Histoire de philosopher

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Histoire de philosopher
KLĒSIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 11
HISTOIRE DE PHILOSOPHER.
Christophe Perrin (Paris IV)
I. Faire de la philosophie, c’est philosopher…
Si la philosophie a très tôt fait de son histoire un objet d’étude qui, aujourd’hui
encore, semble lui être réservé, quand bien même elle ne l’a finalement thématisé et
problématisé qu’assez tard, puisque les premières théories de l’histoire de la philosophie
n’apparaissent qu’au XIXe siècle, philosopher sur l’histoire de la philosophie n’en
demeure pas moins, à n’en pas douter, une gageure. Car, alors que la réflexion
philosophique authentique implique la liberté de se déprendre de tous les tuteurs –
parents, professeurs, censeurs… – comme de toutes les pesanteurs – opinions, préjugés,
idéologies… – pour, devant le spectacle du monde, s’interroger en personne, l’histoire
de la philosophie, cette tradition qui transmet de génération en génération les
productions philosophiques du temps passé, risque de freiner l’audace de celui qui, jadis
mineur mais en passe de devenir intellectuellement majeur, aurait à cœur d’effacer ce
dont il a hérité afin de tout recommencer. Aussi qui s’intéresse à la philosophie sait-il
bien que, quoique l’on puisse très bien connaître la philosophie sans le moins du monde
savoir philosopher, l’on n’apprend pas tant la philosophie que l’on apprend à
philosopher.
Kant, qui l’affirme clairement1, l’a toujours justifié par un même argument :
parce que ne peut être enseignée et, par suite, assimilée qu’une réalité donnée que l’on
peut expérimenter, et parce que la philosophie, précisément, ne présente pas cette
propriété, elle qui n’existe pas comme telle – du moins pas encore selon lui – puisque ne
possède pas un contenu constitué qui en fasse une science achevée dont on puisse dire à
l’envisager ‘‘voilà toute la philosophie’’2, l’apprentissage de la philosophie n’est pas
une éducation de la mémoire, mais un exercice de la raison. En des termes choisis, du
moins plus précis, parce que la philosophie s’avère non pas une théorie ou une doctrine
établie mais « la simple idée d’une science possible qui n’est donnée nulle part in
concreto », elle ne renvoie pas à une matière qui ferait l’objet d’une discipline scolaire,
1
… de l’Annonce du programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d’hiver 1765-1766 – AK,
II, 306 – à la Logique – AK, IX, 25 – et aux Leçons de métaphysique – AK, XXVIII, introduction, 1 –, en
passant par la Critique de la raison pure – AK, III, 542.
2
Rappelons ici la proximité de Sartre sur ce point : « À nos yeux, la Philosophie n’est pas […]. En fait, il
y a des philosophies », Critique de la raison dialectique (1960), Paris, Gallimard, coll. ‘‘Bibliothèque de
Philosophie’’, 1985, I, p. 15.
9
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mais à la manière qu’a notre pouvoir supérieur de connaître d’user de son talent « dans
l’application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent »1. Bref,
elle s’avère solidaire, sinon synonyme d’une discipline de l’esprit.
Tranchée, l’idée pourra être nuancée au titre que, si la philosophie ne renvoie à
rien de réel, il n’est nulle raison de faire fi des philosophies factuelles de tous les
penseurs dont l’histoire a retenu le nom. En ce sens, force est d’avouer que l’on peut
bien apprendre la, ou plutôt de la philosophie, si l’on entend par là prendre connaissance
des traités de Descartes, Leibniz ou Locke2, à même d’éveiller à la pensée les dormeurs
invétérés que nous sommes, toujours déjà plongés dans le sommeil dogmatique de
l’ignorance. Reste que savant, c’est-à-dire capable de réciter et d’expliquer ce que
d’autres ont su découvrir ou inventer, on ne sera pas pour autant philosophe, autrement
dit capable, à au moins en passer par la première maxime du sens commun, de « penser
par soi-même »3, soit de se servir de son propre entendement. Sapere aude4 en effet, et
on le sait d’autant mieux que l’injonction n’est pas sans rappeler l’exhortation faite par
Socrate à Ménon, deux mille ans plus tôt, à ne pas réciter les leçons de Gorgias et à
parler en son nom5. Toujours et en tout lieu, « le vrai philosophe doit donc faire un
usage libre et personnel de sa raison, et non imiter servilement »6.
Ce que le philosophe de Königsberg ne manque ni préciser ni de répéter en
distinguant ici et là la connaissance historique de la connaissance rationnelle. Cognitio
ex datis, la première est celle que l’on reçoit, c’est-à-dire doit à l’expérience, l’éducation
ou la tradition, ainsi celle de l’homme « qui a spécialement appris un système de
philosophie », qui en sait les définitions, les propositions, les démonstrations, mais
peine à en indiquer les raisons et ne peut en corriger les erreurs, car il « ne sait et ne
juge que d’après ce qui lui a été donné » ; cognitio ex principiis, la seconde est celle
que l’on élabore soi-même sans avoir recours à une raison étrangère, celle dont on peut
entièrement rendre compte parce qu’elle est entièrement à mettre à notre compte.
S’ensuit que qui aurait à cœur de philosopher ne saurait le faire même à connaître par
cœur telle ou telle, sinon l’ensemble des philosophies : il y gagnerait sans doute une
connaissance objectivement rationnelle mais qui ne serait, subjectivement, qu’une
connaissance historique, en quoi il ne ferait pas mieux que « la plupart des écoliers et
[…] tous ceux qui ne voient jamais plus loin que l’école et restent écoliers toute leur
vie ». L’homme seulement versé en philosophie n’étant pas encore philosophe, qui
entend devenir maître – et a fortiori maître à penser – a dès lors à apprendre à ne pas se
satisfaire des leçons qui lui sont inculquées. En somme, ‘‘faire’’ de la philosophie, avec
1
Critique de la raison pure, AK, III, 542.
Dans sa Logique, Kant offre l’abrégé d’une histoire de la philosophie où ces trois auteurs sont crédités
d’avoir assuré « le perfectionnement de la philosophie », AK, IX, 32.
3
Critique de la faculté de juger, AK, V, 294.
4
Réponse à la question ‘‘Qu’est-ce que les Lumières ?’’, AK, VIII, 35.
5
Platon, Ménon, 71d. Une chose est de réciter, une autre de penser en effet. Du reste, l’incapacité dans
laquelle se trouve Ménon de se souvenir de l’enseignement de son maître prouve bien que celui-ci n’a
guère éveillé en lui la réflexion.
6
Logique, AK, IX, 25-26.
2
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tout ce que ce verbe évoque de pratique, n’est rien d’autre que philosopher, soit
s’appliquer à cette activité1 qui consiste, plutôt qu’à considérer savamment la devanture
des grandes idées, à se lancer personnellement dans l’aventure de la pensée, et qui
nécessite, plus encore qu’une certaine instruction, un indéniable « pouvoir de
création »2.
II. … autrement dit ne pas faire de l’histoire…
Dans cette perspective, que faire des œuvres philosophiques de la tradition ?
Faut-il les ignorer en tant qu’entraves toujours possibles à une véritable réflexion,
l’érudition nous enfermant trop souvent dans une attitude purement réceptive, ou
convient-il de les explorer afin d’y trouver matière à débattre et, par là, entraîner notre
propre raison ? Pragmatiques, il semblerait que les philosophes ‘‘de métier’’ n’aient
jamais hésité à exercer leur esprit critique à étudier leurs devanciers. C’est d’ailleurs ce
à quoi invite même le plus autarcique d’entre eux, à savoir Descartes, pour qui, la
lecture étant « comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles
passés »3, « il faut lire les ouvrages des Anciens, parce qu’il est pour nous d’un
immense profit de pouvoir tirer parti des efforts d’un si grand nombre de personnes :
aussi bien pour connaître ce qu’on a déjà découvert de vrai en ces temps-là, que pour
être averti des problèmes qui restent à résoudre dans toutes les disciplines »4. Sous la
plume d’un penseur qui entend « commencer tout de nouveau dès les fondements »5, un
tel mot d’ordre ne saurait valoir cependant sans quelques éclaircissements.
Rappelons d’abord qu’aux yeux de Descartes comme de ses contemporains6
« ceux qui portent la qualité d’anciens » ne sont pas, en dépit de leur âge, les plus vieux,
et partant les plus instruits, mais bien les plus jeunes et ainsi les moins sages. Nous
autres modernes, qui devrions être appelés anciens, « nom que nous méritons mieux
qu’eux, parce que le monde est plus ancien maintenant qu’il n’était de leur temps, et que
nous avons plus d’expérience qu’eux »7, avons donc, non à nous en tenir à ce qu’ils ont
écrit, pas davantage à enrichir ce qu’ils nous ont transmis, mais à reprendre ab ovo ce
1
Activité, Wittgenstein le souligne également – « la philosophie n’est pas une théorie mais une activité »,
Tractatus logico-philosophicus (1921), tr. fr. de G.-G. Granger, Paris, Gallimard, coll. ‘‘Bibliothèque de
Philosophie’’, 1993, 4.112, p. 128 –, et création, Deleuze et Guattari y insistent – « la philosophie est l’art
former, d’inventer, de fabriquer des concepts », Qu’est-ce que la philosophie ? , Paris, Minuit, coll.
‘‘Critique’’, 1991, p. 8.
2
Critique de la raison pure, AK, III, 541.
3
Discours de la méthode, première partie, AT, VI, 5. Heidegger parlera, lui, de confrontation –
Auseinandersetzung.
4
Regulae ad directionem ingenii, III, AT, X, 366.
5
Méditations métaphysiques, I, AT, IX, 13.
6
Songeons seulement à Pascal reprenant, avant Comte, la métaphore augustinienne de l’humanité comme
d’un seul et même homme qui s’instruit chaque jour en même temps qu’il grandit pour indiquer, dans la
Préface au traité du vide, que l’ancienneté dans l’ordre du temps varie en raison inverse de la maturité
dans l’ordre du savoir.
7
Adrien Baillet, La vie de Monsieur Descartes, AT, X, 204.
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qu’ils ont accompli, afin de ne pas nous lester des erreurs dont l’histoire de la
philosophie est remplie. En ce sens, philosopher ne consiste pas à « raccommoder les
vieux ouvrages » mais à avoir le courage « d’en entreprendre de nouveaux »1, car ceux
« composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers maîtres » sont toujours
moins parfaits que « ceux auxquels un seul a travaillé »2.
Philosopher ne rime donc ni avec recommencer, ni avec corriger, ni avec
renouveler, en sorte que nos prédécesseurs, en cette activité, n’ont pas à être convoqués,
sinon pour être renvoyés dos-à-dos eu égard à la diversité de leurs propos – « Platon dit
une chose, Aristote en dit une autre, Épicure une autre, Telesio, Campanella, Bruno,
Basson, Vanini, et tous les novateurs, disent chacun diverses choses »3 – ou, pis, à leur
contrariété – « il n’y a presque rien qui n’ait été dit par l’un, et dont le contraire n’ait été
affirmé par quelque autre»4. Nul ne faisant autorité partout et sur tout, adieu donc
l’argument d’autorité et vive l’autorité de l’argument, soit l’autorité de ma raison, seule
à même de décider de la vérité, en sorte qu’il est vain, en philosophie, de vouloir
recevoir celle-ci du passé : « nous ne deviendrons jamais philosophes, si nous avons lu
tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et que nous sommes incapables de porter
un jugement assuré sur les sujets qu’on nous propose ; dans ce cas, en effet, ce ne sont
point des sciences que nous aurions apprises, semble-t-il, mais de l’histoire »5.
Parler d’histoire, c’est parler de savoirs figés que l’on ne peut s’approprier que
par « l’étude des lettres »6 à laquelle Descartes s’est soumis, bon gré mal gré, pendant
son enfance, préférant cependant l’exercice des mathématiques aux « sciences des
livres »7 telle la philosophie8. Pour autant, la distinction entre histoire et science n’est
pas celle de ces deux disciplines – la philosophie d’un côté, à qui « les autres sciences
[…] empruntent leurs principes », et les mathématiques de l’autre, aux « fondements
[…] si fermes et si solides »9 que l’on pourrait bâtir sur elles bien plus qu’on ne le fait –,
non seulement car il est une vraie philosophie à qui les mathématiques pourraient servir
de modèle, mais car existe aussi bien une mathématique historique ou une histoire des
mathématiques10. La séparation se trouve en réalité au sein de chacun de ces domaines,
philosophie comme mathématiques, en tant qu’on les pratique – telle est la science, qui
requiert l’usage de la raison, l’application d’une méthode et la résolution des questions
par sa propre industrie – ou qu’on les étudie – telle est l’histoire, qui ne considère que
1
La recherche de la vérité par la lumière naturelle, AT, X, 509.
Discours de la méthode, deuxième partie, AT, VI, 11.
3
Lettre à Isaac Beeckman du 17 octobre 1630, Alq. I, 273.
4
Regulae ad directionem ingenii, III, AT, X, 367.
5
Ibid., AT, X, 367.
6
Discours de la méthode, première partie, AT, VI, 9.
7
Ibid., 12.
8
Wittgenstein dirait-il autre chose, lui qui ne cachait pas son indifférence pour l’histoire : « Que
m’importe l’histoire ? Mon monde est le premier et le seul monde ! », Carnets 1914-1916 (1961), trad. fr.
de G.-G. Granger, Paris, Gallimard, coll. ‘’Tel’’, 1971, 2.9.16, p. 153.
9
Ibid., 7.
10
Sur ce point, Lettre à Hogelande du 8 février 1640, AT, III, 723 et Entretien avec Burman, AT,
V, 176-177.
2
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les résultats acquis par ceux qui, naguère, s’y sont appliqués et qu’il s’agit d’assimiler.
La philosophie n’étant pas la seule à avoir une histoire, Descartes n’entend pas la
condamner parce qu’elle est historique, mais seulement rejeter l’idée que son
enseignement comme de l’histoire équivaille à l’enseigner comme telle.
Comprenons le bien : « les choses qu’une personne peut apprendre à une autre
[…] ce sont les langues, l’histoire, les expériences, et les démonstrations claires et
certaines qui convainquent l’esprit, telles que sont celles des géomètres. Mais pour les
opinions et les maximes des philosophes, aussitôt qu’on les dit, on ne les enseigne pas
pour cela »1. Ainsi apprendre la vie, les doctrines et les sentences des philosophes
illustres ne revient pas à apprendre la philosophie, non que l’on ne puisse s’initier à
celle-ci à simplement lire, mais parce que la lecture ne dispense ses vertus qu’à celui qui
en connaît les vices. Non éclairée en effet, elle nous fait, en raison du prestige de l’écrit,
courir le risque de tenir de simples avis pour des vérités et ainsi tomber dans ces travers
que sont la prévention et la précipitation, lors même que les auteurs, en eux-mêmes,
sont inutiles – nous ne serons jamais que des singes et des perroquets à nous contenter
de les réciter2 – et incertains – nous serons moins assurés après avoir ouvert leurs traités
qu’avant de les avoir découverts. Savoir pour savoir ne présente dès lors aucun intérêt
mais, au contraire, tous les dangers. Qu’on se le dise : « moins nous remplissons notre
mémoire, plus nous rendons notre esprit apte à augmenter sa science »3. L’érudition
engourdissant la raison, pas plus que l’honnête homme, le philosophe n’est « obligé
d’avoir vu tous les livres, ni d’avoir appris soigneusement tout ce qui s’enseigne dans
les écoles »4 – entreprise futile puisque une vie humaine n’y suffirait pas et stérile
puisque un disciple qui ne saurait dépasser son maître ne saurait le devenir à son tour.
Exit en philosophie l’idéal rabelaisien du « vrai puits et abîme d’encyclopédie »5 :
mieux vaut assurément une tête bien faite qu’une tête bien pleine.
Averti cela dit, celui qui lit « tous les bons livres »6 peut tout à fait en tirer parti.
Car il y a lire et lire, la lecture impliquant elle aussi, comme la philosophie, toute une
méthodologie. Il s’agit alors d’opérer un tri parmi les œuvres à considérer pour que le
profit soit avéré. D’où une typologie des mauvais écrits par laquelle Descartes répond à
l’accusation qui lui est faite de congédier tous les auteurs, prévenant ironiquement ses
opposants sur le sujet que « la lecture trop fréquente des méchants livres n’est guère
moins nuisible que la société des méchants »7. Ainsi sont à strictement écarter, selon lui,
ceux pervers et creux des imposteurs, à clairement dédaigner ceux dangereux, voire
1
Lettre à Isaac Beeckman du 17 octobre 1630, Alq. I, 273.
Lettre à Clerselier du 12 janvier 1646, AT, IX-1, 212.
3
Lettre à Hogelande du 8 février 1640, AT, III, 723.
4
La recherche de la vérité par la lumière naturelle, AT, X, 495.
5
Empruntée au chapitre XIII de Pantagruel, l’expression résume l’idéal d’étude que décrit, au chapitre
VIII, Gargantua, en indiquant à son fils le programme pédagogique qu’il désirerait le voir suivre afin qu’il
devienne « un abîme de science ».
6
Discours de la méthode, première partie, AT, VI, 5.
7
Epître à Voetius, AT, VIII-2, 39.
2
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contagieux des polémistes, à simplement négliger ceux incomplets ou grossiers des
doxographes. Insistons sur ces derniers : parce qu’ils relèvent de la littérature
secondaire, « les ouvrages de lieux communs, de commentaires, d’abrégés et d’index »
ne dispensent à l’usage qu’un savoir de seconde main, soit un savoir qui n’en est pas un,
du moins pas celui que l’on gagne à consulter leurs sources : ces libri primarii, ces
livres-phares, -clés, indémodables sinon indépassables et qui, toujours, donnent à
penser. Telles sont donc les oeuvres qu’il faut lire : celles « des génies supérieurs » dans
lesquels « ce qu’il y a d’important et d’utile […] ne consiste pas en telle ou telle
pensée », mais dont la substantifique moelle sort « du corps entier ». Et Descartes de
préciser que ce n’est qu’au fur et à mesure de nos lectures, c’est-à-dire de nos relectures
que, en nous imprégnant des idées de ces grands hommes, nous les assimilons et les
transformons en notre propre sève1. Loin qu’il faille faire table rase du passé, il est
partant nécessaire de l’étudier afin de pouvoir se l’approprier et, par là, s’en inspirer. On
en déduit que si philosopher n’est pas faire de l’histoire, philosopher ne peut
commencer qu’à faire de l’histoire de la philosophie.
III. … mais de l’histoire de la philosophie…
Cela s’explique aisément : d’un côté, une pensée sans passé est vide, de l’autre,
du passé sans pensée aveugle en effet. Du passé sans pensée, tel que donné à considérer
dans des compilations de jugements divers qui servent de support à des enseignements
variés, est aveugle car rend certainement docte, en ce qu’il accroît la culture et
développe la mémoire, mais non point érudit, en ce qu’il ne garantit pas le
perfectionnement de l’esprit et des moeurs par l’étude des auteurs les meilleurs2. Or
philosopher ne débute pas autrement, et « c’est proprement avoir les yeux fermés, sans
tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher » on le sait3. D’où la cécité
d’Epistémon qui, dans La recherche de la vérité par la lumière naturelle, incarne les
docti, ceux qui, en raison de leur impatience à détenir la science, ne font que singer
leurs maîtres au point de ne plus voir que le vrai savoir leur confère le devoir de les
corriger quand ils s’égarent, et la clairvoyance d’Eudoxe qui représente, lui, les eruditi,
ceux dont la formation n’a pas corrompue la raison et qui, se servant paradoxalement de
ce qu’ils ont appris pour reconnaître l’incertitude de tout ce qu’on leur a dit, se montrent
ardents « à rechercher avec plus de soin la vérité »4.
Une pensée sans passé, strictement personnelle, est vide quant à elle car,
essentiellement marquée par la subjectivité, n’en est pas une en réalité. « Opinion,
illusion, demi-pensée, pensée boiteuse et indéterminée »5, elle est généralement sans
1
Ibid., AT, VIII-2, 41.
Ibid., AT, VIII-2, 42.
3
Principes de la philosophie, Lettre-préface, AT, IX-2, 3.
4
La recherche de la vérité par la lumière naturelle, AT, X, 516.
5
« Rapport à Niethammer », HW, IV, 412.
2
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contenu philosophique réel parce que non fondée, et s’avère propre à la jeunesse qui
confond la simple répétition de préjugés et l’exercice d’une libre réflexion. C’est là du
moins ce que suggère Hegel pour qui, comme « toutes les sciences, les arts, les talents,
les techniques », la philosophie ne va pas sans préparation puisque requiert
l’apprentissage d’une méthode et l’accommodage de sa mise en pratique. Car le bon
sens a beau être la chose du monde la mieux partagée, si le fait de posséder « dans son
pied la mesure d’un soulier » ne permet pas encore d’en fabriquer, le fait de posséder
« dans sa raison naturelle » l’unité de mesure nécessaire au philosopher n’assure pas d’y
arriver d’emblée1. De la même façon que l’on ne s’improvise pas menuisier, on ne naît
pas philosophe, mais on le devient à apprivoiser la philosophie au regard de celles que
nous offre l’histoire. Nul mystère ici : comme l’on se fait musicien à jouer Bach ou bien
Mozart, peintre à pasticher Rembrandt ou bien Renoir, on se fait philosophe à
confronter ses idées à celles des autres, et notamment des plus ingénieux. Aussi les
grands esprits se rencontrent-ils, étant donné que seul le dialogue féconde la pensée.
Dans ces conditions, précise Hegel, « la philosophie doit nécessairement être
enseignée et apprise »2, ce qui signifie qu’apprendre à philosopher revient à apprendre
les philosophies, et apprendre une philosophie à former sa pensée, donc à penser par
soi-même. Puisque qui refuserait chaque philosophie sous prétexte qu’elle n’est pas la
philosophie ne goûterait pas plus à la philosophie que ne goûterait au fruit celui qui
refuserait cerises, prunes et raisins, sous prétexte que chacun d’entre eux n’est jamais
qu’un fruit et nul le fruit3, il faut donc, plus encore que prêter attention aux grandes
œuvres de la tradition, les fréquenter assidûment pour être à même d’en produire une
soi-même. Le faire offre en effet la possibilité de deviser avec leurs auteurs et, par là, de
s’aviser de leurs idées ce qui, ouvrant le champ de la réflexion, l’enrichit en même
temps que la stimule considérablement : en comprenant ce que l’on apprend – « ce que
c’est que la substance, la cause ou quoi que ce soit »4 chez tel ou tel penseur par
exemple –, on s’approprie directement ce que l’on saisit et se donne les moyens de
l’exploiter à ses propres fins. Dès lors, « en apprenant à connaître le contenu de la
philosophie, on n’apprend pas seulement le philosopher, mais on philosophe aussi déjà
effectivement »5. S’ensuit qu’il est d’autant plus vain d’opposer apprendre à philosopher
et apprendre la philosophie qu’il est profitable, et même indispensable d’instruire sa
pensée par l’apprentissage des philosophies passées : se former à la philosophie
équivaut à apprendre à philosopher par la philosophie. En ce sens, la connaissance de
l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire de « la suite des nobles esprits », de « la galerie
des héros de la raison pensante qui, par la vertu de cette raison, ont pénétré dans
l’essence des choses »6, constitue une condition du philosopher.
1
Phénoménologie de l’esprit, HW, III, 63.
« Rapport à Niethammer », HW, IV, 411.
3
Leçons sur l’histoire de la philosophie, HW, XVIII, 37.
4
« Rapport à Niethammer », HW, IV, 411.
5
Ibid., HW, IV, 410. Cf. également la lettre à Von Raumer du 2 août 1816.
6
Leçons sur l’histoire de la philosophie, HW, XVIII, 20.
2
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Le point mérite qu’on y insiste car, contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire
– et Hegel le premier1 –, Kant lui-même n’en disconvient pas. Plus encore que
d’admettre que « jamais on ne devient philosophe sans la connaissance » – quand bien
même « jamais les connaissances ne font à elles seules un philosophe »2 –, le défenseur
des Lumières soutient que « celui qui veut apprendre à philosopher doit […] considérer
tous les systèmes de la philosophie uniquement comme une histoire de l’usage de la
raison et comme des objets d’exercice de son talent philosophique ». L’évidente
tension, sinon l’apparent conflit entre apprendre à philosopher et apprendre la
philosophie n’a donc rien d’absolu pour lui, insistons-y. Il ne vaut en vérité que le temps
que la philosophie, comme contenu achevé du « système de toute connaissance
philosophique »3, n’a pas été réalisée – ce que la Critique de la raison pure entend
rendre possible. Avant cet accomplissement, « chaque penseur bâtit son œuvre pour
ainsi dire sur les ruines d’une autre ; mais jamais aucune n’est parvenue à devenir
inébranlable en toutes ses parties »4, tant et si bien que l’on ne peut effectivement, en
étudiant philosophiquement et non pas seulement historiquement les ‘‘philosophies’’
constituées, apprendre qu’à philosopher. Philosopher consiste ainsi à raisonner de
manière critique à partir de celles-ci, « dont l’édifice est souvent si divers et
changeant »5 au fil du temps mais en lesquelles s’est historiquement développée l’idée
de la philosophie. Ainsi, que l’on ne philosophe pas encore à ne s’occuper que
d’histoire mais que l’on ne fasse pas de philosophie sans en faire l’histoire, voilà qui, en
philosophie, semble une vue partagée. Pour autant, cet accord de principe entre Kant et
Hegel ne préjuge aucunement d’une vision unique de l’histoire de la philosophie, ces
deux auteurs n’ayant finalement pas sur la question le même jugement.
Si, pour Kant, une telle histoire trouve ses limites à n’être que la recension fidèle
des positions tenues par les anciens philosophes, positions reconduites, eu égard à leur
multiplicité, au statut d’opinions auxquelles on ne saurait tenir, ni même s’en tenir, à
moins de se plaire à écouter des histoires – qu’il s’agisse là d’histoires de philosophes
ou de philosophies –, pour Hegel « la philosophie ne renferme pas des opinions »,
simplement parce qu’ « il n’existe pas d’opinions philosophiques »6, toute pensée de
philosophe étant fondé rigoureusement sur des arguments rationnels dont la portée est
universelle. Plus encore, cependant que, pour Kant, l’histoire de la philosophie s’offre
1
Si Hegel ironise sur la prétendue thèse kantienne selon laquelle on ne peut apprendre qu’à philosopher
en arguant que la soutenir revient à dire « à peu près ceci : on doit voyager, et encore voyager, sans
apprendre à connaître les villes, les fleuves, les pays, les hommes, etc. » – « Rapport à Niethammer »,
HW, IV, 410 –, il ne comprend pas en réalité exactement la position de son devancier. Celui-ci pourtant,
en dénonçant toute « une prétendue philosophie, pour laquelle on peut ne pas travailler, mais seulement
écouter l’oracle présent en soi-même » – Sur un ton supérieur nouvellement pris en philosophie, AK,
VIII, 390 –, n’a pas manqué de souligner l’approche laborieuse de l’apprentissage par laquelle doit passer
la philosophie authentique.
2
Leçons de métaphysique, AK, XXVIII, introduction, 1.
3
Critique de la raison pure, AK, III, 542.
4
Logique, AK, IX, 25.
5
Critique de la raison pure, AK, III, 542.
6
Leçons sur l’histoire de la philosophie, HW, XVIII, 30.
16
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comme une Kampfplatz où tous les combattants ont tort, tant et si bien qu’il revient à
l’attitude critique d’introduire enfin la paix en philosophie, en dressant le tableau
historique des tentatives qui ont toutes échoué pour poser les questions qui les résument
traditionnellement1 et y répondre strictement, pour Hegel, l’histoire de la philosophie
n’est pas le moins du monde un musée des erreurs, mais le mouvement même du
développement des idées en des systèmes qui, tour à tour, se réfutent, non en
s’invalidant les uns les autres, mais au contraire en s’intégrant, chacun explicitant ce
que le précédent n’avait fait que suggérer confusément ou affirmer incomplètement.
Dès lors, alors que, pour Kant, les philosophies données à travers l’histoire ne sont pas
la philosophie, si bien que seul philosopher s’apprend, même si cet apprentissage de la
pensée philosophique présuppose cet autre apprentissage qu’est celui des philosophes
chez qui le travail de la pensée est parfaitement illustré, pour Hegel, chaque philosophie
met en œuvre une seule et même manière de penser et contribue au développement
progressif de la vérité et à son avancée vers un système ultime, en sorte que « quiconque
étudierait ou posséderait une philosophie, si toutefois c’en est une, connaîtrait par suite
la philosophie »2. Dans ces conditions, l’histoire de la philosophie est, pour Kant, une
condition nécessaire du philosopher – en ce qu’elle fournit, et des outils conceptuels
sans lesquels on peut difficilement penser, et des points de vue tranchés sur des
problèmes qui ont préoccupé les hommes du passé –, mais non une condition suffisante
– en ce que réciter ce que d’autres ont médité n’est pas assez pour philosopher –,
cependant que, pour Hegel, « l’étude de l’histoire de la philosophie est l’étude de la
philosophie elle-même »3 – puisque la philosophie est son histoire4, au sens où
l’ensemble du développement philosophique peut, sinon doit être envisagé comme une
seule et unique philosophie dont chaque philosophie particulière ne constituerait que les
moments singuliers mais parfaitement nécessaires.
Ainsi la confrontation de ces deux philosophes n’est pas sans révéler de la
philosophie l’un des paradoxes : on s’y attend généralement à faire de l’histoire de la
philosophie, mais on ne s’y entend guère sur cette dernière, du moins sur la nature
exacte du rapport qu’elle entretient avec la philosophie. En est-elle simplement la
propédeutique, principalement le matériau ou essentiellement la matière même ? Les
avis étant divers, tout indique que la tradition que constitue l’histoire de la philosophie
repose sur le partage, non d’une même parole – fût-elle tenue pour ‘‘bonne’’, comme
c’est le cas des traditions religieuses –, mais d’un même geste : le libre examen, donc la
1
Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? selon la Critique de la raison
pure – AK, III, 522-523 –, interrogations que récapitule synthétiquement cette quatrième : Qu’est-ce que
l’homme ?, comme l’indique la Logique – AK, IX, 24-25.
2
Leçons sur l’histoire de la philosophie, HW, XVIII, 30.
3
Ibid., HW, XVIII, 49.
4
Kant paraît avoir deviné la position hégélienne et, par avance, l’avoir condamnée. C’est du moins ce que
suggère ce passage des Prolégomènes à toute métaphysique future : « Il y a des savants pour qui l’histoire
de la philosophie (ancienne aussi bien que moderne) constitue la philosophie elle-même [...]. Ils devront
attendre jusqu’à ce que ceux qui s’efforcent de puiser aux sources de la raison même aient accompli leur
tâche, et ce sera alors leur tour d’informer le monde de ce qui s’est passé » – AK, IV, 255.
17
KLĒSIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 11
libre critique de toute doctrine, en sorte que chaque philosophe participe d’un dialogue
commun sans lequel aucun n’échafauderait sa propre pensée. A ce titre, contrairement à
toute autre tradition qui, toujours, relie le même et non l’autre, l’histoire de la
philosophie rassemble singulièrement ce qui ne se ressemble pas, les idées comme les
hommes, d’où l’histoire « mouvementée et belliqueuse » des grands philosophes et de
leur philosophie1 et, surtout, l’impossibilité, pour ceux-ci, de s’inscrire dans l’histoire de
la philosophie sans être confrontés, bon gré mal gré, à la question de cette relation entre
la philosophie et son histoire.
IV. … id est s’interroger sur la relation entre la philosophie et son histoire…
Car loin de nous le temps où la philosophie n’avait pas encore d’histoire et où
l’on pouvait croire, à l’instar de Platon, qu’histoire et philosophie étaient
diamétralement opposées, l’une regardant le devenir, l’autre l’éternité2. Puisque
philosophes et philosophies n’échappent pas à l’historicité, pour expliquer les
différences de points de vue quant à l’histoire de la philosophie, il faut, plus encore que
souligner celles des individus, insister sur celles des époques. Qu’on se le dise : plus
qu’une simple ‘‘histoire’’ de sensibilité, l’histoire elle-même rend compte des diverses
conceptions de l’histoire de la philosophie. D’où la nécessité d’en passer par elle, c’està-dire par un bref rappel de l’histoire de l’histoire de la philosophie pour comprendre
que, après s’être découverte historique, la philosophie s’est faite historienne, en sorte
que l’ambiguïté essentielle de l’appellation histoire de la philosophie, en raison de
l’équivocité immédiate du terme histoire – qui, pour reprendre Heidegger, « désigne
aussi bien l’ ‘‘effectivité historique’’ qu’également la science possible de cette
effectivité »3 – n’a rien d’arbitraire. L’histoire de la philosophie au sens ontologique,
soit le devenir de la philosophie au cours des âges à travers la succession des pensées
des plus sages, et l’histoire de la philosophie au sens épistémologique, autrement dit le
récit qui peut être fait de cette évolution, sinon le savoir que l’on peut en avoir, sont
liées car celle-là n’est rien sans celle-ci – l’histoire de la philosophie comme tradition
n’a de réalité que dans et par l’histoire des historiens qui, la rappelant continuellement,
empêche son oubli et, par là, son anéantissement – pas davantage que celle-ci sans cellelà – l’histoire de la philosophie comme discipline ne peut exister que dans et par
l’histoire des philosophes qui, avançant des idées, élaborant des systèmes, donnent ainsi
matière à étudier.
Au regard de l’histoire donc, il faut sans doute remonter à Aristote avec lequel la
philosophie découvre le lien substantiel qui l’unit à l’histoire : ‘‘le liseur’’, ainsi que
1
François Dagognet, Les grands philosophes et leur philosophie. Une histoire mouvementée et
belliqueuse, Paris, Le Seuil, coll. ‘‘Les Empêcheurs de penser en rond’’, 2002.
2
Si, dans ses dialogues, Platon ne manque pas de citer quelques uns de ses prédécesseurs poètes ou
penseurs, jamais il n’entreprend de les situer. Son dédain pour le passé de la pensée pourrait alors
expliquer la rumeur voulant qu’il ait fait disparaître les textes de certains de ses devanciers.
3
Sein und Zeit, §73, p. 378.
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l’aurait surnommé, non sans ironie, le fondateur de l’Académie1, est le premier
philosophe de l’histoire à lire de et par lui-même les textes de ses devanciers. La
démarche diaporématique de sa dialectique le fait en effet « nécessairement prendre en
compte l’ensemble des opinions de tous ceux qui, antérieurement, ont professé une
idée » sur le sujet qu’il entend aborder, cela « afin de recueillir ce qui est bien fondé
dans leurs propos » et, au besoin, de prévenir « devant ce qui ne l’est pas »2. Ce geste
s’accomplit chez lui de manière critique, puisque les avis présentés sont généralement
considérés comme les premiers balbutiements dans la recherche de la vérité ; cependant,
le caractère systématique de ces recensements atteste de la promotion de l’idée d’une
continuité de cette quête et de celle de la dignité de nos aïeux qui, quand bien même ils
ont pu se tromper en sorte qu’il s’agit toujours de faire mieux qu’eux, ont participé à
celle-ci. Aussi le premier scholarque du Lycée, Théophraste, s’emploie-t-il à classer les
doctrines existantes, qu’elles soient passées ou présentes, cependant qu’Aristoxène met
l’accent, lui, sur leurs auteurs, sa Vie d’Archytas inaugurant ce genre littéraire dans
lequel excellera Diogène Laërce3. Cet intérêt pour l’histoire, et des pensées, et des
penseurs, n’est pas sans susciter, très vite, deux grandes positions qui deviendront ellesmêmes des traditions dans l’histoire de la philosophie : l’éclectisme d’une part4, pour
lequel une parcelle de vérité est contenue dans chaque philosophie, « la plupart des
sectes [aya]nt raison dans une bonne partie de ce qu’elles avancent, mais pas tant en ce
qu’elles nient »5 comme l’écrit Leibniz ; le scepticisme de l’autre6, pour lequel aucune
théorie ne peut être tenue pour plus vraie qu’une autre, chacune trouvant d’aussi bonnes
raisons en sa faveur qu’à son encontre et toutes se contredisant. Quoi qu’il en soit,
l’histoire de la philosophie se détermine à l’origine comme essentiellement
doxographique et biographique.
Rejetant, parce qu’ils sont païens, les Anciens ou considérant que leurs
doctrines, méritantes mais insuffisantes, ont permis l’attente et servi l’entente du
message christique, les Pères de l’Église et les premiers penseurs chrétiens font changer
Si l’anecdote est fausse, elle a le mérite de nous faire nous demander si, pour Platon, l’étude des textes
est une tâche servile. Car liseur traduit le grec άναγνώστης, terme qui désigne l’esclave qui faisait la lecture à son maître pendant le repas puisque, à Athènes, les aristocrates, qu’ils soient philosophes ou poètes,
ne lisaient pas d’eux-mêmes les ouvrages des Anciens.
2
De l’âme, 403b 22-23.
3
Les Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres s’attachent, en dix livres, aux Sept sages, à
Socrate et à ses disciples, à Platon, à l’Académie, aux Péripatéticiens, aux Cyniques, aux Stoïciens, aux
Pythagoriciens, aux ‘’Isolés’’ et aux Sceptiques et à Épicure. Laërce s’emploie à lister les sectes de
l’Antiquité plus qu’il ne se soucie d’histoire au sens pris par le mot aujourd’hui. Mais le caractère
méthodique de son entreprise comme son travail d’édition de textes inédits font de ce recueil une mine
pour l’historien.
4
Distinguons l’éclectisme qui dit son nom – ainsi chez Potamon d’Alexandrie ou Victor Cousin – et celui
qui le tait mais n’en reste pas moins fidèle à son esprit, sinon à sa méthode – ainsi chez Antiochos
d’Ascalon et Panaitios de Rhodes, bien avant Cicéron, Clément, Origène, Lactance, Eckart, Montaigne,
Cudworth ou encore Leibniz.
5
Lettre à Rémond du 10 janvier 1714, G. Phil. III, 606-607.
6
Le scepticisme est moins une école qu’un courant on le sait, déjà répandu chez la plupart des sophistes,
avant que Pyrrhon l’informe et le transmette à Carnéade, Aenesidème, Sextus Empiricus, Montaigne,
Hume, etc.
1
19
KLĒSIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 11
les mentalités. Ne lisant les philosophes de l’Antiquité qu’au regard de la révélation, ils
y puisent des idées et invitent à la collection du meilleur de leurs productions dans un
souci apologétique. S’ensuivent des compilations dont les vertus sont plus informatives
que créatives et qui occasionnent bientôt, au fil du bas Moyen Âge, la dévalorisation de
la philosophie, au titre de son caractère historique précisément. Car dans le cadre de
l’enseignement scolastique, si la lectio fait commenter les textes canoniques et la
disputatio convoquer tel ou tel auteur, de celui-ci n’importent ni l’œuvre, ni la vie, mais
tel ou tel argument que l’on reprend le plus souvent tacitement. A une époque où les
textes ne sont ni forcément disponibles – songeons à ceux de Platon, disparus pendant
des siècles lors même que ceux d’Aristote étaient transmis à la chrétienté par les
commentateurs arabes –, ni nécessairement accessibles – pensons aux pouvoirs
politiques et religieux qui en mettaient de nombreux à l’Index –, servant la théologie par
la dialectique, la philosophie est son histoire, soit la suite des meilleurs raisonnements
qui n’ont pas d’autre valeur que d’assurer les nôtres. L’histoire de la philosophie se fait
donc cette fois principalement didactique, mieux, pédagogique.
L’intérêt renouvelé pour l’Antiquité à la Renaissance bouleverse les choses.
L’imprimerie favorisant la diffusion des écrits, l’étude du grec se développant avec
l’arrivée d’érudits en provenance de Byzance, les textes classiques sont redécouverts.
Réédités, ils sont étudiés pour eux-mêmes et soigneusement répertoriés. L’histoire
s’émancipant de la théologie pour devenir une discipline de la littérature, les traités
d’histoire générale – ou polyhistoire – fleurissent au XVIe siècle et engendrent, en
raison d’une spécialisation progressive de leur objet, ceux d’histoire de la philosophie.
En rédigeant, au siècle suivant, les premières historiae philosophiae, des auteurs aussi
variés que Georg Horn (1620-1670), Johannes Jonsius (1624-1659), Thomas Stanley
(1625-1678), Thomas Burnet (1635-1715), Jacob Thomasius (1622-1684) ou Johann
Brucker (1696-1770) font naître une discipline aux pratiques encore très différenciées
mais à la fonction bien déterminée : l’étude des philosophies grecques, hellénistiques et
même barbares doit permettre la production d’hommes de jugement et de goût. Si les
premiers manuels se satisfont d’un tableau des principales écoles, parfois curieusement
classifiées1 ou situées2, Plus encore qu’encyclopédique, avec Pierre Bayle (1646-1706),
Christoph August Heumann (1681-1764), August Boureau-Deslandes (1690-1757) et
Jacob Brucker (1696-1770), l’histoire de la philosophie se veut alors peu ou prou
critique et, pour cela bientôt philosophique.
1
Dans son Candidatus artium, ubi de rhetorica et philosophia ejusque singulis partibus, necnon de
sphaera et mathesi tractatur... ad usum candidatorum baccalaureatus artiumque magisterii daté de 1732,
Guillaume Guillier distingue la secte qu’il nomme ‘’académique’’, représentée par Pyrrhon et les
sceptiques, de la secte qu’il baptise ‘’dogmatique’’, dont les représentants sont Pythagore et Thalès et qui
se subdivise en Stoïciens, Platoniciens et Péripatéticiens.
2
L’acception du terme philosophie étant encore très large au XVIIe siècle, Jean-Henri-Samuel Formey
(1711-1797), dans son Histoire abrégée de la philosophie de 1760, n’hésite ni à présenter Adam comme
philosophe, ni à faire de Caïn un défenseur de l’épicurisme.
20
KLĒSIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 11
Née de l’histoire, l’histoire de la philosophie est, avec le XVIIIe siècle, pour ainsi
dire annexée par la philosophie qui, à travers le développement des philosophies de
l’histoire, entend rendre compte de la succession et de la cohésion des philosophies dans
l’histoire, en esquissant une philosophie de l’histoire des philosophies – ainsi chez Kant
ou Hegel. Les investigations historiques sont alors déterminées par une position
philosophique sur l’ensemble de la tradition pour laquelle le détail des textes importe
moins que la reconstruction des grands moments et des grands courants de celle-ci.
L’objet de l’histoire de la philosophie se stabilise – il y s’agit d’étudier les doctrines ou
théories philosophiques du passé – , celle-ci s’institutionnalise – créée à la faculté des
lettres de Paris en 1809 et confiée à Royer-Collard, la chaire de « philosophie et
opinions des philosophes » est rebaptisée un an plus tard « histoire de la philosophie » –
et, avec le développement du positivisme et l’influence de l’herméneutique, se précisent
bientôt les principes qui sont les siens – comprendre un auteur aussi bien sinon mieux
qu’il s’est lui-même compris en analysant sa pensée, c’est-à-dire d’abord en la
recomposant à partir des textes qu’il nous a laissés, ce qui, une fois accompli, n’interdit
pas de la comparer à d’autres pour en apprécier la singularité. Avec la réflexion sur
l’historiographie, le travail sur les manuscrits, l’établissement de chronologies, le
recours aux outils de la paléographie, de la philologie, de la bibliométrie, l’histoire de la
philosophie devient technique, sinon scientifique.
Sa reconnaissance acquise, c’est son indépendance qu’elle affirme au XXe siècle.
Pas plus en effet qu’elle n’est une discipline purement historique, l’histoire de la
philosophie n’est une partie de la philosophie. Ne pouvant être purement descriptive,
puisqu’elle n’est pas la simple chronique des positions philosophiques mais encore un
champ d’étude spécifique qui entend évaluer leur prétention à la vérité, elle ne saurait
être seulement interprétative, puisqu’elle n’est pas que la glose des textes
classiques mais encore une activité savante qui exige des investigations méthodiques.
Aussi l’historien de la philosophie n’est-il ni l’historien tout court, car lui n’est pas un
critique, encore moins un juge, ni le philosophe tout pur, car spécialiste des généralités,
celui-ci n’a rien d’un expert – le serait-il d’ailleurs qu’il ferait tout autre chose que son
métier, à savoir ou compter les points gagnés par tel ou tel champion, ou prendre parti,
choisir le camp de tel ou de ses concurrents. La discipline qui est la sienne constitue en
vérité une pratique, pratique d’inspiration sans doute plus philosophique qu’historique il
est vrai, l’histoire de la philosophie n’étant pas l’histoire des idées, et que l’on peut
qualifier aujourd’hui de plurielle et de professionnelle. Car non seulement la
spécialisation qui s’y constate pour l’une ou l’autre de ses dimensions – chronologique
(antique, patristique, médiévale, moderne, contemporaine), géographique (occidentale,
orientale, continentale, française, etc.), thématique (morale, politique, esthétique, etc.)
ou thétique (matérialisme, idéalisme, phénoménologie, etc.) – tend à diversifier son
exercice, en même temps qu’elle élargit considérablement son champ d’application,
mais encore ne sauraient s’y adonner de simples historiens qui ne seraient pas, selon
21
KLĒSIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 11
l’expression consacrée, ‘’philosophes de formation’’ : ils auraient en effet les outils
nécessaires pour se rapporter fidèlement à des œuvres qu’ils ne pourraient pénétrer, à
tout le moins commenter.
À l’époque contemporaine, l’histoire de la philosophie se veut donc un domaine
à part, risquons-nous à dire un art qui s’accomplit dans ses réalisations et ne fait plus
guère l’objet de discussions philosophiques. Travaillant ou de manière personnelle à des
histoires partielles de la philosophie – un auteur ou un courant philosophique sont
étudiés dans une monographie – ou de manière collective à des histories générales – la
philosophie dans son ensemble est décrite et réécrite dans un dictionnaire ou une
anthologie –, si ses représentants – notamment français, inscrits dans toute une tradition
incarnée par Bréhier, Gilson, Gueroult, Souriau, Gouhier et Alquié – en débattent
toujours en confrontant leurs productions et les réflexions qu’elles font naître chez eux,
tous paraissent peu ou prou acquis à l’idée que l’histoire de la philosophie ne précède
pas tant la philosophie qu’elle procède de celle-ci, en ce que la philosophie ne se définit
pas autrement que par la pratique de son histoire. Insistons-y : la vraie philosophie
jamais ne se moque de son histoire. Force est donc de douter que philosopher sans
dialoguer avec les philosophes soit bien philosopher. Sans être confrontés à l’altérité en
effet qui, loin de nous aliéner, nous fait tout au contraire advenir à nous-mêmes et donc
découvrir ce que nous avons réellement en tête, comment parviendrions-nous à penser,
nous qui « avons été enfants avant que d’être hommes »1 et qui, par là même, avons
entendu ressasser des préjugés éculés ? D’où suit que, comme l’indique Paul Ricœur,
« c’est une des tâches de la philosophie de procéder toujours à une récapitulation
critique de son propre héritage, même si c’est une tâche écrasante de se confronter à des
géants comme Kant et Hegel. Mais, à un moment donné, il faut bien le faire »2.
V. … et s’engager philosophiquement dans cette histoire
Dans cette perspective, tout le problème est alors de savoir quelle place
finalement accorder en philosophie à l’histoire de la philosophie, car il convient de se
décider ou à n’en faire aucune, ou à en laisser une qu’il faut, le cas échéant, savoir
délimiter. L’alternative est au fond la suivante : ou penser aveuglément la philosophie
au-delà de l’histoire comme une réflexion continuelle sur des problèmes tenus pour
intemporels, mais en courant le danger, ce faisant, de véhiculer tacitement une
philosophie de l’histoire contestable, ou assumer sciemment la constitution historique
de la philosophie comme l’un de ses éléments indépassables, en prenant le risque
cependant de ramener la philosophie à la narration d’histoires de philosophies. La
première de ces positions, qui semble une attitude assez naturelle peut-être en
philosophie, repose sur le constat d’une philosophie pérenne à travers les âges et sur une
1
Discours de la méthode, première partie, AT, VI, 5 ; Principes de la philosophie, première partie, art. 1,
AT, IX-2, 25.
2
Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1986, II, p. 237.
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KLĒSIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 11
intelligence philosophique réelle des grandes questions de la tradition, la seconde, qui
passe pour une attitude sans doute plus réfléchie, sur le constat de la succession des
philosophes et sur la compréhension de la diversité de leurs philosophèmes. Pour cellelà, l’histoire de la philosophie n’a pas grand sens, les interrogations des Anciens ne
différant pas des nôtres mais nos réponses ne pouvant qu’être autres que les leurs qui ne
les ont pas épuisées ; pour celle-ci, l’histoire de la philosophie a toute sa raison d’être,
étant l’occasion à la fois d’acquérir des connaissances historiques sur les doctrines du
passé et d’accomplir un travail proprement philosophique à partir de ce qu’elles donnent
à penser. Tout est donc question de choix.
Quoi qu’il en soit, si faire de l’histoire de la philosophie n’est pas le seul moyen
de philosopher, on le voit, contrairement à ce que l’on pense trop souvent, on ne
s’engage pas dans cette voie par difficultés, voire incapacité à le faire : l’historien de la
philosophie n’est pas un philosophe sans étoffe puisqu’il assoit toujours sa pratique sur
un engagement philosophique et ne s’y adonne qu’histoire de philosopher.
23