augmentation du PIB par habitant masque des disparités fortes au sein de la
population, entre une minorité qui profite des revenus du pétrole et une majorité rurale et agricole
(76% de la population active). Le taux de fécondité (6 enfants par femme) est parmi les plus élevés au
monde. Moins de la moitié (46%) de la population est alphabétisée. Son IDH est considéré comme
faible, situé au 142e rang mondial en 2004 et au 134e rang mondial en 2012 (sur 187 pays).
1. La frontière terrestre, projection de conflits du vieux continent
Au XVIIe siècle, les Portugais installés sur l'île depuis 1515 se font progressivement reléguer dans
la partie orientale de l'île par les Hollandais arrivés en 1636. En 1661, l'île est officiellement partagée
en deux, mais sans qu'un tracé précis soit défini. Loin d'être véritablement une colonie, la partie sous
domination portugaise s'organise surtout autour du port de Dili, comptoir sur la route des Indes, au
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point qu'en 1862 le gouverneur de Dili déclare : « Notre empire sur cette île n’est rien d’autre qu’une
fiction ». Pour le reste, on compte une cinquantaine de groupes ethno-linguistiques.
La frontière est tracée avec précision entre 1914 et 1916 devant la Cour permanente d'arbitrage,
organisation internationale consultative créée en 1899 par la Convention de La Haye pour le règlement
pacifique des conflits internationaux (à ne pas confondre avec la Cour internationale de justice, qui a
également son siège à La Haye). Chacune des parties revendique des aires d'influence enclavées,
associations avec des chefferies de part et d'autre de la frontière, et une proposition d'échange est faite.
Finalement le Portugal obtient de conserver le territoire de l'Oecussi dans la partie occidentale de l'île,
sur l'argument qu'il est côtier et donc pas enclavé (de même que le Portugal n'est pas enclavé dans
l'Espagne), situation qui a perduré jusqu'à aujourd'hui.
En réalité le tracé de la frontière est toujours en cours de règlement. Il existe quelques points
disputés, notamment à la frontière de l'Oecussi, en lesquels on ne sait pas exactement où passe la
frontière. Dans la proposition de règlement de 1914, certaines parties proposent par exemple de suivre
le cours d'eau, d'autre le sommet des montagnes, chacun tirant parti d'une pseudo-naturalité de la
frontière dans le but de conserver le plus de territoire possible. En tout cas, il est important de noter
que l'horogenèse n'a pas été violente entre les deux parties coloniales, même s'il y a eu des conflits de
résistance des populations timoraises natives contre les colons.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, l'île subit l'ouverture d'un front secondaire, délocalisé de
l'Europe. Proportionnellement à la population, c'est le territoire qui a eu le plus de morts pendant cette
guerre. Le souvenir du débarquement des soldats japonais et des exactions commises est encore
aujourd'hui traumatisant pour les populations, au point que l'arrivée des forces onusiennes en 1999 a
par endroits réveillé ces peurs.
2. Indépendance et réconciliation
En 1949, l'Indonésie accède à l'indépendance. Il se produit des démonstrations de force autour de la
frontière. Après la révolution des Œillets au Portugal et la chute de la dictature de Salazar, le Fretilin
(Front révolutionnaire pour l'indépendance du Timor oriental) déclare l'indépendance unilatérale de la
république démocratique du Timor oriental en novembre 1975. Malgré la condamnation de l'ONU,
l'Indonésie envahit le Timor oriental neuf jours plus tard et la constitue en province indonésienne. S'en
suivent 25 ans d'occupation militarisée et répressive, accompagnée de politiques d'assimilation
(interdiction de parler les langues locales, par exemple). Entre 1975 et la fin des années 1980, on
estime qu'environ un quart de la population (200 000 personnes) a été décimée dans les opérations de
répression de la guérilla. Xanana Gusmão, chef emprisonné du Fretelin, reçoit en 1997 la visite de
Nelson Mandela ; il deviendra en 2002 le premier président de la jeune république est-timoraise.
En 1999, un référendum sur l'indépendance est organisé par l'ONU et une écrasante majorité des
Timorais se prononce contre la tutelle indonésienne. Contesté par les pro-Indonésiens, le résultat
déclenche des vagues de violences et de tueries telles que l'ONU intervient pour rétablir la paix. Entre
1999 et 2002, le pays est donc sous mandat de l'ONU, le temps de mettre en place les conditions
institutionnelles et matérielles de l'indépendance. En 2002, la République démocratique du TimorLeste devient le 192e État reconnu par l'ONU. Hormis quelques points sur le contour de l'Oecussi
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(cf. ci-dessus), ses frontières terrestres sont pour l'essentiel fixées. Pour illustrer ce long et difficile
cheminement vers l'indépendance du Timor, on peut citer Friedrick Ratzel :
« Les îles situées sur les mers de bordure et les mers fermées ne bénéficient pas d’une telle autonomie ;
points de passage, elles ne parviennent pas à l’indépendance4. »
Pour autant les tensions, notamment internes, sont encore vives et de nouvelles violences éclatent.
En 2006 l'ONU, qui s'était retirée, décide de revenir. Une des difficultés consiste en la réintégration
d'anciens combattants qui, après 25 ans de guérilla dans les montagnes, se retrouvent désœuvrés et
sans prise sur l'évolution en cours dans le pays. Autre point sensible, le cas des personnes ayant
collaboré avec l'occupant indonésien : des cérémonies de réconciliation post-conflit sont organisées à
la frontière, plus ou moins sur le modèle de ce qui s'est fait après l'apartheid, avec notamment la
création d'un Comité accueil, vérité et réconciliation (CAVR) pour permettre le dialogue entre
bourreaux et ex victimes, entre pro-indonésiens et résistants. Cela participe de la construction plus
globale d'une mémoire nationale. Entre autres « lieux de mémoire5 » du jeune État timorais, on peut
citer le musée de la résistance inauguré à Dili en 2005 et le cimetière des héros, où en 2009 des
maquisards morts pendant la domination indonésienne ont été enterrés au cours d'une cérémonie
officielle.
3. Frontière maritime et enjeux énergétiques
Le cas de la frontière maritime est plus complexe, puisqu'il en existe deux tracés. En 1972, un
premier partage des eaux entre le Portugal, l'Indonésie et l'Australie fait passer la frontière sur la ligne
bathymétrique la plus profonde : ce tracé-ci avantage l'Australie. En 1982, un second tracé s'appuie sur
la toute nouvelle Convention des Nations unies sur le droit de la mer (signée à Montego Bay en
décembre 1982) et applique le principe de l'équidistance : celui-là avantage le Timor.
Pour désigner la zone de différentiel entre les deux, on parle de Timor gap. Cet espace est riche en
gisements de pétrole, qui intéressent à la fois l'Australie (qui selon le partage de 1982 n'y aurait pas
droit) et le jeune État est-timorais (qui ne dispose pas des infrastructures nécessaires à l'exploitation).
Dans cette zone la situation actuelle, sur proposition de l'Australie, est la suivante : l'exploitation est
réalisée par l'Australie mais 90% des royalties vont au Timor oriental. Il est intéressant de noter que
dans une telle situation, le conflit de légitimité passe au second plan par rapport à l'accord
d'exploitation et aux intérêts économiques.
Aujourd'hui, même s'il n'a pas accès à l'ensemble des gisements auquel le partage de 1982 lui
donnerait droit, le Timor oriental est un État pétro-rentier à 95%. Pour la minorité de population qui en
vit, le niveau de vie augmente rapidement, des malls rutilants apparaissent, construits par des Chinois
4
RATZEL Friedrick, Géographie politique, Éditions régionales européennes et Economica, Paris, 1988 (1ère
édition en allemand, 1897)
5
cf. NORA Pierre (dir), Les lieux de mémoire, 1984, rééd. Gallimard, « Quarto », trois volumes, Paris, 1997.
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de plus en plus présents, etc. Pour autant l'essentiel de la population, aux trois quarts agricole, n'en
profite pas et vit dans des villages sans routes goudronnées. Un des enjeux majeurs du jeune État est
celui des conflits sociaux entre quelques privilégiés et l'immense majorité de la population qui reste à
l'écart de la croissance. En 2012, le vice-Premier ministre est-timorais Fernando La Sama de Araujo
s'exprime ainsi :
« [...] nous sommes optimistes quant à notre capacité à l’horizon d’une décennie à relever ces défis
avec nos nombreux amis dans le monde, y compris les agences de l’ONU pour le
développement. »
4. Un (contre) exemple ?
On constate dans la presse occidentale qu'un petit pays est souvent associé à un État faible 6.
Pourtant, si le Timor oriental est classé par l'ONU parmi les États faibles, il est malgré tout considéré
comme un exemple réussi d'accession à l'indépendance. La mission de la force internationale au Timor
oriental a pris fin il y a un an, l'ONU restant uniquement présente au travers de ses organismes
spécialisés (PNUD, UNICEF, UNESCO, etc.).
Le cas du Timor a été suivi de près par un certain nombre de pays de la région, avec l'idée que cette
exemplarité pourrait donner des idées à d'autres groupes ethniques indépendantistes. Selon Pascal
Boniface :
« Le danger, à terme, si l’on considère qu’il y a cinq mille peuples et ethnies dans le monde, est
clair : on ne pourra pas vivre avec cinq mille États7. »
La viabilité économique d'un système de micro-États est très discutée. Les facteurs de réussite
majeurs sont les revenus du pétrole pour ceux qui en disposent et les paradis fiscaux, dénoncés par la
communauté internationale.
À l'ONU, les petits États insulaires constituent une classe à part entière, depuis l'admission de
l'Islande en 1946, puis de Malte en 1964 et des Maldives en 1965. Entre le milieu des années 1960 et
le milieu des années 1980, une vingtaine d'États insulaires ont fait leur entrée. L'année 2011 voit la
création des PIED (petits États insulaires en développement), lobby pour une catégorie d'États
particuliers, représentant environ 1/5 des 195 États membres et nécessitant des aides spécifiques. Ils
défendent l'idée qu'ils sont des laboratoires de ce que pourraient être les États du XXIe siècle. Ce qui
ne va pas sans inquiéter les puissances continentales voisines avec lesquelles ils entretiennent des
relations difficiles voire tendues.
« L’État est un concept continental, l’île est un concept local ; l’île est Communauté et le continent
Société ; l’existence des îles est en soi attentatoire à l’autorité de l’Etat 8. »
6
cf. par exemple l'article de Libération du 30 décembre 2012, « La mission de l'ONU au Timor oriental prend
fin », consulté le 17/11/2013 à l'adresse :
http://www.liberation.fr/monde/2012/12/31/la-mission-de-l-onu-au-timor-oriental-prend-fin_870921
7
BONIFACE Pascal, Les Grandes Lignes de partage du monde contemporain, 2001.
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III.
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L'île de Chypre : une frontière épine dans l'Union Européenne
L'île de Chypre, à l'extrémité est de la mer Méditerranée, possède une histoire en étroite relation
avec sa situation géographique. Au sein d'une mer quasiment fermée et au carrefour de l'Europe, de
l'Asie et de l'Afrique, elle se retrouve très influencée par ses pays voisins continentaux, notamment la
Grèce et la Turquie.
Le territoire de l'île est actuellement divisé en trois souverainetés politiques. Les deux principales
sont la République de Chypre, située dans la partie sud, et la République Turque de Chypre du Nord
(la RTCN). Une troisième entité apparaît sur l'île, il s'agit d'une minorité britannique installée dans des
enclaves militaires et sous la souveraineté de la Couronne britannique.
1. Histoire récente globale et processus d'horogenèse
Afin de comprendre la division et répartition actuelle, nous allons présenter de façon succincte
l'histoire récente de Chypre pour en découvrir le processus d'orogenèse.
L'île est, au début de son histoire, occupée par une population turcophone majoritairement
musulmane, constituant 20% des habitants, et une population grécophone orthodoxe (environ 80%).
Ce peuplement provient de la Grèce et de la Turquie voisines. Les populations sont réparties de façon
inégale sur l'ensemble de l'île.
Conquise par Richard Cœur de Lion lors de la troisième croisade puis fortifiée par les Templiers,
l'île tombe aux mains des Ottomans en 1571. Elle reste sous domination ottomane pendant environ
trois siècles, avant d'être finalement cédée au Royaume-Uni en 1878. Les Chypriotes grécophones
cherchent par la suite à se soustraire à l'autorité britannique. À partir de 1960, l'île de Chypre devient
indépendante et la République de Chypre est déclarée. Cependant, elle reste tiraillée entre deux autres
nationalismes: celui de la Grande Grèce (qui comprendrait toutes les populations de langue grecque) et
celui de la Turquie toute proche. En Grèce continentale, le discours est celui de la libération des
populations grécophones de l'île. En revanche, les Chypriotes turcophones réfutent la proximité avec
la Grèce et ne souhaitent pas devenir grecs. En 1964 éclatent de violents affrontements. C'est alors que
l'ONU dépêche sur place une force de maintien de la paix, l'UNFICYP ( United Nations Force in
Cyprus) pour calmer les tensions entre les populations. Une ligne verte passant au sein de la capitale
Nicosie est mise en place, les casques bleus assurant une zone tampon entre les deux parties de la ville.
Petit à petit, ces évènements entraînent des déplacements de populations avec pour conséquence une
accentuation de la présence turcophone au nord et grécophone au sud.
En 1974, le coup d'État des colonels en Grèce fait renaître le projet de rattacher l'île de Chypre à la
Grèce. La Turquie intervient en envoyant son armée sur l'île dans le but de protéger les populations
minoritaires turcophones. Entre 1974 et 1975, on observe un phénomène d'exode et des déplacements
de population massifs au sein de l'île : beaucoup de Chypriotes grécophones descendent vers le sud et
8
MOLES Abraham, « Nissonologie » in L’Espace Géographique n°4, octobre-décembre 1982, pp. 281-289.
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certains turcophones passent au nord. On distingue alors une réelle partition de l'île en deux zones,
séparées par une zone tampon contrôlée par l'UNFICYP.
Alors que la République de Chypre est reconnue par l'ONU comme un pays à part entière, avec une
population majoritairement grécophone, la partie nord de l'île appelée RTCN (République turque de
Chypre du nord, proclamée en 1983) n'est reconnue que par la Turquie. Pour l'ONU, ce territoire
turcophone n'est qu'une zone sous occupation militaire turque.
En 2004, la République de Chypre entre dans l'Union Européenne. L'ensemble des Chypriotes
deviennent alors Européens. Un contraste apparaît entre les Chypriotes turcophones, ayant un
passeport européen, et les Turcs occupant le territoire, qui n'ont qu'un passeport turc. En termes
d'iconographie, la partie nord de l'île présente la plupart du temps deux drapeaux : celui de la RTCN
(qui se trouve être exactement le même que celui de la Turquie, en inversant les couleurs) et celui de la
Turquie. La présence militaire turque est importante sur l'île : entre 10 000 et 20 000 soldats pour
300 000 Chypriotes turcophones dans la partie nord (et 1 million de chypriotes grécophones dans la
partie sud). La RTCN subit également des limitations commerciales comme l'embargo, puisqu'elle
n'est pas reconnue en tant qu'État officiellement. Elle est donc obligée de passer par la Turquie pour
toute question d'importation/exportation. Le gouvernement de la RTCN est élu et censé être
indépendant, ce qui semble difficile dans de telles conditions. Le gouvernement turc incite de plus des
populations d'Anatolie à s'installer dans la partie nord de Chypre (d'aucuns parlent même de
colonisation). Étant donné que Chypre est, pour la Turquie, une zone d'intérêt vitale, elle cherche à
conserver son empreinte sur l'île en maintenant sa présence militaire, la justifiant par la protection des
populations turcophones. La frontière est matérialisée par des postes frontière où stationnent des
représentants nord chypriotes ainsi que parfois des militaires turcs. Les camps militaires turcs sont
omniprésents en RTCN. Des défilés militaires se déroulent même dans les villes le jour de la
reconnaissance de l'indépendance de la Turquie, ce qui est assez mal vécu par les populations locales
qui se sentent avant tout chypriotes et non turcs.
2. Regard régional, villes marquées par les conflits
La capitale de Chypre est divisée en deux par la ligne verte passant au milieu de la vieille ville
ottomane circulaire. L'appellation grecque de la capitale est Nicosie alors que la turque est Lefkosa.
L'ensemble urbain possède deux citadinités totalement indépendantes, développant des façons de vivre
différentes. La présence de la ligne verte n'est pas uniquement symbolique (délimitation sur les cartes
ou mise en valeur par les différents modes de vie des habitants) mais elle est aussi physique.
Effectivement, des murs séparent les deux zones et barrent les routes et l'accès de l'une à l'autre depuis
plus de 40 ans. Entre ces deux zones souveraines existe une zone tampon gérée par l'ONU, zone neutre
où les inscriptions sur les panneaux sont données à la fois en anglais, en grec et en turc. Un point de
passage majeur sur la rue Ledra a été réouvert dernièrement pour permettre l'accès d'une zone à l'autre.
Autant les passeports européens permettent de passer sans problème de part et d'autre, autant les Turcs
(non Chypriotes) n'ont pas accès à la République de Chypre au Sud car ne sont pas européens. Nicosie
reste la dernière capitale européenne à être divisée après la Seconde Guerre mondiale.
9/10
Géographie des conflits
Compte-rendu du 13/11/2013
Bergougnou Laura
Duverger Clara
Voileau Laure
La ville de Famagusta située dans la partie nord, station balnéaire très en vogue dans les années
années 1970, est physiquement marquée par l'occupation turque de l'île. En effet, les propriétaires des
hôtels du bord de mer étaient en majorité des Chypriotes grécophones, qui en 1984 ont tout abandonné
pour descendre au sud de l'île. Or une résolution de l'ONU n'autorise que les propriétaires d'origine
d'un lieu à en reprendre l'exploitation. Les Chypriotes turcophones n'ont donc pas la possibilité de
réinvestir les lieux tandis que les Chypriotes grécophones ne souhaitent pas revenir vivre au milieu de
l'occupation militaire turque. Depuis 30 ans les hôtels restent donc vides, transformant le quartier
littoral de Variosha en ville fantôme.
Ce phénomène n'est pas isolé puisque 200 000 ha du nord de l'île appartiennent à des chypriotes
grécophones ou à l'Église orthodoxe, et inversement 55 000 ha au sud appartiennent à des chypriotes
turcophones et à des fondations musulmanes. Ces espaces urbains sont devenus en grande partie des
territoires morts à la fois pour la République de Chypre et pour la RTCN. Que faire, alors, de ces
territoires vides ? Le problème des indemnisations et de la reconstruction se poserait surtout si la
frontière venait à être ouverte. En principe ce serait à la Turquie de payer en tant que responsable, par
son action militaire, des spoliations de fait de 1984. Sur injonction de la Cour européenne des Droits
de l'homme, la Turquie a été condamnée à payer quelques indemnités, mais la question reste dans son
ensemble toujours en suspens, faute de connaître à la fois l'ampleur des montants, leurs destinataires et
la bonne volonté de la Turquie.
3. Entre isolement et rattachement
En ce qui concerne les deux bases militaires britanniques enclavées dans la partie sur de l'île, il
s'agit de 250 km² de zones extra-territoriales donc sous la seule souveraineté britannique. Elles servent
à la fois à l'armée britannique et à l'OTAN et abritent environ 9000 soldats. Les Chypriotes ont le
sentiment d'être pris en otage de façon indirecte, par exemple cet été lorsque les tensions ont été fortes
avec la Syrie : s'il y avait eu des frappes de l'OTAN, elles auraient très probablement eu lieu depuis ces
bases, ce qui pouvait faire craindre des ripostes sur Chypre.
Parmi les enjeux récents et à venir, on peut notamment citer la mise en place par la Turquie d'un
aqueduc sous-marin afin de palier au déficit hydrique de la RTCN, cordon ombilical physique qui va
augmenter un peu plus la dépendance de la RTCN vis-à-vis de la Turquie. De plus, avec la découverte
puis l'exploitation de champs gaziers en mer Méditerranée, la Turquie aimerait faire de Chypre un
point relais pour acheminer le gaz en son pays, éviter le passage de gazoducs dans des régions
fortement instables actuellement de l'est de la Méditerranée et renforcer son lien avec l'île.
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À partir de ces trois exemples d'îles coupées par une frontière terrestre, il semble que l'on puisse
conclure à une victoire manifeste de l'histoire sur la géographie, de la conflictualité sur le paradis
insulaire largement véhiculé par les représentations.
10/10