Avant l`art, avant la thérapie, l`en-jeu de la

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Avant l`art, avant la thérapie, l`en-jeu de la
Cliniques de l'Europe - Site Saint Michel (Bruxelles)
Séminaire de psychiatrie du 21/03/2001 :
« Avant l’art, avant la thérapie, l’en-jeu de la créativité »
M. Tanguy de Foy.
Je viens vous parler surtout en tant qu’animateur d’ateliers d’Expression Créatrice, d’une
pratique qui se développe au sein des Ateliers de l'Insu1.
Comme animateur, je propose un atelier régulier à des adolescents en ambulatoire au Centre
Chapelle-aux-Champs, des ateliers hebdomadaires à l’IPPJ de Saint Servais où sont
accueillies des jeunes filles délinquantes et enfin, je travaille pour les Ateliers de l’Insu, asbl
qui organise régulièrement des week-ends ouverts à tous, c’est-à-dire tous ceux qui ont envie
de faire l’expérience d’un atelier d’Expression Créatrice. On y propose des week-ends de
"Terre", de "Peinture", de "Danse", de "Sons et Rythmes", …
Les Ateliers de l’Insu organisent ce genre de chose depuis un certain nombre d’années et très
vite, cette pratique s’est retrouvée dans le champ d’attraction de ce que l’on appelle «l'artthérapie ». Pourtant, cette pratique d’atelier dont je vais vous parler, essaie de se tenir en
orbite de ce champ-là et je vais vous exposer pourquoi.
Cette pratique est née au début des années 70 du laboratoire de changement social de Max
Pagés avec lequel travaillait Guy Lafargue. Je tiens à le citer ici car c’est lui qui a été le réel
concepteur de ce type d’atelier. Il est actuellement le Directeur de l'Association pour le
Développement des Ateliers d'Expression Créatrice (ADAEC) "Art Cru" desquels nous nous
inspirons. Guy Lafargue, qui travaillait donc avec Max Pagés, a rencontré à l’hôpital
psychiatrique de Bordeaux dans ces années-là, un psychiatre du nom de Jean Broustra
intéressé par son travail. C’est à partir de cette rencontre qu’ils ont commencé, à deux, à
animer des ateliers thérapeutiques d’expression.
Je vous donne un bref aperçu du déroulement d’un atelier d’Expression Créatrice de ce type :
Il se compose de deux parties :
-
la partie atelier qui a un temps bien défini (1H30). Il y est proposé de faire librement de la
peinture, de la terre…
le temps de parole où chacun est invité à élaborer son expérience au sein de l’atelier.
L’expérience de G. Lafargue et J. Broustra veut d’emblée se démarquer de l’art-thérapie dont
ils critiquent principalement les dérives pédagogiques. Ainsi Jean Broustra, dénonçant
justement les références anglo-saxonnes de l’art-thérapie principalement neurophysiologiques
et comportementalistes, écrivait dans un numéro de l’Information Psychiatrique : « L’effet
thérapeutique recherché (dans les ateliers d’art-thérapie), vise essentiellement la normalisation
des symptômes. Rien dans ces conceptions n’interroge la problématique du sujet désirant2 ».
1
Ateliers de l'Insu, Rue Neringotte, 22, 5590 Haversin, 083 68 90 13, [email protected], www.insu.be.
J. Broustra - Les vitrines de l'art-thérapie - L'Information Psychiatrique, n°2, 1991. Repris dans Ecrits sur
l'Expression, Bordeaux, 1991, Cahiers de l'Art Cru, n°14, pp. 310 à 312.
2
1
Je pense que cette remarque trahit clairement son attachement à la manière de voir
psychanalytique. C’est une prise de position. Et c’est parce que je pense qu’une telle prise de
position est nécessaire, que j’ai choisi comme titre aujourd’hui : « Avant l’art, avant la
thérapie, l’en-jeu de la créativité ».
Le tiret entre "en" et "jeu" est là pour spécifier, d'une part, que la créativité est un enjeu
fondamental, et, d'autre part, qu’elle ne peut pas se concevoir sans penser la dimension du jeu.
I. Avant l'art, avant la thérapie, … :
La question de la créativité a beaucoup été développée par Winnicott à partir de sa
théorisation de l’"espace potentiel" dans son livre Jeu et réalité3.
Cet espace, comme son nom l’indique, n’est pas là d’emblée. Il est potentiel et pourrait
arriver. Il se crée à travers le jeu que Winnicott associe à la question du faire.
Le jeu est donc un mouvement qui crée son propre espace et l’espace du jeu se constitue en
même temps que celui-ci. C’est le processus de cette apparition conjointe qui m’intéresse en
tant qu’animateur et qui permet de me situer dans l’animation d’un atelier. Ce processus
débouche le plus souvent sur un vécu plus que sur un produit.
« En quête de soi, la personne en question peut avoir produit quelque chose de valable dans le
domaine artistique mais un artiste peut avoir beaucoup de succès et pourtant avoir échoué à
trouver le soi qu’il recherche. Le soi ne saurait être trouvé dans ce qui dérive des produits du
corps ou de l’esprit, si valables que puissent être ces constructions du point de vue de la
beauté, de l’habileté déployée ou de l’effet produit. Si l’artiste - quel que soi le matériau
utilisé - est en quête du soi, on peut avancer que, selon toute probabilité, il y a pour lui déjà
une faille dans le domaine de sa vie créative. La création achevée ne suffira jamais à remédier
au manque sous-jacent du sentiment de soi4 ».
Ce paragraphe de Winnicott me paraît assez éclairant par rapport à l’idée d’art-thérapie et à la
façon dont il faudrait s'en démarquer.
En ce qui me concerne, je privilégie l'aspect de ce qui est vécu par la personne, son
expérience au sein de l’atelier. Ce souci de départ en rapport avec la subjectivité m’amène à
me placer avant l’art et avant la thérapie.
Avant de développer l’enjeu de la créativité, je voudrais dire quelques mots de ces deux
termes :
a) Art
Ce que recouvre le mot art dans la dénomination art-thérapie, comme je peux la comprendre,
c’est à la fois un faire et une production. Mais le faire y est en quelque sorte aspiré par la
production. La production, échouée sur le trop haut fond de la dénomination «art-thérapie »,
est d’emblée annoncée comme artistique.
3
4
D.W. Winnicott - Jeu et réalité. L'espace potentiel - Paris, 1975, Gallimard, Connaissance de l'inconscient.
D.W. Winnicott, ibidem, p. 77.
2
Cette annonce transforme du coup le faire en une technique. Je pense que cela a une logique
et que les choses sont en cohérence par rapport à cela puisque l’art, étymologiquement, se
réfère d’abord à une technique, un savoir-faire qui se développe par rapport à des
apprentissages.
Ces derniers sont eux-mêmes définis par un projet, une norme à atteindre. De ce projet
peuvent se dégager deux types de choses : le bel objet artisanal ou l’œuvre d’art.
Je voudrais m’arrêter sur cette question du projet et de la norme, puisque c’est là que réside le
danger de l’utilisation du mot «art » dans le champ de la psychothérapie. J’ai l’impression que
cette dénomination risque de réduire ce champ à une pratique éducationnelle ou
rééducationnelle d’acquisition d’une technique et de soumission à une norme esthétique.
C’est un choix de position qui fait clairement l’impasse sur la subjectivité bien que cela soit
un champ possible de travail et cela me questionne sur ce qu’il en est, dès lors, du mot
thérapie qu'on lui accole. Par rapport à cela, utiliser le mot « art » en le faisant copuler –
comme le disait Jean Broustra - avec le mot « thérapie » provoque peut-être l’effondrement du
sens des mots. Je veux dire que ça coince un petit peu le mot « art » et le mot «thérapie » dans
une certaine acception, restreinte, dans le sens où :
Premièrement :
Cela mène à croire que l’art est thérapeutique en soi or, en reprenant toutes les biographies
d’artistes, je pense qu’il est difficile de considérer que leur pratique artistique leur a permis de
les sortir d’un mal-être qu’ils connaissaient.
Deuxièmement :
Cela amène à croire que produire quelque chose dans le cadre de l’art-thérapie, c’est de
l’ordre de l’œuvre d’art, de celle qui se vend, qui se montre, ce qui peut occasionner de grands
doutes, déceptions quant à sa valeur personnelle.
Troisièmement :
Cela pourrait amener tout un chacun à mettre sur le même plan le fait d’être bien, de faire de
l’art et d’être un artiste. Cela réduit en effet fortement le champ d’expression d’une personne,
s’il s’agit d’être absolument un artiste au décours d’une thérapie.
Je pense donc que si l’on utilise le mot art-thérapie, cela oblige à spécifier au mieux son
champ d’action de manière surtout à ce qu’elle ne se confonde pas à une pratique de
psychothérapie.
Le glissement a cependant lieu et je pense que le mot «art », dans le sens où il débouche sur
l’œuvre d’art, peut inviter à cela en ce sens que le passage de l’art vers l’œuvre d’art - et non
plus vers un objet artisanal - est un peu similaire à la manière dont je conçois le passage entre
une psychothérapie et l’effet psychothérapeutique.
Je voudrais citer Maldiney qui rappelle dans son dernier livre Ouvrir le rien, l’art nu : « L’art
n’est pas avant l’œuvre, à la disposition d’un artiste aux mains nettes si propres, comme dit
3
Péguy qu’il n’a pas de mains5 ». Cela nous ramène à la notion winnicottienne du jeu qui dit
que celui-ci n’émerge pas dans un espace préétabli, tout comme l’art, ou l’œuvre, n’émerge
pas dans quelque chose de préétabli, comme une technique par exemple.
Après Péguy, Maldiney cite Dante qui dit que «l'artiste est celui qui a l’habitus de l’art et la
main qui tremble6 ». Ce tremblement, Maldiney l'interprète comme un tremblement de
certitude, de rectitude qui témoigne d’un écart entre l’art et l’œuvre. Or je pense que cet écart
n’existe qu’habité par une éthique comme en témoigne l’utilisation des termes de certitude, de
rectitude, etc… Et cet écart sort l’esthétique du risque de devenir une science normative, dans
le sens où l’on pourrait l’utiliser dans les pratiques d’art-thérapie.
Maldiney rappelle à ce sujet une phrase d’Husserl qui dit que «les lois d’une science
normative énoncent ce qui doit être dans les circonstances données, tandis que les lois d’une
science théorique énoncent purement et simplement ce qui est7 ».
Je pense que là est tout le danger, dont je parlais tout à l’heure, de la normalisation à
l'encontre de quelque chose qui devrait peut-être rester ouvert pour permettre l’émergence
d'autre chose à travers ce qui est de l’ordre de la surprise, dont je parlerai plus tard8.
Maldiney insiste encore là-dessus en disant : « ce qui nous fait reconnaître une œuvre d’art en
tant que telle et en quoi elles communiquent toutes, est intrinsèque à chacune et ne dépend
d’aucun point de vue que l’on puisse prendre sur elles du dehors9 ». Ce qui veut dire en
quelque sorte que l’œuvre d’art à un certain moment, n’appartient plus à l’artiste et sort du
contexte duquel elle a été faite pour aller à la rencontre des spectateurs, des gens qui
viendraient voir cette œuvre.
Cette question de l’écart me paraît si importante parce que c’est en tenant compte de cet écart
que je me situe comme animateur et dans cet écart que je voudrais aussi ouvrir l’en-jeu de la
créativité. Je me dis que si l’on peut accepter cet écart entre art et œuvre d’art et laisser à
l’œuvre sa liberté d’émergence, son caractère événementiel alors on pourra dire que l’on se
situe avant l’art.
b) Thérapie
Je pense que le mot thérapie rencontre un peu le même risque de normativité que l’art dans le
sens où il nous est souvent demandé de soigner des gens, de nous occuper de personnes qui
n’en font pas spécialement la demande parce qu’ils sont hors normes. Il faudra donc un
moment donné prendre position par rapport à une demande, extérieure à la personne, pour
pouvoir apporter une réponse plus ou moins adéquate. Je pense que dans ce sens, se proposer
comme psychothérapeute donne une responsabilité particulière.
J’ai envie de vous faire entendre le mot responsabilité comme moi j’aime l’entendre, c’est-àdire comme une habilité de répondre de ce que l’on fait. "Habilité" a justement la même
5
H. Maldiney - Ouvrir le rien, l'art nu - La Versanne, 2000, Encre marine, p. 14.
Ibidem, p.15.
7
Ibidem, p. 16. Citation issue des Recherches logiques, Tome I, Prolégomènes à la logique pure, § 14, Paris,
1974, PUF, p. 41.
8
Voir plus haut, p. 6.
9
H. Maldiney, ibidem, p.14.
6
4
racine étymologique que le mot "habiter", que "l’habitus" de Dante. Il s’agit de "aberre" qui
veut dire "se tenir", il y a à se tenir quelque part.
Ce qui ferait le psychothérapeute, ou l’artiste, ce serait de pouvoir se tenir dans cet écart qui
nous oblige, si on veut tenter d’aller jusqu’au bout (?) - puisque cela nous échappe toujours au
bout du compte- à laisser en marge la technique.
Dans ce sens, on pourrait mettre en parallèle la psychothérapie et l’art. Il y aurait le même
rapport entre la psychothérapie et l’effet thérapeutique qu’entre l’art et l’œuvre d’art. On
pourrait paraphraser Maldiney et Péguy en disant que «la psychothérapie n’est pas avant
l’effet thérapeutique, à la disposition d’un psychothérapeute aux mains si nettes qu’il n’aurait
pas de mains ».
Dans ce champ de la psychothérapie, une technique ne peut pas nous sauver et il s’agit, pour
chaque psychothérapeute, de s’efforcer de penser sa manière d’habiter l’espace de cet écart, la
rencontre avec les personnes qu’il voit. Je pense que cela nous renvoie à notre humanité, à ce
que l’on est chacun et dans ce sens, je pense que l’on est placé avant la thérapie.
II. L'en-jeu de la créativité (ou comment j’essaye d’habiter cet écart ?)
Je vous propose de revenir à Winnicott et à sa théorisation. Winnicott a parlé de « l'espace
potentiel ». A la base de celui-ci, explique-t-il, il y a l’Un et c’est sur cet Un que s’édifie ce
qu’il appelle le sentiment d’être. Il insiste sur cela en disant que cette base est antérieure à un
être-un-avec. A partir de la relation mère-enfant qu’il a beaucoup étudié, il veut dire par là
que le bébé et l’objet - qui serait ici le sein, en l’occurrence - sont Un et qu’il n’y aurait à ce
moment-là ni sujet, ni objet.
Le sentiment d’être s’édifie sur base de l’Un à travers ce qu’il a appelé les objets
transitionnels en insistant plus, à mon sens, sur la question de la transitionnalité que sur
question des objets proprement dits. Pour lui, « l'objet transitionnel représente la capacité de
la mère de présenter le monde de telle manière que le petit enfant ne soit pas tenu de savoir
immédiatement que l’objet n’est pas créé par lui10 ». La mère doit offrir la possibilité de sentir
que le sein c’est l’enfant.
C’est quelque chose d’important pour moi : de pouvoir, dans mon animation permettre aux
participants de s’emparer des choses et de les travailler en ayant le sentiment que ce sont eux ce qui est le cas la plupart du temps évidemment - qui travaillent et qui font leur chemin par
rapport à cela, ce qui m’amène à éviter de donner une série de consignes au départ de l’atelier.
Winnicott identifie le sentiment d’être comme "l’élément féminin" pur. Par rapport à cela,
"l’élément masculin" serait le "faire", pris ici dans un sens assez large. En anglais, le mot
"faire" peut se dire de deux manières : "to make" et "to do". Je pense que le verbe "make" se
rapproche plus du mot français "fabriquer", qui sous tend une technique, tandis que "do" a un
sens beaucoup plus large. C’est avant tout un verbe auxiliaire qui s’utilise dans une série de
situations dont voici quelques exemples : « faire une ville » au sens de la visiter ou d’y
voyager ; « faire de son mieux » ; « faire son âge », «faire du bien », «faire ce qu’on nous
dit », «faire l’affaire », etc… On voit à travers ces usages que ce mot peut donner malgré son
imprécision de départ, une direction de sens à toute une série d’expressions.
10
D.W. Winnicott, ibidem, p. 113.
5
Si j’insiste là-dessus, c’est pour montrer que le "faire" peut avoir une ouverture assez
importante. Ce mot, tout en étant un auxiliaire précieux, laisse le langage assez ouvert.
Chacun peut encore imaginer tout ce que peut encore cacher ce genre d’expression. J'ai envie
de dire que ce mot "do" ou "faire" a une fonction poétique. Ce qui me paraît d’autant plus
adéquat que l’étymologie de "poétique" justement nous ramène à "poien" qui veut dire "faire"
en grec. Je dirais donc que sur le sentiment d’être s’édifie un espace que l’on pourrait appeler
poétique, qui est aussi celui du jeu.
Je m’étais lancé, avant de vous parler, dans la lecture de « l'Objeu » de Pierre Fédida11 qui
parle beaucoup de la question du jeu. Je voudrais justement le citer ici par rapport à cette
question du poétique ou de la parole poétique. Il explique que «la parole poétique se tient en
deçà de l’explication, à plus forte raison de l’énoncé. Elle est originairement contemporaine
de la première articulation …», celle qui se joue au début de la relation mère-enfant. Il
continue : « Sans doute n’est-il pas possible de parler une langue en deçà des mots, mais un
poète peut être en chaque mot à l’origine de la langue si leur sens s’origine au premier
ébranlement du "monde muet" qui est l’acte du poème ».
Cette phrase me parle assez, dans le sens où la situation du poète est à l’origine de la langue
mais, confronté aux mots, il se retrouve un peu dans la même situation que le bébé qui, si tout
se passe bien, va pouvoir se sentir à l’origine de l’espace de jeu qu’il va pouvoir créer à un
moment donné et qui va lui permettre de se constituer subjectivement. C’est évidemment ici
le langage qui joue ce rôle de la mère, en laissant place à un jeu avec les mots qui vont voir
leur sens se renouveler. La fonction du poète est d’arriver à ce renouvellement.
Je pense que c’est de la surprise de ce renouvellement que va émerger l’œuvre d’art ou l’effet
thérapeutique qui du coup en reste toujours imprévisible. Si les mots permettent cela, c’est
qu’ils portent en eux ce que Binswanger a appelé une direction de sens « qui serait à
l’intérieur du sens même quelque chose qui excède ce sens - et qui en est la sève
perpétuelle12 ». Autrement dit, une direction de sens est ce qui permet que les choses
continuent à pousser malgré le fait qu’elles aient déjà une forme particulière, c’est-à-dire que,
dans chaque mot, même s’ils ont une forme particulière - on les prononcera toujours de la
même manière - on peut toujours entendre toute une série de chose qui nous permet peut-être
d’en renouveler la manière de l’utiliser.
Maldiney propose même cette direction de sens comme un des concepts fondamentaux de la
psychologie et je pense que, s’il le propose comme tel, c’est bien parce qu’il maintient cet
écart indispensable dont je parlais tout à l’heure qui risquerait peut-être de disparaître en
utilisant des concepts plus objectifs.
Les directions de sens relèvent des expériences pathiques ou thymiques. Cette expérience-là
fait partie d’une dimension particulière qu’en allemand, on appelle la « stimmung » qui est un
mot intraduisible en français car il recouvre plusieurs sens : d’un côté, cela veut dire
atmosphère, ambiance et de l’autre côté, cela se réfère à la question de l’humeur.
Donc «stimmung », c’est vraiment une dimension qui se trouve entre nous et le monde, dans
le sens où l’on fait partie du monde, le monde fait partie de nous et qu’il y a vraiment une
interaction permanente entre les deux. Les directions de sens relèvent de cette dimension-là et
11
12
Publié in - L'absence - Paris, 1978, Gallimard, Connaissance de l'inconscient, pp. 97 à 195.
H. Maldiney - Regard Parole Espace - Lausanne, 1974, L'Age d'homme, p. 101.
6
«leur mise à jour ne peut être le fait que d’un acte poétique13 », dit Pierre Fédida qui explique
qu’à cet acte revient « d'éveiller et de réveiller toute la signifiance temporelle de la langue,
d’en attaquer les sédimentations sémantiques, de recueillir enfin dans les mots la réalité de la
chose14 ». Cette phrase rassemble bien toute l’idée de direction de sens et permet de voir qu’il
y a des couches ou des sédimentations qui permettent de passer d’une couche à l’autre… .
Le concept de direction de sens, et là c’est important par rapport à la pratique d’atelier,
« convoque et agit le corporel dans la parole » avant qu’elle ne soit justement sédimentée dans
sa signification. Le sens est « immanent à la sensation et à la sollicitation motrice15 », ce qui
nous ramène à nouveau, à la situation de l’enfant qui permet de dire que l’acte poétique - dans
le sens où ce serait ce qui est mis en jeu à l’intérieur de l’atelier - met en jeu le corps d’une
certaine manière, celle dont on s’est constitué comme corps subjectif ou corps senti, différent
du corps représenté comme schéma corporel.
Donc, c’est un peu sur cette base que j’assieds mon cadre de travail : une mise en mouvement
du corps en vue d’un acte poétique. Je pense aussi que cette mise en jeu du corps autorise
peut-être à penser que les mots ne sont pas les seules formes dont on peut se saisir et qu'il y a
d'autres modes possibles de prise sur le monde : découper, coller, peindre, danser… Ce sont
des manières d’avoir prise sur le monde dans le sens où on s’y met en jeu au niveau du corps
et, en même temps, on y découvre des sens nouveaux par rapport à ce que l’on fait.
Je pense que faire jouer la créativité, à partir de ces verbes qui seront aussi des propositions de
base de l’atelier, permet d’ouvrir un signifiant rigide qui serait producteur de symptômes.
Je voudrais évoquer ici un moment d’atelier qui m’a touché : cet atelier avait lieu au C.Th.A.
Il s’agit de Corinne qui a subi des attouchements sexuels répétés de la part de son père. Son
image du corps semble raturée par le dégoût et l’angoisse. Ces ratures s’expriment, d’une part,
par la voix de son père, qu’elle entend lui dire des obscénités et, d’autre part, par des
cauchemars très déstabilisants. De ce fait, elle ne se sent protégée nulle part. Lors d’un atelier
collage, elle découpe des images de femmes dont l’impression sur papier glacé lui permet de
parler comme d’un idéal inaccessible. Elle dit que ça lui permettrait au moins d’être quelque
part, dans un lieu où elle ne serait pas touchée directement par l’obscène qui lui apparaît sans
cesse. Cette direction vers un corps habitable, car il est devenu intouchable, est encore
accentuée par le découpage de mains qui se touchaient sur l’image de départ. Elle les a chaque
fois séparées et cela va l’étonner. Je pense qu’avancer dans cette direction lui permettait, en
tout cas dans un premier temps, de se mettre à l’abri du contenu obscène qu’elle place dans
les regards qui se posent sur elle et qu’elle présentifie dans son collage par toute une série
d’yeux qui parsèment son travail.
À partir de là, il m'est difficile de définir comment elle utilisera, ou a utilisé, ces éléments
pour continuer son chemin - et je ne pense pas que cela soit seulement parce que l’atelier dont
je parle est inscrit dans un dispositif institutionnel plus large et que, du coup, comme les lieux
de travail sont variés, les choses peuvent passer d’un endroit à l’autre et il est difficile de
conclure que c'est telle ou telle chose qui a fait effet. Je pense que le dispositif de l’atelier, et
la position dans laquelle je me tiens, ne me permettent pas de pouvoir présenter de ces cas
spectaculaires qu'on trouve parfois dans la littérature et, par conséquent peut-être, d’aller
jusqu’au bout de quelque chose. Il y a, heureusement, toujours quelque chose qui m’échappe,
du fait, entre autre, que les participants, a fortiori adolescents, ne me diront jamais tout ce
13
P. Fedida, ibidem, p. 141.
P. Fedida, ibidem, p. 142.
15
P. Fedida, ibidem, p. 142.
14
7
qu’il leur est vraiment arrivé à partir de là. Il y a dans l'expérience de l'atelier, d'une part, des
éléments qui resteront à jamais intraitables, d'autre part, des aspects touchant à l'intime qui ne
pourront être élaborés que dans un second temps, voire dans un second lieu. Ceci pour
souligner encore l'exigence de respect à soutenir de la part de l'animateur.
Il m’est donc difficile de dire comment Corinne utilisera ces éléments pour continuer son
chemin. Il me semble qu’il y avait là un retour à une série de directions de sens sous-jacentes
à la question du corps, du sexe, de la séduction, etc. qui ont émergé dans sa parole et qu’elle a
reconnu comme venant d’elle. Autant de possibilités qu’elle a d'inscrire ces éléments dans sa
visée thérapeutique qui va dépendre de la manière dont elle va elle-même choisir son parcours
- ou choisir de faire son parcours - pour sortir de la situation dans laquelle elle se trouvait. Cet
exemple montre comment cette jeune fille a pu rencontrer l’horreur, collée en quelque sorte
sur elle, à travers la médiation du collage.
Je retourne à l’étymologie pour dire que l’usage du terme de médiation a ici un sens
particulier. Médiation, étymologiquement, veut dire « division » et, partant de là, on peut
ouvrir à la fois l’espace et le temps, à partir des verbes diviser, séparer, différer.
Diviser, c'est l'institution de frontière séparatrice, c’est placer une délimitation, donner une
forme et cela renvoie à l’espace, à un lieu à habiter.
Différer par contre, c’est l’attente, cela sépare de quelque chose à venir et cela nous place au
niveau du devenir. Différer, c’est ce qui nous met en projet, qui constitue notre rapport au
désir et cela renvoie autant à la différenciation d’un passé, que d’un présent et d’un futur pour
se construire une histoire.
J’appelle les matières proposées dans l’atelier des médiations et, pour préciser leurs
caractéristiques j’y ajoute le terme d’ « expression » à travers la formule de médiations
expressives, qui sont les termes proposés par Broustra et Lafargue.
L’expression a une longue histoire philosophique dont je vous passe les détails - je ne les
connais pas moi-même - et, pour simplifier, je dirais, à l'instar de ces deux auteurs que «la
ligne fondamentale du travail expressif se situe dans la dialectique : produire des langages
dans l’effort de se connaître16 », ce qui nous ramène à la notion de « la quête du soi » dont
parlait Winnicott, dans l’effort pour se dire, bien entendu.
Donc, la production va émerger dans un espace potentiel dont je vous ai rappelé les
caractéristiques : sentiment d’être et faire.
Concrètement, le sentiment d’être, je le relie, dans l’atelier, à un sentiment de sécurité, qui
sera une caractéristique primordiale du cadre. La première tâche de l’animateur, au début de
l'atelier, est de faire en sorte que le lieu, sa présence soient les plus apaisants, les plus
rassurants possibles, pour que les participants puissent s’y déposer en toute sérénité.
Pouvoir se déposer est à entendre avec l’idée de se laisser aller comme un bébé se laisse aller
dans les bras d’une mère. C’est cela qui au bout d’un moment, va ouvrir au jeu. « C’est
seulement en jouant que l’individu, enfant ou adulte, est capable d’être créatif et d’utiliser sa
personnalité tout entière », dit Winnicott, le corps compris. « C’est seulement en étant créatif
16
Broustra J. et Lafargue G., L'expression créatrice, Paris, Morisset, 1995.
8
que l’individu découvre le soi17 ». Cette découverte se fera à travers la rencontre de la matière
proposée et la mise en forme qu’elle permet, qui met en jeu le corps.
Un autre aspect du cadre qui rejoint la question du sentiment d’être, c’est que le faire n’est pas
imposé. S’il est primordial d’installer un lieu sécurisant et apaisant, il n’est pas question de
proposer des thèmes a priori et d'envoyer les participants dans quelque chose qui serait déjà
joué. Chacun est libre de prendre ou de ne pas prendre, et de passer le temps de l’atelier à
"faire rien". L’important est d’y être, même si cela se passe pendant plusieurs séances de suite
pour une personne de "faire rien", du moment que, petit à petit, elle puisse, quand elle se sent
suffisamment à l’aise, y aller elle-même et de son mouvement personnel.
Ce "faire rien" ne doit évidemment pas devenir angoissant et ce sont bien entendu des
moments où la présence de l’animateur doit se faire sentir. Je suis attentif à ce genre de
moment là de manière à pouvoir éventuellement soutenir la personne vers quelque chose, tout
en laissant les choses le plus ouvertes possibles.
Il peut arriver aussi que le groupe, surtout à ses débuts – j’ai commencé deux groupes
récemment : au Centre Chapelle-aux-Champs et à l'IPPJ de Saint Servais – bloque le
mouvement personnel de chacun. A ce moment, il m’arrive de proposer une consigne qui
permette à chacun de se reprendre.
C’est ce que j’ai dû faire dans un atelier "danse" - qui a en plus la particularité de mettre en
jeu le corps immédiatement sous le regard des autres : il y a beaucoup de difficultés pour les
jeunes de passer à leurs mouvements personnels, de pouvoir se dire : « je peux bouger sans
qu’on se moque de moi, sans qu’on détruise ce que je suis en train de faire ». Je leur ai donc
proposé de ne pas rester sur les matelas et de s’installer dans la pièce avec le regard tourné
vers les murs de manière à ce qu’ils ne se voient pas les uns les autres pour, à ce moment-là,
passer la musique et proposer de se laisser s’imprégner de cela petit à petit, pour qu’ils se
mettent éventuellement à bouger…Ce qui a permis alors, toujours petit à petit, à chacun de se
retourner, dans un deuxième temps, et de se mettre véritablement à danser d’une manière
personnelle. Voilà donc le type de consigne qui doit toujours rester dans le non-thématique
qui est l’autre concept proposé comme un des concepts fondamentaux de la psychologie par
Maldiney à partir de Binswanger. Le non-thématique, pour faire rapide, c’est un peu le
constituant, ou l’instituant - ou encore, ce qui permettrait de rejoindre le jouant avant que les
choses ne soient jouées par l’animateur à travers des propositions de thèmes, de
représentations, etc… C'est important pour que les participants continuent à se sentir libres
d’exprimer quelque chose.
Autre exemple d’atelier : il s’agit d’un garçon du C.Th.A, Marc, qui, de nouveau durant un
atelier collage, après être resté à feuilleter « distraitement » quelques revues pendant une
bonne partie de l’atelier, bondit tout à coup vers un des supports proposés - on a des planches
au mur avec des feuilles vierges punaisées - pour y coller un groupe de mots : le droit à
l’erreur. En dessous de ce groupe de mots, il va placer différents papiers cartonnés souples
avec lesquels il va fabriquer un cercle, comme une sorte de boîte à camembert, à l’intérieur de
laquelle il va faire un visage et, en dessous, avec du papier chiffonné, il va faire un corps de
femme.
17
D.W. Winnicott, ibidem, p. 76.
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En voyant ce mouvement, cela montrait clairement qu’il était habité par quelque chose de
précis qu’il a pu mettre en jeu tout à coup, s’étonnant lui-même. Au temps de parole, il
expliquera que c'est la phrase « le droit à l’erreur » qui avait été le déclencheur de tout le
mouvement mais que ce mouvement-là il ne désirait pas en parler et qu'il en resterait là.
La chose avait été importante pour lui et, de nouveau, cela nous laisse avec cette question de
l’écart entre la psychothérapie et l’effet thérapeutique, qui serait aussi quelque chose qui
appartient à la personne qui est en chemin et à personne d’autre. Cela montre encore que c’est
assez difficile de pouvoir rendre compte du parcours des jeunes et de dire « oui, il y a eu
effectivement effet thérapeutique ». On peut voir qu’un jeune va mieux qu’il s’en sort mais …
c’est toujours lié à la manière dont on voit les choses.
Après l’atelier proprement dit, il y a un temps de parole où chacun a la possibilité de mettre en
mots son expérience. J’insiste sur l’idée d’expérience car j’évite à priori de me centrer sur la
production et, évidemment, la tentation de l’interpréter, etc… Sauf si le participant en ressent
le besoin et qu’il l’amène d’emblée car il a envie d’en parler. Je suis attentif à ce qu’il n’y ait
pas de jugements esthétiques, ou de commentaires interprétatifs, de ma part, ou de la part des
autres participants.
À la fin de l’atelier et même avant, je m’institue, en tant qu’animateur, comme le gardien des
productions qui auront lieu dans l’atelier. Ca veut dire que ces productions restent dans
l’atelier, dans un lieu prévu, d’une part, pour qu'elles ne perdent pas leur âme en changeant
de contexte ou de destination et, d'autre part, pour préserver le sentiment d’être qui a présidé à
leur élaboration. Je pense que cela fait partie aussi du sentiment de sécurité que ces choses ne
partent pas n’importe où, ne prennent pas le risque de tomber sur un regard qui pourrait les
transformer à un moment donné.
J’arrive au bout de ce que je voulais vous dire. Juste pour terminer, je dirais que ce que
j’aimerais que vous reteniez, c’est que la créativité est ce qui soutient la mise en forme de la
subjectivité ; que cette créativité n’est possible que s’il y a du jeu, lequel ne se développe que
sur base d’un sentiment d’être, qui relève lui d’une dimension particulière appelée pathique
ou thymique, et qui fait, comme dit Sibony que je citerai pour terminer, que « parfois on ne
saurait dire si la réalité prend le jeu comme instrument pour se jouer, ou si le jeu s’appuie sur
elle pour la rejouer autrement18 ».
18
D. Sibony - Le jeu et la passe. Identité et théâtre - Paris, Seuil, 1997, p. 62.
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