le dos, le regard, et "la peau"

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le dos, le regard, et "la peau"
Le dos, le regard et "la peau" – 29.10.2012
LE DOS, LE REGARD, ET "LA PEAU"
Exposé en 1986, publié en 1988, revu et complété en 20121, 17 pages, copyright Geneviève Haag
Copyright Geneviève Haag : le présent exemplaire est acquis pour usage personnel, sans droit de diffusion.
RÉSUMÉ. – A partir de l’observation des nourrissons (méthode E. Bick) et du traitement
d’enfants de moins de deux ans ayant des symptômes psycho-moteurs sans troubles neurologiques,
cet article essaie de cerner ce qui sous-tend certaines hypertonies psychogènes et inhibitions
motrices dans le jeu des interrelations précoces, des identifications primaires intracorporelles et de
la genèse des objets primaires. Les articulations de cette vie psychique précoce avec le
développement psychomoteur, la formation de l’image du corps, et l’investissement de l’espace
sont ainsi abordés. Un travail précédent, "La Mère et le Bébé dans les deux moitiés du corps" est
repris dans son articulation avec un aspect plus primitif des intégrations développé ici : importance
particulière des sensations du contact-dos dans sa liaison avec les éléments d’interpénétration
bouche-mamelon et des regards, constituants notables de "la peau". Une jonction est faite avec les
travaux de J. Grotstein sur "la Présence d’arrière-plan d’identification primaire", de D. Anzieu sur
le Moi-peau et de Cl. Athanassiou sur les identifications précoces et les liens de symétrie et
d’asymétrie. MOTS-CLÉS : Hypertonie psychogène - Inhibition du déplacement - Intégrations
précoces - Contact dos-regard - "La peau" - Présence d’arrière-plan - Investissement de l’espace ABSTRACT. – THE BACK, THE GAZE AND "THE SKIN". The author shares reflections on some
psycho-tonic and psycho-motor junctions in the first years of life. From naturalistic infant
observations (E. Bick method) and psychoanalytical treatment of children under two years of age
with psycho-motor symptoms without neurological disorders, this paper attempts to determine what
underlies certain psychogenic hyper-tonicities and motor inhibitions through early interrelations,
1
Ce texte est issu d'une communication au 3e Congrès mondial de Psychiatrie du nourrisson et disciplines alliées,
Stockholm, 3-7 août 1986, sous le titre "Réflexions sur quelques jonctions psycho-toniques et psychomotrices dans la
première année de la vie", et publié dans la Neuropsychiatrie de l'enfance, 1988, 36 (1), 1-8. Il est reproduit ici
presque intégralement, avec seulement quelques perfectionnements de forme et le renvoi bibliographique à quelques
articles ultérieurs, l’exploitation de ces observations, pour moi princeps étant loin d’être épuisée ; une grande partie de
l’observation de Bruno est notamment reprise dans une réflexion récente (Haag G., 2006). Je précise que le terme
"peau" est utilisé ici dans le sens d’E. Bick et D. Anzieu : vécu d’enveloppe, de contenance, en même temps que
d'unité profonde sous tendant l'état de bien-être du sentiment d'identité, consacré dans l'expression populaire "être
bien, ou mal, dans sa peau". Une traduction anglaise sous le titre "Some Reflections on Body Ego Development
through Psychotherapeutic Work with an Infant" a été publiée en 1991 en tant que chapitre in Extendinc Horizons,
Karnac Books, London, et est disponible sur le présent site.
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Le dos, le regard et "la peau" – 29.10.2012
primary identifications and genesis of the primary objects. The articulations of this early psychic
life with psycho-motor development, structuring of the body image and investment of space, are
thus dealt with. A previous work, “The Mother and the Two Halves of the Body”, is referred to in
its articulations with a more primitive step of the integrations developed here: particular importance
of the “back-contact” sensations linked as they are with the elements of interpenetration of mouthnipple and gaze, a significant constituting part of the “container-skin”. Links are established with
the works of J. Grotstein on “The Background Presence of Primary Identification”, D. Anzieu on
the Ego skin, and Cl. Athanassiou on early identifications and the links of symmetry and
asymmetry – KEY
WORDS:
Psychogenic hyper-tonicity - Motor inhibition - Early integrations -
Back-gaze contact - Background presence - Investment of space – Psychoanalysis.
Dans le développement normal, le jeu des identifications primaires et de la genèse des objets
d'amour primaires s'accorde si naturellement avec le développement tonico-moteur permis par la
maturation neurophysiologique du nouveau-né humain que nous n'en voyons pas les articulations
les plus essentielles. Cependant, nous le savons puisque nous parlons depuis plusieurs décennies du
développement "psycho-moteur". Les pathologies graves du développement de la personnalité, et
particulièrement celles qui comportent des manifestations tonico-motrices, nous obligent à nous
pencher sur ces articulations.
Les jonctions dont nous avons fait l’hypothèse, que nous allons examiner à travers quelques
fragments d'observation du développement normal, puis l'observation suivie du début du traitement
d'un enfant entre un an et deux ans et demi, concernent plus particulièrement des phénomènes
d'hypertonie psychogène et d'inhibition de la locomotion ainsi que l'absence de toute organisation
cheiroorale (contacts main – bouche) qui paraissent en relation avec un trouble grave de la
constitution de l'image du corps, autrement dite Moi corporel. De graves troubles de l'organisation
spatiale en semblent corollaires. Mais dans cette observation on peut repérer aussi des
manifestations de reconstruction de l'image du corps concernant le contact du dos dans sa relation à
l'interpénétration des regards, et l'organisation de l'espace "en arrière". Nous examinerons ce que
nous allons pouvoir repérer chez cet enfant de l'organisation de ses identifications dans leur
traduction psycho-motrice, au sens fort du terme psycho-moteur.
Dans une deuxième partie, nous tenterons de rejoindre certaines élaborations et
interrogations théoriques de quelques auteurs, notamment Esther Bick, James Grotstein et Didier
Anzieu. J'évoquerai également les travaux d'une collègue en recherche dans le même domaine,
Cléopatre Athanassiou.
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DONNÉES D'OBSERVATIONS ET DONNÉES CLINIQUES
RAPPEL
DE QUELQUES ÉLÉMENTS D'OBSERVATION BIEN CONNUS QUI INTÉRESSENT NOTRE
PROPOS.
Notons qu’in utero, surtout à la fin de la gestation, la surface de contact tactile certainement
la plus importante est celle du dos du fœtus qui épouse l'une ou l'autre des courbures de la cavité
utérine distendue. L'importance de la sensibilité cutanée du nouveau-né est soulignée par maints
auteurs (Schilder, 1935 ; Spitz 1968), et nous pouvons observer sur certains documents
d'accouchement que le bébé, même en naissance douce, et bien posé sur le ventre maternel en
position ventrale, peut crier jusqu'à ce que l'on applique une large main ou un tissu sur son dos
(vidéothèque du CCPPA, Sucy en Brie)2.
On peut évidemment discuter s'il s'agit bien d'un appel au contact-dos, ou d'une trop grande
surface de peau à nu (effet de dépouillement - écorchage normal de la naissance dû à la perte du
contact de l'eau sur la peau avec une certaine pression). Olivier Marc a formulé cet aspect de la
naissance en termes de démoulage (Marc, 1985) ; il est d'observation courante, en effet, que la
dénudation des bébés dans les premières semaines de la vie, jusqu'à deux mois parfois, provoque
des cris, des raidissements ou une trémulation plus ou moins importante.
Parmi les premiers phénomènes attirant l'attention sur l'importance du contact du dos pour
retrouver la sensation-sentiment de sécurité chez le nouveau-né dans toutes les circonstances de
brusque changement de l'environnement, j'adhère tout à fait à l'interprétation que donne Agnès
Szanto (1981) du premier temps du réflexe de Moro, l’abduction brutale des bras en croix amenant
toute la surface du dos sur le plan de soutènement, réel ou virtuel : c’est la recherche du contact
maximal de la surface dorsale pour éviter la probable impression de chute provoquée par un
changement brusque survenu dans l'environnement, qui n'est pas forcément un déséquilibre d'ordre
postural (Thomas, 1952). Peut-être est-ce aussi la recherche de cette sensation basale de sécurité
prénatale ; rappelons que le deuxième temps (geste d'embrassement) est assimilé par Moro luimême aux réflexes de cramponnement. Ces deux temps auraient donc à voir avec l'effet de la
pesanteur et les angoisses corporelles de chute, partie importante selon E. Bick du traumatisme de la
naissance (Bick, 1968).
Pour ce qui va se constituer de l'intégration du contact du dos avec les autres éléments
sensorimoteurs en jeu dans l'établissement des premières interrelations, je voudrais souligner à quel
point, étant donnée l'impotence statique du tronc et de la nuque du nouveau-né, ces sensations
2
CPPA (Centre de Psychologie et de Pédagogie Appliquée), 4, rue des Varennes, 94370 Sucy-en-Brie. On insiste
actuellement sur la composante pression de ce contact tactile.
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données par le contact du dos et de la nuque sur le corps, le bras, la main de la mère, ou divers plans
soutenant l'enfant pendant le change, par exemple, sont une donnée de base si permanente qu'on n'y
pense même plus. C'est lorsqu'un bébé, qui ne va pas bien, refuse de quitter ce contact avec le plan
du lit, ou se traîne le dos sur le sol alors qu'il peut et sait se tenir assis ou debout (observations faites
en crèche), que l'on en prend soudain conscience.
Regardons un instant un bébé d'un mois et demi avec sa mère après le biberon. Elle le tient
un instant vertical contre son épaule, le dos bien soutenu, pour permettre les éructations, puis elle
l'allonge un instant le dos à plat sur ses genoux, les pieds contre son ventre. Il pousse avec ses
pieds : notons au passage l'importance également de ce contact de la plante des pieds. Le contact
des yeux au visage est alors intense, accompagné de quelques mouvements de bouche. Elle lui
parle, bien sûr. C'est sur cette association du contact-dos avec l'interpénétration du regard et
l'enveloppe sonore3 porteuse de modulations à fort message émotionnel, à laquelle s'est ajoutée
pendant le temps du nourrissage l'interpénétration bouche-mamelon ou tétine, que je voudrais
insister.
Dernières observations : il est assez fréquent de voir des bébés à partir de deux mois et demi
à trois mois, mettre leur propre main derrière la nuque (surtout s'ils sont couchés sur le ventre) en
association avec le suçotement, reproduisant ainsi le "contact dos" au sein de l'auto-érotisme.
Dans une unité de crèche où les bébés de 4 à 8 mois sont sur le tapis, on sait bien que le
meilleur calmant d'une expression de détresse qui peut surgir est alors de prendre le bébé dans le
giron, dos contre ventre. Certains bébés relèvent la tête au bout d'un moment pour vérifier le visage,
et s'accommodent alors plus ou moins d'un visage étranger, mais le premier effet calmant semble
bien ce contact du dos.
Plus tard, dans des moments d'attente ou de désarroi, certains bébés vont rechercher le
contact dos au mur, telle cette petite fille de 10 mois devant laquelle on commence à nourrir un
autre enfant, et qui donne quelques signes du risque d'être submergée par des sentiments de rivalité
et de frustration. Elle va à quatre pattes s'asseoir bien adossée contre un mur, parallèlement à la
puéricultrice (vidéothèque du CPPA, Sucy en Brie).
OBSERVATION DE BRUNO DANS SON UNITÉ DE HALTE-GARDERIE
Ce petit garçon, autour d'un an, inquiétait l'entourage car il ne se mettait pas assis ni
debout et n'effectuait à peu près aucun déplacement dans l'espace. Récemment on l'avait mis
assis, et il avait la capacité de tenir assez bien sans appui, mais il restait alors prisonnier de
3
A l'époque de la rédaction de ce texte j'avais le sentiment que l'enveloppe sonore était là sans en avoir repéré la
confirmation. Depuis, les travaux de S. Maïello sur la naissance de la conscience dans le sonore prénatal ainsi que les
démonstrations d'autres patients me l'ont confirmé (voir l’observation de Paula, Haag, 1995).
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cette position et ne pouvait en changer qu'en se laissant brutalement tomber sur le côté. Il
commençait à peine à faire une roulade d'un côté, son seul déplacement dans l'espace, ne
rampait pas, ne supportait pas d'être mis sur le ventre, et pouvait alors se mettre à hurler
comme dans un très grand malaise ; j'observai qu'il n'avait aucune jonction main-bouche,
entretenait fréquemment un suçotement à peine visible tout au fond de la gorge (autoérotisme caché, cf. F. Tustin, 1981), tenait ses mains cramponnées sur son maillot ou une
petite serviette en éponge qu'il pouvait au mieux porter sur le pourtour de sa bouche. Il ne
refusait pas le contact du regard, mais c'était un regard peu vivant, plutôt accroché et qui
fuyait vers un angle du plafond, particulièrement quand on essayait de prendre contact avec
lui sur la table de change, alors qu'il était couché sur le dos. Au moment des repas, il
paraissait complètement absorbé par la nourriture, ne regardait jamais le visage et ne
cherchait pas tellement le contact du dos. Assis par terre, il se tenait les jambes très raides, le
tronc raide, sans aucune mobilité latérale. L'espace en arrière paraissait inexistant ou peutêtre terrifiant. Il regardait l'espace devant et imprimait parfois de petites oscillations à son
tronc d'avant en arrière, comme pour se lancer, mais il restait vissé le derrière par terre. Il se
mettait alors à faire des bruits de roulade des lèvres, comme imitant une voiture. J'ai
plusieurs fois pensé que faute de pouvoir bouger il hallucinait plus ou moins être dans une
voiture qui roule.
Je constatai aux premières observations que c'était un contact latéral, avec une forte
enveloppe verbale, qui le détendait progressivement et lui donnait un désir de mouvement et
une possibilité, par exemple, de plier le tronc en avant, ou de se laisser tomber doucement
sur le côté ; et, avec un contact doigt-bouche trouvé ou retrouvé, il pouvait faire quelques
roulades. Il acceptait les échanges de ballon roulant au sol, mais pendant quelques semaines
ne put le renvoyer qu'avec le dos de la main.
J'invitai donc l'entourage à ne pas poursuivre dans la voie des stimulations d'ordre
moteur, qui ne faisaient que l'enraidir encore plus, mais d'essayer de gagner en contact.
Cependant, je ne pus dissuader cet entourage de continuer à le faire marcher les mains
tenues, ce qui était efficace si l'on était derrière lui, mais il marchait alors penché en avant,
sans intégration apparente d'une verticalité dans la marche. Je constatai une fois, en présence
de sa mère qui l'avait mis debout avec appui contre une chaise, qu'il vérifiait si elle restait
juste derrière lui, sinon il se mettait à grogner en exprimant un fort malaise. Cependant, au
bout de trois mois (à 15 mois), il se mit, assis, à pivoter sur lui-même, dans une sorte de
giration. Mais il ne se déplaçait toujours pas, ni en avant, ni en arrière. Le contact était
devenu meilleur, et il s'intéressait plus nettement à ce que faisaient les autres enfants,
notamment lors des jeux de nourrice.
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Un jour, quand il avait 16 mois, alors que j'étais assise à terre, jambes allongées, je
pensai opportun d'essayer de lui proposer le jeu du bateau sur l'eau, où l'on renverse le bébé
en arrière tout en lui tenant les mains, jusqu'à toucher nos jambes et pieds. Il parut d'abord
très effrayé, puis en forçant légèrement avec moult réassurances et probablement le support
de la chanson, il se laissa faire et sembla soudain apprécier le contact du dos et surtout de la
nuque dans la courbure de mes pieds avec la jambe. Il remua la tête tout doucement
latéralement, semblant éprouver cette sensation, tout en me regardant bien dans les yeux,
très intensément. Quelques jours plus tard il arriva dans les bras de sa mère et, dès qu’il me
vit, me regarda bien en posant sa main droite derrière sa nuque : il y avait une bonne
communication rappelant le contact et les sensations de la scène précédente. Coïncidence ou
non, c'est à partir de cet événement qu'il commença à se déplacer dans l'espace en glissant
sur son derrière, et en "ramant" avec ses jambes, mais il a fallu attendre encore longtemps
pour qu'il trouve l'aisance des changements de position.
Quand il eut environ 18 mois, je pus commencer des séances individuelles
interprétatives. Voici deux fragments de ces séances, l'une à 20 mois, l'autre plus tard.
Dans la séance à l’âge de 20 mois, alors que jusque-là il cherchait surtout à
décoller/coller des objets plats, tels de petites assiettes de dînette très plates, il prit deux
petits blocs qui s'encastraient et tenta de les joindre. Il accepta que je l'aide un peu, puis les
sépara, me tourna le dos ostensiblement, puis se retourna vers moi ; il fit passer derrière lui
quelques jouets qui étaient devant : il prit alors un petit cube, me regarda bien, le posa entre
ses deux yeux un petit moment, puis le fit monter doucement au milieu du front, puis le long
de la ligne médiane du crâne jusque derrière, puis le posa doucement contre sa nuque et le
laissa glisser contre son dos. Après une petite pause, il se retourna, dispersa les jouets qui se
trouvaient derrière lui, les jetant de chaque côté avec de grands mouvements de balayage des
bras accompagnés d’onomatopées de mécontentement. Il répéta la séquence deux fois, et
quand il eut de nouveau rassemblé tous les jouets derrière lui puis les eut dispersés sur les
côtés, il se retourna vers moi et ramena vivement avec ses deux mains ses cheveux à partir
du milieu du derrière de sa tête vers le devant, prit un regard vide et sa bouche laissa couler
de la salive. C'était comme s'il devenait une façade, mais tout cela semblait garder le recul
d'une démonstration. C'était comme s'il racontait que quelque chose d’initialement bon
passait du regard au contact du dos et créait un espace derrière ; cela devenait ensuite
quelque chose de mauvais et tout explosé, et il fallait vite ramener devant, un peu comme
alors sur un espace plan, ce qui restait attaché à la sensation du dos, c'est-à-dire les cheveux
en l'occurrence : repasser, en quelque sorte, en bidimensionnalité.
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Voici un autre fragment de séance quand il a 23 mois. Entre temps, il a fait des
progrès sur le plan du contact et de la motricité. Il marche une main tenue, et on le sent de
plus en plus solide. Notons que peu après la séance précédemment relatée, il s'était approché
de moi et avait cherché le contact de la plante de ses pieds sur ma jambe, et s'était penché
pour y joindre le sommet de son crâne. Signalons en outre qu'il s'endormait le plus souvent
en travers de son lit, le sommet du crâne coincé entre des barreaux et les pieds appuyés sur
d'autres barreaux ou sur le mur. Ses jeux en séances, avec des manipulations d'équivalents
symboliques4 se centrent maintenant autour de la problématique des creux et des saillies,
oscillant entre continuer à coller/décoller et retrouver un bouton5 convenable pour les
interpénétrations. Le problème du regard est ici au premier plan. Voici ce fragment de
séance à 23 mois :
"Il s'empare d'un petit verre rouge, en met le fond convexe contre sa bouche, souffle
en le crachant, et crache dessus, semblant ainsi mimer l'expulsion, tout en me regardant en
riant. Il fait de même avec l'autre petit verre identique. Puis au bout d'un moment, retourne
le verre, le présente adéquatement à ses lèvres, en explore l'intérieur avec ses doigts, tout en
me regardant de temps en temps avec plaisir. La qualité de son regard a, évidemment,
complètement changé depuis la première observation, devenant beaucoup plus lumineux et
interpénétrant dans le moment relationnel. Je commente : "Le petit verre tout fermé, à
l'envers, on ne peut pas boire, on le crache, ou crache dessus. Ah ! on retrouve un petit
verre avec un creux dedans!". Je fais le lien avec mes yeux perdus, retrouvés, dans lesquels
on peut rentrer. Il prend rapidement un poêlon de dînette rouge avec son couvercle. Il
s'occupe essentiellement à nouveau de la fente qu'il essaie d'ouvrir - manœuvre de
décollement - sans paraître voir que le couvercle a un gros bouton central qui permet de le
manœuvrer facilement. Même après démonstration, il retourne à la fente et semble toujours
ignorer le bouton. Je commente que ce serait un bouton perdu, comme les petits
verres/boutons/bouchons perdus-jetés par la bouche. Il s'empare alors d'une fourchette qu'il
n'avait jamais prise jusque-là, explore un peu le bout des dents avec son index, puis la met
entre ses jambes et commence à la tourner sous ses doigts comme en l'écrasant. Je dis qu'une
fourchette, comme les dents, ça écrase. Il vaut mieux la tourner, tourner en l'écrasant. Il
pousse alors la fourchette vers moi tout doucement, du bout des doigts, se penchant jusqu'à
4
5
J’ai proposé le terme équivalent symbolique, qui suppose déjà la perception d’un déplacement "comme" impliquant
une rencontre symbolisante/différenciante, en deçà de la symbolisation du niveau verbal. Ce terme est à distinguer du
terme équation symbolique proposé par Hanna Segal, le qualificatif symbolique étant là très discutable (Michel Haag,
2002) : F. Tustin proposait plutôt dans ce cas où le substitut "est" l'objet l’expression équation adhésive.
Nous avons appris de la clinique que les boutons sont des représentants importants de l’interpénétration
mamelon/bouche et œil à œil dans le nourrissage, créant en quelque sorte un noyau d’attache central.
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venir la faire à demi disparaître sous mon vêtement, puis se repenche pour la reprendre. Il
fait ce va-et-vient plusieurs fois puis se rapproche, comme enhardi, se penche vers moi et
fait le geste de griffer ma poitrine de haut en bas avec la fourchette. Je parle du bébé qui
aurait eu tellement envie de griffer avec une main fourchette des tétines fermées comme des
yeux fermés : c'est peut-être ça qui fait un bouton de couvercle perdu... Il me redonne la
fourchette. Je fais semblant de manger avec ; il la reprend, me fait manger. J'essaie à mon
tour de l'approcher de sa bouche pour faire semblant de le faire manger. Il se recule. Je dis
qu'on a bien peur d'une fourchette méchante si elle est comme les griffes du bébé pour
arracher les boutons quand on est en colère. Il s'avance vers le placard vitré qui lui sert de
miroir dans la pièce, il s’y regarde et m’y regarde bien ; ce placard miroir contient aussi des
flacons de pharmacie, il est sur le chemin de la fenêtre vers laquelle il allait plutôt avant les
grandes vacances alors que maintenant c'est davantage cet effet-miroir à l’intérieur qui
l'intéresse. On peut comprendre cela comme le passage d'un moment relationnel où se jouait
à la fenêtre le partage émotionnel dans l'attention conjointe au monde du dehors sur lequel
étaient d'ailleurs projetés des investissements et élaborations en cours à la démonstration de
l'intérêt pour l'image de soi et de l'autre au miroir, signant un important progrès
d'introjections permettant les avancées d'un sentiment de séparation en corps total. Puis il
revient vers les jouets, refait un peu le jeu de passer les jouets derrière lui. Je pense qu'il sent
venir la fin de la séance. Il prend les petits verres et commence à les faire glisser de haut en
bas sur la face lisse, verticale, du bureau (meuble). Il me vient seulement qu'il pourrait bien
jouer là l'absence ou le risque de perte de boutons solides auxquels s'accrocher pour se hisser
debout, ce qui est une de ses inhibitions actuellement persistante..."
Cette pensée me vient en association avec la fonction que je pense de plus en plus
verticalisante de l'interpénétration du regard, et avec une très belle scène du réveil très progressif
d'un bébé de 7 mois observée par Michel Haag (2002) qu’il présenta en supervision à Esther Bick.
Jeanne vient de se réveiller.
"Puis elle se souleva, et se tint debout devant la paroi latérale de son lit, qui était
contre un mur recouvert de tissu. Sur celui-ci il y avait deux petit bourrons que je remarquai
du fait que Jeanne, les ayant remarqués par la vue, en atteignit un avec sa main droite, l'autre
avec la gauche. J'ajoutai alors par oral à mon compte rendu que ces deux petit bourrons,
identiques, étaient sur la même ligne horizontale, à une distance l'un de l'autre qui
correspondait à peu près à l'écartement des épaules et des bras de Jeanne, et que Jeanne... "se
tenait à eux" compléta Mrs Bick. Je n'eus qu'à répondre oui. Suite du compte rendu : "C'était
la première fois que je voyais sa vue guider ainsi sa préhension manuelle".
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Mrs B. : "Ah ! là, c'est si beau quand vous pouvez voir comment, en procédant un
par un, l'enfant peut avec succès, faire face. Je veux dire que c'est un être humain, avec
l'intelligence, avec la pensée, avec la planification, qui vient à exister, et comment,
graduellement, vous ouvrez à moitié les yeux ; il y a un bourron, vous pouvez vous y tenir, il
y a un doigt, vous pouvez vous y tenir, et tout cela accumulé ensemble, vous sentez que
vous avez une capacité suffisante de vous y tenir sans vous répandre, que vous pouvez vous
mettre debout, et ainsi de suite... N'est-ce pas merveilleux ?"
Je soumis alors à Mrs B. l'hypothèse que ces deux petits bourrons, que Jeanne m'avait fait
apercevoir comme pouvant constituer à eux deux une structure, puissent par leurs aspect et leur
écartement figurer pour Jeanne des semblants de mamelons. Ce sont des hypothèses qui viennent à
qui pratique ce genre d’observation non pas par théorie mais comme sortant du vécu partagé avec le
bébé car des scènes comme celle du jeu avec les seins (Haag G. et M., 1998) ne laissent pas de
traces que dans le bébé. Mrs B. répondit : "Oui". Depuis, quand j'entends parler des débuts
d'acquisition de la symbolisation, cette scène, Jeanne se levant pour aller prendre de chaque main
un des petits bourrons, s'évoque en moi. Mrs B. : "Oui, et ce que je veux ajouter c'est qu'afin de voir
tout cela, vous devez avoir un observateur qui, comme vous, fasse attention aux plus petites choses,
les relie ensemble, et puis... il y a une découverte".
J'ajoute à cela mon commentaire personnel : les deux petits bourrons représentent sans doute
une condensation des contacts tactiles bouche-mains-mamelons et de l’interpénétration des yeux
auxquels on s'accroche pendant le nourrissage.
Une confirmation-démonstration de cette fonction verticalisante du regard associée au
contact du dos et plus particulièrement au sentiment de l'axe-colonne vertébrale me sera donnée par
l'enfant Bruno dont je viens d’exposer le matériel quand il aura tout à fait acquis la maîtrise du
relèvement, très peu de temps après : il se met alors debout, prend un crayon qu’il lève bien vertical
devant ses yeux, me regarde bien, et va s'appliquer le dos contre le mur, bien droit, le crayon restant
devant l'axe du corps.
Mais reprenons la séance de Bruno à 23 mois pour dire que nous sommes là dans une
élaboration plus complexe rassemblant des éléments du conflit oral. Notons qu'il s'est mis à manger
seul, très vite après cette séance, et avec une fourchette ! A la suite de ce travail avec le bouton, il
peut explorer plus amplement la pièce et se réfugier dans une "niche" sous la table, disparaître,
réapparaître, prendre beaucoup de plaisir aux jeux de cache-cache. Il déambule de plus en plus
autour, dedans, assis ou debout, mais n'a pu acquérir la parfaite maîtrise et souplesse des
changements de position qu'à l'âge de deux ans et demi. Il est par ailleurs devenu assez coléreux et
férocement rival des autres enfants à mesure que son contact gagnait encore et qu'on le sentait
s'individuer de mieux en mieux. Il vient de temps en temps, au cours des séances, rechercher un
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petit contact du dos contre mon corps. Parfois, après une colère, il avait besoin d'évoquer avec moi,
à nouveau, l'histoire de la jonction du dos et du regard ; ainsi encore à 2 ans 4 mois, lors d'une
séance perturbée par une intrusion inhabituelle dans le bureau où je le recevais, il fait une série de
colères en dispersant les jouets, puis se laisse doucement tomber sur le côté à partir de la position
assise et, de là, se laisse doucement basculer sur le dos, la main toujours derrière sa nuque, tout en
me regardant bien dans les yeux, de la manière fixe et intense des premières découvertes de ces
jonctions à 16 mois lorsque, dans le jeu bateau sur l’eau, il put accepter la concomitance du contact
du dos et de l’interpénétration du regard (cf. supra). Je dis qu'on a enfin retrouvé une Mme Haag
du dos et de la tête alors qu'on avait été tout dérangé, en colère, et qu'on croyait avoir tout
jeté/perdu. Il se relève seul après une ou deux minutes et veut partir, à la fin de la séance, avec une
petite balle en éponge : c'était la première fois qu'il voulait emporter un objet avec les qualités de
douceur, et peut-être d’élasticité. Peu après cette dernière démonstration de sa capacité de retrouver
cette "Présence d’arrière plan" (Grotstein, 1981), je note que dans plusieurs séances, alors qu'il
avait l'habitude de se mordre l'index droit replié au plus fort de ses crises de rage, interprété alors
comme mordre le méchant côté Mme Haag, il venait appuyer son côté droit contre moi s'il se sentait
fâché, mettait son index dans sa bouche sans plus le mordre, peut-être même le suçait-il, mais je n'ai
pu voir, car il était alors un peu "enfoui", puis il se relevait, apparemment calmé.
Cette problématique de se refondre dans le côté Maman semble donc postérieure à la
problématique de la présence du dos... Je me servais là de mes propres acquis sur le niveau
d'identification intracorporelle latéralisée6 que j'ai développé dans l'article présenté au premier
Congrès de psychiatrie du nourrisson (Haag, 1985a). Cela me semblait alors à l'œuvre et le
comportement de cet enfant me l'a confirmé.
QUELQUES ELABORATIONS ET INTERROGATIONS THEORIQUES
C'est le travail de James Grotstein (1981) que je venais juste de connaître au moment où j'ai
vécu cette expérience, qui a le mieux rejoint mes interrogations. Je le cite :
"J'ai commencé à devenir conscient de la Présence d'arrière-plan7 à travers les
fantasmes de patients souffrant de désordres psychotiques et narcissiques chez lesquels on
retrouvait une expérience commune : leur soutien dans le dos semblait disparaître, ou bien il
n'y avait rien derrière eux, ou bien ils n'avaient pas de colonne vertébrale, etc. J'ai trouvé
deux relations différentes à la Présence d'arrière-plan d'identification primaire : l'une
implique d'être assis sur les genoux de la Présence d'arrière plan, celui-ci étant situé
6
7
Voir plus loin le développement de ce concept.
Depuis cette première publication sur la question, Grotstein a proposé d'appeler cet objet "Présence d'arrière-plan
d'identification primaire" étant donnée l'objectalité presque nulle de cette formation.
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derrière ; dans l'autre, le soi se tient derrière la Présence d'arrière-plan, avec l'implication de
se cacher derrière son pouvoir et sa protection. La première correspond à la conception de
Kohut du self grandiose, et le second correspond à sa notion d'objet idéalisé protégeant le
self infantile".
Un peu plus loin dans ce texte, Grotstein évoque les rêves des patients qui conduisent une
voiture à partir du siège arrière... Sa description de ces rêves, que j'ai moi-même entendus dans ma
propre pratique, s'accompagnant d'un sentiment de grande difficulté à avancer ou de grand danger
car cela empêche de bien voir l'espace devant et de contrôler les pédales, me fait beaucoup penser à
la scène que j'ai décrite dans la première observation où Bruno à 16 mois expérimente la jonction
dos-regard avec une certaine crainte ; cela peut aussi rendre compte de son échappée du regard
particulièrement notée sur la table de change.
Je me sens tout à fait en accord avec la définition plus mentalisée que Grotstein donne de la
Présence d'arrière-plan : Elle peut être conçue comme une personnification du ciment assurant la
cohésion de l'identité personnelle. Mais le point troublant, pour comprendre l'expérience que j'ai
relatée, est ce qu'il dit des relations du regard et du face à face avec. Il prend à nouveau appui sur le
matériel de ses patients qui rêvent ou fantasment qu'ils veulent avoir un objet très idéalisé derrière
eux, sur les genoux duquel ils peuvent s'asseoir, et dont ils peuvent sentir le pouvoir, mais ils ne
veulent pas être conscients de cet objet en face à face, ce qui implique de ne pas le regarder.
Grotstein poursuit :
"En d'autres termes, ils pouvaient prendre cet objet pour acquis. Prendre cet objet
pour acquis et ne pas le regarder est implicite dans le concept d'identification8. Tandis que
dans les relations d'objet on est en face de l'objet qui est en face de soi, dans l'identification,
[...] on est identifié avec l'objet de telle sorte qu'on voit les choses de la même manière que
l'objet ; en résumé, on est parallèle et congruent avec l'objet, et l'on regarde dans la même
direction"9
Comment comprendre alors ce que démontre ce bébé de l’importance des jonctions du
contact-dos avec l'interpénétration du regard ? Si nous nous référons à ce que nous faisons dans les
interrelations avec un bébé, nous alternons sans cesse une tenue du dos sans regard et des moments
de face à face à la quête des premiers regards puis des premiers sourires, tout en soutenant le dos. Y
aurait-il très tôt une relation objectivante notamment visuelle, concomitante du niveau
8
9
Bien entendu, Grotstein emploie ici le mot identification au sens d'identification primaire (cf. Freud, "Identification",
in Psychologie collective et analyse du moi) dans laquelle les générations actuelles d'analystes distinguent l'Identité
adhésive (E. Bick, D. Meltzer) et les Identification projectives utiles (Klein, Bion, Rosenfeld, Segal).
Cf. l’attention conjointe décrite à juste titre comme une étape importante du développement, nous comprenons ici
pourquoi.
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d'identification à la Présence d'arrière-plan ? Grotstein propose alors le théorème de la double voie/
Dual-track theoreme :
"Ma conception (Grotstein, 1981, p. 80-81) d'une double voie - identification
primaire sur une voie et ébauche de séparation sur une autre - aide à rendre compte de la
notion plausible d'une très précoce existence (psychique) chez le nourrisson. L'Objet
d'arrière-plan d'identification primaire est le gardien de la constance de l'objet à l'état
naissant depuis le tout début de la vie, jusqu'à ce que la représentation des objets puisse
remplacer la présentation des objets (objets-selfs, objets internes), ce qui rend possible la
transformation de l'Objet d'arrière-plan en un concept divin associé au Surmoi et à l'Idéal
du Moi".10
A propos du très précoce, je me propose de considérer l'observation suivante dans le cadre
défini par Grotstein : un bébé d'un mois qui ne venait au visage pendant le nourrissage que depuis
une semaine, est posé par sa mère dans mes bras pendant qu'elle prépare le lit. Le bébé a son dos
bien appuyé contre mon thorax, il est tranquille, puis je me mets à parler. Soudain, je le vois alors
relever lentement sa tête, à la limite de ses capacités, et comme vérifier visuellement quelque chose
au visage, puis il se recroqueville, devient très rouge et ne dérougit que dans les bras de la mère...Y
aurait-il déjà une relation par le regard qui serait objectivante ? Et cependant la qualité du regard est
très différente à cet âge de ce qu'elle sera à partir de 2 à 3 mois : dans les premières semaines, si elle
a lieu, elle est plus suspendue, comme collée, peut-être assez tactile, au mieux
pénétrante/imprimante, en tous cas intense, comme l’était encore la qualité du regard de Bruno
quand je l'ai rencontré à un an. Dans le cas de ce bébé d’un mois, sans doute la première
différenciation troublante était celle de la voix, confirmée et accrue par celle du regard.
Que fait donc le regard à ce moment-là ? Peut-être n'est-il pas seulement objectivant. Je
voudrais en effet faire une hypothèse sur l'aspect pénétrant/imprimant de ce niveau de regard
confirmant et utilisant la Présence d'arrière-plan comme une surface d'impression, ce qui
rejoindrait les hypothèses de Grotstein sur les rapports à l'écran du rêve11.
Cette idée rend mieux compte d'un fragment de séance d'un enfant autiste (Haag, 1985b) :
" ... Dès que je commençais à parler... il posait une timbale sur ma bouche et se
mettait à téter l'autre extrémité tandis que ses yeux plongeaient dans les miens, mais si
proches que se trouvait constitué ce que j'appelle l'effet cyclope. Puis, assez rapidement, tout
en maintenant la timbale ainsi posée sur ma bouche, il passait derrière moi en collant sa tête
contre l'arrière de ma propre tête. J'évoquais qu'il semblait chercher à boire mes paroles et
en même temps rentrer dans mes yeux comme pour se mettre tout au fond de ma tête".
10
J'ai conservé dans cette citation le terme "Objet" pour l'Arrière-plan, car elle est extraite de la publication originelle,
mais je reprends le terme "Présence" qu'il nous invite à adopter dans mes commentaires.
11
J’ai développé cet aspect dans un article ultérieur (Haag, 1997) proposé sur le présent Site.
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J'ajouterais maintenant à ce commentaire : comme pour s'imprimer et m'imprimer au fond de
nos deux têtes confondues par un effet de miroir... Mais qu'est-ce qui s'imprime ? Outre les
premières figures de contenance découlant peut-être du rassemblement des éprouvés sensoriels,
n'est-ce pas la capacité absorbante elle-même en tant que base des capacités introjectives en train de
se constituer qui ainsi progressivement se psychise en condensation avec l'absorption alimentaire, à
condition que le bébé expérimente, dans et en dehors de la situation de nourrissage, un retour
transformé de ce qui est envoyé, c'est-à-dire l'élément constitutif
du noyau identitaire12.
Rejoignons-nous là le modèle digestif freudien de l'introjection étayé sur l'incorporation 13? On
pourrait dire aussi que cet arrière-plan absorberait ainsi, dans la jonction avec l'activité du regard, la
fonction psychique primordiale de la mère, de recevoir, transformer en terme bionien, les
expressions pulsionnelles (poussées d'un mouvement cf. Freud 1915 trad. 1968 p. 18) et
émotionnelles (mouvement hors de). Dans l'observation de Bruno, j'avais pu mettre en évidence
que l'environnement avait des raisons de ne pas pouvoir commenter les expressions agressives du
bébé qui, lorsqu'elles ont pu se faire jour, étaient vraiment très violentes. Mais je me suis demandée
si cet enfant n'avait pas une disposition particulière à la violence pulsionnelle et à la destructivité, ce
qui est possible aussi14. J'ajouterais maintenant (2012) que ce que nous pouvions interroger en
termes de disposition particulière (sous-entendu racine génétique du trouble) ne serait-il pas déjà le
résultat d'un cercle vicieux se développant depuis les premiers mois à partir de la gêne particulière à
la relation au regard (dysrégulation à la réception émotionnelle dans l'œil-à-œil qui pourrait être
nodale et que nous avons à explorer avec les recherches neurophysiologiques et de biochimie
cérébrale en lien avec les recherches génétiques. Est-ce là pour l'autisme un "roc biologique" au
sens freudien du terme ?
Toujours est-il que, dans la séance où il mime l'explosion et la dispersion dans l'espace
derrière, sans doute évoque-t-il la perte de la Présence d'arrière-plan indissociable du ressenti du
dos, en même temps que de la perte de la tridimensionnalité au moins dans la tête, lors d'un
mouvement de rage destructrice relié à une aventure du sadisme oral dans le contexte d'un sevrage
ayant dû être précipité. Certes, à l'âge où il est, cela s'intrique certainement avec des éléments du
niveau anal, mais il faudrait précisément voir, dans les analités pathologiques, ce qui se mêle de la
problématique de la destructivité orale dans la quête désespérée d'un espace de survie, mais au prix
12
J'ai appelé plus tard "boucles de retour" ce phénomène (Haag, 1991)
Freud, (1924-1963), p.95-96
14
Je commenterai plus tard (2006) qu’il ne s’agit peut-être pas seulement de la destructivité liée à la pulsion orale, mais
un débordement émotionnel accompagnant l’interpénétration du regard chez les sujets avec prédisposition
autistique, débordement dont nous ignorons l’origine et qui se manifeste à l'IRM fonctionnelle par l'hyperactivation
de l'amygdale.
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d’un emprisonnement dans la problématique tyrannique, plus ou moins sado-masochiste, que l'on
connaît.
Je prends maintenant les formulations de Didier Anzieu (1985) dans "Le Moi-peau" lorsque,
après avoir mentionné les travaux de Grotstein, il parle du Moi-passoire :
"L'angoisse est considérable d'avoir un intérieur qui se vide, tout particulièrement de
l'agressivité nécessaire à toute affirmation de soi... ".
Si l'on pense ainsi au Moi-peau-dos, l’enfant Bruno dont j'ai parlé démontrerait l'existence d'un trou
tellement énorme que toute la construction de l'espace en profondeur était annulée et qu’il fallait
vivre en surface en devant renoncer à la vie émotionnelle. Ce qui était arrivé à ce bébé dans le
deuxième semestre de sa vie était une forme d'organisation autistique à traduction électivement
tonique du côté des agrippements et de l’inhibition motrice ; on peut comprendre ainsi
l'impossibilité de quitter la sensation d'un contact du dos ou du soutien assis et de se lancer dans
l'espace (cf. les rêves de voiture difficile à conduire ci-dessus mentionnés par Grotstein). Il était
nécessaire d’annuler la profondeur de l'espace par un retour ou un maintien en bidimensionnalité,
comme semblaient en témoigner les manipulations à thématique exclusive collage/décollage.
Une autre formulation de D. Anzieu rejoint peut-être ce que je suis en train de chercher
concernant l'intégration par le regard de la Présence d'arrière-plan. Après avoir rassemblé les
principales indications de Freud concernant le Moi corporel et la mention particulière du toucher, il
écrit (ibidem p. 82) :
"Par rapport à tous les autres registres sensoriels, le tactile possède une
caractéristique distinctive qui le met non seulement à l'origine du psychisme, mais qui lui
permet de fournir à celui-ci, en permanence, quelque chose qu'on peut aussi bien appeler le
fond mental, la toile de fond sur laquelle les contenus psychiques s'inscrivent comme
figure, ou encore l'enveloppe contenante qui fait que l'appareil psychique devient susceptible
d'avoir des contenus".
Enfin, je voudrais reprendre l'un des points annoncés : comment cette Présence d'arrièreplan s'articule-t-elle avec la problématique des deux moitiés du corps ? J'ai déjà montré dans le
matériel de Bruno que cela semblait précéder, dans les relations transférentielles, la possibilité de
travailler "le côté Maman". Nous avons des arguments pour penser que, dans la genèse du
développement, ce que nous venons de décrire du contact du dos engrammé dans la vie prénatale et
immédiatement post-natale et combiné secondairement avec le jeu du regard précède le jeu
d'articulation coordonnée entre les deux moitiés du corps. Ce contact du dos peut devenir alors
secondairement, tout comme l'interpénétration bouche/mamelon, l'un des éléments "médians"
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d'union entre les deux côtés, ainsi que le repli régressif sur un fond commun indifférencié, lieu peutêtre ainsi privilégié de l'identité adhésive normale.
Je voudrais rapprocher ces réflexions du très intéressant travail de Cléopatre Athanassiou
(1982). A travers des traitements de bébés, elle développe des hypothèses théoriques sur les liens de
symétrie et d'asymétrie en résonnance avec les niveaux identificatoires d'adhésivité et de projection.
Le bébé qu'elle observe, Gérard, qui est moins malade que Bruno et possède d'emblée une
structuration asymétrique avec des manipulations d'emboîtage, manifeste cependant, au début de la
première séance, un état de panique qui le fait aller se coller le dos au mur de la pièce et regarder
dans le vague, apeuré. C. Athanassiou commente, un peu plus loin : "Ainsi les diverses parties du
self pouvaient [... passer d'un état de dispersion totale à un état de liaison par simple contact le
long d'une paroi magique..." Il s'agissait donc justement du contact du dos. Je renvoie le lecteur à ce
travail plein d'observations, très riches et convaincantes, de ce même niveau d'expression, ainsi qu'à
un autre travail sur l'identification publié dans la Revue française de psychanalyse (Athanassiou,
1982, p. 1207), où l'on peut voir un autre bébé organiser les espaces d'avant et arrière ce qui ferait
discuter des points communs avec ce que nous développons.
Avant de terminer, je voudrais poser une interrogation sur quelques implications techniques
qui découleraient de telles considérations. Juste au moment où je finis d'écrire ces pages, j'ai
l'occasion d'entendre, au Congrès mondial de psychiatrie de l'enfance et de l'adolescence (Paris,
juillet 1986), le Pr R. Soulayrol (Marseille) présenter un document vidéoscopique très intéressant
mettant en évidence la constatation clinique que de nombreux enfants autistes et psychotiques ne se
laissent pas aborder de face et encore moins par le regard, mais se laissent par contre plus volontiers
aborder de dos et prendre un contact corporel de dos. Il en a déduit des recommandations pour
différents abords thérapeutiques dont il serait très intéressant de discuter. Je me suis demandé si
j'aurais gagné du temps en abordant Bruno par une telle technique, mais à la réflexion, il semblait à
cette époque trop persécuté par tout contact corporel... Ce qui est sans doute important est de
repérer quels clivages l'enfant a organisés et ce qui persécute ou menace le plus son fragile
sentiment d'exister.
En conclusion, je pense avoir cerné un niveau très précoce d'organisation du Moi corporel
pouvant retentir sur le tonus de posture et toute l'activité motrice ainsi que sur l'organisation spatiale
chez un enfant qui présentait cette difficulté de façon massive. Sans doute de telles difficultés sontelles à l'œuvre dans des développements moins entravés, mais cependant gênés. Comment pourraiton repérer ces souffrances dans la première année de la vie ? Soulagerait-on ainsi de futurs patients
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tels que ceux dont parle J. Grotstein, en évitant la formation de noyaux psychotiques et narcissiques
dans certaines personnalités borderline ou gravement névrosées ?
PUBLICATIONS CITÉES
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ATHANASSIOU CL. (1982), La constitution et l'évolution des premières identifications, Rev. fr.
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BICK E. (1968), The Experience of the Skin in Early Object-relations, Int. J. Psychoanal., 49 : 484-
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FREUD (1905- 1924, Les trois Essais sur la théorie de la sexualité, trad. fr., Paris, Gallimard, 1963.
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GROTSTEIN J. (1981), Primal Splitting, the Background Object of Primary Identification and other
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autisme ? in Psychanalystes, qui êtes-vous?, R. Perron ed, Paris Dunod, p. 189-205
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