Thèse Julien Langumier - Association pour la recherche sur les
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Thèse Julien Langumier - Association pour la recherche sur les
ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES Doctorat nouveau régime Discipline : Ethnologie et anthropologie sociale Julien LANGUMIER SURVIVRE À LA CATASTROPHE : PAROLES ET RÉCITS D’UN TERRITOIRE INONDÉ. Contribution à une ethnologie de l’événement à partir de la crue de l’Aude de 1999 Thèse dirigée par Françoise ZONABEND Soutenue le 19 septembre 2006 Jury : Thierry Coanus, Chargé de recherche à l’ENTPE Sylvie Fainzang, Directrice de recherche à l’INSERM Claude Gilbert, Directeur de recherche au CNRS Sophie Wahnich, Chargée de recherche au CNRS Françoise Zonabend, Directrice d’études à l’EHESS 2 Remerciements Ce travail repose pour l’essentiel sur les habitants et les élus de Cuxac d’Aude, les gestionnaires et les techniciens concernés par le problème des inondations, les professionnels de santé mentale étant intervenus sur le terrain. Je leur suis entièrement redevable d’avoir accepté de répondre à mes questions, de m’avoir reçu, invité à leur repas et parfois hébergé. Je pense en particulier à Patrick Nancy de VNF qui a accepté de me loger dans la maison d’éclusier du Gailhousty, ainsi qu’à Martine Serra et à tous les agents de VNF de Sallèles d’Aude qui ont veillé sur moi à chacun de mes séjours. La participation de toutes ces personnes à l’enquête est la condition première de cette recherche. Je tiens à remercier en particulier Martine et Jean-Paul qui m’ont si souvent accepté au cœur de leur famille. Je dois beaucoup à Françoise Zonabend qui, depuis le diplôme de DEA, suit mon travail avec attention en se montrant disponible, en me promulguant de précieux conseils et en discutant des questions formulées à mesure de la progression de l’enquête et de la rédaction du texte. Je tiens à la remercier tout spécialement d’avoir accepté l’invitation à une séance de séminaire organisée au laboratoire RIVES en avril 2004, à Vaulx-en-Velin, journée d’échange qui fut déterminante pour la définition de ma problématique. Ma dette envers l’équipe « Risques urbains » du laboratoire RIVES de l’ENTPE doit être soulignée. Son appui m’a permis d’obtenir du Ministère de l’Équipement la possibilité de conduire ce travail de recherche. Les échanges quotidiens, tant sur le plan scientifique qu’amical, ont constitué une ambiance de travail privilégiée. Je tiens à remercier tout particulièrement Thierry Coanus pour les innombrables discussions, pour ses patientes relectures et son soutien sans faille pendant ces années de travail. Merci bien sûr à Bilel Ben Bouzid, Marion Cauhopé, Florence Dejoux, François Duchêne, Violaine Girard, Emmanuel Martinais et Anaïk Purenne pour tout ce qu’ils m’ont apporté, pour leur sympathie et leur bienveillance. Je tiens aussi à remercier Sophie Wahnich pour son invitation au séminaire « Histoire des émotions », Michel Marié pour son intérêt, sa curiosité et ses encouragements à l’égard de mon travail ainsi que le réseau de doctorants « Santé et société » pour m’avoir associé à leurs activités et à leurs réflexions. Merci tout particulièrement à Samuel Lézé pour l’animation du séminaire « Sciences sociales et santé mentale » ainsi qu’à Odile Steinauer, Hélène Marche et Fabrice Hernandez qui ont avec lui organisé les journées scientifiques « Corps, émotion, santé ». Enfin, la mise en forme du mémoire de thèse prend souvent la forme d’une entreprise collective : merci donc à Samir et Gilles pour la reprographie, à Guy Castelly pour les traductions en occitan, à Marie, Karine et mes parents pour leurs relectures et leurs annotations sur les premières versions et au gros travail de correction du mémoire final réalisé par Magali qui m’a, par-dessus tout, soutenu et accompagné avec compréhension et affection dans ce projet. 3 4 Sommaire Introduction...........................................................................................................................7 Partie I : L’événement-récit à travers les témoignages........................................................19 Chapitre 1. Les récits de la catastrophe ...............................................................................27 Chapitre 2. Du sinistre aux sinistrés....................................................................................69 Conclusion de la Partie I...................................................................................................117 Partie II : L’événement-cause et la logique de l’accusation..............................................119 Chapitre 3. Les habitants en quête d’explications .............................................................127 Chapitre 4. Les gestionnaires face à la catastrophe...........................................................161 Chapitre 5. La compréhension gratuite de l’enquêteur .....................................................191 Conclusion de la partie II..................................................................................................233 Partie III : L’événement-mémoire et les ressources identitaires .......................................237 Chapitre 6. Gestes, paroles et souvenirs : le danger au quotidien .....................................243 Chapitre 7. La réévaluation des relations entre anciens et nouveaux ...............................275 Conclusion de la partie III ................................................................................................321 Conclusion générale : Appréhender la catastrophe en ethnologie ....................................323 Références citées ...............................................................................................................341 Table des matières .............................................................................................................351 5 6 Introduction Ce travail a été initié à notre insu, en novembre 1999, alors que les médias relatent largement le drame des inondations qui touchent le Midi de la France1. A l’image de nombreux téléspectateurs, nous avons suivi les opérations de sauvetage des habitants hélitreuillés, nous avons compris le danger des ruptures de digues, nous sommes entrés avec les caméras dans les maisons pour découvrir le sinistre de l’eau et de la boue, nous avons entendu les « appels à la solidarité » lancés par des élus. L’expérience ordinaire de l’actualité nous a fait découvrir Cuxac d’Aude – à la suite de Nîmes, Vaison-la-Romaine, avant Sommières, les villages de la Somme ou l’usine AZF de Toulouse – sous les traits d’un village inondé à travers les interviews d’habitants les pieds dans la boue, les scènes de distribution de nourriture, les images furtives de lits de camps alignés dans un gymnase et les visites officielles de responsables politiques et des représentants de l’État. Suivant l’évanescence de l’événement, la disparition du sujet de la chambre d’écho des grands médias nationaux provoque l’oubli des téléspectateurs dont l’attention est attirée vers une actualité plus urgente. Sur la scène publique, le rapide désintérêt clôt l’événement et assure au village un retour relatif à l’anonymat. Du projet de recherche au terrain d’étude Deux ans plus tard, l’intérêt porté à la question du risque et de la catastrophe nous conduit à présenter à Françoise Zonabend un projet de DEA2 qui repose sur l’ethnographie d’un village touché par une calamité naturelle. Guidé en grande partie par les sirènes médiatiques, le choix se porte sur Cuxac d’Aude au moment où l’enquête est supposée se tenir à une distance raisonnable de l’événement, alors que la crise est passée et que le drame est toujours présent. Notre projet se nourrit du travail de Françoise Zonabend sur la centrale de retraitement des déchets nucléaires de La Hague dans lequel le danger est appréhendé à travers la « parole nucléaire » dont l’analyse consiste à « prendre les mots au mot » (Zonabend, 1989 : 17). Dans un contexte marqué par un discours technique univoque répétant 1 A titre d’exemple, le 25 novembre 1999, Paris-Match titre « Apocalypse dans le midi. Avec les victimes des eaux en folie ». Sur la page de couverture, une photographie présente le sauvetage d’un habitant : « Dimanche matin, à Cuxac-d’Aude, un Super-Puma de l’armée de l’air hélitreuille un rescapé qui vient de passer une nuit d’enfer dans sa maison dévastée » (Cf. annexe n° 1). 2 Diplôme d’Études Approfondies de Sciences sociales, ENS-EHESS, Paris (2001-2002). 7 que toutes les précautions sont prises et des retombées financières qui invitent à refouler les risques d’accidents, les conversations avec les riverains et les employés constituent le terrain de recherche de l’ethnologue. « La parole est le support de mille ruses destinées à obscurcir le sens déclaré, proclamé, de la narration entendue. Le langage ici peut dire ou taire, mener ou égarer, éclairer ou brouiller. Maintes fois, dans ces récits, l’énoncé réel se tapit, se dissimule derrière des paroles destinées à lui faire écran. Tout un ensemble de tactiques s’y déploient visant sans cesse à créer de l’opacité et de l’ambiguïté ; il arrive enfin que s’y formule de façon détournée une demande enfouie, révélant un désarroi inexprimable » (id. : 14). Notre projet consiste dans un premier temps à rencontrer les familles sinistrées et à conduire des entretiens sur le mode du récit de vie, de manière à entreprendre une monographie du village de Cuxac d’Aude. L’année suivante, l’intégration à l’équipe du laboratoire RIVES travaillant sur les risques urbains contribue à mettre à distance la vision gestionnaire et technicienne des inondations. Le projet de thèse tente de ne pas s’inscrire dans les carcans trop rigides d’une définition du risque, telle que le croisement d’un aléa et de vulnérabilités que les sciences sociales pourraient « évaluer ». Pour Thierry Coanus, « le terme de “risque” fait référence à un danger qui n’est que potentiel, virtuel, qui n’a de sens que par rapport aux représentations de ceux qui pensent y être confrontés. Le risque “en soi” n’existe donc pas autrement que dans une relation à un individu, un groupe (social, professionnel), une communauté, une société, qui l’appréhendent (par des représentations mentales) et le traitent (par des pratiques spécifiques) ». Le risque est donc défini comme « la représentation d’un danger donné, non encore matérialisé, bien qu’ayant pu survenir auparavant » (Coanus et alii, 2000 : 14). Cette posture invite à ne pas borner le regard ethnologique vers les seuls riverains dont l’« irrationalité » serait l’objet central et légitime pour les sciences sociales mais à élargir l’analyse aux techniciens et responsables institutionnels en charge de la question des inondations. A l’image des conversations menées avec les habitants, les entretiens avec les agents de l’Administration, les élus ou encore les professionnels de santé mentale dépêchés sur les lieux de catastrophes traduisent la nécessité de l’interprétation face au drame et au danger. Cependant, ce cadre analytique tend à mettre à distance la catastrophe, trop événementielle, véritable leurre qui occulte le vécu quotidien du risque, saisi de manière diffuse en dehors des crises. Le choix de travailler sur un village touché par des inondations s’inscrit à la suite de travaux sur le risque mais questionne la possibilité et l’intérêt de travailler sur une tragédie collective alors que l’ethnologie appréhende l’ordinaire, le quotidien et le temps long, plutôt 8 que l’événement, la rupture et l’émotion suscitée par un tel drame. Après l’exposition publique du village martyr des inondations de 1999 que nous avons suivie en téléspectateur, que signifie de revenir à Cuxac d’Aude pour y réaliser une ethnographie ? Il ne s’agit pas, en effet, de décrire un événement constitué « à chaud » mais de construire un objet de recherche déterminé par les influences disciplinaires de l’anthropologie et une pratique ethnographique du terrain, assurant le « refroidissement » de l’objet spectaculaire et brûlant. Des séjours répétés1 d’une semaine à un mois ont permis, pendant plus de trois ans, de s’immerger dans un lieu et d’inscrire la recherche dans un « contexte d’une relation vécue à un terrain » (Izard, 1991 : 470). Au-delà de la simple rencontre des habitants au cours d’entretiens formels et enregistrés2, le fait d’habiter à Cuxac d’Aude a ancré pratiquement notre rapport à la communauté villageoise. Grâce à l’appui précieux de Voies Navigables de France, nous avons bénéficié d’un hébergement dans une maison d’éclusier située à trois kilomètres du village, sur le bord du Canal de Dérivation. L’installation sur place permet à l’enquêteur de développer des pratiques quotidiennes qui font de lui un résident de passage, comme en témoignent ses achats dans les commerces cuxanais et ses venues régulières. La résidence dans l’ancienne maison de l’éclusier, appelée le « Gailhousty », fait office de présentation auprès des habitants. Mieux que la traduction du projet de recherche, la localisation géographique a souvent suffi à situer l’enquêteur en l’assimilant « aux gens du canal ». Cet ancien épanchoir, construit au XVIIIème siècle et classé monument historique, abrite un système complexe de vannes qui joue un rôle important en temps de crue. En 1999, le bâtiment, pourtant surélevé, a été inondé par plus d’un mètre d’eau et les portes de l’écluse ont été arrachées par le courant, attestant de la violence paroxystique du phénomène. L’installation en ce lieu est reconnue par les habitants comme une forme d’engagement à leur côté face au danger des crues. Tout comme eux, l’enquêteur observe l’Aude en cas de mauvais temps et balaie inlassablement le limon qui s’est infiltré en 1999 dans le mur et le sol de sa demeure. Il serait enfin le premier évacué si une inondation était annoncée. Cependant, l’isolement de la maison du Gailhousty, à l’écart des villages de Sallèles d’Aude et de Cuxac d’Aude, marque une position marginale par rapport à la communauté villageoise. L’enquêteur est longuement présent sur le terrain sans avoir d’activité particulière, il rencontre de 1 Nous avons réalisé près de douze séjours à Cuxac d’Aude de 2002 à 2005 qui représentent vingt semaines de résidence sur le terrain. 2 Nous avons réalisé quarante-deux entretiens avec les habitants de Cuxac d’Aude (dont quelques-uns à Sallèles d’Aude et Coursan), quinze avec des techniciens et des responsables institutionnels et huit avec des professionnels de santé mentale. La retranscription de ce matériau représente plus de mille cinq cents pages. Cependant, le temps passé sur le terrain est irréductible à ce calcul comptable. 9 nombreuses personnes tout en restant hors-jeu et étudie le village sans appartenir à un quartier ou à une famille. L’enquête en milieu périurbain se heurte à la méfiance voire à la peur des habitants. Le constat de Sylvie Fainzang, lors de sa recherche sur la maladie à La-Ville-du-Bois en région parisienne, semble toujours d’actualité : « Les aléas de l’“idéologie sécuritaire” font que l’anthropologue est, du moins en milieu périurbain, victime de la fantasmatique de l’Autre agresseur et qu’il est d’emblée l’objet, dans certains milieux, d’une méfiance qu’il lui faut surmonter avant de pouvoir accéder à l’information » (Fainzang, 1987 : 134). La présentation de l’enquêteur comme « l’étudiant de la maison de l’éclusier » joue un rôle central dans l’instauration d’une relation de confiance avec les informateurs. La rencontre des habitants repose sur une démarche heuristique et tâtonnante qui utilise les réseaux d’interconnaissance. Il s’agit de se faire recommander auprès des voisins, des parents ou des amis. L’enquête ethnographique dessine dans la durée une véritable arborescence de connaissances entre les membres d’un même village. Cet itinéraire parcouru les yeux bandés n’est reconstitué qu’a posteriori pour expliciter les frontières des groupes étudiés : les habitants installés depuis une quinzaine d’années dans les nouveaux quartiers d’une part, et les familles natives du village au passé étroitement lié à la viticulture, d’autre part. Retour réflexif sur l’enquête La position d’enquêteur sur un terrain proche rompt avec l’expérience d’une altérité radicale que peuvent connaître les anthropologues « exotiques ». Comme le rappelle Gérard Althabe, « quand l’ethnologue prétend se confronter avec le présent de sa propre société, l’écart ethnoculturel s’efface complètement et, avec lui, la légitimité de sa recherche est mise en question » (Althabe, 1992 : 252). Le rapatriement de l’anthropologie en métropole ne remet pas en cause la cohérence et l’unité de la discipline, car « elle possède, du fait que son savoir est produit à partir des interactions de l’ethnographe avec ceux qu’il étudie, une aptitude à rendre le lointain plus proche et à mettre à distance le familier » (de l’Estoile, Naepels, 2004 : 4). L’esthétique symétrique de la proposition semble cependant occulter la question problématique du rapport au terrain dans le cadre d’une ethnologie du proche. La catastrophe singularise un territoire, le drame constitue une différence, voire un facteur d’étrangeté. Les habitants de Cuxac d’Aude rappellent souvent à l’enquêteur l’irréductible distance que représente l’expérience des inondations : « Il faut l’avoir vécu ! Sinon, on ne 10 peut pas comprendre ». Le chercheur est alors tout à la fois étranger au drame, pour ne pas l’avoir vécu, et au village, pour ne pas y être né ou ne pas y habiter toute l’année. A la distance sociale et culturelle que nous entretenons avec l’ancien bourg viticole devenu village périurbain, se combine un écart de nature existentielle puisque nous n’avons pas été le témoin ou la victime des inondations de 1999. Dans le même temps, la médiatisation de l’événement ainsi que la proximité du milieu d’étude conduisent à une familiarité qui interroge la « bonne distance » au terrain, comme l’explique Alban Bensa en faisant référence aux travaux de Jeanne Favret-Saada (1977) : « La juste distance en ethnologie est moins le maintien de l’observateur dans une voie moyenne, à mi-chemin de soi et de l’autre, que l’incessant parcours des différentes places que les membres de la société d’accueil vous assignent » (Bensa, 1995 : 139). A l’inverse de terrains sur lesquels l’ethnologue doit justifier sa présence en expliquant l’intérêt de sa recherche, le « tropisme de la catastrophe »1 fait de la présence de l’enquêteur une quasi-évidence pour les habitants qui lui assignent spontanément certaines positions. Le début de l’enquête est marqué par la répétition chronique des récits de la catastrophe qui constituent un passage obligé avant que tout autre sujet ne puisse être abordé. Les habitants témoignent de leur vécu des inondations sous la forme d’un long monologue qui articule le sauvetage des eaux et la mise à sac de la maison. L’enquêteur est alors relégué dans le rôle de spectateur, témoin muet d’un récit que ses questions ne sauraient détourner de son cours. L’évocation de circonstances particulièrement dramatiques n’appelle aucun commentaire. Sauvetage épique et pathos privé composent indissociablement ce récit qui reste dicible dans l’espace social. Il y tient une place importante qui repose sur la reconnaissance du malheur par autrui, et en particulier sur la nécessité de convaincre l’enquêteur de la réalité véritablement « catastrophique » de l’expérience des inondations. Ce dernier est spontanément produit en témoin de l’évocation du drame puisque la catastrophe est avant tout quelque chose que l’on raconte. Passé le récit, viennent les questions. La nécessité de comprendre est impérieuse pour les sinistrés qui accueillent l’enquêteur comme celui venant « faire la lumière » sur la catastrophe. Des habitants ouvrent volontiers des cartons d’archives pour en extraire des « pièces à conviction » qu’ils ont eux-mêmes précieusement recueillies alors qu’ils cherchaient des responsables, voire des coupables. Chaque informateur propose son 1 Expression de Jean Delumeau (1987 : 5), reprise par Thierry Coanus : « C’est parce que la figure de la catastrophe agit en fonction de logiques symboliques par définition autant sociales qu’individuelles, et sur le 11 explication, sa solution, sa vérité en s’appuyant sur des données techniques, des informations semi-officielles relatives aux attitudes des différents responsables tels le maire, le préfet, les pompiers ou la gendarmerie, ou encore sur des explications surplombantes tel le réchauffement de la planète ou les rumeurs de sabotage des digues. L’ethnologue se trouve alors face à un choix dans l’orientation de son enquête. Les interprétations des habitants peuvent être analysées comme les modalités d’explications causales d’un événement malheureux, comme la construction de représentations permettant d’appréhender un événement inimaginé et inimaginable. Mais l’enquêteur peut aussi céder aux demandes de ses informateurs et se lancer à son tour dans une investigation dont la finalité est de dégager une explication du drame. Délaissant quelque peu les familles sinistrées, il part à la rencontre des propriétaires fonciers, des viticulteurs, des notables du village, des ingénieurs en fonction ou retraités, des architectes, des géomètres, des anciens élus de la mairie…, autant de personnes qui étaient restées dans l’ombre du récit de la catastrophe. Cette enquête se double de la consultation des documents d’archives portant la trace de la construction des nouveaux quartiers, et auparavant de l’essor du village soutenu par la viticulture et toujours contraint par les crues de l’Aude. A l’arrivée, ces investigations permettent de reconstituer l’histoire du développement du village au bord de l’Aude et en particulier, la construction dans les années quatre-vingt de nouveaux quartiers dans des lieux que l’on savait dangereux. A l’image des sinistrés, l’enquêteur a produit la chronique d’une catastrophe annoncée répondant à la même nécessité d’interprétation, chronique dont l’essentiel réside moins dans l’intérêt de la reconstitution historique que dans le parcours d’investigation suivi. La rencontre des anciennes familles du village, l’étude de la structure foncière de la commune, l’immersion dans le passé viticole marqué par de nombreuses crises permettent d’expliquer pour une part les aménagements réalisés, mais invitent à travailler sur la mémoire et l’identité d’un bourg viticole devenu un village périurbain. Les entretiens réalisés auprès des habitants natifs du village sont conduits sous la forme de récits de vie de manière à noyer la question obsédante de la catastrophe dans la chronologie d’une existence singulière ou d’une carrière professionnelle. Les « anciens » assignent à l’enquêteur la position d’« estranger », sans attache au village, qui « parle pointu » et ne comprend pas l’occitan. La distance ainsi établie révèle les clivages existant entre les « anciens » et les « nouveaux » habitants, provoqués par l’accueil d’une population périurbaine. Les « vrais Cuxanais » se mode implicite du “cela va de soi’’, qu’elle tend à attirer à elle, comme un genre de trou noir, la quasi-totalité de l’analyse » (Coanus et alii, 2000 : 160). 12 montrent alors peu enclins à recevoir un chercheur inconnu et encore moins à lui raconter le passé du village. A l’inverse, la rencontre des gestionnaires du risque1, en fonction ou retraités, a été facile et n’a pas provoqué les mises à l’épreuve, voire les refus précédents. L’entretien prend souvent place sur le lieu de travail ce qui enclot a priori les propos échangés dans le domaine professionnel et ne permet guère la conduite d’un entretien biographique. Les enquêtés témoignent de leur expérience de travail en tant qu’ingénieur, technicien, architecte ou géomètre et conservent un regard extérieur sur la communauté villageoise de Cuxac d’Aude. Le problème des inondations apparaît comme un véritable « casse-tête » puisque l’absence de solution technique déplace le débat vers les acteurs politiques sans pour autant conduire à des décisions. Les gestionnaires se retrouvent dans un contexte où ils doivent intervenir sur un « sujet brûlant » et « explosif » sans pour autant détenir une connaissance socio-historique de la question. De fait, ils se plient peu aux règles de l’entretien qui donne bien souvent lieu à une inversion des rôles : les gestionnaires retournent les questions au chercheur en lui assignant la place du spécialiste, celui qui connaît la population et qui « connaît le terrain ». Témoignant de la même nécessité de comprendre « l’incroyable erreur d’urbanisme », les gestionnaires attendent de l’enquêteur l’ultime explication. A mesure du déroulement de l’enquête, les relations initiées avec certaines familles sinistrées se pérennisent. Les discussions répétées à domicile, l’invitation à prendre l’apéritif, le partage des repas placent l’enquêteur au cœur de la vie domestique dans la position de l’ami de la famille. Le souvenir de la catastrophe n’est plus évoqué avec autant d’insistance que lors des premières rencontres. La peur du retour d’une inondation se manifeste davantage dans les pratiques adoptées par les habitants pour se protéger, tant matériellement que symboliquement, d’une future catastrophe. Les enquêtés évoquent alors à demi-mot la surveillance régulière de la rivière, les insomnies chroniques lorsqu’il pleut, l’aménagement d’un vasistas sur le toit ou d’une « pièce de survie » à l’étage. Le matériau recueilli renvoie alors davantage au quotidien et à l’ordinaire des habitants du village dont les préoccupations ne sauraient se limiter aux inondations. Il révèle aussi la souffrance de certains enquêtés qui disent être « traumatisés » et attendent des rencontres avec le chercheur une thérapie par la parole. La formulation de l’expérience de la catastrophe en termes de « traumatisme », de « choc », de « trouble psychologique » et de « maladie » illustre le recours aux catégories 1 Ce vocable utilisé de manière générique pour désigner l’ensemble des professionnels qui interviennent sur la question des inondations n’a pas pour vocation d’occulter la grande diversité des discours et des pratiques des techniciens, des responsables ou des élus. 13 nosographiques de santé mentale pour rendre compte du pathos des inondations. Un travail complémentaire auprès des psychologues, psychiatres et infirmiers psychiatriques qui sont intervenus dans les cellules d’urgence médico-psychologique interroge la représentation de la catastrophe sur le modèle de la pathologie. Enfin, la demande d’une restitution semble être générale. Si elle se fait plus intéressée de la part des gestionnaires qui pensent trouver dans le travail de recherche des informations synonymes de solutions, elle correspond aussi à la finalisation d’un échange. Après avoir sollicité de nombreuses personnes, imposé sa présence dans le village, écouté longuement les habitants, l’enquêteur a créé des attentes et se retrouve de fait dans la position de rendre en retour. Les informations recueillies dans le cadre d’une investigation par moment policière, les propos relatifs à la souffrance ou à la maladie, ou les confidences faites à la faveur des relations de confiance constituent un matériau dont l’usage reste problématique. Une ethnographie du proche ne peut faire l’économie de la question des modalités de la restitution et interroge le statut du texte scientifique dont l’utilisation sur le terrain peut toujours échapper à son auteur. En particulier, sur un terrain marqué par les émotions de la catastrophe, le texte ethnographique doit faire face à une injonction paradoxale : « restituer le sensible et atteindre le sens ; montrer en même temps que démontrer ; décrire autant qu’interpréter » (Jamin, Zonabend, 1985 : 10). Ce retour sur l’enquête confirme – si besoin était – l’impossibilité de définir comme juste distance de l’enquêteur à son terrain, une distance moyenne ou « heureuse »1. Les positions assignées au chercheur sont au contraire diverses : témoin muet du récit public de la catastrophe, investigateur de l’énigme des inondations, étranger pour les anciens du village avares de leur mémoire, enquêteur enquêté par les gestionnaires, psychologue au chevet du traumatisme ou enfin chercheur restituant son travail. Si cette dynamique de l’enquête de terrain peut être perçue comme une perte d’autonomie du chercheur, il nous semble que l’on peut tirer parti de cette situation en intégrant à l’analyse la présence de l’enquêteur et les multiples réactions qu’elle provoque. Dans le cadre d’une ethnographie du proche, il s’agit, comme le dit Gérard Althabe (1990 : 130), de « constater que le chercheur est un des acteurs du jeu social dont il s’est donné la tâche de rendre compte, de mettre en évidence la 1 « En d’autres termes, travaillant sur le présent dans une société inscrite dans l’Histoire et dans une histoire, on ne peut l’appréhender par une méthode unique qui aurait la distance heureuse, mais par un constant va-et-vient entre divers ordres de témoignages : observation du présent, reconstitution du passé, le souvenir retransmis ou vécu, les archives écrites, la lecture du paysage, la topographie et la toponymie du terroir… Chacune de ces mémoires exige son propre décryptage, car elles s’interpénètrent, se brouillent l’une l’autre. Ainsi avons-nous dû nous interroger sans cesse pour tenter de savoir si nous avions enregistré de l’écrit parlé ou de l’immémorial appris » (Zonabend, 1999a : 37). 14 cohérence, de définir les règles [ce qui] permet de traiter l’enquête elle-même comme un terrain d’investigation ; la manière dont l’ethnologue est “produit” en acteur, les transformations dont sa position est le cadre, les relations dans lesquelles il est impliqué font partie de l’univers social étudié et sont élaborées par le mode de communication dont il construit les termes » et d’en appeler à la nécessité d’une « auto-réflexion permanente ». La construction de l’objet de recherche est nourrie, pour une part, du déroulement de l’enquête. Les diverses positions assignées à l’enquêteur correspondent aux multiples visages que revêt la catastrophe, qui relèvent d’autant de logiques sociales et symboliques que l’événement « noue en gerbe » (Nora, 1974 : 305). Plan et organisation de la thèse Partant de cet exercice réflexif, la thèse s’organise en trois parties dont l’articulation fait toute la spécificité de l’objet catastrophe. La première partie s’intéresse aux récits de la catastrophe dont l’analyse repose sur le contenu mais aussi sur les pratiques de témoignage. Le drame du sauvetage et la souillure de l’univers domestique sont rapportés aux diverses frontières du récit : témoignage public ou privé, propos dicible ou indicible, parole saine ou pathologique. Au final, il s’agit d’appréhender les émotions de la catastrophe en adoptant une posture critique par rapport à la réduction psychologisante du drame : en quoi les inondations constituent-elles aussi une expérience sociale ? La seconde partie porte sur les explications des événements de 1999 proposées par les habitants et les gestionnaires mais aussi par l’enquêteur lui-même. La nécessité d’interpréter un événement malheureux est rapportée à des univers sociaux particuliers. La logique de l’accusation constitue le principal ressort explicatif mais les responsables désignés ne sont pas les mêmes chez les nouveaux périurbains, les anciens viticulteurs ou les gestionnaires. La configuration sociale du village ou le système d’acteurs institutionnels permet de comprendre comment sont désignés certains responsables. L’inclusion réflexive de l’enquêteur dans cette quête d’explications correspond au souci d’expliciter l’orientation de l’enquête ethnographique. La position du chercheur reste partagée entre la compréhension de la catastrophe et la compréhension qu’en ont les informateurs. Enfin, la troisième partie rend compte de l’élaboration du souvenir de la catastrophe réactivé à chaque nouvelle crue et en même temps contraint par la « mémoire longue » du village (Zonabend, 1999a). Les pratiques de protection face au risque de retour d’une nouvelle 15 inondation sont élaborées en lien avec le drame de 1999 et en constituent parfois une forme de commémoration. Une telle réminiscence correspond aussi à l’utilisation du souvenir de la catastrophe comme une ressource identitaire pour les nouveaux périurbains face aux anciens viticulteurs dont l’appartenance au village est affirmée par la filiation. Dans quelle mesure les événements de 1999 participent-ils au conflit latent qui trouve ses origines dans la transformation d’un bourg viticole en un village périurbain ? Le découpage de la catastrophe selon l’événement-récit, l’événement-cause et enfin l’événement-mémoire correspond à la dynamique de la recherche qui a progressivement réinscrit l’événement dans le quotidien et l’ordinaire saisi par l’enquête ethnographique. A l’instar des curieux, nous partions sur un territoire marqué du sceau de l’exceptionnel mais, au cours de l’enquête, la catastrophe n’a cessé de se dissoudre dans le « toujours vécu » du village (Zonabend, 1999a) et a laissé place à des questions sur la relation à autrui, l’identité et la mémoire. Les sinistrés sont redevenus des habitants au risque de décevoir les attentes inculquées par le traitement journalistique. La construction du plan procède de manière inductive, privilégiant la cohérence de l’enquête ethnographique à l’unité thématique des travaux sur le danger. Pour rendre compte du matériau et construire l’objet de recherche, des références connexes ont été mobilisées sur la parole, le témoignage, la santé mentale, l’univers domestique, la maladie, la croyance ou encore la mémoire. La conclusion discute l’éclatement de l’objet « catastrophe » en plusieurs problématiques déjà constituées en ethnologie, à l’aide de recherches qui appréhendent la question du risque en sciences sociales. Enfin, le matériau figure sous forme d’extraits au cœur de l’analyse. Une police spécifique permet de distinguer les extraits d’entretien, les observations (présentées en colonnes) des archives écrites (en italique). Les noms des personnes interrogées sont fictifs de manière à protéger l’anonymat des informateurs. Cependant, les précisions biographiques mobilisées dans l’analyse des propos en font une protection formelle, comme le rappelle Françoise Zonabend : « Les masques ou grimages que l’ethnographe s’emploie à mettre sur le réel fondent et tombent rapidement, de sorte qu’à terme ils n’ont plus qu’une valeur conventionnelle, une fonction de codage, non point de travestissement » (Zonabend, 1994 : 9). Nous avons choisi de ne pas recourir à un masquage du lieu d’enquête ou à une modification de la date des inondations car ces données informent de la catastrophe, toujours singulière. Au risque que des lecteurs puissent identifier certains propos, les extraits d’entretien sont signés d’un nom fictif et du statut de l’interlocuteur (habitant, gestionnaire, élu…). Pour les Cuxanais, la précision du lieu de résidence permet de situer les propos. Au « village » résident les familles natives, aux « Garrigots » et aux « Olivettes » les nouveaux rurbains alors qu’à la 16 « périphérie du village », les extensions de l’ancien bourg rassemblent les uns et les autres. La signature des entretiens induit déjà une catégorisation implicite de la population cuxanaise que nous nuançons dans l’analyse. Les caractéristiques sociales des informateurs comme l’âge, la profession, la trajectoire résidentielle ou l’origine familiale sont précisées, autant que de besoin, dans le corps du texte. Un tableau rappelle en annexe la liste des personnes interrogées de manière à préciser les traits sociologiques des groupes étudiés1. 1 Cf. annexe n° 2. 17 18 Partie I : L’événement-récit à travers les témoignages Le village de Cuxac d’Aude est situé à l’entrée de l’ancien delta de l’Aude qui formait, il y a encore quelques siècles, un espace marécageux constitué de nombreux étangs qui s’étendaient jusqu’à la côte littorale située à une quinzaine de kilomètres. A la hauteur des villages de Sallèles d’Aude et de Saint-Marcel d’Aude, immédiatement en amont de Cuxac, les rivières de la Cesse et de l’Orbieu rejoignent l’Aude. Les trois bassins versants sont réunis en un lieu quelque peu encaissé entre les hauteurs de Moussan en rive droite et le Pech de Roque-Vacquière en rive gauche1. En aval de Sallèles, s’étendent les Basses plaines de l’Aude dont les anciens marais et étangs ont été progressivement comblés par les dépôts d’alluvions apportés par les crues de l’Aude qui ont participé d’un exhaussement général des terres à la vitesse d’un demi mètre par siècle (Vinet, 2003). L’altitude de ce plat pays est aujourd’hui de l’ordre d’une dizaine de mètres. Le Canal de Jonction, qui traverse Sallèles d’Aude pour relier Narbonne au Canal du Midi, est endigué de manière à protéger l’ouvrage contre les crues de la Cesse ou de l’Aude. Immédiatement en aval, une voie de chemin de fer qui longe le canal, se dresse sur un remblai en terre d’une dizaine de mètres de hauteur qui maintient la voie hors d’eau en temps de crue. Les deux ouvrages traversent le lit majeur de l’Aude perpendiculairement et constituent potentiellement des entraves à l’écoulement des eaux provenant des bassins versants de la Cesse, de l’Orbieu ou de l’Aude. En aval, le village de Cuxac d’Aude est formé d’une part du vieux bourg situé aux pieds des digues de l’Aude, et d’autre part de quartiers plus récents, construits dans les années quatre-vingt, à l’écart du village. Le centre bourg compte près de trois mille habitants et est organisé sur le modèle des villages languedociens. Les maisons à étage sont contiguës le long de ruelles étroites. Les quartiers périurbains des Garrigots et les Olivettes rassemblent près de quatre cents maisons individuelles construites de plain-pied sur un linéaire de près de onze kilomètres, au cœur des plaines alluviales de l’Aude. Dans la nuit du 12 au 13 novembre 1999, un événement pluvieux particulièrement intense se développe dans les départements de l’Aude, du Tarn, des Pyrénées-Orientales et de l’Hérault. La remontée d’une masse d’air chaud en provenance du Sahara qui se charge en humidité au-dessus de la mer Méditerranée, entre en contact avec les masses d’air froid qui stationnent sur la péninsule ibérique et sur la côte française. Les précipitations sont 1 Une carte de situation est proposée en annexe n° 3. 19 exceptionnelles tant en intensité qu’en quantité cumulée : cent douze millimètres d’eau sont mesurés en une heure à Lézignan-Corbières qui totalise plus de six cents millimètres pour l’ensemble de l’épisode météorologique1. L’ampleur et l’étendue du phénomène pluvieux provoquent des crues concordantes de l’Aude, de la Cesse et de l’Orbieu. A Sallèles d’Aude, les eaux de la Cesse ne pouvant s’écouler dans l’Aude, envahissent le village dans la nuit du 12 au 13 novembre. Les hauteurs d’eau atteintes sont particulièrement importantes car les digues du canal et le remblai de la voie de chemin de fer ne permettent pas l’écoulement des eaux vers les Basses plaines. La capacité d’évacuation de l’Aude2 est largement dépassée et l’eau s’accumule en amont du Canal de Jonction jusqu’à former un lac de deux à six mètres de profondeur sur une étendue de quinze kilomètres carrés (id. : 76). Le premier étage de certaines maisons de Sallèles est entièrement inondé. Vers huit heures du matin, le samedi 13 novembre, la hauteur d’eau baisse brutalement à Sallèles en conséquence de la rupture des digues du canal et du remblai de la voie de chemin de fer. Le phénomène est comparable à la rupture d’un barrage de sept mètres de haut (ibid.). La masse d’eau ainsi libérée s’étend rapidement dans les Basses plaines et touche, à Cuxac, les quartiers des Olivettes et des Garrigots et, dans une moindre mesure, le vieux bourg. Le village de Cuxac d’Aude a auparavant commencé à être inondé par les brèches ouvertes sur les digues de l’Aude mais la rupture du remblai de Sallèles accentue l’ampleur de l’inondation. De nombreux habitants des Olivettes affirment avoir vu une « vague » déferler à travers les vignes. La hauteur d’eau atteint près de deux mètres dans les quartiers périurbains et plus d’un mètre dans le vieux village. Les habitants, surpris au réveil ou dans leur sommeil, tentent d’échapper à la brutale montée des eaux en se réfugiant à l’étage ou sur le toit de leur maison. Les opérations de secours durent toute la journée du samedi et se poursuivent le dimanche. Les allées et venues des hélicoptères sont incessantes, quelques canots évacuent de manière périlleuse des habitants restés dans leur maison. Cinq victimes sont dénombrées et plus de quatre-vingts pour cent du village est sinistré. Ce bilan très lourd fait de Cuxac le village emblématique des inondations de 1999, comme en témoigne l’intense couverture médiatique dont il a été l’objet. 1 On pourra se reporter au travail très complet de géographie conduit par Freddy Vinet (2003) pour les données météorologiques et hydrologiques. 2 Le débit des eaux de crue est estimé au niveau de Sallèles à 4500m3/s alors que le lit de l’Aude ne peut contenir qu’environ 600 à 700 m3/s (Vinet, 2003). 20 Les débuts de l’enquête marqués par la volonté de raconter la catastrophe La seule venue d’un étudiant en ethnologie deux ans après les inondations de 1999 suffit aux habitants pour supputer le sujet de la recherche. A la différence d’autres terrains non marqués du sceau de l’exceptionnel, la présence de l’enquêteur ne surprend pas, pour autant qu’elle s’inscrive dans les démarches de recueil de témoignage, d’écoute des sinistrés et d’enregistrement des récits de l’événement. Lors des entretiens ou de rencontres informelles, les Cuxanais engagent la conversation en racontant l’expérience qu’ils ont vécue pendant les inondations. Ces récits tour à tour épiques, dramatiques, héroïques, morbides, angoissés ou tristes sont chargés d’affects et d’émotions qui questionnent la position de l’enquêteur et l’analyse d’un tel matériau en sciences sociales. L’ethnographie de la catastrophe se heurte à la médiatisation et à la saturation des mises en récit de l’événement. En effet, comme l’explique Jean Jamin, « l’anthropologie du monde moderne ne peut se concevoir qu’à condition de refroidir la modernité, de rechercher du fondamental dans le phénoménal » (Jamin, 1985 : 16). Plutôt que de réduire la catastrophe à un prétexte pour mener une recherche socio-historique, à un révélateur de phénomènes sociaux peu manifestes en temps ordinaire, ou encore à l’archétype de l’événement médiatique, il s’agit d’appréhender le drame collectif comme une expérience sociale. Comment construire un objet de recherche centré sur le vécu de la catastrophe, l’événement, l’émotion et le pathos suscités par le drame alors que l’ethnologie privilégie l’observation du banal, du quotidien et de l’ordinaire ? Face à cette double injonction contradictoire – mise à distance du sensationnel et prise en compte du vécu de la catastrophe –, l’enquête ethnographique permet sans doute d’appréhender ce qui se passe lors d’une tragédie collective à partir des récits des sinistrés qui relatent en détail la montée des eaux, les tentatives de fuite, le refuge sur le toit de la maison, l’attente périlleuse, et enfin le sauvetage par des équipes de secours. Après les faits, solliciter un entretien revient implicitement à poser un cadre à la conversation qui est celui du recueil de témoignage. A la suite des journalistes ou des professionnels de victimologie, l’ethnologue sollicite à son tour la parole des sinistrés. Dominique Mehl montre dans ses travaux sur la télévision comment « le témoin devient l’acteur central d’un espace public modelé par le récit de vie privé » (Mehl, 2003 : 314). Sur les écrans, « la parole du témoin ordinaire emprunte à la fois à la confidence intime et à la conversation collective ses accents particuliers et symbolise l’effacement des frontières entre espace public et espace privé » (id. : 26). Robert Rechtman et Stéphane Latté ont observé le primat donné à la parole des sinistrés dans les 21 dispositifs d’urgence médico-psychologique dépêchés sur les lieux de catastrophe, et montrent que « l’émergence de la condition de victime reste étroitement dépendante de la forme narrative du récit » (Rechtman, Latté, 2002 : 26). Ces deux recherches expliquent sans doute la spontanéité des informateurs à raconter la catastrophe et la prolixité de leur récit. L’omniprésence des événements de 1999 détourne l’entretien ethnographique de sa visée classique : reconstitution biographique, relations de parenté, trajectoire résidentielle et professionnelle. Le récit de la catastrophe accapare le récit de vie. Le recueil de témoignage : un cadre particulier des entretiens La tentation est grande de consigner en annexe de la recherche ces monologues descriptifs ainsi que les émotions qui y sont exprimées. Le pathos de la catastrophe semble, pour une part, résister aux outils analytiques de l’anthropologie. Pour Vincent Crapanzano, les émotions apparaissent comme « la dimension de l’expérience humaine la moins susceptible d’être soumise à l’analyse en termes de société et de culture » (Crapanzano,1994 : 2). Il propose une démarche qui remettrait en cause l’hypothèse selon laquelle « les émotions seraient de l’ordre de l’intériorité, de l’irrationnel, de la nature » (id. : 3). La prise en compte du contexte socioculturel permet alors non seulement d’étudier le pouvoir des discours émotionnels mais aussi les mécanismes par lesquels ils obtiennent ce pouvoir. Suivant ces propositions, le pathos des inondations n’est pas relégué en marge, tel un rebut de l’enquête ethnographique, mais constitue le cœur de l’analyse de cette première partie. A partir des récits de la catastrophe, il s’agit de s’interroger tout à la fois sur l’expression de cette souffrance et sur l’usage qui en est fait. Est-elle cantonnée à un unique registre individuel et psychologique ? Ou résulte-t-elle aussi de dynamiques collectives et de processus sociaux ? Les émotions ne sont pas ici appréhendées hors-sol mais sont réinscrites dans un contexte marqué par la structure territoriale du village, la composition sociologique de sa population et les dispositifs institutionnels de prise en charge de la souffrance par la parole. Dès lors, la prise en compte du cadre d’énonciation des témoignages apparaît essentielle pour l’analyse de leur contenu. Annette Wieviorka, rappelle, à partir de la différence des propos du même survivant des camps, Simon Srebnik, selon qu’il est interrogé par le réalisateur Claude Lanzmann du film Shoah ou le procureur Gidéon Hausner du Procès Eichmann, que le témoin n’existe pas en soi : « C’est bien tout à la fois la façon de conduire l’entretien et sa mise en perspective qui décident du témoignage. […] Le témoin porteur d’une 22 expérience, fût-elle unique, n’existe pas en soi. Il n’existe que dans la situation de témoignage dans laquelle il est placé. […] Même si le récit reste identique dans ses composantes factuelles, il se trouve, suivant les circonstances mêmes du témoignage, pris dans une construction collective. Il fait désormais partie d’un récit plus vaste, d’une construction sociale » (Wieviorka, 1998 : 112). Toutes proportions gardées avec les circonstances évoquées, les habitants de Cuxac d’Aude ont déjà été sollicités de nombreuses fois au titre de sinistrés si bien qu’il apparaît nécessaire de questionner le statut de la rencontre avec l’enquêteur. Ces difficultés rejoignent pour une part des questions posées par les historiens lorsque, travaillant sur des événements singuliers, ils s’interrogent sur le statut de la parole consignée dans les archives. Arlette Farge explique au sujet des interrogatoires de police, des procès verbaux, des plaintes et des informations conservés dans les archives judiciaires, que ces paroles sont d’abord le produit d’une institution : « Elles appartiennent à un système qui l’incite à des fins bien précises : ses débordements sont rares, et sa véridicité est bien entendu entachée de tous les modes particuliers de ruse, de dénégation et d’aveux qui l’accompagnent. L’accusé, l’informateur, l’homme ou la femme qui répondent devant la police ont à chaque fois des stratégies particulières face à l’institution » (Farge, 1997a : 3). Le dépouillement de documents d’archives pose sans doute avec une plus grande acuité la question du pouvoir qui a fait naître des paroles retranscrites par écrit ou saisies par l’enregistrement. Cette contrainte de méthode conduit Arlette Farge à rappeler plus largement que les témoignages sont toujours situés : « Lieux et événements en ces lieux fabriquent des paroles encastrées dans des imaginaires précis nés à partir d’espaces spécifiques » (id. : 5). Quand bien même l’entretien ethnographique tend le plus possible à se démarquer des sollicitations institutionnelles, la parole des sinistrés n’est pas un témoignage de l’expérience du Malheur qui aurait une valeur universelle. Elle doit être rapportée aux usages qui en sont faits, à la réception par les administrations concernées, au pouvoir éventuel qu’elle détient. Les creux et les pleins des récits de la catastrophe Aborder la catastrophe à travers la parole des sinistrés ne saurait se confondre avec le recueil fidèle de l’expérience sensible du drame. Il s’agit de récits qui dépendent du cadre de l’entretien et du contexte sociopolitique qui autorise certains propos, en valorise d’autres, voire en exclut certains. Quels éléments du drame sont traduits dans les récits des sinistrés ? 23 Quels sont ceux passés sous silence et qui constituent aussi l’expérience sociale de la catastrophe ? Michael Pollak rappelle en effet dans ses travaux sur les témoignages des rescapés des camps de concentration : « Il existe dans les souvenirs des uns et des autres des zones d’ombre, des silences, des “non-dits”. Les frontières de ces silences et “non-dits” avec l’oubli définitif et le refoulé inconscient ne sont, bien évidemment pas étanches et elles sont en perpétuel déplacement. Cette topologie des discours, de silences, et également d’allusions et de métaphores est façonnée par des angoisses de ne pas trouver d’écoute, d’être sanctionné pour ce qu’on dit ou au moins de s’exposer à malentendus » (Pollak, 1993 : 27). L’écart entre les circonstances exceptionnelles de la catastrophe et le moment ordinaire de l’entretien peut rendre indicibles certains éléments du drame vécu. L’écoute conditionne ici ce qui est dit. Certains événements historiques peuvent être entièrement passés sous silence comme le montre W. G. Sebald à propos des bombardements qui ont touché l’Allemagne entre 1942 et 1947 : « Cette entreprise d’anéantissement jusqu’alors inédite dans l’histoire n’est passée dans les annales de la nation en voie de reconstruction que sous la forme de vagues généralités ; elle ne semble guère avoir laissé de séquelles dans la conscience collective ; elle est restée dans une large mesure exclue des relations qu’ont pu faire rétrospectivement de leur propre expérience les personnes concernées » (Sebald, 2004 : 17). La réalité de la destruction, remarquable à l’époque par son ampleur dans toutes les villes allemandes, s’est cristallisée pour l’auteur en « un mutisme, une absence, un motus vivendi qui caractérise les lieux de paroles, que ce soit la conversation en famille ou, à l’autre bout, l’historiographie » (id. : 78). Au regard de ces travaux, l’analyse des récits de la catastrophe ne peut se restreindre aux propos formulés mais doit aussi intégrer les silences, les euphémismes, les ellipses, véritable récit en creux qui révèle l’indicible de la tragédie. Les témoignages des Cuxanais se composent en réalité de deux récits distincts dont l’analyse s’inscrit chaque fois dans les problématiques développées précédemment. Le premier prend la forme d’un monologue qui rejoue le sauvetage alors que le second correspond à une conversation avec l’enquêteur sur les dégâts causés par les eaux dans l’espace domestique. L’expérience sociale de la catastrophe renvoie indissociablement à la survie pendant l’événement et au dénuement matériel après le sauvetage. Ces deux récits apparaissent comme les deux faces de l’identité sociale du sinistré. Le premier rappelle le péril enduré, la confrontation à des situations pouvant causer la mort et met en scène le sauvetage. Outre le registre héroïque, le langage utilisé est celui du traumatisme psychique pour rendre compte de la souffrance ressentie.Cette observation nous a conduit à réaliser une 24 enquête complémentaire auprès des praticiens intervenant dans les cellules d’urgence médicopsychologique dépêchées sur les lieux de catastrophe. L’interrogation porte alors sur la vulgarisation des catégories nosographiques de victimologie et l’appropriation de ces représentations médicales par les populations victimes (Chapitre 1). Le second type de récit décrit les destructions de l’inondation et montre la profonde mise en désordre de l’univers domestique. Le groupe des sinistrés se constitue en rassemblant des habitants réunis par l’arbitraire des dégâts et divisés par les clivages sociaux qui structurent le village. Ce glissement des propos, du sinistre aux sinistrés, questionne le lien entre une situation matérielle et la genèse d’une identité sociale collective dans le cas d’une catastrophe territorialisée (Chapitre 2). La mise en parallèle de ces deux types de récit montre deux dynamiques différentes : le récit du sauvetage participe, au travers de la mise en exergue du trauma de l’événement, à la construction d’une condition de victime alors que la déploration des pertes provoquées par l’inondation signe, au travers du dénuement matériel, une relégation sociale. 25 26 Chapitre 1. Les récits de la catastrophe L’analyse du déroulement des entretiens met à jour la présence systématique et incontournable du récit de la catastrophe. Il s’agit en quelque sorte d’un passage obligé que l’enquêteur observe à chaque entretien : avant toute chose, l’enquêté raconte ce qu’il a vécu lors des inondations du 13 novembre. Si le récit n’épuise pas, loin s’en faut, la teneur de l’entretien, il en constitue un moment intense et dramatique, un échange singulier qui questionne le statut particulier de cette parole. L’informateur raconte sous la forme d’un monologue quelque peu exalté ce qu’il a vécu, depuis les premiers signes annonciateurs de l’inondation jusqu’au sauvetage1. Possédé par le souvenir du drame, il formule ou reformule ce récit en parlant vite, sans chercher ses mots, sans marquer de pause. Il s’affranchit de l’écoulement du temps et ne prête aucune attention aux aléas venant perturber le cours de l’entretien. Le récit s’achève avec le succès du sauvetage, auquel succède un silence qui marque le retour à une conversation plus ordinaire. L’enquêteur est comme absent ou transparent face à ce récit chronologique très intégré qui ne peut être interrompu, à la différence de la suite de l’entretien qui repose davantage sur les interactions avec l’informateur, sur le modèle de la discussion. Souvent, le récit de la catastrophe débute avant même que l’enquêteur n’ait posé de question. L’extrait ci-dessous correspond au tout début d’un entretien : C’est un travail strictement universitaire, ce n’est pas une commande de la mairie, ni de l’administration… [interrompu par l’enquêté] Vous savez, je vais vous expliquer, lors des inondations, je n’ai pas été évacué, moi, j’ai refusé d’être évacué d’autant que ma maison est restée habitable continuellement. Le jour où nous avons eu l’eau, donc le samedi matin, on l’a vu monter, arriver à une vitesse extraordinaire, je n’avais jamais vu ça. Il y avait de l’eau partout sauf dans ce coin. Cette année-là les circonstances ont voulu que tout soit inondé. Il faut que je reprenne le fil de ce que j’allais vous dire… Pierre Godon, habitant des Garrigots Au début d’un entretien, un garde municipal semble réprimer l’envie de livrer son témoignage au motif que l’enquêteur ne s’intéresse pas à des histoires singulières. Mais il lui paraît difficile de parler des inondations ou du village, sans avoir auparavant raconté sa propre histoire, comme il l’explique : « Je ne vais pas vous raconter mon histoire mais enfin tant pis, on y est ». Parler des crues dévastatrices de l’Aude, c’est être de nouveau le 13 novembre 1999. Les récits décrivent la progression de l’inondation et rejouent de manière chronologique 27 les actions effectuées. La temporalité de l’expérience vécue, marquée par des temps d’attente, d’inaction ou d’incompréhension, n’est pas restituée. La durée est effacée par l’urgence de faire quelque chose et la succession rapide des événements, comme en témoigne l’emploi de verbes d’action et la précipitation des propos. La remémoration des actions entreprises construit des récits performatifs2 et dramatiques, plutôt que réflexifs et interprétatifs. Les récits suivent des structures discursives similaires articulées autour des mêmes étapes. Ainsi, le point de départ est la perception d’un signe d’alerte : un appel téléphonique d’un proche prévient de l’arrivée de l’eau ou bien des bruits inhabituels réveillent les habitants. La montée du niveau de l’eau dans la maison constitue le moment dramatique des témoignages. L’image de la « vague »3 est mobilisée, de manière emblématique, par l’ensemble des sinistrés pour qualifier la vitesse et la toute-puissance du phénomène. Toute tentative de protection contre l’entrée de l’eau dans les maisons paraît dérisoire, si bien que les sinistrés sont contraints de se réfugier à l’improviste, en montant sur des meubles ou sur le toit. Ils sont alors véritablement pris au piège de leur maison et témoignent de l’angoisse face à un phénomène hors du commun qui amène à envisager le pire. Une habitante des Garrigots explique : « Je voulais me contenir parce que je ne voulais pas faire peur à mon mari. Quand on voyait monter l’eau, je lui ai dit : “Tant pis, on va essayer de casser le plafond. Si vraiment, elle continue à monter, il faut qu’on sorte de là, on ne peut pas rester là-dedans.”[…] On commence à trouer le plafond, on troue, on troue et puis tout d’un coup mon mari me dit : “On dirait que ça ne monte plus, que ça s’est arrêté” ». La montée continue des eaux laisse présager une issue dramatique. L’évocation elliptique de ces moments correspond à la volonté des sinistrés de dissimuler à leurs proches l’effroi ressenti. Un habitant des Olivettes raconte : « Et là, on attendait en se posant des questions bien sûr. On avait perché ma femme sur le buffet parce qu’elle était vraiment affolée ma femme. Nous aussi, bien sûr mais on ne le montrait pas. […] Et là, depuis un moment, j’avais pris des repères juste au bas des tuiles de mon barbecue. Et ça ne montait plus ! Alors, c’est bizarre à dire parce que dans ces cas-là où on se pose des questions sur ce qu’on va devenir, évidemment parce que quand on voit l’eau monter, monter, on se demande… Et à un moment donné quand on voit que l’eau ne monte plus, on est presque heureux ». Une fois le péril de la noyade écarté, le récit est tout entier tourné vers le 1 Un récit figure intégralement en annexe n° 4. Dans le sens où l’énoncé constitue simultanément l’acte auquel il se réfère : le souvenir des événements rejoue le sauvetage. 3 L’usage de ce terme correspond aussi à la reconstruction a posteriori des récits, une fois bien connues les ruptures de digues et de la voie SNCF de Sallèles, libérant soudainement une grande quantité d’eau. 2 28 sauvetage. Si la majorité des sinistrés quittent leur habitation en barque relativement facilement, l’évacuation de certains est jalonnée d’obstacles et de rebondissements qui sont racontés en détail : le survol par un hélicoptère, l’impossibilité de se faire repérer, le passage de canots pneumatiques qui restent sourds aux appels de détresse, le chavirage d’embarcations… A l’inverse des longues heures d’attente, la remémoration semble n’oublier aucun détail des opérations de sauvetage en suivant une chrono-logique. Les récits touchent à leur fin avec le « retour au sec » et les retrouvailles avec les proches qui consacrent la fin du drame. Les monologues, que l’enquêteur ne peut interrompre avant qu’ils touchent à leur fin, correspondent à une projection rétrospective qui remet en jeu le succès du sauvetage. L’intérêt des récits ne se cantonne pas aux informations descriptives et factuelles qu’ils apportent mais réside aussi dans les pratiques d’échange et de mise en commun du drame. Didier Fassin souligne que sur de tels terrains, « la présence de l’anthropologue est presque toujours décalée dans le temps par rapport à la violence à laquelle il n’accède donc pas comme à une réalité perpétrée mais comme à un fait remémoré et raconté » (Fassin, 2004a : 23). La prise en compte du contenu et des pratiques des récits renvoie au vécu singulier mais aussi à la perpétuelle reconstruction du souvenir au sein d’une communauté. Les rencontres régulières avec la famille Louvin, pendant plus de trois ans, ont été systématiquement ponctuées par les remémorations du drame. Les épisodes évoqués, telle la montée des eaux, l’installation à l’étage avec les voisins sinistrés ou la vague dévastant le quartier, sont formulés dans les mêmes termes et avec les mêmes expressions. De nombreux habitants expliquent n’avoir « parlé que des inondations » pendant les un ou deux ans qui ont suivi la catastrophe de 1999, cette pratique perdant quelque peu d’importance par la suite. Ces récits semblent être au cœur des conversations de voisinage, comme en témoigne un sinistré originaire de Cuxac : « Autrement, le traumatisme, on l’a gardé longtemps. On se rencontrait en plus dans les hypermarchés où on allait acheter du matériel, des meubles : “Alors ? Qu’est ce que vous en pensez, de ce qui est arrivé ?” Ça remuait la sauce, alors chacun… oui, tout le monde en parlait pendant un an au moins ». Les échanges au sein des réseaux de voisinages, amicaux ou familiaux se focalisent autour de la nécessité de raconter ou de se raconter l’expérience vécue des inondations. A la différence du témoignage individuel, les récits, quand bien même ils ne racontent qu’un vécu singulier, se construisent et s’élaborent dans des pratiques de mise en commun du drame, d’échanges avec les voisins ou les parents résidant au village, de transmission vers les personnes extérieures qui n’ont pas vécu l’événement autrement que sous une forme médiatisée. La répétition des mêmes récits est moins le signe 29 de la fidélité des propos au vécu individuel, que le résultat de ce processus collectif d’énonciation-production. Lors de recherches sur la transmission du mythe du Bagre chez les Lo Dagaa au nord du Ghana dans une société sans écriture, Jack Goody (1977) ne s’intéresse pas seulement à la coexistence de différentes versions du mythe, il met en évidence la « praxis » attachée au cadre de narration. La transmission du mythe ne repose pas sur une mémoire mécanique, tel l’apprentissage mot à mot, mais s’explique par une « reconstruction créatrice » ou une « remémoration générative », indissociable de la situation sociale de l’énonciation du mythe (id. : 40). Les cadres de remémoration, distincts des « structures profondes » établies par l’analyse structuraliste, reposent sur « la dimension narrative » définie comme « une suite d’événements rapportés ou imaginés et reliés entre eux par des acteurs communs » (id. : 34)1. A l’image de l’analyse de Jack Goody, les récits de la catastrophe, énoncés oralement dans des échanges à l’intérieur de la communauté villageoise, résultent des pratiques de communication et de transmission qui mettent en jeu des processus de re-création. Ainsi, comme l’explique Michel de Certeau à propos de la mémoire2, l’énonciation du récit de la catastrophe, au cours d’une interaction, s’accompagne de son « altération », entendu au sens étymologique, comme contact avec l’autre (et non pas dégradation ou falsification d’une version vraie ou originelle). L’enquête a identifié deux types d’altération des récits. La première, synchrone, résulte de la confrontation aux récits des autres sinistrés voire aux discours extérieurs à la communauté villageoise (les récits médiatiques ou les discours des professionnels de victimologie). La seconde, diachronique, est celle du temps et de la durée croissante qui sépare les habitants de la catastrophe. L’ambivalence des propos des sinistrés, oscillant entre témoignage individuel et récit collectif, renvoie à cette première altération de la mise en commun des récits. L’enquête de terrain prolongée pendant trois ans, permet d’expliciter la seconde altération à partir de l’évolution du déroulement des entretiens. 1 L’auteur explique qu’ « En l’absence d’une version originale qui puisse être étudiée comme un texte, ou d’un détenteur unique de la tradition orale, le Bagre se dilatait, se développait et se resserrait à chaque nouvelle narration d’une manière “productrice”, “créatrice”, qui caractérise une grande partie des activités orales de type “littéraire” » (Jack Goody , 1977 : 48). 2 Il écrit : « Comme les oiseaux qui ne pondent que dans le nid d’autres espèces, la mémoire produit dans un lieu qui ne lui est pas propre. Elle reçoit d’une circonstance étrangère sa forme et son implantation, même si le contenu (le détail manquant) vient d’elle. Sa mobilisation est indissociable d’une altération. Bien plus, sa force d’intervention, la mémoire la tient de sa capacité même d’être altérée – déplaçable, mobile, sans lieu fixe. […] La mémoire pratique est régulée par le jeu multiple de l’altération, non seulement parce qu’elle ne se constitue que d’être marquée des rencontres externes et de collectionner ces blasons successifs et tatouages de l’autre, mais aussi parce que ces écritures invisibles ne sont “rappelées” au jour que par de nouvelles circonstances » (de Certeau, 1990 : 131). 30 La prise en compte de ce matériau singulier comme produit d’une pratique pose la question de l’articulation de l’expérience individuelle à la nature collective de l’événement. Quelles sont les stratégies de justification, de dénonciation, de qualification, et de reconnaissance par la collectivité du drame vécu ? La prolixité des enquêtés ne doit pas dissimuler l’indicible et le silence qui entoure l’évocation des victimes, la peur et la souffrance psychique. Les dénis voire les refoulements constituent l’envers des récits proliférants de la catastrophe. Enfin, l’expression des émotions emprunte souvent au registre de la victimologie. La mobilisation de catégories nosographiques de santé mentale par les sinistrés interroge la position de l’enquêteur qui est assimilé à un thérapeute mais aussi l’altération des témoignages au contact de praticiens en charge du traitement de la souffrance comme trauma psychique. 1.1. L’interpénétration des registres individuel et collectif Au-delà des seuls faits qui ont touché l’informateur, les témoignages comportent de nombreuses assertions relatives à l’événement dans sa globalité. Ainsi la montée rapide des eaux est rapportée aux ruptures des digues en amont, et à la voie SNCF arrachée. Sur le moment, l’hébétement domine face à l’inondation de l’intérieur domestique alors que la compréhension se construit par la suite au cours des processus de mise en commun des récits. L’expérience vécue marquée par une « rupture d’intelligibilité » (Bensa, Fassin, 2002 : 10) et la reconstitution a posteriori de l’événement à une échelle plus large imbriquent les deux registres de l’individuel et du collectif. De plus, comment expliquer que les sinistrés livrent spontanément et si volontairement leur témoignage ? En quoi le fait de parler de la catastrophe apparaît-il comme « naturel » alors que l’évocation d’un drame personnel correspond à une situation tout à fait particulière, peu propice à la présence d’un enquêteur extérieur ? Dans leur recherche sur les déportés survivants de la Shoah, Michael Pollak et Nathalie Heinich s’interrogent sur les conditions du témoignage. Pour comprendre la production d’écrits biographiques, ils expliquent que « l’expérience concentrationnaire n’est jugée digne d’être rapportée en tant qu’elle fait l’objet d’un vécu collectif » (Pollak, Heinich, 1986: 13). Michel Wieviorka, en retraçant l’évolution historique qui conduit aujourd’hui à l’affirmation dans l’espace public de la figure de la victime, explique que « ce qu’elle vit du fait de la violence, à chaud, puis ensuite, si elle survit, son traumatisme, ses difficultés essentielles sont bien moins importantes que ce qu’a signifié la violence du point de vue global de la communauté. La victime n’existe 31 que par sa contribution à l’ordre social, aux équilibres que menacent la guerre ou la catastrophe naturelle voulue par les dieux. […] Si le crime est insupportable, si la délinquance doit être combattue, c’est parce qu’ils défient la société, qu’ils mettent en cause le lien social, qu’ils affectent l’ordre, bien plus que le tort qu’ils causent à leur victime » (Wieviorka, 2004 : 82). Toute proportion gardée avec les événements dramatiques auxquels ces travaux font référence, le récit d’un habitant sinistré n’est plus celui d’une victime isolée confrontée à un drame singulier. Il s’inscrit dans un vécu collectif (celui d’un village ou d’une région inondée) qui lui confère une valeur plus générale puisque, à travers son expérience malheureuse, c’est l’ensemble de la société qui est touchée. Le récit de Pierre Ribéra dont on ne propose ici qu’un extrait est exemplaire pour la richesse des détails, la précision de la trame chronologique et sa construction qui inscrit le témoignage personnel dans le cadre de l’événement. Nous avons qualifié en gras les passages qui renvoient à la dimension collective de la catastrophe pour les distinguer des propos racontant l’expérience singulière vécue par le locuteur. Voilà, la vie se déroule. Cinq heures du matin, ma femme me réveille et me dit : « Il nous manque un chien ». On les avait laissés sur la terrasse, à l’abri. Elle s’est réveillée. Elle dit : « Je vais voir les chiens, il en manque un ». Je me lève. Effectivement il manquait une chienne. Je descends du lit, je m’habille, je prends la voiture, je vais voir. Je prends la voiture et je pars vers là-bas. Je fais deux cents mètres et l’inondation arrivait. Le niveau ? 1996. Je l’avais dans la tête. Je n’avais pas bu mon café, je n’étais pas douché, pas réveillé. Bon très bien, je reviens. Je dis à ma femme : « L’inondation arrive comme en 96, ce n’est pas grave. Il n’y a pas… On ne nous a pas prévenus, personne ne nous a rien dit ». J’ai dit : « Je vais voir si je trouve la chienne de l’autre côté ». Je vais aux Garrigots, je passe tous les Garrigots. Il n’y avait pas d’eau alors que normalement quand l’eau est là… C’est là que je n’ai pas fait « tilt ! ». Elle a contourné par derrière, par les vignes de derrière et elle a inondé tout le reste. Je n’aurais pas dû passer. Ça c’est une crue classique. Si je peux vous faire le schéma. L’eau arrive, elle contourne comme ça et comme ça et elle vient de front comme ça. Ça fait que quand je suis parti de la maison et que je suis arrivé là, j’étais bloqué. Je n’aurais pas dû pouvoir passer ici parce que l’eau fait ça. Ici, je n’aurais pas dû pouvoir passer, je suis passé. J’ai tout vu, je n’ai pas trouvé la chienne. Je suis revenu, les voisins qui étaient là partaient pour le marché, un peu avant que je passe. Cinq heures du matin, ils sont passés par-là, ils ont vu qu’il y avait l’eau, ils sont revenus, ils sont allés prévenir le voisin qui est un peu plus loin, là-bas. On leur a dit : « C’est rien, l’inondation, c’est rien ici, ce n’est pas grave ». De toute façon, pareil là-bas [la mairie], ils disaient : « On n’a pas été prévenu, c’est pas grave ». Ils sont partis au village, ils ont vu le garde. Le garde leur a dit : « Ce n’est pas grave, ne vous en faîtes pas, la préfecture ne nous a rien dit ». C’est vrai, la préfecture ne leur avait rien dit. On a averti la mairie à vingt-trois heures quinze, qu’ils étaient en alerte crue. En alerte crue, on met la cellule de crise en place et on attend. Deux heures du matin, le capitaine des pompiers, le maire de Cuxac étaient sur la digue, tout était normal, le niveau était normal, ça montait normalement, ce n’était pas grave. Tout va bien. Bon, moi à cinq heures et demi du matin, j’ai dit à ma femme : « Écoute bon, ta chienne on l’a retrouvera demain. De toute façon, elle n’est pas du côté des inondations. De toute façon, on l’a retrouvera bien, on ne va pas chercher toute la nuit ». On s’est recouchés mais j’ai dit : « On met le réveil à six heures et demi ». A six heures et demi, on s’est réveillés, on s’est douchés. sept heures, je sors. L’eau était quasiment à la maison du voisin. Bon là, j’ai commencé à me dire, ça monte vite. Je reprends la voiture et je refile vers là-bas. Ça continuait à passer. La digue avait lâché. Bon, il y a un bruit qui court, qu’à trois heures du matin, le maire de Cuxac aurait dit au Docteur… Seulement là, il y a un problème, c’est que le docteur fait partie des têtes de liste de l’opposition au maire. Voilà, on ne peut pas utiliser cet élément… Il aurait dit au docteur : « La digue a lâché, ça commence à lâcher côté Coursan ». Cette information aurait été répétée par la fille du maire qui travaille à FR3, et je 32 crois à d’autres personnes : « Mon père savait à trois heures du matin, que la digue avait pété ». Deux témoins qui sont très durs à utiliser. Pierre Ribéra, habitant des Garrigots L’expérience de l’informateur est enrichie de l’histoire du sauvetage des voisins, des rumeurs diffusées au village, du discours technique sur le phénomène hydraulique, des reportages et des articles des journalistes, des propos des secouristes et des responsables institutionnels et enfin, des « éléments découverts après ». Partant d’une histoire singulière, le récit se transforme en récit des récits. La cohérence d’un tel assemblage repose ici sur une commune chronologie rappelée, non sans un effet dramatique, par la mention de l’heure des faits qui permet d’assurer les transitions narratives entre les différents registres. En dépassant la remémoration du sauvetage individuel par l’intégration d’éléments généraux sur l’événement, le témoignage amorce la construction d’une structure explicative. La dimension collective de ces récits renvoie à la fois aux relations établies avec autrui dans des circonstances exceptionnelles (sinistrés, voisins, journalistes, secouristes, responsables politiques…) mais aussi à l’élaboration d’une représentation du drame. Loin d’être purement factuels, ces récits ne sont donc pas sans enjeu, ils produisent des effets ou s’apparentent parfois à « l’art de faire un coup » pour reprendre l’expression de Michel de Certeau1. Pierre Ribéra transforme ainsi l’expérience des inondations de 1999 en une énigme qui prend le ton parfois de l’enquête policière : « J’ai ce témoignage… », « Pourquoi ? – Voilà la question », « On ne peut pas utiliser cet élément. […] Deux témoins qui sont très durs à utiliser », « Il me dit bon courage. Pourquoi il me dit ça ? Je n’en savais rien à ce moment-là ». Reconstruit a posteriori, le récit devient inquisiteur, à l’image d’un plaidoyer. Il revisite le drame vécu en mettant en exergue des détails susceptibles de constituer des preuves ou des éléments à charge contre certains responsables. Pierre Ribéra met en tension deux scènes de la catastrophe : d’un côté, les journalistes et les secours sont alertés et commencent à se mobiliser et à se rendre sur les lieux touchés. De l’autre côté, l’informateur dort en paix chez lui alors que « tout va bien ». Ce décalage ne va pas sans produire un effet dramatique qui emprunte à l’image de la victime innocente laissée dans l’ignorance par les responsables et les sauveteurs prévenus de l’imminence de la catastrophe. La référence au vécu des autres sinistrés est systématique et tend à montrer que certains ont enduré des situations encore plus effroyables. A ce miroir du « toujours pire », 1 Michel de Certeau (1990 : 121) explique à propos des histoires racontées : « Il y a bien un contenu au récit, mais il appartient lui aussi à l’art de faire un coup : il est détour par un passé (“l’autre jour”, “autrefois”) ou par une citation (un “dit”, un proverbe) pour saisir une occasion et modifier un équilibre par surprise. Le discours s’y 33 répond à l’inverse le besoin de comparer la catastrophe à d’autres événements connus, ou aux inondations chroniques qui touchent le village. Des stratégies de justification ou de dénonciation transparaissent derrière les descriptions factuelles, comme le montrent certains informateurs qui répondent de leurs actes et d’autres qui recherchent des coupables. Enfin, la référence aux médias semble ambivalente, partagée entre une critique des pratiques des journalistes et une certaine fascination pour le produit journalistique (reportage télévisuel, article de presse, photographies…). - Mobiliser le récit des autres pour situer une expérience singulière Le récit de la catastrophe apparaît comme une collection d’histoires individuelles évoquées pour leur intensité dramatique, l’exemplarité des actes de sauvetage, le caractère insolite des conditions de survie ou la proximité avec la mort. Les sinistrés mobilisent souvent les mêmes anecdotes même s’ils n’en connaissent pas les protagonistes, expliquant qu’il s’agit des « histoires qu’on raconte au village ». Ainsi, après avoir évoqué ses voisins, Pierre Ribéra étend son propos aux autres « histoires » entendues : « Les gens se sont retrouvés dans les combes. Une dame est restée pendant près de douze heures sur un bar avec ses deux filles… Alors, des histoires, il y en a. Une dame qui est montée en slip sur le toit. Une dame aussi qui est montée sur le toit, la seule chose qu’elle a réussi à sauver, c’est une bouteille d’huile ». En rappelant une multitude d’histoires, l’informateur témoigne de son appartenance au vécu collectif de l’inondation. Les situations évoquées apparaissent toujours plus dramatiques que celles vécues par le locuteur. Ainsi, un ancien viticulteur qui a été inondé raconte le sauvetage d’une mère de famille et de ses trois enfants en l’absence de son mari : Sa femme qui était à la garrigue, elle avait trois gosses. Cette femme était montée sur la table avec les gosses parce que l’eau envahissait tout. Il est passé un bonhomme avec un Zodiac. Il a demandé s’ils voulaient qu’on les prenne et qu’on les emmène ailleurs et ben, la barque a chaviré. Les gosses, je ne sais pas comment ils se sont débrouillés. La femme était accrochée à un arbre, tout le monde lui criait : « Lâchez-vous ! Lâchez-vous ! ». Et les autres : « Tenez-vous ! Tenez-vous ! ». Il a failli perdre ses gosses et même sa femme. Alors, vous voyez, il y a des drames… Marcel Ribro, habitant du village Un garde municipal évoque plusieurs situations périlleuses : Il y avait une mémé qui criait au secours et les jeunes qui ont été la chercher, la mémé, ils y sont allés avec un tuyau d’arrosage, ils se tenaient par un tuyau parce qu’il y avait trop de courant. Il y a une femme qui habite au chemin de la plaine de la Verdou, sa fille, quand elle a ouvert la porte, malheureusement elle est partie avec le courant, elle s’est retrouvée dans la maison. Et moi, ma femme, caractérise par une façon de s’exercer plus que par la chose qu’il montre. Aussi bien, il faut entendre autre chose que ce qu’il dit. Il produit donc des effets, non des objets. Il est narration, non description. C’est un art du dire ». 34 je n’avais pas d’escaliers, l’escalier n’est pas fixé mais avec mon gamin, ils ont passé toute la journée dans le grenier, heureusement que j’avais ça. Et le peu de temps qu’elle a eu, pratiquement elle a eu dix minutes, elle a eu le temps de prendre un paquet de gâteaux, une bouteille d’eau, le chat, le chien du voisin, d’aller dans le garage trouver les papiers que je mets en bas, alors que bon hein… Il faut faire le bon choix et ils ont fait le bon choix, de monter au grenier et pas de partir. Il ne faut pas hésiter, c’est ou la vie ou la mort. D’ailleurs c’est ce qui s’est passé pour les trois ou quatre personnes qui ont paniqué. Stéphane Garcia, habitant des Olivettes Une responsable de l’association des sinistrés explique : Il y a des gens qui ont vécu des choses horribles, il y a des gens que je peux vous présenter, il y a des gens qui ont dû prendre des bonbonnes avec des tuyaux de gaz. Ils ont mis le tuyau de gaz dans la bonbonne, la bonbonne en haut comme ça, le mari la tenait, la femme ne savait pas nager la femme, elle avait le tuyau de gaz, et ils sont allés se mettre au sec comme ça… C’était absolument horrible… Delphine Louvin, habitante des Garrigots L’enrichissement du vécu personnel par les récits des autres sinistrés doit attester du caractère véritablement catastrophique de l’événement. Il permet aussi de relativiser sa propre expérience au regard des circonstances que les autres ont connues. Dès lors, l’inondation introduirait subrepticement une nécessité de comparer à l’échelle du voisinage, du quartier voire du village le vécu catastrophique de chacun. Les récits des autres, mémorisés par l’ensemble du village, constituent comme des repères, au-delà de la hauteur d’eau, permettant à chaque sinistré de se situer et de se représenter dans quelle mesure il a été touché, dans quelle mesure sa situation est banale ou exceptionnelle, si elle est « normalement » anormale ou « anormalement » anormale. Ce procédé dramatise l’événement dans sa globalité mais relativise le drame singulier en le replaçant dans un cadre représentatif tel une échelle du malheur dont une des extrémités est constituée par les victimes et leurs proches. Une habitante des Garrigots ayant été contrainte de faire une ouverture dans le toit pour échapper à la montée des eaux estime cependant avoir été épargnée : « On a été marqué aussi mais bon, nous, comme on dit, on est là. Ceux qui ont perdu des proches et tout… ». La mobilisation des récits des autres affirme l’appartenance au groupe des victimes des inondations et constitue comme enjeu central de l’entretien la mesure du drame vécu par comparaison aux autres. - Qualifier la catastrophe de 1999 par rapport aux « inondations normales » Les témoignages des anciens Cuxanais qui résident de longue date au village repose sur la comparaison de l’événement de 1999 avec les crues précédentes. L’évocation de l’inondation est liée à la description des pratiques habituelles visant à se protéger contre la montée des eaux. La crue de 1999, supérieure aux « inondations normales », apparaît comme 35 extraordinaire comme en atteste l’échec des mesures de protection mises en œuvre face aux crues ordinaires. Je me lève, je sors, j’allume la voiture, je vois de l’eau, comme d’habitude, cinq centimètres d’eau. Le temps de m’habiller, il y avait de l’eau partout. Elle me coulait par la porte, l’affaire d’un quart d’heure, vingt minutes, l’eau est montée de quarante centimètres et à neuf heures, elle me passait par la vitre. Donc, c’est bien une vague d’eau qui est arrivée. Ce n’est pas une inondation normale. Une inondation normale, c’est une inondation où l’eau monte progressivement et au fur et à mesure tandis que là, c’est une vague. Moi, je suis né ici à Cuxac, jamais… Le nombre de fois que j’ai vu des inondations ici. J’ai vu quatre inondations ou cinq inondations dans la même année. On était habitué, c’est que dalle, pour moi, c’est du pipeau. Roger Rufis, habitant du village Parce qu’avant, je vais vous dire, quand il y avait les inondations, la municipalité venait vous taper… Elle venait vous dire : « Il va y avoir une crue, prenez vos précautions ». Alors, on faisait une petite barrière avec des briquettes, on avait le temps de faire la barrière là, devant, derrière et l’eau ne rentrait pas. Tandis que cette fois-là, ils ne sont pas venus. Alors même, si on avait fait nos petites barrières, ça dépassait. Parce que moi, j’avais l’eau qui me rentrait par la fenêtre donc ça n’aurait servi à rien. Alors le matin en me levant, mon voisin me dit : « Tu sais Simone, il faut que tu sois courageuse parce qu’il nous arrive une catastrophe ». Alors j’ai dit, je vais faire mes briques. Alors, je me mets à faire les briques, vous pensez ! Quand la vague est arrivée, j’ai eu des briques au milieu de la cuisine tout ça… Oh, non, ça a été une catastrophe. Ça n’a pas été les inondations habituelles. Yvonne Morel, habitante des Garrigots Toutes les inondations que j’ai vues auparavant, l’eau s’est arrêtée au petit pont sans venir ici. Et là, ce jour-là, on a vu l’eau arriver comme dans la baie du Mont Saint-Michel, vous savez, comme un cheval au galop. Et c’est vrai, elle arrivait à une vitesse… Le temps de mettre mes cuissardes, j’ai voulu aller vers là-bas de nouveau, je n’ai pas pu repasser, il y avait deux mètres d’eau en bas du petit pont, c’est incroyable mais vrai ! […] Donc ce matin-là, j’avais préparé comme on fait souvent dans le Midi, des planches. Alors je les avais mises aux fenêtres. Alors au moment de la vague, il y a eu de l’eau qui est entrée. Pierre Godon, habitant des Garrigots Yvonne Morel a l’habitude de préparer une barrière avec des briques, Pierre Godon place des planches au bas des portes et fenêtres, Roger Rufis sait que son jardin reçoit tout au plus cinq centimètres d’eau. Un maraîcher des Garrigots connaît de même la hauteur à laquelle l’eau vient affleurer dans son potager. La crue de 1999 met à mal ces repères et apparaît comme un phénomène hors norme qui ne saurait correspondre à « l’inondation normale ». Pour Roger Rufis, l’inondation normale, « c’est que dalle, c’est du pipeau », explique-t-il, arguant du peu de dégâts occasionnés et du faible danger que représentent les crues ordinaires. L’événement de 1999 est alors qualifié de « vague » ou de « vraie catastrophe » mais comme l’explique un viticulteur, « on a du mal à dire inondation pour 1999 ». Le récit de la catastrophe intègre, pour ces habitants familiarisés aux crues, une visée comparative. A la différence des nouveaux qui mettent en exergue l’expérience vécue, il s’agit de resituer l’événement hydraulique par rapport aux repères dont les habitants disposent depuis toujours. Il est intéressant de constater le recours commun à des comparaisons pour 36 situer et se représenter l’événement inimaginé et impensé. Dans le premier cas, la comparaison est synchrone et se focalise sur les situations extrêmes de survie. Dans le second cas, elle est diachronique et mobilise l’histoire longue des crues reléguant au second plan les récits dramatiques et sensationnels de la catastrophe. - Se justifier par le témoignage Lorsque l’eau envahit les maisons, les secours ne sont pas encore sur place ni organisés de manière à intervenir systématiquement dans les quartiers touchés. Les relations de voisinage constituent alors pour certains la première possibilité d’être secourus. Ces circonstances dramatiques obligent les sinistrés à justifier a posteriori leurs actes ou l’attitude adoptée. Le soupçon de ne pas avoir tout fait pour sauver les voisins doit être écarté. Les propos ci-dessous sont ceux de l’un des seuls habitants des Garrigots non touchés par l’inondation qui doit répondre aux reproches de sa voisine. La voisine derrière, elle me dit : « Léon, vous m’avez oubliée ». J’ai dit : « Je n’ai oublié personne, je n’ai pas pu aller chercher mes petits enfants, la preuve que je ne t’ai pas oubliée. – Oui, elle me dit, mais j’ai passé de huit heures du matin au lendemain cinq heures dans l’évier ». Quand le voisin est venu, j’ai dit : « Regarde s’il y a Béatrice… ». Parce que moi, j’avais entendu l’hélicoptère. Je regardais, mais les cyprès me gênaient. J’ai vu qu’il y avait ce mouvement, j’ai dit, ça va, ils vont l’hélitreuiller. Le lendemain matin, j’ai dit : « Regarde s’il y a Béatrice ». Il me dit : « Je n’ai vu personne ». Mais il me dit : « Il y a la voiture ». J’ai dit : « S’il y a la voiture, elle y est ». Une demiheure plus tard, je le vois, il me dit : « Elle y est ». J’ai dit : « Sapristi quand même, quand elle a entendu l’hélicoptère et tout ça, elle aurait pu… ». Surtout que l’évier est en face de la fenêtre, elle aurait pu sortir, avec un mouchoir ou… Oh, ça a été dur ! Pouh ! Léon Lopez, habitant des Garrigots Le récit de la catastrophe permet de rendre public ses faits et gestes lors de la montée des eaux, au moment où le drame se noue. Cette préoccupation peut paraître secondaire pour certains habitants mais il en va tout autrement pour des responsables ou des élus dont le récit est construit de manière à répondre de leurs actes et à déjouer les accusations qui leur sont adressées. Les propos du Maire de Sallèles d’Aude, Claude Maraval, révèle la stratégie de justification qui structure son témoignage. Ce dernier précise quelles voitures il a utilisées pour se déplacer en insistant sur les motifs des trajets, de peur d’être soupçonné d’avoir été averti de l’imminence de la crue. Il donne l’heure à laquelle il a appelé les élus et regrette de ne pas avoir pu continuer à prévenir les gens après que le téléphone a été coupé. Cette question s’avère particulièrement sensible comme le montre les demandes du maire d’obtenir la facture détaillée des appels reçus et émis dans la nuit du 12 au 13 novembre 1999. Il dispose de plus, des attestations des adjoints déclarant s’être bien déplacés à la mairie après 37 avoir été avertis. Quand bien même Claude Maraval s’adresse à l’enquêteur, son récit répond à un climat de suspicion et de dénonciation. - Le récit public de la catastrophe L’ampleur du drame constaté à Cuxac d’Aude, compte tenu du nombre de victimes et de l’importance des dégâts, conduit à une intense médiatisation au cours de laquelle le village est l’objet de nombreux articles, reportages et émissions spéciales. Sur le terrain, les journalistes sont présents comme le rappelle un adjoint en poste à l’époque : « Dans la cour de la mairie, il y avait toutes les chaînes de télévision qui étaient là. Il y avait les chaînes étrangères et tout, c’est vrai que c’était impressionnant ». L’attention des journalistes est tournée vers les sinistrés qui sont invités à raconter ce qu’ils ont vécu et sont filmés en train de nettoyer leur maison. Lors des entretiens, la médiatisation dont les habitants ont fait l’objet est intégrée au récit de la catastrophe. Ainsi, un informateur se présente en rappelant que sa maison a été filmée maintes fois : « J’habitais chemin Plaine de la Verdou. Alors, nous, notre maison, FR3 est venu la filmer, Antenne 2 est venu la filmer et après on est passé sur toutes les chaînes ». L’expérience des inondations se fond indissociablement dans le reportage ou l’article de presse qui en rend compte. Un sinistré commente la première page d’un quotidien de novembre 19991 : « Voilà notre maison ! [Sur une photo aérienne] Ça, c’est notre maison, notre ancienne maison, et elle faisait la double page, la une, d’un supplément du Midi Libre ou de l’Indépendant qu’ils ont sorti la semaine d’après des inondations et la page centrale, c’est cette photo, avec juste à côté, il y a la maison où sont réfugiés mes enfants et ma femme, ils sont en train d’être hélitreuillés et a priori, je crois que c’est mon fils qui est en train d’être hélitreuillé au moment de la photo ». Parfois, le témoignage devient un récit des mises en récit médiatiques, à l’image d’une informatrice qui évoque en détail le drame vécu par un jeune homme resté accroché à un poteau électrique pendant plus d’une dizaine d’heures à proximité de Lézignan. Cet épisode fortement médiatisé2 est intégré à ses propos, alors qu’il s’est déroulé loin de Cuxac et que le rescapé n’appartient pas à la communauté villageoise. Les habitants entretiennent une relation ambivalente avec les médias, tour à tour critiques vis-à-vis des pratiques professionnelles des journalistes et fascinés par le produit journalistique. Les propos recueillis renvoient, en effet, à une dénonciation des manières de 1 Les photographies publiées dans l’article sont reproduites en annexe n° 5. Paris-Match daté du 25 novembre 1999, titre en page 58 : « Près de Narbonne, Romain, 21 ans, s’accroche onze heures durant à un pylône électrique » et présente la photographie du jeune homme cramponné à un poteau en ciment à un mètre au-dessus des remous des flots de l’inondation. 2 38 faire des journalistes à la recherche du sensationnel. Dans le même temps, la production médiatique est précieusement conservée et collectionnée, de manière à être présentée pour appuyer le témoignage personnel. Ainsi, un couple des Garrigots décrit sans indulgence l’intervention des reporters pendant la catastrophe et explique ensuite avoir fait appel à des journalistes d’un quotidien national pour dénoncer la spéculation financière dont avait été l’objet leur maison sinistrée. L’épouse témoigne : Un soir, je me vois encore en train de leur dire [à un couple de personnes âgées réfugiées dans un gymnase] : « Allez, mangez ! » On n’avait qu’une bougie pour s’éclairer. A ce moment-là, Canal+ a débarqué avec l’antenne et la caméra. Alors j’ai dit : « Non, vous, vous dégagez. La misère du monde, ce n’est pas pour les charognards ». Pouh !! Les médias ! Alors ils demandaient aux filles, à mes enfants, ils disaient : « Alors tu as eu très peur, raconte, est-ce que tu as eu très peur ? Racontenous… ». Ils leur faisaient dire n’importe quoi. Et en plus, dans le journal, quand on a vu le journal le lendemain, c’était complètement à l’envers de ce qu’on avait dit, ça leur allait bien. Le mari fait part aussi de sa consternation quant aux relations établies entre les journalistes et les sinistrés : Les médias, au moment où ça se passe, c’est des rapiats, c’est des charognards, c’est des nuls. Après, quelques mois après quand ils viennent, alors là, ça vaut le coup, mais là, sur le coup… Moi, je vais vous dire, le dimanche, j’ai passé toute la journée avec la Légion et les gens du IIIème RTIMA de Carcassonne puisque, bon, à l’époque, j’étais militaire. Donc, on est monté dans le zodiac et comme on habitait les Garrigots, on les a baladés avec un autre collègue et on a emmené une équipe d’Antenne 2. Le mec, je vous jure, on l’aurait baffé, on l’aurait presque noyé, tellement il posait des questions à des gens… Mais à des gens qui traversaient dans l’eau comme ça : « Et alors, qu’est-ce qui vous est arrivé ? Ah, vous venez de sauver votre jument, vous êtes content ? » [en prenant un ton mielleux] Et le mec [avec un ton cassant et assuré] : « Espèce de connard, tu crois que je vais pleurer parce que j’ai sauvé ma jument ! » [Ton mielleux] « Ah, ouaih, vous êtes sinistré… ? », [Ton cassant] « Bah oui, qu’est-ce que tu crois que je fous les pieds dans l’eau ?! » Mais des questions ! Un mec qui vient de tout perdre qui est complètement paumé, qui sauve ce qu’il peut dans l’eau et le gars va lui dire : « Bon alors, vous êtes content, vous êtes triste… ? » Mais dès qu’on a pu s’en libérer, honnêtement, gentiment, poliment mais on s’en est libéré. On ne voulait plus avoir le caméraman avec nous, on avait honte ! Stéphanie et Pedro Michard, habitants de la périphérie du village Un habitant des Garrigots raconte avoir été filmé alors qu’il était en train de rechercher de la nourriture dans le congélateur renversé dans la boue. Le choix du journaliste est perçu comme une attitude voyeuriste qui privilégie des situations de dénuement et de nécessité où l’informateur a l’impression de « perdre sa dignité ». Son épouse réagit à la mise en scène à laquelle procède un photographe pour réaliser un cliché de son fils : « J’ai un fils qui adore les singes en peluche depuis tout petit. Je lui avais acheté le Noël d’avant un gorille énorme. Le gars a vu le gorille plein de limon, dehors avec toutes les affaires à jeter et il a demandé à mon fils : “C’est à toi ça ?” Cédric lui a dit oui. Il lui dit : “Tu veux te mettre à côté, je vais te prendre en photo pour qu’on puisse mettre ça dans le journal”. Ça ne ressemble à rien, c’est du torchon ! ». Pour cette informatrice, le journaliste compose ici une image de toute pièce, un 39 véritable récit-fiction dans lequel elle ne se reconnaît pas. Comme le montre les qualificatifs de « rapiat », « charognard », « voyeurisme », « torchons », les habitants critiquent le traitement sensationnel et misérabiliste1 de la catastrophe assuré par la mise en avant de leur détresse et de leur désarroi face au dénuement matériel. Ils témoignent aussi de la perte de contrôle de leur propos et de leur image, comme le montre un reportage dont l’usage est détourné vers des émissions de divertissement : Je n’ai pas été évacué… Je suis pêcheur, donc j’ai mis une cuissarde et je me suis promené partout et le lendemain, avec mon voisin, nous allions ravitailler quelqu’un qui habite un peu plus loin qui nous avait demandé du gaz. Je vous raconte tout ça, vous allez voir où je veux en venir. On y a été avec le voisin, on avait de l’eau jusqu’ici pour passer. Et là, j’ai été interrogé par Maryse Burgueaud de France 2 qui passait avec une petite barque et qui me dit : « Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas monsieur ? » .Parce que je rouspétais, j’avais de l’eau jusqu’ici [il me montre les épaules]. Je lui dis : « Vous le voyez bien, on est dans la merde ». C’est passé à la télé, mais, je n’ai pas accepté que ça repasse dans une émission d’humour à Canal +. Alors, j’avais écrit à l’organisme, la commission informatique et liberté, on m’a dit que c’était tombé dans le domaine public. Pierre Godon, habitant des Garrigots Ce bref échange diffusé une première fois au journal télévisé a, par la suite, été sélectionné dans des émissions de divertissement, le Zapping et Vidéo Gag, qui rediffusent des séquences, sélectionnées pour leur aspect comique, insolite ou ridicule. Le reportage n’a plus alors le même statut et devient un objet de curiosité propre à susciter le rire et la moquerie, ce à quoi cet enquêté s’est montré particulièrement sensible. La réponse de la Commission informatique et liberté qui précise que ces images sont « tombées dans le domaine public », s’entend sur le plan légal mais montre aussi que le récit personnel de la catastrophe passe dans le domaine public à travers sa médiatisation. Malgré ces critiques, certaines pratiques des habitants témoignent de l’importance et de la valeur accordées aux journaux et aux reportages de télévision. Les sinistrés conservent en effet les quotidiens de l’époque et les enregistrements des journaux télévisés. Un habitant des Garrigots a, par exemple, rassemblé avec l’aide des membres de sa famille, les quotidiens locaux et nationaux pendant le mois qui a suivi les inondations. Au cours de l’entretien, il part chercher un sac poubelle informe et très volumineux qu’il traîne derrière lui, faute de pouvoir le soulever et dans lequel les journaux sont conservés pêle-mêle. Leur consultation prend place au sein du récit de la catastrophe tout comme la présentation de « l’album des 1 Les travaux de sociologie des médias (pour la sociologie critique : Champagne, 1991 ; Accardo et alii, 1995 ; Bourdieu, 1996 et pour la sociologie pragmatique : Lemieux, 1996) ont montré l’existence de « formats médiatiques » qui intègrent de plus en plus des contraintes économiques et commerciales à mesure que la concurrence entre les différents médias se fait plus forte. Dès lors, la catastrophe tend à être traitée sous la forme du fait divers qui accentue le sensationnel, l’anecdotique et l’insolite. 40 inondations » qui rassemble les photographies prises pendant le drame1. Certains informateurs proposent de visionner pendant l’entretien des cassettes vidéo sur lesquelles sont enregistrés des reportages ou des films amateurs. Ils laissent alors parfois l’enquêteur seul face à un large écran de télévision sur lequel défilent des torrents de boue comme si ces documents étaient dotés d’une valeur démonstrative plus grande et plus sûre que la parole. Les formats médiatiques qui privilégient l’illustration plutôt que le texte, l’image plus que la parole, ne sont pas sans exercer une certaine influence dans la manière dont procèdent les sinistrés pour raconter ce qu’ils ont vécu2. La collecte des documents participe de l’emprunt de la structure narrative médiatique alors qu’ils ont perçu la catastrophe, en premier lieu, comme une rupture d’intelligibilité. Le cadre signifiant, construit et diffusé par les journalistes, permet aux sinistrés de formuler l’expérience vécue de manière à être compris par un interlocuteur extérieur. Il s’agit en quelque sorte de ne pas décevoir l’étranger en visite dans le village catastrophé à qui l’on prête le désir de trouver sur place ce qu’il a vu à la télévision ou dans la presse : les images des maisons souillées par la boue, les habitants réfugiés sur les toits, les opérations d’hélitreuillage, l’eau atteignant les premières tuiles des villas… La présentation des documents médiatiques et des photographies rejoue en partie la mise en scène journalistique de l’événement. Enfin, le passage à la télévision ou la publication dans un journal représentent un enjeu important dans la mesure où ils attestent de la qualité de sinistré. Les remarques sont nombreuses pour contester le choix des témoins qui figurent dans les reportages. Un habitant des Olivettes explique en effet que ceux qui passent à la télévision sont les « mieux placés et pas les plus touchés ». Les élus, davantage sollicités que les habitants qui n’apparaissent que comme les figurants de la catastrophe, témoignent d’une expérience relativement intense et marquante. Ainsi, un ancien adjoint de la mairie de Cuxac d’Aude raconte : Avec les médias, on est au niveau du fantasme parce que la télé, c’est quelque chose d’important, c’est mythique la télévision, ça fait rêver. Qu’est-ce qu’on pourrait dire par rapport à ça ? Que, bien entendu, lorsqu’on est sollicité par des médias nationaux, on ne va pas dire qu’il y a de la gloriole mais bien sûr qu’il y a une petite satisfaction. Ce serait hypocrite de dire le contraire, de voir qu’on est cité dans 1 Certaines figurent en annexe n° 6. Sur ce point, la socioanalyse des pratiques journalistiques réalisée par Alain Accardo et alii (1995) montre l’intégration par les sinistrés et les victimes des attentes des journalistes. Nous rapportons ici le récit de Gilles Balbastre, journaliste reporter, recueilli par Alain Accardo : « 10 h – Centre ville de Haumont. Le centre-ville est effectivement sous plus de 1,20 mètres d’eau. L’arrivée d’une équipe de télévision provoque des rumeurs dans la foule : “C’est FR3. Ah non, non ! C’est France 2 ”! Pour les nombreux spectateurs présents, notre venue donne d’autant plus de poids à l’événement. Pensez donc, une télé nationale ! Nous faisons vite des images de magasins inondés, puis quelques interviews de commerçants. Un ouvrier boulanger, avant même d’entendre la question, répond de façon mécanique comme une leçon apprise (à la télé ?) : “C’est terrible, c’est une catastrophe pour le patron et pour nous” » (Accardo et alii, 1995 : 75). 2 41 Libération, qu’on est sollicité par des journaux, qu’on est interviewé par l’Huma. Moi, je sais que je suis dans Le Monde. Bien sûr qu’on en est un peu fier. Lorsque j’ai écrit mon article en réponse à Voynet qui disait un certain nombre de choses, c’est passé le 18 novembre 1999, dans la page « Horizons ». J’ai eu du courrier par rapport à ça, des gens qui étaient d’accord et tout. Bien sûr, c’est un moment de gloire pour un petit élu de province de pouvoir s’exprimer dans des médias. Je suis passé à la télé justement lors d’une réunion qu’on avait organisée sur la répartition des dons, sur la méthode et tout ça, pas longtemps, mais, j’étais avec le maire, on discutait avec les associations, quelques extraits… Mais j’ai une lettre qui est rigolote parce que justement j’expliquais qu’on allait fonctionner avec des critères sociaux, j’ai reçu une lettre d’un français de Pondichéry, donc qui était en Inde, qui travaillait là-bas et qui avait vu ça avec le satellite, et qui se déclarant dans la lettre d’accord avec moi, nous a envoyé un chèque de dix ou quinze mille francs. Un chèque conséquent, donc c’est vrai que les médias, ça a de l’impact et puis c’est vrai, que quand c’est national, on en est fier, on garde les coupures… Prétendre le contraire, ça serait quand même pas normal. Ce n’est pas le truc d’être devant la télé et tout ça, ce n’est pas ça mais une fois… Si on a parlé de vous ou lorsque vous avez été quelque chose au point de vue national, au point de vue de la presse, oui, il y a une espèce de… Moi, ça m’a caressé dans le bon sens, moi, de pouvoir écrire dans Le Monde et qu’on me dise, ce que tu as fais, c’est bien. Xavier Verdejo, ancien adjoint de la mairie de Cuxac d’Aude Xavier Verdejo a eu l’occasion de publier un article dans les pages « Horizons » du quotidien Le Monde1, en réponse à Dominique Voynet, alors Ministre de l’Environnement, qui mettait en cause la responsabilité des élus. Sans revenir sur le fond, il témoigne ici de l’accès aux médias nationaux grâce à la catastrophe de 1999. Il reconnaît la « gloriole » et la « satisfaction » qu’il éprouve encore aujourd’hui. Le contexte dramatique n’est pas pour autant propice à l’explicitation de la satisfaction ressentie alors. Le Maire de Sallèles d’Aude en 1999, a été suivi par un journaliste du Monde pendant les jours qui ont suivi la catastrophe. Un long article2 a été publié sous la forme d’un portrait. En entretien, l’évocation par Claude Maraval de la catastrophe de 1999, alors qu’il a été luimême sinistré, est empreinte d’un certain enthousiasme quand il rappelle la publication de l’article du Monde. Un an plus tard, il a été de nouveau sollicité pour participer à un ouvrage rassemblant les réactions de personnes que l’actualité a précipitées dans les pages du prestigieux quotidien. Face à l’enquêteur, il interrompt son témoignage pour lire le passage qu’il a écrit : « J’ai ressenti une profonde émotion ce vendredi 17 décembre en lisant le Monde. Émotion d’autant plus intense que les amis parisiens m’avaient téléphoné la veille pour, de leur point de vue, me faire mesurer l’honneur qui m’était fait d’avoir une page entière dans ce journal. D’autres de Sarcelles où j’ai travaillé pendant dix ans de ma vie, m’apprenaient avec délectation que si mes cheveux avaient blanchi, mes engagements eux, n’avaient pas changé. Il est vrai que j’ai ressenti une profonde chaleur et une grande reconnaissance envers ce grand reporter d’avoir pu mettre à nu un être qu’il a fréquenté cinq jours. Quelle joie mais quelle humilité aussi de s’apercevoir que l’homme que l’on est, se découvre au contact et à la face des événements. Être capable de les affronter laisse apparaître des aptitudes et des potentialités et surtout une volonté insoupçonnée pour les combattre. La sincérité, la spontanéité, l’honnêteté que l’on met en œuvre durant sa vie, émerge au cours de circonstances dramatiques. Dans ces moments-là, on agit avec sa conscience pour tenter d’apporter, de mettre en 1 2 L’article est reproduit en annexe n° 7. L’article est reproduit en annexe n° 8. 42 œuvre des actions pour aider, soulager l’autre. Et c’est alors qu’apparaissent les hypocrisies, les jalousies, les haines, les vengeances car l’image que l’on a donnée de soi, naturelle, spontanée, généreuse est perçue par les donneurs de leçons politiciens comme le reflet d’une envie de ce qu’ils ne sont pas. L’humanisme que l’on persiste et persistera à promouvoir durant sa vie, ne peut être pour soi que l’image de la vérité. Le progrès ne peut se nourrir que par l’homme et pour l’homme, le reste n’est qu’ambition pour alimenter son égocentrisme. L’avenir nous dira si les valeurs induites par l’homme sont source de progrès ou si elles sont le fruit de sa destruction. » Claude Maraval, maire de Sallèles d’Aude en 1999. Le témoignage de Claude Maraval résulte de l’imbrication de ce qu’il a vécu avec les articles de presse de 1999, l’ouvrage qui rend compte de cette médiatisation et enfin l’entretien réalisé avec l’enquêteur qui est l’occasion de commenter le texte écrit alors. La multiplicité des registres d’énonciation résulte des divers usages faits du récit de la catastrophe, depuis le témoignage à chaud livré aux journalistes jusqu’à l’entretien sollicité par le chercheur quelques années plus tard au cours duquel, la remémoration de l’événement mêle le souvenir du drame vécu et les investissements, tant indigènes qu’extérieurs, dont le témoignage a été l’objet. Au terme de l’analyse, la critique des pratiques professionnelles des journalistes révèle le passage du récit privé du drame dans le domaine public. La collection et la consultation des documents journalistiques montrent l’influence des formats médiatiques sur la construction des récits qui réempruntent, comme par mimétisme, des structures signifiantes pour donner forme à l’expérience vécue et la communiquer à l’enquêteur. La mise en scène publique des sinistrés conduit, au cours des entretiens, à une mise en abîme du récit de la catastrophe par les enquêtés qui ne racontent, pas tant leur expérience, que la manière dont leur témoignage a été médiatisé. Le caractère public des récits explique la facilité avec laquelle les sinistrés racontent sans détour le drame de 1999, en devançant parfois les questions de l’enquêteur. Il s’agit d’un récit qui participe de la présentation de soi devant un étranger et dont la banalisation par les médias rend la transmission naturelle. Ces observations renvoient à des questions plus générales posées notamment par Michel Wieviorka à propos de l’affirmation publique de la figure de la victime: « L’entrée massive des victimes dans l’espace public ne signifie-t-elle pas une dissolution de la ligne séparant le privé du public ? » (Wieviorka, 2004 : 89)1. L’attention portée à la prolixité des enquêtés ne doit cependant pas effacer le nondit de ces récits qui sont reconstruits a posteriori ouvrant aussi un « espace de fiction » (de 1 Il explique en effet : « Plus les victimes s’expriment en tant que telles, demandant que soient combattues publiquement les violences qu’elles subissent en privé, et plus elles mettent en cause la distinction entre sphère publique, où sont traités les problèmes de la vie collective, et sphère privée, où la violence cesse presque d’être tenue pour telle du seul fait qu’elle ne concerne que ses protagonistes. » (Wieviorka, 2004 : 89) 43 Certeau, 1980) susceptible de passer sous silence une dimension plus intime et privée de la catastrophe. 1.2. Silences et non-dits : les limites du récit public de la catastrophe Les silences, les hésitations, les lapsus, les oublis, les phrases glissées in extremis à la fin de l’entretien ne relèvent pas seulement de la faillite de la mémoire ou d’un accident de la parole dans la mesure où les témoignages ne se réduisent pas à un exercice de remémoration. Pour Michael Pollak, les entretiens conduits auprès des victimes de la Shoah invitées à livrer une « histoire de vie » montrent à quel point « le silence peut être faussement assimilé à l’oubli » (Pollak, 1986 : 30). Partant d’un entretien conduit avec Ruth A., il analyse en effet l’usage du silence comme correspondant à la difficulté d’évoquer certains épisodes (par exemple les tentatives de négociation des représentants de la communauté juive avec l’autorité nazie) : « Face à ce souvenir, le silence semble s’imposer à tous ceux qui veulent éviter de blâmer les victimes. Et certaines victimes, qui partagent ce souvenir “compromettant” sont, elles aussi vouées au silence. Aussi le déroulement même de cet entretien reflétait moins la difficulté de parler d’une expérience traumatisante en soi, que celle d’évoquer un passé qui reste difficile à communiquer, de faire comprendre, de transmettre à tout étranger au groupe concerné » (id. : 30). Le silence conservé sur le passé concentrationnaire apparaît aussi comme la condition d’un retour à une « vie normale » et d’une insertion sociale après la guerre. Michael Pollak explique à propos de Ruth A. : « Sans rien oublier, sans rien renier de son passé, elle essaie de reconstruire une vie “normale”, en même temps que se “normalise” la vie dans l’Allemagne d’après-guerre » (id. : 49). Toutes proportions gardées quant aux circonstances évoquées, le travail de Michael Pollak est exemplaire d’une analyse des silences qui marquent le récit de vie ou le témoignage d’une victime. Cependant, l’analyse des entretiens « en creux » peut conduire à une surinterprétation du fait de la nature même d’un corpus empirique qui se caractérise par l’absence et qu’il s’agit de rendre présent. Michel Naepels rappelle, dans une note de lecture sur les ouvrages de Michel Agier (2002) et de Léonore Le Caisne (2000) portant respectivement sur un camp de réfugiés et une prison : « Avoir affaire à des sujets connaissant, ou ayant connu des formes plus ou moins accomplies de dépossession de soi entraîne une difficulté radicale pour l’anthropologie : comme discipline productrice d’énoncés (par l’entretien, et en dernier lieu, dans le texte publié de l’ethnologue), que faire du silence ? Comment rendre compte de ceux 44 qui ne parlent pas ou plus, et de l’impossibilité de raconter certaines expériences ? » (Naepels, 2004 : 35). La démarche suivie ici reste heuristique. Elle repose sur des extraits d’entretiens qui correspondent à la manifestation du silence dans la conversation et consiste à les mettre en parallèle avec d’autres récits qui se rapportent aux mêmes faits et aux mêmes lieux. À travers les écarts observés entre les récits du mari et de l’épouse, d’un enfant et d’un parent ou de deux voisins, l’indicible semble se manifester. Enfin, les demandes explicites d’interruption de l’enregistrement peuvent être comprises comme le signalement des limites du récit public de la catastrophe. Après avoir analysé une série de paires d’entretiens dissonants, nous reviendrons sur certains sujets particulièrement silencieux. Ainsi, l’évocation des victimes, le souvenir de folies passagères, les crises de rire face à la situation insolite de l’inondation et la mention de maladies psychiques, transparaissent à travers les entretiens ou plutôt en marge de l’enregistrement, consignés dans les carnets de terrain. - L’indicible pour la morale ordinaire L’enquête a permis de recueillir des “paires” de témoignages qui se rapportent aux mêmes faits. Ainsi, les extraits suivants correspondent aux entretiens conduits avec deux voisines des Garrigots : l’une Armelle Laforge, trente-huit ans, habite une maison de plainpied sans étage. En 1999, elle était seule avec sa fille aînée de neuf ans et son bébé. Elle a tenté d’échapper à la montée des eaux en rejoignant à travers le courant la maison de sa voisine. Cette dernière, Mariette Chevrier a cinquante-cinq ans et habite une maison à étage dans laquelle aucune pièce habitable n’est en rez-de-chaussée. De ce fait, elle a seulement perdu du matériel conservé dans le garage ou à la cave. Le premier extrait correspond au récit d’Armelle Laforge qui raconte l’évacuation de sa maison. C’est Sophie [sa fille] qui s’est levée la première et qui m’a réveillée en voyant qu’il commençait à y avoir de l’eau qui arrivait. [Silence] Et ça montait ? Quand elle m’a réveillée, c’était sur le terrain encore, il y avait, je ne sais pas, une épaisseur de dix centimètres sur le terrain, ça commençait à venir. Je me suis vite levée, j’ai regardé, j’ai vu que ça devenait sérieux. Donc, j’ai réveillé tout le monde, on s’est préparé comme on a pu. On est parti pour aller chez Mariette qui elle, est en hauteur. […] Quand on est sorti d’ici, on n’a pas pu y arriver. On a été pris par la vague, ça a été… On a mis une demi-heure pour aller chez elle au sec. Vous êtes sortis par là ? [En montrant le portail qui donne sur la route] On n’a pas pu sortir par-là. Plus on avançait, et plus… Parce que la vague arrivait dans le sens opposé. De ma porte jusqu’au portail, on n’a pas pu y arriver. Plus on avançait, plus l’eau nous emportait. Et en plus, moi, j’avais un petit de deux ans dans les bras, donc j’étais déséquilibrée. Il a fallu qu’on se 45 rabatte sur le grillage pour pouvoir passer par-dessus le grillage pour aller chez elle. Oh ! Ça a bien duré presque une demi-heure. On s’est débattu pendant une demi-heure. [Silence] Et après vous avez réussi à monter chez Mariette ? Heureusement qu’elle était dehors avec son mari. Et elle nous a aidés en fait. Moi, j’avais le petit, donc je lui ai jeté le petit par-dessus le grillage. Donc, elle est allée le mettre en sécurité. Et après, son mari est venu chercher Sophie, qui avait neuf ans et moi en dernier. C’est vrai qu’on était à bout de force parce que… on était vraiment épuisé. Avec l’eau froide et… ? On luttait pour sauver notre peau, c’est le cas de le dire, l’eau froide, on ne s’en rend plus compte, on ne sent plus rien. Juste qu’on est épuisé et qu’on n’arrive plus à respirer. C’est tout. [Silence] Et après, une fois que vous êtes arrivés chez Mariette, vous avez pu vous changer, reprendre un peu des forces ? Voilà. [Silence] Armelle Laforge, habitante des Garrigots Cet extrait se distingue des témoignages analysés précédemment. L’informatrice parle en effet peu et se contente de répondre aux questions de l’enquêteur sans livrer un récit intégré et détaillé. Armelle Laforge insiste sur le fait qu’elle « s’est débattue pendant une demi-heure » avec ses enfants contre le courant mais ne livre aucun détail des actions entreprises et des pensées formulées pendant ce moment particulièrement dramatique. La fatigue physique et l’épuisement semblent écarter toute autre préoccupation en dehors de celle de « sauver sa peau ». Armelle Laforge paraît sur la défensive comme si elle cantonnait ses propos aux seules questions posées. À la fin de l’entretien, sa fille aînée intervient pour la première fois afin d’évoquer l’évacuation de la maison. Après un long silence, la mère répond : « Et puis on a tout lâché, moi j’étais partie avec les sacs à main et tous les papiers, avec les appareils photos, le caméscope et cette mallette. Donc, avec ma fille, on se partageait les trucs, mais à un moment, je lui ai dit : “Lâche tout. On pense à nous, tant pis pour le reste”. On a tout lâché. Après, c’est vrai que… La mallette, le sac à main, après on l’a retrouvé chez Mariette une semaine plus tard ». Le récit de la voisine qui n’a pas été sinistrée, hormis son garage et son jardin inondés, accorde une grande importance au sauvetage d’Armelle Laforge : La voisine, elle allait à son portail pour faire le tour pour venir là, elle m’a dit : « Mariette, est-ce qu’on peut venir ? ». J’ai dit oui. J’ai essayé d’aller ouvrir le portail mais il était coincé par le courant, je n’ai pas pu l’ouvrir. Heureusement que l’eau a réussi à coucher le grillage qui nous sépare et on a pu les faire passer par-dessus. Parce que la vague l’avait faite tomber dans l’eau, avec son bébé de deux ans. Donc, heureusement que le grillage s’était affaissé et on a réussi à les faire passer par-dessus. Et après le portail s’est ouvert sous la pression de l’eau. Et elle est arrivée en s’accrochant au grillage tout le long : « Est-ce qu’on peut monter ? » J’ai dit : « Viens, vite ! » Quand ils sont arrivés en bas à l’escalier, je les ai changés, je leur ai donné des vêtements comme j’ai pu parce qu’avec la taille que j’ai, bon mais avec les vêtements de mon fils… Je les ai réchauffés avec du lait chaud. Mariette Chevrier, habitante des Garrigots 46 Mariette Chevrier place au cœur de son récit la chute de sa voisine avec son bébé, renversée par le courant. Elle insiste en effet hors enregistrement sur cet épisode qui reste occulté dans le récit d’Armelle Laforge qui explique seulement « avoir tout lâché ». La conduite d’un entretien auprès d’un couple résidant à la périphérie du village a permis de discuter séparément avec le mari et l’épouse et de confronter deux versions du même drame. La conversation a débuté avec Luc Bernard, seul chez lui, et a été poursuivie avec son épouse de retour dans la maison, alors que son mari déjeunait à la cuisine avant de partir travailler. Le premier extrait correspond aux propos recueillis auprès du mari, seul avec l’enquêteur. On a commencé à monter les meubles et puis c’est quand la digue de Sallèles a cédé qu’on a eu… L’eau arrivait à hauteur de la cheminée. Et en fait, l’eau est rentrée par le vide sanitaire, elle passait à travers le carrelage. Ça passait là, à travers les joints. […] On a appelé mon beau-frère qui, à l’époque, habitait sur Cuxac. Il est venu nous aider, on a tout mis sur parpaings. Tant que la digue de Sallèles n’avait pas cédé, on avait vingt centimètres ça allait. Mais après… Ma femme et mes filles sont parties chez le voisin qui a un étage, donc elles sont montées à l’étage, elles se sont installées à l’étage en attendant… Ma femme, c’est vrai que quand elle est partie, elle m’a dit, heureusement que le portail était coulissant, sinon, elle n’arrivait pas à ouvrir, il s’est même dégondé quand elle a ouvert, il est sorti des rails. Alors mes filles sont passées… Quand elle a vu que ça montait vraiment, elle a dit, on s’en va. Nous, on est resté avec le beau-frère qui est venu pour nous aider. Mais ma femme, dès qu’elle a vu l’eau monter, elle a dit, hop ! Parce que nous, on ne peut pas monter dans la maison. En plus, on a un toit en dur. C’est du béton. Parce qu’il y a des gens qui ont pu casser les tuiles, ils sont montés, ils sont passés par-là, nous, il faut casser le béton. Donc, elle a dit, on s’en va. Luc Bernard, habitant de la périphérie du village Le mari explique au cours de l’entretien comment il a tenté de sauver certaines choses en surélevant les meubles sur des parpaings qu’il allait chercher dans le jardin déjà rempli d’eau. Son beau-frère est venu l’aider alors que son épouse et ses filles quittaient la maison pour se réfugier chez le voisin dont la maison possède un étage. Il insiste sur l’ampleur des dégâts subis par d’autres sinistrés expliquant par comparaison « n’avoir rien eu dans l’ensemble ». Son épouse raconte le départ précipité avec ses filles : Et après au point de vue inondation, il vous a tout raconté comment ça s’est passé ? Lui, il était en état de choc, si moi, je ne bougeais pas, on restait là les pieds dans l’eau. Moi, le voisin m’a téléphoné, et puis, je commence à voir l’eau qui perle entre les joints du carrelage. Hop ! Merci ! J’ai raccroché, j’ai retéléphoné à d’autres voisins pour les avertir et puis à un moment, non, j’ai vu que ça ne servait à rien. J’ai fait tout le tour des chambres. Et hop ! On se lève et on monte tout, enfin, on monte tout, on a monté la banquette en cuir sur la table et le reste on verra. Et puis, j’ai pris les chiens, j’ai pris les gosses, et elles [les filles] m’ont dit : « Et papa ? » – « Oh, papa, je l’ai réveillé, s’il a envie de se bouger, il se bougera, d’abord, nous, on va chez la voisine, je vais vous mettre d’abord en sécurité ». L’autre [son mari], il était assis là…, en état de choc. Et moi, je n’avais pas le temps de rester en état de choc, quand j’ai ouvert la porte, l’eau qui s’est engouffrée. Alors j’ai dit : « Tant pis, vous restez derrière moi, en file indienne, et on rase le mur ». Et j’ai réussi, alors j’ai dégondé le portail parce que je n’arrivais pas à l’ouvrir, il y avait tellement de force de chaque côté. C’est là où après, je me rends compte que c’est dangereux. Une fois chez la voisine : « Bon, maintenant, je vais aller voir où il en est mon mari, maintenant quand même ». Et puis quand je suis revenue, bon, j’avais mon beau-frère qui était arrivé entre temps, heureusement. Parce que sinon, je ne sais pas ce qu’il faisait. Jacqueline Bernard, habitante de la périphérie du village 47 Le mari est décrit par son épouse comme en état de choc, apathique, incapable de ne rien faire à la différence de l’activité qu’elle déploie, à tel point qu’il est abandonné malgré les interrogations des enfants. L’analyse de ces récits dissonants révèle, non pas l’incohérence entre des affirmations contradictoires, mais certains éléments passés sous silence. Cet informateur ne rend pas compte de sa subite paralysie face à la montée des eaux, tout comme son épouse ne justifie pas davantage l’abandon de son mari. L’extrait suivant correspond à la fin d’un long entretien avec un couple des Garrigots. Le mari laisse peu de place à son épouse pour qu’elle s’exprime. Tout au long de la discussion, il adopte une attitude critique vis-à-vis des responsables institutionnels, des sauveteurs ou des journalistes, et tend à apparaître comme la seule personne contrôlant la situation. À la fin de l’entretien et au bénéfice d’un coup de téléphone au cours duquel son mari s’absente quelques instants, son épouse prend la parole : Elle : J’ai pourtant un mari qui est fort de caractère, commando à fond, il fait des raids et tout… Mais quand les aides sont arrivées : « Vous avez besoin de quelque chose ? ». Mon mari était dehors, il fait, non, non. Alors je vais voir mon fils. Je lui dis : « Stéphane, il veut que personne ne nous aide, on n’y arrivera jamais tout seuls ». Alors, il est sorti et puis, il a fait : « Je ne suis pas SDF, je n’ai besoin de personne… ». Mais ce n’est pas une question de SDF parce qu’ils nous proposaient de l’argent pour acheter des trucs, d’autres pour nous aider à nettoyer. Lui [revenant à l’entretien] : Et puis, tout le monde vient en même temps, un coup, c’est la Croix Rouge, un coup, c’est les petites sœurs des pauvres, un coup, c’est les culs-de-jatte, alors…, moi, je lui dis « Casse-toi ! ». Et même des gens charmants, ça te fait trop chier parce que, il y en a toutes les dix minutes qui viennent, qu’est-ce que tu veux toi ? Elle : Alors, c’est pour la Croix Rouge : « On est là pour vous aider, pour racheter un frigo, pour faire ci… ». Lui : C’était pour donner des bons, mais j’ai dit : « Je n’ai besoin de rien ! ». Elle : Il dit : « Moi, j’ai une retraite, je n’ai besoin de personne pour m’aider ». Alors j’ai appelé mon fils. J’ai dit : « Attends, ils sont là pour nous aider, il ne veut pas. Qu’est-ce qu’on va faire ? On ne va pas assumer ». Alors il a regardé son père, et il lui a dit : « Tu vas au fond du jardin, tu prends une pelle et tu pioches. Tu fais ce que tu veux et on va signer les papiers ». Autrement, lui ne voulait de rien. Lui : Non, mais on ne va pas faire la manche non plus. Elle : Ce n’est pas une question de faire la manche, les gens sont là pour nous aider, on n’a plus rien. Lui : Mais il y a toujours pire que toi. Elle : Ah, bah tout à fait. Lui : N’enregistre pas tout ça…. [Fin de l’entretien] Couple Amières, habitants des Garrigots La question de la distribution des dons et du nettoyage de la maison est longuement abordée dans cet entretien mais cet informateur insiste sur les procédures d’indemnisation et sur les négociations avec les experts sans mentionner son refus de recevoir des aides et sa 48 réaction face à l’intrusion chez lui des bénévoles des associations caritatives. Lorsque son épouse dévoile le comportement de son mari, il demande à ce que ces propos ne soient pas enregistrés, montrant que l’entretien touche ici aux limites du dicible de la catastrophe. Les non-dits de ces témoignages résultent, comme l’expliquent Michael Pollak et Nathalie Heinich, de « la difficulté de faire coïncider le récit avec les normes de la morale courante (et le silence portera plutôt à l’intérieur d’une prise de parole sur le contenu de ce qui sera communiqué) » (Pollak, Heinich, 1983 : 6). La survenue de l’inondation place les habitants dans des situations telles que la survie constitue un nouvel impératif venant remettre en cause les dispositions morales ordinaires : perte du bébé par sa mère, séparation des parents devant les enfants, refus de toute aide. Après la crise, les récits sont reconstruits en occultant la part du vécu de l’inondation susceptible de constituer une transgression par le recours à des « silences partiels dus à la destruction des dispositions morales autorisant le témoignage » (ibid.). La catastrophe suspend le respect de certains interdits si bien que les comportements qui peuvent être jugés répréhensibles a posteriori sont passés sous silence sans pour autant être oubliés. L’arrivée de l’eau provoque aussi des réactions singulières qui sont présentées par les habitants comme des moments de folie passagère. Ils disent alors avoir « pété un plomb » ou « avoir été complètement à la masse », comme le rapporte cette informatrice en l’absence de son mari : Quand on a vu l’eau, moi, je suis devenue folle dingue, je me suis mise à crier. Mon fils s’est levé. Je lui ai dit : « Il y a de l’eau de partout ! ». Mon fils a pris le téléphone et a appelé toutes les personnes, tous les voisins. J’avais pété un câble, je disais : « L’eau, je ne veux pas que tu rentres ! ». J’avais pété un plomb. Alors mon fils me dit : « Qu’est-ce que tu fais ? ». J’ai dit : « On a les inondations, il y a de l’eau de partout et je ne veux pas qu’elle rentre dans la maison ». Alors, je me suis retrouvée en slip et en soutien-gorge. J’avais tout mis devant la porte et je disais : « Je ne veux pas que tu rentres ! ». Mon mari tapait à la porte, il est entré par une fenêtre, il m’a dit : « Tu vas arrêter, ça suffit ! ». Il me dit : « Tu te calmes et maintenant, tu m’aides ». On a pris le canapé et on l’a mis sur la table. On a mis les chaises, les fauteuils, tout sur la table. Et il m’a dit : « Tu me suis et tu te tais ». Je l’ai suivi… Mais le plus beau, c’est que c’est lourd un canapé, là, c’était léger. Les nerfs… Ah ! pour péter les plombs… [Retour de son mari] Couple Nicolas, habitants de la périphérie du village En 1999, l’arrivée de son mari met fin à cet accès de « démence », tout comme, lors de l’entretien, le retour de ce dernier dans la conversation clôt l’évocation de l’ubris de l’inondation. L’inondation trouble la perception sensible des sinistrés. Un habitant des Garrigots explique ainsi que certaines noyades sont provoquées par « l’appel de l’eau » qui pousserait certaines personnes à se jeter dans le courant : 49 Un peu plus loin dans la rue, Paul Poujol qui était réfugié sur le toit, s’est jeté à l’eau. Parce que… ? On n’en sait rien. D’après le voisin, il a paniqué. Pour d’autres, c’était pour aller chercher le chien. Pour d’autres, c’était pour s’en sortir. Moi, je dois reconnaître que quand on était sur le toit là-haut, quand on voit l’eau qui passe et qu’on la regarde, elle appelle. Elle appelle. C’est comme quand on a le vertige ? Non, moi j’ai le vertige mais là ce n’est pas pareil. Il y a un appel, le fleuve qui appelle. C’est passé très vite dans la tête. Il faut penser à autre chose. J’aurais été tout seul, je ne sais pas… Bon, lui, il était tout seul sur le toit. Il y a un moment où on se dit, est-ce que ça vaut la peine d’attendre là ? L’eau monte. En plus, l’eau est arrivée au toit à un moment. Il s’est senti perdu, il a senti que le toit allait être submergé. Donc autant se jeter à l’eau et trouver une autre solution peut-être. Savoir ce qui se passe dans la tête… Moi quand j’étais là-haut, j’ai pensé aux petites amies, à des tas de trucs… On pense à des trucs idiots. On pense que l’An 2000 approche, qu’est-ce qu’on fout là ? C’est dément. Pierre Ribéra, habitant des Garrigots L’évocation de ce drame1 fait écho à « l’appel du fleuve » que l’informateur a luimême éprouvé lorsqu’il était réfugié sur le toit de sa maison. Face à la montée des eaux jusqu’aux toits des villas, les sinistrés envisagent parfois une issue fatale et entreprennent des actes désespérés, incompréhensibles a posteriori et par conséquent peu relatés dans les récits. Enfin, l’insolite de l’inondation provoque parfois le déclenchement de crises de fou rire qui ne traduisent pas bien sûr la joie ou l’euphorie mais résultent de l’impossibilité de respecter certaines normes sociales. Ainsi, une habitante du village, âgée de soixante-quinze ans, raconte la catastrophe qu’elle a vécue sur un ton amusé : « Mes fils sont arrivés en barque parce que j’étais seule ici. Mais l’eau avait tellement monté qu’ils n’ont pas pu repartir. Et alors, ils ont couché tous les deux, mais seulement, il a fallu que je les habille en fille [rires]. J’ai un fils qui a cinquante et un ans et l’autre quarante-huit ans, jamais, ils n’avaient couché ensemble quand ils étaient petits. On a passé une nuit à rigoler ». Un sinistré des Garrigots pour qui la situation est bien plus dramatique puisque sa maison ne possède pas d’étage explique avoir « passé trois heures mort de rire » avec son voisin alors qu’ils étaient réfugiés dans les combes de la maison avec comme seuls vêtements des habits d’enfants stockés à cet endroit depuis plusieurs années. Lors de l’attente, le rire et la peur se mêlent renvoyant tout à la fois aux transgressions vestimentaires et à la dangereuse montée des eaux. Si l’évocation de la peur est légitime, le souvenir du rire est formulé en marge du récit de la catastrophe. 1 Dans la presse, les circonstances de cette noyade font l’objet de quelques courts articles d’après lesquels Paul Poujol cherchait à sauver son chien pris par les flots. Il n’est jamais évoqué une noyade volontaire. L’extrait d’entretien mobilisé est intéressant, non pas pour informer de ce qu’il s’est véritablement passé, mais il rend compte de cette perception faussée par l’inondation et du vertige ressenti par l’enquêté. 50 - Des « noyés » aux « traumatisés » : les victimes par-delà les morts et les vivants Alors que les journalistes relatent en priorité la recherche des disparus et suivent le décompte macabre des victimes pendant la première semaine succédant à l’inondation1, les sinistrés n’évoquent que très peu les personnes du village décédées. Le temps nécessaire pour établir le bilan définitif des décès est relativement long puisque, le 15 novembre, les autorités déplorent trois personnes noyées, puis une quatrième victime le lendemain et enfin un cinquième corps est retrouvé le 21 novembre 1999, soit huit jours après la crue. Les entretiens montrent que persiste un certain flou sur le nombre et l’identité des victimes ainsi que sur les lieux et les circonstances des décès, à l’image de la conversation d’un couple des Garrigots : Lui : Il y a un gars qui est mort, chemin de l’Horte de Senty, tout au fond du chemin de l’Horte de Senty, une grande maison à étage. Et bien le monsieur qui habitait là, il est mort, il s’est jeté dans l’eau parce qu’il a vu son chien partir dans l’eau. [Silence] Il s’est jeté dans l’eau pour aller chercher son chien. Alors que le chien, si ça se trouve, il n’est pas mort. [Silence] Là, on a eu deux mamies aux Garrigots, qui sont mortes, une, c’est une crise cardiaque… Elle : Une c’est une crise cardiaque, elle était en chaise roulante. Et l’autre, c’est parce qu’elle a vu l’eau arriver, elle a voulu boucher les portes et ça n’a pas tenu, elle est tombée, elle s’est noyée. Lui : Bon, le troisième, c’est le gars qui s’est jeté dans l’eau et les deux autres, je ne sais pas, les deux autres, je ne sais pas comment ils sont morts. Elle : Moi, je vois les deux mamies, le gars… Quatre morts il y a eu ? Lui : Cinq morts. Il y a eu trois aux Garrigots, je crois qu’il y a eu une personne au village et une personne aux Olivettes, il y a eu cinq morts à Cuxac, ça, c’est sûr et certain… Elle : Il va falloir que je fasse ma recherche moi… Couple Michard, habitants de la périphérie du village L’évocation d’une première victime amène les enquêtés à énumérer l’ensemble des victimes du village en les identifiant par leur nom, qui n’est pas toujours précisé à l’enquêteur étranger à la communauté villageoise, mais aussi par leur localisation géographique et enfin par les circonstances de leur mort. Les habitants ont parfois des difficultés à s’assurer du nombre exact des victimes et la sous-évaluation récurrente du nombre de décès s’explique sans doute en partie par le temps qu’il a fallu en 1999 pour arrêter un bilan définitif, période qui correspond aussi à la diffusion de rumeurs. Une habitante des Garrigots explique : « On n’avait pas de nouvelles, alors vous savez le qu’en dira-t-on, ça va vite : “Aux Garrigots, il y a 1 Le dépouillement d’une revue de presse rassemblant l’ensemble des quotidiens locaux, Le Midi Libre, L’Indépendant et la Dépêche du Midi et de quelques quotidiens nationaux comme Le Monde entre le 15 novembre 1999 et le 24 novembre 1999 montre que, tant que les recherches des « disparus », « des personnes dont on est sans nouvelles » et des « personnes susceptibles d’être décédées » (pour reprendre les catégories utilisées par les responsables des secours dans la presse, L’Indépendant, 17 novembre 1999) n’est pas achevée, les journalistes placent cette information en tête des articles. 51 de l’eau, tout le monde est noyé, tout le monde est mort là-bas”. Ça va vite. C’est un truc qui se dit pendant une journée ». L’incertitude des jours qui ont suivi la catastrophe conduit aussi certains habitants à envisager la mort de leurs voisins ou de leurs proches. Le sauvetage n’a pas toujours permis à des familles de rester ensemble, si bien que des parents attendent plusieurs heures avant d’avoir des nouvelles de leurs enfants. De même, les villas isolées par les eaux qui demeurent silencieuses sont suspectées de renfermer des victimes. Peu d’enquêtés évoquent ce temps de la recherche des disparus et des personnes dont on n’a pas de nouvelles. Une habitante des Garrigots raconte, sur le ton de la confidence, hors enregistrement à la toute fin de l’entretien, son effroi quand les pompiers ont inspecté son jardin à la recherche de corps : « Ça fait bizarre, des cadavres, chez moi ! On n’est pas tranquille après quand on rentre dans le poulailler ». Lors d’une seconde entrevue, elle évoque de nouveau furtivement le décès de deux personnes âgées qui résidaient dans la même rue : « Celle qui habitait là est morte dans sa cuisine et l’autre a voulu sortir et a été emportée par le courant. Elle est morte la tête dans la bétonneuse car le fils de sa voisine est maçon ». Les circonstances de la noyade sont connues de cette informatrice mais, évoquées à la dérobée, elles paraissent brutales et trop prosaïquement descriptives. Des témoins de noyade sont amenés à annoncer une mort probable aux proches. Une habitante des Garrigots, qui prend ensuite des responsabilités au sein de l’association des sinistrés, raconte le besoin de faire quelque chose pendant la catastrophe. C’était bien, même psychologiquement…. D’ailleurs au niveau du choc parce que je crois que vous travaillez là-dessus sur les risques. Le choc, c’est un risque. Moi, je n’ai pas eu de choc psychologique parce que je me suis tout de suite investie dans des discussions avec des gens… Par exemple, monsieur Dusceau, il a téléphoné, il était neuf heures, il cherchait sa maman. Moi, je lui ai dit : « Écoute ta maman, tu peux supposer que ta maman, tu ne la verras plus jamais, sinon morte parce qu’elle habite en face. Parce que j’ai bien vu que personne n’est allé chez elle ». On a entendu des gens hurler, des gens crier, crier la mort. Moi, j’ai entendu qu’une seule fois crier, je ne sais pas si c’est madame Dusceau ou madame Potier, il y a une dame en face qui a entendu plusieurs fois crier, des cris de cochons, des gens qui devaient se noyer. J’ai dit à monsieur Dusceau : « Ta maman, je pense qu’elle est morte ». Il me dit : « Non, tous les gens l’ont vue, elle a été évacuée sur Capestang ». Je lui dis non. Dans le soir, il est venu. C’est des gens que j’ai préparés, lui, je l’ai préparé. Il m’a dit : « C’était bien que tu puisses me dire que je ne la reverrai plus parce que j’avais quand même espoir de la retrouver. Et comme tu habites en face et que tu m’as dit que personne n’est allé chez elle, et puis elle est de plain-pied, elle était certainement morte ». Ça l’a aidé à se préparer. Et quand il est allé chez sa mère, il a dit : « Elle est morte, je sais, je vais la trouver ». Et le lendemain, il est venu sur Capestang, on a discuté. C’était bien de discuter avec des gens sinistrés pour des familles qui ne savaient pas où étaient les leurs. Donc moi, là dedans, je ne l’ai pas trop mal vécu, enfin, je ne me suis pas trop rendu compte, j’ai été prise dans l’action. Delphine Louvin, habitante des Garrigots L’évocation des victimes rappelle à cette informatrice le souvenir de scènes dramatiques telle l’écoute impuissante des cris des voisins inondés. Le renseignement des 52 proches des disparus est une seconde épreuve au cours de laquelle elle annonce le décès probable de sa voisine au fils de celle-ci, qui garde l’espoir de retrouver sa mère vivante. De nombreux témoignages contradictoires marquent cette période de doute, d’inquiétude et d’angoisse. Les disparus occupent en effet une place ambiguë n’étant « ni morts, ni vivants » comme l’explique Isabelle Delpla (2004 : 5) qui travaille sur les victimes du conflit bosniaque. La disparition marque l’absence de la personne recherchée et sa possible mort et en même temps, maintient l’espoir qu’elle soit rescapée tant que le corps n’est pas retrouvé. De fait, le silence conservé sur les victimes est moins imputable à une « mauvaise mémoire » qu’à la nécessité symbolique de tenir la mort à l’écart dans les récits qui affirment, à travers le sauvetage, que l’on est vivant. Le silence qui entoure l’évocation des victimes s’explique aussi au regard de la persistance d’une incertitude sur leur nombre et leur identité. Malgré l’établissement d’un bilan définitif et officiel, l’information sur les décès reste enclose dans des discussions privées au sein du village et se diffuse sur le mode de la rumeur. Pour certains habitants, les victimes ne se limitent pas aux cinq noyés déplorés lors de la crue de 1999 car la catastrophe continuerait de provoquer des décès. Une des responsables de l’association des sinistrés explique : « Sans compter les gens qui sont morts après. J’ai rencontré un gars qui était en classe avec moi et qui est marié avec une fille de Cuxac, il est huissier, il m’a dit : “Mon beau-père, il est mort à la suite des inondations et il ne serait jamais mort s’il n’y avait pas eu le choc de l’inondation” [Silence] ». Une expression indigène, relevée à plusieurs reprises, distingue les « morts directs » et les « morts indirects », tous deux provoqués par l’inondation. Un couple explique : Lui : Il y a des psychologues qui sont venus à la mairie, de Béziers, de l’Hérault, d’un peu partout. Parce qu’attention, il y a eu cinq victimes noyées mais il faut voir les victimes après. Elle : Il y a des suicides qui ne sont pas répertoriés dans les morts. Lui : Il y a eu des divorces parce que ça a sauté. Les gens avaient perdu leurs repères. Les gens qui sont morts cinq, six mois après, ils sont morts de quoi ? D’anévrisme. Le docteur dit, facilement, c’est le stress qu’il y a eu et ils ne s’en sont pas remis. Elle : Et le suicide, il y a eu pas mal de suicides. Lui : Donc, il y a eu les morts directs et les morts indirects. Couple Martin, habitants de la périphérie du village Le « stress » ou le « choc » provoqués par la catastrophe sont ici présentés comme pouvant provoquer des maladies psychiques dont l’issue est parfois fatale. Le bilan de la catastrophe ne semble donc pas définitif ou encore incertain lors de cet entretien conduit en novembre 2001, soit deux ans après les inondations. Dans le numéro spécial de la Dépêche du 53 Midi publié le 10 novembre 2000 et intitulé « Inondations : un an après », une page est consacrée au village de Cuxac d’Aude sous le titre « Le temps n’a rien effacé ». Un article présente un retraité des Garrigots qui restaure toujours sa maison sinistrée en 1999. Sur la même page, un encart aborde la question des morts consécutives à la catastrophe sous le titre : « Sans doute plus de cinq morts ». Et le texte d’expliquer : « Cinq morts, le bilan est lourd ; mais d’autres personnes, deux au moins selon nos informations, seraient décédées quelques semaines après le drame. Elles n’auraient pas pu assumer la terrible épreuve et se seraient abandonnées, le “syndrome du glissement”, comme disent les spécialistes »1. L’existence effective de décès liés au choc psychique est une question controversée qui peut être instrumentalisée à des fins politiques. Ainsi, les habitants qui font référence aux « morts indirects » sont proches de l’association des sinistrés qui s’est opposée au maire Jacques Lombard, en place lors de l’inondation. La Dépêche du Midi, qui se fait l’écho des victimes du « syndrome du glissement », entretient de bonnes relations avec l’association des sinistrés à l’inverse du Midi Libre et de L’Indépendant qui sont proches de la municipalité socialiste et qui n’évoquent pas le sujet dans leurs numéros spéciaux parus un an après. Le matériau que nous mobilisons n’a pas pour but d’accréditer les uns ou les autres et d’entrer dans la controverse. Il révèle l’incertitude qui entoure l’évocation des victimes. Le refus de clore le bilan définitif de la catastrophe, à travers la reconnaissance de « morts indirects », remet en question la frontière entre les morts et les survivants de l’inondation et suggère un lien entre les cinq noyés de l’inondation de 1999, les décès déplorés depuis et les troubles psychiques constatés aujourd’hui. Dans chaque cas, la catastrophe apparaît comme responsable de ces drames et le terme de victime désigne aussi bien une personne décédée qu’un habitant souffrant. Les propos d’une responsable de l’association des sinistrés témoignent de ce glissement : Il y a des gosses qui n’ont pas voulu prendre de bain pendant des années, oui pendant des années. Il y a des gens qui quittent le village dès qu’on entend couler l’eau. Il y a des gens qui sont en déprime, j’en connais beaucoup. [Silence] Des gens fragiles qui ont été encore plus fragilisés par les inondations, des jeunes de vingt ans sous antidépresseurs, dix-huit ans sous antidépresseurs, je n’ai jamais vu ça moi. [Silence] Il y en a qui sont morts en début d’année, j’en connais qui sont morts et qui n’auraient pas dû mourir parce qu’ils ont été choqués. On vit une situation qui est difficile. Delphine Louvin, habitante des Garrigots Les habitants affirment sur le mode de l’évidence avoir « subi un choc » ou « être traumatisés » à la suite des inondations, sans pour autant décrire plus en détail leurs symptômes. L’emprunt à des catégories nosographiques de santé mentale semble participer de 1 La Dépêche du Midi, 10 novembre 2000, « Aude spécial : Inondation, un an après », p. 5. 54 l’affirmation de la condition de victime alors que le silence conservé sur les manifestations somatiques ou psychiques trahit la peur face au développement aléatoire, incontrôlable et inexpliqué de troubles psychiques dont il s’agit de se protéger en les occultant. L’évocation de certains symptômes risque d’entraîner la reconnaissance d’un « déséquilibre » psychique qui transformerait le sinistré en malade mental. Le lien établi entre les « morts directs » et les « malades » actuels questionne l’appréhension par les habitants de la catastrophe à travers le discours des psychiatres et psychologues sur le trauma. 1.3. Matériau ethnographique et troubles psychiques Une part du matériau semble résister à la grille d’analyse, élaborée jusqu’ici, qui tend à faire apparaître la dimension collective de l’expérience de la catastrophe. Les sinistrés insistent sur l’aspect « psychologique » du drame qui affecte leur « moral », comme l’explique le médecin du village : « L’inondation a foutu de la merde partout, même dans la tête des gens ». Un habitant des Garrigots reconnaît avoir pris du poids de manière importante et ne plus pouvoir faire les promenades en bicyclette qu’il réalisait auparavant en famille. Des habitants évoquent l’anxiété qui les saisit à chaque épisode de mauvais temps et qui met à mal la routine quotidienne1. Un responsable de l’association des sinistrés présente son engagement associatif comme une « thérapie » : « Moi, je l’ai bien vécu au tout début parce que j’étais dans l’association. C’est maintenant que je le vis de plus en plus mal ». Enfin, un couple habitant la périphérie du village raconte : « On a eu des périodes, lui quand il plongeait, c’est moi qui étais bien. Et puis quand c’est moi qui replongeais, c’est lui qui allait mieux. Parce qu’on a des périodes comme ça. Mais les gosses nous ont sortis de ça et nous ont obligés à relever la tête. On ne les aurait pas eus, je ne sais pas si on s’en serait sorti ». Une habitante des Garrigots explique avoir eu recours à un acuponcteur pour traiter des poussées d’eczéma et un stress permanent : Je ne sais pas comment ça se passe, les personnes qui ont un problème psychologique après ça, qui se font soigner par n’importe quelles méthodes, psychiatres… Moi, je sais que je me suis faite soigner par un acuponcteur parce que je pétais les plombs, je n’en pouvais plus. Ça, ça n’est pas pris en compte. Ils [les assurances] n’en ont rien à faire du traumatisme que ça cause. […] Moi, je ne dormais plus, je dormais à peu près une heure la nuit. J’étais toujours dehors à voir s’il ne pleuvait pas, s’il n’y avait pas de vent… Et c’est ma voisine qui m’a dit : « Vas voir quelqu’un, vas voir un psychiatre, vas voir un acuponcteur mais tu vas te retrouver dans une maison de fou, il va falloir te faire soigner ». Je n’en pouvais plus ! Je me grattais continuellement, je saignais de partout et je suis allée voir un acuponcteur, j’ai fait deux mois de séance. Cet acuponcteur m’a bien aidée, il m’a calmée. Lucette Amières, habitante des Garrigots 1 Cf. chapitre 6. 55 Le recours aux catégories nosographiques de santé mentale – le stress et le trauma – n’appelle pas, pour les sinistrés, l’intervention de la médecine générale ou somatique. Les habitants se tournent davantage vers des magnétiseurs, des acuponcteurs ou des « psys » et attribuent à leur souffrance des causes psychologiques. Les termes de « traumatisme » ou de « choc » sont mobilisés pour leur valeur explicative propre, et non pas pour qualifier une pathologie médicale. Les sinistrés se retrouvent dans une position analogue à celle des paysans touchés par la répétition d’événements malheureux, auprès desquels Jeanne FavretSaada a enquêté pour travailler sur la sorcellerie : « Quand le malheur se répète ainsi en série, le paysan adresse une double demande aux gens de savoir : demande d’interprétation, d’abord ; demande thérapeutique ensuite. Le médecin et le vétérinaire lui répondent en déniant l’existence d’une série : les maladies, les morts et les pannes ne s’expliquent pas avec les mêmes raisons, ne se soignent pas avec les mêmes remèdes. […] Mais quelle que soit l’efficacité du traitement au coup par coup, elle est incomplète aux yeux de certains paysans, car elle affecte la cause et non l’origine de leurs maux » (Favret-Saada, 1977 : 20). Lors de l’enquête de terrain conduite auprès des sinistrés, l’évidence du traumatisme, induite de manière mécanique par l’expérience des inondations, est en tension avec le silence qui règne sur la souffrance psychique, trop proche de la folie qui marque une altérité radicale (Jodelet, 1989a). Une telle observation interroge d’abord l’appropriation par les sinistrés des termes de « traumatisme » ou de « stress » propres à la santé mentale. Elle questionne ensuite la position du chercheur sur le terrain qui est parfois assigné à la position d’un psychothérapeute qui se nommerait ethnologue et qui, comme tant d’autres, demande aux sinistrés de parler. Enfin, comment travailler en sciences sociales sur le pathos de la catastrophe alors que le champ de la santé mentale ou de la victimologie revendique cet objet, qui serait plus « psy » que « social » ? Face à ces questions, une enquête complémentaire a été réalisée auprès des professionnels de santé mentale, psychologues, psychiatres ou infirmiers psychiatriques, volontaires dans les cellules d’urgence médico-psychologique (CUMP)1 dépêchées sur les 1 Les CUMP ont été créées, suite aux attentats perpétrés dans le RER parisien en 1995, à la demande politique du Président de la République Jacques Chirac appelant à une prise en charge précoce des blessés psychiques d’attentats et de catastrophes. Le dispositif qui a été mis en place en 1997 repose sur l’envoi de praticiens hospitaliers sur les lieux de catastrophe (Circulaire du 28 mai 1997, DH/E04-DGS/SQ2 n°97/383, relative à la création d’un réseau national de prise en charge de l’urgence médico-psychologique en cas de catastrophe). Sept cellules interrégionales coordonnent les CUMP départementales constituées par des praticiens hospitaliers volontaires. Chaque cellule départementale est placée sous la responsabilité et l’autorité médicale d’un 56 lieux de catastrophes1. L’attention porte alors sur la dimension structurée et structurante du dispositif. La caractérisation, par les praticiens, de la symptomatologie et la description de leurs pratiques thérapeutiques rendent compte du fonctionnement des cellules qui « doivent sans cesse s’adapter au terrain » tant, selon leurs propres mots, leur action se situe toujours à la « frontière entre le médical et le social ». Ces dispositifs sont aussi structurants puisqu’ils participent à la diffusion, au sein de la population touchée, des catégories nosographiques de santé mentale, reçues comme une manière d’appréhender l’expérience de la catastrophe. Suivant la démarche de Didier Fassin (2002), tout à la fois « réaliste » (les problèmes de santé correspondent à des réalités sociales) et « constructiviste » (leur reconnaissance dans l’espace public résulte de l’action des agents sociaux), notre travail ne tend pas à attester de la réalité du traumatisme chez les habitants mais s’attache aux modalités d’une prise en charge institutionnelle. Pour cela, les cellules sont appréhendées, à partir des propos des professionnels de l’urgence médico-psychologique2, dans une perspective interactionniste. Leur intervention se situe en effet à la frontière de deux autres mondes sociaux que sont les populations touchées et les gestionnaires institutionnels de la crise. Ce contexte singulier provoque la réévaluation des identités de chacun des groupes et l’adaptation de leurs pratiques (Anselm Strauss3, 1992). Il s’agit alors de comprendre comment les membres de la CUMP agissent sur le terrain de la catastrophe et en retour, comment, de leur point de vue, leur présence participe à la gestion institutionnelle de la crise et influe in fine sur l’identité des populations sinistrées. Ce travail exploratoire s’inscrit dans des recherches de plus grande envergure qui montrent le recours croissant aux professionnels de santé mentale dans les politiques d’aide sociale4. Certains segments de la psychiatrie répondent parfois à une demande sociale ou « psychiatre référent » et rassemble jusqu’à une cinquantaine de psychiatres, psychologues et infirmiers psy. En cas d’intervention, les volontaires sont mis à disposition de la CUMP et sont déchargés de leur service habituel. 1 Une telle cellule a été mise en place dans le village à la demande du préfet au lendemain des inondations. Des psychologues, psychiatres et infirmiers psychiatriques de Béziers sont intervenus pendant une dizaine de jours à temps plein, puis à hauteur de quelques permanences par semaines pendant deux mois. La rencontre de quelques-uns de ces volontaires, ainsi que d’autres membres des CUMP présents lors des inondations du Gard en 2002, d’Arles en 2003 ou de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001, permet de confronter le matériau ethnographique constitué auprès des habitants sur le vécu de la catastrophe avec les propos des praticiens présents sur les lieux. 2 A défaut de pouvoir observer des cellules in situ, les entretiens ont été centrés sur la description d’interventions réelles et sur l’explicitation des pratiques. 3 Anselm Strauss explique à propos du « travail » des malades hospitalisés dans le processus thérapeutique : « Ces clients ne se contentent pas de réagir à ce qui est fait pour eux mais bien qu’ils puissent entrer dans le processus même d’être l’objet d’un service » (cité par Isabelle Baszanger, 1992 : 34). 4 Les « lieux d’écoute », par exemple, sont destinés aux plus pauvres, aux adolescents en difficulté, aux chômeurs ou encore aux victimes de violence (Fassin et alii, 2004). Didier Fassin a montré par ailleurs le poids croissant de la compassion dans les critères d’attribution d’aide aux étrangers dont la régularisation répond de plus en plus au motif humanitaire et de moins en moins à l’asile politique (Fassin, 2002). Enfin, les interventions 57 institutionnelle qui dépasse les compétences strictement médicales. Comme l’expliquent Stéphane Latté et Richard Rechtman (2002 : 65) « le gain en légitimité sociale » est alors susceptible de s’accompagner d’une « perte de légitimité professionnelle ». Les CUMP relèvent du même élargissement du champ d’action des psychologues et psychiatres qui n’interviennent plus sur les seules pathologies médicales mais traitent de la « souffrance » et du « mal-être » (Fassin, 2004b : 183). La caractérisation par les praticiens de la symptomatologie et de la thérapeutique propre au traumatisme révèle tout d’abord une tension entre l’approche clinique et la prise en compte de la réalité sociale par les intervenants dépêchés sur le terrain. Les psychiatres, responsables de ces dispositifs, témoignent ensuite de la dimension « sociopolitique » de leurs interventions, du fait des attentes extérieures qui dépassent parfois les seules préoccupations de santé publique. Enfin, les actions de prévention menées par les cellules sur les lieux de catastrophe participent de la diffusion des catégories nosographiques de victimologie auprès de la population. - De la clinique au terrain : l’érosion de la pathologie médicale Les volontaires sont recrutés exclusivement parmi les praticiens hospitaliers, comme l’explique une psychiatre référente pour qui la spécificité du soutien médical et psychologique ne permet pas le recours aux travailleurs sociaux. Les responsables des cellules sont de plus particulièrement vigilants quant à l’intégration de personnes extérieures et inconnues qui risquent d’avoir des visées autres que thérapeutiques. Les mouvements sectaires sont, en effet, systématiquement présents sur les lieux de catastrophes pour proposer aide et soutien aux victimes. L’identité professionnelle des volontaires font des CUMP un dispositif médical, même s’il existe une controverse1 en psychiatrie sur le trauma tant sur le plan de la symptomatologie que de la thérapeutique. Notre démarche s’intéresse aux propos des professionnels de santé mentale qui rendent compte de la symptomatologie observée et explicitent leurs pratiques d’intervention. Dès lors, la confrontation entre un savoir clinique et humanitaires ont sensiblement évolué depuis une dizaine d’années puisque les chirurgiens et réanimateurs envoyés à la fin des années 1980 laissent de plus en plus la place aux psychiatres et psychologues, attestant d’une « réinvention du traumatisme psychique » depuis la Seconde Guerre mondiale (Fassin, d’Halluin, 2004). 1 Sur ce point, on peut se reporter à la littérature de psychiatrie et psychologie relative à la victimologie et au stress post-traumatique (Crocq, 1998 ; Giniès, 2004) ainsi qu’à des publications récentes qui rendent compte de travaux en sciences sociales prenant pour objet les interventions médico-psychologiques (numéro thématique d’Évolution psychiatrique intitulé « Politiques et enjeux de la psychiatrie humanitaire : aspects anthropologiques et transculturels » avec notamment les contributions de Rechtman, 2002 ; Fassin, 2002 ; Cremniter, 2002 et le numéro thématique de Rhizome intitulé « La victimologie en excès ? », 2003) 58 l’intervention sur le terrain interroge la dimension strictement médicale des troubles observés et des actions conduites. Dépsychiatrisation de la symptomatologie et de la thérapeutique L’enjeu de la définition de la symptomatologie réside pour les praticiens dans l’ancrage des troubles ressentis par les victimes dans le champ médical. Les catégories nosographiques du trauma et du stress post-traumatique issues de la victimologie sont mobilisées pour rendre compte de la « rupture dans l’histoire personnelle de la victime »1. L’insomnie, la répétition, l’angoisse, la colère constituent la symptomatologie qui est systématiquement observée par les praticiens pour qui ces troubles restent légers en comparaison des pathologies psychiatriques lourdes. Une psychologue de la cellule de Marseille fait référence à la maladie mentale tout en précisant que, dans le cas du traumatisme, il ne s’agit pas de la « vraie folie » : « Vous avez ce qu’on appelle la dissociation, pas la dissociation du psychotique. Un psychotique c’est un fou et on parle de symptômes dissociatifs parfois parce qu’il n’est plus dans la réalité. Mais là, ce n’est plus pareil. La victime a simplement l’impression que c’est un cauchemar, que c’est un rêve, qu’elle est en train de vivre un film et que ce n’est pas la réalité. Mais il sait au fond de lui que c’est la réalité, il n’est pas fou. Ce n’est pas un schizophrène ». L’observation sur le terrain de victimes hagardes, rêveuses ou inactives est rapportée à la dissociation en même temps que la parenté avec la folie est euphémisée. Plus loin dans l’entretien, cette même psychologue définit une symptomatologie propre à l’inondation : « Sur les inondations, c’est particulier, parce qu’il y a moins l’effraction, selon les inondations, il n’y a pas forcément confrontation à la mort, à la maladie, au danger si l’eau monte très progressivement et que les gens ont le temps de partir. Ça ne va pas être la même symptomatologie dont je vous ai parlé tout à l’heure. Ça va plus être une symptomatologie de détresse, de tristesse par rapport à tout ce qu’on a perdu ». Le traumatisme et le stress laissent ici la place à des termes qui ne relèvent pas des catégories médicales. La « détresse » et la « tristesse » qui qualifient d’ordinaire des émotions sans connotation pathologique deviennent des symptômes de troubles psychiques. À l’inverse des « symptômes dissociatifs » dépsychiatrisés, la « tristesse » ou la « détresse » sont médicalisées. Ces hybridations sémantiques révèlent la difficulté de qualifier des maux qui ne 1 Entretien avec une psychiatre de la CUMP du Gard. 59 relèvent pas à part entière de la psychiatrie mais que les praticiens cherchent à ancrer dans le domaine médical. La thérapeutique relève de la même ambivalence. Une psychiatre de la cellule de Marseille explique que le travail le plus important lors des inondations consiste en la diffusion d’informations auprès des sinistrés concernant les lieux de distribution de nourriture, les modalités d’indemnisation, les critères d’obtention des aides. Face aux questions de l’enquêteur sur la dimension proprement médicale d’une telle intervention, elle rappelle les différentes thérapeutiques utilisées : soutien, guidance médicale, dépistage, débriefing, defusing, prescription de psychotropes. Il est dans la suite de l’entretien rappelé que ces techniques sont l’objet de controverses quant à leur possible « effet survictimisant » : « Je reste convaincue qu’il ne faut pas faire du soin à n’importe qui et n’importe comment. Le débriefing qui est porté au pinacle par bon nombre de mes collègues ne sert à rien, voire est dangereux. Il peut aggraver. On ne va pas faire d’intervention sauvage ». L’enquêtée s’inscrit en faux avec la systématisation de la pratique du débriefing pour toute personne ayant vécu un événement dramatique. La caractérisation labile de la symptomatologie tend en effet à assimiler tout sinistré à un blessé psychique qui doit être pris en charge. De la diffusion d’informations au débriefing thérapeutique, les actions mises en œuvre par les professionnels de santé mentale se rapportent tantôt au domaine social, tantôt au domaine médical. La psychiatre responsable de la cellule de Marseille parle du « soin social » apporté aux sinistrés : Souvent, moi, je dis, le soin, c’est un soin social. On va soigner plein de symptômes par des actions sociales. Vous allez voir disparaître plein de symptômes d’angoisse, d’incertitude dès qu’il va y avoir des actions sociales. Débriefing social, bilan… Un débriefing social, ce serait… ? C’est là où le politique a un rôle. Parce que si un politique dit : « On ne savait pas, on s’attendait à 30 cm. On en a eu 2 m. Je peux vous dire que si on m’avait dit que c’était 2 m, les cocos, je vous aurais faire sortir dare-dare de la maison, mais là, on ne savait pas. Pourquoi, on ne savait pas ? Parce que ça n’est jamais arrivé. Parce qu’on ne savait pas que la digue allait péter comme ça ». Est-ce qu’il va y avoir un seul homme politique qui va être capable de reconnaître ses erreurs ? Alors que s’il arrive à dire habilement : « Je ne savais pas, mais maintenant, je sais, et comme maintenant je sais, on va faire ça, ça et ça, pour que si ça recommence, on y fasse face avec force, détermination, sans faiblir. On va faire en sorte que cet événement qui nous a fait souffrir, nous renforce dans notre expérience, dans notre connaissance ». Tout de suite, les gens, ça va mieux. Docteur Denain, psychiatre en centre hospitalier universitaire à Marseille Le « soin social » ou le « débriefing social » témoigne de la même hybridation sociomédicale de la thérapeutique. La référence au politique révèle l’expression dans les cellules de revendications politiques ou de recherche de responsabilités. Les psychiatres et psychologues 60 semblent alors prendre virtuellement la place des élus pour construire un discours portant sur les causes du drame de manière à écarter les angoisses et la peur. Des soignants discrets à la recherche de troubles invisibles Dans les villages touchés par une inondation, les volontaires des cellules accèdent difficilement aux personnes potentiellement traumatisées. Les sinistrés regagnent rapidement leur habitation ou sont hébergés chez des proches si bien qu’ils ne sont plus identifiables dans un lieu précis. Le traumatisme n’a pas de manifestation somatique visible si bien que les habitants tout comme les praticiens ont du mal à le repérer et à le diagnostiquer. Une psychiatre explique à ce propos l’absence de demande de la part des victimes à être prises en charge : « On ne fait pas du porte-à-porte parce qu’on fait de l’intrusion. Et il y a de l’incompréhension. Le problème de la cellule est un problème nouveau. On est dans cette position un peu délicate où on va suggérer qu’il y ait une demande et attendre de voir si elle est là. Et après y répondre. C’est notre déontologie ». Pour palier à l’inconfort du porte-àporte, les CUMP mobilisées lors des inondations de l’Aude en 1999, dans le Gard en 2002 à Aramon ou Sommières ou encore à Arles en 2003 ont collaboré avec les associations caritatives tels le Secours Catholique ou la Croix Rouge. À travers la participation au nettoyage des maisons ou la distribution de dons, les bénévoles de ces associations informent les habitants qu’il existe une cellule d’aide médico-psychologique qui propose des consultations. Ils transmettent en retour leurs observations à la CUMP sous forme d’un premier « dépistage » utilisé par les praticiens pour cibler leurs interventions et évaluer les besoins. La responsable de la formation des volontaires de la cellule de Marseille explicite certains éléments pratiques pour que « l’intervention marche » : « Le fait de se présenter en disant : “Je suis psychologue ou je suis infirmier psy, est-ce que vous voulez qu’on parle ?” Ça ne marche pas très bien, il faut au contraire que ce soit beaucoup moins formel, que ça se fasse d’une manière assez naturelle et informelle. “Bon, ça va ? Vous n’avez besoin de rien ? Comment ça se passe ?” Et là, la discussion vient et vous dîtes : “Nous, on fait partie de la CUMP, on est infirmier psy” ». L’image inquiétante des psychiatres justifie, pour cette enquêtée, les stratégies de présentation qui passent sous silence la véritable identité professionnelle et l’action thérapeutique. Cette entrée sur le terrain à couvert tend, dans un premier temps, à dépsychiatriser le dispositif. L’analyse diachronique d’une intervention montre que, passé l’événement catastrophique, pendant lequel les praticiens sont cantonnés à 61 des tâches de soutien et d’accompagnement, des entretiens psychothérapeutiques sont proposés dans les jours qui suivent et des consultations de victimologie sont ouvertes sur le long terme. Dès lors, la prise en charge tend à ramener la victime du lieu de la catastrophe vers l’hôpital, d’un contact informel à un suivi psychologique. - Des psychiatres face à des « attentes politiques »1 Les dispositifs d’urgence médico-psychologique ne sont qu’une composante des multiples structures de gestion de crise coordonnées par le préfet lors d’une catastrophe. Les professionnels de santé mentale interviennent aux côtés du SAMU, des pompiers et des divers services de l’État qui ne relèvent pas tous du domaine médical. La coordination des actions de la CUMP est placée sous la responsabilité de psychiatres référents qui doivent répondre aux demandes de la DDASS et du préfet. Ils expliquent alors leur découverte de la dimension « politique » de la gestion de la catastrophe et en particulier des attentes des autres acteurs. La psychiatre référente de la cellule de Marseille, en poste lors des inondations du Gard de 2002 et d’Arles en 2003, insiste sur le « travail politicien » auquel elle s’est trouvée confrontée : On n’a pas fait Sciences-Po. A chaque catastrophe, on a eu, à un moment donné, tout ce travail politique entre guillemets, de décision de lever ou pas, l’intervention en fonction de ce que nous, on voyait sur le terrain. Les cellules font un peu relais. Parce qu’on est à la frontière de plein de choses. Parce que ça rassure, on est anxiolytique pour les préfets, pour les DDASS, on est des anxiolytiques. Parce qu’ils vont pouvoir dire : « On n’a pas fait ça mais on a mis la CUMP. On a déclenché la CUMP ! ». Alors ça permet à tout le monde de dire : « Ah bah, s’il y a ça, on arrête de poser des questions ». On est en plein dans la sociologie. Docteur Garniès, psychiatre à Nîmes en hôpital psychiatrique Les relations entre le psychiatre coordinateur et les autorités administratives de tutelle confrontent bien souvent le diagnostic clinique établi par les équipes et les attentes sociopolitiques des gestionnaires. La présence de la cellule permet la diffusion, à travers les médias, d’un message politique qui affirme la prise en charge de la souffrance des victimes par la puissance publique et qui relègue au second plan les causes de la catastrophe susceptibles de cristalliser des contestations et des revendications. Une psychiatre référente qui a coordonné l’intervention lors des inondations du Gard en 2002 déplore par écrit dans le rapport de retour d’expérience, « l’effet magique » qui est prêté à la CUMP par les autres acteurs. Elle s’en explique en entretien : « Ils sont preneurs de tout ce qui pourrait apaiser le climat social et politique. Eux, leur souci, ce n’est pas en terme de santé, mais eux, c’était “participation à l’apaisement du conflit” ». Les incertitudes et les controverses qui existent sur 62 le traumatisme favorisent les utilisations, voire les détournements, sociopolitiques, des dispositifs, comme le montrent les propos réactifs des enquêtés face aux injonctions de certaines administrations. Il s’agit alors pour eux d’affirmer leur autonomie professionnelle et le contrôle des conditions d’exercice. Depuis 1997, les CUMP ont vu leurs interventions se multiplier de manière importante, conduisant à une seconde circulaire en 2003 qui vise à renforcer le réseau de l’urgence médico-psychologique2. Les praticiens témoignent de la diversification des motifs d’intervention à mesure que leurs actions sont médiatisées et reconnues. Les cellules ne se cantonnent plus aux catastrophes et sont sollicitées pour des agressions, des braquages, des accidents de la route, des incidents dans les écoles, autant d’« événements mineurs » pour les psychiatres dont le caractère traumatique est laissé à leur appréciation. Certains répondent favorablement aux demandes estimant que « s’il y a une demande, il y a quelqu’un qui souffre et que l’essentiel est d’intervenir »3. D’autres refusent de venir sur le terrain et proposent aux victimes une consultation de victimologie à l’hôpital en insistant sur l’importance de l’évaluation au cas par cas. Une psychiatre est particulièrement vigilante lorsqu’il s’agit de « problèmes à caractère politique ou revendicatif » : « Pour les écoulements de boue à Marseille, on a envoyé un infirmier qui a évalué la situation et qui a dit : “Ce n’est même pas la peine.” C’était un problème purement social. C’était aussi le cas de squatters dont le bâtiment avait été incendié et ça s’était transformé en espèce de revendication sociale pour mieux se faire héberger. Donc, dès qu’on voit ça, on dit : “Au revoir messieurs.” On fait attention de ne pas se faire manipuler sur le plan politique ». La diversification des interventions des CUMP tend à étendre la portée du traumatisme. Sur le plan médical, la caractérisation de la pathologie psychique perd de sa spécificité et de sa précision. Les demandes adressées aux cellules témoignent, sur le plan sociopolitique, du recours accru aux professionnels de santé mentale sur des conflits sociaux qui présentent un aspect victimisant. Cette situation inconfortable conduit un certain nombre de praticiens à refuser de participer aux cellules et à critiquer ouvertement de telles actions qui ne relèvent pas du domaine de la psychiatrie4, comme le reconnaît la référente de la cellule du Gard : « Un grand nombre de nos collègues sont très critiques vis-à-vis de l’intervention des CUMP. Leur 1 Expression utilisée par les enquêtés. Circulaire DHOS/ O2 / DGS/6C n° 2003-235, du 20 mai 2003. 3 Entretien avec une psychiatre référente d’une CUMP du Languedoc. 4 L’enquête s’est intéressée aux praticiens de l’urgence médico-psychologique et n’a pas suivi une approche plus globale sur leur monde professionnel qui permettrait de resituer les membres de la CUMP dans les « processus de segmentation de mondes sociaux » (Strauss, 1992 : 274), à travers une sociographie attentive aux trajectoires professionnelles. 2 63 argumentaire, c’est que ça ne sert à rien, c’est de la poudre aux yeux, c’est des interventions à visée politique, médiatique. Que ce n’est pas ça la vraie psychiatrie ». Un pédopsychiatre explique avoir quelques réserves : « Je vous avoue que je ne suis plus tout à fait favorable au psychologue ou au psychiatre qui est là, les pieds dans les starting-blocks, prêt à intervenir dès qu’on le sonne sur une situation qui est jugée traumatisante. Ça mérite pondération, appréciation fine. Je crois que cette utilisation systématique des psys mérite révision ». Le recours systématique aux professionnels de santé mentale conduit pour cet enquêté à une dilution de la psychiatrie : « J’ai l’impression qu’elle devient un peu diaphane, qu’elle perd de sa texture et de sa noblesse ». Il rapporte ce constat à l’évolution de ses consultations à l’hôpital marquée par des demandes de parents qui lui paraissent de « plus en plus banales ». La sollicitation croissante des professionnels de santé mentale révèle la diffusion du discours de victimologie dans l’espace public. - La diffusion des catégories de victimologie vers les populations Les volontaires des CUMP reconnaissent une évolution rapide chez les populations touchées qui sont davantage averties de leur présence et qui acceptent plus volontiers leurs interventions. Pour expliquer la rapide adhésion au dispositif, les praticiens rendent compte des nombreuses sollicitations des journalistes qui demandent à réaliser un reportage sur leur action ou qui cherchent à recueillir le témoignage de victimes par leur intermédiaire. Le psychiatre référent donne pour consigne aux volontaires, comme aux victimes, de ne pas « parler aux médias » et assume à lui seul la communication sur les actions des CUMP. Si la présence de la caméra ou d’un tiers remet en cause la possibilité de conduire un travail thérapeutique et enfreint le secret médical, il est important d’expliquer aux journalistes que des cellules sont sur le terrain pour s’occuper des populations sinistrées, de préciser le nombre de professionnels impliqués, de citer les villages où de tels dispositifs sont déployés. Il s’agit alors de rendre visible publiquement l’intervention de la CUMP. Les interviews accordées aux journalistes ont aussi pour but de « faire passer le message sur le traumatisme »1 et participent des actions de prévention, en complément de la distribution de fiches informant des possibilités de développer des symptômes de stress posttraumatique sur lesquelles il est écrit : « Vous avez été victime ou impliqué(e) dans un événement inhabituel et exceptionnel […] Vous avez réagi par de l’angoisse, et des attitudes ou comportements inhabituels […] Ces états de stress intense entraînent des troubles 64 psychologiques à type d’anxiété et plusieurs comportements, attitudes ou sentiments peuvent émerger dans les jours ou les semaines qui suivent l’événement (ou même plus tard) ». Suit une invitation à venir consulter dans un service de psychiatrie. La prévention tend ici à diffuser l’idée selon laquelle un événement dramatique s’accompagne du développement d’un traumatisme, défini comme un trouble psychique. Le bon accueil réservé aux CUMP s’explique aussi par la position particulière occupée par les victimes de catastrophe. La cause de la pathologie psychique ne leur est pas imputée et s’explique par la seule expérience de l’inondation. Les troubles échappent ainsi à la représentation de la maladie mentale comme figure d’une anormalité personnelle. Le psychiatre Didier Cremniter explique à ce propos : « Autant la maladie mentale dans son essence occupe une place d’énigme, faisant même l’objet d’un rejet particulièrement défensif, autant l’idée qu’à l’occasion d’un événement du domaine d’une catastrophe, il puisse survenir des troubles psychiatriques, représente un modèle qui fait sens et qui s’avère même particulièrement démonstratif et éclairant au niveau du social » (Cremniter, 2002 : 698). L’idée selon laquelle le traumatisme fait suite à l’événement est mobilisée par les sinistrés (ainsi que par les médias et les pouvoirs publics) comme un modèle d’explication causale qui associe un mal être à un élément extérieur à la personne. Dans ce cadre, le domaine psychologique et psychiatrique suscite une popularité inattendue à la différence de la maladie mentale et « influe en retour sur la définition des langages légitimes de l’action collective », comme l’ont montré Stéphane Latté et Robert Rechtman (2006) à propos des usages sociaux du traumatisme après l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 20012. Certains psychiatres témoignent de consultations particulières au cours desquelles des patients s’inquiètent à l’idée de ne pas développer de pathologie suite à la catastrophe : Une dame me racontait que son mari travaillait à AZF quand ça s’est passé. Elle me dit : « Mais je ne comprends pas, il ne réagit pas, il est normal, il est comme d’habitude, est-ce que c’est normal ? Est-ce qu’il va développer certaines choses par la suite ? ». Et ça, on l’a souvent des gens qui viennent pour dire : « Je ne ressens rien, je vais bien, est-ce que c’est normal ? ». On leur explique l’état de stress post-trauma et le fait qu’il y a des gens qui ne vont pas développer les troubles tout de suite et qu’ils vont les déclencher plus tard, quelques semaines après. Je leur dis : « Ce n’est pas grave ». Il ne faut pas consulter parce qu’ils ont vécu un événement traumatique. S’ils n’ont rien, ils n’ont rien. Docteur Messon, psychologue en centre hospitalier universitaire à Marseille 1 Entretien avec une psychiatre de la CUMP de Béziers. A partir d’une enquête auprès des riverains sinistrés, des salariés de l’usine et des internés de l’hôpital psychiatrique mitoyen, les auteurs montrent comment le « paradigme psychiatrique façonne les modalités de la contestation et affecte les hiérarchies entre organisations ». Ils ajoutent : « Le cadrage psychologique de l’événement exerce des censures sur le contenu des revendications (qui doivent dès lors prendre la forme d’exigences sanitaires), sur les modes de présentation de soi (l’appartenance sociale des victimes n’est dicible que retraduite dans les termes de l’expérience traumatique), sur la valeur des regroupements (qui se fonde pour partie sur leur adéquation au paradigme psychopathologique) » (Latté, Rechtman, 2006 : 184). 2 65 Pour les soignants, la situation est quelque peu paradoxale puisqu’ils sont sollicités par des personnes inquiètes à l’idée de ne pas être malades. La qualification de la catastrophe comme expérience traumatisante, susceptible de déclencher des troubles bien après l’événement, suscite de l’inquiétude face à un mal dont les causes sont inexplicables et dont les manifestations paraissent aléatoires. Au final, les dispositifs de soins médicopsychologiques traduisent, comme l’a identifié Didier Fassin pour les lieux d’écoute (2006), une psychologisation de la formulation des problèmes et participent, dans le même temps, d’une dépsychologisation des pratiques des intervenants. Ils imposent un caractère normatif à la catastrophe qui apparaît a priori pathogène, suivant l’évolution analysée par Claudine Herzlich (2000 : 215) : « La santé devient une supercatégorie normative aux sens multiples et au champ d’intervention démultiplié : la santé est dans tout et tout est dans la santé. Elle est aujourd’hui, a-t-on pu dire, une des nouvelles façons de nommer le bonheur ». Cette enquête complémentaire apporte quelques éléments de réponse à la question de l’appréhension, en sciences sociales, du pathos exprimé dans les récits de la catastrophe. Plutôt que de mettre à l’écart ces affects ou au contraire de les réifier comme une réaction psychologique à l’expérience du malheur, l’analyse montre comment les divers groupes impliqués se saisissent de l’émotion suscitée par la catastrophe et la construisent comme un objet à faire valoir sur la scène publique. Les propos des praticiens montrent, à travers l’hybridation sociale de la symptomatologie et de la thérapeutique, la tentative d’ancrer l’affect dans le champ de la santé mentale. Pour les autorités publiques, la médicalisation de la souffrance des victimes tend à dépolitiser d’éventuelles plaintes et revendications et vise à un apaisement social des territoires catastrophés. La référence au « choc » ou au « traumatisme » de l’inondation correspond pour les sinistrés à l’affirmation de la figure de la victime valorisée sur la scène publique. Conclusion Les récits de la catastrophe traduisent une certaine ambivalence, comme le montrent les catégories d’analyse mobilisées tout au long de ce chapitre. L’articulation de la dimension individuelle et collective renvoie pour une part à la question des structures symboliques qui construisent ces récits. Le récit individuel répond à la nécessité d’affirmer le succès du sauvetage alors que le récit collectif permet au sinistré de se situer par rapport aux autres, de 66 se justifier ou de chercher des responsabilités. Le statut privé ou public des récits révèle la double position des sinistrés qui ont fait l’expérience intime et douloureuse de la catastrophe, et qui en même temps sont amenés à témoigner de l’exemplarité de l’événement. La médiatisation de leurs récits signe bien le passage de leurs propos dans le domaine public et la reconnaissance de leur nouvelle identité sociale de victime, dont le vécu est susceptible d’être rendu public. L’analyse en creux des entretiens montre le silence qui pèse sur l’évocation de certaines situations extrêmes intraduisibles au regard des normes morales ordinaires. Enfin, le pathos de la catastrophe est exprimé par les sinistrés dans un discours qui mobilise des catégories nosographiques de santé mentale. La souffrance devient alors pathologique et les sinistrés sont reconnus comme des victimes. Le statut particulier des récits de la catastrophe résulte de leur positionnement de part et d’autre des frontières qui séparent le registre privé et public, individuel et collectif, dicible et indicible, sain et pathologique. La parole des sinistrés porte en elle un pouvoir qui provient de la valeur sociale attribuée au témoignage du survivant d’une catastrophe. L’historienne Annette Wieviorka retrace l’histoire de l’affirmation du témoignage dans l’historiographie contemporaine et sa reconnaissance sociale qui conduisent aujourd’hui à « l’ère du témoin ». Ses recherches sur la Shoah s’intéressent à l’identité sociale des témoins survivants. Elle explique : « Le témoignage a donc changé. Ce n’est plus la nécessité interne seule, même si elle existe toujours, qui pousse le survivant de la déportation à raconter son histoire devant la caméra, c’est un véritable impératif social qui fait du témoin un apôtre et un prophète » (Wieviorka, 1998 : 171). Toutes proportions gardées avec ces événements, il semble qu’à l’occasion de l’inondation, les sinistrés endossent le statut de victime qui « fonde leur autorité et nourrit l’espèce de crainte révérencieuse qui parfois l’accompagne » (Hartog, 2000 : 14). Leur parole est alors prise dans des logiques d’accusation, de justification et de qualification de l’événement. Elle est aussi l’objet d’investissements extérieurs. L’intérêt des journalistes donne au témoin le pouvoir d’accéder à la scène publique. Les interventions des psychologues et psychiatres confèrent à ces récits une vertu thérapeutique. Enfin, comme l’explique Michel Agier (2004), « la force du témoignage » réside dans la position du « témoin de témoin ». L’acte même de témoigner permet de se dissocier de sa condition de sinistré et de l’expérience de la catastrophe, en adoptant le rôle de témoin d’un drame collectif. Dès lors, l’analyse des récits montre que les témoignages ne sont pas figés, fidèles à l’expérience vécue, mais sont pris dans des contextes d’énonciation. L’altération diachronique de ces récits, qui tendent à se faire plus silencieux sur le terrain à mesure que le temps éloigne la catastrophe des habitants, ne renvoie pas seulement à l’effritement d’une mémoire 67 oublieuse d’un événement lointain mais semble trouver une explication dans l’analyse des contextes et des configurations sociales d’énonciation (Bensa1, 1996). La prolifération ou au contraire la discrétion des récits de la catastrophe, résultent entre autres de la capacité des sinistrés à mobiliser leur témoignage pour jouer avec l’autorité et le pouvoir qui lui est attaché. 1 Alban Bensa insiste sur la nécessaire prise en compte en ethnologie des notions de « contexte » et de « temporalité » que la démarche structuraliste a quelque peu relégués au second plan, de manière à réintroduire le sujet à travers l’intentionnalité de ses actes et de ses paroles et les stratégies qu’il met en œuvre dans la vie sociale mais aussi face à l’enquêteur. « Les paroles et les actions indigènes, que l’ethnographe tend à considérer comme des “données” indépendantes de sa présence et prélevées systématiquement dans un stock supposé fini de traditions, sont l’aboutissement le plus visible d’un travail conjoncturel de production des énoncés et des gestes. Par sa forme et son contenu, ce qui est montré et dit tisse progressivement une histoire, celle des places et des rôles successifs attribués à l’observateur, celle aussi des stratégies rhétoriques des “informateurs” » (Bensa, 1996 : 45). 68 Chapitre 2. Du sinistre aux sinistrés Invité à s’installer dans le salon, dans la cuisine, dans le bureau, sur la terrasse pour poser ses questions, l’enquêteur observe avant tout l’intérieur domestique. Michel de Certeau et Luce Giard évoquent dans leurs travaux, les modalités selon lesquelles l’habitat se donne à voir au visiteur pour qui, « tout compose déjà un “récit de vie” avant que le maître de céans n’ait prononcé le moindre mot » (de Certeau, Giard, 1994 : 206). L’évocation des inondations de 1999 conduit immanquablement par la suite, à présenter in situ les dégâts subis. Certains habitants proposent même de faire visiter leur maison en relevant chaque fois les hauteurs d’eau et en décrivant les destructions, les pertes et les traces laissées par la catastrophe. La relation entretenue avec la maison inondée s’inscrit dans les recherches portant sur l’intérieur domestique1 et les objets qui le peuplent et qui dévoilent l’histoire, l’intimité et l’identité de l’occupant. Ces travaux, se réclamant de la théorie culturelle de la consommation, mettent en évidence la richesse sémantique et symbolique de ces espaces du fait de la disposition, de la sélection, de la conservation, du tri ou encore de mille et un arrangements quotidiens des objets personnels. Ils insistent sur le processus d’appropriation des produits standardisés à travers leur usage, leur transformation ou leur abandon. Orvar Löfgren qualifie même ces objets domestiques d’« ombres de vie », véritable parallèle matériel au récit de vie : « L’objet se charge d’une forte charge culturelle et devient le portemanteau auquel accrocher nos souvenirs, et l’histoire de notre vie sert comme marqueur d’identité, comme efficace porteur de messages » (Löfgren, 1996 : 148). Au cours de l’enquête, l’univers domestique n’apparaît pas, comme dans la littérature mentionnée précédemment, à travers sa construction, son élaboration, son ordre et les représentations qui lui sont associées, mais il est évoqué à travers sa destruction par les eaux de l’inondation. Les dommages participent de la reconnaissance de la qualité de sinistré comme le montrent les invitations des habitants à aller rencontrer les « vrais sinistrés ». Ainsi, un couple consulte l’annuaire de la commune pour recommander à l’enquêteur les noms de ceux qui ont subi d’importants dégâts : 1 Travaux conduits dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix : numéro de Terrain n°12, 1989, « Du congélateur au déménagement », numéro d’Autrement, n°137, 1993, « Chez soi. Objets et décor : des créations familiales ? », numéros d’Ethnologie française 1996/1 : « Culture matérielle et modernité », 1996/2 : « La ritualisation du quotidien ». 69 Lui : Et vous voulez retrouver des personnes, comme nous qui ont subi des inondations, et que ça fait pas mal de temps qu’ils y sont. Vous voulez encore en rencontrer ? Nous, on va vous en donner, parce qu’on en connaît !Ah, là, là [rires] Elle : On va l’envoyer chez Amières… Lui : Hernandez, Seguin… Elle : Seguin, il ne parle pas. Non, les gens qu’ont pris l’eau ! Lui : Jean-Mi ? Elle : Il n’a pas pris assez l’eau. Lui : Il a pris tout le bas… Elle : Il n’est pas parleur. Lui : Et ben, on peut l’envoyer chez les Lambert, il va parler ! Elle : Lui, il va parler ! [Rires] Lui : Oh, oui, il va parler !! [Rires] Elle : Non, il faut quelqu’un qui parle parce que quand même s’ils sont devant… Lui : Non, mais ils parleront… Elle : Et puis, il faut des gens qui ont subi ! Lui : Solange, Marie, et elle est cuxanaise depuis des générations et des générations, donc… Elle : Elle pourra vous dire, elle a vécu dans le grenier toute la nuit, elle se croyait morte avec ses gosses. On a cru qu’il…, qu’elle était morte enfin…, je vous promets que… Couple Michard, habitants de la périphérie du village La sélection repose sur le choix de « ceux qui parleront » et de « ceux qui ont subi ». Il s’agit de garantir la possibilité de conduire un entretien mais aussi d’attester de la qualité de sinistré en référence à la hauteur d’eau relevée en 1999, au drame du sauvetage et à l’importance des pertes. Tout au long de l’enquête, ces enjeux de qualification se manifestent de manière chronique, comme le montre l’extrait suivant correspondant à la visite d’une voisine : Une amie : Bonjour ! Elle : Madame Seguin, un jeune homme qui est en train de faire une thèse sur les inondations… L’amie : Vive la sinistrose ! Elle : Toi, tu dis que tu as pris la flotte dans la figure. L’amie : Je n’en ai pas eu beaucoup. Elle : Ah, oui, tu en as eu combien ? 50 ? L’amie : Non, 30 cm. Elle : C’est rien. Entre 30 cm et 1m50, c’est vrai que ce n’est pas du tout pareil. Donc, elle, elle a pu revenir chez elle. Tu as pu revenir chez toi quand ? L’amie : Un mois après. Couple Michard, habitants de la périphérie du village 70 La distinction entre ceux qui n’ont eu de l’eau qu’en rez-de-chaussée alors qu’ils ont un étage, ceux réfugiés sur leur toit, ceux qui « ont tout perdu », ceux dont seul le garage ou le cabanon a été inondé, ceux qui ont eu une faible hauteur d’eau permettant alors de surélever les meubles ou ceux chez qui l’eau « n’est pas restée et n’a fait que passer », constitue autant de différences entre les habitants inondés. Une conseillère municipale ne se considère d’ailleurs pas sinistrée malgré les trente centimètres d’eau constatés dans sa maison : «Vous savez avoir eu trente centimètres d’eau, c’est pas… Moi, j’appelle sinistrés les gens qui ont eu vraiment…, qui ont été victimes, ceux qui se sont retrouvés réfugiés sur le toit avec des risques… ». A travers la mise en désordre de l’univers domestique, les pertes matérielles, les procédures de réparations des dégâts et la relégation sociale des habitants, il s’agit d’interroger la qualification indigène de sinistrés, au niveau individuel et collectif, en explicitant la part sociale du matériel (le sinistre) et la part matérielle du social (les sinistrés). 2.1. L’univers domestique inondé Le paysage de crue est parfois évoqué sur un mode onirique. L’environnement quotidien et familier s’efface sous une surface plane d’eau qui laisse émerger ça et là des panneaux, des toitures, des bâtiments comme autant d’îlots insolites. Les anciens du village évoquent souvent, avec une certaine exaltation, leurs souvenirs d’enfance de la crue de 1940 qui est prétexte à de nombreux jeux. En décembre 2003, une informatrice appelle l’enquêteur par téléphone pendant une crue de l’Aude : « Elle est belle l’inondation ! Elle charrie sous un grand soleil. C’est superbe ! ». La montée des eaux est un spectacle que les habitants contemplent ou surveillent depuis les brèches artificielles1 aménagées sur les digues. Lors de la crue de 1996, un éclusier à la retraite est venu dans l’écluse de Moussoulens, située au bord de l’Aude, pour assister une dernière fois à l’écoulement silencieux de ces immenses masses d’eau. Passé cet attrait pour la dimension spectaculaire de l’événement, les sinistrés décrivent les dégâts de l’inondation, quand l’eau s’est retirée et que, seule, la boue reste. Ils témoignent alors du dégoût et de la répulsion face à la souillure de la maison et à la pollution du paysage, méconnaissable sous un voile de boue. 1 A la suite des inondations de 1940 qui avaient provoqué de nombreuses brèches sur les digues protégeant Cuxac, des déversoirs ont été aménagés permettant, à partir d’une certaine hauteur du fleuve, de laisser l’eau s’écouler dans la plaine. 71 - Mise en péril de la séparation entre le propre et le sale Les eaux de crue, fortement chargées en alluvions, déposent des quantités importantes de boue en se retirant lors de la décrue et provoquent l’infiltration du limon dans les moindres interstices de la maison. Une habitante des Garrigots déplore la « saleté » : « Si seulement, c’était de l’eau claire, mais non, c’est de l’eau boueuse qui colle, ah !! C’est du limon… Les murs ont été nettoyés au Karcher, à la main, le piano à la brosse à dents, les petits coins. Les couettes, on n’a pas réussi à les ravoir, tout le linge est resté tâché, mais bon, c’est de la bonne terre ! [rires] Bien riche, bien… [silence] ». Cette dernière remarque, au ton acerbe, renvoie aux tensions entre les nouveaux habitants des quartiers périurbains et les viticulteurs pour qui le limon est un fertilisant naturel prisé. Des photographies ont été prises pour attester des dégâts auprès de la compagnie d’assurance et sont conservées aujourd’hui pour témoigner du sinistre1. Lors de leur consultation, cette informatrice exprime son « horreur » à la vue du piano rempli de boue et des chambres à coucher envahies par l’eau. La présence tenace du limon dans la maison qui provoque poussières et moisissures et de la boue à l’extérieur rappelle pendant plusieurs mois l’inondation passée et marque ces espaces du sceau de la saleté. Les appareils électriques, par exemple, sont attaqués par l’acidité si bien qu’ils tombent progressivement en panne prolongeant dans le temps les effets destructeurs de la catastrophe. C’était laid, oh ! que c’était laid ! C’était marron partout, les routes, les champs, les maisons, c’était une couleur uniforme ! Les routes aussi, pendant longtemps, longtemps, on avait du limon sur les routes, chaque fois qu’il pleuvait, ça remontait. Les rues étaient tellement boueuses que, dès qu’il pleuvait, pendant longtemps, on rentrait le limon dans la maison. Et les carrelages, pendant longtemps, ils ont gardé ce truc, il fallait passer, repasser et pendant longtemps, ce limon remontait par les joints des carrelages. C’est marrant ! Enfin, non, ce n’est pas marrant. Vous aviez l’impression que c’était propre et quand ça séchait quelque temps après, ça faisait comme une poussière dans les joints, c’était le limon qui remontait. Et puis ce n’est pas bon cette moisissure, il y en a qui ont été malade à cause de ça. Ils n’ont pas assez aéré, ils n’ont pas ouvert pour aérer, donc les murs ont moisi mais cette humidité, c’est pas bon pour les bronches et ça provoque des allergies respiratoires. C’est encore les suites, il y a tout un tas de suites… Laurence Faure, habitante des Garrigots en 1999 Jacques Cloarec propose une typologie des « paysages “catastrophe” ». Il distingue l’ouragan pour lequel « c’est moins le paysage qui est atteint que l’ordre qu’il exprime » et l’incendie laissant derrière lui un « anti-paysage ». « Ainsi, à chacun des “accidents majeurs” affectant des paysages, sont attachés des dichotomies symboliques : ordre/ chaos dans le cas du paysage de l’ouragan, vie/ mort dans celui du paysage incendié » (Cloarec, 1989 : 303). Pour l’inondation, le couple dialectique propre/ sale semble être pertinent. L’étalement des 1 Elles figurent en annexe n° 9. 72 eaux dissout la frontière entre l’intérieur et l’extérieur qui constitue une protection contre les pollutions extérieures. Une habitante explique : « Quand on est revenu, il restait encore de l’eau dans le jardin. Et là, dans la maison, c’était un tas de boue. De la boue, de la boue, de la boue partout ! C’était ouaih…, impressionnant ! ». Les sinistrés réagissent en évacuant au plus vite le limon de manière à rétablir l’intégrité de la maison. La boue est qualifiée de « merde » quand elle se trouve dans l’espace habité alors qu’elle devient de la « terre » quand elle est déposée dans le jardin. Avant même l’arrivée des secours ou la remise en service de l’électricité, il s’agit de rétablir au plus vite la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. La souillure résulte de la dissolution de la frontière séparant l’espace du propre et du sale dans l’univers domestique. Nicole Haumont et alii montrent dans leur recherche sur l’habitat pavillonnaire l’importance de l’entretien qui consiste à « marquer un certain espace des signes culturels de la propreté » (Haumont et alii, 1979 : 71). Le pavillon se distingue de l’appartement dans la mesure où y coexistent des espaces qui doivent être propres et des parties qui ne sont pas du domaine du propre comme les appentis, les buanderies, le garage ou le jardin. « Dans le pavillon, le sale est rituellement organisé dans l’espace, il est en quelque sorte exorcisé. (…) Les espaces du sale fonctionnent comme des espaces de renvoi, des espaces à “aménager”. Le sale est donc une réserve pour le propre. Par-là s’exprime la prédominance de la propreté, mais aussi sa finitude » (id. : 73). Le jardin fonctionne alors comme un espace de renvoi pour le sale et le désordre, comme un extérieur pouvant recevoir tout ce qui n’a pas sa place à l’intérieur. La transgression des règles de répartition des espaces du sale et du propre, de l’intérieur et de l’extérieur, menace ce système de protection de l’ordre culturel contre la nature. - Mélange et désordre : la pollution de l’inondation L’inondation provoque une mise en mouvement des objets domestiques, du matériel électroménager voire des voitures ou des citernes à mazout qui sont emportées au gré du courant. Une sinistrée raconte avoir vu pendant la crue, « défiler des planches, des chiens morts, des poubelles, des arbres, des congélateurs… Il y avait de tout ! ». Une autre habitante de la périphérie du village explique : « C’était incroyable, tout ce qu’on a vu arriver des autres et tout ce qui est parti à nous… ». Les objets des maisons voisines se mélangent et passent d’un terrain à l’autre. Une habitante des Olivettes explique : « Ma voisine m’a dit qu’elle a vu passer mes lapins, mes poules, mes chats. C’est horrible ! ». Une habitante des Garrigots qui 73 vit dans une maison à étage où, seul le rez-de-chaussée a été touché, commente les photographies de son garage sinistré en insistant sur « la panique qu’il y avait » : Le lundi matin, on a mis les bottes et on est descendu. Et là, on a tout vu. [Elle me montre à nouveau les photos] On a ouvert le garage, j’avais deux gros congélateurs, il y en avait un qui était prêt à sortir car l’eau en se retirant, l’avait entraîné jusque… Là regardez ! La panique qu’il y avait. Tout était mélangé parce que dedans, moi, j’avais des trucs pour les bêtes. J’avais cinq kilos de pain, j’avais du blé, j’avais de tout. Je rentre les trucs d’été, il y avait des motoculteurs. On a trouvé plein de choses dans les poulaillers. Ça, je vais vous faire voir derrière, l’effet que ça fait, derrière le poulailler. Regardez la panique qu’il y avait. Vous voyez, ça, c’est quand on a ouvert le garage, voilà, le congélateur qui était entraîné avec l’eau. […] Ça, c’était les deux cuves à mazout et ça a rompu les tuyaux et on a mille deux cents litres de mazout qui se sont évacués. On a tout pollué. Et là, petit à petit, là, à côté, j’ai commencé à nettoyer, parce qu’après, ils nous ont dit de mettre toutes les bêtes mortes dans des sacs dehors, il y a l’équarrissage qui va passer. [Profonde respiration] Et dans ce que j’appelle le poulailler, en nettoyant, je trouve un petit coffret à bijoux et en l’ouvrant, je vois un petit cœur en or. Vu la configuration de la voisine, je me dis, ça ne peut venir que de chez Armelle. Je l’appelle, et je lui dis, ça ne serait pas à toi par hasard parce qu’il y avait des jeux d’enfants, il y avait des cartes, il y avait des bouquins, j’avais de tout dans le poulailler. Elle me dit, si, c’est le cœur que le père de sa fille lui avait offert pour son baptême et il était mort après. Elle était vachement contente que je lui ai retrouvé, ce n’était rien, un tout petit cœur en or mais pour elle, ça a pris une ampleur, ça a été important de retrouver ce bijou. J’ai retrouvé de tout dans le poulailler, j’ai retrouvé son sac. Il était plein de boue, les billets étaient pleins de boue mais elle a été à la banque, elle se les est fait changer et elle a récupéré tout son argent. Moi, ça avait été arrêté dans mon poulailler. Mariette Chevrier, habitante des Garrigots La pollution dont témoigne cette informatrice provient d’une mise en désordre générale de l’espace habité. « Tout était mélangé », explique-t-elle en évoquant la piscine remplie de boue, la cuve à mazout qui se déverse dans le jardin et le garage, les bijoux précieux de sa voisine retrouvés dans le poulailler au milieu, pêle-mêle, du fumier, des cadavres d’animaux, des jeux d’enfants, des cartes à jouer, des billets de banque. Elle montre ensuite hors enregistrement une chaussure coincée entre deux tuiles sur le toit de la maison voisine : « Elle a été abandonnée là, pendant l’évacuation des voisins par l’hélicoptère ». La chaussure que personne n’a été récupérer, constitue encore, plus de deux ans après la catastrophe, une « offense contre l’ordre » pour reprendre l’expression de Mary Douglas (2001 : 24). Pour l’auteur, « la réflexion sur la saleté implique la réflexion sur le rapport de l’ordre au désordre, de l’être au non-être, de la forme au manque de forme, de la vie à la mort ». La souillure de l’inondation résulte, à la fois de la destruction de l’ordre domestique mais aussi de la mise en contact de substances qui doivent être symboliquement tenues à l’écart. Ainsi, le limon dans les draps du lit, la boue entrant dans le congélateur rempli de nourriture, la remontée des eaux des fosses septiques dans les jardins témoignent de la disparition de la séparation, tant matérielle que symbolique, entre l’extérieur et l’intime, entre l’immondice et le propre, voire entre les morts et les vivants. 74 La recherche des disparus est conduite par les pompiers qui tentent de retrouver des corps dans les jardins en sondant des monticules informes dont l’identité est masquée par la boue. L’informatrice précédente évoque, hors enregistrement et à voix basse, la venue des pompiers lui demandant de regarder sur son terrain s’il y avait des corps alors que deux disparus ont été dénombrés dans la rue. Chaque masse informe est l’objet d’interrogations pour les habitants qui redoutent de reconnaître un corps sans vie. Un couple rend compte de la pollution que provoque l’inondation : Elle : Parce qu’après, il a fallu ouvrir des maisons pour voir s’il y avait des gens à l’intérieur. Après quand l’eau se retire et qu’il y a la boue, la trouille ! Vous voyez un champ, vous voyez une forme bizarre, on se dit c’est un corps. Ah ! non ! Mais ah mais ouaih ! Il y avait des voitures au milieu des vignes. Donc on se dit, il y a quelqu’un à l’intérieur, noyé… Donc après vraiment la trouille de buter dans quelque chose, de découvrir quelque chose. On voit une botte, on se dit, il y a peut-être quelqu’un au bout. Il y a la botte, il y a la boue dessous. […] Lui : Les gens avaient les champignons qui poussaient sur les vitres. Il y avait tous les chats qui étaient morts, les chats qui mouraient, on voyait des chats morts dans la rue. On voyait tout un tas de trucs, une pollution pas possible. Tout cela, on n’en parle pas. Il y a une décharge au bord de la rivière où l’on jette tout et n’importe quoi parce qu’elle n’est pas aux normes. Les fosses septiques sont remontées. Tout ça, on n’en a pas parlé. On ne le voit pas. Couple Martin, habitants de la périphérie du village Les cadavres d’animaux sont nombreux et sont retrouvés dans la rue ou les jardins, au hasard du chemin emprunté par les eaux. Un garde municipal raconte les nombreuses opérations d’évacuation de chevaux morts qui ont péri prisonniers des clôtures barbelées. La pollution telle que l’entend Mary Douglas comme rupture de l’ordre, résulte du mélange et du contact provoqué par l’inondation, entre des substances tenues, en temps ordinaire, séparées et des espaces imperméables l’un à l’autre. Ainsi, les fosses septiques se déversent en surface, les cadavres humains ou animaux ne sont pas enfouis sous terre et gisent à l’air libre ce qui provoque une pollution morbide. - Quand le « bonheur pavillonnaire » prend l’eau L’inondation crée dans la maison des bouleversements et des transformations que les habitants qualifient souvent de visions « surréalistes » et « irréelles ». Un sinistré explique qu’un fauteuil « s’est retrouvé perché sur les escaliers ». D’autres n’ont pas pu ouvrir la porte d’entrée bloquée par l’amoncellement de meubles. A Sallèles, une habitante d’une maison à étage inondée par plus d’un mètre d’eau en rez-de-chaussée raconte la découverte, au réveil, de ses meubles se déplaçant au gré du courant : 75 On s’est levé à sept heures. Il y avait l’électricité qui avait sauté. On a cru que les plombs avaient sauté. Moi, j’ai ouvert mes volets qui donnent dans la cour. Et la cour est très colorée parce que je fais des azulejos et elle est faite avec des carrelages de différents tons et tout d’un coup, j’ai vu du beige. Je n’avais pas mis mes lunettes mais je me suis dit quand même c’est drôle. Et puis, j’ai vu la table qui bougeait comme ça et qui était en train de rentrer doucement par la fenêtre du garage. Donc, je dis à mon mari : « On va être inondé ». Mon mari immédiatement qui dit : « Mais qu’est-ce que c’est que cette farce ? On va être inondé ! ». Il a commencé à descendre, il y avait de l’eau à la quatrième marche. […] Le salon a été inondé. Ce salon était rouge et blanc, enfin ce tapis était rouge et blanc, maintenant, il est rouge, enfin, il est rose. Les fauteuils ont été inondés… Donc tout était comme ça alors tout ce qui était en bas… C’était à la hauteur de la main de la statue, à peu près. L’eau est arrivée à peu près là. Donc tout ce qui était en dessous a été inondé. Blanche de Lagarde, habitante d’une maison de maître à Sallèles La perception familière de la maison est altérée par l’immersion sous les eaux. La hauteur d’eau constitue une frontière arbitraire, dans l’ordre du décor domestique, entre ce qui est détruit et ce qui est épargné. Un habitant des Garrigots décrit le « chamboulement » complet à l’intérieur de sa maison une fois l’eau retirée. Les pièces sont « sens dessus dessous » et tout ce qui est situé sous la hauteur d’eau est souillé par la boue, à l’image des lits des enfants remplis de limon. Un habitant de Sallèles chez qui l’eau a atteint un mètre soixante-dix de hauteur dans son salon, explique la destruction complète de la pièce : C’est la marque de l’eau [au niveau de l’horloge du salon placée sous le plafond]. Ici, j’ai eu tout cassé, tous les meubles, tous cassés. Parce que comme j’ai des ouvertures de chaque côté, au lieu de faire un courant d’air, ça a fait courant d’eau. Et ça m’a tout broyé. Ici, j’avais une salle à manger et un salon qui étaient magnifiques avec toutes les chaises torsadées, il y avait des grappes de raisin et tout, c’était magnifique. Et le buffet, une desserte, tout pété. Et là, j’avais cent vingt mille francs de bouquins dans la bibliothèque. Régis Moulon, habitant d’une maison du centre du village à Sallèles Le courant d’air familier devient avec la crue un « courant d’eau » qui détruit intégralement l’intérieur de la pièce. Sur les photographies, il n’est pas possible de recomposer l’agencement de salon avant la catastrophe. L’une d’elles représente une brouette chargée de déchets, au milieu du salon recouvert par une épaisse couche de boue. Les habitants témoignent de la rupture de l’ordonnancement des différents objets les uns avec les autres ou de « l’ordre pavillonnaire » entendu comme la « capacité à ordonner » pour Nicole Haumont et alii (1979 : 129). Anecdote sans doute paroxystique, une sinistrée raconte l’attente de sa voisine réfugiée sur le plan de travail de sa cuisine inondée : « J’ai une amie qui a passé trente heures sur sa cuisine américaine. Elle était sur le bar, et bon, ça veut dire : “Maman, j’ai envie de faire pipi”, on mettait les fesses dans l’eau et on faisait pipi. “J’ai envie de faire caca”, on mettait le caca dans un truc et on le balançait, et ça flottait au gré de l’inondation. C’est des trucs horribles ». La situation dramatique de cette habitante réfugiée avec sa fille et contrainte de faire ses besoins dans sa cuisine illustre la transgression de 76 l’ordre pavillonnaire qui sépare le propre du sale en associant à chaque pièce des fonctions distinctes. De même, une famille de Cuxac, revenue habiter rapidement dans la maison sinistrée, explique, avoir brûlé le parquet en chêne que l’eau avait désassemblé pour palier à l’absence de chauffage. Lors de la construction, le choix d’un parquet en bois massif avait constitué un investissement exceptionnel, un élément de confort fastueux, le « petit plus » de la maison de série. Son utilisation comme bois de chauffage signe la disparition de cet élément de distinction et d’appropriation de la maison et marque le retour à une situation de nécessité. Pierre Bourdieu a montré comment les constructeurs de maisons individuelles mobilisent dans leurs discours publicitaires les mérites de la « construction traditionnelle », « conçue comme une garantie, non seulement de qualité technique, mais aussi d’authenticité symbolique » (Bourdieu, 1990 : 8). L’inondation provoque dans certaines maisons la destruction des cloisons intérieures en placoplâtre, comme l’explique une habitante : « De toute façon, les cloisons, c’est du placoplâtre. Une fois que ça a pris l’eau, c’est fini, vous pouvez tout jeter. Une fois que c’est imbibé d’eau, c’est du carton ». Un informateur raconte avoir eu recours à une machinerie spécifique pour sécher les murs : « Chez nous, les cloisons, c’est du placoplâtre. On avait des tuyaux de partout. Pour sécher la maison, dans chaque pièce, il y avait un truc de branché. Ils nous ont fait des trous dans les cloisons, ils nous ont mis la machine, elle était dans le couloir, elle marchait tout le temps. Un mois, on l’a gardée et pendant un mois on a enlevé l’eau, tous les soirs ». D’autres enfin constatent des fissures dans les murs suite aux mouvements des fondations après le retrait de l’eau. Les arguments publicitaires des constructeurs qui reposent sur l’investissement durable dans la maison traditionnelle sont trahis par la décomposition des cloisons imbibées d’eau, par les fissures dans les murs, les poches d’humidité qui réapparaissent à chaque hiver et qui provoquent le développement de moisissure et de salpêtre. Ces dégâts matériels remettent en question la représentation de la maison robuste, transmissible de génération en génération : « Pour moi, cette maison, c’était l’investissement de la retraite. Tu viens là pour être tranquille et tu peux laisser quelque chose à tes enfants quand tu t’en vas. Peut-être que je n’aurais pas dû… », explique un habitant des Garrigots, venu s’installer six mois avant les inondations de 1999. Ces propos révèlent la mise à mal de l’ordre symbolique de la maison individuelle et de « l’utopie pavillonnaire » pour reprendre l’expression d’Henri Lefebvre. Ce dernier explique en effet : « Dans le monde pavillonnaire plus qu’ailleurs, tout objet est élément d’un système. L’objet n’est pas seulement chargé de symboles ; il est signe. Il est moins adapté fonctionnellement à un usage que pris dans le système des signes. (…) L’habitant consomme 77 des significations. Ici, tout est réel et tout est utopique ; tout est proche et tout est lointain ; tout est vécu et tout est imaginaire (vécu sur le mode de l’image et du signe) » (Lefebvre, 1979 : 18). En ce sens, l’habitation individuelle apparaît comme un bien matériel dont la composante symbolique est particulièrement forte, puisqu’elle vise, pour Henri Lefebvre, le bonheur individuel des habitants1. De nombreuses foires commerçantes sont organisées les dimanches dans les villages du Narbonnais : qu’elles soient dénommées Naturalys ou videgrenier, elles proposent des articles pour la maison et le jardin. Dans le compte-rendu d’observation ci-dessous, les différents stands proposent outils, équipements, plantes ou éléments décoratifs qui renvoient chaque fois à un usage mais qui constituent aussi un signe : l’authenticité de la maison, la pratique agricole ou la vie à la campagne. Depuis plus d’une semaine des cartons placés sur les panneaux de signalisation à Cuxac d’Aude annoncent sans plus d’explication : « Naturalys Cuxac, 13 avril ». La manifestation a lieu à la Bourgade, dans le parc d’une maison de repos pour personnes âgées. Les chemins de traverse desservant les vignes alentours servent de stationnement car le parking aménagé sur un carré de prairie est complet. Une vingtaine de stands qui proposent des articles de jardinage ou des équipements pour la maison sont installés, cahin-caha, en cercle dans le parc sur des tréteaux. Les visiteurs viennent en famille en ce dimanche après-midi : des couples avec de jeunes enfants se promènent de stand en stand, des petits groupes de personnes âgées discutent entre elles sans prêter une grande attention aux articles exposés, enfin quelques jeunes couples déambulent sans conviction. A l’entrée, se trouvent accrochés, à la clôture en grillage de la maison de repos, des mobiles réalisés par les visiteurs qui participent à un concours. Le jury récompensera le plus beau mobile à la fin de la journée. Les premiers stands sont ceux des pépiniéristes qui vendent des plantes et des arbustes pour fleurir le jardin au prochain été. Quelques visiteurs achètent un ou deux pots mais l’affluence est sans comparaison avec les stands proposant des « produits du terroir » : conserves de confits d’oie, foie gras... Les bibelots et les objets artisanaux rassemblent des petits objets en porcelaine, des miroirs à paillettes, des éléphants scintillants, des cadres photos, ainsi que quelques bijoux bon marché. Un peu plus loin, un homme vend des pièces en pierre destinées à décorer les façades des villas : cadran solaire, plaques à poser sur le mur extérieur, le portail ou la porte d’entrée. Un 1 Il écrit : « Chaque habitant d’un pavillon, chaque “sujet” croit trouver dans les objets un microcosme à lui, bien “personnalisé”, et son bonheur à lui. Or ces microcosmes, ces “systèmes” se ressemblent étrangement. Les mêmes fournisseurs vendent ces biens, ces objets, ces modèles de pavillon dans le style normand, basque ou “moderne”. (…) La finalité – le bonheur – est partout présentée de la même façon, c’est-à-dire indiquée, signifiée, mais indiquée dans son absence : réduite à la signification. Ce qui est signifié – le bonheur, la personne – est éludé ou élidé, et n’apparaît que comme nature ou naturalité (le jet d’eau, les fleurs, la pelouse, le ciel et le soleil, etc.) » (id. 1979 : 19). 78 barbecue sur roulettes est exposé avec un carton publicitaire vantant les mérites de la combustion de granulés en bois qui libèrent une grande énergie pour la cuisson. Quelques livres sont entreposés sur une table à tréteaux : Tout sur la pêche, La Moto, Le Bricolage, Le Jardinage, L’Entretien de la voiture, Les Égyptiens, Le Languedoc-Roussillon. Atlas, dictionnaires et livres de recettes complètent les ouvrages mis en avant sur le stand. Au cœur du parc, un massif de fleurs est utilisé pour l’atelier plantation réservé aux plus jeunes qui peuvent s’exercer à mettre en terre une plante ou un arbuste. Sur le côté, une buvette se dresse au milieu de nombreuses tables installées sur la pelouse qui accueillaient quelques heures plus tôt le « repas champêtre ». Cinq ou six arbres ont été équipés pour permettre à quelques adolescents d’en entreprendre l’escalade. Enfin, le clou de la manifestation est une démonstration de sculpture à la tronçonneuse. Le public est très majoritairement masculin et suit le travail d’un homme maniant avec précision une tronçonneuse pour dégager, dans de larges souches de bois, des formes d’animaux. Cinq sculptures doivent être réalisées in situ dans l’après-midi pour ensuite constituer les lots de la tombola. Lors de notre passage, le tronçonneur s’emploie à sculpter un flamand rose. Un vendeur de piscines contemple la scène alors que son stand mitoyen n’attire pas grand monde. Un château gonflable a été installé pour les enfants grâce à un générateur quasi silencieux sous les pétarades de la tronçonneuse. A l’intérieur de la maison de repos, est proposée une exposition de bonsaïs. Des photographies du club photo de Cuxac présentent des paysages maritimes ou montagnards, des bâtiments de la région en noir et blanc et des supporters de rugby arborant des maillots rouge vif. L’exposition débouche dans une salle où quelques pensionnaires ont été installés en ligne sur des fauteuils. Il semble que la foire est l’occasion pour les enfants de venir rendre visite à leurs parents malades ou qu’elle représente une distraction pour les pensionnaires. Extrait du journal de terrain, 13 avril 2003 L’inondation, en touchant en premier lieu la maison, détruit ou dénature les signes de cette utopie pavillonnaire. La piscine est remplie de boue, le jardin est un « véritable chantier » au milieu duquel s’amoncellent les objets devenus déchets, l’univers domestique est profondément mis en désordre voire anéanti par l’eau boueuse. Suivant l’idée d’Henri Lefebvre, le fait que l’altération par l’inondation des éléments matériels de la maison individuelle soit ressentie sur un plan symbolique par les enquêtés, apparaît comme le pendant de l’éviction du signifié – le bonheur, la personne – au profit du signifiant inscrit dans l’architecture du pavillon. La transmission métonymique du bonheur des habitants par l’habitat pavillonnaire, trouve en retour avec l’inondation, la contamination de ces derniers par la souillure de la maison. Le nettoyage de la maison apparaît comme une réaction de protection face à la pollution de l’inondation. Il s’agit alors non seulement d’éliminer les signes de saleté comme la boue ou le limon mais les opérations de nettoyage confrontent aussi les sinistrés au tri des objets domestiques devenus des déchets. 79 2.2. Trajectoires des objets domestiques après la catastrophe Lors du retour dans la maison sinistrée, les habitants sont abattus, ils disent être restés « stones » ou avoir erré comme des « zombies » quelques heures avant d’entreprendre les premières tâches de nettoyage et de tri. La remise en ordre de la maison s’accompagne de la prise de conscience progressive de l’ensemble des pertes matérielles : « Au début, on ne réalise pas, et puis après on se souvient de tout ce qu’on avait et qu’on a perdu », explique une habitante. Le nettoyage ne se limite pas à l’évacuation de la boue et de l’eau mais consiste aussi dans le tri des objets touchés par l’inondation. Une habitante des Garrigots explique avoir rapidement éliminé la boue de chez elle sans pour autant avoir l’impression que sa maison ne soit propre : Je suis revenue le lundi, une épaisseur de limon comme ça et schplouf ! Schplouf ! Schplouf ! Parce que ce n’était pas encore sec. Et vous voyez là, tout par terre, les meubles, les chaises, tout mais vraiment tout par terre avec un tas de limon, il y avait un tas de livres, j’avais une étagère contre le mur qui était tombée, il y avait tous les livres en tas devant, pris dans le limon. Et j’en ai jeté trois grands sacs-poubelles comme ça. Et ça m’a fait plus mal ça, que mes meubles, parce que les meubles, bon… Je me rappelle quand les gens sont venus nous aider après, quand ils ont vu tous ces livres par terre, ils m’ont dit : « Écoutez, essayez de regarder ce que vous voulez garder et si vous pouvez récupérer quelques livres et nous, après, on vous aidera à jeter tout le reste ». Donc j’ai dit : « On jette tout ça, ça suffit ». C’était plein de limon, comment vous voulez récupérer un livre ? J’en ai récupéré peut-être une paire, qui était juste un peu… mais après, tout plein de boue, qu’est-ce que vous voulez en faire ? Ça m’a fait mal au cœur mais tant pis, j’ai tout jeté, je ne vais pas récupérer ça. Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne vais pas passer ma vie à nettoyer des livres et puis ce n’est pas faisable. Ça fait mal au cœur quand on trie, quand on est dans la boue… Ça nous a fait tellement mal de voir toute cette boue, tout ça qu’on était, je ne sais pas comment dire… J’ai du mal à expliquer ce que je ressentais sur le moment. On avait tellement mal qu’à le voir comme ça, finalement, on aurait jeté tout, tout, tout ! On n’aurait rien gardé. Laurence Faure, habitante des Garrigots en 1999 La volonté de « tout jeter » peut être comprise comme une attitude de protection face à la contamination de soi par les objets domestiques souillés. Le nettoyage est une reconquête de l’ordre qui passe par la nécessité de faire disparaître les objets altérés par l’eau. Les modalités de ce tri reposent sur la définition d’une ligne de partage entre ce que l’on conserve et ce que l’on jette, entre le déchet et l’objet, entre ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas, ce qui est remplaçable et ce qui ne l’est pas. Les recherches portant sur l’univers domestique1 établissent des typologies des relations que les habitants entretiennent avec leurs objets, qualifiés aussi de « modes de vie avec ses objets ». Le point de départ de ces travaux est la critique d’une réduction de l’objet à sa matérialité, à sa valeur marchande ou à sa fonctionnalité : « Les objets du quotidien, même 1 Référence est ici faite aux mêmes travaux cités en introduction. 80 produits en série, sont tout autre chose que des biens à valeur marchande. Ils apparaissent comme des lieux de projet, de mémoire et d’amour » (Morel, 1989 : 6). La notion d’appropriation des objets quotidiens est alors centrale et renvoie à un « processus de construction d’un environnement inaliénable à travers et par des objets » (Chevalier, 1996 : 115). Michel Rautenberg parle même dans son ouvrage de synthèse de « culture domestique » dans laquelle le résident inscrit les marques de son identité : « L’une des dimensions essentielles de cette culture domestique est son rapport étroit avec la biographie de chaque résident, l’ensemble des objets constituant une espèce de recueil de morceaux choisis de cette biographie » (Rautenberg, 2003 : 94). L’enquête de Daniel Miller sur les modes d’appropriation de la cuisine par des locataires dans une cité anglaise d’habitat social rend compte de la construction d’une « culture inaliénable » par la transformation d’un espace fonctionnel standardisé. L’investissement dans des équipements supplémentaires ou la modification de la disposition des lieux témoigne des « stratégies créatives de consommation pour s’approprier ce qu’ils [les occupants] n’ont pas eux-mêmes créé » (Miller, 1996 : 112). L’étude de la transmission du mobilier réalisée par Sophie Chevalier permet de distinguer les objets anciens et précieux reçus par héritage et susceptibles d’être transmis aux générations suivantes, du décor domestique constitué par les photographies de vacances, les souvenirs de voyages, qui retrace davantage l’histoire du couple. La disparition d’un des conjoints provoque alors la dissémination des éléments biographiques. Michel Rautenberg rend compte d’une enquête sur le déménagement qui, en provoquant un bouleversement du quotidien, apparaît comme un révélateur de la place et de la valeur attribuées à chaque objet. Il distingue les objets qui « servent », les objets qui « représentent » et les objets qui « décorent » renvoyant à trois types de systèmes : technique, symbolique et esthétique (Rautenberg, 1989 : 59). Pour cet auteur, « le champ de l’esthétique se réfère plutôt à une culture et à “ses choix esthétiques constitutifs des styles de vie”1 et celui du symbolique à l’histoire personnelle du sujet qui est représentée sous forme d’images et d’objets tenant le rôle de points de repère dans le quotidien » (id. : 59). L’intérieur domestique est tourné à la fois vers l’intérieur et l’extérieur, « chaque élément des deux principales scénographies, l’intime et l’ostentatoire, peut appartenir à l’une et à l’autre » (id. : 60). Enfin, Martyne Perrot et Philippe Bonnin aborde, en milieu rural, le décor domestique en dépassant l’analyse des modes de consommation pour intégrer l’intime comme la « partie confidentielle des modes de vie qui esquiverait, 1 L’auteur fait ici référence à Pierre Bourdieu (1979 : 132). 81 partiellement du moins, les déterminations des catégories sociales » (Perrot, Bonnin, 1989 : 40). Ainsi, « Leurs goûts [des habitants], leur passé (héritage, objets transmis de génération en génération), leurs espoirs, leurs états de deuil ou de joie (de manière involontaire : ordre ou désordre des objets, choses déposées là comme des alluvions, des moraines de par la vie quotidienne ; ou de manière volontaire : bouquets de fleurs arrangés au bon endroit…) sont “inscrits”, presque comme dans un texte, avec un code qu’il faut déchiffrer quand il n’est pas explicité, à certains endroits de la maison de préférence : dessus des meubles (tables, commode, télévision…) ou de cheminées, panneaux des murs, etc. » (id. : 51). Ces recherches montrent la diversité et la complexité des rapports entretenus avec les objets quotidiens : objets aliénables et inaliénables, objets transmissibles aux enfants ou attachés au couple, objets techniques, symboliques ou esthétiques, objets ostentatoires ou intimes, objets mnésiques ou objets résultant de déterminismes sociaux. L’investigation bibliographique est loin d’être complète et ces catégorisations dialectiques du rapport à l’objet ne sauraient être exhaustives. Lors des entretiens, la remémoration des objets perdus ou jetés, la présentation des objets conservés malgré leur altération ou la louange de l’acquisition d’un nouvel équipement permettent d’expliciter les catégories de classement élaborées après l’inondation. Les distinctions établies par les travaux cités précédemment semblent être réévaluées à l’aune de l’inondation au profit de la différence entre objets remplaçables et irremplaçables. Cette catégorie de classement interroge la possibilité d’une réparation matérielle de la catastrophe entendue comme un « retour à la normale ». Les modalités d’indemnisation sont abordées dans un premier temps en considérant les objets produits en série. La perte des objets personnels entraîne ensuite l’altération des souvenirs des habitants. Enfin, la catastrophe apparaît fondatrice d’une nouvelle mémoire constituée matériellement par les innombrables traces du drame. - Objets périssables et réparation Les objets dits remplaçables concernent en premier lieu les appareils électroménagers, les vêtements ordinaires, les meubles standards, les objets fonctionnels. La production en série de ces objets en fait a priori des éléments interchangeables et périssables car leur destruction s’inscrit dans une dynamique de consommation. Les habitants n’évoquent alors pas leur singularité, leur histoire ou ce qu’ils représentent mais réduisent la perte à la valeur monétaire correspondante. Après l’inondation, les sinistrés sont invités à dresser des listes de leurs biens et à en évaluer le prix. En pratique, ce processus se heurte à la difficulté de constituer un 82 inventaire exhaustif des pertes constatées mais représente surtout une mise à nu de l’intimité. Un couple des Garrigots explique en effet : Lui : On te demande tout ce que tu as dans ta maison. Quand tu as élevé quatre enfants et que tu as plein de choses, des tas de souvenirs, des tas de choses : « Combien coûte ton slip ? Combien coûte ta moquette ? Combien coûte… – Non, mais c’est à vous d’évaluer ! – Non, non, détaillez ». Parce qu’ils ne le font pas les assurances, ils envoient un représentant qui est débordé, donc, c’est à toi de justifier ce que tu as perdu. C’est un travail titanesque. Ma fille et ma femme ont pris la Redoute, les Trois Suisses pour regarder le prix des objets en gros. Un aspirateur, je ne sais pas moi, ça vaut mille francs en gros… Ça peut être mille quatre cents, ça peut être sept cents francs, ça dépend de la marque. Il faut que ce soit chiffré, qualifié, quantifié… […] La blague : « Faîtes-moi la liste de votre merde ». [Il sort le dossier rassemblant les éléments nécessaires au remboursement par les compagnies d’assurance. A chaque pièce de la maison correspond une feuille qui dresse la liste des objets contenus dans la pièce]. Qu’est-ce que vous avez perdu ? Voilà, faites-moi la liste. Elle : C’est pièce par pièce qu’il faut faire. Et on avait des meubles de famille sans facture… On ne peut pas donner des factures de ça, ça vient de la famille, ça vient d’un château, on ne peut pas dire, ça, ça vaut tant. C’est familial, il y a un amour et puis, on n’a pas de facture. Lui : C’est complètement… Alors, donnez-moi le plan cadastral, les renseignements d’urbanisme, l’attestation de notoriété de propriété, des fois que ça ne soit pas toi qui sois chez toi, je suis dans la merde jusque-là, « vous êtes bien le propriétaire ? », vous voulez pas mon groupe sanguin aussi ? non, mais le doute ! C’est impressionnant de voir les listes par pièce avec tout… ? La commode, le matelas, le sommier, le drap blanc, la cuvette… ? Elle [Feuilletant les inventaires] : Oui, oui, mais vous allez même voir les WC, bon là, la chambre, il doit y avoir aussi les WC, la salle de bain, voilà les WC ! Lui [S’emparant de la fiche « Salle de bain »] : Fosse septique, tapis, balayette, poubelle… Elle : Il fallait tout mettre. [Reprenant la lecture de la fiche] Un pèse-personne, un épilateur électrique, une tondeuse à cheveux, un thermomètre, stimulateur électrique… il fallait tout mettre mais on ne peut pas se souvenir de tout. Lui : En clair, quand tu es déjà assommé depuis quinze jours, le mec dit, fais-moi la liste de ta vie. Alors t’oublies les albums photos, t’oublies les disques. Couple Amières, habitants des Garrigots Dans ce contexte de destruction, les sinistrés sont tenus de justifier les éléments de leur déclaration jusqu’à leur identité et d’apporter des preuves matérielles des pertes subies. Ils conservent autant que possible les objets détruits tant que l’expert de la compagnie d’assurance n’est pas passé mais leur décomposition, la pestilence et le développement de moisissure rendent rapidement ce choix intenable. Le recours à la photographie est quasi systématique et est complété par la constitution des listes des objets perdus. La conservation matérielle ou métonymique par les listes et les photographies, de ces objets devenus déchets est quelque peu contradictoire avec la nécessité de nettoyer la maison et d’éliminer les traces de saleté. Il s’agit en effet de constituer une liste à partir d’un monticule de déchets informes et parfois à peine identifiables. La lecture des feuilles volantes où figure l’ensemble des biens du couple est interrompue lorsque le dévoilement touche de trop près à l’intimité des habitants, quand la liste révèle la possession d’un stimulateur dissimulé en temps ordinaire. 83 Les sinistrés n’acceptent pas de constituer l’inventaire des pertes en laissant de côté les biens qui ne sont pas pris en compte par l’assurance : « Ce qui est affectif ne se paie pas », dit cette habitante en dénonçant le discours de l’assureur qui promet une réparation des dommages. Elle poursuit : « Alors, moi, j’ai dit, je ne vais pas retourner au Congo ou au Sénégal avec mes enfants, déjà, ils n’auront pas le même âge pour faire des photos ». Le retour à la situation d’origine grâce aux indemnisations se révèle progressivement être une fiction, puisque les biens dotés d’une dimension affective paraissent pour les sinistrés, indissociables de l’ensemble des pertes alors que la logique assurantielle distingue ce qui a une valeur marchande et ce qui n’en a pas. La rencontre d’une habitante aisée de Sallèles d’Aude rend compte d’une autre appréhension de la perte et de la réparation en ce qui concerne des objets précieux et rares. Au cours de l’entretien, la visite de la maison commence par le salon abritant de grandes bibliothèques garnies d’ouvrages anciens et de livres d’art, ornés de peintures et de sculptures et s’achève sur la collection de poupées de porcelaine, à nulle autre pareil dans la région. Cette informatrice raconte les pertes provoquées par les inondations de 1999 : Le premier expert qui est venu, il m’a dit : « Je suis expert en bâtiment, alors les poupées… ». Moi, j’avais établi une fiche par poupée parce que c’est mon métier, je suis experte en poupées de porcelaine, en poupées anciennes. Donc, j’avais établi une fiche par poupée avec l’époque, le lieu d’achat, ce qu’elle valait aux dernières ventes à Drouot. Donc j’ai pu donner le prix de chaque poupée, l’évaluation de chaque poupée, les dommages qu’elle avait subis… Bon. J’ai fait ça correctement. Et, le gars a pris des photos, on en a envoyé plusieurs. C’était un gros chantier, ils ont pris les livres, ça coûtait très cher aussi parce qu’on avait des beaux bouquins, des livres d’art, la cuisinière… Ma cuisinière, elle fait deux briques. Quand je lui ai dit que ma cuisinière était à renouveler, il m’a dit : « Mais vous rigolez madame ». Je lui ai dit : « Ah, non.». « Mais enfin, on n’achète pas une cuisinière de deux millions ! ». Je lui ai dit : « Ça dépend qui ! ». Moi, j’ai fait l’acquisition de la cuisinière, je me souviens, c’est une expo que j’ai faite, qui a très, très bien marché. A la fin de l’expo, mon mari me dit : « Tu devrais pour une fois t’acheter quelque chose qui te fasse plaisir ». J’aurais pu choisir un bijou, mais si j’avais choisi un bijou, je vous aurais dit, j’ai perdu un bijou de cinquante mille francs, je vous fournissais la facture, vous n’auriez pas hésité. Parce que c’était une cuisinière, c’était drôle. […] Bien sûr qu’on n’a pas remplacé, on ne peut pas remplacer ! Les bouquins que nous avons perdus, nous ne pouvons pas les remplacer, les poupées elles sont irremplaçables ! Ils m’ont quand même remboursé cent quarante mille francs rien que pour les poupées. Exactement, au franc près de l’évaluation. Parce que l’expert est venu, un deuxième, le troisième expert mais toujours des experts en meubles, et encore. Mais vous étiez plus experte que les experts… ? Absolument. Et quand le directeur de l’assurance du coin a téléphoné à Paris en disant, j’ai un pépin, voilà, j’ai besoin d’une expertise pour les poupées. Je ne trouve personne. Alors, on lui dit : « Mais où vous êtes ? – Et bien on est à Narbonne, près de Narbonne. – Mais à Sallèles d’Aude, vous avez quelqu’un, moi, j’ai un expert à Sallèles d’Aude, attendez. Madame de Lagarde à Sallèles ! – Mais c’est sa collection ! ». Alors le gars lui a répondu : « Ou vous lui faites confiance ou vous faites venir un expert de Paris mais le plus proche est à Paris. Je peux vous donner l’adresse et le numéro de téléphone ». Ils ont emporté mes évaluations, les photos des poupées, les photos que j’avais d’avant, et on leur a répondu, c’est honnête. Donc ça a été correctement remboursé. Ils ont remboursé le montant que j’avais évalué. Blanche de Lagarde, habitante d’une maison de maître à Sallèles d’Aude 84 Les pièces de collection se distinguent des objets de peu par les représentations et les pratiques dont elles sont investies. Ainsi, les poupées en porcelaine sont présentées en fonction de leur valeur sur le marché des objets précieux. Chaque poupée a comme double une fiche de référence avec une cote, une estimation, un état de l’objet et les indications des cours relevés dans les salles de vente nationales. Le rapport entretenu avec les poupées de porcelaine n’est pas seulement affectif ou mémoriel mais repose aussi sur la valeur marchande de l’objet rare. La collection représente certes l’aboutissement d’un projet personnel d’accumulation pendant une longue période mais constitue aussi un patrimoine chiffré. Dès lors, la perte de certains éléments remet en question l’investissement de la collectionneuse mais la dévaluation du patrimoine peut être précisément indemnisée. Les propos de l’informatrice sont ici ambivalents renvoyant tour à tour au caractère irremplaçable des poupées et à l’indemnisation « au franc près » de la collection. La double position de cette habitante, tout à la fois collectionneuse et experte, relève de la même ambivalence de l’objet de collection considéré pour lui-même ou appréhendé à travers sa valeur sur le marché de l’art. La mise en parallèle de ces deux foyers sinistrés, l’un modeste et l’autre aisé, montre la commune mise à nu des habitants à travers l’exposition des objets perdus, que ce soit l’appartenance sociale à travers l’exemple de la gazinière de luxe ou l’intimité dévoilée par l’inventaire des objets de la salle de bain. A l’inverse, elle révèle des rapports aux objets (et à leur perte) distincts selon qu’il s’agit d’objets de peu ou d’objets plus singuliers comme les pièces de collection. Les procédures assurantielles, qui demandent aux habitants de dresser des inventaires des objets indemnisables, confortent la distinction indigène entre objets remplaçables et irremplaçables. Cependant, les propos des sinistrés traduisent l’impossibilité d’un retour à l’identique tant les opérations de réparation de la catastrophe relèvent davantage d’un « retour vers le futur »1. L’indemnisation tend à compenser la perte, sans jamais l’effacer, avec une réussite inégale selon le type d’objet : le produit de série peut être remplacé selon un cycle de consommation ordinaire. L’objet singulier ou unique peut être indemnisé s’il lui est associé une valeur marchande. En revanche, la perte reste irréparable pour les objets n’ayant pas de double matériel, pour lesquels il n’existe pas d’objet identique, ni de prix correspondant. C’est notamment le cas des objets mnésiques qui constituent les 1 Michel Agier utilise cette expression pour qualifier la situation des réfugiés libériens et colombiens qui font référence à la norme idéologique du retour chez eux : « Ce retour se situe dans le futur et le conditionnel, contre 85 archives de toute une vie, comme l’explique Krzysztof Pomian, : « Pris ensemble, tous les documents qui s’accumulent dans nos habitations […] ne résultent pas d’une décision délibérée, comme c’est le cas chez un collectionneur de vieux papiers. Ils sont sécrétés de façon organique par les faits et gestes qui remplissent notre vie quotidienne. Ces documents forment donc des archives au sens le plus strict de ce terme » (Pomian, 1992 : 221). - Perte des souvenirs et mise en péril de la mémoire biographique La perte des objets personnels affecte particulièrement les sinistrés qui témoignent d’une altération du souvenir à travers la destruction des souvenirs matériels. Le rapport métonymique qui relie un objet et une expérience passée constitue pour les habitants une modalité pratique de remémoration. Après l’inondation, certains souvenirs apparaissent orphelins des objets qui les matérialisent ou qui les rendent physiquement présents dans l’espace domestique. Le péril de l’oubli menace alors la mémoire des sinistrés qui craignent de voir plusieurs années de leur vie « effacées ». La perte des photographies familiales est de ce point de vue systématiquement évoquée : « Les meubles, c’est embêtant mais ce n’est pas ce qui a fait le plus mal, les meubles, ma foi, on les a rachetés, ce n’est pas un problème, mais on a un tas de souvenirs, de papiers qu’on n’a plus, des photos… Parce que le reportage du mariage, quand j’ai ouvert l’album, il n’y avait plus rien, c’était tout blanc, le limon avait mangé les photos ». Une autre habitante explique s’être employée pendant plusieurs mois à sauver les photographies qu’elle possédait : « Moi, j’ai beaucoup de photos, j’adore la photo. J’avais environ dix mille photos de famille. Tout ça dans des albums, évidemment quand on est revenu, tout était dans la boue mais j’ai quand même tout récupéré les albums, j’ai déchiré le truc en plastique et j’ai récupéré les photos qui étaient mouillées. Je les ai fait sécher et j’ai pu en récupérer quatre-vingt-dix pour cent ». La restauration de ces images est cruciale dans la mesure où elles représentent « tout ce qui reste de mon mari décédé », comme elle l’explique à la fin de l’entretien, et constituent une mémoire qu’elle souhaite transmettre à sa fille d’une dizaine d’années. Au-delà des photographies, l’ensemble des objets domestiques semble doté d’une épaisseur mnésique. Les travaux de Jean-Paul Filiod, qui reposent sur des « récits des objets de vie », invitent à considérer l’espace domestique comme un univers biographique : « La mémoire biographique se constitue au sein de périodes diverses dont témoignent les objets domestiques ou les représentations qui leur sont associées. Mes ethnographies ont mis au jour l’illusion répandue qu’un retour de réfugiés est une affaire simple comme si on pouvait revenir en arrière dans le 86 les composantes temporelles suivantes : les étapes fondamentales de la vie – enfance, adolescence, âge adulte, vieillesse, mort ; les épisodes de vie – scolaires, amoureux, professionnels, vacanciers, résidentiels ou liés à une activité sociale et culturelle ; les événements calendaires (…) ; enfin, les moments furtifs : éléments temporels plus singuliers, de l’ordre de l’événement (…) » (Filiod, 1999 : 154). Les objets dont la perte affecte les sinistrés renvoient à ces mêmes « composantes temporelles » constitutives de la biographie personnelle : la destruction par le limon de l’album de mariage, la perte des photographies de parents disparus ou la dégradation des films de la naissance des enfants. Un couple explique : Lui : Vous avez tout perdu ! Il y a l’aspect financier parce que vous parlez des assurances, vous y pensez bien sûr aux assurances. Mais après, on se rend compte qu’on a perdu toutes les photos. Elle : Et c’est à ce moment-là qu’on s’aperçoit qu’on est mal assuré. Lui : On s’aperçoit qu’on a perdu tous les jouets du gamin. Bon, le gamin, il n’a plus l’âge mais à l’époque, il était passionné par les lego, lego technique, machin. Elle : Vous savez les tout petits lego, quand il y a de la boue dedans. Lui : Alors, on a tout mis à la benne. Bon, ça lui aurait certainement fait plaisir de les avoir par souvenir. Elle : Moi, tous mes disques, j’ai plus de quarante ans mais à l’époque, à mes vingt ans, on achetait les Claude François, les Sheila et tout ça. Les CDs, on peut les laver mais les quarante-cinq tours, je les ai lavés mais il y a toujours cette auréole de gazole, de mazout, parce que ça a pué dans la maison, pouh ! On n’ouvrait même plus la fenêtre là-haut tellement ça sentait mauvais, les cuves des gens qui sont devant, elles ont explosé. C’était visqueux de partout. Lui : Quand vous voyez un tractopelle pour enlever tout votre bien qui est en déchet, ça secoue, c’est des vêtements, c’est des jouets, c’est des photos. On est même retourné dans nos propres déchets chercher des… merdes ! On a jeté les photos, peut-être qu’on va pouvoir les récupérer. On a bien fait. Elles ont des chmilbliques mais c’est mieux que de ne plus rien avoir. Couple Nicolas, habitants de la périphérie du village Le mari justifie l’attachement qu’il a pour certains objets qui n’ont pas une grande valeur marchande ou esthétique car ils correspondent à des événements particuliers. Le premier meuble acheté avec son épouse marque la formation du couple à travers la constitution d’un patrimoine commun. La mise en déchet des objets domestiques, entassés par un tractopelle en un monticule d’ordures, affecte les sinistrés qui ont l’impression d’être dépouillés des traces matérielles de leur existence. L’opération de tri consiste ici à déterminer la limite entre le déchet et l’objet, à classer le rebut de l’inondation du côté du tractopelle ou du côté de la maison, à nommer ces choses comme des « vêtements, des jouets, des photos » ou à les qualifier de « déchets », c’est-à-dire d’objets déchus de leur identité et de leur intégrité. Pour Mary Douglas : « Tant qu’ils sont dépourvus d’identité, les rebuts ne sont pas dangereux. Ils ne font même pas l’objet de perceptions ambiguës, puisqu’ils occupent une temps, retrouver intacts son village, sa famille ou sa propre personne d’avant la guerre » (Agier, 2004 : 2). 87 place bien définie, dans un tas d’ordure quelconque » (Douglas, 2001 : 172). La saleté et le danger découlent des fragments conservant un reste d’identité liée à la chose dont ils sont issus : « Leur semi-identité s’accroche à eux, et leur présence compromet la netteté des lieux où ils passent pour intrus » (ibid.). L’eau de l’inondation ne détruit pas totalement les objets si bien que ces rebuts sont toujours reconnaissables. Ils peuvent être soit jetés, soit conservés. Le choix de « tout jeter » permet de conjurer la souillure de l’inondation alors que la conservation de certains objets correspond à la sauvegarde d’une mémoire biographique. Certains habitants accordent une attention particulière à la destruction des « papiers » administratifs justifiant des cotisations pour la retraite ou renseignant les examens et interventions médicales subies : Elle : Les papiers ! Les papiers vous vous rendez compte les papiers ! Lui encore, ce n’est pas trop grave [son mari est militaire] mais moi, salariée, j’ai perdu toutes mes feuilles de salaires. Actuellement, il faut que je fasse l’enquête, maintenant je ne sais plus où c’est. Vous voyez, c’est tout bête, beaucoup, beaucoup n’y pensent pas. C’est inimaginable tout ce qu’on peut perdre. Pour moi, je crois que le plus dur, ça a été ça, de perdre tous les papiers… Les papiers médicaux, j’ai demandé beaucoup de photocopies, j’ai réussi à récupérer quand même pas mal de choses. Lui : Vingt ans de notre vie qui ont été effacés. Elle : C’est pire qu’un divorce. Lui : Un divorce, on partage encore. Elle : Voilà, on essaie de partager. Lui : Là, tout est détruit je vous dis, on a vingt ans, les souvenirs, on n’a plus rien. On n’a plus rien. Moi, j’ai fait des séjours en Afrique et bien je n’ai plus de souvenirs de ces séjours. J’ai quelques petits bibelots mais j’avais des albums photos que je n’ai plus. C’est dur. C’est le plus dur. Parce que bon, les meubles, on les a changés, la maison, on a changé, la voiture on l’a changée, mais les souvenirs, tout ce qu’on a fait il y a vingt ans en arrière… Couple Michard, habitants des Garrigots en 1999 L’inondation touche les documents conservés dans des tiroirs, classeurs ou cartons, autant de papiers invisibles au quotidien dont les habitants oublient l’existence. La perte des documents touche en premier lieu l’histoire du couple, plus que l’histoire individuelle des habitants. Le mari explique que vingt ans de vie ont été effacés en faisant implicitement référence à la date de l’emménagement dans la maison qui correspond à la formation du couple. De même, les objets touchés sont les jouets des enfants ou les photographies des vacances familiales qui renvoient à l’histoire du foyer familial. La comparaison avec la situation du divorce qui contraint les conjoints à partager le patrimoine commun montre à quel point le couple est affecté par cette destruction matérielle. 88 La perte des objets biographiques rend enfin impossible toute transmission aux plus jeunes générations, comme l’explique cet habitant de Sallèles d’Aude, natif du village et âgé de soixante-quinze ans, qui évoque avec émotion la mise à sac de sa maison : J’avais juste mon portefeuille et puis… Je n’ai plus de photos de famille, plus rien. Je n’ai plus mes papiers, j’avais tout paumé, le livret militaire et tout ça, c’est tout parti, je ne sais plus où c’est. [Silence] Vous arrivez là, tout saccagé… On dirait qu’il y a eu un ouragan… de flotte. C’est impressionnant, croyez-moi. Les photos de famille, comme le mariage de mes parents, les photos de mes frères, mes tantes, mes oncles, ma belle-famille, mes photos de mariage, les enfants, tout, quand je faisais l’armée, je n’ai plus rien. Je n’ai que des souvenirs en tête mais je n’ai plus rien en image pour le faire voir à mes enfants ou à mes petits enfants éventuellement. Tout, tout a disparu. Comme je vous disais tout à l’heure, j’avais la bibliothèque et tous les bouquins, ils sont dans la véranda, collés dessus. C’est tout empilé mais je ne veux pas les jeter et c’est tout collé, je ne peux plus les… Mais vous les avez quand même gardés? Oui, moi, je suis comme ça, ça me gêne, je veux garder des souvenirs. Régis Moulon, habitant d’un maison de village à Sallèles d’Aude Les photographies ou les papiers anciens, faciles à transmettre aux plus jeunes, assurent une « mémorisation tangible de la généalogie » (Zonabend, 1999a : 62)1 alors que le souvenir oral est toujours menacé par l’oubli. Cet habitant ne parvient pas à jeter les livres qui ont séché dans la boue et les conserve pour « garder des souvenirs ». La perte d’objets mnésiques se conjugue avec la conservation de certains restes de l’inondation de sorte que la catastrophe renvoie indissociablement à une perte des souvenirs et à la constitution d’une nouvelle mémoire de l’événement. - Les restes de l’inondation et la mémoire de la catastrophe Nombreux sont les sinistrés qui ont conservé des objets devenus inutilisables. Deux ans et demi après les inondations, nous retrouvons un habitant des Olivettes dans son jardin alors qu’il est en train de nettoyer des diapositives recouvertes de boue : « Les diapos sont fichues, toutes. J’ai encore des diapos, je ne me suis pas résolu à les jeter. [Silence] ». Les boîtes sont conservées sous le barbecue à l’extérieur de la maison comme si ces photographies n’étaient plus susceptibles d’occuper une place dans l’univers domestique. Un couple résidant aux Garrigots n’a pas voulu mettre à la casse un camping-car qui est conservé au fond du 1 L’analyse de Françoise Zonabend des « manières d’habiter » dans les fermes de Minot rend compte du rôle essentiel de la « salle » dans le logis d’habitation. Pièce unique, elle est le lieu où se déroule toute la vie intime et domestique de la maisonnée. « Espace de renfermement, la salle est aussi un lieu de (re) présentation des valeurs familiales. Elle apparaît comme un univers ordonné, répertorié. Ici, chaque objet, chaque meuble, possède une histoire que l’on détaille avec soin. […] Au travers de ces objets, de ces papiers serrés dans le tiroir de l’armoire, de ces meubles, de ce linge marqué au chiffre de la maîtresse de maison, dont on sait l’origine, l’histoire et le 89 jardin. Le mari explique : « C’est sentimental, c’est un véhicule, c’était le but de notre vie d’avoir un véhicule comme ça. On avait réussi à l’avoir et d’un coup tout a été détruit ». Les espaces extérieurs deviennent le lieu de dépôt d’objets souillés par l’inondation qui n’ont plus leur place dans la maison, sans pour autant que les habitants ne se soient résolus à les jeter. La conservation de l’objet-débris de la catastrophe renvoie alors pour une part aux représentations attachées à l’objet d’origine (souvenirs qui lui sont attachés, investissement familial important, objet transmis par les parents à titre d’héritage…) mais aussi à la mémoire des inondations signifiées par l’altération de l’objet. Dans l’espace domestique, les habitants entretiennent une relation ambivalente avec les multiples traces laissées par la catastrophe, oscillant entre conservation et effacement. Ainsi, la marque de l’eau sur les murs a souvent disparu lors des travaux de réhabilitation à l’exception d’un recoin derrière une porte ou sur un meuble dont la variation de la teinte du bois trahit la présence de l’eau. Un habitant désigne la pendule fixée au-dessus de la porte du salon : « Ici, à la pendule, vous voyez le trait qu’il y a sur la pendule. C’était là ». Un couple résidant aux Garrigots explique avoir, tout à la fois, voulu tout effacer et conserver des « petites traces » : « Sur le mur au fond du cabanon, il y a des petits trucs pour se rappeler, on en a laissé. Mais c’est vrai que dans la maison, on s’est activé pour tout enlever. De toute façon, on ne peut pas l’oublier. Là, on n’a pas trop frotté pour ne pas le faire partir et on a laissé pour ne pas oublier, on a laissé la ligne de flottaison, elle partira à force, avec le temps ». Les traces cantonnées aux murs du cabanon ou la « ligne de flottaison » quasi transparente appelée à s’effacer avec le temps renvoie au souvenir de la catastrophe qui, à l’image des traces matérielles, peut être occulté, oublié ou s’estomper avec le temps. Enfin, de nombreux sinistrés ont collecté des articles de presse, des cassettes vidéo des reportages télévisuels, des documents techniques et scientifiques sur la rivière, se constituant ainsi un nouveau patrimoine propre à l’événement qui pallie pour une part la disparition des souvenirs matériels. L’inondation signe donc la perte, complète pour certains, des objets personnels mais amorce à nouveau la conservation dans l’espace domestique de traces et de documents qui représentent l’événement. La typologie distinguant les objets des déchets, les objets conservés des objets jetés, les objets périssables des objets affectifs et irremplaçables, les objets mnésiques et biographiques des objets marchands, se révèle au final fragile. L’inondation semble mettre à devenir, se lit la pérennité de ces lignées et non dans la maison elle-même, dans ce “chez” qui change de nom avec chaque occupant » (Zonabend, 1999a : 62). 90 mal toute possibilité de classement, de rangement, de distinction en contaminant l’ensemble de l’univers matériel domestique. Dès lors, le travail ne conduit pas à la confirmation ou l’infirmation des principes organisant l’espace domestique mais rend compte davantage des pratiques indigènes de reconstruction d’un ordre intégrant la présence de la catastrophe et la réappropriation de la maison sinistrée à travers l’absence ou la détérioration de certains objets. 2.3. Dons et indemnités : entre réparation et stigmatisation A la suite de l’inondation, les sinistrés se retournent vers leur compagnie d’assurance de manière à être indemnisés et de nombreux experts sont dépêchés sur place pour évaluer les dégâts. Certains informateurs estiment avoir été correctement indemnisés alors que d’autres dénoncent les pratiques frauduleuses de certaines compagnies d’assurance et ont recours à des contre-expertises à l’origine de longs contentieux. Parallèlement, la médiatisation de Cuxac d’Aude encourage l’envoi important de dons et la présence d’associations caritatives et humanitaires. Près de deux millions de francs1 sont envoyés par des associations, des communes et des particuliers. Le Secours Catholique, le Secours Populaire et la Croix-Rouge interviennent à Cuxac d’Aude en distribuant des bons d’achat d’équipements ménagers ou des sommes forfaitaires. De la nourriture et des vêtements sont rassemblés au CCAS2. Les courriers des donateurs, communes, associations ou particuliers, expriment la volonté de se joindre à « l’immense élan de solidarité ». Comme l’explique un élu, la mobilisation joue selon les affinités politiques expliquant l’aide de certaines communes ou organisations syndicales. Les mairies confrontées à des risques d’inondation se manifestent de manière privilégiée. Enfin, les courriers de petites associations et de particuliers racontent l’organisation de concerts ou de ventes de pâtisseries au profit des sinistrés cuxanais. L’enquête que nous avons réalisée ne porte pas tant sur les divers acteurs de l’indemnisation ou de la collecte de dons (compagnies d’assurance, experts, associations caritatives, bénévoles et volontaires des ONG…) mais a consisté à recueillir les propos des sinistrés qui réagissent au mouvement national de solidarité qui leur est adressé. Nous nous sommes davantage intéressés à la réception, par les sinistrés, des dons et des indemnités, plus qu’à leur collecte. Même si les habitants font une différence entre les indemnisations qui leur sont dues et les aides caritatives de l’ordre du don, nous avons choisi de les traiter conjointement en les 1 2 Information donnée par un élu en fonction pendant les inondations. Centre communal d’action sociale. 91 considérant comme des modalités de réparation, tant matérielle que symbolique, de la catastrophe. Les habitants sont particulièrement discrets sur le montant de leurs pertes et les sommes qu’ils ont touchées. Ils expriment le malaise ressenti voire témoignent de leur refus des aides proposées. Ils parlent en revanche longuement des problèmes de distribution des dons, des inégales indemnisations entre voisins. Les propos renvoient alors à la « justice » des critères d’affectation des dons : faut-il donner à ceux qui ont le plus perdu ? Ou faut-il privilégier ceux dont la situation est la plus déplorable ? Les dons doivent-ils profiter à ceux qui n’étaient pas ou mal assurés ? Ou alors faut-il attribuer la même somme à tout le monde quelles que soient les indemnisations perçues ? La catastrophe touche une société locale entraînant, de manière quelque peu arbitraire, des pertes importantes pour certains et plus limitées pour d’autres. La distribution des dons doit-elle compenser les pertes ou suivre une logique de redistribution ? Les élus, employés municipaux ou responsables associatifs en charge de la gestion des dons témoignent des tensions très fortes qui se cristallisent autour de cette question. - Le silence sur la réception des dons : la stigmatisation du donataire Lors des entretiens, l’évocation des aides reçues après la catastrophe semble toujours se rapporter à autrui. Une habitante de Sallèles relativement aisée, proche des grands clubs tels le Lyons ou le Rotary Club, se place spontanément dans la position de donatrice et non de donataire alors qu’elle est elle-même sinistrée. On a eu une aide énorme quand je m’y suis mise, parce que je connais beaucoup de monde et j’ai pu travailler avec les grands clubs. Le Lyons, j’en fait partie, le Rotary et le Lyons. Ça s’est passé d’une manière vraiment, je trouve, extraordinaire. Un représentant de chez eux, est venu nous voir et nous avons commencé à aller voir les gens : « Qu’est-ce qui vous manque ? Vous avez besoin de quoi ? ». On allait chez les gens. Et celui-là avait besoin d’une cuisinière, le deuxième des meubles de la cuisine. Et c’était livré le vendredi suivant par camion, directement chez les gens, pour pas que ça soit trop… Autrement dit, les voisins ne savaient pas qu’untel était aidé par une association caritative. Ça a été fait bien, élégamment. Et le matériel était excellent. […] C’est bien parce que moi, ils [les habitants] ne me connaissaient mais pas trop, je n’étais pas quelqu’un du village. J’ai une position un petit peu sur le côté. Parce que je serais quelqu’un du village, ils n’auraient pas osé dire il nous manque ça, vous savez au point de vue social, c’est pas facile. Ce n’est pas facile d’accepter une aide ? Non, ce n’est pas facile, à qui le dîtes-vous ! Quand la Croix Rouge est arrivée, on était encore en train de nettoyer, ils ont poussé la porte, il sont arrivés, ils m’ont donné une enveloppe avec mille francs en argent liquide, pouh ! [Vive émotion]. Ça fait bizarre, ça fait un drôle d’effet. Bon, les gens qui ont l’habitude, ça va. Mais quand nous, on n’a pas l’habitude, ça fait quand même un drôle d’effet. Et, cette aide, elle nous a été bienvenue, elle est arrivée, c’était extraordinaire mais ce n’est pas facile… Quand ça vous est dû, oui, quand c’est l’aide du gouvernement, c’est tout à fait normal, toutes les 92 caisses de retraite ont envoyé quelque chose. Mais toutes ces aides, ça a été quand même extraordinaire. Blanche de Lagarde, habitante d’une maison de maître à Sallèles d’Aude L’informatrice qui joue le rôle de relais entre la population sinistrée et le Lyons ou le Rotary Club accorde une grande importance à la discrétion et à la confidentialité qui accompagne le don. Les voisins ne doivent pas savoir que telle personne est aidée par une association caritative si bien que les dons sont dissimulés sous la forme de livraisons ordinaires assurées par des grandes surfaces. Une habitante explique à ce propos : « On n’en a pas trop parlé entre nous. C’est resté silencieux. Parce que, imaginez-vous que la personne qui est là, a touché une certaine somme et que la personne à côté a touché une autre somme, et si je lui dis combien j’ai touché et si j’ai touché beaucoup et qu’elle, elle n’a pas touché beaucoup, ça va créer de la jalousie. Donc, surtout tais-toi ». La position de Blanche de Lagarde, installée à Sallèles depuis le rapatriement d’Algérie en 1962, lui permet de recevoir des demandes d’assistance de la part de familles sinistrées sans que celles-ci dévoilent à l’ensemble de la communauté villageoise leur état de nécessité. L’extrait traduit aussi l’émotion de l’informatrice quand la Croix Rouge lui propose une enveloppe de mille francs. Il ne s’agit pas alors d’un « dû » mais d’un don qui stigmatise le donataire comme une personne dans le besoin. Le maire de Sallèles d’Aude explique avoir réagi de manière similaire : « La Croix rouge, moi, quand ils sont venus, je me souviens, j’ai trouvé mille francs sur le buffet là-bas, parce que j’avais dit, je ne veux rien moi… Donnez-le à ceux qui ont eu quatre mètres cinquante [d’eau], ils en ont plus besoin que moi. En définitive, après, j’ai trouvé mille francs, ça m’a fait sourire ». Une habitante des Garrigots témoigne du refus de certains sinistrés de se rendre à la mairie pour demander des aides malgré les dégâts constatés : Les gens n’osaient pas demander. J’ai une amie qui est aux Olivettes qui a eu énormément d’eau et qui est veuve, elle ne venait pas à la mairie. Je lui ai dit : « Mais vas-y ! Tout le monde va demander, ce n’est pas une honte, il faut que tu y ailles. Tu as le droit à plein d’aides, on a le droit à plein de trucs, le Conseil Général, le Secours Populaire… ». Je lui ai dit : « Mais pourquoi tu n’es pas venue ? ». C’est vrai qu’elle n’était pas vraiment dans le besoin mais ça ne fait rien, il y en a qui ont eu peu d’eau et qui ont demandé comme s’ils avaient tout perdu. Là aussi, il y en a qui en ont profité. Mais elle n’osait pas demander alors qu’elle, elle avait eu plus d’eau que moi et elle s’était retrouvée seule. Est-ce qu’elle était plus choquée que moi et qu’elle était tellement choquée qu’elle n’a même pas pensé à ça ? Beaucoup n’y pensait pas, ils ont été tellement choqués qu’ils n’allaient pas demander les aides… Laurence Faure, habitante des Garrigots en 1999 L’importance des dégâts et des pertes prime ici sur le fait d’être réellement dans le besoin. Le « choc » expliquerait la paralysie de certains habitants qui ne réclament pas les 93 aides. Le refus des dons peut aussi être compris comme une stratégie de protection face à la stigmatisation du don qui provoque chez certaines personnes une forme de « honte ». - Utilisations des aides : une consommation sous contrainte L’argent reçu permet aux sinistrés de « refaire leur maison à neuf » dans les années qui suivent la catastrophe. Une habitante des Garrigots, épargnée par la crue, explique, en balayant du regard les maisons voisines : « On est les seuls à ne pas vivre dans du neuf ». Un habitant des Olivettes raconte les travaux réalisés : On a tout refait. On a refait tout le carrelage, on a refait toutes les cloisons de la maison, tout l’intérieur, les murs. Qu’est-ce qu’on a fait ? Tout. La faïence… Tout l’intérieur. Je dois avoir des photos pendant les travaux, quand vous voyez ça et quand vous regardez maintenant, vous n’avez pas l’impression que c’est la même maison. Vous avez fait différemment ? Oui, à l’intérieur, on a cassé des cloisons, j’ai modifié, ce n’était pas du tout comme ça. Alors, à y être, on a cassé. C’est plus aéré, c’est plus ouvert, avant c’était plus cloisonné. Alors, j’ai cassé les cloisons. On a changé les portes, les fenêtres, les portes-fenêtres… […] Ça fait que quand on est rentré avec ma femme, on n’avait plus aucun repère, on ne se sentait pas chez nous, on avait modifié tout l’intérieur, on se levait et on ne reconnaissait pas. On avait nos petites habitudes, depuis vingt-cinq ans qu’on habitait la maison, on n’avait plus les mêmes repères. On se sentait perdu. Je ne sais pas, on ne se sentait pas à l’aise. Pourtant, c’était bien, tout refait de neuf, c’était bien tel qu’on l’avait souhaité. Mais je ne sais pas, c’était pas ça, on ne se sentait pas à l’aise, on n’avait pas l’impression d’être chez nous. Roger Sambra, habitant des Olivettes Cet entretien, réalisé deux ans et demi après les inondations de 1999, rend compte de la difficile réappropriation de la maison sinistrée après les travaux de réhabilitation. Le fait de « tout changer de A à Z » conduit à une perte des repères domestiques qui constituent le cadre des habitudes quotidiennes à travers lesquelles se joue le sentiment d’être chez soi. Une responsable de l’association des sinistrés qualifie les villas réhabilitées de « maisons témoins » : « C’est drôle toutes ces maisons neuves, des maisons témoins qui sont sorties après les inondations, les gens, qui peut-être même, n’avaient pas eu les moyens de finir leur maison et qui, grâce à l’argent des assurances ont pu faire mieux que ce qu’ils avaient ». Cette image renvoie à la fois au confort retrouvé grâce aux aménagements nouveaux, mais aussi au retour dans une villa neuve et anonyme. Une habitante des Garrigots considère même, qu’il s’agirait d’un aspect « positif » s’il n’y avait pas eu la « peur de ne pas survivre » : « Moi, j’ai tout refait, j’ai tout racheté puisqu’il n’y a plus rien d’avant. De ça, je n’en étais pas mécontente, de pouvoir changer de décor. Vous voyez la cuisine, elle était loin d’être comme ça, c’était une cuisine équipée mais ce n’était pas ça du tout. C’est une cuisine que je n’aurais jamais pu faire donc il faut voir ce côté positif ». Une habitante de la périphérie du village 94 explique de même : « On repart avec du neuf, ce n’est pas une renaissance mais c’est un coup de pouce. On repart, plus fort ». La période qui a suivi la catastrophe a été marquée par des comportements dépensiers, une forte consommation et la disparition de l’épargne. Une sinistrée des Garrigots explique : Il faut regarder les voitures neuves. Je pense qu’il doit y avoir peu de gens qui ont de l’argent. La fréquentation des restaurants, ce que les gens sont sortis, ils sont allés au restaurant… Stéphanie me disait : « La première année, j’ai gâté ma fille à Noël ». Elle a acheté beaucoup plus que ce qu’elle achetait d’habitude parce que les enfants avaient perdu leurs repères et elle a pensé que c’était le moyen de compenser. Moi, j’ai mangé au restaurant quasiment tous les jours. Parce qu’on n’avait pas envie de rentrer, je ne voulais pas faire à manger, d’ailleurs ça reste encore la politique du frigo vide, je ne prévois plus. Delphine Louvin, habitante des Garrigots Les sorties répétées au restaurant témoignent de la difficulté de reprendre ses habitudes dans la maison sinistrée. L’informatrice explique que « la politique du frigo vide » correspond au fait de ne plus vouloir planifier en avance et surtout de ne plus s’occuper de la maison, que ce soit pour le ménage, les provisions ou l’entretien du jardin. Cependant, l’argent reçu grâce aux indemnisations ou aux dons n’est pas toujours dépensé aussi librement et reste irréductible à un chèque en blanc, comme le montrent les descriptions détaillées des conditions pratiques du versement des aides et de la nature des dons (bons d’achats, matériels neufs ou d’occasion…). Par exemple, la distribution par la mairie d’une aide immédiate de cinq cents francs en liquide, a provoqué de longues files d’attente cantonnées derrière des barrières mises en place par les employés municipaux. Des sinistrés comparent cette scène au regroupement du « bétail ». Les plus anciens évoquent les « camps de concentration » et la « guerre » à travers les scènes d’attente pour « venir chercher les tickets de pain ». Un sinistré déclare : « C’était abominable. Il n’y avait rien d’humain, rien d’humain ! ». Les achats réalisés après la catastrophe n’ont pas le même statut que les achats effectués en temps ordinaire comme l’explique une habitante des Garrigots : Vous savez quand on a envie d’aller acheter quelque chose, quand on a envie, on se dit, je vais acheter une paire de chaussures ou n’importe quoi mais on en a envie ! Tandis que nous, on n’avait pas envie, on a été obligé d’acheter des meubles parce que sinon je mettais ma vaisselle par terre. Mais ce n’est pas une envie. Après, l’envie vous vient mais au départ, c’est l’envie de vous faire plaisir. Et c’est beaucoup de choses comme ça que les gens ont eu à acheter mais pas avec envie. Stéphanie Michard, habitante des Garrigots en 1999 L’achat de nécessité met à mal les promesses consuméristes des discours publicitaires qui reposent sur la réalisation d’envies, de désirs et sur l’aboutissement de projets élaborés de longue date à travers la constitution d’une épargne. Les aides prennent la forme de bons d’achat ou de chèques utilisables dans un commerce et pour un type de produit. Les habitants 95 regrettent ces contraintes et montrent parfois l’impossibilité de bénéficier de ces dons : « La famille et les amis ont envoyé des chèques pour acheter le frigo et tout. Donc, quand on est allé au magasin, on avait eu ce chèque mais je leur ai dit : “Je n’ai pas besoin de frigo. Moi, il me faut ça et ça ”. Et les magasins disaient non, c’est un frigo. Mais, je ne vais pas en reprendre, je ne vais pas prendre deux frigos ». Les indemnités des assurances sont parfois versées sous certaines conditions comme la présentation de factures des travaux : « Un truc très important. Voilà, l’assurance m’a dédommagé, ils ont pris la somme. Ils m’ont dit : “Quand vous aurez fait les travaux, on vous donnera le reste”. J’ai dit : “Moi, si j’ai envie d’aller au casino, de tout flamber, de me foutre une balle dans la tête, vous me devez le pognon, vous n’avez pas le droit de le geler. – Ah, oui, mais on vous donnera à mesure que vous aurez fait le papier, la tapisserie…”. C’est une prise d’otage ! ». Ces propos montrent la différence entre les achats rendus possibles par les indemnisations et les dépenses ordinaires. Deux extraits d’entretien, analysés en parallèle, montrent enfin que les dons en nature renvoient immanquablement à une appartenance sociale. Le premier extrait correspond à un habitant des Garrigots, Pierre Ribéra, bénéficiant d’un ameublement gratuit de sa cuisine. Dans le second, Blanche de Lagarde explique comment le Lyons choisit le matériel offert aux sinistrés. Ça allait faire deux ans qu’on dormait sur un lit…, un champ de patates ça aurait été mieux. La Croix Rouge en a eu marre de voir qu’on ne trouvait pas de lit pour nous. Un jour, on a un camion de But qui est arrivé avec un lit tout neuf, une armoire et un matelas. Ils nous ont payé un lit. La Croix Rouge a été remarquable, le Secours Catholique aussi. Ce buffet, on l’a eu parce que notre fille est à l’institut médico-éducatif. Une association qui est financée par les prisonniers de guerre et les anciens combattants, est venue. Ils ont regardé s’ils avaient des sinistrés, des familles de sinistrés parmi les élèves et ils ont pris une famille parmi les plus sinistrés. On a tiré le jackpot, on était dedans. Alors ils sont venus, ils nous ont payé le réveillon de Noël, du Jour de l’An. Ils ont offert des cadeaux aux gosses. Ils nous ont donné des chèques pour acheter quelques vêtements, quelques meubles et après, ils nous ont dit : « Pour refonder le milieu familial, il vous faut une salle à manger. Vous allez choisir une salle à manger, vous la choisissez comme vous voulez ». Ils nous ont dit le prix, vingt-cinq mille francs. Vous avez pu un peu choisir ? On a choisi mais ce n’est pas pareil. Ce n’est pas complètement… Ce n’est pas à nous. Ce n’est pas des meubles qu’on a gagnés. Les meubles, ils ont beau avoir de la valeur, on a beau les avoir choisis mais… Si un jour j’ai assez d’argent pour acheter une salle à manger, ce ne sera pas pareil ça, on se la sera gagnée. Elle sera à nous. Alors que ça, c’est un dépannage. Pierre Ribéra, habitant des Garrigots Le Lyons fait des dons en nature mais ne donne jamais d’argent. Ça s’est extrêmement bien passé parce que j’ai pu, moi, voir les gens, en allant chez eux, en faisant le tour de leur maison et leur apporter ce dont ils avaient besoin. […] J’étais avec un monsieur du Lyons. On est rentré dans une maison où alors là, ils ont été nettoyés pour de bon, alors on leur a procuré avec les bons du Secours Catholique une cuisinière et une machine à laver mais ils n’avaient plus de meuble, la table était effondrée. Alors je dis, là, il faudrait une table, le minimum, c’est une table. Il me dit : « Mais s’ils n’ont pas de chaise ? » Je lui dis : « écoutez, il faut choisir. Moi, je demande d’abord une table, c’est le 96 principal ». Il me dit : « Il faut une table et des chaises. Ils sont combien ? Ah, ils sont quatre, alors on va mettre six chaises, s’il y a les voisins qui viennent manger, d’accord. Et le buffet ? – Ben, le buffet, il est comme le reste, pour le moment, ils ont mis des briques et des planches et puis, c’est ça au début ». Et alors, il me dit : « Il faudra un buffet ». Je lui dis : « Très bien mais enfin…, vous dîtes il faut, maintenant vous distribuez comme vous pouvez. – Alors on dit, une table, six chaises et un buffet. Et un buffet, je prends comment le buffet ? – Vous savez, ici, c’est tombé en ruines, c’était des meubles en formica, qui avaient vécu déjà quand même, vous voyez, je ne sais pas... ». Le soir, il me téléphone, il me dit : « Écoutez, il ne faut pas encourager le mauvais goût, c’est moche ce formica ». Je lui dis : « Oui, je suis bien d’accord avec vous, c’est bien moche mais c’est ce qu’ils avaient ». Il me dit : « Écoutez, moi, j’ai tout commandé en pin massif, au moins ça durera. Et s’il y a une autre inondation, ça tiendra le coup ». Tant que le robinet est ouvert, moi, je le fais couler. Le jour où le robinet sera fermé, bon, on n’aura plus rien mais enfin. Et ils ont livré des cuisines avec le buffet en chêne avec des petites frises en haut, enfin très mignon, très, très bien. Blanche de Lagarde, habitante d’une maison de maître à Sallèles d’Aude Le premier extrait correspond aux propos du donataire alors que le second illustre les pratiques du donateur. Pierre Ribéra a été particulièrement touché par les inondations de 1999. Sa maison n’était pas assurée au moment de la catastrophe si bien que lors de l’entretien, deux ans après les inondations, les travaux de réhabilitation sont peu avancés et dépendent des aides qui sont distribuées de manière imprévisible, à l’image de cette association tirant au sort une famille sinistrée pour lui offrir une cuisine neuve. L’argument avancé par l’association peut paraître quelque peu normatif : « Pour refonder le milieu familial, il vous faut une salle à manger ». Pierre Ribéra n’attribue pas de valeur, malgré son prix, à cette cuisine équipée, acquise de manière impromptue. Considérés comme un dépannage, ces meubles ne représentent aucun sacrifice ou aucun projet. Le don gratuit semble quelque peu orphelin d’un investissement dont l’achat est l’aboutissement. Dans le second extrait, le choix du mobilier de cuisine s’appuie sur des jugements esthétiques directement liés à une appartenance sociale. Le représentant du Lyons Club dénigre le mobilier en formica et avoue préférer le bois massif. Arguant qu’« il ne faut pas encourager le mauvais goût », il choisit une cuisine luxueuse qui correspond à son propre niveau de vie. L’objet offert apparaît en ce sens prescriptif d’un style de vie, attaché à un niveau social. L’économie symbolique du don se comprend à travers l’acceptation des aides et l’appropriation du produit offert gratuitement. Le refus de la position de donataire constitue une protection face à la stigmatisation du sinistré aidé et assisté. Marcel Mauss (1989 : 147) rappelle dans le célèbre essai sur le don, que les prestations de donation « ont revêtu presque toujours la forme du présent, du cadeau offert généreusement même quand, dans ce geste qui accompagne la transaction, il n’y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a, au fond, obligation et intérêt économique ». Dans les cas étudiés par Marcel Mauss, l’économie du don s’inscrit dans des communautés restreintes marquées par l’interconnaissance des individus. Le don relève alors d’un système complexe articulant la 97 nécessité de donner, celle de recevoir et surtout celle de rendre en retour. Marcel Mauss distingue le mana, le prestige, l’honneur et l’autorité dont bénéficie le donateur, du hau, « esprit de la chose » offerte, qui témoigne du pouvoir spirituel échangé, à travers lequel le donateur a prise sur le bénéficiaire. Ce système du don et du contre don n’est bien sûr pas transposable à Cuxac d’Aude où l’économie symbolique de la donation ne s’inscrit pas dans des réseaux d’interconnaissance. Cependant, les propos relatifs à l’objet offert semblent qualifier pour une part, « l’esprit de la chose » entendu non pas comme un pouvoir spirituel mais comme le signe d’une appartenance sociale. De même, les donateurs, comme Blanche de Lagarde qui assure la médiation entre les organismes caritatifs et la population, reçoivent en retour le mana, entendu comme une reconnaissance de la part des bénéficiaires qui se transforme rapidement, à l’échelle du village, en autorité et pouvoir politique. La présidente de l’association des sinistrés de Sallèles explique : « Les gens ont pratiquement pris l’habitude de venir chez moi, parce que pendant tout le moment où j’ai pu les aider, je les ai aidés. Il y a un CCAS qui ne fonctionne que pour les socialistes. Donc, il faut bien bouffer… On sait que si on vient ici, je peux faire un petit quelque chose. Vous voyez, ça a dégénéré, le fait d’être présidente de l’association, le fait d’avoir aidé des gens à ce moment-là pour maintenant être sollicitée pour toute l’aide sociale ». L’aide ponctuelle apportée par cette habitante tend à se pérenniser au-delà de la catastrophe et pour des motifs qui ne relèvent pas des inondations. A travers la distribution des dons et l’assistance dans les démarches d’indemnisation, les associations de sinistrés bénéficient en retour de la reconnaissance de la population, ce qui les place dans une relation de concurrence politique avec les municipalités. - Débats et affrontements autour des principes de distribution des dons. Aborder la question des dons revient moins, lors des entretiens, à parler de soi que des autres sur le mode de la comparaison. Le matériau empirique permet de rendre compte des critères indigènes mobilisés pour apprécier la juste ou l’injuste répartition des dons, telle la hauteur d’eau, l’ampleur des dégâts, l’importance des pertes… En affectant le patrimoine familial, la catastrophe met en exergue les différences de ressources et de niveaux de vie entre les habitants : « Pour nous, on a perdu beaucoup parce qu’on avait beaucoup, ceux qui n’avaient pas beaucoup, ont perdu moins mais ils avaient tout perdu quand même. Chacun, à son niveau, a perdu tout ce qu’il avait au rez-de-chaussée », explique une habitante de Sallèles. Malgré les faibles sommes en jeu, la répartition des dons est perçue comme risquant potentiellement de bouleverser la hiérarchie sociale du village. 98 A Cuxac d’Aude, l’ensemble des dons adressés au village ont été recueillis par la mairie qui s’est ensuite chargée de la distribution. Dans d’autres villages, cette tâche a été prise en charge par l’association des sinistrés. La municipalité Gauche plurielle décide d’attribuer les dons en fonction de critères sociaux pour privilégier les plus démunis et non pas aider l’ensemble des sinistrés. Les ressources du ménage, les revenus et les indemnisations versées par les compagnies d’assurance sont pris en compte. Ces critères « sociaux » apparaissent parfois en décalage avec les éléments mobilisés par les habitants pour apprécier les besoins des sinistrés qui se cantonnent aux mesures physiques de l’inondation dans la maison. Un ancien élu communiste explique : « Il y a eu des rejets de demande d’aide, notamment pour ceux qui avaient été bien assurés, qui n’étaient pas dans la misère et qui voulaient absolument qu’on prenne en compte la réfection de leur piscine. Les dons émanaient de gens qui étaient très simples, moi, je me voyais mal distribuer une aide sociale à quelqu’un pour faire une piscine ». Il poursuit son propos en rendant compte des conflits que la mise en place de critères a déclenché entre la population et l’équipe municipale : Les rivalités entre voisins, notamment dans les communes rurales, les querelles de voisinage, sont légion. Elles s’estompent avec le nouveau mode de vie mais elles restent importantes. J’ai reçu des gens qui m’ont dit : « Comment ça se fait ? Mon voisin a eu vingt centimètres d’eau, moi j’en ai eu trente. Il a touché huit mille francs, moi, je n’ai touché que quatre mille ». C’était très difficile d’expliquer aux gens que les centimètres d’eau, c’est une chose mais qu’il y a aussi la façon dont ils ont été assurés. Je disais, lui était mal assuré, vous étiez mieux assuré donc vous avez été remboursé pour vos pertes donc il n’y a pas de raison qu’on vous donne en plus de l’argent sinon, vous allez demander des inondations pour gagner de l’argent. C’est presque ça pour certains, heureusement minoritaires. « Oui, mais moi, ce n’est pas normal, il n’avait qu’à être bien assuré ». Comportement égoïste, comportement individualiste, s’il est mal assuré, il y a certainement des raisons à ça. […] C’est les choix politiques. J’aurais été un élu de droite, j’aurais peut-être tenu ce discours mais moi, j’étais un élu communiste et j’appliquais tout simplement la logique idéologique de redistribution, de solidarité. David Dumas, élu au Conseil municipal en 1999 Le choix de ne pas attribuer une somme identique à chaque sinistré et d’intégrer des critères sociaux répond pour cet élu à une orientation politique de redistribution qui tend à considérer les dons des particuliers comme un fond d’aide sociale. L’examen des demandes adressées à la mairie nécessite la constitution d’une commission pendant près d’un an qui est chargée d’attribuer trois types de sommes forfaitaires, entre cinq et dix mille francs, selon des critères sociaux. A mesure que les élections approchent et que les plaintes de certains sinistrés se font plus pressantes, notamment à travers l’association des sinistrés de Cuxac d’Aude, le Conseil municipal abandonne le conditionnement des aides par des critères sociaux et clôt la distribution en proposant la même somme à tous les sinistrés. David Dumas explique son 99 désaccord qui l’amène à démissionner à la fin de l’année 2000 : « J’ai dit clairement que je n’étais pas d’accord, ça ressemblait trop à une invitation à voter pour le Conseil municipal. Et puis, on a aidé même si c’est de façon minime, des gens qui ont triché, des gens qui n’en avaient pas besoin, des gens qui n’ont eu que très peu de dégâts et qui en ont profité pour faire ce genre de choses. C’était la raison de ma démission ». Cette situation place la municipalité dans le rôle du donateur, ce qui n’est pas sans rappeler pour certains habitants, des formes de clientélisme électoral et une économie du don marquée par l’intéressement. L’attribution d’aides financières réveille, pour cet élu, des querelles de voisinage anciennes ou en provoque de nouvelles. Les critères sociaux appliqués par la municipalité cristallisent les critiques des sinistrés tant ils représentent le risque d’effacer les différences de ressource et de richesse entre les familles. Les aides attribuées à des foyers, mal ou pas assurés, sont remises en cause au motif que les pertes subies sont alors une « juste » réponse à l’inconséquence des habitants qui ne s’acquittent pas régulièrement du paiement d’un contrat d’assurance. Une habitante de Sallèles explique : « Je me fais des ennemis quand je dis ça en public mais les gens ont été correctement indemnisés s’ils étaient correctement assurés. Quand on n’est pas correctement assuré, on ne peut pas se plaindre. Il ne faut pas exagérer, bon, c’est comme ça, c’est la vie, c’est normal, c’est dans l’ordre des choses ». Un couple résidant aux Garrigots, qui n’a pas pu bénéficier des aides attribuées par le CCAS, rejette les distinctions établies entre sinistrés à partir de leurs revenus : Lui : Voilà, donc t’es inondé, t’es riche, c’est normal. T’es pauvre, c’est grave. Elle : Mais les inondations sont pour tout le monde pareilles. Lui : Quand tu en prends plein la gueule, il n’y a pas plus de noirs, que de blancs, que de riches, que de juifs, que de chrétiens ou que de musulmans… Elle : On est tous à la même enseigne. Couple Amières, habitants des Garrigots L’écart entre la reconnaissance des sinistrés à partir des « centimètres d’eau » et l’aide des victimes par la municipalité sur des « critères sociaux » renvoie à deux représentations différentes de la catastrophe et de la population touchée. Pour les uns, le caractère absolu du drame interdit toute distinction autre que celle reposant sur la mesure de la hauteur d’eau, de peur de relativiser la tragédie. Pour les autres, la catastrophe reste un élément malheureux parmi d’autres qui participe à accroître les différences sociales. Le drame des habitants est alors appréhendé au regard de leur situation sociale caractérisée par des éléments extérieurs aux inondations. Dans le premier cas, l’ensemble des sinistrés bénéficient d’une somme symbolique signifiant la reconnaissance, par le don, de leur qualité de victimes de la 100 catastrophe. Dans le second cas, la somme attribuée à un nombre limité de ménages est plus conséquente et rentre dans une logique de redistribution des richesses à l’occasion de la catastrophe. Le président fondateur de l’association des sinistrés du 13 novembre 1999 explique que ces deux visions antagoniques sont à l’origine des premiers affrontements avec la mairie : Lui : Pour avoir droit aux dons de la mairie, c’est-à-dire, la redistribution des dons des particuliers, il fallait monter un dossier, ce qui me paraissait illogique. On savait pertinemment qui était sinistré, il n’y avait pas besoin de monter un dossier. Moi, ce que je demandais, c’est que tout le monde ait quelque chose. Qu’on fasse une différence, oui. En fonction peut-être des revenus, en fonction du nombre de personnes dans la famille… On pouvait faire quelque chose pour que tout le monde ait quelque chose. Faut savoir que la mairie a redistribué ces dons à trente pour cent des sinistrés. Elle disait, nous, on a fait quatre cents familles. Moi, ça, je ne le comprends pas. Il y a douze cents familles de sinistrées, on prend la somme et on la divise par douze cents. Ou éventuellement, on étudie au cas par cas… Il y en a qui en ont plus besoin que d’autres, ou d’autres moins. Parce que tout est relatif. Elle : Les gens n’étaient pas d’accord là-dessus, ils disaient, c’est pas parce qu’on rentre tant de salaires, au contraire les meubles qui se sont abîmés chez nous, on a investi davantage que ceux qui ont… Les gens n’étaient pas d’accord sur la façon. Parce qu’ils disaient moi, je dépense davantage. Lui : C’est proportionnel. Si moi, à la sortie, j’ai perdu un million et demi, l’autre, deux cents mille francs, il a touché vingt mille francs, moi je n’ai rien. En préjudice, j’ai eu plus que lui. Mais, parce que j’ai un bon salaire, je ne touche rien. Moi, j’ai demandé qu’on donne à tous, au moins quelque chose. Que personne ne puisse dire, je n’ai rien eu. Couple Martin, habitants de la périphérie du village Les débats sur la « justice » ou « l’équité » de la distribution des aides en font un sujet passionnel autour duquel prennent forme les premières mobilisations politiques au niveau municipal. Le clivage entre le vieux bourg et les quartiers périurbains est mobilisé par certains villageois pour défendre l’idée que les aides ont été majoritairement dirigées vers les quartiers nouveaux plus touchés au détriment du centre ancien. Les habitants des Garrigots répondent à cette accusation par l’argument inverse : « Le village, c’est dur à dire, pour les gens du village, les Garrigots, ils ne peuvent pas nous sentir parce qu’ils disent que nous avons reçu de l’argent des assurances et de la solidarité. Maintenant, ils sont biens, ils sont riches, il y en a qui ont fait des piscines. C’est vrai mais au village aussi, il y en a qui ont fait des piscines. Mais au village, ils ont eu tous les secours. Nous, on n’a rien eu. Ils ont bénéficié de l’impact médiatique des Garrigots et toutes les aides sont arrivées au village mais, ici on n’a rien vu ». La transformation du bourg viticole en un village périurbain à travers la construction des quartiers des Garrigots et des Olivettes a conduit à la cohabitation des anciens viticulteurs et des nouveaux périurbains. L’appréciation de la juste distribution des dons s’inscrit dans cette configuration sociale opposant le « village » aux « Écarts ». Les habitants ne comparent pas alors seulement les aides reçues individuellement mais mobilisent spontanément le clivage entre « anciens » et « nouveaux » pour comparer ce dont a bénéficié le village d’une part et 101 les Écarts d’autre part. La question de la distribution des dons glisse alors subrepticement du registre des querelles de voisinage vers une dimension politique structurée par un conflit latent entre ruraux et urbains, entre « established » et « outsiders » (Elias, 1997)1. Les abus et les détournements, évoqués à travers des anecdotes ou des rumeurs, désignent ceux qui ont profité « malhonnêtement » de l’aide disponible. La responsable de l’association des sinistrés de Sallèles d’Aude explique avoir mené des enquêtes sur les situations familiales des foyers aidés pour vérifier par exemple quels étaient les couples non mariés qui vivaient ensemble de manière à ce que certains ne touchent pas deux fois les mêmes aides. Elle recueille alors des informations auprès des voisins ou des commerçants pour connaître les pratiques de certains habitants si bien que l’attribution d’aides passe par une forme de surveillance. Pour d’autres, les abus ne correspondent pas à quelques cas isolés et représentent une situation plus générale susceptible d’être dénoncée. Ainsi, pour un habitant des Garrigots, le système des indemnisations constitue une « vaste escroquerie » car la grande majorité des sinistrés surévaluent le montant de leurs pertes : Je ne veux pas vous dire des choses…, j’en connais trop. Il y a des gens qui n’ont jamais vécu sur de si grands pieds que depuis qu’il y a eu les inondations. C’est une vaste escroquerie les indemnités… Il y a des gens qui ont fait tout un tas de fausses déclarations. Je vais vous dire, il y a des gens, il paraît !, attention, entre parenthèse, ça, je ne vous dirai pas qui c’est qui me l’a dit, mais enfin, il paraît qu’il y a des gens qui sont allés récupérer, avant que l’expert passe, des machines à laver. Lorsque l’expert est passé, elles ont été prises en compte. Ce n’est pas de l’escroquerie ça ? Moi, je vais vous dire, j’ai touché soixante mille francs pour tout ce que j’ai…, j’ai perdu quand même un motoculteur, j’ai eu la voiture qui a morflé un peu, j’ai eu pour cinq mille francs de réparation, la cuisine était toute foutue… Je ne me plains pas. J’ai jeté les deux bahuts que j’avais là, j’ai jeté les canapés, les deux fauteuils, j’ai touché soixante mille francs. Je n’en avais pas assez pour faire une piscine, enfin… Voilà. Je ne vous en dis pas plus. Pierre Godon, habitant des Garrigots L’enrichissement de certains à l’occasion de la catastrophe paraît inacceptable et l’objet de dénonciation. L’exemple emblématique mobilisé est le financement d’une piscine grâce aux indemnités des assurances et aux aides des particuliers adressées à « ceux qui en ont vraiment besoin ». La dénonciation de pratiques malhonnêtes est formulée à mi-mots et repose souvent sur des informations non vérifiées et non vérifiables qui circulent dans le village sur le mode de rumeurs. La distribution de dons participe d’un climat de suspicion qui place chaque bénéficiaire dans la position de devoir se justifier des sommes reçues. Pierre Godon présente les chiffres du préjudice subi pour montrer à l’enquêteur la juste proportion des aides reçues. Les dénonciations tendent à mettre à distance l’image de « profiteur » mais amènent aussi certains habitants à s’impliquer politiquement. 1 Sur ce point, on se reportera au chapitre 7 où la question de la cohabitation entre les anciens et les nouveaux est 102 Les relations entre l’association des sinistrés et la municipalité tournent rapidement à l’affrontement politique. La proximité des élections municipales fait concorder la période de distribution des dons avec la campagne électorale, attisant encore un peu plus les débats sur cette question. Les propos du président de l’association des sinistrés glissent vers le terrain politique : « J’ai vu des gens avec des dons de quarante mille francs et j’ai une femme qui m’a appelé et qui m’a dit, je suis Rmiste, mon mari est handicapé, trois mille cinq cents francs par mois, j’ai fait une demande à la mairie, je n’ai rien eu. Il faut savoir que les élections n’étaient pas très loin. Alors, la catastrophe, ça devient très vite politique ». Le but n’est pas pour nous de restituer en détail cet affrontement mais d’identifier que la question des dons structure pour une part le conflit. L’enjeu repose sur le bénéfice politique que peut tirer le donateur. Marcel Mauss explique en effet que le don donne au donateur pouvoir sur le donataire. Le premier oblige le second. Ainsi, « donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) » (Mauss, 1989 : 270). Absentes des archives, les données exactes des sommes attribuées à telle ou telle famille ne sont pas accessibles pour l’enquêteur car le silence qui entoure cette question semble être une condition de la distribution d’aides financières. Ce n’est qu’au terme de l’enquête que nous avons retrouvé certains documents conservés par un ancien élu pour se justifier « au cas où ». L’analyse repose alors davantage sur le sens attribué à ces dons, sur la construction d’argumentations appréciant la justice de la répartition des aides que sur la reconstitution des modalités exactes de distribution. L’évocation de rumeurs tendant à dénoncer certaines situations malhonnêtes prend souvent la forme de la confidence et l’informateur laisse parfois l’enquêteur aller jusqu’au bout du raisonnement qu’il a initié, tendant à mettre en cause certaines personnes. Le péril qui menace l’analyse d’un tel matériau est de prendre pour vrai ce qui est dit et de croire que le travail du chercheur est de faire la lumière sur cette question « sensible » en pointant des responsabilités. Notre démarche est tout autre et s’attache davantage à éclairer la notion de réparation de la catastrophe, tant matérielle que symbolique, qui passe par les dons mais se joue aussi dans la relation à l’autre à travers le regard sur ce dont ont bénéficié les uns et les autres. abordée en tant que telle. 103 - Violences et tensions au sein de la population sinistrée Les élus, les employés municipaux, la bibliothécaire ou encore les gardes municipaux témoignent d’un « climat très tendu » régnant pendant le temps de l’attribution des aides. Pour le maire de Sallèles, il s’agit de la question la plus difficile et la plus éprouvante de la crise : « J’ai vécu dans la mairie, j’ai entendu dans le couloir, j’étais obligé de sortir, des gens qui se disputaient : “Et moi ! j’ai eu soixante centimètres d’eau, j’ai eu tant d’argent” – “Moi, j’ai eu un mètre d’eau, j’ai eu tant d’argent, toi qui as eu soixante centimètres tu en as eu deux fois plus que moi !”. Des trucs atroces, atroces ! ». Un ancien élu du Conseil municipal de Cuxac d’Aude se souvient avec émotion des conditions de travail pendant les inondations : « C’était des situations horribles. Donc le traumatisme qui est créé par une catastrophe comme ça, il n’est pas rien que dans les dégâts matériels, il est sur ce que ça fait sur les individus et sur une communauté. Ça fait peur quoi ! Ça fait peur parce que ça met à jour des comportements qu’on n’imaginerait pas ». À la différence de la plupart de ses collègues qui sont eux-mêmes sinistrés, cet élu n’a pas été touché par les inondations puisqu’il habite à Narbonne. Il est particulièrement sollicité à la mairie de Cuxac d’Aude où un certain nombre d’élus et d’employés ne peuvent plus venir travailler tant ils ont à faire chez eux. Le mois qui suit les inondations se révèle être une véritable épreuve comme il l’explique : « Pendant un mois, on est pris de façon presque permanente. C’est-à-dire sept heures du matin jusqu’à dix heures du soir, onze heures parfois. C’est épuisant psychologiquement, oui… Très dur parce que, moi personnellement, ce qui m’a le plus désolé, c’est les comportements des gens. Du point de vue de ce qu’on pourrait appeler l’humanisme un peu, il est vraiment frustrant de se rendre compte qu’il y a des individus qui sont vraiment à dix mille lieux de ce qu’on pourrait espérer de l’homme. Alors, là, ces comportements-là de jalousie, de gens prêts à se battre, ça marque beaucoup ». Pendant le temps de la gestion de la catastrophe, les élus ou le personnel de la mairie sont confrontés à des situations très diverses provoquant l’empathie ou la colère, la compréhension ou le conflit et au final « un épuisement psychologique » pour reprendre une expression couramment utilisée. Une habitante de Cuxac qui est venue en tant que bénévole aider les employés municipaux au CCAS raconte : « On se faisait engueuler. Une fois, c’était trois heures de l’après-midi, j’étais là depuis huit heures du matin sans avoir bu un verre d’eau, ni même fait pipi. La concierge de la mairie va me chercher un sandwich et en sortant, la dame dont je m’occupais est allée dire que je me faisais nourrir sur le dos des sinistrés. J’en ai chialé ! ». Un garde municipal raconte avoir du intervenir à plusieurs reprises pour séparer des personnes qui voulaient se battre alors qu’elles attendaient de toucher l’aide d’urgence de 104 cinq cents francs proposée par la mairie. Il s’est aussi chargé de renvoyer certaines personnes qu’il connaissait au motif qu’elles n’étaient pas sinistrées et qu’elles venaient « profiter » de la situation. Il explique : « On a vécu en temps de guerre où on a vu des gens qui étaient super biens, des lâches et des profiteurs ». Enfin, la bibliothécaire vient prêter main-forte aux employés municipaux dont la charge de travail s’est considérablement accrue. Elle raconte : C’était infernal. Les gens étaient tellement sur les nerfs qu’ils en étaient méchants, ils étaient agressifs, très, très agressifs. Je suis arrivée quinze jours après. Le secrétaire m’a dit : « Tu viens, tu travailleras à la mairie, tu aideras les secrétaires ». Il fallait faire un tas de fiches d’état civil pour les dossiers. Il y avait des gens qu arrivaient dans un état… Bon quelque part, on les comprenait parce que quand on l’a vécu mais ce que je ne comprends pas moi, c’est la méchanceté. Qu’on ne soit pas bien, c’est normal quand on a vécu ça mais en être mauvais avec les employés… Encore aujourd’hui, quand je rencontre des gens dans la rue, je dis, vous savez, ce n’est pas le maire qui a ouvert la brèche et même, il s’est assez démené, il en est tombé malade et tout, le maire. La méchanceté des gens qui se retournaient toujours contre lui, et lui pourtant, ils ont fait tout ce qu’ils ont pu, on ne peut pas non plus… Parce que les choses n’allaient pas assez vite, c’était la faute du maire, parce que les remboursements n’arrivaient pas, c’était la faute du maire. C’était toujours la faute du maire, quoi. Et puis le maire, il est le maire de tout le monde et il n’a jamais fait de différence entre les uns et les autres et à un moment, il a craqué. C’était difficile, difficile pour tous les maires. Laurence Faure, habitante des Garrigots en 1999 Le but n’est pas pour nous d’abonder, dans un sens ou dans un autre, dans ce procès1 qui oppose certains habitants aux responsables municipaux. Ces tensions et ces conflits qui marquent les interactions entre la population et le personnel municipal renvoient à la difficulté d’occuper la position de donataire pour les sinistrés, à la hantise de la tricherie et d’une distribution « injuste » des aides et aux enjeux politiques sous-jacents. Aux descriptions statiques des désastres de l’inondation, succède l’évocation des conflits marquant la distribution des dons. La nature morte de la mise à sac de l’intérieur domestique s’anime à travers la première tentative de réparation du drame. Pour rendre compte de ce glissement jusqu’à son terme, il convient de s’intéresser à présent, davantage aux sinistrés qu’au sinistre, et de suivre la formation spontanée de ce groupe. 2.4. Les sinistrés : précarité individuelle et dynamique collective Alors que le sinistre de l’inondation renvoie à la sphère privée et intime de la maison, le terme de sinistré désigne d’emblée un groupe qui rassemble les habitants inondés. Au-delà de l’expérience individuelle du drame, il s’agit d’attribuer un qualificatif aux personnes touchées par la catastrophe pour les singulariser. A propos des effluents radioactifs et des fœtus morts-nés, François Zonabend montre les effets sociaux que provoque la présence d’un 105 déchet ultime sur le groupe impliqué : « La pollution qu’engendre le déchet se propage comme une onde de choc dans le corps social qu’elle contamine de proche en proche entraînant chaque fois, une déchéance et une rupture d’identité » (Zonabend, 1999b : 98). Les expériences extrêmes de survie et de dénuement endurées par les habitants ainsi que leur relégation vers les populations en difficulté composent l’identité sociale des sinistrés. La mise en veille de l’association des sinistrés montre cependant la difficile pérennisation de ce groupe et sa rapide dissolution dans les partis qui structurent la politique municipale. - Le dénuement des sinistrés A la suite du sauvetage, les personnes évacuées se retrouvent dans des situations de fortune, hébergées dans des gymnases, des salles municipales ou chez des particuliers, sans argent, ni vêtement, ni papier d’identité. Le terme de sinistré renvoie en premier lieu à ce basculement brutal dans un dénuement total. La famille Michard résidant aux Garrigots a été évacuée par hélicoptère pendant les inondations. Pendant quinze jours, le couple et les deux enfants sont hébergés dans une salle municipale équipée de lits de camps apportés par l’armée en compagnie d’une vingtaine de personnes. Ils expliquent : Elle : On était SDF, enfin SDF…, parce qu’il [son mari] avait quand même un salaire. Il y a des gens qui se sont retrouvés SDF, parce que les artisans qui ne pouvaient plus aller bosser, ils n’avaient plus de matériel, il n’y avait plus d’argent qui rentrait. Il fallait se battre avec les assureurs pour nous donner un minimum vital au départ : une voiture ! La première chose qu’on a fait, c’est d’acheter une AX à trois mille balles pour commencer à vivre. Lui : Là, on s’est rendu compte, sans voiture, sans téléphone, on est perdu. On ne peut plus rien faire. Elle : Après, bon, l’habillement, il y avait quand même…, après, les vêtements, la solidarité, on est habillé avec des vieilles fringues mais au début, on n’avait rien, pas de culotte, pas de chaussette, rien ! Pas de dentifrice, rien. Lui : Le samedi soir, j’avais des chaussures à talons hauts sur les pieds et je ne pouvais plus marcher parce que… [rires]. J’avais les pieds dans un état, je suis parti à minuit sur le pont mais je n’ai pas pu y arriver parce que je n’avais pas de chaussures, je ne pouvais plus marcher parce qu’on n’avait rien. On n’avait rien ! On a été puni ! Elle : La première nuit à la MJC1, on a dormi sur des matelas, sur des tatamis, sans couverture, on a pris les premiers rideaux qu’il y avait aux fenêtres pour se faire des couvertures la première nuit. Ah, non, mais c’est quand même… A la limite, on se dit, il y a eu une guerre, on se pose des questions pendant un petit moment. Quand on a vécu le confort et puis que d’un seul coup, on n’est plus dans le confort. Couple Michard, habitants des Garrigots en 1999 L’impossibilité de revenir habiter chez soi amène les sinistrés à se retrouver sans logis au lendemain des inondations et à rechercher un hébergement de fortune. Le qualificatif de 1 Cf. chapitre 3 106 « SDF » renvoie aussi au dénuement et à une expérience de survie en dehors de tout confort dans des situations proches parfois de la privation. L’épouse rappelle, comme pour préciser les conditions de vie qu’elle a connues, le comportement de sa plus jeune fille : « A la MJC, elle dormait sur un lit de camp, ça change par rapport à un lit normal, elle faisait sa réserve de pain d’épice que l’armée nous donnait : “Comme ça, je suis sûre que je mangerai quelque chose…”. Ça lui a fait travaillé la tête, elle faisait sa petite réserve au cas où… Elle nous faisait rire la gosse, elle avait caché sous son lit de camp de quoi manger, le pain d’épice, elle n’en mangeait jamais avant et là, elle s’est mise à manger du pain d’épice ». L’évocation de telles anecdotes tend à rapprocher la situation des sinistrés de celles de réfugiés, alignés sur des lits de camps et nourris par des rations de combat de l’armée. Le regroupement des habitants dans les mêmes lieux tend à renvoyer à chacun la détresse et le dénuement des autres. Ainsi, Stéphanie Michard explique avoir dû prendre en charge un couple de personnes âgées « complètement perdues » : « Je me vois encore donner à des personnes d’un certain âge les rations de combat et prendre une fourchette pour deux…, c’était la guerre pour les gens. J’avais l’impression que c’était la fin du monde. Je leur disais : “Allez, mangez” ». L’expérience du dénuement est souvent occultée dans les médias ou dans les discours des responsables institutionnels au motif qu’elle n’est que ponctuelle. Les propos des habitants montrent au contraire l’acuité de ces souvenirs dans lesquels se mêle l’expression d’une perte de confort et d’une déchéance sociale. Cette situation est parfois perçue comme une « punition » qui correspond à la relégation des habitants aux côtés des populations stigmatisées comme déviantes, marginales ou encore assistées. La famille Michard est ensuite relogée dans une maison inhabitée du village, autrefois occupée par une personne décédée six ans auparavant. Les enfants expriment leur appréhension lors de l’installation dans la maison endeuillée alors que les parents expliquent que le peu d’équipements ménagers conduit à un manque permanent que ce soit pour la cuisine, la toilette ou les couchages : « On partait de zéro… On a commencé à vivre avec ce que les voisins nous apportaient, petit à petit, des couettes, des matelas, une cafetière… Mais on campait ! ». La famille Bernard revient quelques jours après les inondations s’installer dans sa maison dont chaque pièce doit être réhabilitée. Le couple et les trois enfants se regroupent dans le salon sur des chauffeuses et la banquette d’un canapé pour bénéficier de la chaleur de la cheminée alimentée par le parquet en chêne : 1 La Maison de la Jeunesse et de la Culture est située dans le centre du village et n’a pas été inondée. 107 On vivait dans cette pièce. Moi, je sais que pendant un an, j’ai dormi ici. Non, heureusement qu’on avait le parquet en chêne, ça nous a bien chauffés ! Nous, on avait cette chance-là. On aurait eu de la moquette, et bien, on ne pouvait pas se chauffer, on était obligé de le jeter, là, au moins, on était obligé de le récupérer, ça chauffait bien heureusement. Non, qu’est-ce qu’on a eu froid, je crois qu’on n’a jamais eu aussi froid que ça. Alors que d’habitude, il ne fait jamais bien froid, bien sûr, cette année-là, on avait beau mettre des couvertures dessous, des bâches pour éviter que l’humidité remonte, on était gelé, enfin bon, [soupir] une mauvaise période, j’espère que ça ne se reproduira pas. Jacqueline Bernard, habitante de la périphérie du village Pour le mari la précarité des conditions matérielles est d’autant plus insupportable que la charge des travaux à réaliser est écrasante. Pendant un an, toutes les fins de semaine et les vacances sont consacrées à refaire une maison qui n’inspire plus confiance. - « Passer de l’autre côté de la barrière » : de l’isolement à la relégation sociale Le terme de sinistré est aussi utilisé par des personnes extérieures à la catastrophe pour désigner l’altérité des survivants des inondations ou des naufragés de la crue. L’identité de ce groupe résulte du regard que les autres portent sur lui. Certains habitants se voient alors refuser aide et assistance : « Le comportement des individus après une catastrophe est artificiel, ça révèle certaines choses mais on a des comportements amenés par cette situation de stress… On a vu le bonhomme qui refuse d’ouvrir sa porte parce que les pieds des sinistrés sont sales, on a vu l’hélicoptère qui dépose des gens devant une porte close parce que ça amène de la boue à celui qui a une maison à étage. Il y en a qui disent, non, ce n’est pas possible, c’est le foutoir, on ne peut pas ramasser tous les gens qui sont déposés. Ça fait drôle, ça marque ». La souillure provoquée par l’inondation touche matériellement la maison, mais contamine symboliquement les habitants dont l’accueil risque de polluer un logement propre. Les curieux, les visiteurs et les promeneurs du dimanche affluent des villages voisins voire des départements limitrophes pour constater de leurs propres yeux l’étendue des dégâts. Une habitante des Garrigots exprime sa colère face à ces « voyeurs » : « Ceux qui venaient, c’est ça qui m’est resté… c’est ce qu’on n’a pas apprécié énormément, les badauds qui venaient pour voir. Ils venaient voir ! ». Des vols sont également constatés dans les maisons sinistrées alimentant de nombreuses rumeurs selon lesquelles des personnes seraient venues de Narbonne en jet ski pour voler ce qui avait encore de la valeur dans les villas inondées. Une responsable de l’association des sinistrés a elle-même été victime d’un cambriolage. Au cours de l’entretien, elle lit le texte qu’elle avait fait paraître dans le Midi Libre : 108 « Il y a les rapaces, les vautours et puis d’autres charognards Les premiers sont venus à la rame le lendemain de l’inondation, Chaparder dans les Écarts sinistrés, ils ont visité les maisons, D’autres ont piqué la caisse de deux commerçants. Dans les semaines qui ont suivi, les vautours ont récupéré dans les tas d’immondices qui jonchaient les rues et les champs prévus à cet effet. Et aujourd’hui les charognards volent dans les maisons inhabitées. Attention, voler ce qui a pu être récupéré, c’est immonde et indicible. Pour faire court, plaintes ont été déposées, les oiseaux peuvent être dénichés même dans un secteur à haut risque de vol. La nuit tous les chats sont gris. Madame L., une volée du 27 février 2000 » Enfin, un nombre important de bénévoles et de professionnels d’associations caritatives et d’organisations humanitaires s’installent à Cuxac d’Aude. Le déploiement des membres de la Croix Rouge est comparé, sur le ton de la plaisanterie, par un membre de l’équipe municipale de l’époque, à la « croisade des albigeois dans le village ». Des organisations sectaires proposent aussi leurs services. Les témoins de Jéhovah passent de maison en maison pour aider au nettoyage lors de la décrue. Ils présentent par la suite leur organisation et proposent des adhésions. Le village touché par la catastrophe constitue un terrain propice au prosélytisme dont les sinistrés sont les cibles. En plus des objectifs des journalistes, les premiers regards extérieurs auxquels les habitants sont confrontés leur renvoient l’image de personnes différentes, vulnérables et étrangères qui justifient un traitement d’exception. Françoise Zonabend montre l’importance du regard d’autrui dans la contamination de soi par des déchets : « Être mis en rapport avec ces détritus, que ce soit réellement ou symboliquement, revient à mettre en péril son identité ou celle du groupe auquel on appartient. C’est, en effet, à travers le regard de l’Autre que l’on se sent contaminé et contagieux. […] Le regard et la parole de l’Autre vous rendent polluant » (Zonabend, 1999b : 97). Toutes proportions gardées avec les déchets en question, les sinistrés ressentent de même une « peur de Soi à travers l’Autre, entraînant, dès lors, une distance sociale généralisée » (id. : 98). Certains habitants insistent en effet, sur le sentiment d’isolement et la relégation sociale ressentie après la catastrophe. Dans le numéro spécial de l’Indépendant, paru un an après, qui rassemble des témoignages, les propos de Pierre Ribéra, résidant aux Garrigots sont retranscrits : « On était mal assuré, on n’a que les yeux pour pleurer, on se retrouve en l’an 2000 dans la situation du tiers-monde. Auparavant, nous étions des Français moyens, aujourd’hui nous sommes descendus d’un cran. Ça fait mal, Noël arrive mais, pour nous, la fête n’existe plus »1. L’inondation marque la perte d’un niveau social associé à un sentiment d’exclusion, comme il l’explique plus en détail en entretien : 1 L’Indépendant, 10 novembre 2000, page 4 : « B. Noguéra : “On n’est pas plus sécurisé” » 109 J’ai repris mon travail une semaine après. C’était terrible parce qu’on s’est retrouvé pendant les festivités de Noël. Partir d’ici, c’était un peu le Ghetto de Varsovie, la réserve indienne. On partait d’ici, c’était sale, c’était triste, boueux, il n’y avait pas grand monde. Alors déjà, on gagnait Cuxac où on nettoyait les rues, on embellissait un peu tout. Et on se retrouvait à Narbonne où il y avait les guirlandes de Noël, les gens faisaient la fête. C’était magnifique, alors là, ça faisait mal. Et puis, le soir, on refaisait le chemin, je rentrais. Narbonne, Cuxac. Et puis rentrer ici, la route boueuse. Ça faisait… tous les jours, tous les jours. J’ai chialé plein de fois. Il poursuit ensuite : Les gens ne s’imaginent pas qu’on se retrouve dans une situation où on n’a plus rien. Je dois dire une chose, avouer une chose, c’est que pendant cette période où on n’avait plus de radio, plus de télé, plus rien, on était bien. On n’avait pas le : « Là, c’est vite, vite, ça va être huit heures, il va falloir voir le journal. », « Eh ! Dépêchez-vous de manger, à neuf heures moins dix, il y a le film à regarder ». Ça, on ne l’avait pas. C’était cool. On vivait bien. On se levait le matin, on nettoyait, on bricolait, tout… Ah ! C’est onze heures. Il faut aller chercher à manger. On revenait, on mangeait. On ne regardait pas la télé, on ne voyait pas la petite lucarne, on s’en foutait, on mangeait. Et puis paf ! il faut faire ça, on était dehors, on bricolait… Ah ! C’est onze heures. On va se coucher. On était bien sans la télé. Et puis alors après, elle a repris sa place, terminé. C’était fini, fini la paix. Elle nous a redonné les horaires et tout. On n’avait plus d’heures, on n’avait plus rien. Aussi, après, on sent qu’il faut reprendre une vie normale pour se restructurer au niveau des horaires parce que sinon, on avait une vie anarchique. Sinon, on peut très bien vivre, sans horaires, sans télé, sans informations, coupés du monde. C’est ce qu’on était, on était coupé du monde. Et les gens… On était décalé. Pour eux, il y a une forme de vie normale avec la télé, l’information, les choses passent. Et nous, on était passé dans un monde où il n’y avait plus d’information, où il n’y avait plus rien. Pour savoir quelque chose, pour nous, c’était le bouche à oreille, c’était la voisine qui nous disait, je vais prévenir la Croix Rouge qu’ils viennent vous voir. On n’était même pas sur les listes. Ils ne savaient même pas qu’on existait. Pierre Ribéra, habitant des Garrigots Les quartiers sinistrés sont qualifiés de « Ghetto de Varsovie » ou de « réserve indienne » et apparaissent avec un fort contraste avec le centre-ville de Narbonne en pleine préparation des festivités de Noël. L’inondation semble avoir laissé derrière elle des frontières spatiales entre les zones sinistrées et les quartiers épargnés, qui distinguent les habitants démunis et exclus du cours ordinaire des choses de ceux poursuivant une « vie normale ». La télévision apparaît par exemple comme un support de pratiques partagées par la collectivité et cadençant la vie quotidienne dont la perte marque le fait d’être « décalé » et « coupé du monde ». Enfin, le terme de sinistré renvoie à une déchéance sociale qui correspond à la relégation du côté des populations en difficulté, comme en témoigne une habitante des Garrigots : Mon fils, il était scolarisé à Capestan à l’époque. Capestan a fait des collectes de trucs, de vêtements, de machins. Il m’a dit : « Maman, l’assistante sociale est venue me voir et m’a demandé que si tu avais besoin de quelque chose, il faut que tu ailles la voir. » Je n’y suis pas allée. [Silence] Moi, je m’en fous, je ne demande rien pour les miens. Et puis, c’est vrai qu’après, il y a beaucoup de gens qui ont une fierté d’être sinistré, ce n’est pas être dans le besoin, on est dans le besoin de communication, de sécurisation, de sécurité. On n’est pas dans un besoin financier. Aller dans les associations caritatives chercher des vêtements, c’est pour beaucoup de gens déshonorant. On n’a pas idée de nos besoins parce que la fierté…, parce que le fait qu’on n’est pas habitué, on est de l’autre côté de la barrière, 110 d’habitude on aide et là on est aidé et on ne comprend pas parce que ceux qu’on aide d’habitude ont toujours plus besoin d’être aidés que nous. Vous comprenez ? C’est étonnant. Delphine Louvin, habitante des Garrigots La « fierté d’être sinistré » et le « déshonneur » ressenti par certains à l’idée d’aller recevoir des aides dans les associations caritatives apparaissent comme des stratégies de résistance face à l’assimilation des sinistrés aux populations en difficulté, « de l’autre côté de la barrière ». L’informatrice précise : « D’habitude on aide et là, on est aidé ». Le passage de la position de donateur à celle de donataire signe la brutale relégation sociale provoquée par l’inondation. Les quelques fois où les habitants ont été fortement émus pendant les entretiens ne correspondent pas aux moments les plus dramatiques des récits mais suivent systématiquement l’évocation de la réception d’aides de la part de personnes dont les positions sociales sont considérées comme inférieures. Les extraits suivants correspondent à des entretiens interrompus par une trop grande émotion : Lui : C’est tout bête mais on a une petite piscine qui nous a quand même coûté des sous. On les a sués ces sous pour la faire, on n’a pas hérité, je veux dire. Ma grosse angoisse, c’était de voir la piscine fendue en deux, ça a été encore un choc moral et financier. Par contre, le pisciniste qui nous avait fait la piscine, qu’on ne connaît pas plus que ça… C’est un vendeur de piscines ! Comme moi, je suis un commercial, ce n’est pas un ami, ce n’est pas un parent, c’est entre guillemets rien, c’était un vendeur de piscines. Il est venu, il nous a réconfortés, il a démonté… [Il explose en sanglot]. Elle : Il a démonté la piscine, il a démonté les affaires et puis il nous a dit, si vous avez besoin, je viendrai, vous me rappelez. Il a fait toutes les réparations gratuitement. Couple Nicolas, habitants de la périphérie du village Pour enlever le limon, il y avait des bons copains à mes enfants, il y avait une équipe de service de nettoyage de la ville de Toulouse. Il y a même une équipe de jeunes de l’Hérault, une équipe de jeunes handicapés mentaux de Narbonne qui sont venus aussi, ça fait plaisir. Ils sont venus nous sortir les véhicules. Excusez-moi. [Il explose en larme] C’est terrible ! [En sanglotant] Roger Sambra, habitant des Olivettes Un truc qui m’a fait chaud au cœur, le dimanche d’après, il y a un gars qui est arrivé à huit heures du matin, il a toqué à la porte et il m’a demandé combien de personnes on était et le gars avait un sac plein de croissants et de chocolatines. Je lui ai dit que non et puis je lui ai dit d’en laisser une pour mon fils. J’ai appris plus tard que ce mec, c’est un pauvre gars. Un mec, il arrive devant la porte, t’es en pleine merde et il te propose des croissants… Le mec, je ne sais même pas si je lui ai dit merci seulement parce que ça fait mal… [en retenant ses larmes]. Stéphane Garcia, habitant des Olivettes A un moment, il y a un lycée agricole qui est aussi venu avec des jeunes, il y avait une vigne derrière une digue qui avait lâché. Et il y avait un espalier avec des rangées relativement longues et tout était couché, il fallait relever tout ensemble et consolider. Et avec cinquante jeunes, au coup de sifflet, il y avait cinquante piquets qui se redressaient. C’est impressionnant ! Le proprio, il pleurait au bout de la rangée, parce que jamais, il croyait revoir sa vigne. Philippe Daillet, habitant du village 111 L’incapacité des informateurs à maîtriser leur émotion suit, chaque fois, l’évocation de situations où une aide leur est apportée par des personnes se trouvant dans une situation difficile ou dont l’identité sociale renvoie déjà aux populations en difficulté : un « pauvre type » vient apporter des croissants, de « jeunes handicapés » participent aux travaux de nettoyage, un simple « vendeur de piscines » réalise gratuitement des réparations ou cinquante jeunes relèvent une rangée de vignes. La violence symbolique attachée à ces interactions résulte de la chute sociale des habitants en deçà de la position des donateurs respectifs. Enfin, à travers la dégradation de pavillons périurbains, l’inondation affecte le signe de l’appartenance des habitants à la couche sociale supérieure. Gérard Althabe (1993 : 50) explique en effet que l’habitat périurbain est produit en un espace de vacances résultant de la corrélation d’un espace de loisirs (marqué par la piscine par exemple) et d’un espace de liberté (le jardin pour les enfants). La production de cet espace de loisirs repose sur la rupture avec l’espace urbain dominé par le travail, sur le rejet en dehors de cet espace de ceux qui appartiennent à la couche sociale inférieure, et enfin sur le thème du retour à la nature qui occulte l’identification à la couche sociale supérieure. De manière plus générale, pour Pierre Bourdieu (1990 : 6), l’habitation individuelle « exprime ou trahit l’être social de son propriétaire, ses “moyens”, comme on dit, mais aussi ses goûts, le système de classement qu’il engage dans ses actes d’appropriation et qui en s’objectivant dans des propriétés visibles, donne prise à l’appropriation symbolique opérée par les autres, ainsi en mesure de le situer dans l’espace social en le situant dans l’espace des goûts ». La destruction des villas par l’inondation et la souillure de l’intérieur domestique provoquent la relégation des sinistrés vers les couches sociales inférieures, celles-là mêmes dont ils se sont distingués par l’accession à la propriété. La stratégie d’acquisition de biens telle la piscine ou la terrasse, qui attestent de l’appartenance à la couche supérieure, est remise en cause par les dégâts de l’inondation. - De l’association des sinistrés à l’engagement dans la politique municipale La création dans les jours qui suivent l’inondation d’une association de sinistrés questionne l’organisation collective des victimes et la pérennité d’un tel rassemblement. Le président de l’association élu lors de sa création raconte les circonstances dans lesquelles l’association s’est constituée : 112 Je passe dans le village et je vois une affiche : « Réunion au café pour la création d’une association ». C’est bien, on est plusieurs à avoir la même idée. J’y vais donc. On était nombreux. Je me rends au café. Et là, j’ai été surpris de voir que cette association était montée par l’adjoint au maire, les conseillers municipaux et là, j’ai dit et d’ailleurs, ça a fini en bataille rangée, je me suis opposé à cette association. J’ai dit : « Si une association doit naître, elle doit être indépendante de tout pouvoir pour pouvoir justement mettre le doigt là où il faut le mettre ». Il y a des gens qui étaient chauds, c’était tendu quand même. On en avait marre d’être dans l’eau. J’ai dit aux personnes de la mairie, on arrête tout. D’abord, c’était une très mauvaise idée de concentrer plein de monde dans un café au lendemain des inondations, ça fait que les gens étaient à bloc, qu’à la moindre étincelle, ça pouvait faire exploser le village. On a fermé cette réunion. On s’est retrouvé ensuite dans un autre local le lendemain. On s’est retrouvé à cinq ou six personnes que je ne connaissais pas. Qu’est-ce qu’on fait ? On a créé l’association, ensuite, on a réuni tous les gens qui étaient intéressés. On a eu sept cents personnes. A partir de là, on s’est mis à travailler et on a eu énormément de problèmes à travailler avec la municipalité qui nous a fermé la porte. […] Il y avait la majorité des sinistrés qui avait adhéré à l’association. A partir de ce moment-là, avec le maire, il y a eu un froid, un très grand froid. Il a dit, ceux qui ne veulent pas être avec la mairie, c’est qu’ils sont politisés, c’est qu’ils sont contre nous. C’est ce qu’on lui a reproché… Il y a un temps pour la politique mais là ce n’était vraiment pas le moment. Qu’on soit de droite ou de gauche, du centre, on avait tous les pieds dans l’eau. Laurent Martin, habitant de la périphérie du village Ancien candidat de l’opposition municipale, Laurent Martin est élu à la tête de l’association des sinistrés qui est constituée en opposition à l’initiative municipale. Par la suite, de nombreux adhérents participent ou soutiennent la liste municipale d’opposition aux élections municipales de 2001. Même si l’association n’a aucune visée politique, son président reconnaît que « la politique n’est pas loin ». La distribution des dons ou la recherche des responsabilités1 mettent en jeu des processus collectifs qui déplacent l’attention depuis la catastrophe vers la structure sociopolitique du village. Il s’agit pour les membres de l’association de tirer les leçons de la catastrophe qui ne constitue que le point de départ de la construction d’un discours plus général. Pour Laurent Martin, son engagement associatif répond à la nécessité de faire quelque chose : « Je n’ai pas envie de m’avouer vaincu, comment voulez-vous que les choses avancent si on fait tous ça ? Il faut quand même que quelqu’un, un jour, sorte la tête de l’eau et dise, non ça ne va pas ». La relégation sociale provoquée par l’inondation est ici compensée par la promotion des sinistrés dans l’espace publique local comme des acteurs politiques dont les représentants apparaissent en mesure de briguer la place des élus aux prochaines élections municipales. L’association qui réunit jusqu’à mille cinq cents membres devient la plus importante du département et représente un interlocuteur de poids auprès du préfet, des compagnies d’assurance ou encore des journalistes. Les permanences organisées sont des lieux d’échanges entre les sinistrés comme l’explique la secrétaire de l’association : « Il y a eu un rôle énorme d’écoute, un rôle de soutien psychologique. On n’est pas habilité à faire ça. Ça consiste simplement à aider les 1 Cf. chapitre 3. 113 gens, à faire les dossiers, à faire les démarches, à contacter les assurances, à être avec eux dans les expertises des assurances… Il y avait des gens qui étaient tellement choqués qu’ils étaient incapables d’expliquer leur situation ». Après un an et demi d’activité intense et de réunions régulières, alors que les derniers dossiers d’indemnisation sont traités, l’association des sinistrés entre progressivement « en veille ». La secrétaire explique : « Que faire aujourd’hui avec l’association des sinistrés ? C’est une association qui a toute sa valeur parce que tant qu’il y aura risque, on est des sinistrés potentiels ». Le groupe des sinistrés n’est pas pérennisé au-delà des actions collectives entreprises pour réparer la catastrophe. La politique municipale devient le lieu d’expression du mécontentement des sinistrés, à l’image d’un habitant des Garrigots qui, lors des élections municipales de 2001, appelle à glisser dans l’urne des cartons marrons : « Votez marron, votez inondation ». Le vote nul tend à contaminer symboliquement l’urne par la couleur marron des eaux boueuses pour montrer que les problèmes des sinistrés ont leur place dans la politique municipale. Conclusion Partant du sinistre de la maison, l’analyse progresse au cours de ce chapitre vers l’identité sociale des sinistrés. Elle montre in fine une commune mise en désordre provoquée par l’inondation. Au niveau individuel, la maison est touchée par les destructions matérielles et la destruction de l’univers domestique remet en question le « bonheur pavillonnaire ». Au niveau collectif, le village est traversé de multiples tensions sociales résultant de la distribution des aides ou de la commune relégation des sinistrés vers les populations en difficulté. Les propos des habitants témoignent du vacillement des catégories indigènes de classement. L’inondation provoque la transgression des frontières symboliques séparant l’intérieur et l’extérieur, le propre et le sale, les objets à jeter ou à conserver, la mémoire de soi ou la mémoire de la catastrophe, les positions de donateurs et de donataires, les habitants périurbains des couches moyennes et les sinistrés assimilés aux populations assistées… La géographie du village reposant auparavant sur des quartiers qui se distinguaient selon la population résidante, l’époque de construction, la situation spatiale par rapport au bourg, est réévaluée à l’aune des zones « les plus touchées » et celles épargnées par la catastrophe. Les Garrigots, autrefois appelé anonymement les Écarts et relégués à la marge du centre du village, apparaissent comme le lieu emblématique des inondations et sont projetés sur le devant de la scène médiatique. Les distinctions entre les anciens du bourg viticole et les 114 nouveaux des quartiers périurbains sont complétées par la différence faite entre les « sinistrés » et « ceux qui n’ont pas eu d’eau ». La valeur des habitations appréciée selon la surface de la maison, l’étendue du jardin ou les équipements de confort, est révisée selon la nature du terrain inondable, la hauteur d’eau et la durée de submersion constatée en 1999. La maison semble être au cœur de ce bouleversement tant matériel que symbolique comme en témoigne un sinistré : « Vous voyez la maison, je peux vous faire visiter, tout est à nouveau clean, mais la maison n’est pas tout à fait clean dans notre tête ». La redéfinition des catégories de classement provoque une modification des pratiques domestiques. Au début de l’enquête, soit deux ans après l’inondation, Delphine Louvin explique en faisant visiter sa maison des Garrigots : « Je n’ai pas envie de faire le ménage, je n’ai pas envie ! Alors je me nettoie, je suis propre. J’ai des vêtements propres, je mange des trucs équilibrés et corrects, je vis proprement. Je n’ai pas envie de peindre ma maison, je n’ai pas envie de ranger ». Le jardin est alors dans le même état qu’au lendemain des inondations, une pompe à eau témoigne de la catastrophe, des objets charriés par les eaux de la crue jonchent encore le terrain et les massifs de plantations n’ont pas été réaménagés laissant la place aux herbes folles. Le rez-de-chaussée est utilisé comme un espace de stockage et non plus comme la salle commune. Pour justifier cet abandon, Delphine Louvin explique ne plus vouloir s’investir dans les travaux domestiques puisque « l’inondation peut revenir et tout détruire à nouveau ». Un an plus tard, la cuisine a été agrandie et un petit coin autour de la cheminée fait office de salon. Elle reconnaît alors éprouver de nouveau le désir d’aménager sa maison et de penser à des travaux futurs. Six mois plus tard, des fleurs ont été replantées dans le jardin qui commence à retrouver un semblant d’ordre même si les traces de l’inondation restent visibles. Un habitant des Olivettes explique de même : « Je n’ai pas fini le crépi parce que je ne veux pas me prendre la tête non plus avec cette maison, parce qu’on le voit différemment. Parce qu’il faut profiter de la vie ! Autrement, si vous voulez, au niveau humain, ma maison n’est plus ma priorité. Je ne l’ai pas finie, je m’en fous. Ça fait deux dimanches qu’on a emmené le gamin au ski. A l’époque, j’aurais dit, je vais faire mes joints pour le mur de pierres ». Dans les maisons refaites à neuf, la propreté et le rangement irréprochables semblent conjurer le passage de l’inondation sans toutefois correspondre aux pratiques domestiques antérieures. Que les maisons restent en l’état après les inondations ou qu’elles soient rénovées, il paraît difficile de faire revivre ces villas, c’est-à-dire d’y projeter de nouveau des envies, des désirs et des aménagements. Dans le même temps, l’expérience de l’inondation provoque chez certains sinistrés une prise de distance avec les préoccupations matérielles et l’importance portée à la possession de 115 biens. Une habitante des Garrigots explique ne plus « être matérialiste » : « Si vous voulez dans l’ensemble, pour résumer un peu les inondations, psychologiquement, on en a pris un coup, et de l’autre côté, on en est ressorti vachement plus grand, plus grandiose et ça a été bien vécu. Ce que j’ai découvert, c’est que je n’étais pas matérialiste. Avant, je croyais que je l’étais, j’adorais ma maison, mes meubles… ». Ces propos reconstruits a posteriori correspondent à une quête de sens qui réside dans la valorisation d’un changement des pratiques, à savoir le détachement vis-à-vis d’un matérialisme consumériste. La catastrophe accroît l’écart entre les représentations de la maison individuelle – qui reposent sur l’ordre domestique et l’affirmation d’une position sociale –, et les « bricolages » (de Certeau, 1990 : XXXIX) mis en œuvre par les habitants. Michel de Certeau explique en effet : « A une production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et spectaculaire, correspond une autre production, qualifiée de “consommation” : celle-ci est rusée, elle est dispersée, mais elle s’insinue partout, silencieuse et quasi invisible, puisqu’elle ne se signale pas avec des produits propres mais en manières d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant. » (id. : XXXVII) Dès lors, il convient de porter l’attention sur ces « manières de faire » qui « constituent les mille pratiques par lesquelles des utilisateurs se réapproprient l’espace organisé par les techniques de la production socioculturelle » (id. : XL). Les représentations dominantes, homogénéisantes et univoques, comme « le modèle de l’habitat périurbain », occultent la singularité des pratiques des habitants qui ne cessent d’« inventer le quotidien » avec « mille manières de braconner » (id. : XXXVI). Le contexte particulier de l’inondation rend plus saillant l’écart entre le recours par les habitants à ces bricolages et l’intégration d’un nombre croissant de normes dans l’espace domestique, constituées par des modes de consommation. L’inondation confronte les sinistrés à la destruction des objets signifiants de l’ordre sociotechnique de la maison et les contraint à se réapproprier l’espace domestique en mettant à distance les modèles consuméristes du « prêt-à-habiter ». La réparation des dégâts de la catastrophe, entendue comme la restauration de la situation d’origine, apparaît comme une fiction tant le matériau rend compte des multiples façons de faire avec l’inondation. La pollution de la maison, la conservation d’objets personnels devenus déchets ou encore l’acceptation de dons anonymes, constituent autant de situations singulières à travers lesquelles l’écart entre les inventions du quotidien et les représentations normatives de l’habiter devient visible. 116 Conclusion de la Partie I Face à un matériau semblable au nôtre, recueilli lors d’une enquête de sociologie sur l’économie souterraine dans les cités ouvrières, Jean-François Laé et Numa Murard ont pris le parti d’écrire, à partir des débris, des chutes ou des restes de l’enquête, les « récits du malheur », à mi-chemin entre le texte académique et la fiction. Ils s’en expliquent : « Nous pensons que les “récits de pratiques” ou les “récits d’événements” sont bien des amplifications des perceptions, un processus de dramatisation, qui ouvre à la connaissance de l’univers des enquêtés, surtout lorsque ce dernier est difficile d’accès. (…) L’enquête ellemême n’est-elle pas une dramatisation du voir et de l’entendre ? » (Laé, Murard, 1995 : 9). Ils précisent : « Tout récit est un récit augmenté, qui accroît chaque information, dilate un sentiment, étend une posture, amplifie un malentendu. C’est un travail d’agrandissement » (id. : 180). Pour les auteurs, l’analyse d’un tel matériau n’a pas sa place dans le cœur de leur analyse qui explore une thématique circonscrite. En suivant une démarche plus inductive, où les questions sont posées à partir du terrain, le pathos de la catastrophe n’est pas consigné en annexe de la recherche mais peut être analysé en ethnologie sous l’angle de la relation établie avec autrui dans de telles circonstances. La répétition chronique des récits de la catastrophe ne semble pas répondre à la seule nécessité d’une verbalisation de l’expérience traumatique mais correspond aussi à une pratique sociale partagée par les sinistrés. Un tel récit permet de situer sa propre expérience de la catastrophe par rapport aux vécus des autres (Chapitre 1). La souffrance évoquée par les enquêtés, résulte aussi de la relégation sociale des sinistrés vers les populations en difficulté. Cette stigmatisation liée à l’hébergement d’urgence ou à la souillure de la maison menace la position sociale acquise à travers l’accession à la propriété (Chapitre 2). La mise en avant de la dimension sociale du pathos de la catastrophe fait écho aux propos des psychologues et psychiatres, qui se rapportent de manière ambivalente au domaine médical ou sociopolitique, à un état pathologique ou normal, à une action thérapeutique ou à une action sociale. La parole des sinistrés renvoie de manière dialectique à ce qui est dit et ce qui est passé sous silence. Les récits affirment le succès du sauvetage et occultent les faits provoqués par les circonstances de l’inondation et réprouvés par la morale ordinaire,. La référence au « traumatisme » ou au « choc » est quasi systématique alors que l’évocation de troubles 117 psychiques est bien plus discrète (Chapitre 1). Les pertes et les dégâts provoqués par l’inondation sont mis en avant alors que la réception de dons est bien souvent passée sous silence (Chapitre 2). La tension entre le dicible et l’indicible de la catastrophe révèle l’intentionnalité et la finalité des récits qui paraissaient, à première vue, cantonnés à des considérations matérielles ou à des descriptions factuelles. L’enjeu est d’affirmer l’identité du survivant héroïque et de la victime compassionnelle tout en mettant à distance les figures du déviant, de l’assisté et du malade mental. La focalisation de l’analyse sur les propos des enquêtés conduit à porter l’attention sur les catégories de classement mobilisées par les sinistrés. Dans quelle mesure l’inondation vient modifier de telles catégories organisatrices du monde social ? L’événement catastrophique échappe aux représentations ordinaires et laisse les habitants ébahis devant l’entrée de la boue dans la maison ou la montée continue du niveau de l’eau (Chapitre 1). La destruction de la maison ébranle l’ordre domestique et bouleverse le positionnement social des habitants à travers l’effacement, par l’inondation, des signes matériels affirmant le « bonheur pavillonnaire » (Chapitre 2). La crise n’induit pas de manière mécanique une déchéance des représentations communes mais elle rend plus visible le « bricolage » des pratiques auquel les habitants ont recours dans l’ombre des discours dominants. La catastrophe tend alors à accroître l’écart qui existe entre les catégories générales d’ordonnancement du monde social et les pratiques du quotidien sans cesse réinventées. Le terrain de la catastrophe rejoint, en ethnologie, celui de l’ordinaire et du quotidien dans la mesure où l’attention portée aux pratiques, toujours singulières, tend à relativiser l’évidence des représentations généralisantes et homogénéisantes. 118 Partie II : L’événement-cause et la logique de l’accusation La nécessité d’expliquer un événement que l’on ne peut nommer L’inondation est un événement hors norme qui échappe aux systèmes de représentations préexistants. Il provoque une « rupture d’intelligibilité » (Bensa, Fassin, 2002) qui appelle un approvisionnement symbolique1. Les récits exaltés de l’inondation laissent place à la quête d’explications. Une habitante des Garrigots explique : « Tout le monde fait des suppositions, pourquoi être inondé ? ». La bibliothécaire raconte qu’un lecteur vient assidûment depuis la catastrophe : « Il a dû se dire :“ Mais pourquoi ?”, et à partir de là, dire : “Il faut que je comprenne pourquoi”. Il a eu envie de savoir pourquoi en est-on arrivé là ? Pourquoi on a eu ça ? Pourquoi c’est si violent ? ». Elle ajoute, comme pour montrer que cette préoccupation est partagée par de nombreux habitants : « Pour certains, le pourquoi de la chose, c’est le maire. C’est un pourquoi parmi d’autres. Après, le pourquoi, ça peut être aussi l’État, parce que les digues auraient du être refaites… ». La dynamique des discussions suit chaque fois le même déroulement : après avoir raconté l’inondation, les sinistrés tentent de répondre à la question du « pourquoi ? ». La circulation de rumeurs, la conservation des documents médiatiques ou les recherches dans les archives municipales permettent l’élaboration d’interprétations pour comprendre ce qui s’est passé. Gérard Lenclud explique qu’à la compréhension spontanée d’un événement ou d’une situation, succède l’élaboration de multiples interprétations qui constituent la compréhension, définie comme la « capacité ou la disposition à arrêter l’interprétation ». Il ajoute : « La preuve que l’on a compris quelque chose, c’est que nous cessons de nous interroger. “Dire que nous comprenons ne signifie pas que nous ne pouvons pas interpréter davantage mais que nous ne le faisons pas”2. En somme, interpréter serait cheminer vers un but qui est celui de comprendre ; comprendre serait, sinon être arrivé au terme du trajet, du moins arrêter le 1 La dimension symbolique est définie ici en reprenant la proposition de Marc Augé (1994 : 49) : « le sens que les humains, en collectivité, donnent à leur existence ». Il s’agit d’un « sens social » comme l’explique l’auteur : « Dire que l’anthropologie a pour objet le symbolique, c’est donc dire qu’elle s’intéresse prioritairement à la constitution de l’altérité (et secondairement des identités) chez les autres. C’est dire encore que l’anthropologie est essentiellement concernée par la question du sens, pour autant que le sens, du point de vue de l’anthropologue, est le sens social, c’est-à-dire le sens directement prescrit ou indirectement signifié des relations entre les uns et les autres » (id. : 84). 2 Gérard Lenclud cite ici Jacques Bouveresse dans Herméneutique et linguistique, Editions de l’Eclat, Paris, 1991, p. 23. 119 cheminement. Et quand stoppe-t-on le cheminement ? Lorsque l’interprétation cesse d’apparaître comme une interprétation pour se muer en compréhension » (Lenclud, 1996 : 18). La plupart des habitants reconnaissent être parvenus au terme de cette quête d’interprétations : « Moi, je l’ai compris à mon niveau. J’en ai fait ma conclusion. Pour moi, je sais qu’il y a une erreur municipale, à mon niveau je parle, parce qu’on ne m’a pas averti ». Un habitant des Garrigots explique : « Mon but, avant, c’était de chercher à comprendre. Maintenant, je commence à comprendre, je sais ce que j’ai compris depuis ce temps, pour avoir le dénouement de l’affaire ». Dans ce contexte, les habitants assignent à l’enquêteur la tâche de faire la lumière sur la catastrophe. Un couple des Garrigots interpelle ce dernier à la fin de l’entretien : « Si vous trouvez une explication, pensez à nous. On ne nous l’a pas donnée, on l’attend toujours… ». La catastrophe, en tant qu’événement extraordinaire, résiste à la désignation. Certains sinistrés refusent le qualificatif d’inondation tant le drame de 1999 se distingue, par son ampleur, d’une « inondation normale ». Il est nommé par des expressions qui ne relèvent pas du vocabulaire ordinaire des crues. La « vague », l’« accident », la « catastrophe » ou encore « novembre 99 » témoignent de la difficulté de qualifier l’extra-ordinaire avec des mots ordinaires. La compréhension de l’événement relève tout autant de sa nomination que de la recherche de ses causes. Pour Denise Jodelet, la recherche d’une explication correspond à un processus collectif de construction d’une représentation sociale dans la mesure où « celle-ci est avec son objet dans un rapport de “symbolisation”, elle en tient lieu, et “d’interprétation”, elle lui confère des significations » (Jodelet, 1989b : 43). Ce processus cognitif permet d’attribuer une place à un élément extérieur et étranger dans un système de représentations déjà existant, comme l’explique Denise Jodelet : « Quand la nouveauté est incontournable, à l’évitement succède un travail d’ancrage visant à la familiariser, la transformer pour l’intégrer dans l’univers de pensée préexistant » (id. : 52). La diversité des expressions qualifiant l’événement de 1999 montre à quel point ce premier travail de représentation n’est pas aussi trivial qu’il paraissait. Nommer ce qu’on a vécu consiste à familiariser l’expérience sensible, à la situer dans un système de représentations commun pour pouvoir en parler avec autrui, c’est donc déjà interpréter l’événement en lui attribuant des mots. Les récits de la catastrophe relèvent de cette première symbolisation à travers la description et la remémoration chronologique. Les stratégies à l’œuvre dans certains de ces récits tendent alors à élaborer des explications causales. Le processus de symbolisation – la mise en récit – est indissociable de la construction d’interprétations – la stratégie du récit. 120 Construction de l’objet (1) : un détour par l’événement Pour l’anthropologie qui porte son attention sur l’ordinaire, le banal et le quotidien, l’appréhension d’un événement exceptionnel reste problématique. Alban Bensa et Éric Fassin proposent deux approches distinctes. La première consiste à « mettre en place des contextes d’interprétation »1. La seconde entend « montrer comment l’événement est effectivement construit, en particulier médiatiquement »2. Ces deux logiques de réduction tendent à des effets contraires : « D’un côté, avec l’explicitation de l’implicite, l’événement aurait toujours déjà été là ; d’un autre côté, avec le dévoilement d’une fiction, il n’aurait jamais tout à fait été là » (Fassin, Bensa, 2002 : 8). Face à ce double écueil, réduction par le contexte ou par la construction, notre démarche privilégie l’échelle du village aux dépens du traitement médiatique. L’enquête ethnographique met l’accent sur l’expérience vécue par les sinistrés. La dimension construite de l’événement n’est pas pour autant écartée comme nous l’avons montré à travers l’analyse des récits, reconstruits a posteriori et recréés à chaque énonciation. Alban Bensa et Eric Fassin rappellent que « dans son surgissement même, l’événement est socialement perçu comme incomparable : il n’est à nul autre pareil. (…) Sa violence, voire son absurdité apparente ne laisse muets les contemporains que le temps de son irruption. Mais, la première stupeur passée, les mots et les signes affluent pour combler la béance du sens » (id. : 11). La première partie a montré comment les sinistrés cuxanais racontent, plusieurs années après, leur « stupeur première » face à la montée des eaux et à la découverte des dégâts. Les « mots et les signes » destinés à combler la « béance du sens » font l’objet de cette seconde partie. Dès lors, la catastrophe relève paradoxalement davantage des représentations que de sa réalité matérielle. « Elle est un discours de l’après, car il n’y a pas de catastrophe perçue comme telle au moment où elle fait irruption » (Berlioz, Quenet, 1999 : 25). Les inondations de 1999 sont à l’origine de discussions et de débats sans fin qui sont souvent clos de manière abrupte par un des interlocuteurs : « Les inondations, on pourrait en parler des heures ! ». La catastrophe apparaît essentiellement dans sa « nature discursive »3, elle « n’existe pas en soi, mais elle est toujours interprétation que l’on peut saisir en un discours » (Bozonnet, 1994 : 31). Elle est ce au sujet de quoi on peut parler, non pas 1 « Il convient de restituer les cadres dans lesquels [l’événement] s’inscrit, et qui lui donnent sens à la fois pour les acteurs et pour les sociologues, anthropologues et historiens » (Bensa, Fassin, 2002 : 8). 2 « L’événement ne se donne jamais dans sa vérité nue, il se manifeste – ce qui implique aussi qu’il est manifesté, c’est-à-dire qu’il résulte d’une production, voire d’une mise en scène » (id. : 8). 3 « Une catastrophe au sens social du terme est toujours une mise en discours. Constat qui est aussi une condition méthodologique : comment repérer socialement une catastrophe sinon en l’analysant à travers le prisme du discours ? » (Bozonnet, 1994 : 31). 121 seulement en en restituant le récit, mais aussi en spéculant sur ses causes voire ses significations. Construction de l’objet (2) : un détour par la maladie Les travaux en anthropologie de la maladie se révèlent d’une aide précieuse quant à la construction de l’objet de recherche, si l’on entreprend, à titre heuristique, l’analogie entre maladie et catastrophe1. Pour Marc Augé, la maladie est une « forme élémentaire de l’événement », au sens où elle est constituée par « tous les événements biologiques individuels dont l’interprétation, imposée par le modèle culturel, est immédiatement sociale » (Augé, 2000 : 39). La maladie apparaît de manière paradoxale comme « la plus individuelle et la plus sociale des choses ». Elle se révèle sensible à l’expérience et en même temps, « tout en elle est social, non seulement parce qu’un certain nombre d’institutions la prennent en charge aux différentes phases de son évolution, mais parce que les schémas de pensée qui permettent de la reconnaître, de l’identifier et de la traiter sont éminemment sociaux : penser sa maladie c’est déjà faire référence aux autres » (id. : 36). L’irréductibilité de la maladie à la clinique et au savoir médical invite à ne pas restreindre la catastrophe au sinistre matériel et à la prise en charge institutionnelle du problème. Les propos relatifs à la maladie ou à la catastrophe articulent l’expérience individuelle et son interprétation qui relève d’un niveau social et collectif. Pour Marc Augé2, ce « sens du mal » est produit sous contrainte, en tension entre la cohérence de schémas symboliques (rapports de sens) et l’ordre social préexistant (rapports de force). Dès lors, Marc Augé et Claudine Herzlich proposent la définition suivante : « La dimension sociale de la maladie, c’est le fait qu’elle fonctionne comme signifiant, support de sens de notre rapport au social » (Augé, Herzlich, 2000 : 23). Ils ajoutent : « Le mal 1 Thierry Coanus a déjà exploré la fécondité d’une telle analogie et nous nous inspirons ici de sa démarche (Coanus, 2000). Les termes entre crochets qui figurent dans les citations issues des travaux portant sur l’anthropologie de la maladie sont de notre fait et suggère l’analogie entre la maladie et la catastrophe. 2 Marc Augé relève à travers les énoncés relatifs à la maladie trois traits communs : « 1. Ils parlent de l’individu (de sa définition, de ses composantes, de son destin et de ses accidents) ; 2. Ils parlent de la société (des causes sociales de la maladie, des atteintes aux valeurs et aux situations sociales structurellement déterminées en terme d’hérédité, de filiation, d’alliance…) ; 3. Ils reposent en partie sur des faits d’observation : symptômes et circonstances de la maladie ». Il ajoute : « L’analyse de la maladie, comme forme élémentaire, doit tenir compte de la triple contrainte qui en commande l’interprétation. Cette triple contrainte tient d’une part à l’arbitraire de l’événement et à l’autonomie des séries événementielles par rapport aux interprétations qui essaient de les comprendre et les maîtriser, d’autre part à la cohésion interne des schémas symboliques et intellectuels qui servent à ces interprétations, enfin à l’existence d’un ordre social déjà pensé, symbolisé et institué 122 biologique est signifiant de notre rapport insatisfaisant à la société, à travers lui nous exprimons un mal de vivre ou une crise des valeurs, mais la représentation que nous en produisons prend d’abord la forme d’une théorie causale : le mode de vie moderne engendre des maladies. Le sens se dissimule ici sous la cause, ou plutôt ce n’est que par la mise en cause qu’il peut s’exprimer » (id. : 25). L’appréhension de l’objet en sciences sociales ne s’arrête pas à l’évidence empirique des manifestations du mal, mais vise la mise en récit par la parole. De plus, elle invite à différencier la symbolisation, de l’ordre du signifiant, et l’interprétation, de l’ordre du signifié. Dans notre cas, les récits de la catastrophe peuvent être considérés, pour une part, comme une symbolisation de l’expérience vécue à travers sa remémoration et sa description factuelle. La quête d’explications, engagée par les habitants, relève davantage du signifié1. Elle laisse ouvert le domaine du sens à de multiples acteurs ou à de multiples investissements sans préjuger du rôle primordial de la prise en charge institutionnelle par le champ technico-administratif2. Notre démarche ne consiste pas à mesurer l’écart, voire « l’irrationalité », des profanes par rapport à la « raison » des gestionnaires, elle intègre ces derniers dans son objet et analyse comment, confrontés à des événements élémentaires, ils font face à la nécessité de l’interprétation. Ce parti pris correspond à deux dynamiques de l’enquête de terrain. Les habitants font référence aux responsables institutionnels et aux projets de protection contre les crues. Ils investissent de leur temps pour accéder aux discours institutionnels si bien que la frontière entre experts et profanes parait fragile. Les digues par exemple cristallisent l’attention des riverains qui les inspectent et dénoncent le manque d’entretien. Par ailleurs, la manifestation de la catastrophe représente la faillite, au moins ponctuelle, de la raison technicienne. Les gestionnaires témoignent de leur stupeur suite à la mise en échec de la norme, garante de la antérieurement à l’événement, qui constitue en rapports de force les rapports de sens décrits par ces schémas » (id. : 40). 1 « Pour nous tous, elle [la maladie] n’est pas seulement l’ensemble des symptômes qui nous amène chez le médecin, elle demeure l’événement malheureux qui menace ou modifie irrémédiablement notre vie individuelle, ou le désastre collectif aux conséquences incalculables. Considérée ainsi, la maladie exige toujours une interprétation qui dépasse le corps individuel et l’étiologie spécifique. Elle entraîne toujours la formulation de questions ayant trait à ses causes – qui ne se réduisent pas, dans notre conscience, à un germe ou à des facteurs génétiques – et plus encore à son sens : “pourquoi moi ?”, “pourquoi lui ?”, “pourquoi ici ?”, “pourquoi maintenant ?” » (Herzlich, 2000 : 201). 2 « Nous avons voulu montrer qu’enracinées dans la réalité sociale, les représentations “profanes” de la santé et de la maladie ne sont en rien réductibles aux conceptions médicales du pathologique. Elle n’en sont pas un appauvrissement ou une distorsion. Elles se situent sur un autre plan et répondent à d’autres questions. Elles n’en sont pas pour autant isolées et peuvent intégrer de nombreux éléments du savoir médical. En retour, la médecine est d’ailleurs moins indépendante qu’il n’y paraît du discours collectif. Mais c’est dans la prise en compte de ces deux niveaux d’analyse que la sociologie pourrait appréhender dans son intégralité le processus de la construction sociale de la santé et de la maladie » (Herzlich, 2000 : 207). 123 protection contre de pareils événements. Ils recourent à des explications qui dépassent le registre technique ou administratif pour comprendre le drame. L’enjeu revient alors à analyser ce qui est exprimé à travers les explications de la catastrophe, dans une perspective unitaire qui place sur le même plan les gestionnaires et les habitants. Cette démarche s’appuie sur l’hypothèse qu’« à travers nos conceptions de la maladie [catastrophe], nous parlons en fait d’autres choses : de la société et de notre rapport à elle » (Herzlich, 2000 : 202). L’emprunt à l’anthropologie de la maladie pour la construction de l’objet, selon les deux faces du signifié et du signifiant, est proposé à titre heuristique et sera mis à l’épreuve de l’analyse du matériau. Le travail de Nicole Sindzingre (2000), apporte d’ores et déjà un élément de validité. Le développement du savoir biomédical dans le traitement de la maladie participe du retrait de la culpabilité de la victime dont l’infortune ne dépend plus de sa volonté, à la différence des sociétés traditionnelles. « [Il] sépare clairement la maladie du malheur, et rapporte celle-là à des processus physiologiques dépourvus de toute intentionnalité ou immanence » (id. : 97). Suivant cette distinction, la catastrophe semble plus proche du malheur que de la maladie dans les sociétés modernes où le savoir médical tend à dissoudre en partie les logiques d’accusation et de recherche de culpabilité. Les sinistrés, les gestionnaires et l’enquêteur face au même appel de sens La compréhension d’un événement hors norme interpelle les sciences sociales. L’enquête permet de confronter le « “on sait” [des gestionnaires] qui irait de soi et le “ils croient” [des habitants] que l’on renvoie à l’étrangeté de son altérité » (Delbos, 1993 : 367). Geneviève Delbos travaille sur les différences entre des savoirs marqués du sceau de la scientificité et d’autres auxquels n’est pas accordé le même statut et s’interroge sur la position du chercheur : « Comment peut s’inscrire dans de tels débats, l’anthropologue, ethnologue ou sociologue, qui prend pour sujet d’étude, et pour objet d’analyse, des systèmes cognitifs autres que ceux élaborés à l’intérieur de la cité scientifique, et par elle ? Comment s’y situe-til ? Que vient-il y faire ? Qu’y a-t-il à dire et à en dire ? Qu’attend-on de lui ? » (ibid.). Le chercheur rend compte des modalités de construction d’explications voire de sens. Il se propose pour cela de comparer les ressources mobilisées, les stratégies développées et les attentes visées par les habitants et les gestionnaires. Mais est-il bien sûr de tenir à distance la préoccupation indigène qui consiste à expliquer la catastrophe ? Cette dernière ne s’impose-telle pas à lui à mesure que l’enquête progresse et que l’intégration sur le terrain transforme 124 son regard ? De retour de Cuxac d’Aude, la même demande est d’ailleurs formulée par ses collègues chercheurs ou les étudiants devant lesquels l’avancement du travail est présenté : « Comment en est-on arrivé à un tel drame ? ». Le retour réflexif sur l’enquête montre que l’explication de la catastrophe a constitué un fil conducteur sur le terrain. Elle oriente le choix des personnes à rencontrer, elle influe sur la conduite des entretiens et participe de la sélection des documents d’archives à dépouiller. Souhaitant rendre compte des modalités d’interprétation de la catastrophe, l’enquêteur insiste pour que les informateurs lui livrent un récit explicatif. Il cherche à rencontrer les notables et les anciens du village dont on dit qu’« ils savent pourquoi ». Enfin, il restreint la consultation des archives aux documents portant sur l’urbanisation des nouveaux quartiers dans les zones inondables. Dès lors, quel est le statut des propos recueillis ? Qui est l’auteur de l’interprétation produite dans le cadre de l’entretien ? S’il est bien évidemment impossible d’attribuer à l’un ou à l’autre la discussion qui repose sur le jeu dynamique de l’échange, l’enquêteur élabore, lui aussi, un contexte d’interprétation de l’événement. Reprenant la relation dialectique entre interprétations et compréhension proposée par Gérard Lenclud (1996), l’enquête de terrain vise à accumuler les interprétations tant que l’enquêteur n’est pas rassasié de la compréhension complète de ce qui s’est passé. Travailler sur la catastrophe revient alors à analyser les modalités d’interprétation en confrontant la parole habitante (chapitre 3) aux discours gestionnaires (chapitre 4). Au terme de l’élaboration de l’objet de recherche, l’influence de l’enquêteur sur le recueil du matériau semble avoir été occultée alors qu’elle correspond à la nécessité de disposer, à l’image des enquêtés, d’une compréhension de la catastrophe (chapitre 5). 125 126 Chapitre 3. Les habitants en quête d’explications - Comprendre la catastrophe L’exaltation, l’émotion et les affects exprimés dans le récit de la catastrophe contrastent avec la formulation d’explications, tâtonnante, hésitante et interrompue par de longs silences tant les questions soulevées n’ont pas toujours de réponse évidente. Un responsable de l’association des sinistrés marque une pause dans la conversation pour préciser le but de son engagement deux ans après les inondations : « L’association, c’est vrai qu’on était là pour défendre les gens mais maintenant, ce qui nous intéresse, c’est de comprendre pourquoi. Pour trouver une solution, il faut comprendre pourquoi ». Au nom de l’association, Laurent Martin a, par exemple, invité un professeur en hydrologie, spécialiste des Basses plaines de l’Aude, pour donner une conférence publique sur les transformations géomorphologiques de la région. Le recours à un scientifique est supposé combler les silences ouverts par certaines questions. Le temps de l’explication est aussi celui de l’expression de la colère qui se manifeste par l’accusation et la recherche de responsables, comme l’illustrent les propos d’un habitant des Garrigots : « Dans le temps, ils [les services techniques] avaient une pelle, une pioche, une herse et une serpe, maintenant, ils ont des pelleteuses gigantesques, ils ont des trucs hydrauliques qui vont sur l’eau, ils ne sont pas capables de curer la rivière, c’est des fainéants. La D.D.E.1 manque d’imagination, de toute façon, elle manque de tout, à part de tenues oranges pour ne pas se perdre d’ailleurs ! Coupe. [J’éteins le magnétophone] ». Les personnes visées sont multiples, le personnel municipal, le maire, les secouristes, l’administration… Enfin, les habitants natifs ou résidant depuis longtemps à Cuxac d’Aude mobilisent l’histoire du village et rappellent les pratiques d’antan relatives aux crues. Un habitant natif du bourg prend la parole au début de l’entretien sans attendre les questions : Il ne faut pas oublier qu’avant c’était la mer ici. La mer arrivait jusqu’à Senty, jusqu’au Pech. […] C’est pour ça qu’ici, vous trouverez des coquilles. Avant, il y avait un delta, la rivière était séparée en deux branches et puis après, il y a eu le détournement du cours de l’Aude par les Romains. À l’époque, ça s’appelait le robinet de Narbonne du temps des romains. C’est ce qui alimentait Narbonne, et Narbonne étant un port, à force d’être inondés, ils ont détourné la rivière et le bras principal est passé par ici. Seulement, le port s’est bouché petit à petit. Pour revenir à la rivière, on dit qu’elle est fantasque, l’Atax, et c’est vrai qu’elle est fantasque parce qu’il y a beaucoup trop de cours d’eau et beaucoup trop de détournements qui ont été faits, moi, d’après moi, c’est ça. Maintenant, il y a eu beaucoup de constructions qu ont été faites dans des endroits peut-être un peu… délicats. Et qui 1 Direction départementale de l’Equipement. 127 auraient peut-être pu être évités, là j’étais à ce moment-là au Conseil municipal. Et évidemment je reconnais que vu le cours de la vie à l’époque et vu le prix des terrains à l’époque, le maire a été obligé de céder à certains pour qu’ils puissent faire leur maison sur des terrains qu’ils achetaient à bon prix. Roger Rufis, habitant du village L’histoire des Basses plaines de l’Aude, rapidement évoquée ci-dessus, montre le passage du delta marécageux aux terres fermes d’aujourd’hui. Les évolutions géologiques, marquées par l’exhaussement des terrains à partir des alluvions charriées par l’Aude ont modifié la topographie en moins d’un millénaire. Les terres littorales se sont asséchées à mesure que les inondations déposaient les éléments solides dans les marais et les étangs. La vitesse d’élévation des terres est estimée à cinquante centimètres par siècle1 si bien que ces bouleversements géologiques sont intégrés dans l’histoire locale. L’Aude est présentée sous son nom grec, l’Atax2, qui renvoie au caractère imprévisible et démesuré du régime du fleuve. L’Aude « fantasque » est personnifiée et représente toujours un élément central de l’évocation de l’histoire du village. La catastrophe de 1999 apparaît comme le résultat de la longue histoire des crues de l’Aude, des multiples aménagements réalisés (détournements, réalisations de digues et canaux) et enfin des constructions récentes dans des zones particulièrement exposées, à l’écart du village. - L’insuffisance des explications techniques Ces trois exemples ne sauraient avoir une valeur générale – recherche d’une solution, mise en accusation, mobilisation de l’histoire – pour rendre compte de la diversité des explications élaborées par les habitants. Ils montrent, à l’image de l’ensemble du matériau, que la catastrophe ne saurait être acceptée comme naturelle. Que soit évoqués l’entretien des berges ou l’histoire du lit du fleuve, la mise en cause de l’administration ou de la municipalité constitue souvent la conclusion du propos. Les recherches historiques réalisées par certains Cuxanais ou les conférences organisées au village répondent certes au besoin de comprendre mais nourrissent aussi l’instruction d’un procès imaginaire dont l’aboutissement est bien l’identification d’un responsable3. Rares sont les habitants qui se satisfont des données hydrauliques pour interpréter l’événement de 1999. L’intérêt porté aux digues de protection édifiées le long de la rivière 1 Cf. les travaux du professeur Verdeil (1990). Ataxia signifie en grec le « désordre ». 3 Mary Douglas a montré le rôle central des logiques de l’accusation dans la gestion du danger. Elle y voit les modalités de la consolidation des liens communautaires à travers la peur et le danger : « Les désastres qui 2 128 glisse souvent vers la question politique de la répartition des eaux de crue entre communes aval et amont, entre rives droite et gauche. Un ancien viticulteur explicite longuement le fonctionnement hydraulique des Basses plaines en temps de crue pour conclure brutalement : « C’est la faute à Narbonne, si tu t’y intéresses aux inondations, tu le verras ». Pour lui, l’aménagement de digues en rive gauche de l’Aude aux XVIIIème et XIXème siècles a paradoxalement accru le danger. Les crues de petites tailles très fréquentes se sont étendues en rive droite participant de l’exhaussement des terrains. La rive gauche n’a pas bénéficié d’un tel apport si bien qu’elle s’est retrouvée à une altitude moins élevée. Lors des grandes crues, des brèches se forment dans les digues et provoquent la déverse de l’eau en rive gauche. Cette situation est rapportée à la puissance de la ville de Narbonne en rive droite par rapport aux villages de la rive gauche qui ne sont pas en mesure d’obtenir une plus juste répartition des eaux. Enfin, la référence aux seules données hydrauliques ne peut conduire qu’au fatalisme devant le constat de la répétition des crues importantes. L’édification de digues le long de la rivière est même présentée par certains comme accentuant le danger puisqu’elle participe de l’élévation du lit de l’Aude1. Une responsable de l’association des sinistrés de Sallèles explique : « Tous les experts que j’ai vus depuis, les experts hydrologues, etc., ont tous dit la même chose, il faut rabattre tous les culs-de-sac2, c’est le lit majeur de l’Aude, pour que l’eau passe. Si l’eau passait, elle ferait moins de dégâts, on ne peut pas l’empêcher de passer l’eau ! ». Un habitant des Garrigots entreprend d’exposer à l’enquêteur le « problème » de manière objective « sans polémique ». Il mobilise des données chiffrées comme les débits et les volumes d’eau écoulés en 1999, il positionne sur un plan les brèches ouvertes sur les digues, il reconstitue le chemin suivi par les eaux et la chronologie de l’inondation. Au terme de ce long exposé, il reconnaît : « Les plus anciennes inondations remontent à deux mille ans. Alors, les inondations, il y en a eu, il y en a et il y en aura encore, point final. […] C’est compliqué, alors quand quelqu’un dit, “Moi, j’ai la solution”, comme certains l’ont prétendu après les inondations ici. De solution, il n’y en a pas ! ». ravagent l’atmosphère et le sol et empoisonnent les eaux sont généralement interprétés politiquement : on trouve toujours pour les expliquer un bouc émissaire déjà frappé d’impopularité » (Douglas, 2001 : 193). 1 On parle de « lit en toit » : la rivière est enserrée par les digues si bien que les alluvions se déposent au fond du lit et participent de son élévation. Les crues de petite taille ne donnent plus lieu aux débordements circonscrits qui exhaussaient les terrains limitrophes de la rivière. Lors des grandes crues, les digues cèdent sous la pression de l’eau et la plaine est d’autant plus inondée que son altitude est faible par rapport au lit de la rivière (Vinet, 2003). 2 Les « culs-de-sac » renvoient à tous les aménagements qui s’opposent à l’écoulement des eaux de crue dans le lit majeur et qui provoquent la montée des eaux (voie SNCF ou les digues du canal à Sallèles). Le choix de cette expression n’est pas étranger à la désignation du village de Cuxac dont les quartiers neufs se situent dans le lit majeur. 129 La compréhension du phénomène « naturel » ne constitue pas une interprétation satisfaisante pour les sinistrés. Ces données techniques, sans auteur ni intentionnalité, ne peuvent expliquer le drame vécu. Un habitant des Garrigots refuse ainsi une des explications mobilisée publiquement1 selon laquelle la multiplication des ragondins qui creusent des galeries dans les digues serait responsable de leur fragilité et des brèches ouvertes pendant les crues. Il explique : « On dit toujours, c’est les ragondins. Et bien sûr ce ne sera jamais le député ou le sénateur ou tous ceux qui devraient travailler ! Il faut un coupable, un lampiste, alors le ragondin, ça arrange tout le monde ! ». - L’accusation comme valeur explicative À l’inverse des risques de haute technologie2, la connaissance des inondations est de nature empirique et est partagée par la population comme par les gestionnaires. Mary Douglas (2001) retrace, dans la postface de la réédition de l’ouvrage De la souillure, l’évolution du rapport entre morale et danger en montrant combien il était illusoire de croire que ce lien se dissolvait sous l’effet des progrès de la technologie occidentale : « Dans notre société, la morale relève sobrement de la persuasion, tandis que le danger est appréhendé par la technologie ; autrefois l’absence de technologie autorisait les accusations les plus délirantes et l’invention d’étranges entités spirituelles pour combler les failles de leur plausibilité » (id. : 194). La technologie est ensuite tombée sous le coup des critiques remettant en cause le recul de la morale comme effet mécanique du progrès du savoir. La connaissance continue de faire défaut aujourd’hui si bien que « les lacunes de l’interprétation du réel laissent suffisamment de marge à la logique de l’accusation ». L’enquête de terrain montre la prégnance des tensions politiques par rapport aux controverses ponctuelles relatives à la mesure du phénomène ou aux dispositifs de protection. De fait, les habitants mobilisent deux types d’explications. Ceux, récemment installés, s’attachent à mettre à jour les dysfonctionnements de l’alerte et rapportent l’ampleur du drame à l’absence d’annonce de la crue. Les anciens, natifs de la région, réactivent la rumeur selon laquelle les digues en amont de Cuxac d’Aude auraient été sabotées pour « noyer » le village, libérer des eaux Sallèles en amont, et épargner Coursan en aval. Les silences qui ponctuent les 1 Cette information a fait l’objet de plusieurs articles de presse, elle figure dans les rapports officiels et est mobilisée dans les administrations et à la mairie. 2 Les déchets nucléaires sont l’objet de vives controverses qui mobilisent des travaux de recherche. De même, les OGM, la maladie de Kreutzfel-Jacob sont autant de problèmes sanitaires dont l’importance et la peur qu’ils provoquent croissent avec les incertitudes scientifiques. 130 discussions ainsi que le secret qui entoure les confidences sont analysés dans un troisième temps pour rendre compte de la mise en intrigue du territoire catastrophé. 3.1. L’accusation des nouveaux : besoin de comprendre et nécessité de faire - Les coupables des dysfonctionnements de l’alerte La plupart des sinistrés des Garrigots et des Olivettes focalisent leurs critiques sur les dysfonctionnements de l’alerte. « Pourquoi ne nous a-t-on pas prévenus ? » est un leitmotiv qui renvoie à la mise en accusation de l’équipe municipale, et en particulier du maire de l’époque. L’administration est aussi montrée du doigt, soupçonnée d’avoir été au courant de l’imminence du drame sans pour autant avoir informé les populations concernées. Pour les partisans du maire de l’époque, ce dernier a été prévenu trop tardivement si bien que toute évacuation du village était non seulement impossible, mais risquait d’aggraver les choses en précipitant un grand nombre de familles dans leurs voitures sur des routes exposées au passage de l’eau. Pour ses détracteurs, le maire aurait été prévenu dans la soirée du vendredi 12 novembre de risques importants d’inondation alors que l’équipe municipale était réunie pour dîner. Certains précisent que le repas devait être bien arrosé. Vers vingt-trois heures, le maire serait passé au Bar des sports en demandant aux jeunes encore présents qui n’habitaient pas Cuxac d’Aude de rentrer rapidement pour ne pas se retrouver bloqués dans le village toute la nuit. L’équipe municipale n’aurait pas averti plus largement la population et laissé, le samedi matin, les habitants être réveillés par la montée des eaux. Certains ajoutent que le maire aurait prévenu quelques « amis » comme en témoigneraient les voitures déplacées sur des zones en hauteur. Une habitante des Garrigots explique : « Ce n’est pas le fleuve que j’incrimine, c’est le fait qu’on n’ait rien pu sauver et surtout des vies, parce qu’on n’a pas été prévenu. Madame Potier est morte, sa fille est partie à cinq heures du matin, elle travaille à l’hôpital, j’ai discuté il y a encore quinze jours avec elle, elle me dit : “ Ça ne m’aurait rien coûté de la prendre dans la voiture et de la faire hospitaliser”. Le fils de Madame Dusceau, il habite Ouveillan, il aurait très bien pu prendre sa voiture le soir et faire dormir sa mère à Ouveillan ». Les habitants en veulent pour preuve la triste spécificité de Cuxac d’Aude où les victimes ont péri dans leur maison, à la différence des automobilistes emportés par les eaux dans le reste du département. L’incise de certaines anecdotes dans la matrice du récit commun appuie l’accusation sur le mode du scandale. Ainsi, un habitant de la périphérie du village qui 131 fait partie des personnes à prévenir en cas de crue n’a pas été averti et s’interroge sur les raisons de cet oubli : Il y avait une liste établie des gens à prévenir immédiatement, dès que l’on sait qu’il va y avoir une crue. Si vous voulez, moi, ici, je suis le premier à être touché par la crue. Je n’ai jamais de problème parce qu’on m’avertit. Et ce jour-là, on ne m’a pas averti. On a averti nos voisins, on a averti ma voisine qui n’était pas là parce qu’elle était hospitalisée et moi, je n’ai pas été averti. Ça veut dire que mon voisin a pu prendre ses voitures, les mettre sur un point haut du village, il a sauvé ses véhicules. Moi, j’ai tout perdu et j’avais trois de mes enfants à la maison que les voisins sont venus chercher sur les épaules. Et normalement, qui est-ce qui vous prévient ? C’est la mairie. Je vous situe de suite, je ne suis plus en très bon terme avec le maire. Je ne l’étais pas trop avant pour des raisons politiques… Et là, je ne sais pas si c’est dû à la précipitation ou à d’autres choses… Laurent Martin, habitant de la périphérie du village Les relations conflictuelles entretenues avec l’équipe municipale sont mobilisées pour expliquer l’exclusion de cet habitant des personnes alertées. Laurent Martin figurait en effet sur la liste d’opposition aux élections municipales de 1995 et a réclamé avec détermination la viabilisation du chemin d’accès à sa maison, à l’origine d’un différend avec le maire. L’oubli dont la mairie aurait fait preuve est interprété implicitement comme une sanction de sa position contestataire. La critique concerne parfois certaines personnes sans remettre en cause l’ensemble de l’équipe municipale. Une habitante dont le terrain est un des premiers à être inondé a appelé la mairie pour que la population soit avertie : On a appelé la mairie, on leur a dit, est-ce qu’ils peuvent venir nous aider, est-ce qu’ils peuvent nous amener des parpaings ? « Oh, bah, non, ils sont débordés ». Ils sont débordés à quoi faire ? Qu’est-ce qu’ils faisaient pendant ce temps ? Ils n’ont prévenu personne ! C’est là où je ne comprends pas. Moi, je dis, ils étaient tranquilles en train de boire leur café à la mairie. Et puis après, j’ai discuté avec des gens qui étaient à la mairie, je leur ai dit : « J’ai téléphoné deux heures avant pour dire que j’étais dans l’eau, il y a quelque chose qui ne va pas ! ». J’ai appelé à l’aide et on n’en a pas tenu compte ! Et je ne sais pas… J’aimerais savoir qui j’ai eu au bout du fil. Si je l’avais eu celui-là, je crois qu’il passerait un sale quart d’heure. Je crois que je le boufferais. Jacqueline Bernard, habitante de la périphérie du village La mise en cause du personnel municipal et des élus conduit ces derniers à se justifier en suivant la même logique de l’accusation. Ainsi, un garde municipal regrette vivement de ne pas avoir été mobilisé par la cellule de crise mise en place après la publication d’un bulletin d’alerte le vendredi soir : « Ils ont quand même une alerte de risque, certaines personnes ont été prévenues et d’autres non ! C’est là que ça coince ! Et ça coince énormément ! ». Il démontre ensuite que les autorités étaient au courant puisque les secours intervenaient dans la haute vallée de l’Aude le vendredi soir et que les médias réalisaient leurs 132 premiers reportages à Lézignan. Les habitants des Basses plaines savent que huit heures sont nécessaires à ce que l’onde de l’inondation parvienne jusqu’à eux. Il conclut : « Qu’on ne vienne pas me dire qu’on ne savait pas ! ». L’ancien maire de Cuxac d’Aude de 1964 à 1989 fait lui aussi référence aux défaillances de l’alerte : « Dans une inondation, un maire ne peut pas arrêter l’eau, ce n’est pas vrai. Il peut prévenir les gens quand il est prévenu. Maintenant, il faut essayer d’être à l’écoute si on veut être prévenu. Deuxièmement, si on vous prévient, il faut en tenir compte. […] J’ai eu de l’eau, ici, à cette hauteur, le matin à neuf heures et on ne m’avait pas encore prévenu. Je n’ai jamais été prévenu ». L’importance accordée à la question de l’alerte résulte de la croyance en une « bonne gestion » possible de la catastrophe qui aurait permis d’éviter, non pas les dégâts matériels, mais les victimes. La mairie paraît redevable d’explications après l’inondation comme en témoignent les nombreuses remarques de sinistrés : « Pour la tempête de décembre, on nous a prévenus avant mais pour le 12 novembre, on n’a pas encore été prévenu, ça fait trois ans. On ne nous a encore rien dit, que ça allait arriver ». L’absence d’alerte avant la catastrophe devient une question appelant des réponses après le drame dans le débat politique municipal. Les personnes mises en cause ou les partisans de la municipalité ne manquent pas de rappeler qu’il s’agissait d’une alerte de crue ordinaire, comme il y en a plusieurs par an. Les mesures habituelles ont donc été mises en place sans que l’ampleur du phénomène n’ait pu être anticipée. Une habitante du village proche des élus défend l’équipe municipale : Parce qu’on ne peut lui [le maire] reprocher l’organisation des secours, enfin, certains le disent mais… ils l’ont averti quand l’eau était à Moussoulens1. C’est là qu’ils ont dit, attention, c’est grave, c’est grave, c’est grave. C’était largement trop tard. S’il avait demandé l’évacuation des Garrigots, tous les gens auraient voulu venir sur Cuxac, il y aurait eu des noyés dans les voitures. Parce que là, à ce moment-là, les gens vous marchent dessus, ils ne regardent pas. Il y aurait eu ça. Parce qu’il faut quand même bien peser le pour et le contre, ils y ont pensé à prendre une voiture et à faire évacuer les gens, mais c’était trop tard. Et même les employés communaux qui seraient partis là-bas se seraient noyés. Marthe Couline, habitante de la périphérie du village La polémique oppose ceux qui se situent avant la catastrophe et reconnaissent les incertitudes de la situation et la difficulté de prendre « la bonne » décision, et ceux qui déplorent a posteriori le nombre des victimes et critiquent de manière quelque peu anachronique les choix arrêtés. Quoiqu’il en soit, les affrontements se cristallisent autour des débats sur l’alerte et le temps même des secours. Le silence est conservé sur l’histoire de la construction des quartiers neufs en zone inondable. La réduction de la catastrophe aux 1 Village situé à quelques kilomètres en amont sur la rive droite. 133 défaillances de l’alerte tend à renvoyer toutes les responsabilités vers la municipalité et à cantonner ce qui relève de l’explicable au temps même de la crue1. - Les poursuites judiciaires et l’affrontement politique Certains sinistrés traduisent leurs plaintes et leurs critiques sur le terrain juridique ou politique. Nous essaierons d’illustrer ces deux modalités à travers les portraits de Pierre Ribéra des Garrigots et de Laurent Martin, responsable de l’association des sinistrés. Ils mènent tous les deux un « combat » pour poursuivre les responsables même s’ils ne puisent pas dans les mêmes ressources, politiques ou juridiques, pour construire leurs accusations. Pierre Ribéra a quarante-sept ans, il est marié et a trois enfants. Il travaille comme employé municipal aux services techniques de la ville de Narbonne et habite aux Garrigots, dans une maison modeste qu’il a faite construire en 1989 et qui a été inondée en 1999 par plus d’un mètre cinquante d’eau. Depuis, il a entrepris des recherches dans les archives municipales de manière à retracer l’histoire des inondations qui ont touché Cuxac d’Aude. Lors de notre première rencontre en novembre 2001, il se rend tous les samedis matins à la bibliothèque pour dépouiller les délibérations du Conseil municipal. Malgré leur lecture difficile, les documents anciens sont davantage valorisés que les textes récents quelque peu dénigrés. Cette recherche historique se double de l’identification juridique des responsables du drame de 1999 : « J’ai le Code pénal, le Code civil, le Code de procédure pénale. Il me reste le Code de l’environnement et le Code des collectivités locales à acheter. Si on veut me faire un cadeau, il faut m’offrir un bouquin de droit. C’est très intéressant à lire, c’est passionnant. C’est mes bibles, ça ! Toutes les semaines, je les consulte, je fouille ». Le recours à ces textes n’est pas sans rappeler les travaux de Selma Leydesdorff, sur les inondations de 1953 dans la région de Zélande2, qui montrent que le récit biblique est utilisé par les sinistrés pour raconter leurs souvenirs : « La Bible offre un mécanisme de compréhension accessible à tous et que tous semblent interpréter de la même manière. La Bible nous offre notamment des mots qui nous permettent d’exprimer l’indicible » (Leydesdorff, 1999 : 187). A Cuxac d’Aude, dans une région laïque, les principes juridiques prennent la place du récit religieux. Les codes civil et pénal permettent, tout comme la Bible, 1 Le dernier point du chapitre traite des oublis, des occultations et des cécités relatifs à l’histoire de l’aménagement des Ecarts dans les années quatre-vingt. 2 L’enquête s’est déroulée dans une région protestante, particulièrement religieuse, des Pays-bas, où les grandes inondations de 1953 résonnent encore, plusieurs dizaines d’années après, dans les mémoires des habitants. 134 d’apporter une explication1. Pierre Ribéra se livre à une véritable instruction et passe en revue les responsabilités des gestionnaires. L’aboutissement de ces démarches est le dépôt d’une plainte auprès du Procureur de la République pour non-assistance à personne en danger. Il explique : « J’ai porté plainte contre monsieur de Charrière, le préfet, contre le directeur de la Direction Départementale de l’Équipement, contre le Colonel Bénédéti, chef des pompiers de l’Aude, contre le responsable du plan Orsec qui se trouve être madame Casanove, qui était la sous-préfète à la reconstruction, contre tous les chargés de mission de la préfecture en poste ce jour-là parmi ceux qui étaient à la préfecture et contre les directeurs de districts de la Direction Départementale de l’Équipement qui ont été touchés ». Pierre Ribéra suit l’organigramme des administrations pour désigner les accusés. Il demande à ce qu’on lui communique les congés des personnels, il consulte les rapports officiels et reprend les informations délivrées par la presse comme des éléments à charge. L’équipe municipale est disculpée par Pierre Ribéra car, en cas de catastrophe naturelle, lorsque plus d’une commune est touchée, le préfet est responsable de la coordination des secours. Le dépôt de la plainte constitue pour cet habitant le « dénouement » de la catastrophe : « Je suis le 13 novembre 1999, je me lève à sept heures du matin, j’ai confiance dans l’autorité française. Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi ne m’a-t-on pas appelé ? Pourquoi une heure après, je n’ai plus confiance ? On peut me dire n’importe quoi, je ne peux plus avoir confiance ! »2. La logique de l’accusation emprunte ici au registre juridique pour mener une instruction qui doit déboucher sur un procès3. Les démarches engagées par un responsable4 de l’association des sinistrés illustrent l’inscription de la dynamique de l’accusation dans la politique municipale. Laurent Martin a quarante ans, il est marié et est le père de deux filles. Il travaille dans un cabinet de géomètres 1 Précisons que cette analyse n’entend nullement relativiser le sérieux de la plainte déposée, pas plus que de l’accréditer. Elle n’apporte aucun élément dans un sens ou dans l’autre mais essaie de montrer l’importance du recours à des textes qui apportent un cadre explicatif. Pour Olivier Schwartz, l’ethnographe « baigne dans un monde de paroles » et de nombreux faits se présentent sous la forme de récits plutôt qu’ils ne sont directement observés. Dès lors, explique-t-il : « Les situations de parole mettent fréquemment l’ethnographe dans une contradiction. D’un côté, il ne peut ignorer les règles élémentaires de la critique des sources. Mais d’autre part, il ne peut être question de rabaisser pour cette raison leur valeur informative et cognitive » (Schwartz, 1993 : 283). 2 La plainte de Pierre Ribéra a été jugée irrecevable par le tribunal de Montpellier. Aucune poursuite n’a donné lieu à un procès à Cuxac d’Aude. 3 Le travail de Geneviève Decrop (2003) sur les associations de victimes remet en perspective la « judiciarisation de la vie publique » que les responsables institutionnels dénoncent de manière unanime. Elle montre comment les associations réalisent un travail de médiation qui permet aux victimes, autrefois silencieuses, de s’exprimer en construisant un discours qui puisse soutenir un dialogue social et politique. De ce point de vue, l’initiative individuelle de Pierre Ribéra est originale mais la requalification de l’événement dans un registre juridique relève de ce travail de médiation. 4 Nous avons déjà en partie présenté cet informateur dans le second chapitre (Cf. 2.3. Débats et affrontements autour de la distribution des dons). L’analyse montrait l’ambivalence du regroupement associatif des sinistrés et l’engagement politique contre le maire en place. 135 experts à Narbonne. Il s’est installé à Cuxac d’Aude en 1990 en faisant construire une maison cossue sur une parcelle située en périphérie du village. En 1999, la montée des eaux a contraint toute la famille à être évacuée. Il a participé à la constitution de l’association des sinistrés dont il est devenu le premier président. Lorsque nous le rencontrons, à l’automne 2001, Laurent Martin se désengage de l’association. Il a cependant conservé de nombreux documents relatifs au problème des inondations : articles de presse sur les actions des sinistrés, bulletins de la mairie, correspondances avec les administrations. Au cours de leur consultation, Laurent Martin accorde une attention particulière aux pièces qui établissent des responsabilités. L’arrêté préfectoral, prescrivant l’élaboration d’un plan de prévention des risques en 1996, est présenté comme un « document qui vaut de l’or » car, en 1999, un tel plan n’avait pas été approuvé. L’association aurait pu porter plainte et se porter partie civile mais Laurent Martin a tenté de traduire la mobilisation suscitée par les inondations dans l’affrontement politique avec la municipalité socialiste. Le procès échappe aux tribunaux et se tient au cœur de la communauté villageoise divisée entre les opposants et les partisans de la municipalité. Devant le dossier à charge contre le maire constitué pendant plus de deux ans, Laurent Martin reconnaît s’être « pris au jeu ». La recherche des responsables guide cette quête d’explications qui prend la forme d’une enquête policière. - De la logique de l’accusation à la politique municipale Les inondations de novembre 1999 constituent une ressource politique pour l’opposition lors des élections municipales de mars 2001. L’association des sinistrés met en cause le maire Jacques Lombard et son équipe à propos de la fiabilité des systèmes d’alerte, de la distribution des dons et enfin de la diffusion des documents de prévention. Des tracts, déposés dans les boîtes aux lettres du village, dénoncent les décisions du maire sur un ton vindicatif et virulent1. L’association des sinistrés boycotte en novembre 2000 la cérémonie qui 1 Bulletin d’octobre 2000 pour le premier anniversaire de la catastrophe distribué par l’association des sinistrés : « Nous, sinistrés, nous nous foutons de votre politique politicarde. Vous êtes pour la transparence quand cela vous arrange ! Mais ne croyez pas que nous soyons dupes. Vous faîtes votre cuisine à la sauce que vous voulez, mais ce n’est pas notre préoccupation aujourd’hui. Nous vous avons demandé en décembre 1999, de placer des haut-parleurs pour prévenir de l’inondation ou utiliser ceux qui étaient autrefois utilisés pour publier au village. Nous vous avons dit que nous voulions que le contenu du dossier des risques majeurs soit appliqué pour que nous puissions être un minimum protégés et que nous voulions avoir la liste des sinistrés de la commune. Rien de tout cela n’a été fait et pourtant, ce n’était pas politique. […] Assez, si vous êtes incapable d’agir pour les sinistrés de demain, comme vous l’avez été pour les sinistrés d’hier, sachez que notre colère est grande et que vous ne pourrez pas toujours, sans impunité, tenir vos administrés dans l’ignorance et les considérer comme des imbéciles ». 136 se tient à Cuxac d’Aude un an après la catastrophe pour signifier la non-satisfaction de ses demandes (notamment, l’obtention de la liste des sinistrés de la commune et les critères d’attribution des dons). La campagne municipale a de fait déjà commencé. En janvier 2001, la liste « Le vrai changement » entre en campagne contre l’équipe sortante. Un de ses membres explique : « Il y a beaucoup de gens de l’association des sinistrés qui se sont retrouvés dans le mouvement d’opposition contre l’équipe en place du fait de tout ce qu’il leur était reproché, pour des raisons qu’il serait difficile de prouver, mais que la “tchatche” populaire dit, notamment sur le fait que le secrétaire de la mairie avait averti les élus du danger de l’inondation, sans qu’ils ne s’inquiètent vraiment ». La liste rassemble des anciens candidats de la droite cuxanaise qui s’étaient déjà présentés en 1995 et des sinistrés qui ont pris des responsabilités dans l’association mais qui ne sont pas étiquetés politiquement. Même si ce n’est pas le seul thème de campagne, les inondations sont au centre des débats comme en témoignent les journaux de campagne1. Pour l’équipe sortante, la catastrophe est un sujet « inépuisable » et « providentiel » pour l’opposition sur lequel il est difficile de faire entendre ses arguments, comme l’explique un élu de l’époque, aujourd’hui hors du jeu politique : Je crois que les inondations ont créé des enjeux de pouvoir. C’était une occasion de combler un vide politique c’est-à-dire trouver enfin un thème qui permette véritablement de mener campagne sans faire trop de promesses... C’est vrai que c’est une situation difficile pour n’importe quelle municipalité confrontée à une catastrophe, confrontée à la reconstruction, aux plaintes, tout le monde n’est pas content. On ne répond pas, donc automatiquement, une municipalité peut être fragilisée, renforcée par certains cotés mais fragilisée par d’autres. Et donc effectivement, ça a été l’occasion rêvée. […] La façon dont ça s’est fait, moi, je le vois d’un point de vue presque extérieur, il me semble que ça tend à ça, du populisme. « Nous, on n’aurait pas fait ça, c’est la faute aux autres, ils ne servent à rien, ils n’ont fait que des conneries, nous, on aurait géré les choses mieux », et demain on rase gratis ! Ça ressemblait à ça. David Dumas, ancien élu de l’équipe Gauche plurielle Une seconde liste d’opposition se constitue au cours de la campagne sous le nom d’Émergence et rassemble des candidats d’horizons divers mais appartenant ou ayant 1 Un article du journal de campagne (n°4), Le vrai changement, répond à la défense du bilan de l’équipe sortante sous le titre « Le devoir de mémoire » : « Nous avons lu dernièrement la liste d’“importantes” réalisations faites à Cuxac avant 1989. Les rédacteurs ont oublié de mentionner : la construction des quartiers nord en zone inondable (malgré le décret-loi du 2 décembre 1949) et les protestations des anciens du village ». Le second « journal de campagne » du Vrai changement consacre une pleine page aux inondations sous le titre « La vérité si je mens… ». Il y est dénoncé les fausses informations diffusées par Cuxac Info (journal de la municipalité rebaptisé par ses détracteurs « Cuxac Intox ») à propos de la distribution des dons : « L’année 2000 restera gravée dans nos mémoires comme le meilleur cru de l’injustice sociale ». Enfin, la plaquette officielle de présentation de la liste considère la sécurisation de la commune comme une priorité et place en tête du programme la question des inondations : « Le risque zéro n’existe pas ! […] L’insécurité de l’école maternelle devrait faire réfléchir. Que serait-il arrivé si l’inondation avait eu lieu un jour de classe (90 cm d’eau dans l’école) ? ». 137 appartenu à la gauche (Parti socialiste en particulier). Au premier tour des élections municipales, les deux listes d’opposition rassemblent 54% des voix et fusionnent pour le second tour. La victoire revient finalement au maire sortant avec une majorité de quatre voix. Ce résultat ne met pas un terme à la virulence de la campagne puisque la victoire par quatre voix d’avance est rapportée aux cinq victimes des inondations, comme l’explique un employé municipal : « Au départ, au premier tour, il y avait trois cents voix d’écart pour la liste d’opposition et après il y a eu quatre voix. Je ne vous dis pas à la fin quand il y a eu le dépouillement : “On a gagné de quatre voix”. Et l’autre, l’opposition, ils ont dit : “C’est les cinq morts…” Vous voyez la tension qu’il y avait. [Silence] La tension, la haine qu’il y a. Là, il suffisait de mettre une petite allumette au milieu, ça explosait ». L’opposition conteste la validité du scrutin et demande l’annulation des élections, sans succès devant le Tribunal Administratif de Montpellier, puis obtient gain de cause devant le Conseil d’État. En septembre 2002, les habitants de Cuxac d’Aude sont à nouveau appelés à élire leurs conseillers municipaux. L’ancien maire Jacques Lombard est renversé au profit de la liste d’opposition qui réunit Le vrai changement et Émergence. Louis Molveau, ancien médecin du village et radical de gauche, devient maire pour la fin du mandat. La campagne électorale s’est donc prolongée bien au-delà des échéances de mars 2001 puisque pendant le temps des recours, l’opposition forme une association politique, L’Union continue, qui distribue régulièrement un journal, La gazette cuxanaise. L’analyse des numéros parus entre mars 2001 et septembre 2002 montre que les bulletins se font l’écho de l’avancement des démarches engagées au Tribunal Administratif et au Conseil d’État, et continue d’interpeller le maire sur la gestion de la commune. Après la mise en place de la nouvelle équipe municipale, La gazette cuxanaise continue de paraître, mais Cuxac demain rédigé par l’ancienne équipe socialiste lui répond. Les échanges sont vifs de part et d’autre, recourant à des attaques personnelles à l’égard de Louis Molveau ou de Jacques Lombard et rappelant le drame de 1999 pour appuyer ou dénoncer les décisions d’aménagement ou les actions de prévention. Les soubresauts de la politique municipale cuxanaise témoignent de la virulence des affrontements qui se développent après la catastrophe. De nombreux habitants expliquent que le village est désormais « coupé en deux ». Un responsable d’une association de cyclotourisme et de randonnée explique qu’il essaie de ne pas « mélanger » la pratique sportive avec la politique : « On fait du vélo et on essaie de ne pas dérailler. Mais seulement, dans les cyclos, dans les randonneurs, il y en a qui sont partis de l’ancienne mairie, alors… [soupir et long silence]. Il y a des gens qui ont joué au rugby ensemble, qui ont fait leur 138 jeunesse ensemble, au village, et maintenant, c’est les pires ennemis ! ». Un médecin du village explique avoir vu une partie de sa clientèle disparaître après qu’il se soit rapproché de l’opposition : « Tous les anciens socialistes que je soignais depuis x années, je n’en ai plus vu aucun ». La logique de l’accusation amorcée par le drame de 1999 s’ancre dans la politique municipale en opposant « deux camps » qui correspondent politiquement aux partisans de l’ancien maire socialiste et à ses détracteurs. Les inondations constituent le point de départ d’un procès imaginaire1 entre deux groupes qui s’accusent mutuellement de maux qui relèvent plus d’une histoire longue marquée par le passage du bourg viticole en un village périurbain que de la seule catastrophe2. La dynamique de l’accusation offre un cadre d’interprétation de l’événement en réduisant les causes du drame à la culpabilité d’un responsable. L’intensité des affrontements traduit la « nécessité de faire quelque chose après une telle tragédie », comme l’expriment les habitants. Dans ce contexte, l’enquêteur est appelé à choisir son camp en préalable à la conduite d’un entretien. Maintes fois, des questions lui sont adressées de manière à sonder ce qu’il pense, au-delà de la froide et objective analyse des points de vue. Il apparaît alors difficile de rencontrer les uns et les autres tant la frontière séparant les deux camps ne peut être franchie en toute impunité. À défaut d’avoir pu enquêter de manière symétrique auprès des deux groupes, le chercheur a privilégié la rencontre des opposants à l’ancienne municipalité. L’entrée sur le terrain par l’association des sinistrés explique en partie ce choix. Par ailleurs, les accusateurs parlent plus volontiers que les accusés pour qui la seule évocation de ces attaques tend à les cautionner. La vision partielle n’est pas pour autant partiale tant notre objectif n’est pas d’accréditer l’un ou l’autre des protagonistes mais d’analyser la dynamique de l’accusation depuis la critique des défaillances de l’alerte jusqu’à l’affrontement politique au niveau municipal. 1 Sur le modèle du « procès réciproque » observé par Gérard Althabe (1993) dans un quartier où cohabitent des personnes en accession à la propriété dans des pavillons, des locataires de logements HLM et des bénéficiaires du Programme Social de Relogement. 2 Pour Cyril Bayet (2003), le mouvement de défense des riverains inondables se développe dans le cadre d’une « relation au territoire et à son histoire ».En particulier, les mobilisations se structurent autour d’un intérêt local ponctuel et sont conduites par des représentants qui assoient leur rôle d’acteur politique local. 139 3.2. La rumeur des anciens : assurer la cohésion du village en temps de crise - Le sabotage des digues par les Sallèlois Si les accusations précédentes sont majoritairement le fait des nouveaux périurbains résidant aux Écarts, la rencontre des anciens du bourg viticole révèle d’autres modalités d’interprétation de la catastrophe. La « rumeur » selon laquelle les Sallèlois sabotent les digues en amont de Cuxac de manière à provoquer la formation des brèches est systématiquement évoquée. Le niveau de l’eau à Sallèles baisse alors rapidement aux dépens des plaines de Cuxac qui s’inondent. Cette explication est souvent confiée de manière interrogative et les propos sont souvent rapportés aux dires du village : « Alors la brèche à la sortie de Sallèles, naturel ou pas naturel ? On ne va pas aborder le débat parce que ça serait trop grave… Parce qu’il s’est dit que ça avait été fait volontairement… ». Un ancien viticulteur explique s’être rendu aux points où la digue avait cédé de manière à voir ce qui s’était passé : « A Sallèles, c’est normal, ça a cassé les écluses, mais après les digues, je ne sais pas si c’est eux qui ont…, parce qu’on dit ça, mais je ne sais pas si on peut le dire ça, mais, des fois, on dit que quand ils voient qu’il fait mauvais, ils cassent. C’est vrai, ce n’est pas vrai ? Tout ça, c’est des raisonnements qui sont valables ou pas valables ». La rumeur n’est livrée à l’enquêteur qu’avec de multiples précautions tant ce qui est affirmé est redoutable d’implications et d’accusations implicites envers les Sallèlois. Le statut clandestin de ces propos conduit à une formulation ambivalente : la rumeur est à la fois dénigrée, dévalorisée, discréditée et, en même temps, est mobilisée pour expliquer la catastrophe. Elle apparaît sans autre auteur qu’un collectif indéfini. Elle est même parfois formulée à travers sa négation : « La vague était trop importante, pour que ce soit, entre parenthèses, un attentat… ». La discussion retranscrite ci-dessous correspond aux échanges entre un ancien maraîcher à la retraite, son épouse et sa fille. Ils interprètent le versement rapide des aides et des indemnités des assurances comme le signe qu’il y a eu une erreur de faite : « On vous paie de suite pour que vous la fermiez », explique le père. Le père : Si on a eu l’argent tout de suite, c’est qu’il y avait quelque chose à cacher, pour que personne n’aille chercher…, comment la crevure s’est ouverte… [Silence gêné] On dit que des personnes à Sallèles ont fait une brèche pour que Sallèles ne se noie pas ? [Rires de connivence, et soulagement des informateurs qui constatent que l’enquêteur partage la connaissance de cette rumeur.] Le père : Si cela s’est raconté, ce n’est pas impossible. Je vous dis, ça s’est passé en trente, ou en quarante, ça aurait pu se passer en 99, on n’en sait rien. 140 Parce qu’en trente, la crevure a eu lieu exactement au même endroit ? Sa fille : Voilà. Là, hein… [Silence] La mère : On ne fait que des suppositions. [Silence] Famille Lopez, habitants des Garrigots Ce rapide échange montre la dynamique de la conversation marquée par des arrêts, des silences, des suggestions. L’enquêteur formule lui-même l’hypothèse du sabotage des digues au soulagement des informateurs qui lui laissent la responsabilité de tels propos, comme le montrent les rires entendus qui marquent l’adhésion à l’explication avancée. Le père tend à confirmer la rumeur en faisant référence à ce qui se raconte au village. La fille acquiesce positivement quand sont évoquées les similitudes observées en 1999 avec les crues de 1930 et 1940. La mère enfin nuance ce qui a été dit et met un terme à la conversation qui risque de dévoiler cette explication secrète. Les personnes natives de Cuxac expliquent que cette rumeur a une longue histoire puisqu’elle est réactivée à chaque inondation. Le petit-fils du maire de Sallèles en place lors de la crue de 1940, raconte : « J’ai entendu parler de la fameuse digue qui a été creusée par un employé communal quand ça a éclaté à Cuxac à l’époque. Il avait été chargé de faire une petite rigole dans la digue pour que l’eau passe. Ça se sait maintenant ». Une institutrice de Cuxac fait référence au même événement sans établir un lien explicite avec les événements de 1999 : Les gens ont été inondés, bon, ce n’est pas la faute du maire. La chose a pété là, la voie de chemin de fer, alors ça a fait ricochet… C’est la faute à personne, c’est la faute à cette digue et c’est l’endroit où en quarante, les gens de Sallèles ont fait péter la digue. Vous ne le savez pas ça ? Si, on me l’a dit. En 1940, il y a eu…, juste avant que je naisse, il y a eu une crue ! Quelque chose… et ça montait, ça montait. Et donc Sallèles, ils sont avant nous, bien sûr. Et quand ils ont vu que c’était dangereux pour eux, ils sont venus juste en face de la maison de retraite, ils ont mis de l’explosif agricole, et ils ont fait péter la digue. Donc la digue a pété et ça a fait exactement le même coup qu’en 99. On les a retrouvés quand même malgré la guerre et ils ont fait de la taule. Marthe Couline, habitante de la périphérie du village L’ancien maire de Cuxac raconte qu’à la fin des années soixante, lors d’une crue importante, la mairie de Sallèles l’a prévenu de la possibilité d’ouvrir une digue : « On ne le dit pas explicitement, mais on laisse entendre qu’on ne peut pas laisser les gens de Sallèles crever. Il faut juste savoir où donner le coup de bêche, parce qu’il n’y a qu’un coup de bêche à donner pour faire une crevure. On peut le dire maintenant, il y a prescription ». Un viticulteur confirme d’après les dires de ses grands-parents, que le sabotage des digues est 141 systématiquement évoqué lors des inondations : « Ça s’est toujours dit. A l’époque, ils utilisaient beaucoup l’explosif agricole, alors quand ils mamaient1 trop, ils faisaient sauter une digue et hop, l’eau s’écoulait ». Enfin, un habitant des Garrigots cite un ouvrage d’histoire locale qui mentionne des sabotages de digues sur le cours de l’Aude à l’aval de Sallèles en 1352 : « On se demande si en 1999, il n’y a pas eu un forage ou un truc, je ne sais pas moi… C’est vrai qu’il y a eu une vague mais quand même, il y a peut-être eu quelque chose. Parce que, s’ils font péter la digue, ça permet aux eaux d’inonder Cuxac et Coursan, et pas Sallèles, vous comprenez ». Historiquement, le cadre de compréhension de la catastrophe semble stable. Il est constitué par la rumeur mobilisée à l’identique à chaque inondation qui affirme le sabotage des digues de l’Aude par les Sallèlois. Si cette explication est étayée par certains faits avérés par le passé, il est intéressant d’observer qu’elle est à nouveau mobilisée pour les inondations de 1999. Elle concurrence les mises en cause du maire mais relève de la même logique de l’accusation. Pour rendre compte de la différence entre ces deux argumentations, il est intéressant de les rapporter au profil sociologique de leurs auteurs et à la configuration sociale du village, à l’image de la démarche adoptée par Sylvie Fainzang pour travailler sur le poids des logiques symboliques dans la construction sociale de la maladie. Enquêtant en milieu périurbain, elle explique : « En rattachant les phénomènes d’accusation à la configuration démographique et sociologique de la commune, et en particulier aux tensions entre les groupes, on met le doigt sur les schèmes de légitimation forgés par les sujets, on s’aperçoit que les groupes accusés sont ceux que l’on considère comme les plus étrangers et comme étant les moins fondés à vivre à la Ville-du-Bois : les habitants de la commune élaborent ainsi une théorie de la responsabilité de l’Autre face à la maladie, congruente à la perception qu’ils ont de l’illégitimité de sa présence » (Fainzang, 1989 : 77). La mise en cause du maire constitue une explication causale formulée majoritairement par les habitants récemment installés au village et résidant dans les quartiers neufs des Garrigots et des Olivettes. Elle est exprimée avec passion sur le mode de la dénonciation d’un scandale et s’appuie sur des arguments juridiques et politiques qui correspondent aux registres d’action des nouveaux périurbains. Elle conduit à une division du village en « deux camps » dont les affrontements se cristallisent autour de la mairie mais s’appuient sur des clivages plus profonds entre viticulteurs et rurbains, entre « anciens » et « nouveaux ». 1 Terme utilisé par les Cuxanais natifs qui signifie prendre l’eau. 142 La rumeur, plus discrète, vise le village voisin de Sallèles et est plus fréquemment mobilisée par les natifs qui font référence à l’histoire longue des crues. L’hypothèse du sabotage des digues repose sur une connaissance du fonctionnement hydraulique de la plaine. Les anciens viticulteurs détiennent une véritable expérience du déroulement des crues et savent où donner le coup de bêche fatal. Enfin, en accusant Sallèles, la rumeur tend à renforcer la cohésion interne de la communauté villageoise de Cuxac en alimentant les rivalités entre villages voisins. Ces deux explications mettent chaque fois en scène un accusateur et un accusé – les nouveaux contre la municipalité, ou les Cuxanais contre les Sallèlois – un discours avec des registres d’action familiers pour les protagonistes – le combat politique et les poursuites juridiques pour les périurbains, le sabotage des digues pour les agriculteurs – et enfin un accusatoire adapté aux effets recherchés – le scandale qui participe à la division de la commune et le secret qui renforce la cohésion de la communauté villageoise. Au final, la coexistence de ces deux types d’explications correspond à la mutation du bourg viticole en un village périurbain. Lors des inondations de 1999, la rumeur est encore évoquée par les anciens mais les nouveaux, investis dans la bataille politique et la recherche des responsabilités juridiques, ne semblent lui accorder que peu de crédit ou la reprennent pour dénoncer un complot d’État consistant à provoquer l’inondation de Cuxac d’Aude pour protéger la ville de Narbonne. Ainsi, un habitant des Garrigots explique : Lui : Parce que la digue n’a pas cassé naturellement, c’est la main de l’homme. Ça veut dire qu’il y a eu un sabotage de la part des gens qui habitent à Sallèles ? Lui : Non, non ! Ça veut dire que les hélicoptères de l’Armée de terre, quand ils sont à Lézignan, ce n’est pas pour sauver des personnes, parce que ce n’est pas eux qui ont fait les hélitreuillages, c’est la marine. C’est facile, on pose un hélico, on fait un trait de pioche et on remonte, il n’y pas besoin de faire sauter la digue. Un trait de pioche et il faut courir. Parce que si Narbonne mange, il y a peut-être deux cents morts, je ne sais pas… Donc, on noie les Basses plaines et on protège Narbonne. Elle : Beaucoup de personnes le pensent mais personne ne le dit. On en parle entre nous… Couple Amières, habitants des Garrigots - La réaction des Sallèlois : la mise en cause de l’administration du canal Les réactions des Sallèlois répondent à la rumeur des Cuxanais les accusant du sabotage des digues en désignant un autre responsable. Un ancien responsable des services techniques de la mairie de Sallèles qualifie de « ragots » la rumeur qui circule à Cuxac. Il dénie la possibilité que de tels agissements aient eu lieu en 1930 et 1940 et explique qu’en 1999, l’opération était bien trop périlleuse à réaliser vu les quantités d’eau qui s’écoulaient. Il 143 ajoute : « Vous savez actuellement, on ferait ça, admettons qu’il y ait des victimes sur Cuxac et Coursan, on nous le reprocherait. Il faut être quand même assez intelligent. Si un tribunal reconnaît que c’est vous qui l’avez fait, c’est vous qui prenez, tout seul. Parce que maintenant, on cherche toujours à trouver un responsable. Bien qu’on ait des raisons de le faire, parce qu’on essaie de sauver nos populations, mais on met en danger les autres. Alors s’il y a des victimes, on se retourne contre nous ». Les risques d’être poursuivi sont bien trop importants pour cet employé municipal à la retraite pour tenter le sabotage d’une digue par ailleurs légitime pour lui. Une responsable de l’association des sinistrés de Sallèles reconnaît avoir étudié la question mais d’y avoir renoncé face aux difficultés techniques de l’opération : Mais c’est vrai qu’à Cuxac, il y a une rumeur qui dit que des personnes à Sallèles viendraient faire sauter… ? Oh, oui ! Ah, bah si on pouvait ! Ah ! Si on pouvait, il y a longtemps qu’elles n’existeraient plus les digues, enfin c’est surtout les digues du canal qui nous font souffrir. Bon, faire sauter les digues, ce n’est pas la peine parce qu’elles sautent toutes seules. Alors moi, j’ai étudié la question de près. Et je vous le dis, je suis chez moi. Quand il y a une inondation, quand il y a l’eau qui recouvre les digues, vous allez m’expliquer comment on peut aller faire sauter les digues… [Rires] Je ne sais pas ou alors il faut avoir les moyens. Oh, on a étudié la question ! Dîtes-vous bien qu’on l’a étudiée sur le coup de la colère… En disant si ça se reproduit, on réagira… On réagira. Bien sûr qu’on l’a étudiée. Enfin, moi personnellement, j’ai passé mes journées… mais non, c’est absolument impossible de faire sauter les digues parce que c’est sous l’eau, c’est dans l’eau. Vous voyez si on savait qu’on pouvait faire sauter la digue, oui, on la ferait sauter… Blanche de Lagarde, habitante de Sallèles L’informatrice ne cache pas l’expérience qu’elle a acquise dans l’OAS1 quand elle était en Algérie. Elle parle des explosifs et de la dynamite avec précision et explique en détail les difficultés à aller placer une charge sous l’eau. A l’image de l’employé municipal, elle adhère au principe du sabotage même si la mise en œuvre pratique reste problématique. Les digues du canal cristallisent à Sallèles d’Aude les récriminations et les accusations. Ces dernières se dressent de part et d’autre du canal, perpendiculairement à l’écoulement des eaux de crue si bien qu’elles ont pour effet, lors des grandes inondations, de retenir l’eau dans le village. En 1999, certaines maisons ont été inondées par plus de cinq mètres d’eau, les chambres du premier étage ont été complètement dévastées. Au lendemain des inondations de 1999, la reconstruction à l’identique2 des digues provoque la colère des habitants qui voient des moyens importants déployés pour remettre en état le canal, alors qu’ils sont toujours en 1 Organisation de l’Armée Secrète. Le plan ORSEC prévoit de réaliser des travaux d’urgence pour rétablir la situation d’origine. Ce principe repose sur le fait qu’en cas de crise, il est préférable de remettre en état les ouvrages et les aménagements 2 144 train de nettoyer leurs maisons. Le canal est de plus présenté comme « ne servant qu’au tourisme fluvial l’été » si bien que les habitants ont l’impression d’avoir été « sacrifiés » au profit des intérêts financiers de la compagnie d’État, Voies navigables de France, gestionnaire du canal. Une manifestation est organisée par les habitants de Sallèles avec le soutien du maire pour protester contre la poursuite des travaux de reconstruction, comme le montre l’attaque symbolique des digues à l’aide de pelles et de pioches. Quelques viticulteurs mettent en route la pelle mécanique servant aux travaux et détériorent la digue en reconstruction. Une manifestante raconte : « La plupart des gens avaient écrit ce qu’ils voulaient, alors il y avait de la banderole amusante comme “Du vin oui mais pas d’eau” puisqu’on est dans le pays du vin, jusqu’aux banderoles “Les digues de la honte”. Nous1, on avait fait des banderoles tout simplement : “Non à la reconstruction des digues”, “Pas de barrage, vous nous enfermez”, des choses comme ça ». Par la suite, sur un déversoir en béton d’une des digues du canal, des lettres tracées au rouleau à peinture indiquaient : « VNF assassin ». La responsable de l’association des sinistrés a, en grande partie, organisé la manifestation en arguant de son expérience en Algérie. Elle explique que personne ne voulait prendre cette responsabilité, tant dans un village, il est difficile pour les habitants de « sortir du lot ». Les commerçants sont peu enclins à afficher leurs engagements partisans car ils ont besoin de l’ensemble du village pour maintenir leur activité et les élus peuvent être soupçonnés de vouloir récupérer un mouvement contestataire… L’indépendance de Blanche de Lagarde liée à ses ressources financières, à ses relations en dehors du village et surtout à son statut d’étrangère et de notable, lui permet de prendre la tête de la contestation lors de la manifestation et de devenir par la suite la présidente de l’association des sinistrés de Sallèles. L’accusation de la compagnie gestionnaire du canal s’inscrit dans une longue histoire faite de tensions et de conflits entre le village et « le canal ».La présence d’un tel ouvrage au cœur de Sallèles qui compte moins de deux mille habitants et qui n’a pas connu l’explosion périurbaine de Cuxac, contraint les projets municipaux à la gestion technique et normative de l’ouvrage. Michel Marié a montré, à propos du canal de Provence, le jeu complexe qui existe entre les ingénieurs de la SCP2 et les élus locaux, l’équilibre fragile entre les possibilités précédents dont on connaît le comportement, plutôt que d’initier des travaux nouveaux qui supposent des modifications dont il est difficile d’évaluer les effets, faute de temps pour réaliser les études appropriées. 1 Les membres de l’association des sinistrés de Sallèles. 2 La Société du Canal de Provence représente pour Michel Marié le « modèle de l’Etat-entrepreneur » (1999 : 154) : « L’essence même de ce modèle d’aménagement est de “domestiquer”, dans une logique de l’économie de développement, ce qui était tantôt laissé aux caprices du temps (dans sa double acceptation météorologique et historique), tantôt aux caprices des hommes ; ce que l’on ne maîtrisait pas dans la nature mais aussi dans la 145 offertes par l’ouvrage technique et les contraintes qu’il impose aux projets locaux, la tension entre le pouvoir de l’administration qui a en charge la gestion du canal et les aspirations de la société locale. Les relations entre les ingénieurs de VNF et la municipalité ont toujours été tendues à Sallèles. À titre d’exemple, les conflits ont porté sur la possibilité d’utiliser des maisons d’éclusier désaffectées comme office de tourisme, sur le classement d’une bâtisse du XVIIIème siècle comme monument historique réclamé par la municipalité contre l’avis de VNF qui y voit des difficultés supplémentaires pour aménager et entretenir un bâtiment qui a conservé une vocation technique. Un travail plus approfondi permettrait de reconstituer l’histoire conflictuelle entre le village de Sallèles et l’administration du canal. À la suite des inondations de 1999, les habitants sinistrés se retournent contre « le canal » du fait de la présence des digues mais aussi parce que l’accusation s’inscrit dans l’histoire longue du conflit entre le village et l’administration de VNF. Les trois modalités de mise en accusation qui font office d’explications de la catastrophe doivent être resituées dans la diachronie et dans la géographie des lieux. Le passage de la rumeur traditionnelle du sabotage des digues à la poursuite du maire renvoie à la mutation sociale qu’a connue Cuxac ces trente dernières années. La réfutation des accusations des Cuxanais par les Sallèlois pour qui le canal est responsable de la catastrophe montre la variation de l’appréhension du problème dans l’espace. Pour reprendre l’analyse de Sylvie Fainzang, la dynamique de l’accusation initiée par la catastrophe s’appuie sur les tensions sociales et désigne les groupes les plus étrangers, et les moins fondés à appartenir à la société locale : la municipalité de Cuxac est rejetée par les nouveaux périurbains, le village de Sallèles est accusé par les anciens Cuxanais, enfin l’administration du canal est attaquée par les Sallèlois en raison de sa difficile intégration locale. 3.3. L’« arrangement » entre propriétaires, nouveaux arrivants et gestionnaires Les habitants mobilisent des éléments fragmentaires de l’histoire de l’urbanisation du village car l’explicitation des responsabilités se heurte aux oublis, dénis et occultations. Sa reconstitution consiste, pour nous, à porter attention de manière symétrique aux souvenirs évoqués comme aux silences conservés sur certains faits. La mémoire semble soumise à des nature humaine. Toute action d’aménagement, toute réalisation d’ouvrage apporte la “civilisation”, c’est-à-dire 146 contraintes qui changent, voire s’inversent selon les situations. L’analyse diachronique montre en effet que lors des constructions des quartiers neufs, le souvenir des inondations anciennes a été occulté alors qu’après la catastrophe, l’enquêteur se heurte aux amnésies qui minent l’histoire de l’ouverture de l’urbanisation dans les zones inondables. C’est bien la dynamique de cette mémoire collective sous contraintes qui est au cœur de l’analyse. - Une transaction foncière intéressante Les anciens Cuxanais résidant dans le vieux bourg évoquent plus volontiers l’histoire de l’extension de l’urbanisation que les habitants des nouveaux quartiers. Ils détiennent, certes, une meilleure connaissance de la période qui correspond à l’édification des Garrigots et des Olivettes. Mais, il apparaît plus facile pour eux d’évoquer cette histoire car ils n’habitent pas ces quartiers neufs. La construction des Écarts dans les années quatre-vingt est souvent abordée sous la forme d’une anecdote. Au milieu des années soixante, le maire de l’époque, Maurice Karlov, a acheté un terrain aux Garrigots pour y faire bâtir une villa isolée, à près de deux kilomètres du village, entourée de jardins maraîchers. Ce choix correspond au désir de « vivre à la campagne » et d’aménager un jardin étendu, à l’inverse des maisons regroupées le long de ruelles étroites dans le bourg. Il est aussi perçu comme un signe donné à l’ensemble de la population de Cuxac de vendre des terres agricoles peu rentables en terrains constructibles. Pour une habitante du village, le maire a alors montré le « mauvais exemple » : « Il a été un des premiers à faire construire. Et le problème, je ne vais pas dire, qu’il s’est accordé le permis de construire, mais en tout cas, il s’est fait accorder le permis, et après, ça a été difficile de refuser aux autres ». L’ouverture de l’urbanisation est donc consacrée de manière officielle par l’installation du maire de l’époque aux Garrigots. Ce choix personnel qui fait jurisprudence est une manière pour ce jeune maire qui n’est ni viticulteur, ni natif de Cuxac, de fidéliser une partie de son électorat. Un ancien adjoint du Conseil municipal se souvient des décisions prises à l’époque : « Ça a été anarchique là-bas1. Pour la bonne raison que quand ça a été fait, ça a été fait pour faire plaisir à certains maraîchers, ou à certains qui avaient des terrains sur lesquels ils voulaient construire. Disons que si on veut aller au fond des choses, le départ de tout ça, ça a été que le maire Karlov a fait sa maison. Alors, il a été mal placé ensuite pour interdire les constructions ». qu’elle tend à maîtriser les éléments naturels, et à rendre civils les comportements barbares ». 147 Les anciens propriétaires qui détenaient des terres à la garrigue reconnaissent l’opportunité qu’a représenté l’ouverture de la constructibilité en ces lieux peu prisés sur le plan agricole. Beaucoup ont profité de l’édification de ces quartiers neufs pour se débarrasser de terres qui n’étaient parfois qu’à peine cultivées et réaliser une plus-value inespérée. Un ancien viticulteur raconte comment il a vendu ses vignes de la garrigue : Moi, j’avais une vigne là-bas, je me rappelle. Et quand mon père m’apprenait à tailler, j’avais douze ans ou treize ans, le jeudi, il me prenait de l’école et il m’apprenait à tailler. Et souvent, c’est une vigne qui se situait à côté du Canalette [petit canal], le petit ruisseau, on ne pouvait même pas aller la tailler, parce que c’était toujours plein d’eau. Voilà. Et ça, c’est la nappe qui monte qui les noie, même s’il n’y a pas une inondation. S’il y a des grosses pluies, on peut compter que, eux, ils vont se noyer par le sous-sol. Alors c’est une grosse erreur ! Seulement… Moi, j’ai vendu une vigne qui valait trois fois rien, on m’en a donné vingt mille francs à l’époque ! C’est-à-dire aussi que le gouvernement, à un moment donné, a donné des primes pour l’arrachage. Moi, le premier, j’en ai profité parce que j’arrivais à la fin de ma carrière, quand j’ai eu soixante ans… Le notaire m’a fait appeler un jour en me disant : « Tu ne veux pas la vendre cette vigne ? ». C’est une vigne qui me faisait huit ou neuf hectos de vin, il fallait que je l’arrose deux fois en été, ça ne valait pas le coup avec mille deux cents mètres carrés. J’ai dit : « Je ne sais pas ». Il m’a dit : « Si tu veux, il y a un bonhomme qui cherche à acheter, il te l’achèterait vingt mille francs ». Vingt mille francs! Oh! Putain! De suite, je la vends, vingt mille francs tu ne veux pas rigoler ? Ça ne valait pas mille francs ! [Rires] Alors, je lui ai dit : « Moi, je la vends ». Il me dit : « Je lui en demande vingt et un, je vais avoir mille francs pour moi, si le gars est d’accord, c’est ok ». Et ça a été vendu et il a construit de suite. Marcel Ribro, habitant du village L’évocation du caractère inondable de la vigne à travers les souvenirs d’enfance se mêle à la remémoration de la vente du terrain à un acheteur anonyme par l’intermédiaire du notaire. Pour cet ancien conseiller municipal communiste, d’opposition dans les années soixante-dix et quatre-vingt, l’ouverture de l’urbanisation au nord du village reste, sans ambiguïté, une « erreur ». Pour autant, il a lui-même, comme de nombreux autres petits propriétaires, à l’approche de la retraite, vendu ces terres difficiles à cultiver. Il explique par la suite : « On n’avait rien oublié des inondations, on a pris l’intérêt principal. On s’est préoccupé de l’intérêt principal ». La transaction ne permet d’ailleurs pas une discussion entre le propriétaire et l’acheteur à propos des qualités du terrain ou des projets de construction de l’acquéreur. Ce dernier reste anonyme pour le viticulteur sollicité par le notaire qui ne présente que l’aspect financier de l’opération. Un maraîcher explique de même la vente de son jardin : « Pour vous donner un ordre d’idée, un jardin à l’époque, je vous parle des années 1960, 1965, un jardin, quand vous voulez l’acheter, mettons le mien, mille huit cents mètres carrés, si j’avais voulu le vendre en jardin, j’en aurais tiré deux mille francs à l’époque. En le vendant en terrain à bâtir, j’en touchais facilement deux millions de francs, d’anciens francs2. 1 Il n’y a pas eu d’organisation générale sous la forme d’un plan d’ensemble. Les terrains étaient ouverts à la construction et les villas se bâtissaient parcelle après parcelle. 2 Soit vingt mille francs. 148 Alors vous voyez la différence, le gars qui avait un petit bout de jardin qui intéressait quelqu’un, il cherchait à en tirer le maximum ». A cette période marquée par de nombreuses transactions foncières, l’appât du gain semble altérer quelque peu le souvenir des inondations. Plusieurs Cuxanais, qui habitent alors au village, expliquent que les inondations sont considérées comme appartenant définitivement au passé. L’absence de grandes crues depuis plus de quarante ans, justifie sans doute en partie la relégation des inondations dans un passé lointain. Mais cette occultation est aussi nécessaire à la bonne poursuite de l’édification des quartiers neufs. Une habitante de Cuxac se souvient : « On savait très bien que c’était inondable, ça a toujours été inondable. Seulement, à un moment donné, on a dit : “De toute façon, il ne pleuvra plus. On ne verra plus d’inondation.” Des grosses bêtises, quoi ! ». Pour les nouveaux arrivants, l’achat d’un terrain à Cuxac, à proximité de Narbonne, est intéressant en comparaison des prix élevés pratiqués à Narbonne. De plus, il est possible de faire construire tout en aménageant un grand terrain en jardin. La mention du caractère inondable des terrains figurant sur les permis de construire et les discrètes mises en gardes des anciens ne semblent pas dissuader les jeunes couples qui accèdent à la propriété en pensant réaliser une « bonne affaire ». Un habitant venu en 1989 alors qu’il avait un enfant en bas âge, représentant commercial dans la région, a l’impression de s’être fait escroquer aujourd’hui : « On a acheté le terrain, parce que c’était dans nos prix et que ça a été un coup de cœur. Mais on ne savait pas que ça pouvait être inondable, et personne ne nous l’a dit. On était les beaux pigeons qui arrivaient de l’extérieur ». La méconnaissance des lieux et l’absence d’information autre que de discrets rappels dans les documents administratifs n’alertent pas les nouveaux arrivants, comme l’explique un ancien Cuxanais : « Il y a beaucoup de gens qui ont bâti pour leur retraite et qui sont étrangers à nos régions. Ils ne connaissent pas le coin, alors si personne dans la commune ne les informe, les gens, ils y vont avec les yeux ». De même, une enquêtée native de Cuxac justifie ce silence collectif : « Vous, qui êtes natifs de votre patelin ou de je ne sais pas d’où, vous connaissez tous les inconvénients des lieux. Vous avez un truc à vendre, vous n’allez pas systématiquement raconter à celui à qui vous allez vendre, qu’il y a un inconvénient sur le terrain. Et ben, soyez logique, ça s’est passé pareil ici ». Un viticulteur montre le peu de crédit accordé aux anciens qui jouaient les Cassandre : Quand on a construit, on savait que c’était inondable ? Et bien les gens l’ont dit. Les gens ne l’ont pas cru. Si on avait une vigne aux Garrigots, on la vendait à quelqu’un qui était extérieur à Cuxac, on lui disait que c’était inondable ? 149 Non, on ne le disait pas. [rires] Non, il y avait des voisins qui le disaient, des familles, des vieux disaient : « L’eau y passe là. » Les gens n’écoutaient pas, ils bâtissaient. Maurice Lançon, habitant du village L’évocation de ces transactions s’accompagne souvent de critiques adressées à l’administration qui autorise l’ouverture de l’urbanisation, au maire de l’époque qui a encouragé les constructions ou au notaire qui n’a pas toujours mis en garde les nouveaux propriétaires des risques d’inondation. La suspicion est alors jetée sur d’éventuels « arrangements » entre le maire et le notaire, l’administration et les élus. Un habitant de Sallèles explique : « Il y avait une complicité, soit il y avait du fric sous la table ou n’importe… C’est une supposition, on ne peut pas le prouver ». Un ancien Cuxanais, ayant vendu des terrains, met en cause l’administration : « Mais à la DDE, ils sont juge et partie sur les permis de construire. Ils les instruisent et ils assurent le contrôle de légalité. Donc pourquoi ils ont accordé les permis ?! Il y a eu une combine entre les élus et le responsable de la DDE. Il y a une connivence ». Ces accusations restent furtives et ne prennent pas la même ampleur que les attaques dirigées contre le maire en place en 1999. L’évocation partielle de l’histoire des constructions dessine une transaction entre des petits propriétaires souhaitant se débarrasser de terres incultes, et des jeunes ménages souhaitant accéder à la propriété avec des moyens très modestes. Ce « genre de commerce » – pour reprendre l’expression d’un viticulteur – est autorisé par l’administration, voire encouragé par le maire et le notaire. La discrétion à l’égard de cet arrangement résulte sans doute, du partage des responsabilités entre les trois personnages impliqués dans la transaction. Les petits propriétaires ont vendu des terrains qu’ils savaient inondables. Les jeunes arrivants ont spéculé sur le risque d’inondation en achetant des terrains bon marché. Enfin, les gestionnaires ont permis ce marché sans faire de publicité sur les dangers des crues de l’Aude. Après la catastrophe de 1999, aucun de ces trois personnages ne semble volontaire pour raconter, se souvenir, voire justifier les choix arrêtés alors. Les entretiens ont donné lieu à des amnésies ou à des lapsus répétés. Ainsi, le maire Maurice Karlov évoque de manière critique l’attitude du notaire de l’époque en ajoutant « paix à ses cendres » alors que ce dernier n’est pas décédé. De même, un responsable de la DDE en poste depuis plus d’une vingtaine d’années, rejette la faute sur le maire Maurice Karlov en ajoutant : « Cela dit, le pauvre Karlov est mort d’une crise cardiaque, paix à son âme. Mais bon, vous aurez du mal à le rencontrer ». La mémoire sélectionne ici les faits, voire anticipe certains événements, de manière à occulter certains éléments ou certaines personnes dont le rappel vient contrarier la cohérence du récit reconstruit a posteriori. Ainsi, les trois 150 personnes (le maire, le notaire, et un responsable de la DDE) qui ont autorisé l’urbanisation au nord de Cuxac, enterrent symboliquement les protagonistes de cette entente supposée qui apparaît coupable après la catastrophe. - Le pacte du silence entre les initiés Pour les maraîchers ou les viticulteurs qui ont transmis des terrains à leurs enfants pour qu’ils s’y installent, les contraintes morales qui pèsent sur l’histoire de l’urbanisation des Écarts sont telles qu’elle en est presque indicible. Un ancien conseiller municipal, qui a approuvé l’ouverture de l’urbanisation, a cédé son jardin maraîcher à sa fille pour qu’elle construise une maison. Au cours de l’entretien, il met brutalement fin à l’évocation de cet épisode : « Moi-même, j’avais un terrain que j’ai vendu, enfin que j’ai vendu, c’est ma fille qui y habite, elle a eu un mètre soixante alors n’en parlons pas. Que je n’avais jamais eu d’eau ! ». En 1999, sa fille s’est réfugiée plusieurs heures durant sur le toit avec son mari et ses deux enfants, en attendant d’être hélitreuillée. Ce souvenir fait de la transmission généreuse du terrain à sa fille, un acte lourd de responsabilité, voire de culpabilité. La famille Lopez, d’origine espagnole, s’est installée au début du siècle aux Garrigots pour le maraîchage. Léon Lopez a travaillé les jardins familiaux que son grand-père avait aménagés en arrivant d’Espagne et que son père, métayer, a agrandi grâce au fermage de deux campagnes. Il est maintenant retraité et habite la maison que son père a construite après la grande inondation de 1940. La surélévation de cette dernière l’a préservée des inondations en 1999. En 1985, au moment de sa retraite, il transmet un jardin à sa fille pour qu’elle puisse faire construire. Il est bien question de la hauteur du vide sanitaire à aménager pour se protéger des inondations, comme l’explique la mère : « Ma fille, elle le savait mais comme elle n’avait pas trop de…, ils n’avaient pas trop d’argent… Donc, ils ont fait un vide sanitaire mais pas assez haut ». En 1999, l’eau atteint près de quatre-vingts centimètres à l’intérieur de la maison. Le malaise est perceptible lors de l’entretien qui réunit les parents et leur fille silencieuse : Et après, les gens qui se sont installés dans les années quatre-vingt qui n’étaient pas du coin, peut-être qu’ils ont vu inscrit « zone inondable » sur leur permis mais est-ce que c’est pour ça qu’ils ont fait attention à ce danger ? Le père : Non, non, ils n’ont pas prêté attention sur la chose… Même ma fille, sur son permis, il y a zone inondable… La mère : Il y a des gens, ils nous l’ont demandé, on leur a dit que non. Le père : Quand il a construit mon voisin, il a dit : « Est-ce que ça s’inonde ici ? ». Mon père, lui a dit : « Il n’y a qu’en 1940 qu’il y a eu trente centimètres d’eau mais vous surélevez de trente ou quarante 151 centimètres et ça passe ». Voilà, si mon père avait été encore là, le voisin aurait dit : « Monsieur Lopez, il m’a monté un coup ! ». Vous voyez comme des fois, en voulant donner un conseil et… [Silence] C’est compliqué d’avoir laissé construire ici et qu’il y ait une catastrophe après… ? Sa fille : Oui… [Silence] Famille Lopez, habitants des Garrigots L’attitude embarrassée des parents vis-à-vis de leur fille est similaire aux reproches des voisins à qui ils ont vendu des terrains en leur assurant la possibilité de construire à condition d’aménager un vide sanitaire. Cette précaution ne s’est pas révélée suffisante face à l’ampleur de la catastrophe de 1999. Léon Lopez condamne, en l’absence de sa fille, les autres propriétaires qui jettent la pierre au maire de l’époque qui a autorisé les constructions : « Alors, il y a des gens, ils me disent, ils [l’équipe municipale] n’auraient pas dû faire ça, ils auraient dû faire construire autrement, sur le Pech [la colline] ou regrouper les maisons… [Soupir] Il y a beaucoup de “on dit”. Moi, il y a un gars qui m’a dit, franchement, je vais vous le dire : “Le maire, c’est un con, il n’aurait jamais dû donner l’autorisation de construire”. Ben, je lui ai dit : “Ton fils n’aurait pas construit”. Il m’a regardé et puis c’est tout. Alors vous voyez, moi, ça, je ne le supporte pas. Ton fils a construit alors ne critique pas ! C’est comme si moi, je critiquais qu’il n’aurait jamais dû…, et ma fille a construit [Silence] ». Le silence est de mise pour celui qui, en profitant de l’opportunité offerte par le maire Maurice Karlov, a cautionné implicitement l’urbanisation en zone inondable. Le commun intérêt à se taire conduit à un pacte tacite entre les propriétaires des garrigues de ne pas divulguer cette histoire devenue un secret. - Réseaux politiques et franc-maçonnerie : la mise en intrigue du territoire La logique de l’accusation vise parfois des réseaux invisibles, des organisations secrètes, des personnes puissantes « qui tirent les ficelles ». Les références au Parti socialiste audois, à la franc-maçonnerie ou à l’ancien maire, Maurice Karlov, montrent à l’enquêteur que la véritable explication est cachée et secrète, ou du moins qu’elle reste hors de la portée de son enquête. La mise en énigme de la catastrophe correspond, d’une part, à la difficulté de comprendre un événement à ce point extra-ordinaire qu’il ne saurait se réduire aux représentations ordinaires. Le fantasme de forces secrètes repousse les causes de la catastrophe dans un domaine inaccessible. L’intrigue construite par les habitants constitue, d’autre part, une stratégie de défense face aux questions de l’enquêteur à qui l’on refuse l’ambition de « tout savoir ». Ce dernier reste un étranger, et à ce titre, doit continuer d’ignorer l’essentiel. 152 À la fin des entretiens alors que le magnétophone a été coupé et que les explications précédentes ont été exposées en détail, certains habitants évoquent les figures fantomatiques des « réseaux », du « système », de la « politique », de la « mafia », des « complots » ou encore des « sectes », pour apporter l’explication décisive qui repose sur le dévoilement de pouvoirs secrets ancrés sur ce territoire. Un couple venu s’installer à la fin des années quatrevingt-dix explique à la toute fin de l’entretien, après plus de quatre heures de discussion : Lui : Et maintenant, je vais quand même vous donner une solution sur le fait que rien n’ait été fait jusqu’à présent. Elle : Une solution ? Lui : Non, ce n’est pas une solution, c’est une explication. Elle vaut ce qu’elle vaut mais apparemment beaucoup de gens la prennent pour valable. C’est que nous sommes dans un monde viticole, dans un pays viticole avec des viticulteurs, chaque fois qu’il y a une inondation, il y a du limon qui est un engrais gratuit pour quelques années et qui permet des récoltes phénoménales. Oui. Le limon, le limon de rivière, c’est un engrais fabuleux. Et là, on est entré dans des coutumes ancestrales et on est toujours dans ces coutumes-là. Et il y a de moins en moins de viticulteurs parce que là où on est, avant c’était une vigne, mais ça ne fait rien, on est encore là-dedans. Couple Martin, habitants de la périphérie du village Pour les périurbains, l’explication véritable résulte des « coutumes ancestrales » viticoles qui remonteraient à l’origine du village et dont il apparaît difficile de se défaire aujourd’hui. Le bénéfice des petites inondations qui déposent dans les vignes du limon empêcherait les projets de protection d’avancer au risque de menacer les intérêts des viticulteurs. D’autres habitants font référence à la franc-maçonnerie qui serait particulièrement implantée dans le narbonnais. La transaction passée entre petits propriétaires et nouveaux arrivants sous la bienveillance des autorités s’expliquerait par la commune appartenance des responsables de l’administration, des élus et des propriétaires à une loge franc-maçonne. Les soubresauts de la politique municipale sont fréquemment décryptés par les habitants au regard des appartenances maçonniques. À la fin d’un l’entretien conduit avec deux anciens Cuxanais après que le Conseil d’État a annulé les élections municipales de 2001, l’un deux envisage sa candidature alors que son interlocuteur lui recommande d’entrer dans la franc-maçonnerie pour parvenir à ses fins. La conversation quelque peu insolite résulte de l’évocation de cette force secrète et agissante, présentée comme déterminante et en même temps dont on ne peut rien dire : Ça veut dire que quand vous menez un combat contre la mairie en place, c’est un combat plus gros, ce n’est pas juste la mairie… ? R.R. : Oh! Oui. C’est très important. On en parlait… On ne peut pas vous dire tout ce qu’il y a derrière. A.L. : Il y a toute une mafia et c’est pour ça que ça va être très dur. 153 R.R. : Il n’y a pas que le parti... A.L. : On peut le dire, il y a la franc-maçonnerie. Ici, ce n’est pas évident, si on arrive à les faire sauter, ce sera dur. Ça veut dire qu’elle est présente dans le milieu politique, économique, institutionnel… ? A.L. : Ah! Oui. Partout. (…) Il y a cinq ans, vous m’auriez dit ça, je vous disais, vous êtes jobard ! Vous voyez des francs-maçons partout mais le problème c’est que c’est vrai. R.R. : Et oui, pardi! Moi, il y a trente ans que je les côtoie. Trente-cinq, trente-sept ans. Enfin, moi, je ne sais pas, il y a des choses qui me paraissent invraisemblables et ils sont vachement puissants les mecs. Alors, il ne faut pas avoir de complexe, il ne faut pas avoir peur quand même parce que si tu as peur de tout, où on va ?! Ça veut dire qu’un franc-maçon ne pourrait jamais être dans l’Union Continue [Association d’opposition à la mairie] ? Les deux : Si ! R.R. : On en a. A.L. : Il y en a qui se sont infiltrés. Mais ils jouent un double jeu ? A.L. : On n’en sait rien. R.R. : On les connaît. A.L. : Progressivement, quand on s’intéresse, on arrive à le savoir mais au début, tu ne le sais pas. Mais enfin, on en arrive à un point où il te faut te méfier de tout. R.R. : On ne peut pas tout dire… A.L. : C’est quand même quelque chose, il faut le vivre pour le croire ! Moi, jamais, je n’aurais pensé ça. Que tu aies une infiltration comme ça. Il me dit, si tu veux être maire, il te faut être franc-maçon, on me le dit ! R.R. : Ah! Oui. Et on vient vous voir pour vous proposer ? A.L. : Non, mais je les envoie paître. R.R. : Mais tu ne le sentiras pas. A.L. : Je ne vois pas l’intérêt d’entrer à la franc-maçonnerie, je n’en ai rien à foutre. C’est le peuple qui vote, ce ne sont pas les francs-maçons. Si on me veut comme maire… R.R. : Ce n’est pas du point de vue du vote. A.L. : Alors pourquoi il faut que j’y entre ? R.R. : Parce que, bon… [Silence] Alain Lameau et Roger Rufis La franc-maçonnerie apparaît comme une organisation mystérieuse, à la fois invisible et omniprésente, silencieuse et puissante, dont les membres acquièrent une identité double. La conversation entre ces deux anciens Cuxanais devient progressivement une invitation à entrer dans la franc-maçonnerie pour faciliter l’accession aux responsabilités municipales. Mais, là encore, le processus d’adhésion reste mystérieux : imperceptible et indolore : « Ça ne fait pas mal ! » explique, hors enregistrement, l’un des interlocuteurs. Le but n’est pas ici d’accréditer 154 ou non la puissance de ces réseaux mais de restituer l’atmosphère secrète qui entoure l’évocation des explications de la catastrophe. Ce contexte singulier a marqué les conditions d’enquête comme en témoignent les craintes et les suspicions qu’ont provoquées les sollicitations de l’enquêteur. Ainsi, un habitant engagé aux côtés de l’opposition municipale en 2001 reconnaît avoir fait une recherche, à partir d’Internet, sur l’enquêteur parce qu’il redoutait que ce dernier ne soit envoyé par les francs-maçons pour « l’approcher » ou ne soit un « espion pour le compte des socialistes ». Les demandes d’entretien sont parfois perçues comme ayant pour objet de sonder le soutien ou la défiance des familles au maire. Enfin, au cours même des entretiens, lorsque la conversation tourne à la confidence, la crainte s’empare parfois des enquêtés qui redoutent d’en avoir trop dit, comme en témoigne cette ancienne Cuxanaise à la fin d’un long entretien : « Il va cafter après. On va lui kidnapper sa cassette parce qu’on ne peut pas le laisser raconter tout ça. On a dévié des inondations, c’est ce qu’il voulait, nous faire dévier ». Un habitant se représente la démarche de l’enquêteur : « C’est très intéressant ce que vous faites, vous allez écouter tout le monde, et puis, après, vous regardez qui dit la vérité et qui dit des mensonges. Vous entrez chez les gens en étant, soi-disant, neutre et puis, vous écoutez ce qu’ils disent ». Ces réactions montrent que l’interprétation de la catastrophe conduit à de multiples glissements dans la discussion car elle mobilise des éléments étrangers à la seule question des inondations. Les explications reposent pour une grande part sur la mise en accusation qui exprime le rapport aux autres et révèle les tensions entre groupes1. L’enquêteur est pris à parti dans ce procès collectif qui désigne les coupables du drame de 1999. Dès lors, les habitants opposent à ce dernier la méfiance, le soupçon et la mise à l’épreuve qui accompagnent la dynamique de la dénonciation. La mobilisation de tels stratagèmes vise sans doute aussi l’enquêteur lui-même à qui l’on signifie son statut d’étranger à travers l’entretien de son ignorance des « vraies » causes de la catastrophe. Faire référence à la fin de longues conversations, qui semblent avoir épuisé le sujet, aux réseaux politiques souterrains, aux pouvoirs occultes de la franc-maçonnerie ou à l’influence ancestrale du milieu viticole, revient à relativiser tout ce qui a été dit auparavant 1 Sylvie Fainzang explique que « le discours sur la maladie fonctionne comme une grille de lecture des relations conflictuelles entre individus et entre groupes » (Fainzang, 1994 : 164). Dès lors, « une conception large de la catégorie maladie, oublieuse de la restriction que lui impose la pensée biomédicale et attentive aux contenus que les sujets lui donnent, ne peut s’accorder qu’avec une méthodologie qui s’attache à embrasser l’objet de manière également large, en incluant toutes ses ramifications avec les autres aspects de la vie sociale » (id. : 165). Concernant la catastrophe, l’objet de recherche ne doit pas se restreindre aux frontières de l’événement, définies par les gestionnaires ou les médias, et intègre les multiples univers sociaux désignés par les mises en accusation. 155 en laissant le dernier mot à l’intrigue et à l’énigme1. Lors d’une discussion avec un ancien adjoint de Cuxac, la question du rôle de la franc-maçonnerie est abordée : A de nombreuses reprises à Cuxac, on m’a dit, si vous voulez comprendre quelque chose, il faut être conscient qu’il y a des réseaux francs-maçons derrière etc. [il marque son étonnement] C’est toujours un peu un espèce de secret qu’on dit sans rien dire, est-ce que c’est… structurant, est-ce que ça peut situer des choses ? Ça ne peut pas expliquer plus de choses que ce qu’on explique d’habitude de choses en France par rapport à ça. Qu’est-ce qu’on veut expliquer avec la franc-maçonnerie ? Le maire Jacquart est un francmaçon, bon… et alors ? L’ancien maire de Narbonne était franc-maçon lui aussi, ce n’était pas la même obédience. Les francs-maçons ont du pouvoir. Oui, très certainement. De moins en moins à mon avis mais bon… Mais après le reste, c’est garder du mystère… Dans quel but, je n’en sais rien… Moi, je ne suis pas franc-maçon, je ne peux pas trop vous répondre. Je pense que ça fait partie de tout un tas d’artifices, franc-maçonnerie, c’est quelque chose qu’on met volontiers en avant mais quand il s’agit d’expliquer les choses… Moi, je crois davantage à l’évolution des choses réellement, à l’explication rationnelle. David Dumas, ancien élu du Conseil municipal L’« artifice » de la franc-maçonnerie tend à « garder du mystère » pour ce professeur d’histoire qui préfère « l’explication rationnelle » et l’analyse historique de « l’évolution des choses ». Mais l’intérêt pour l’analyse ne réside pas tant dans la confrontation entre des explications rationnelles et des arguments magico-religieux. Le matériau montre la part irréductible de mystère qui est imposé à l’enquêteur et aux habitants pour qui la logique de l’accusation permet de désigner des forces invisibles, réelles ou fantasmées, inscrites dans les représentations du territoire. L’entretien du mystère permet à l’accusation de toujours se régénérer pour désigner de nouveaux responsables en fonction de la situation sociale du village. Conclusion Les propos des sinistrés montrent le recours à la logique de l’accusation pour expliquer la catastrophe. Les divers responsables désignés dépendent des multiples appartenances sociales des accusateurs. Ces discours explicatifs répondent à la question du sens tout en s’inscrivant dans les conflits et les tensions entre groupes sociaux. La logique de l’accusation articule la nécessité de disposer d’une explication (c’est la faute de…) et de faire 1 Le « coup du sens caché » est pour Jean-Pierre Olivier de Sardan une des figures de la surinterpétation en anthropologie. Ce travers pour les chercheurs semble avoir pour écho une tentation forte chez les sinistrés d’invoquer une réalité cachée qui suffit à fonder l’argumentation, sans craindre de démentis issus de données quelconques (Olivier de Sardan, 1996 : 51). 156 quelque chose (accuser). Elle offre un cadre de compréhension au sein duquel « se jouent simultanément l’épreuve de force et la preuve du sens » (Augé, 1978 : 154)1. Les modèles explicatifs du malheur ou de la maladie proposés respectivement par Mary Douglas ou Sylvie Fainzang articulent chaque fois l’énoncé de l’accusation et la spécificité de la société étudiée. Le modèle de Mary Douglas repose sur trois types d’explication. Le premier est de type moraliste et tend à rejeter le blâme sur la victime en mettant en jeu l’offense des ancêtres, la transgression d’un tabou ou le viol d’une loi. Pour éviter une pareille infortune, le reste de la communauté est appelé à se conformer à l’ordre établi et à respecter les lois. Le second consiste à attribuer la responsabilité du mal aux actions d’adversaires individuels : « la morale de cette explication, c’est que, pour survivre, il faut être plus malin que ses rivaux. […] Pour autant, les responsables ne sont pas vraiment condamnés moralement quand les regards se portent vers eux, car, bien que la mort de leur victime soit nécessairement politisée, cette explication n’a pas de teinte morale : tout le monde est censé en faire autant » (Douglas, 2001 : 193). Enfin, la dernière explication tend à accuser un ennemi extérieur et à lui infliger une punition collective pour obtenir compensation. Mary Douglas relie ces trois modalités en expliquant : « Plus la solidarité d’une communauté est forte, plus elle aura tendance à interpréter les désastres naturels comme le signe d’un comportement répréhensible. La mort et la plupart des maladies y permettront de définir les cibles des accusations possibles. La définition du danger y répondra au souci de protéger le bien public et la logique de l’accusation ne sera qu’un sous-produit des dispositifs destinés à convaincre les membres de la communauté d’y contribuer » (id. : 194). Sylvie Fainzang propose quatre modèles d’explication de la maladie. L’autoaccusation fait de la maladie une sanction : « l’événement est alors lié à la notion d’observance de codes (tels que se surveiller, se contrôler, se modérer), interprétation dont on voit clairement l’intérêt social et politique puisqu’il y va de la nécessité de responsabiliser, voire de culpabiliser l’individu » (Fainzang, 1989 : 71). La mise en accusation de l’Autre proche ou familier renvoie à des relations conflictuelles au sein du groupe familial ou du voisinage immédiat. La mise en cause de l’Autre éloigné ou étranger suit la logique du soupçon, en vertu de laquelle, ceux qui sont les plus susceptibles de produire ou d’apporter le 1 Marc Augé pose dans cet article la question épistémologique plus large de l’articulation de la dimension symbolique avec les structures sociales, du « possible » et du « pensable », ou encore, comme il intitule l’article, de « l’alternative sens – fonction ». L’articulation des deux visages de l’accusation montre qu’elle concile, plus qu’elle ne distingue, le sens et la fonction. 157 mal sont les plus étrangers1. Enfin, la mise en accusation de la « société » relève d’un procès imaginaire au sein duquel le « système », le « monde d’aujourd’hui » ou la « société moderne » sont promus au rang de sujet coupable. Ce quatrième type d’accusation résulte du rapport critique de l’individu à la société. Pour Sylvie Fainzang, ces quatre modèles disent le rapport qui se noue entre individu et société dans des contextes sociaux, historiques, culturels hétérogènes : « Tandis que les modèles 1 et 2, prédominants dans les sociétés lignagères, visent à expliquer la maladie par référence à la conduite du malade ou d’un proche, le modèle 4 l’explique par référence à la nature de la société occidentale. Dans le premier cas, la responsabilisation de l’individu vise à assurer la permanence de son obéissance aux codes ; dans le second, la responsabilisation de la société exprime le désir (de l’énonciateur de l’accusation) de son changement » (id. : 93). Ces deux typologies relatives au malheur et à la maladie se complètent. Depuis l’explication moraliste à la mobilisation collective contre un ennemi extérieur, Mary Douglas voit la plus forte solidarité d’une communauté. Sylvie Fainzang distingue, quant à elle, les sociétés lignagères où les accusations visent à conserver les codes et les normes sociales qui ont été reçues en héritage, de la société moderne dans laquelle à travers la maladie, s’exprime le rapport critique de l’individu à la société. Les modèles sont présentés ici, non pas pour être éprouvés à l’aune de l’enquête menée à Cuxac d’Aude, mais parce qu’ils proposent des analyses qui font écho au matériau traité dans ce chapitre. En effet, la rumeur du sabotage des digues par les Sallèlois s’inscrit, dans le modèle de Mary Douglas, comme l’expression d’une solidarité forte de la communauté villageoise. De même, la virulence ancienne des Sallèlois à l’égard de l’administration du canal affirme l’unité du village. À l’inverse, les poursuites judiciaires, les combats politiques ou la mise en énigme du territoire correspondent, comme l’explique Sylvie Fainzang, à la mise en accusation de la société ou d’un système qui exprime le désir de changement partagé par les périurbains, marginalisés dans l’ancien bourg viticole. Enfin l’autoaccusation ou l’explication de type moraliste apparaît chez les sinistrés de manière discrète, sur le mode de la confidence et du dévoilement d’une histoire secrète. La transaction entre les propriétaires, les nouveaux arrivants et les gestionnaires marque la transgression des règles de prudence face aux crues, au profit d’intérêts économiques et financiers. 1 Sylvie Fainzang explique : « Les mises en accusation par Ego de l’Autre étranger (au groupe familial, ou au réseau de relations habituelles du malade) s’élaborent en fonction de la place que l’un et l’autre occupent dans l’ensemble du tissu social, et des relations qui prévalent entre les groupes auxquels ils appartiennent » (id. : 76). 158 La démarche a été conduite de manière similaire auprès des gestionnaires et techniciens en charge de la question des inondations à Cuxac d’Aude. Les propos des sinistrés montrent en effet, qu’à l’instar des représentations de la maladie qui dépassent de beaucoup la vision organiciste1, les explications de la catastrophe ne sauraient se réduire aux données techniques du phénomène. Qu’en est-il alors chez les gestionnaires confrontés à la catastrophe ? Comment répondent-ils à la nécessité d’expliquer les inondations dont le caractère dramatique ébranle en partie l’autorité du discours technique et réglementaire ? Le recueil des explications profanes ne tend pas à ajouter au savoir des gestionnaires des facteurs sociaux ou psychologiques qui auraient été oubliés par ces derniers, mais repose sur l’hypothèse que la logique de l’accusation est une ressource essentielle de l’explication, chez les sinistrés comme chez les techniciens. 1 Marc Augé et Claudine Herzlich expliquent qu’aujourd’hui, la médecine est insatisfaite de la clôture de son système conceptuel (modèle causal simple): « Quant à la pensée “profane”, la représentation de la maladie comme “mal social” dépasse de beaucoup une tentative de recensement exhaustif de la causalité. Lorsque nous parlons de la maladie comme produite par la société, nous n’entendons pas seulement ajouter à son modèle étiologique des facteurs sociaux ou psychologiques qui seraient oubliés par l’approche organiciste. A travers cette mise en cause, nous exprimons bien plus largement la crise du sens de la société actuelle. La santé, la maladie, le corps y sont traités comme des objets métaphoriques, supports et cristallisation des interrogations les plus aiguës envers l’évolution sociale » (Augé, Herzlich, 2000 : 27). 159 160 Chapitre 4. Les gestionnaires face à la catastrophe A la différence des risques technologiques liés au développement technoscientifique, la connaissance des phénomènes de crues repose en grande partie sur un savoir empirique constitué par les relevés historiques des inondations. Si, aujourd’hui, les moyens informatiques permettent de modéliser le déroulement d’une crue et de réaliser des documents graphiques plus perfectionnés, l’expertise reste cantonnée aux données mesurées sur le terrain. Les techniciens parlent plus volontiers de prévention des crues, en référence aux anciennes inondations, plutôt que de prévisions qui tendraient à anticiper une montée des eaux sur un cours d’eau en fonction des données météorologiques. La connaissance des gestionnaires est du même ordre que celle détenue par les habitants qui gardent en mémoire les zones touchées par les crues anciennes. La catastrophe de 1999 ne provoque pas de débat contradictoire entre experts, gestionnaires et populations riveraines, tant la proximité du drame écarte les incertitudes sur le danger des crues et marque matériellement l’ampleur du phénomène. Enfin, l’identification des experts reste une question difficile sur le terrain. Les entretiens montrent que certains élus jouent avec de multiples appartenances : habitant, représentant politique et expert technique. Des responsables associatifs assoient leur légitimité en arguant de leur installation au village et de leur compétence acquise au prix de recherches personnelles. A l’inverse, certains gestionnaires reconnaissent leur faible connaissance du territoire faute de pouvoir « aller sur le terrain » et demandent en retour des informations à l’enquêteur. A la différence des travaux portant sur le risque, où l’incertitude et le rapport au savoir sont au cœur des spéculations sur l’anticipation de l’accident, la catastrophe réclame a posteriori une explication qui tend à donner sens à l’événement. La distinction entre experts et profanes perd enfin de sa pertinence dans la mesure où la catastrophe signe la faillite partielle du discours technoscientifique. Les gestionnaires élaborent des interprétations qui ne se cantonnent pas à leurs seuls compétences techniques ou rôles institutionnels. Les deux mondes des gestionnaires et des riverains sont justiciables d’une commune démarche ethnographique1 qui s’intéresse à la construction d’explications, c’est-à-dire à l’étude de la croyance et du jugement. 1 L’enquête a consisté à rencontrer l’ensemble du personnel de la DDE impliqué dans la gestion des crues à Cuxac d’Aude, en cheminant au sein de la hiérarchie de cette administration locale, depuis les instructeurs de 161 L’enquêteur est souvent perçu par les techniciens comme un « expert de la population ». Au début des entretiens, il est questionné sur son travail, sa démarche, le type d’enquête, la constitution de « l’échantillon représentatif », la conduite d’« entretiens directifs » ou « semi directifs ». Un responsable de la DDE évoque la nécessité de trouver un bouc émissaire à la suite d’une catastrophe et fait allusion aux travaux visant à recueillir « la mémoire des anciens », avant de conclure : « Je connais votre jargon ». Un ingénieur s’inquiète de l’investissement sur la seule population : « Pour l’instant, vous vous êtes uniquement basé sur la version de la population… ? ». Ce préalable tend à donner des gages formels du sérieux et de la confiance que l’on peut accorder à l’enquêteur. Il correspond aussi à la confrontation des techniciens à une autre forme d’expertise dont il s’agit d’évaluer les frontières et le champ d’investigation. L’identité de chercheur en sciences sociales est parfois suspecte dans l’univers technique et administratif. L’enquêteur a pu jouer de plusieurs appartenances en rappelant sa première formation dans l’École nationale des travaux publics de l’État qui le rattache à la même administration que les informateurs et lui confère la position hiérarchique d’ingénieur. Le fait d’« être de la maison »1 suscite des conversations dans lesquelles le discours technique est peu présent, au profit de la recherche des causes de la catastrophe. Un ingénieur témoigne à la fin de l’entretien de son envie de comprendre : « Comment l’État a laissé urbaniser cette section-là, l’État ou la mairie… ? Moi aussi, ça m’intéresserait de le savoir ». permis de construire jusqu’aux ingénieurs chefs de service. Les interlocuteurs peuvent être qualifiés de gestionnaires dans la mesure où leur rôle consiste à faire appliquer la politique de prévention des risques sur le territoire cuxanais. La rencontre d’ingénieurs du CETE (Centre d’études Techniques de l’Équipement) a permis de réaliser des entretiens auprès des techniciens chargés de réaliser les études sur les inondations des Basses plaines de l’Aude. Les architectes ou les géomètres qui ont participé à l’extension de l’urbanisation de Cuxac rendent compte des modalités pratiques de réalisation des projets arrêtés par la municipalité. Enfin, les responsables des services traitant les questions hydrauliques et d’aménagement dans les collectivités locales ont été rencontrés et se rangent aux côtés des gestionnaires. Dans le texte qui suit, les gestionnaires désignent de manière générique l’ensemble de ces acteurs. Quand l’analyse le réclame, on parle de techniciens pour désigner plus précisément ceux qui produisent des études et élaborent le savoir technique. 1 En tant qu’ingénieur TPE, les échanges avec le personnel de la DDE étaient facilités dans les services d’aménagement, d’hydraulique et d’urbanisme. Le tutoiement est de mise entre ingénieurs et les propos sont « libres » comme le rappelle un responsable pour qui, « tout ça, c’est entre nous, tout est off ». Pour ces gestionnaires, il ne s’agit pas de se réfugier dans un discours institutionnel mais d’expliquer à un jeune collègue « comment ça se passe vraiment ». Certaines mises à l’épreuve tendent à montrer à l’enquêteur qu’il est d’abord un ingénieur et que ses questions qui tendent à faire expliciter le vocable indigène sont mal venues : « Le risque inondation, souvent ça se traduit par du tuyau, on fait du tuyau, ça marche pendant dix ans. Et après ça ne marche plus. Il y a une confusion souvent dans l’esprit des élus et ça se comprend d’ailleurs, à croire que faire du tuyau, ça suffit. Mais ça veut dire quoi faire du tuyau ? Vous êtes de l’ENTPE mais ils vous apprennent quoi à l’ENTPE !! [éclat de rire] Vous faites des sciences sociales ! Ça devient difficile là ! [Il siffle] Oh ! les mecs ! Eh oui ! Le tuyau, c’est l’assainissement pluvial, ça faisait partie des formations de base ! ». La proximité avec le monde gestionnaire permet certes de dépasser les discours formels mais contraint la relation d’enquête. 162 Le choix délibéré de placer les riverains et les gestionnaires sur le même plan de l’analyse relève enfin d’un positionnement théorique qui repose sur le comparatisme tel qu’il est défini par Olivier de Sardan (1995 : 93) : « La triangulation complexe entend faire varier les informateurs en fonction de leur rapport au problème traité. Elle veut croiser les points de vue dont elle pense que la différence fait sens. Il ne s’agit donc plus de “recouper” ou de “vérifier” des informations pour arriver à une “version véridique”, mais bien de rechercher des discours contrastés, de faire de l’hétérogénéité des propos un objet d’étude, de s’appuyer sur les variations plutôt que de vouloir les gommer ou les aplatir, en un mot de bâtir une stratégie de recherche sur la quête de différences significatives ». L’enquête conduite auprès des gestionnaires ne répond pas à une quête d’explications plus crédibles ou plus légitimes mais confronte les modalités de production des interprétations de la catastrophe chez des informateurs qui n’entretiennent pas le même rapport au drame. La démarche comparative suivie ici est analogue à celle, suivie par Sylvie Fainzang qui, travaillant sur les discours et les pratiques associées à la maladie, met en regard des terrains africain et métropolitain. Elle explique : « Dans le contexte d’une anthropologie de la maladie, l’idée de démarche comparative n’implique pas de devoir porter son attention exclusivement sur les pratiques et les croyances dites “populaires”, ou bien “magiques” ou encore “sorcellaires”, avec lesquelles on imagine pouvoir facilement les comparer. Les phénomènes les plus contemporains de la vie moderne urbaine ont la même dignité et la même légitimité pour l’étude ethnologique. Sur ce terrain d’Ile-de-France, j’ai d’ailleurs résolu de traiter de manière équivalente les discours de type magico-religieux et les discours de type rationnel dans la mesure où les uns et les autres obéissent à des logiques ou à des processus qui ont en commun d’exprimer les tensions sociales » (Fainzang, 1994 : 166). Les gestionnaires sont interpellés par la faillite du discours technico-institutionnel qui prévient la construction d’un quartier dans une zone dangereuse. La logique de l’accusation apporte une explication tout en suivant d’autres modalités que celles analysées chez les habitants. Nous montrerons dans un premier temps comment la transgression des règles techniques et administratives suscite des prises de position personnelles qui dépassent le rôle institutionnel des gestionnaires. L’histoire de l’aménagement des Garrigots et des Olivettes apparaît, ensuite, « en creux » dans les discours, à travers les silences et le non-dit, la confidence ou la dénonciation de scandales. Enfin, ces explications sont contraintes par des visées pratiques tant ces professionnels doivent répondre à l’obsédante question : « Que faire ? ». 163 4.1. La catastrophe des gestionnaires : la faillite symbolique de la règle Les gestionnaires n’ont pas vécu la catastrophe de 1999 autrement que médiatisée ou par le biais de leurs implications professionnelles. Aucun d’eux n’est directement sinistré même si certains reconnaissent avoir été « touchés » : Je suis intransigeant parce que justement, je le vois de trop près. A deux heures de matin, quand vous entendez crier des gens sur les toits des maisons, qu’il pleut comme ça et qu’il y a la nuit noire et que vous voyez de la flotte de partout, euh…, je crois que c’est là que certains responsables devraient se trouver à ces moments-là. Moi, je n’ai rien perdu, je n’habite pas là-bas, je n’ai personne là-bas… mais ça fait quand même quelque chose. Ça provoque un choc qui fait que, après on devient beaucoup plus dur pour ce qui est des solutions à prendre, des mesures à prendre. Michel Bahut, technicien de la cellule hydraulique de Narbonne Ce technicien qui travaille depuis longtemps à la cellule hydraulique de Narbonne justifie son intransigeance dans l’application des règlements par le caractère dramatique des crues auxquelles il a assisté. Mais ses collègues en charge des études à Aix-en-Provence1 ou en poste depuis peu de temps2 font peu référence à la catastrophe. Les gestionnaires évoquent leur perplexité face à l’aménagement des Garrigots et des Olivettes dans le lit majeur de l’Aude. Ainsi, un géologue à la retraite qui a travaillé, à plusieurs reprises, sur les Basses plaines de l’Aude pose le problème de la manière suivante : Pour revenir à Cuxac, c’est d’autant plus absurde, mais alors là, on s’arrache les cheveux, on se dit, c’est pas possible d’être borné à ce point-là, donc déjà le vieux Cuxac est inondable et compte tenu de la topographie, il est inondable qu’en fin de crue en fait, quand la cuvette se remplit. Mais dans la cuvette, là, c’est inondable tout de suite et comme ensuite, il y a des ruptures de digues, c’est le courant qui passe là, dans le creux. Alors, on fait un hameau isolé à un kilomètre cinq cents du village ancien, ce qui déjà, sur le plan urbanistique, est une absurdité et en plus, on le fait dans l’endroit le plus dangereux et deux cents mètres plus loin, on a une colline qui est totalement hors d’eau, vous voyez ! Non, mais je veux dire, ils le font exprès, ce n’est pas possible. On a tous les ingrédients, absolument tous les ingrédients, qui montrent l’absurdité de l’aménagement, l’incohérence et l’irresponsabilité des gens qui prennent des décisions dans ce village. Henri Varon, géologue à la retraite du CETE d’Aix en Provence Un ingénieur du CETE Méditerranée qui a réalisé plusieurs études sur le secteur de Cuxac présente de même la situation : Dans la recherche de responsabilités ou d’explications compréhensibles, moi, simplement, ce que j’ai constaté et à peu près compris, c’est que c’était des lotissements récents, relativement détachés du centre du village. Et ce que je sais, c’est que c’est plutôt un point bas par rapport à la rivière donc ils sont plutôt dans un axe d’écoulement en cas de grands débordements. Et en même temps, ce qui 1 Les études sont confiées pour une part au CETE (Centre d’études techniques de l’Equipement) Méditerranée qui est localisée à Aix-en-Provence et dont les experts ne se déplacent que ponctuellement sur le terrain. 2 Un ingénieur change de poste en moyenne tous les trois à quatre ans si bien que les personnes en charge des inondations lors de l’enquête ne sont pas souvent les mêmes qui ont connu la catastrophe de 1999. 164 m’avait un peu étonné, quand on dépasse un peu cette route, après les Garrigots, ça grimpe, il y a une petite colline qui n’est pas inondable, je m’étais dit, c’est dommage, parce que les gars, s’ils avaient construit un peu à côté, c’est peut-être des garrigues, ça a peut-être une valeur patrimoniale je n’en sais rien, mais ils auraient été déjà hors d’eau et en plus comme c’est un peu en hauteur, ils ont accès à un certain paysage qu’ils n’ont pas là, chacun les uns à côté des autres. Et je me suis dit en plus, je ne vois pas pourquoi ça aurait été impossible, il n’y a aucune raison technique, je me suis dit, c’est curieux. C’est dommage, ils ont raté le coche à quelques centaines de mètres près, après pourquoi ça a été comme ça, pas comme ça… Pierre Dolio, ingénieur au CETE D’Aix en Provence Ces techniciens retraduisent la catastrophe en terme de transgressions aux règles de constructibilité et d’aménagement. Les quartiers des Garrigots et des Olivettes apparaissent comme une infraction au principe de non-constructibilité dans une zone inondable et comme une « erreur urbanistique » du fait de la non-continuité des quartiers nouveaux avec l’ancien village. Le récit de la catastrophe, chez les sinistrés, semble avoir pour pendant, chez les gestionnaires, le constat des multiples transgressions à la règle. Dans les deux cas, la catastrophe et l’infraction réclament une explication et provoquent de multiples interprétations. Un ingénieur de la DDE file, tout au long de l’entretien, la métaphore qui tend à représenter la décentralisation comme une vague déferlante qui provoque l’inondation. Pour lui, la construction des nouveaux quartiers a lieu en « pleine tornade de décentralisation », à un moment où « il y avait un très fort vent d’orage qui soufflait vers les libertés locales ». Il explique : « J’ai connu avant la décentralisation et après la décentralisation, donc j’ai un vécu historique sur la question. Et c’est vrai qu’on a assisté, surtout en matière d’urbanisme, à un lâcher-prise de l’État, moi, j’appelle ça un lâcher-prise, à un moment donné Pan ! C’est parti ! […] A un moment donné, on n’a plus tenu, on a laissé pisser. On était arc-bouté et à un moment paf ! Ça a lâché, les vannes se sont ouvertes. [Il mime avec ses bras une rupture de digue] Je l’ai senti ça, ça a été flagrant ». A la fin de l’entretien, il compare explicitement le début de la décentralisation à la « rupture des digues ». Le recours à l’image de l’inondation pour dénoncer les effets de la décentralisation fait des événements de 1999 un objet signifiant dont l’ingénieur s’empare pour qualifier la « catastrophe administrative » qu’il a vécue. Les inondations constituent alors un « objet métaphorique, support et cristallisation des interrogations les plus aiguës envers l’évolution sociale » (Augé, Herzlich, 2000 : 27). Les propos des gestionnaires passent sans cesse de l’évocation de l’inondation à la dénonciation de la transgression de la règle. Ce glissement métaphorique correspond aux relations complexes entretenues par ces représentants de l’administration d’État avec le territoire, la politique locale et la population. 165 Pour les techniciens, la catastrophe de 1999 signe la faillite et la mise en échec du « discours du code », défini par Yves Barel (1981 : 3) comme : « une mise en ordre de l’action et de la pensée prétendant s’abstraire de particularités spatiales et temporelles ». Pour ce dernier, les inondations relèveraient de la part « matérielle » et « corporelle » de la société, (à l’instar du climat, du sol, de l’eau, des montagnes, du pétrole, de l’eau, du béton, de la biologie, ou encore des saisons), à l’inverse de la part « immatérielle » et « macro-sociale » que sont l’histoire, les cultures, les mémoires collectives ou les représentations sociales. Si la seconde part est codifiable et algorithmisable1, la première constitue la part « non sociale du social » et n’est pas maîtrisable par un code ou un algorithme mais par « le savoir-faire, la ruse et la mètis grecque ». Dans cette dichotomie, la société locale apparaît comme « le lieu où l’action et la pensée sociale entrent en contact avec la “matière” ou la “substance” » (id. 1981 : 8). L’inondation, toute « matière » et « substance », remet en cause l’efficace de la règle qui prescrit autorisations et interdits dans le but de prévenir un pareil drame. Les propos des gestionnaires se focalisent alors sur les détournements, les ruses et les scandales qui constituent l’infraction en évoquant les multiples travestissements de la règle au contact de la singularité d’un territoire, des pressions des élus locaux ou encore des attentes de la population. - Petits arrangements avec la règle au contact du territoire Les gestionnaires témoignent en premier lieu de la difficulté de faire appliquer la règle, dotée d’une valeur universelle, sur un territoire singulier, à l’image de cet ingénieur du CETE qui tente d’expliquer l’ampleur de la catastrophe de 1999 : « Plus on est proche du terrain, plus on est proche des décisions vraiment de terrain, et plus il y a une dégradation des discours et des politiques, des objectifs etc., et la réalité du terrain prend le dessus. C’est difficile oui. Les Chinois pour le barrage des Trois Gorges, ils ont déplacé un million d’habitants. On n’a pas l’esprit chinois. [Rires] Mais on peut le faire, c’est toujours possible dans l’absolu ». La dissolution de la règle au contact du territoire est dénoncée a posteriori comme pouvant expliquer la survenue de catastrophes mais correspond aussi au quotidien de ces techniciens en charge de l’application du droit des sols et notamment du contrôle des constructibilités en zone inondable. Ces derniers recourent en effet sans cesse à des ruses 1 Il explique : « Toute une partie du corps social est codifiable, voire algorithmisable, et c’est ça qui compte alors, de sorte que seul le code subsiste, et non plus ce que le code codifie » (Barel, 1981 : 8). 166 pratiques pour adapter la règle au territoire sur lequel elle s’applique, comme le montrent les trois exemples suivants. En 1995, l’ingénieur de la DDE Julien Robert est mis à disposition de la municipalité de Cuxac d’Aude pour suivre les études d’urbanisme. Il a notamment en charge la délimitation des périmètres des zones inondables. Les données qui lui sont fournies par le service hydraulique de la DDE fixent des hauteurs d’eau uniformes selon un découpage du village en bandes de cent cinquante mètres de large. Cette manière de procéder conduit sur le terrain à des incohérences pour les maisons situées à la frontière de ce découpage. Des parcelles voisines peuvent appartenir à des zones inondables dont les hauteurs d’eau de référence diffèrent de manière importante. Face à la contestation par la population de la réglementation qui paraît arbitraire, Julien Robert tente de déroger à la procédure institutionnelle. Il réalise, avec la municipalité, un découpage du village qui repose sur les quartiers tels qu’ils sont définis par les habitants et y associe une hauteur d’eau moyenne. Il explique : « J’avais découpé tout le village en quartiers homogènes en suivant les rues, ce qui fait que les gens ne pouvaient pas comparer les hauteurs d’eau d’une maison mitoyenne à l’autre. C’était beaucoup plus facile à l’instruction parce que c’était affiché en mairie, tout le monde pouvait venir voir son quartier. Il n’y avait plus le côté un peu obscur de la réponse individuelle où on ne sait pas trop comment elle a été calculée ». La réalisation d’un tel document, hors norme, pose des problèmes quant à sa validité légale. Julien Robert explique que le service hydraulique a résisté à cette démarche tant il lui paraissait que la « vérité technique » était détournée par des découpages « subjectifs ». L’observation du travail d’instructeurs de permis de construire a permis de suivre la formulation de leurs appréciations qui décident de l’autorisation ou du refus d’une construction. Une instructrice présente un cas « tangent » dans lequel le pétitionnaire demande à aménager une chambre supplémentaire à l’étage dans une maison déjà existante, située en zone inondable : « D’après le règlement, [Elle lit] “sont interdits tous les changements d’affectation ayant pour effet d’augmenter la vulnérabilité d’une construction”, on est dans ce cas-là. Alors bien sûr que ça va augmenter la vulnérabilité, c’était une maison inhabitée, une famille va l’habiter, on va augmenter la vulnérabilité. Maintenant, elle va habiter à l’étage, alors ils ne vont pas être inondés à l’étage…. Parce que c’est une remise agricole, elle est en centre ville, elle est belle la maison, vous avez les photos, c’est même dommage que ça reste fermé, elle va s’esquinter la maison. Il y a des raisonnements que je ne comprends pas. Ça va s’esquinter ça si ce n’est pas chauffé. […] Moi, ça me gêne beaucoup là, si je dois faire le refus, je le ferai mais c’est une belle baraque, vous avez vu ! ». Le refus 167 du permis de construire correspond à l’application stricte du règlement mais signifie la mise à l’abandon d’une maison au centre du village. L’instructrice met en balance ces deux appréciations contradictoires qui révèlent la confrontation de la règle avec les dynamiques et les aspirations locales. Ces cas tangents représentent des « cas de conscience » pour ces fonctionnaires issus de la population locale. Ils sont les premiers confrontés aux tentatives de contournement de la règle par les pétitionnaires, mais mobilisent eux-mêmes des critères locaux pour apprécier le bien fondé de certaines constructions. Enfin, l’adjointe à l’urbanisme de la municipalité de Cuxac d’Aude rend compte, au début de l’entretien, des contraintes draconiennes1 imposées sur la constructibilité depuis les inondations de 1999. Elle répond ensuite au téléphone à un Cuxanais qui désire aménager une pièce supplémentaire en rez-de-chaussée. Ce dernier est virulent au téléphone et conteste le refus qu’il s’est vu opposer à sa demande de permis. L’adjointe se positionne de manière ambivalente en tentant de donner satisfaction à cet ancien viticulteur tout en rappelant le règlement. Pour cela, elle explique point par point la règle en suggérant à chaque fois les ruses à mettre en œuvre pour la contourner. La première attitude se comprend au regard de ses responsabilités en cas de catastrophe alors que la seconde correspond à l’entretien des bonnes relations avec la population dont elle est l’élue. La retranscription de ses réponses, par téléphone, témoigne de cette double injonction paradoxale. Moi, je vais vous dire, je trouve tout à fait normal que les gens se défendent et nous, nous sommes prêts à le faire aussi, parce qu’on ne veut pas que Cuxac puisse mourir. […] Mais nous, actuellement, on applique le PPRI sans pour cela dire, qu’un jour, on ne le contestera pas. […] Donc écoutez, vous venez demain, on regardera ensemble et à ce moment-là, vous prendrez exactement le règlement tel qu’il est défini et à ce moment-là, vous, vous pourrez aller plus haut et dire, moi, je conteste cette façon dont on a eu de définir ça… […] Vous vous êtes adressé à l’ingénieur de la DDE ? Qu’est-ce que vous avez fait ! C’était la seule personne à laquelle il ne fallait pas parler de ça ! [rires] Oui. [sérieux] Ah, lala… Mais c’est quelqu’un, c’est un ingénieur, c’est sûr, il a de la bouteille, parce qu’il connaît très bien, oui. Il a vu que vous aviez été inondé en 1999, et pardi ! [….] Ce que vous voulez, c’est aménager les bâtiments existants pour qu’ils puissent être habitables. Vous, ça vous fait un rapport, nous, ça nous fait des taxes aussi, il faut le comprendre, c’est sûr !… […] Comme je vous dis, il faut déposer les papiers, ça ira à la DDE, la DDE nous répondra, et c’est à ce moment-là que l’on peut contrecarrer. Vous faites un recours gracieux, en disant, voilà, je ne comprends pas pourquoi, et c’est à ce moment-là que vous expliquez. Marie Joly, adjointe à l’urbanisme À travers ces trois exemples, les gestionnaires adaptent, chaque fois, selon leur position, la règle à la singularité du territoire. Ainsi, l’ingénieur de la DDE modifie un document réglementaire pour le rendre compatible avec le découpage du village en quartiers. 1 Le PPRI (plan de prévention des risques d’inondation) a été préparé par la DDE et signé, pour application, par le maire, en juin 2003. Les zones constructibles sont extrêmement limitées à l’échelle de la commune et les transformations de bâtiments existants sont contraintes par le principe de non-augmentation de la vulnérabilité. 168 Les instructeurs de permis de construire, qui appartiennent à la société locale, intègrent des appréciations quant au développement de la commune dans les avis délivrés. Enfin, l’élu tente de concilier la satisfaction de ses administrés et le respect des prescriptions en zone inondable. Ces pratiques expliquent la retraduction, par les gestionnaires, de la catastrophe comme le résultat de transgressions à la règle. Un ingénieur de la DDE reconnaît d’ailleurs la nécessité de se convaincre de la justesse des « doctrines de l’État » dans le cas de communes fortement touchées par le risque d’inondation, où le règlement interdit tout projet d’urbanisation : C’est difficile de dire à un élu que vu les inondations de 1999, ils vont être en aléa fort1 sur toute la commune. On essaie de leur dire, que d’un problème, il faut faire un atout ! [rires] Mais on a du mal à expliquer comment. [rires nerveux] Quand on sait qu’on ne peut plus rien faire du tout, il n’y a plus de perspective. Le village est figé, même si ça continue un petit peu, il va se mourir dans les têtes. C’est difficile… […] Il ne faut pas avoir trop d’état d’âme, il faut bien se persuader qu’on a raison. C’est vrai qu’on a raison, il faut arrêter de construire en zone inondable ! Il faut bien s’en persuader et après il faut aller porter la bonne parole sachant qu’il y a des réactions. Mais enfin, il aurait mieux fallu le faire avant, on aurait du s’en apercevoir avant quand même. Quand on voit les Garrigots…, c’est une suite de choses qui se sont faites… Julien Robert, ingénieur TPE à la DDE de l’Aude Les principes de prévention des inondations imposent des contraintes importantes sur les projets d’urbanisme et d’aménagement (inconstructibilité, surélévation des constructions nouvelles, prescriptions concernant l’extension de bâtiments existants…). Ils sont, de plus, régulièrement révisés après chaque grande catastrophe, ce qui n’est pas sans créer des tensions entre les ingénieurs de la DDE, chargés de mettre en œuvre la doctrine, et les élus qui voient leurs projets remis en cause. Ainsi, un ingénieur explique que la doctrine en cours à son arrivée à Cuxac d’Aude, en 1991, consistait à arrêter progressivement l’urbanisation des quartiers Nord. En 1995, à la suite des inondations de Vaison-la-Romaine, les constructions derrière les digues de protection sont remises en cause : « En 1995, il y a eu Vaison et des problèmes sur les digues du Rhône, donc on dit, malheur ! on ne peut pas construire derrière les digues ». Le périmètre inconstructible derrière une digue s’étend au départ sur cent cinquante mètres, suivant la règle nationale, avant d’être ramené à cent mètres dans le département de l’Aude. La doctrine de 1998 puis celle de 2000, après les inondations de 1999, interdisent toute construction en zone inondable, quelle que soit la hauteur d’eau. Les changements de doctrines ont des impacts très forts sur un village comme Cuxac puisque des projets entiers sont abandonnés dans la décennie 1990. L’ingénieur doit chaque fois justifier les nouvelles contraintes et tout en se défendant de condamner le développement du village. 1 La zone « aléa fort » est définie par le PPRI et rend impossible toute construction nouvelle ou transformation de bâtiment existant. 169 Un ingénieur de la DDE critique les réticences des élus : « S’ils veulent développer leur village, ils vont développer le cimetière ! ». L’attention portée à l’affirmation de la règle chez les gestionnaires et les multiples arrangements, détournements ou excès qu’elle provoque, renvoie aux relations complexes qu’entretiennent les techniciens et les élus d’une part, les décideurs et la population d’autre part. - Réponses politiques à la faillite de la technique Parmi les multiples détournements de la règle, les techniciens critiquent en particulier les pressions « politiques »1 sur certains projets d’aménagement. La catastrophe de 1999 signe, en effet, la faillite des solutions techniques pour protéger le village et renforce le poids du politique dans le débat sur la lutte contre les inondations. Les techniciens reconnaissent que la configuration des lieux ne permet pas d’assurer une protection des quartiers nouveaux contre les crues. Un ingénieur du CETE explique que les digues ne constituent pas une protection totale2 et plaide pour tenir un discours auprès de la population qui ne fait pas du savoir technique une solution miracle : « Ces gens-là, il faut leur dire, de toute façon, on ne peut pas vous protéger, ce n’est pas à l’échelle des coûts, et en tout cas, il y aura toujours un phénomène qui dépassera le niveau de protection. Et à ce moment-là, la catastrophe sera plus grave pour vous. Ça, il faut en prendre conscience, enfin, moi, je pense que techniquement, il n’y a pas d’arme absolue ». Pour cet informateur, la question de l’efficacité des ouvrages techniques est secondaire devant les enjeux financiers que représente la construction de nouvelles digues : « Donc si les travaux sont faits, qui les paie ? Le contribuable ? C’est celui qui est protégé ? Toutes ces questions-là, elles sont fortes parce que, est-ce que c’est celui qui paie ses impôts locaux qui va payer ? Est-ce que c’est celui qui paie les impôts sur le revenu, les taxes et compagnie ? Ou est-ce que c’est les habitants des Garrigots qui ont bien morflé une première fois qui vont encore morfler un jour ou l’autre qui vont se payer les digues ? Tout ça, c’est politique ». De même, un ingénieur de la DDE tend à relativiser la portée des nouveaux outils réglementaires. Il explique à propos du PPRI3 élaboré à la suite de la catastrophe de 1999 : 1 Le terme indigène politique relève d’une polysémie très riche dans les entretiens. Les techniciens y font référence pour désigner ce qui n’est pas technique, ce qui échappe à leur contrôle et à leur maîtrise. 2 Les digues permettent de protéger le village contre une crue d’une certaine hauteur, au-delà de laquelle, elles se rompent en déclanchant la formation d’une vague bien plus destructrice que l’écoulement naturel des eaux. 3 Le Plan de prévention des risques d’inondation comporte une carte des aléas sur laquelle est reportée la crue de référence avec les hauteurs d’eau correspondantes. La carte des vulnérabilités fait ressortir les enjeux en terme 170 Chaque fois qu’il y a un problème nouveau, on invente un produit nouveau présenté comme la solution à tout. C’est-à-dire, que là, on peut dormir tranquille, on a inventé un produit qui s’appelle le PPRI. Et bien non. Le PPRI, ça n’est qu’un exergue de plus, le x-ième avatar d’une histoire déjà longue et qui n’est pas un document inédit, même s’il fait faire quelques progrès graphiques et de présentation. Alors, que la sophistication soit une grande satisfaction intellectuelle, je n’en doute pas, mais que cette sophistication permette de mieux protéger le territoire, ça permettez-moi d’en douter. Parce que ce qu’il faut avant tout, c’est la volonté d’appliquer la règle, et la règle, elle a besoin d’une volonté humaine et politique, elle n’a pas besoin d’outils sophistiqués. Et la règle juridiquement, on en avait, des règles. Alors peut-être pas parfaites certes, mais on en avait, on aurait pu l’éviter [la catastrophe] mais il fallait avoir la volonté. Henri Mallet, responsable de la prévention contre les inondations à la DDE de l’Aude Les propos des techniciens renvoient aux tensions qui existent entre la règle technique et les projets politiques mais montrent aussi que, face à la catastrophe, le registre du politique est mobilisé pour apporter une explication. Un responsable de la DDE reprend en effet cette dichotomie : « L’administration, c’est un technicien. Il y a le politique et le technique. Et des deux, c’est le politique qui commande, il faut toujours penser à ça, avec tous ses défauts, toutes ses qualités ». La tutelle hiérarchique des élus est souvent présentée comme une ingérence dans le domaine technique qui met à mal la cohérence des projets. Ainsi, les aménagements réalisés dans les Basses plaines de l’Aude1 sont dénoncés par les techniciens : « Ce n’est pas la peine d’aller essayer de faire un projet là-dedans. L’aménagement de l’Aude, ça a été un projet politique, moi, j’ai toujours dit ça. Ils [les responsables de la DDE] s’en rendent compte, c’est pour ça qu’ils ne marchent plus parce que, les politiques changeant, et voulant faire plaisir à l’un, faire plaisir à l’autre, et bien, ça ne peut pas marcher. On a investi des dizaines de milliards de centimes pour rien. Pour rien ! On va résoudre le problème des inondations en faisant un barrage, un barrage anti-sel… Vous avez déjà vu ça vous ? Moi, je n’ai jamais vu ça ! ». Le terme « politique » renvoie ici à la politique locale qui repose sur les rapports de force entre municipalités, les alliances et les affrontements. Le poids des enjeux politiques dans les projets d’aménagement amène certains techniciens à renoncer, dans le discours au moins, à vouloir s’impliquer sur ces questions, comme l’explique un ingénieur de d’occupation du sol : habitation, entreprises, activités agricoles… Le croisement de ces deux cartes détermine un zonage qui distingue l’absence de risque, le risque modéré et enfin le risque fort. Un règlement apporte des prescriptions, autorisations et interdictions pour chacune des trois zones. 1 Le projet d’aménagement des Basses plaines de l’Aude remonte à l’entre-deux guerres. Il répond initialement à la sauvegarde des intérêts agricoles et n’intègre que dans les années 1990 la protection des lieux habités. Un barrage anti-sel a été réalisé pour limiter les remontées d’eaux salines vers les terres cultivées. Un canal de dérivation a été aménagé en amont de Coursan pour soulager le bras principal de la rivière dans le centre du village. Ces deux réalisations cristallisent les critiques puisque le barrage anti-sel limite l’écoulement des crues vers la mer. Le canal de Coursan devait initialement se poursuivre jusqu’à la mer par l’intermédiaire des étangs et le percement d’un canal à travers les Basses plaines qui a été contesté par des associations écologistes. Il capte finalement l’eau en amont de Coursan mais la renvoie dans le lit de l’Aude en aval, n’augmentant pas ainsi le débit d’écoulement. 171 la DDE : « On n’arrive pas à travailler comme on devrait parce qu’on est jugulé aussi par la mentalité des gens qui fait qu’on ne peut plus travailler. On est obligé de modifier tout ce qui est technique pour arranger Pierre, Paul ou Jacques, parce que “oh ! il y a untel là-bas…” On ne fera pas tel aménagement parce que derrière, il y a un bonhomme qui ne veut pas vendre son terrain, parce que c’est un monsieur ci, un monsieur là ». La critique de l’ingérence politique correspond aussi, pour ces techniciens, à la défense de leur légitimité professionnelle. La nature empirique du savoir constitué sur les inondations amène, en plus des politiques, des habitants à s’informer sur les projets en cours, voire de les critiquer, comme l’explique un ingénieur de l’AIBPA1 : Assez souvent, on s’aperçoit que quand on va sur le terrain, dans les Basses plaines, il y a des ingénieurs partout. Chaque fois que vous apportez un minimum d’informations quelque part, vous avez aussitôt quelqu’un qui a une solution. Et la solution, elle est tout pour lui, en disant bon, on pourrait faire ci, on pourrait faire ça sans en voir les répercussions… Souvent ça n’a aucun sens, c’est irréalisable. Mais, même si ce qui est dit est censé, chacun reste dans son clocher et donc, il est facile de dire, les eaux, il n’y a qu’à les retirer à l’amont, ou il n’y qu’à les faire passer en rive droite, ou il n’y a qu’à les envoyer vers Capestang. Mais techniquement, ce n’est pas évident sur le plan hydraulique, et ensuite quand la personne avance ça, il ne demande pas au petit copain de Capestang ou au petit copain de Narbonne, si lui est d’accord pour recevoir l’eau. Donc, bon…, nous, ce qu’on essaie de faire, c’est d’avoir une vue globale du système, de respecter les équilibres naturels qui existent aujourd’hui. Louis Durand, ingénieur de l’AIBPA La gestion des inondations suppose de considérer l’ensemble d’un bassin versant, ou du moins plusieurs communes situées le long de la rivière, si bien que les décisions d’aménagement relèvent immanquablement de choix politiques. Il s’agit chaque fois de faire face aux questions suivantes : Comment ouvrir la transparence hydraulique en aval de Sallèles tout en ne multipliant pas les crues à Cuxac situé en aval ? Faut-il renforcer les digues en rive gauche de l’Aude pour protéger Cuxac, au risque que l’eau ne se déverse en rive droite et menace Narbonne ? Les protections mises en place à Coursan ne contribuent-elles pas à augmenter la hauteur de l’Aude à Cuxac, situé en amont, et le risque de rupture de digues ? Face à des questions qui cristallisent des débats passionnés au sein de la population et sur lesquels chacun à une position, l’ingénieur tente d’appuyer son autorité sur la « vision globale » du problème et le respect des « équilibres naturels », en sous-entendant que le savoir technique vise une solution juste, neutre et efficace. 1 L’Association interdépartementale des Basses plaines de l’Aude est une structure qui rassemble les Conseils généraux de l’Aude et de l’Hérault. 172 Enfin, des gestionnaires prennent position, à titre personnel, en proposant un discours engagé, voire militant, qui échappe au registre technique. La catastrophe semble alors faire voler en éclats le discours du code, incapable d’expliquer le drame de 1999. Un instructeur de permis de construire présente librement sa vision des choses : Je vous en parle parce que vous êtes jeune, c’est mon point de vue. Il se passe que la zone rurale a été tellement désertifiée, les agriculteurs sont partis, tout le monde part et la nature se transforme aussi, avec l’évolution de l’être humain. Des fois, on laisse des cases vides en disant, ce problème, on le laisse pour plus tard, et non ! Tous les problèmes, il faudrait les faire avancer… La décentralisation, alors, Deferre l’a très bien faite mais là aussi, c’est toujours pareil, c’est comme une jeune plante, ou comme un enfant pour qu’il devienne adulte, il faut le temps. C’est pour ça que des fois, j’ai une petite agressivité pour les gens qui font des études très longues, il faudrait qu’ils fassent des stages sur le terrain. Parce que pour gérer une population ou un territoire, il y a la nature, les impondérables qui sont là et on n’en tient pas compte parce que ce n’est pas arrivé depuis dix ou quinze ans. Moi, je n’ai pas fait des études très longues alors j’ai des difficultés pour m’exprimer mais moi, je le sens du cœur. Parce que moi, je suis au contact avec les gens qui construisent, avec les anciens. […] Alors quand on autorise de construire, c’est grave parce qu’on sait que des gens vont prendre l’eau. Mais qui c’est qu’on met là-dedans ? Des fils d’ouvriers ou de paysans comme moi. Moi, mon fils a 27 ans, il fait un emploi jeune, il gagne six mille balles. Vous voulez qu’il aille où ? S’il veut faire comme les autres, s’il veut faire construire, naturellement, la sélection se fait. Mais en fait, moi, j’appelle ça le sang bleu qui nous dirige, les capitalistes, il faudrait qu’ils regardent quand même qu’on est au XXème siècle, on n’est plus des serfs. Vous comprenez ce que je veux dire, moi, je le regarde sur le plan humain. Robert Poivre, instructeur de permis de construire à la DDE de l’Aude Pour cet instructeur, la catastrophe renvoie au mouvement de décentralisation initié en 1982 qui implique davantage les collectivités locales dans les projets d’aménagement et d’urbanisme. La construction de quartiers neufs en zone inondable est présentée implicitement comme une « erreur de jeunesse » de la nouvelle gestion de ces questions par les élus1. Les inondations de 1999 mettent en cause les responsables formés au cours de longues études et justifient l’écoute des anciens. L’informateur, qui se situe au bas de l’échelle hiérarchique de l’administration, se sent plus proche de la population locale qu’il côtoie quotidiennement et à laquelle il appartient1, que de ses supérieurs : « Je le sens du cœur », explique-t-il pour affirmer son attachement aux viticulteurs avec qui il discute en occitan. Enfin, la question de l’urbanisation des zones inondables est reformulée, en terme politique, comme le résultat d’une ségrégation socio-spatiale. Les quartiers aménagés dans des zones dangereuses sont dépréciés et accueillent les populations les plus modestes, répondant aux desseins du « sang bleu » et des « capitalistes ». La catastrophe, en provoquant 1 A Cuxac d’Aude, le principe de l’urbanisation des Garrigots et des Olivettes est arrêté et validé avant la décentralisation (dès le schéma de secteur de 1975) et la réalisation des nouveaux quartiers a lieu après la décentralisation. Il y a davantage une continuité qu’une rupture avant et après les lois de décentralisation. Mais le personnel d’Etat de la DDE avance souvent de manière implicite le lien qu’il y aurait entre le transfert des compétences en matière d’urbanisme aux collectivités locales et la multiplication de catastrophes depuis une dizaine d’années. 173 l’interprétation, est le point de départ à l’expression de jugements, d’analyses ou de prises de position politiques qui n’ont pas leur place, a priori, dans un entretien conduit avec un technicien sur son lieu de travail. Les propos des exécutants, des techniciens ou des responsables de service de la DDE, ont suivi, lors de chaque conversation, ces glissements vers le registre politique. Un ingénieur de la DDE dévoile ainsi ses convictions politiques, en se livrant à la critique du système d’indemnisation des sinistrés : C’est un effet pervers du système et en plus ce fond de compensation national2 qui est alimenté par une partie des primes d’assurance est aussi garanti par l’État. Ce qui veut dire que quand il y a un déficit, comme ça a été le cas en 1999, c’est l’impôt de tout un chacun qui vient combler les trous. Une fois de plus, on socialise les pertes et on privatise les gains. C’est tout ce qu’on a à dire. Alors un fonctionnaire ne fait pas de politique, c’est-à-dire qu’il n’a pas de jugement à porter sur la question ! [Rires] Henri Mallet, responsable de la prévention des inondations à la DDE de l’Aude La référence au slogan « on privatise les gains et on socialise les pertes » est atténuée par le rappel du non engagement politique des fonctionnaires. La catastrophe questionne ensuite le choix d’une politique de réglementation forte par rapport à un système plus libéral3 : En France, on a une tradition, on avait une tradition de régulation forte par l’État, cette tradition est en voie de repli depuis les premières lois de décentralisation. Il ne faut pas s’étonner que ces lois dans un premier temps produisent de l’irresponsabilité. Parce qu’on n’a pas poussé la logique jusqu’au bout, parce que liberté rime avec responsabilité. Et on n’a pas responsabilisé les gens. A la fois, ils prennent la liberté de construire dans un lit de rivière et, en même temps, ils attendent de l’État une protection et une garantie. C’est tout à fait contradictoire, c’est inacceptable, c’est ça qui est inacceptable. […] Et tout ça est très politique, je regrette mais on n’y échappe pas. C’est un choix de société. Je dis ça mais je suis au service de l’État qui a ou qui affiche encore une volonté de pouvoir régalien et de régulation. À partir du moment où l’État se repliera, il se repliera. On ne peut pas demander aux fonctionnaires d’être plus royalistes que le roi. [Rires] Henri Mallet, responsable de la prévention des inondations à la DDE de l’Aude La catastrophe de 1999 soulève, pour cet ingénieur, la question du retrait des services de l’État et de l’abandon progressif du modèle de l’ « État régulateur » qui relève alors d’un « choix de société » et d’un débat politique. La forme même de l’entretien qui repose sur la dynamique de la conversation invite bien souvent les enquêtés, qu’ils soient habitants ou professionnels, à donner leur point de 1 Sur ce point, on pourra se reporter à l’article de l’auteur sur le personnel d’exploitation de la DDE qui constitue un groupe professionnel ouvrier, fonctionnaire et ancré localement (Langumier, 2005). 2 En cas de catastrophe naturelle, le Fond de compensation nationale vient se substituer aux ressources des compagnies d’assurance privées. 3 Les autorités publiques ne réglementent pas alors les constructions en matière de risque mais laissent le marché de l’assurance privée « réguler » les aménagements dans les zones à risque. Les cotisations d’assurance sont modulées selon la probabilité de survenue d’un cataclysme. Les particuliers sont alors moins contraints par 174 vue, à exprimer leurs convictions, à sonder les positions de l’enquêteur. Cependant, l’enquête conduite auprès des gestionnaires montre que le discours technique ne permet pas de comprendre1 la catastrophe de 1999. Les entretiens révèlent le décalage entre le discours du code et les pratiques qui trouvent leur ressort dans la spécificité du territoire et la sphère du politique. Dès lors, le récit de la transgression de la règle chez les gestionnaires prend la place, chez les habitants, du récit de la catastrophe et donne lieu à des appréciations qui relèvent de la logique de l’accusation. 4.2. Logique de l’accusation et mobilisation du secret Les gestionnaires présentent l’histoire de l’urbanisation des Garrigots et des Olivettes comme une énigme. Un ingénieur ayant travaillé plusieurs années sur les projets d’aménagement de Cuxac d’Aude explique : « Je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire. En général, quand on en parle, ça vient vite au jeu de ping-pong en disant comment ça se fait que la commune ait pris cette option ? Ah, bah, oui, mais écoutez à l’époque, c’était l’État qui donnait les autorisations d’urbanisme et donc il autorisait ça. C’est vrai qu’on peut se demander aussi... [Sourires] ». Un géomètre expert qui travaille à son compte glisse subrepticement à la fin de l’entretien : « Il y a des responsabilités énormes. Je sais qui. Mais je ne peux pas vous le dire…. ». Certains gestionnaires qui ne sont pas directement impliqués dans les décisions sur le terrain, et qui ont un rôle d’expertise extérieure, vont jusqu’à appeler à la poursuite des responsables : Pour moi, c’est clair. Premièrement, il y a une erreur évidente qui est faite, celui qui a fait l’erreur, il faut qu’il aille en taule, qu’il y ait des sanctions. Il n’y a jamais de sanction. Il y a des catastrophes et j’ai l’impression qu’il n’y a jamais de sanction, c’est dilué, on ne sait pas qui est responsable de quoi. Alors que techniquement, c’est évident, je veux dire… […] Voilà, pour moi, c’est clair, il faut être dur. Que ce soit un exemple. Il faut que l’État soit terrible ! « J’ai fait une bêtise » mais ils vont payer, ceux qui ne s’en sont pas rendu compte ! [rires] Pierre Dolio, ingénieur au CETE d’Aix en Provence Un ancien géologue à la retraite explique de même : Tout ça2 était étalé aux yeux et au su de tout le monde. Donc vous voyez, c’est délirant, enfin… Alors ce qu’on a su par la bande, c’est que l’ancien maire était en cheville avec le notaire de Cuxac qui avait l’administration mais doivent faire face avec leurs propres moyens, ou leur seul contrat d’assurance en cas de catastrophe. 1 Au sens où l’entend Gérard Lenclud (1996), exposé en introduction de cette partie. 2 Référence est faite aux multiples rapports administratifs présentés publiquement avant la crue de 1999 : CETE et CEMAGREF, Réévaluation des enjeux et de la définition d’une stratégie de protection et de gestion des 175 des terrains à vendre dans le secteur des Garrigots. Il y avait des combines quoi. Moi j’aurais été dans l’association, j’aurais été habitant là-bas, j’attaquais… Il faut attaquer en justice ! C’est un scandale, des gens qui ont des morts sur la conscience ! C’est pour ça, je disais, que le maire de Cuxac soit réélu, c’est une hérésie sur le plan de la démocratie, c’est un scandale ! Henri Varon, géologue à la retraite au CETE d’Aix en Provence Les ingénieurs de la DDE n’appellent pas à des poursuites judiciaires car, de leur point de vue, au niveau local, les responsabilités sont sans doute davantage partagées. Mais ils se montrent tout autant critiques en contestant par exemple le qualificatif de « catastrophe naturelle » attribué au drame de 1999 : « Tout ce qui est zone inondable qui date de l’époque du fleuve, c’est-à-dire on remonte dans les années 1100 ou 1200, à partir du moment où toutes ces zones sont considérées comme étant inondables, depuis tout ce temps, ce n’est pas une catastrophe naturelle, c’est répétitif. Ça arrive tous les ans même ! Pourquoi décréter ça comme une catastrophe naturelle ? ». L’appel explicite à retrouver les responsables ou la contestation du caractère naturel de la catastrophe révèle la logique de l’accusation à l’œuvre dans les propos des gestionnaires. Les relations conflictuelles entre l’administration de la DDE et les élus ou la société locale constituent un cadre au sein duquel s’intègrent les accusations. Les mises en cause sont formulées sous le sceau du secret ou sur le mode de la confidence. La catastrophe attire en effet l’attention sur ce qui enfreint le discours du code et reste à ce titre indicible, comme l’explique Yves Barel : « L’invisible et l’indicible sont toujours en train de rôder à côté, au-dessus des codes et des algorithmes. Ils sont aussi […] l’ingrédient presque obligé de toute stratégie paradoxale efficace. Or, les sociétés locales sont le lieu où cet invisible et cet indicible peuvent, si l’on me permet l’expression, le mieux se voir et se dire. Le sort des sociétés locales et le sort de la ruse sociale paraissent étroitement corrélés : la force de la société locale, au premier abord, vient de la ruse nécessaire ; le local commence là où le code s’arrête » (Barel, 1981 : 8). Les accusations formulées par les gestionnaires apportent un éclairage original sur les relations complexes entretenues entre ces professionnels, les élus et les notables locaux quand la catastrophe semble dévoiler la part invisible et indicible de la ruse mise en œuvre par la société locale. Basses plaines de l’Aude, sept. 1996 ; B. Maziere, C. Lefrou, J-C. Suzanne, Préventions des inondations et classement de site dans les Basses plaines de l’Aude, Conseil général des ponts et chaussées, mission d’inspection spécialisée de l’environnement, 18 décembre 1998. 176 - Le poids des tensions entre l’administration et la société locale La recherche de responsables, s’inscrit dans un contexte institutionnel marqué par des tensions entre les techniciens de la DDE et les élus des collectivités locales et notamment des municipalités. Les travaux de sciences politiques précisent la nature des relations entretenues entre l’État local et les collectivités, entre les ingénieurs de l’administration et les élus. Michel Crozier et Jean-Claude Thoenig développent le modèle de « régulation croisée » (Thoenig, Crozier, 1975), qu’ils actualisent après le mouvement de décentralisation (Thoenig, Durand, 1996). Plus récemment, l’hypothèse d’une « co-production de l’action publique territoriale » a été validée à partir d’une enquête conduite sur les DDE (Reigner, 2002). Malgré les transformations politico-institutionnelles des trente dernières années, ces travaux montrent l’interdépendance des collectivités et de l’administration locale et la permanence des tensions entre les fonctionnaires d’État et les élus. La prévention des risques reste de ce point de vue atypique par rapport au mouvement de décentralisation puisque l’État garde en la matière un pouvoir de contrôle qui équivaut à une quasi tutelle sur les collectivités1. Le PPR est, à ce titre, un outil réglementaire instruit par les services de l’État et arrêté par le préfet après une enquête publique et une simple concertation avec les élus. Il peut donner lieu à des négociations qui traduisent les rapports de force entre l’administration d’État et les collectivités (Martinais, 2003 ; Duchêne, Martinais, 2002 ; Gilbert, Jonquière, 1990). Les systèmes d’acteurs qui se construisent autour de cette question constituent les « scènes locales du risque » (Decrop, Dourlens, Vidal-Naquet, 1997). À l’instar de Sylvie Fainzang pour qui les phénomènes d’accusation sont à rattacher à la configuration sociale étudiée, la catastrophe de 1999 est le point de départ d’une quête de responsabilités qui suit le chemin dessiné par les tensions entre les techniciens de l’administration et les élus. L’image du jeu de « ping-pong » est fréquemment mobilisée par les enquêtés pour montrer que « chacun se renvoie la balle ». L’enquête a privilégié la rencontre des techniciens de la DDE ou du Conseil général ainsi que des architectes et géomètres qui ont été impliqués dans l’urbanisation de Cuxac d’Aude, aux dépens des élus qui ont accepté plus difficilement les sollicitations de l’enquêteur. 1 Un extrait du Rapport public de la Cour des Comptes (1999), intitulé « La prévention des inondations », explicite le rôle prépondérant conservé par l’administration locale en matière de risque : « Avant son transfert aux communes, la responsabilité directe de la prise en compte du risque d’inondation dans les documents de planification urbaine et dans les autorisations d’utilisation du sol incombait à l’État. S’il a perdu cette attribution, celui-ci reste néanmoins très impliqué au titre de son contrôle. L’administration centrale de l’État, en ayant laissé se développer l’urbanisation pendant des décennies, et les représentants de l’État dans les départements, à savoir 177 Le procès imaginaire instruit par les responsables de la DDE contre les élus cuxanais suit un fil chronologique. Il vise d’abord le maire Maurice Karlov qui a initié la construction des Garrigots et des Olivettes. Il touche ensuite son successeur, Henri Jacquart, qui a été confronté à la catastrophe de 1999. La construction de la maison de Maurice Karlov aux Garrigots, à la fin des années soixante, alors que seules quelques familles de maraîchers s’étaient installées à l’écart du village, est interprétée comme un signal encourageant la population à bâtir ces terres agricoles. L’ingénieur subdivisionnaire en poste à l’époque explique : « A partir du moment où un maire commence à construire en rase campagne, pourquoi pas les voisins ? Le gars qui a un terrain à côté, il dit, pourquoi je ne pourrais pas construire ? Et c’est comme ça que les affaires peuvent partir. Si déjà, le responsable de la commune commence à donner le mauvais exemple…». Un ingénieur de la DDE explique qu’à l’époque, la proposition de l’administration consistait à urbaniser sur les hauteurs du Pech. Dès lors, l’urbanisation des Garrigots est imputée à Maurice Karlov : Les explications qui sont données par un certain nombre de gens qui étaient à l’époque en poste dans les services de l’État, c’est de dire que ça tenait à une volonté très personnelle du maire de Cuxac de l’époque qui s’appelait Karlov, qui était vice-président du Conseil Général et qui était en particulier président de la Commission des Travaux et qui avait donc un pouvoir, un poids politique relativement important. Sous prétexte qu’un certain nombre de réseaux avaient déjà été créés dans la zone des Garrigots, il a voulu rentabiliser lesdits réseaux en laissant partir des constructions diffuses. Voilà, comment les Garrigots se sont développés d’après le « on dit ». Et ça s’est développé contre la volonté des services, enfin des techniciens de l’État mais avec l’inertie et le laxisme des autorités du contrôle de légalité puisqu’elles ont laissé faire, elles ont laissé partir un plan d’occupation des sols qui, de par la volonté de la commune, prévoyait des extensions aux Garrigots, c’est tout. Henri Mallet, responsable de la prévention des inondations à la DDE de l’Aude Les quelques maisons de maraîchers construites entre-deux guerres doivent être reliées au réseau d’eau et d’électricité dans le cadre des campagnes d’électrification des zones rurales menées dans les années soixante1. L’éloignement des Écarts rend l’investissement important pour la commune si bien que le maire se propose de rentabiliser autant que possible l’installation des réseaux en surdimensionnant les canalisations de manière à pouvoir, par la suite, ouvrir l’urbanisation2. L’ingénieur de la DDE tente de dédouaner en partie l’administration en arguant qu’un autre scénario3 avait été proposé à l’époque. Les les préfets, s’appuyant essentiellement sur les directions départementales de l’Équipement, portent en la matière une responsabilité que n’a pas atténuée la décentralisation ». 1 Les délibérations du Conseil municipal de Cuxac d’Aude porte la trace de ce projet dès la mandature de Marcel Raynaud au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. 2 Pour Michel Marié (1984), la distribution de l’eau à la pression, en lieu et place des réseaux gravitaires, permet, en Provence, une urbanisation diffuse et continue alors qu’elle était jusqu’alors circonscrite aux alentours des points d’eau, dans les bourgs et les villages. 3 L’urbanisation de la colline du Pech est bien plus coûteuse du fait des réseaux à installer et des travaux de terrassement nécessaires. A l’inverse, les constructions dans la plaine sont particulièrement bon marché : les 178 responsabilités du maire au conseil général de l’Aude en font un « client » de la DDE qui peut imposer ses projets. L’ingénieur subdivisionnaire explique : « Vous savez, le président de la Commission des travaux est quelqu’un d’important. Et parfois, c’est un peu difficile de refuser… C’est difficile. [rires] On a des accrochages et on n’est pas obligé de composer… Même si nous, on va droit, ce n’est pas facile… [silence] Bon… [silence] ». L’embarras, qui se lit dans ces propos, témoigne du rapport de force qui existe entre les responsable de l’administration et les élus qui peuvent obtenir certains arrangements avec la règle. Des responsables de la DDE évoquent leurs relations avec la municipalité d’Henri Jacquart. Les tensions se sont accrues à mesure que les « doctrines de l’État » ont été plus contraignantes. A partir du début des années quatre-vingt-dix, l’administration tente de mettre un terme à l’urbanisation des quartiers Nord tout en soutenant le projet d’extension du village le long des digues de l’Aude, vers la Bourgade. La doctrine de 1995 rend inconstructibles les terrains situés derrière les digues à cause des risques de ruptures si bien que le projet est remis en cause. Enfin, après la crue de 1999, la constructibilité se réduit à Cuxac d’Aude à quelques parcelles dans le village et est encadrée par des prescriptions fortes (hauteur de plancher, vide sanitaire…). D’après les techniciens soucieux de limiter les dégâts des inondations, les élus continuent de réclamer des possibilités de construction : Le POS1 a été mis en révision en 1990 ou 1991 et cette révision est toujours à l’étude depuis maintenant douze ans. Elle n’a pas évolué, pour la bonne et simple raison qu’il y a toujours eu des problèmes au niveau de la prise en compte du risque d’inondation. Ça bloque complètement. Au départ, nous, on leur [aux élus] a porté à connaissance2 le PSS3 qui date de 1948 ou 49. Ils l’ont contesté parce que, évidemment, il couvrait des superficies qui étaient trop larges. Ils ne voulaient pas le prendre en compte, ils ne voulaient pas afficher l’inondabilité de certaines zones. Ensuite, après les inondations de 1996, le département de l’Aude a mis en place ce qu’on appelle la doctrine de l’État, une doctrine « DDE Aude sur le risque hydraulique ». On le leur a porté à connaissance, on leur a demandé de le prendre en compte avec un PSS un peu plus affiné. Des études avaient été faites par le Service hydraulique de la DDE donc c’est des délimitations un peu plus fines de la zone inondable, ils ont refusé en disant : « Attendez, un jour, c’est le PSS, un jour, c’est ça… ». En 1997, ils ont approuvé la révision du POS sans tenir compte du risque inondation, ou en tenant compte que partiellement, c’est-à-dire qu’ils ne voulaient pas prendre en compte la doctrine. Évidemment au contrôle de légalité4, le préfet a suspendu la révision du POS en disant « non conforme à la réglementation et à la prise en compte du risque inondation ». Voilà. Ça, c’était en 97, donc on a continué à discuter, je vous passe les parcelles disposent toutes d’un puit puisque la nappe est peu profonde, les terrains sont de grande taille si bien que les fosses septiques individuelles évitent la construction d’un tout-à-l’égout. 1 Le Plan d’occupation des sols est le document réglementaire central en matière d’urbanisme pour une commune : il distingue les zones constructibles des zones naturelles qui déterminent la délivrance des permis de construire pour les particuliers. 2 Le « porté à connaissance » est une procédure administrative qui formalise la diffusion d’un document auprès d’une collectivité. 3 Le Plan des surfaces submersibles est un document cartographique qui représente l’étendue de la plus grande crue connue. 4 La procédure prévoit que le POS est approuvé par le Conseil municipal avant de passer au contrôle de légalité exercé par la préfecture. Le document est alors examiné, non pas sur le fond, mais au regard du respect de la loi. Le préfet peut alors refuser le document. 179 réunions que l’on a eues, les discussions, très, très, très tendues, des disputes… Ils ne contestaient pas l’inondabilité mais ils voulaient continuer à construire. Jean-Pierre Loubatières, ingénieur TPE à la DDE de l’Aude La logique de l’accusation relève d’un registre technique dans lequel le non-respect de la procédure administrative constitue une faute. Les pressions exercées par le maire et son refus de prendre en compte les documents de prévention des risques apparaissent comme des éléments à charge. Un ingénieur de la DDE met en exergue dans son récit certaines demandes de la mairie de Cuxac d’Aude après la catastrophe de 1999 tout en laissant le soin à l’enquêteur de tirer les conclusions : « On oublie vite vous savez. En 99, après ce qui s’est passé en 99, en décembre ou janvier, les collègues de la subdivision qui instruisent les permis m’ont averti pour me dire, il y a un ou deux permis de construire qui sont déposés sur les Garrigots avec un avis favorable de la mairie. Deux mois après les inondations, six morts je crois, cinq aux Garrigots (sic) et vus par toutes les télés de France et de Navarre et deux mois après, deux dépôts de permis. La mairie donne un avis favorable. En partant de là… enfin, sans commentaire. No comment. [silence] ». Certains responsables s’en prennent plus directement aux habitants qui « s’obstinent à construire en zone inondable ». Ils critiquent alors les présentations journalistiques qui tendent à mettre en avant la souffrance des victimes en passant sous silence les responsabilités des habitants : Quand on voit un journaliste interviewer à la télévision une personne qui a une habitation en bordure d’un cours d’eau, dont on voit le cours d’eau à quelques mètres manifestement, on se situe au même niveau, pour ne pas dire dans le cours d’eau, et que le commentaire du journaliste tend à présenter les choses comme l’aspect dolorisant de ce qui est arrivé à cette personne, comme si cette personne était victime de quelque chose d’inouï et d’inimaginable, inouï et imaginable ! Et à la limite en recherche de paiements, d’indemnités et de gratifications pour venir soulager sa peine alors même que cette personne a construit dans le lit d’une rivière et qu’on l’a laissée s’y mettre et qu’aujourd’hui on est surpris que sa maison ait été emportée, pourquoi le journaliste ne complète-t-il pas l’information par le fait qu’il est patent que cette personne a construit dans un lieu où jamais on aurait dû construire ? Comment se fait-il qu’on mette le doigt uniquement sur l’aspect dolorisant, sur l’aspect victimaire et pas sur l’aspect coupable ? C’est tout ce que j’ai à dire. Nous sommes constamment obligés quand on va dans les collectivités, de rappeler aux gens des choses qui sont de simple bon sens parce que l’appât du gain et la spéculation rendent aveugle à tout et n’importe quoi. On voudrait vendre les terrains à quatre-vingts francs le mètre carré au lieu de cinq francs. Et ça ne va pas plus loin, il ne faut pas aller chercher bien plus loin. Quand l’argent devient la seule et unique référence, il ne faut pas aller chercher plus loin. Henri Mallet, responsable de la prévention des inondations à la DDE de l’Aude Un ingénieur fait référence à la toponymie pour montrer que les nouveaux arrivants s’installent en dépit du « bon sens » : « Il a construit là dans le lit de la rivière, on le voit quoi, l’ancien lit passait là. Ça s’appelle l’île [rires]. Dans le même genre, j’ai un collègue qui 180 voulait acheter une maison dans un lieu dit qui s’appelle Negasaumet, en occitan, ça veut dire, là où l’ânesse s’est noyée, la noyade de l’ânesse, un truc comme ça [rires]. Bon je ne sais pas, il faut faire attention quand même, rien que le nom, je dis ouh ! Negasaumet ». Face à la catastrophe, les gestionnaires recourent à la logique de l’accusation pour comprendre les événements de 1999. Mais, à la différence des habitants dont la recherche de coupables s’inscrit dans la configuration sociale du village, les professionnels cherchent à établir les responsabilités selon des critères juridico-administratifs. Les élus et la population sont alors désignés comme les responsables de la catastrophe qui les a touchés. Ce procès révèle pour une part les malentendus, les incompréhensions et les tensions entre les agents de l’administration et la population locale. - Le secret comme mode d’expression de l’accusation La formulation des accusations est souvent ponctuée de silences insistants, de phrases inachevées ou de réponses évasives. L’implication des gestionnaires dans les projets d’aménagement les conduit à une certaine prudence quant à l’évocation de l’histoire de la construction des quartiers neufs. Un instructeur de permis de construire évoque le décès d’un des habitants des Garrigots pendant les inondations de 1999 : « Moi, j’avais un ami à Cuxac, je savais que si un jour, il y avait quelque chose, il aurait un mètre cinquante d’eau. Je n’ai jamais eu le courage de lui dire. Pourquoi tracasser quelqu’un ? Il est décédé cet homme, bon… Quand c’est arrivé cette catastrophe, je me suis dit, tu aurais dû le dire, tu n’aurais pas dû le dire ? Il avait passé quinze ans, il n’avait rien eu… » La culpabilité des techniciens résulte de leur connaissance des crues de l’Aude et des zones inondables. Si pendant plusieurs décennies, l’inondabilité des terres n’interdisait pas les constructions, ce savoir apparaît coupable après la catastrophe. Il est alors occulté et passé sous silence a posteriori alors que les documents administratifs antérieurs aux inondations de 1999 le faisaient figurer de manière explicite. Un ingénieur de la DDE explique qu’il ne sait pas établir les responsabilités de la catastrophe même s’il reconnaît les « erreurs manifestes » qui ont conduit à l’édification des Garrigots : L’État est fautif autant que les collectivités. L’ancien maire de Cuxac disait, si on a construit, c’est la faute à l’État. Aux Garrigots, c’est la faute à l’État et c’est la faute à la commune. C’est la faute à la commune qui a délivré des autorisations et c’est la faute à l’État qui a fermé les yeux, qui n’a rien dit. Pour quelles raisons ? Là… [silence] Pourtant, on savait qu’on était en zone inondable. On devait se 181 dire, bon, il n’y a pas eu d’inondation depuis longtemps, il n’y en aura plus, enfin, je ne sais pas. Pourquoi l’État n’a pas réagi ? Je ne sais pas, je suis incapable de vous répondre enfin toujours est-il qu’il n’a pas réagi. Et qu’il a laissé partir à Cuxac les Garrigots. Il y a eu une accumulation d’erreurs manifestes. Julien Robert, ingénieur TPE à la DDE de l’Aude Un ancien ingénieur ayant travaillé sur Cuxac d’Aude pendant la décennie quatrevingt-dix montre une certaine réticence à évoquer l’aménagement des Garrigots avant de demander à ce que ses propos restent « off » : Vous savez comment s’est fait le POS de 1984 ? Oh, non, non. L’ouverture de l’urbanisation des Garrigots ? Des Garrigots, je ne sais pas, non, là, je…, non. Parce que les prédécesseurs, ceux qui ont fait le POS en 1984, ils ne sont plus là, enfin, quand je suis arrivé, ils n’étaient plus là, je ne sais pas du tout. Bon, les Garrigots…, les Garrigots…, heu…, je ne sais pas si on peut le dire ça, enfin, ça c’est off. C’est un travail universitaire, tout est off. Bon, oui, ça c’est off. Bon les Garrigots, vous voyez où ils sont, sans même regarder le risque inondation, du point de vue urbanisme, il n’y a aucune raison d’avoir créé une urbanisation aussi éloignée du village. Donc il y a d’autres raisons, il ne peut y avoir que d’autres raisons… Des intérêts fonciers ? Voilà. Il y avait d’autres secteurs d’urbanisation possibles, donc d’autres secteurs naturels de développement de l’urbanisation autour du village. Et en continuité avec l’existant et là, on a créé un deuxième village à l’extérieur, donc il y a eu, il y avait des opportunités foncières. Donc c’est une grosse opération foncière planifiée… ? Avec des intéressements du foncier, qui intéressaient sûrement, je dis sûrement, je pèse mes mots, des personnes [rire] qui étaient membres du Conseil municipal de l’époque peut-être… Mais enfin, disons que bon, il y avait des opportunités foncières. A partir de là, ça s’explique. Jean-Pierre Loubatières, ingénieur TPE à la DDE de l’Aude La résistance aux questions de l’enquêteur se double de la mise en énigme de l’histoire de la construction des Garrigots. L’informateur reconnaît que l’aménagement des quartiers Nord ne peut pas être justifié par des considérations urbanistiques ou des éléments relatifs au risque d’inondation. Les membres du Conseil municipal, par ailleurs propriétaires de terrains, sont les principaux bénéficiaires des transactions foncières : « à partir de là, ça s’explique », ajoute-t-il pour clore son propos, en laissant à l’enquêteur le soin de tirer ses propres conclusions. La restitution de tels propos apparaît encore plus problématique pour les gestionnaires que pour les habitants qui recourent tous deux au registre du secret. Les professionnels précisent que leurs propos doivent rester « off », cantonnés aux conversations privées et indicibles lors de communications publiques où l’interlocuteur engage, dans ses paroles, l’institution qu’il représente. Quels usages l’ethnologue peut-il faire des données 182 recueillies quand ses informateurs lui précisent explicitement qu’elles doivent rester « off » ? Le parti-pris consiste ici à nous intéresser, non pas à la dénonciation des éventuels intérêts des membres du Conseil municipal, mais à la mise en secret de l’explication de la catastrophe. L’élément essentiel pour l’analyse n’est pas ce qui est « off » mais le fait que certaines explications soient « off ». Le silence conservé par certains gestionnaires se mue parfois en amnésie comme le montrent les propos d’un ingénieur à la retraite qui a travaillé pendant plus de vingt ans sur Cuxac d’Aude et qui n’a pas souvenir de la catastrophe de 1999 : Maintenant, Cuxac avec l’Aude à côté, il y a des digues. Les digues, elles sont ce qu’elles sont et Cuxac, le jour, où il y aura une vraie rupture de digue, il y aura peut-être des morts. Cuxac, c’est le coin le plus mal placé. Maintenant, il y a un service d’annonce des crues qui doit être relativement opérationnel, qui doit être bien étoffé, bon s’ils arrivent à prévenir, ils éviteront peut-être les catastrophes, je ne sais pas. Mais en même temps, en 1999, c’est ce qui s’est passé, il y a eu une rupture et l’eau est arrivé et là, c’était quand même assez catastrophique dans les Garrigots et aux Olivettes… Oui, bien sûr… Avec des victimes…. Des victimes il y a eu ? Oui, il y a eu cinq morts à Cuxac en novembre 99. Il faut dire que moi, depuis que j’ai pris la retraite, je passe une semaine ici et trois semaines sur la Côte d’Azur. Alors, je sais qu’il y a eu des inondations parce qu’on en entend parler. Mais, ça, je ne savais pas qu’il y avait eu des victimes. J’en avais entendu parler. Oui. J’avais entendu parler de gros problèmes, oui, c’est vrai. Le pont a lâché, l’eau est partie, il y a une vague qui est arrivée et qui est venue frapper de plein fouet les quartiers nord, les Olivettes et les Garrigots. Donc c’est vrai que pour les personnes qui avaient construit dans les années quatre-vingt sans vide sanitaire, de plain-pied et sans étage… Ceux qui avaient un étage, ils ont pu se mettre un peu à l’abri quand même… Il y a plein de gens qui sont montés sur leur toit pour être hélitreuillés… D’accord… Si je l’ai su, je ne m’en rappelle plus, mais c’est vrai que bon… [Silence] Jules Machard, ingénieur des TPE à la retraite Le projet de l’enquêteur de questionner ce gestionnaire sur les liens entretenus avec le territoire dont il a eu la charge pendant plus de vingt ans et le ressenti après la catastrophe achoppe devant l’amnésie de l’informateur, pour qui la catastrophe de 1999 n’a pas eu lieu. Tout comme pour les habitants, la « véritable » explication élaborée par les gestionnaires relève du secret, du tabou et de la transgression et n’emprunte que peu au discours technique : les « scandales » et les « arrangements » de la société locale permettent de comprendre l’histoire de la construction des quartiers neufs en pleine zone inondable. 183 4.3. L’incontournable question : « Que faire ? » La catastrophe de 1999 presse les gestionnaires de « faire quelque chose », tant il est impensable, comme l’explique un ingénieur, de « laisser les gens se noyer à chaque inondation ». Dès lors, les explications recueillies se comprennent aussi au regard des visées pratiques de leurs auteurs. Ainsi, un ingénieur de l’AIBPA pose la question de l’effet de la vague provoquée par la rupture de la voie de chemin de fer : « Les gens disent, y compris les élus, le phénomène de vague a provoqué les morts. Ce phénomène de vague a été créé par la rupture des deux berges de Sallèles, c’est vrai, on ne peut pas le nier. Il a créé une vague de cinquante centimètres qui est venue s’ajouter au reste, est-ce que c’est la vague qui a créé les morts ou est-ce que c’est le reste qui a créé les morts ? Pour le savoir, il faudrait être voyant pour l’affirmer ». Les débats sur les effets de la vague cristallisent les enjeux associés à la réalisation de nouvelles digues. La validation du scénario selon lequel les brèches ouvertes en 1999 n’ont provoqué qu’une vague modérée qui n’a pas aggravé dramatiquement la situation plaide pour la défense de tels ouvrages. À l’inverse, l’imputation des victimes cuxanaises aux ruptures des digues remet en question la réalisation de telles protections qui représentent un danger supplémentaire, dès lors que la crue dépasse les capacités de l’ouvrage. L’explication de la catastrophe revient souvent, pour les gestionnaires, à proposer une solution, comme le montrent les propos d’un ingénieur : « Effectivement, il y a eu plus de trois cents maisons touchées aux Garrigots en 1999, et c’est là qu’on se dit, qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Un ingénieur du CETE explique de même : « Tout ce qui est construit aujourd’hui et qui a été inondé en 1999, qu’est-ce qu’on fait ? Ça, c’est le gros problème à mon avis ». La situation de Cuxac d’Aude, et en particulier des quartiers Nord situés dans la zone d’écoulement des crues, rend les techniciens sceptiques quant à la possibilité de proposer un projet de protection. Une ingénieur du CETE explique : « Il est clair qu’on n’a pas de solution… Là, le risque zéro est loin d’exister, donc en fait, ça fait des années qu’on tourne en rond parce qu’on a cru que c’était moins compliqué, mais on ne s’en sort pas ». Les propos des gestionnaires révèlent la tension entre la nécessité de « faire quelque chose » après le drame de 1999 et l’absence de solution technique qui apporterait une protection satisfaisante. Face à cette situation tragique, certains techniciens continuent d’affirmer la nécessité de réaliser des ouvrages de protection et soutiennent les projets en cours, alors que d’autres plaident, à titre privé, pour l’expropriation massive des Garrigots et des Olivettes. 184 - L’ambivalence des digues : entre protection et risque de rupture La protection des lieux habités apparaît dans les projets d’aménagement des Basses plaines de l’Aude, à la demande de l’État, à la suite des inondations de Vaison-la-Romaine de 1994. Auparavant, l’AIBPA a surtout en charge la protection des intérêts agricoles et viticoles contre les dégâts occasionnés par les crues de l’Aude. Il s’agit essentiellement d’entretenir les berges et de veiller au bon état des digues en faisant respecter le système d’équirépartition des crues entre la rive droite et la rive gauche. La prise en compte de la protection des lieux habités conduit à la réalisation de nouvelles études entre 1994 et 1998 qui concernent plus particulièrement le village de Cuxac d’Aude. La proposition arrêtée en 1998 est de réaliser de nouvelles digues autour des Garrigots et des Olivettes de manière à laisser s’écouler les crues dans un chenal situé entre le bourg ancien et les quartiers Nord. L’opposition des viticulteurs qui voient leurs vignobles sacrifiés conduit à l’abandon du projet. L’inondation de 1999 dépasse la crue qui avait été retenue comme référence dans le projet. Les études sont reprises mais le principe d’endiguement de Cuxac est maintenu. Le projet finalisé en 2002 prévoit la réalisation de digues sur un linéaire de plus de onze kilomètres qui, par endroit, s’élèvent à plus de quatre mètres. L’Inspection générale de l’Environnement s’oppose à la construction de nouvelles digues et délivre un avis négatif qui interrompt l’avancement du projet en janvier 2004. Ce rapide rappel des aménagements contre les inondations de l’Aude permet de situer les propos des gestionnaires. Pour les plus impliqués dans les projets successifs, les digues constituent la seule protection possible, comme l’explique un ingénieur de la DDE : « Aujourd’hui, la seule chose qu’on sait faire, en maintenant les choses en l’état, c’est des digues de protection ». Ces réalisations se heurtent à la résistance de la population pour qui les digues évoquent aussi leur possible rupture et le déferlement de vagues dévastatrices. L’ingénieur de l’AIBPA en charge du projet explique les difficultés à proposer un projet d’endiguement à Cuxac : C’est vrai que la hauteur des digues gênait quelque part. Parce qu’on disait, la hauteur des digues, bon d’abord c’est haut, bien qu’elles soient situées à cent mètres des premières habitations. Bon, une digue dans le paysage…, ça peut être aménagé pour que ce ne soit pas visuel. Donc des digues de quatre mètres, on en a dans la plaine, bon, elles passent assez inaperçues. Mais ensuite effectivement, il y a le fait de dire, la digue, si elle casse, il va se passer des choses. C’est vrai, sauf qu’aujourd’hui, il se passe quand même quelque chose, même sans digue, ça veut dire que parallèlement à cette urbanisation derrière les digues, il ne faut pas sous-estimer le besoin de mettre en parallèle l’alerte de crue, l’évacuation de la population, la création de zones refuges et tout ceci doit fonctionner également, qu’on crée ou qu’on ne crée pas de digues. Je dirais même, que l’avantage de la digue sera que la digue laissera un certain temps supplémentaire. Mais il ne faut pas faire croire aux gens que parce qu’ils ont des digues, ils ont une protection à cent pour cent. Alors, les élus de Cuxac disaient : « Oui, la digue 185 est haute, on veut bien une protection mais avec des diguettes ». Donc ça, on ne sait pas faire. Protéger contre des crues centennales avec une digue d’un mètre partout, on ne sait pas faire. Aujourd’hui, on ne sait pas très bien quelle est l’attente des populations. La population dit, on veut être protégé, mais les digues, non… On le sait bien, une digue de protection, il faut l’entretenir et partout où les digues ont cassé, ça a été chaque fois des problèmes d’entretien. Maintenant, c’est vrai où le jour où il y aura un phénomène supérieur au phénomène que nous avons connu en 1999, ces digues seront submergées et elles casseront. Ça, bon… Louis Durand, ingénieur de l’AIBPA Pour les Cuxanais, les digues apparaissent comme des objets qui signifient la protection tant que leur présence reste discrète, mais, dès lors que leurs proportions deviennent imposantes et difficilement dissimulables dans le paysage, elles représentent le danger des crues catastrophiques. Cet ingénieur regrette alors le refus d’ouvrages importants et ne comprend pas la demande de « diguettes » des élus, à travers lesquelles la protection est signifiée sans que la taille de l’ouvrage ne rappelle le drame de 1999. Il justifie le projet d’endiguement dans la mesure où il constitue une « solution » : « Nous, nous apportons une solution, elle vaut ce qu’elle vaut. Si les gens de Cuxac, si le maire prend une délibération en disant, vue la position des Cuxanais, nous ne voulons pas de ce projet-là ou nous ne voulons pas de protection des lieux habités, il appartiendra à chacun de prendre ses responsabilités ». La nécessité de faire quelque chose répond au risque de poursuite juridique dont les gestionnaires peuvent être l’objet si une nouvelle catastrophe se produit et qu’aucun projet n’a vu le jour. Un ingénieur de la DDE qui a suivi l’élaboration du projet porté par l’AIBPA explique : « Il faut bien que la population mesure ses exigences et prenne ses responsabilités. C’est-à-dire que d’un côté, il y a une demande très forte de protection et d’un autre côté, la seule chose, techniquement qu’on sache faire, c’est des digues. Parce qu’on ne voit pas très bien ce qu’on peut faire ». - L’expropriation : une réponse à l’absence de solution technique Les techniciens non impliqués dans le projet d’endiguement critiquent ouvertement ce parti. Pour un responsable du service hydraulique de la DDE : « C’est une ineptie, par le fait que, si, en théorie, sur le papier, ça fonctionne très bien, mais dans la réalité, toutes les digues sont un souci ». Un ancien ingénieur de la DDE à la retraite livre un sentiment similaire : « D’après ce que j’ai compris, on imagine de protéger ce secteur avec des digues, ça me paraît complètement délirant. Ça peut coûter moins cher, quoiqu’il y a un sacré linéaire, mais après comment ça va être géré à l’intérieur ? Les digues, il va falloir les entretenir… [Silence] ». Les techniciens de l’administration mentionnent de plus la tentation pour les élus de 186 « rentabiliser » par la suite de tels ouvrages en ouvrant l’urbanisation derrière les nouvelles digues édifiées, de manière à augmenter sensiblement les zones constructibles de la commune. Le désaveu de la seule solution technique possible amène les gestionnaires à envisager l’expropriation des Garrigots et des Olivettes. Ils parlent de « l’évacuation » ou du « déménagement » de ces quartiers, comme l’explique un technicien de la DDE : La commune ne peut pas supporter à elle seule l’expropriation de quatre cents maisons. Si on fait un programme de modification de son urbanisme, très certainement, elle aura un relais avec l’État, c’est certain, elle aura des trucs financiers. La Région aussi suivrait parce qu’on règle les problèmes, le Département aussi suivrait. Donc tout le monde mettrait la main à la poche et on mettrait la main à la poche intelligemment. C’est vrai qu’on ne peut pas laisser tout seul, la commune et le maire, même si c’est les responsables et tout ça, ce sont les administrés qui ont payé une fois quand on a fait les lotissements là-bas, ils ne vont quand même pas repayer pour réparer les âneries des autres. Mais c’est pour ça que je crois qu’à ce moment-là, la collectivité doit intervenir pour résoudre le problème définitivement. C’est un phénomène récurent, si on ne fait rien, on va se reposer la même question à chaque inondation. Michel Bahut, responsable de la cellule hydraulique à la DDE de l’Aude L’expropriation des quartiers Nord de Cuxac est présentée par de nombreux gestionnaires comme « la solution » même s’ils reconnaissent que c’est un projet irréalisable tant il paraît difficile de mener à bien le déplacement de plus de quatre cents familles qui se sont installées, il y a plus de vingt ans, et qui bien souvent ont construit leur propre maison avec un permis de construire en bonne et due forme. Pour les techniciens, cette solution est la seule qui « règle le problème de manière définitive » et son coût est du même ordre de grandeur que la réalisation d’ouvrages de protection imposants dont il faut assurer l’entretien. Un architecte ayant travaillé sur Cuxac pendant le mandat d’Henri Jacquart explique que ce dernier lui a demandé d’étudier un projet d’aménagement de la colline du Pech pour assurer éventuellement le transfert des sinistrés des Garrigots et des Olivettes. Jacquart, j’étais à son bureau quatre ou cinq jours après l’inondation. Il y avait son bureau et tout le monde était autour, il me dit : « Il me faut un contre-projet. Si je me fais allumer, je sors le projet du Pech ». Moi, en deux jours, je lui dessine le projet, une esquisse au 1/5000ème pour éventuellement avoir une porte de sortie. Il y a un problème et moi, j’ai la solution. Ça ne s’est pas fait, je ne sais pas pourquoi. Troubles politiques…[…] Le mal est incurable, ces quartiers ne pouvaient pas marcher et alors il aurait fallu prendre des décisions lourdes : on déménage tout le monde et on résout le problème de manière définitive. Jean Pavis, architecte à Narbonne Sur le plan politique, il apparaît salvateur au maire de l’époque de pouvoir présenter un projet au lendemain de la catastrophe de manière à répondre à la nécessité de faire quelque chose, comme le montre cette commande, en urgence et dans le secret, à l’architecte de la 187 municipalité. Un ingénieur de la DDE regrette aussi que les autorités n’aient pas davantage profité de l’émotion provoquée par la catastrophe pour prendre la décision de détruire ces quartiers : « Aujourd’hui, on a du mal à voir une solution… Enfin la solution, en 1999, donc quand il y a eu ces dégâts et ces morts, moi, je crois que ça aurait été le moment de taper sur la table et de dire, il faut exproprier ! ». - Des solutions sans ménagement pour la société locale Les deux solutions mises en avant par les gestionnaires relèvent de la même nécessité de faire quelque chose après le drame de 1999. Le projet d’endiguement apparaît comme la manifestation d’une confiance dans les possibilités du « faire technique ». L’abandon des quartiers nouveaux signe au contraire l’échec d’un mode d’aménagement qui conduit à la destruction de ce qui a été planifié vingt ans plus tôt. Dans les deux cas, la société locale semble absente des discours des gestionnaires. Un ingénieur envisage les expropriations en lançant sous forme de boutade : « S’il faut mettre tout le monde dehors, on va avoir besoin de psys ! ». Le responsable du projet de l’endiguement de Cuxac retourne les questions vers l’enquêteur pour en savoir davantage sur les attentes de la population : Et vous qui avez été sur le terrain, comment vous sentez la population ? Il y a deux types de personnes, celles qui sont relativement indifférentes s’il faut des digues ou pas, et puis, d’autres personnes plus impliquées dans des structures associatives, qui sont de manière très virulente contre les digues, en disant que toutes les digues cèdent, qu’elles n’arriveront pas à vivre avec quatre mètres cinquante d’eau au-dessus de la tête sachant que si ça cède, ça ne sera pas deux mètres d’eau qu’elles auront comme en 1999. Ma thèse, c’est qu’on voit même dans leurs écrits [de la municipalité et des associations], parce que nous, on les a rencontrés pour présenter le projet et eux, font des propositions, en disant, il faut faire ci, il faut faire ça. Ils proposent des projets qui ont été abandonnés, qui ont été rejetés, il y a des années. Ils proposent des solutions qui aggravent la situation et je ne suis même pas sûr qu’ils aient compris et qu’ils aient bien pris conscience du phénomène de crue tel qu’il se passe dans la commune. Louis Durand, ingénieur de l’AIBPA Les « solutions » des gestionnaires ne « ménagent » que peu les spécificités de la société locale et apparaissent parfois en décalage avec les dynamiques territoriales. Michel Marié distingue l’aménagement, de l’ordre de l’interventionnisme et du volontarisme d’État, du ménagement du territoire, de l’ordre de la négociation et du compromis. Pour Michel Marié, ces deux dynamiques souvent contraires sont toujours imbriquées sur le territoire : « Un dispositif technique n’a de chance d’être rentable et de bien fonctionner que si, paradoxalement, il a su affronter des sociétés locales assez fortes pour lui résister et donc composer avec l’épaisseur sociale. L’aménagement, 188 comme processus volontaire d’organisation et de fertilisation de l’espace, ne réussit bien que s’il s’accompagne d’une certaine dose de ce qu’on pourrait appeler ménagement du territoire ; notion que je définirai provisoirement comme étant la capacité des institutions de l’aménagement à autoréguler, c’est-à-dire à réévaluer en permanence les termes de leur action en fonction des forces en présence » (Marié, 1996 : 68). Pour les techniciens, la population et ses représentants élus apparaissent davantage comme des groupes réticents et résistants à leurs projets que comme des interlocuteurs à même de participer à la genèse des projets. Dès lors, l’ingénieur de l’AIBPA s’interroge sur la capacité des élus à comprendre le phénomène de crue et le responsable de la DDE envisage l’évacuation des quartiers Nord à grand renfort de « psys » pour les habitants. Enfin, de manière quelque peu paradoxale, des ingénieurs du CETE vont jusqu’à envisager des protections qui laissent passer les crues de moyenne importance pour « entretenir la culture du risque » : Lui : Moi, il y a une question que je me pose, ma collègue dit, il faut protéger pour les petites crues. Moi, je me dis que, quand on protège trop pour les petites crues, les gens ne connaissent plus, ils ne voient plus l’eau et en fait, il y a une perte de mémoire. Si tu protèges pour une crue de retour de période de cinq ans et bien le mec en moyenne, tous les cinq ans, il va voir de l’eau qui va passer devant sa maison. Il va se dire, tiens, il y a de l’eau qui passe devant ma maison. Elle : Moi, je trouve que c’est pire. Parce que les gens savent ce que c’est une inondation. Je pense que même quelqu’un qui n’en a pas fait l’expérience, il se dit, je vais avoir les pieds dans l’eau, les cartons mouillés en-bas, machin, il y aura de l’eau sur la route. Etc. Mais si tu leur laisses passer de l’eau pour une décennale et même moins, en disant, il faut faire attention à ne pas s’habituer aux inondations. Alors que quand on parle de culture d’inondation, c’est les inondations meurtrières avec des gros dégâts. Donc, il ne faut pas non plus les habituer à de petites inondations et d’autre part, je pense que la culture de l’inondation, tu peux très bien l’entretenir sans forcément faire passer l’eau sous le nez des gens. Avec des photos de 1999… Ce n’est pas parce que tu leur mouilles la terrasse que tu leur donnes une culture de l’inondation. Au contraire, moi, j’ai peur que les gens s’habituent. Bon enfin… Ça, c’est en débat ça. Marc Guillon et Anaïk Morvan, ingénieur et technicienne au CETE d’Aix-en-Provence L’absence de protection contre les inondations de petite taille, décidée sciemment pour construire une « culture du risque » chez les populations concernées, constitue sans doute un exemple caricatural de « solutions » sans ménagement pour la société locale. Ces projets lourds de conséquences pour « la vie au village » sont à mettre en regard des bricolages et des arrangements auxquels les habitants ont recours pour « vivre avec » le risque de retour d’une catastrophe. La logique aménageuse des grands ouvrages apparaît en décalage avec les micro pratiques des riverains qui tentent de continuer à vivre là, malgré la proximité des événements de 1999. Le travail de François Duchêne et de Christelle Morel-Journel (2004) conduit dans les quartiers périurbains de Lyon, riverains de l’Yzeron et du Ravin connus pour leurs crues, critique la notion de « culture de risque ». Cette dernière apparaît comme l’expression du « 189 point de vue surplombant de “ceux qui savent” rapporté à celui de “ceux qui ne savent pas”(id. : 12), et comme le « symptôme du désarroi des “élites” face à l’épaisseur et à la diversité des territoires » (id. : 152). Elle représente « l’ombre portée par les gestionnaires sur des phénomènes sociaux plus complexes » (id. : 12). Nous y reviendrons dans le chapitre 6. Conclusion L’enquête réalisée auprès des gestionnaires montre de nombreuses similarités avec la nécessité pour les sinistrés de comprendre la catastrophe. Si ces professionnels n’ont pas fait directement l’expérience du drame, ils retraduisent l’événement dans le discours du code comme le résultat de multiples transgressions. Dès lors, la singularité de la société locale ou les pressions politiques apparaissent comme des facteurs expliquant le non-respect de la règle à l’origine de la catastrophe. Emprunte de silences, d’oublis et d’amnésies, tant la « véritable » explication relève du secret, la logique de l’accusation se nourrit, pour les gestionnaires, du système d’acteurs dans lequel ils sont pris. Elle désigne en premier lieu les élus avec qui les relations sont souvent tendues et en second lieu la société locale qui apparaît comme le lieu des « arrangements » qui échappent à la mise en ordre prescrite par le discours du code. Enfin, les explications des techniciens sont contraintes par l’impératif de la question : « Que faire aujourd’hui ? ». Les explications du drame de 1999 ont vocation à devenir des « solutions », quitte à ce que les projets proposés soient lourds de conséquences pour les habitants alors que la société locale n’apparaît qu’en filigrane dans les propos des gestionnaires. La catastrophe apparaît pour les techniciens comme un objet hors norme tant il cristallise tout ce qui résiste à la règle. Ils y projettent les singularités d’un territoire, les pressions de la politique locale, les erreurs de leurs prédécesseurs, les conflits avec les élus. L’objet catastrophe apparaît, au final, comme relevant peu du règlement et de la technique, trop pauvres symboliquement. Il provoque l’interprétation de manière analogue à ce que le chapitre précédent a montré pour les sinistrés. Si les riverains placent au cœur de leur récit « les événements de 1999 », les techniciens parlent du « problème des inondations ». Cette euphémisation du drame dans le discours du code ne dissimule pas pour autant le conflit latent et diffus entre les garants de la règle et la société locale définie comme le « lieu de la différence et de la spécificité » (Barel, 1981 : 7). 190 Chapitre 5. La compréhension gratuite de l’enquêteur La nécessité de comprendre la catastrophe pour les habitants comme pour les gestionnaires oriente l’enquête vers le recueil des interprétations de l’événement et l’analyse des modalités de construction des explications. La logique de l’accusation ou la mise en énigme du drame de 1999 apparaissent pour le chercheur comme des dynamiques indigènes qui comblent la béance du sens ouverte par la catastrophe. Cependant, la conduite des entretiens est toujours ambivalente tant les questions de l’enquêteur oscillent entre une invitation à expliquer et une investigation autonome. Dans quelle mesure la préoccupation des informateurs devient-elle au cours de l’enquête un fil conducteur pour l’ethnographe ? Les sollicitations des habitants pour « faire la lumière » sur la catastrophe ainsi que les attentes des gestionnaires vis-à-vis de « l’expert de la population » conduisent l’enquêteur à rechercher à son tour une explication. Dans les deux chapitres précédents, l’analyse rend compte de la manière dont les sinistrés et les gestionnaires expliquent « spontanément » les événements de 1999. Le matériau n’est que peu influencé par les questions de l’enquêteur. Les informateurs apparaissent sans ambiguïté être les auteurs des propos analysés. Mais les conversations sont parfois davantage marquées par les interventions du chercheur qui oriente, par exemple, la discussion sur les raisons socio-historiques de l’aménagement des quartiers neufs en zone inondable. Les informateurs répondent bien sûr en apportant de nombreuses précisions et des analyses riches sur la transformation du bourg viticole en un village périurbain. Mais s’agit-il encore pour eux d’une explication de la catastrophe ? Ou du moins présentent-ils là leur explication des inondations de 19991 ? La dynamique de l’entretien, qui repose sur le jeu des 1 Pierre Bourdieu explique la difficulté qu’il y a à appréhender la pratique en sciences sociales tant les modes de connaissance savante se distinguent des modes de connaissance pratique, au principe de l’expérience ordinaire du monde social. Il en résulte parfois un décalage sur le terrain entre les questions de l’enquêteur qui ne correspondent pas aux enjeux pratiques des personnes rencontrées : « Du fait qu’il a toutes les chances d’ignorer les conditions sociales et logiques du changement de nature qu’il fait subir à la pratique et à ses produits et du même coup la nature des transformations logiques qu’il impose à l’information recueillie, l’analyste est porté à toutes les erreurs qui découlent de la tendance à confondre le point de vue de l’acteur et le point de vue du spectateur, à chercher par exemple des solutions à des questions de spectateur que la pratique ne pose pas parce qu’elle n’a pas à se les poser, au lieu de se demander si le propre de la pratique ne réside pas dans le fait qu’elle exclut ces questions » (Bourdieu, 1980 : 139). 191 questions et des réponses, conduit, dans ce cas, à une co-production, par l’enquêteur et l’enquêté, de l’intelligibilité des événements de 1999. La plus grande intervention de l’enquêteur interroge la fragile distance qu’il tente de conserver avec son objet. Il se retrouve dans une situation analogue à celle que connaît l’ethnologue, quand, étudiant les mythes, il est confronté à la question de la croyance. Jean Pouillon explique à ce propos : « Nous ne disons pas que nous croyons, précisément parce que nous croyons ne pas croire, parce que nous sommes convaincus de dire les choses comme elles sont. C’est pourquoi seul l’incroyant croit que le croyant croit. La croyance ne se dit pas, ne peut se dire telle lorsqu’elle s’appuie sur une confiance spontanée dans la solidité, la fiabilité de l’ordre des choses tel qu’il nous apparaît » (Pouillon, 1993 : 26). Un travail sur la croyance en sciences sociales pose immanquablement la question de la relation que l’enquêteur entretient avec les croyances des informateurs. A ce titre, nous avons été « pris »1 par la préoccupation indigène d’expliquer la catastrophe et, en nous mettant à croire, c’est-àdire « croire ne pas croire »1, nous avons écrit la chronique d’une catastrophe annoncée. Ce chapitre n’accrédite pas la « véritable » explication, prégnante par rapport aux éléments apportés dans les chapitres précédents, mais montre comment l’enquête a entraîné l’ethnographe à élaborer lui aussi une interprétation. La position surplombante du chercheur semble, dans le cas d’une ethnographie du proche, difficile à tenir, comme l’explique Sophie Caratini : « Il ne saurait être question pour l’anthropologie, d’enfiler une blouse blanche et de procéder à la manière d’un chimiste – même si les réactions chimiques sont omniprésentes dans la nature comme dans les organismes vivants. Il ne suffit pas de déposer au fond d’une éprouvette deux corps étrangers l’un à l’autre et d’observer ensuite les interactions : il s’agit de se mettre soi-même dans l’éprouvette » (Caratini, 2004 : 122). Élisabeth Claverie explique, à propos de son enquête sur les apparitions de la vierge en Bosnie-Herzégovine, la difficulté de travailler sur des objets fictionnels, à la différence d’objets existants : « Hors de la question de leur “contenu” comme “texte”, la question de la saisie pragmatique des objets fictionnels résistait – et avec elle les objets fictionnels euxmêmes – et elle finit par être renvoyée à la question passionnante des constructions modales, à savoir le croire que » (Claverie, 2003 : 33). Les remarques et plaisanteries formulées par ses 1 Jeanne Favret-Saada montre, lors de son enquête sur la sorcellerie dans le Bocage de l’Ouest, qu’une position d’extériorité et de neutralité sur le terrain condamne toute possibilité de connaissance de l’objet. La recherche ne peut se faire « qu’en revenant sur la manière dont il [l’enquêteur] y a été “pris” ; faisant de ce mouvement de vaet-vient entre la “prise” initiale et sa “reprise” théorique, l’objet de sa réflexion » (Favret-Saada, 1977 : 33). 192 collègues avant d’engager une discussion scientifique tendent à bien s’assurer de sa complicité quant à l’irrationnel et à l’impossibilité des apparitions. La saisie de l’objet empirique sur un mode a priori critique pose question pour Élisabeth Claverie : « Critiquer, c’est qu’on le veuille ou non, activer la tension entre un être et un devoir être ; décrire le monde tel qu’il est, en prenant appui sur une position normative qui, même si, c’est le plus souvent le cas en sciences sociales, elle demeure implicite, n’en contribue pas moins à informer et à structurer la représentation que l’on donne à un état de choses ; c’est-à-dire à juger » (id. : 351). Le chercheur se retrouve alors pris entre deux soupçons contradictoires : « soit celui de trahir l’exigence de neutralité en se montrant trop évidemment critique, soit celui de dissimuler sous une neutralité apparente une complicité inavouable » (id. 352). Élisabeth Claverie appelle à faire du jugement, plutôt qu’un « envers menaçant pour les sciences sociales qui leur interdirait l’accès à certains objets trop investis », un objet pour l’anthropologie. Refusant le modèle dualiste, hérité des Lumières, qui positionne le chercheur du côté de la raison, objectivant et analysant de manière surplombante l’irrationnel des dispositions profanes, la sociologie de la critique ou l’anthropologie pragmatique, dont se réclame Élisabeth Claverie2, vise à comprendre comment les intéressés eux-mêmes jugent. Suivant cette orientation, l’essentiel ne réside pas dans les informations délivrées par les explications, mais vise leur élaboration et leur construction. Dès lors, le matériau ne doit pas être mis en ordre par le jugement du chercheur distinguant ce qui est crédible, raisonnable et sensé, de ce qui ne l’est pas3. Il doit être analysé dans son ensemble comme révélant les processus de jugement et de croyance à l’œuvre dans la compréhension de la catastrophe. Le privilège4 de l’enquêteur, qui dispose de temps et de la possibilité d’aller rencontrer les uns et les autres, inviterait à reconstituer une méta-explication qui, pour recouper 1 « N’importe quelle croyance peut s’énoncer mais la plus forte demeure inconsciente sinon de son contenu, du moins de sa nature : croire, c’est croire ne pas croire » (Pouillon, 1993 : 10). 2 La référence à la démarche pragmatique se cantonne aux modalités de construction de l’objet de recherche quand l’objet empirique relève des phénomènes de croyance. L’appareillage d’analyse du matériau, tel qu’il est défini dans le Laboratoire des Cités (Dodier, 2005) ou tel qu’il est utilisé par la sociologie des régimes d’action, n’est pas repris dans notre travail. 3 Pour Olivier Schwartz (1993), l’ethnographie n’en a jamais fini avec l’interprétation si bien qu’il apparaît impossible de procéder, avec un matériau constitué à partir d’entretiens, de manière strictement vérificationniste : « Les “data” sont les discours évoquant les choses et non les choses évoquées par les discours » (Schwartz, 1993 : 282). 4 Pierre Bourdieu parle du « privilège de la totalisation » qui « suppose d’une part la neutralisation pratique (donc implicite) des fonctions pratiques – c’est-à-dire, dans le cas particulier, la mise entre parenthèse des usages pratiques des repères temporels –, neutralisation qu’exerce par soi la relation d’enquête comme situation d’interrogation “théorique” supposant la mise en suspens des investissements pratiques, et d’autre part la mise en œuvre, qui demande du temps, de ces instruments d’éternisation, accumulés au cours de l’histoire et acquis au 193 l’ensemble des récits, n’appartiendrait plus en propre à aucun des informateurs. Cette démarche réduirait le matériau empirique à un texte dont il s’agirait de décoder le sens et tendrait à reléguer au second plan l’intentionnalité des interlocuteurs, leurs stratégies et leurs visées pratiques. Les deux chapitres précédents ont montré, au contraire, comment les explications des habitants et des gestionnaires se font rapidement oublieuses de l’événement au profit de « tout le social qu’il y a autour », comme l’explique Sylvie Fainzang (1994 : 165) à propos de la maladie. Sur le terrain, l’ignorance de l’enquêteur n’est pas tant d’ordre sémantique que pragmatique, pour reprendre la distinction proposée par Jean Bazin1. L’analyse des explications repose alors sur l’histoire des informateurs et les conflits latents réactivés par la catastrophe. Jean Bazin explique à ce propos : « Chaque nouvelle action est la résultante d’une série d’actions antérieures. Outre ce cadavre qu’on interroge, il y a en a bien d’autres “dans le placard”. Il faut donc que je puisse reconstituer, tant bien que mal, toute l’affaire, la série des successions contestées à la tête du lignage qui conduit à l’accusation aujourd’hui, les épisodes successifs du conflit de factions qui mènent à la crise actuelle. Mais, quoiqu’elle puisse éventuellement dériver sur un exercice micro-historique qui devient à luimême sa propre fin, cette perspective historisante est ici instrumentale. Ce que je vise à établir n’est pas ce qui s’est réellement passé, mais, pour un cas donné, la “syntaxe” ou la “logique” des actions plausibles » (Bazin, 1996 : 418). La chronique d’une catastrophe annoncée correspond à cet « exercice micro-historique » qui restitue la « logique des actions plausibles ». Partant des événements de 1999, le travail d’enquête s’intéresse aux transformations de Cuxac d’Aude depuis le début du siècle, qui, d’un bourg viticole, est devenu un village périurbain. L’histoire de l’occupation des garrigues, inondées par les grandes crues, au nord de l’ancien bourg, tente de rendre compte de la « logique » de l’urbanisation des quartiers des Garrigots et des Olivettes à la fin des années soixante-dix. L’enquête s’oriente vers la rencontre des notables et des anciens de Cuxac d’Aude : les élus de l’époque et ceux en place prix de temps, que sont l’écriture et toutes les autres techniques d’enregistrement et d’analyses, théories, méthodes, schémas, etc. » (Bourdieu, 1980 : 139). 1 Pour Jean Bazin, la confrontation de l’ethnographe avec un terrain étranger et des personnes inconnues pose la question suivante : si je ne sais pas ce qu’ils font, je ne sais pas non plus de quoi, au juste, je me trouve ignorant. Deux postures sont possibles pour l’ethnographe. Il peut considérer que son ignorance est d’ordre sémantique : le comportement des enquêtés est expressif mais son sens est caché. Il s’agit de le déchiffrer. « Au lieu de pouvoir dire ce qu’ils font, ce qui supposerait que j’ai cherché à l’apprendre, je fais de ce qu’ils font l’exemple d’une manière dogon de se comporter. (…) Je les institue à leur insu acteurs de leur “culture”. Or tel n’est pas vraisemblablement pas, en la circonstance, leur souci majeur, ni l’un des enjeux de leur pratique » (Bazin, 1996 : 407). Son ignorance peut être d’ordre pragmatique. Il voit agir les enquêtés sans comprendre de quelles affaires ils traitent. Il s’agit alors de reconstituer les raisons conjoncturelles de leur action : « Ce que j’observe, ce sont en 194 aujourd’hui, les notaires qui se sont succédé au village, les anciens viticulteurs et les propriétaires terriens, les géomètres et les architectes qui ont dessiné les quartiers neufs. La consultation des documents d’archives complète l’histoire de la construction des nouveaux quartiers, et auparavant, du développement du village de Cuxac d’Aude soutenu par l’essor de la viticulture et toujours contraint par les crues de l’Aude. Ce chapitre propose la chronique d’une catastrophe annoncée, élaborée au cours des échanges entre l’ethnographe et ses informateurs. Ce récit à deux voix correspond à la nécessité pour l’ethnographe d’expliquer la catastrophe et repose sur la connaissance sociohistorique du village détenue par les informateurs. L’écart qui existe entre cette chronique et les explications analysées dans les deux chapitres précédents renvoie aux rapports différents que les praticiens et le chercheur entretiennent avec leur objet. Geneviève Delbos (1993) s’est intéressée aux débats qui opposent, d’une part, les Karams, qui croient que les vers de terre coassent, d’autre part, les pêcheurs de l’Ile de Houat pour qui les homards se distinguent en « coureur » et « grottier », avec la communauté scientifique qui conteste chaque fois la justesse de ces observations. Elle rapporte ces désaccords au fait que les deux groupes ne sont pas liés de la même manière à l’objet qu’il s’agit de comprendre. La visée des Karams ou des pêcheurs oriente la construction d’un savoir pratique qui répond au « comment », alors que l’intérêt gratuit du chercheur permet d’isoler la part du réel susceptible d’être modélisée pour construire un savoir scientifique1. La compréhension du chercheur ne répond pas, localement, aux attentes pratiques des habitants ou des gestionnaires. Elle tente d’intégrer les critères académiques exigés lors d’un travail de thèse si bien qu’elle prend la forme d’une analyse socio-historique qui procède en trois temps. L’événement de 1999 est à replacer tout d’abord dans une histoire longue des inondations dévoilée par les anciens ou les archives. L’intérêt historique porté aux crues de l’Aude conduit immanquablement au fonctionnement de la viticulture qui devient, à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, une monoculture dans le canton grâce aux qualités inondables des Basses plaines. Enfin, l’hypothèse formulée dans ce chapitre, repose sur le lien qui existe entre les multiples crises qui touchent le monde viticole après-guerre et la mutation sociale du bourg de Cuxac d’Aude en un village dortoir. fait des “coups”, habiles ou maladroits, gagnants ou perdants, dans une “partie” au beau milieu de laquelle, je suis tombé. Mais faute de connaître les “règles du jeu”, je ne le “sais” pas » (id. : 408). 1 Elle explique à propos des praticiens : « L’économie et l’efficacité de son savoir ne résident pas dans les principes d’explication, dont il se passe fort bien au demeurant, mais dans la possibilité qu’il lui ouvre de maîtriser ponctuellement de vastes configurations phénoménales où toute la signification est donnée à voir d’un seul coup, et de les mobiliser en situation, dans un hic et nunc reconduit où elles se reformulent en un système cohérent mais provisoire dictant un faire ou permettant de l’anticiper. » (Delbos, 1993 : 375) 195 5.1. Une histoire longue des inondations La répétition chronique des crues de l’Aude, provoquant chaque fois des inondations dont l’ampleur est aujourd’hui rapportée statistiquement à une période de retour1, confère à ce cataclysme naturel une dimension historique. Les documents d’archives, comme les délibérations du Conseil municipal, témoignent chaque fois des dégâts constatés et des dommages causés aux ouvrages de protection. Le même appel est lancé systématiquement pour indemniser les sinistrés et les « victimes des calamités naturelles » et pour reconstruire les digues. Les anciens habitants de Cuxac présentent les inondations comme un phénomène chronique, en répétant, tel un leitmotiv : « Des inondations, il y en a eu, il y en a et il y en aura toujours ! On ne peut pas les empêcher ». L’histoire des inondations prend alors la forme d’une litanie constituée par les dates des plus grandes crues2. La réduction de la description de l’événement à sa seule date tend à représenter le temps de manière cyclique, marqué par le retour perpétuel de crues semblables, plutôt que de manière linéaire, comme la continuelle manifestation de l’inédit et du nouveau. Plutôt que d’entreprendre une histoire chronologique des crues de l’Aude et des dommages causés au village, l’analyse montre l’importance qu’ont joué les crues dans la formation de ce territoire1. - Aux origines : la terre ferme émerge des marécages Les anciens du village rappellent souvent que le village de Cuxac d’Aude s’est construit sur des terres autrefois marécageuses, situées sur la zone littorale. « Avant, c’était la mer ici ! Vous trouvez plein de coquillages dans les garrigues », explique un viticulteur. L’ancien notaire du village rappelle, en tout début d’entretien, quelles sont les origines du village : 1 On parle, par exemple, de crues centennales pour qualifier les plus grandes inondations qui, en moyenne, s’observe tous les cent ans, ou de crues décennales pour les inondations plus modestes et plus fréquentes dont la période de retour est de dix ans. 2 Dans l’ouvrage portant sur l’histoire locale du canton de Coursan, commandé par le Conseil général de l’Aude, on peut lire dans le chapitre consacré aux inondations : « Pour remédier aux dommages que causent les inondations répétées de l’Aude, (1833, 1836, 1840, 1842, 1843, 1844, 1856, 1860, 1862)… ». Figure aussi un encadré intitulé « Les crues » avec les dates des principales inondations dont l’ampleur est qualifiée par le débit d’eau relevé. 196 Alors, au départ, ce qu’il faut bien se mettre dans la tête, ce qui est aujourd’hui l’étang de Capestang 2, qui sont des anciens marais salants du duché de Narbonne, ça provient d’un étang qui, aujourd’hui, fait huit cents hectares et qui autrefois faisait vingt-cinq mille hectares. La partie la plus basse n’a jamais pu être mise en culture et forme l’étang d’aujourd’hui et toutes les terres qui vont jusqu’à Cuxac étaient des marais salants, les terres les plus basses j’entends. […] Disons que c’est au début du siècle dernier qu’on a, petit à petit, par des moyens d’atterrissement de l’étang de Capestang, c’est-à-dire par le Gailhousty, envoyé des eaux limoneuses dans l’étang de Capestang pour le combler et pour combler bien sûr toutes les terres ensuite qui ont été cultivées et qui sont cultivées aujourd’hui. Donc la première des choses à penser, c’est ça, marais salants au départ, assèchement au siècle dernier et petit à petit, tout ce qui autrefois, était des marais salants, sont devenus des terres cultivables. Il y avait l’abbaye de Fontcalvy qui dépendait de l’abbaye de Fontfroide et tout ça, c’était des greniers à blé. Chaque fois qu’une terre devenait asséchée et était susceptible de porter du blé, on mettait du blé. Par la suite, compte tenu de tous ces canaux d’atterrissement, on a planté plutôt de la vigne, parce qu’on pouvait inonder ces vignes pendant soixante jours. Comme on était dans la partie la plus basse, la plaine de Coursan, on a arrosé, comme on dit, on a submergé, on a fait des submersions pendant soixante jours, les mois de février et mars, pour éviter le phylloxéra3. On a eu donc toutes ces terres qui, petit à petit, sont devenues, non plus des parcelles à blé, mais des parcelles à vignes. Bertrand Delile, ancien notaire de Cuxac d’Aude Un viticulteur propriétaire d’un grand domaine à Coursan évoque de même l’origine des Basses plaines de l’Aude, sorties de l’eau grâce aux dépôts d’alluvions : C’était un delta, il y avait deux bras, un bras qui allait se perdre dans les étangs salés de Bages ou Gruissan, et puis il y avait le bras qui prenait l’autre côté. Alors sous le règne d’Henri IV, le fleuve Aude a été aménagé de la même façon que le cours du Rhône à cette époque-là, que le cours de l’Hérault, les fleuves côtiers, pour essayer d’utiliser les eaux d’inondations pour gagner, si je puis dire, des terrains cultivables, c’était ça. Le but de Sully et d’Henri IV, c’était d’accroître les parties cultivées. Donc, pour cela, on a entrepris un véritable colmatage de ce qui était des marais salants, les marais salants arrivaient aux portes de Coursan. Il y avait un domaine, qui s’appelle le domaine du Grand Sel, qui était habité à cette époque-là par des moines et ces moines avaient des marais salants, donc, aux portes de Coursan. Ils récoltaient le sel, c’est pour dire que le colmatage qui est intervenu ici, comme le colmatage qui est intervenu dans le Rhône et dans l’Hérault, est relativement récent et date de cette époque où on a aménagé les fleuves pour faire du colmatage. Et donc vous avez le canal d’atterrissement dont le but était d’atterrir l’étang de Capestang. Et puis, on a endigué du fait de la suppression du delta, on a endigué le cours de l’Aude et on a fait la rivière de l’Aude actuelle. […] Le canal d’atterrissement, ça voulait dire qu’on ouvrait les vannes à certaines périodes pour faire passer l’eau et on provoquait des inondations, inonder la plaine quand les eaux étaient suffisamment limoneuses et par conséquent, on colmatait la plaine. On a connu cette période, je vous dis, il y a encore trente ans. Henri Vignier, propriétaire viticole de Coursan Les Basses plaines de l’Aude se sont constituées par sédimentation des alluvions déposées à chaque crue, comme le rappellent les géographes (Verdeil, 1990 ; Vinet, 2003). Ils 1 On peut parler d’une formation, tant physique que sociale, puisque les crues de l’Aude sont à l’origine du colmatage des marais par les dépôts d’alluvions et ont influencé l’organisation et les pratiques de la communauté villageoise. 2 L’étang se situe aujourd’hui au nord de Cuxac mais s’étendait auparavant plus largement sur la plaine de Sallèles, Cuxac et Coursan. 3 Le phylloxéra est un puceron microscopique qui détruit les vignes en piquant les racines, privant ainsi la plante de sa sève vitale. Originaire d’Amérique, il est arrivé en France avec les cépages américains, tel le Jacquez, introduits en Languedoc, sous le Second Empire, pour la création d’hybrides par croisement avec les cépages français (Poudou, 2005 : 75). 197 précisent que l’on garde des traces des Salines de Coursan jusqu’au XIVème siècle et que l’étang salé situé entre Narbonne et la Clape cesse d’être exploité au XVIIème siècle, tout comme les salines de l’étang de Capestang (Vinet, 2003). Les XVIIème et XVIIIème siècles sont marqués par la progression de l’environnement continental sur le milieu marin. Des aménagements lourds sont réalisés de manière à canaliser l’Aude le long de digues. Des canaux sont creusés depuis la rivière jusqu’aux étangs qu’il s’agit de colmater et d’assécher pour conquérir de nouvelles terres cultivables1. Xavier Verdejo (1983) rapporte les propos du Baron Trouvé2, préfet à l’époque napoléonienne : « Le canton de Coursan est situé au nord-est de Narbonne, dans une vaste plaine qu’engraisse le limon de la rivière d’Aude qui l’arrose et en fait le plus fécond et le plus riche, surtout en blé et en fourrage ». Une autre génération de canaux vient s’ajouter à la fin du XIXème siècle pour permettre la submersion des vignes contre le phylloxéra3. Les deux informateurs font référence aux canaux « d’atterrissement » 4 qui utilisent les eaux de crue pour déposer une couche de limon sur les terrains inondés et permettre l’exhaussement des Basses plaines. Les terres cultivables, nouvellement conquises sur les marais et les étangs, sont plantées en blé aux XVIIIème et début du XIXème siècle (Verdejo, 1983 ; Poudou, 2005). Par la suite, ces mêmes canaux d’atterrissement, renforcés par de nouveaux, permettent la submersion des terres pour lutter contre le phylloxéra et fertiliser les terres. Les inondations sont, de manière quelque peu paradoxale, le moteur du processus de la sortie des eaux des Basses plaines de l’Aude. - La municipalité de Cuxac, telle Sisyphe, face aux inondations à répétition Le dépouillement des délibérations du Conseil municipal de Cuxac d’Aude pour la période 1891-19895 permet de retrouver les traces écrites des grandes crues qui ont touché le village. Au-delà de la description du phénomène, les discours de la municipalité rappellent chaque fois la longue histoire des crues de l’Aude et réclament une solution pérenne. 1 Le canal de Gailhousty qui relie l’Aude à l’étang de Capestang est achevé en 1782. L’ouvrage de 1818 s’intitule : Description du département de l’Aude 3 C’est le cas du canal de Cuxac à Lespignan réalisé en 1875. La submersion des vignes pendant une quarantaine de jours en hiver permettait de lutter contre le parasite et assurait la désalinisation des sols (Vinet, 2003). 4 Au sens propre : qui amène la terre. Le terme aterrissement apparaît en 1332 et vient du verbe atterrir qui signifie « remplir de terre » (dictionnaire Le Robert). 5 Nous avons effectué ce travail sur une période de l’ordre d’un siècle en prenant comme point de départ la grande inondation d’octobre 1891 jusqu’au dernier registre disponible qui couvre l’année 1989. Nous avons aussi consulté l’inventaire des archives communales antérieures à 1790, réalisé par Germain Mouynès et Jean Tissier (1895). L’utilisation de l’index proposant une entrée inondation a permis une recherche rapide des 2 198 Suite à l’inondation du 25 octobre 1891, le discours du maire, le docteur Clément Corbeil, est retranscrit intégralement dans le registre des délibérations. Après avoir fait état des dégâts constatés dans la commune et des brèches ouvertes sur les digues, il explique : Une trop longue expérience nous permet d’apprécier les dépenses considérables que nécessitera la réparation de ces ruptures, aussi devons-nous nous demander s’il ne serait pas sage et prudent de substituer à cette défense quelque peu factice, quelque chose de plus durable, de plus sérieux, de créer par exemple des exutoires qui soulageraient nos digues en temps de crue, en même temps qu’ils procureraient à la ville elle-même une plus grande sécurité. Cette idée n’est pas neuve, elle fut émise en 1844, après la terrible inondation de 1843 par notre assemblée communale, mais elle ne put aboutir. Aujourd’hui la situation est de tous points identique à celle de 1843. Nous avons en plus l’expérience de ces dernières années ; et sans remonter à l’époque lointaine qui a présidé à la construction des Digues de défense, en parcourant l’histoire locale de ce siècle, il nous est facile de montrer, pièces en main, que l’entretien des digues a été la préoccupation constante de toutes les administrations et qu’on y a englouti des sommes considérables. Délibération du Conseil municipal n° 288, séance du 14 9bre 1891, Crue du 25 8bre 1891 Le système de défense du village constitué par des digues édifiées le long de l’Aude est systématiquement critiqué après l’ouverture de brèches dans ces ouvrages. Pour le Docteur Corbeil, il s’agit d’une « défense factice » à laquelle il serait bon de substituer « quelque chose de plus durable » qui consiste, ici, en la réalisation d’exutoires1. Pour appuyer son projet, il fait référence à l’histoire locale du XIXème siècle qui montre l’inefficacité des digues balayées à chaque crue et les sommes considérables englouties en toute perte. Il rappelle les dommages causés aux digues par les inondations de 1820, 1833, 1835, 1836, 1842, 1843, 1846, 1873, 1875 et 1876 en précisant chaque fois la nature des travaux réalisés par la municipalité et leur coût financier. La comptabilité des dépenses municipales au cours d’un siècle d’inondation conduit à la conclusion suivante : En présence d’une situation aussi critique qui, depuis le commencement du siècle a entraîné pour la commune une dépense de plus de 120 000 francs, qui a fait perdre des sommes considérables, difficiles à évaluer, par la destruction des récoltes et qui menace l’existence d’une population de plus de 3000 habitants il y a lieu, messieurs, de se demander, comme je vous le disais tout à l’heure, s’il est d’un administrateur sage et prudent de persévérer dans une voie toute pleine d’imprévus et de périls. A chaque inondation la rive droite de l’Aude dépourvue de digues de défense s’exhausse, le lit de la rivière suit ce mouvement ascensionnel ; la rive gauche conserve le même niveau, et les digues de cette rive que l’on dut exhausser en 1843, sont aujourd’hui comme alors insuffisantes, puisque l’eau en a recouvert délibérations concernant les grandes crues antérieures à 1790. Reste la période de 1790 à 1891pour laquelle nous n’avons pas, faute de temps, dépouillé les registres des délibérations du Conseil municipal. 1 Ces aménagements permettent à l’eau, au-delà d’un certain niveau, de se déverser dans la plaine pour contenir l’augmentation du débit dans le lit de la rivière. Le but est de parer à des ruptures de digues en laissant la plaine s’inonder progressivement. 199 la crête. Nous devons donc, pour faire œuvre complète, non seulement réparer les ruptures, mais élever les digues. Eh ! bien, Messieurs, j’estime que pour faire œuvre utile et durable, il y a lieu de reprendre l’idée émise en 1844 : créer des brèches artificielles, des exutoires qui auront un double but : 1er colmater la rive gauche ; 2ème abaisser le niveau des eaux en temps de crue. Le colmatage de la rive gauche de l’Aude, terre toute d’alluvion serait un bienfait immense et dont notre commune ne serait pas seule à bénéficier. De la rive gauche de l’Aude au pied des coteaux de Montels, Capestang, Nissan, sur une largeur de 10 kilomètres, s’étend un vaste territoire autrefois improductif ou bien marécageux, complanté aujourd’hui pour la plus grande partie, en vignes d’une végétation des plus luxuriantes. De sorte que les digues de défense de notre commune édifiées avec nos deniers, entretenues avec un soin jaloux pour préserver nos récoltes, servent aujourd’hui à sauver les revenus de nos voisins, et il est certain que les propriétaires qui possèdent d’immenses vignobles sur les bords de l’étang de Capestang perdront leurs récoltes si nos digues sont rompues au moment où la vigne porte ses fruits. Durant la période hivernale, au contraire, les eaux troubles amenées insensiblement dans cette vaste plaine seraient d’un grand bien et achèveraient certainement le colmatage des parties basses de l’étang, d’où une source nouvelle d’énormes revenus. Délibération du Conseil municipal n° 288, séance du 14 9bre 1891, Crue du 25 8bre 1891 La réparation des digues apparaît pour la municipalité, tel Sisyphe poussant sa pierre, comme un effort et un investissement considérables réduits à néant à l’inondation suivante. De plus, la construction de digues en rive gauche de l’Aude pour protéger le village de Cuxac ne laisse les petites inondations se déverser qu’en rive droite dont les terrains s’exhaussent. La rive gauche n’est plus nourrie par les dépôts d’alluvions et se trouve, à une altitude inférieure, d’autant plus vulnérable aux grandes inondations. Les digues doivent donc s’élever toujours davantage à mesure que la rive droite s’exhausse. Le Docteur Corbeil refuse de poursuivre dans une telle voie « pleine d’imprévus et de périls »1 et propose la mise en place de brèches artificielles permettant aux eaux de crue de s’écouler pour une part dans la plaine. Outre la prévention des ruptures de digues, ces aménagements permettent la poursuite du colmatage de la plaine par le dépôt du limon très fertile pour les cultures. Le maire rappelle à ce propos l’origine de la richesse des terres agricoles formées par les alluvions de la rivière en lieu et place d’anciens territoires marécageux « autrefois improductifs ». 1 Il précise : « Songeons aux sommes considérables englouties dans les digues et demandons-nous si nous ne courons pas à une ruine financière et peut-être un jour à la destruction du village en persévérant dans les errements du passé ». (Délibération du Conseil municipal n° 288, séance du 14 9bre 1891, Crue du 25 8bre 1891). 200 Les inondations de l’automne 1907, qui se produisent en pleine crise viticole1, touchent les propriétaires de vignes dont la situation est déjà difficile du fait de la mévente. Le Maire rappelle que la digue endommagée a déjà été emportée trois fois depuis 1900 occasionnant des dépenses « énormes » pour la commune et appelle, pour cette raison, les pouvoirs publics à venir en aide à la commune : M. Le Maire fait connaître ensuite que depuis 1900 , la Commune a dépensé pour cette partie de digue une somme de 26 500 francs. Il serait juste devant les sacrifices énormes qui s’imposent à la Commune pour la réparation et l’entretien des digues, devant les pertes de récoltes subies par un grand nombre de propriétaires en 1907 à la suite de l’ouverture de cette brèche, devant la situation créée à tous les contribuables par la crise viticole que traverse depuis de longues années notre région que les pouvoirs publics nous viennent particulièrement en aide dans la plus large mesure. Délibération du Conseil municipal n° 46, séance du 21 novembre 1907, Dégâts aux constructions communales L’inondation des 1er, 2 et 3 mars 1930 est remarquable pour son ampleur et son étendue puisqu’elle touche l’ensemble du Midi (Languedoc, bassin du Tarn et bassin de la Garonne)2. Plusieurs délibérations dressent le bilan des dégâts constatés à Cuxac et organisent les travaux d’urgence à réaliser de manière à rétablir la protection du village. Au-delà de ces préoccupations immédiates, le Conseil municipal rappelle la répétition de semblables catastrophes et réclame l’étude d’un projet d’envergure permettant de parer définitivement aux inondations. La réalisation du canal des Deux Mers offre une opportunité d’évacuer « la surabondance de nos cours d’eau en période de crue et d’éviter tout nouveau désastre »3. Pour la municipalité, ce projet apparaît comme un investissement susceptible de mettre un terme à des dépenses répétées et chroniques : « Des centaines de millions vont être dépensés uniquement pour réparer des désastres et si nous manquons de prévoyance, beaucoup d’autres millions peuvent, hélas, être encore empruntés pour une semblable réparation »4. En décembre 1932, le Conseil municipal doit « remédier à la situation angoissante créée à la commune de Cuxac d’Aude par les inondations du 14 au 20 décembre 1932 qui ont 1 « La guerre du vin », pour reprendre l’expression de George Ferré (1997) se déroule de mars à septembre 1907. Elle mobilise l’ensemble du monde viticole du Languedoc, notamment de nombreux petits propriétaires au bord de la faillite du fait de la chute des cours du vin. 2 Pour apprécier plus en détail l’ampleur de ces inondations, on peut se reporter à l’ouvrage réalisé à la suite de la catastrophe qui dresse l’inventaire des dégâts dans chaque village : Les inondations du Midi en Mars 1930. Les paisibles rivières devenues torrents de ruines et de Mort. Les deuils, les ruines, les héros. Le profit de la vente de ce livre était destiné aux sinistrés. 3 Délibération du Conseil Municipal n° 16, séance du 23 mai 1930, Canal des Deux Mers – Dragage du lit des rivières – Drainages 4 Id. 201 ouvert une nouvelle fois la brèche de l’Horto de Blazy ». Cet événement est l’occasion pour le maire de rappeler les travaux récents conduits sur la digue : La digue de protection de la plaine, rive gauche de l’Aude, au lieu-dit de l’Horto de Blazy, a été emportée de nombreuses fois et, tout récemment en mars et en octobre 1930. La dernière reconstruction date de juin, juillet et août 1931 ; elle a été faite dans des conditions de résistance telle que sa destruction a surpris administrateurs et administrés et déçu les esprits les plus optimistes. La situation actuelle démontre que toute mesure d’ordre individuel, – quelle qu’elle soit, – est insuffisante pour lutter efficacement contre les eaux d’inondation., qu’elle n’aura pour résultat que d’engouffrer inutilement des centaines de mille francs au détriment des contribuables et du Trésor Public et qu’il y a lieu de faire une étude d’ensemble et de prendre des mesures d’ordre général qui dépassent les possibilités des communes et que l’État seul peut mener à bonne fin avec l’aide de ses services techniques. D’autre part, la rivière d’Aude, en période de crue, menace, dans notre région, la sécurité des villes de Narbonne, Sallèles d’Aude, Cuxac d’Aude et Coursan. Délibération du Conseil municipal n° 54, séance du 4 janvier 1933, Inondations des 14 et 20 décembre 1932. Brèche de l’Horto de Blazy Les inondations endommagent une fois de plus des digues qui avaient pourtant été consolidées peu de temps auparavant, provoquant la « surprise des administrateurs et des administrés ». Le Conseil municipal regrette les dépenses importantes consacrées à des défenses restreintes à la protection du village et souhaite une étude plus large pour les communes de Sallèles, Coursan et Narbonne. La délibération fait référence au discours du Ministre des Travaux Publics prononcé au Sénat le 27 mars 1930, à la suite des inondations de 1930 pour appuyer l’idée d’une gestion du problème à une échelle plus grande que celle de Cuxac : D’ailleurs, les mesures que nous préconisons ont été envisagées par le Sénat dans sa séance du jeudi 27 mars 1930 après les inondations du 1er au 10 du même mois qui ravagèrent plusieurs départements et dont la commune de Cuxac d’Aude eut à souffrir terriblement. Au cours de cette séance, M. le Ministre des Travaux Publics s’exprimait ainsi : « Je suis convaincu d’être d’accord avec le Sénat tout entier comme je l’ai été avec la Chambre toute entière et, je pense, avec tous les sinistrés, que le travail de demain ne doit pas consister seulement à reconstituer ce qui a été détruit , mais qu’il faut faire encore mieux, » c’est-à-dire qu’il faut faire de la « prévention ». [Souligné dans la délibération] Il ajoutait : « Il y aurait les plus graves inconvénients à laisser refaire les digues par les petits syndicats et les communes, agissant isolément et séparément. Chacun de ces syndicats, chacune de ces communes, avec des moyens fort limités, envisage , c’est infiniment naturel et je ne peux pas les en blâmer, son petit intérêt particulier, ou ne voit pas l’intérêt général, il n’y a pas de plan d’ensemble pour le fleuve tout entier. Il faut qu’il y ait un plan d’ensemble. » 202 Délibération du Conseil municipal n° 54, séance du 4 janvier 1933, Inondations des 14 et 20 décembre 1932. Brèche de l’Horto de Blazy Le souhait de traiter le problème des inondations à l’échelle des Basses plaines de l’Aude semble être difficile à mettre en pratique. Le Conseil municipal de Cuxac d’Aude réagit en effet vivement l’année suivante à la constitution d’une association syndicale pour l’entretien des digues de la rive gauche, en précisant : « Conscient de défendre une cause juste qui tient compte de l’intérêt de tous, le Conseil municipal élève encore une fois une protestation indignée contre l’égoïsme de quelques-uns ». L’objet du désaccord concerne l’élévation des digues en rive gauche : Le Conseil Municipal considère que les crues qui se sont succédées au cours des siècles ont brutalement démontré les erreurs commises, d’abord, en construisant des digues, ensuite, en les surélevant.. Car, contenues par cette digue, les eaux limoneuses ont dès l’origine colmaté les territoires situés au plus près de l’embouchure de l’Aude, laissant nos terrains dans une cuvette. Le Conseil Municipal estime donc que l’édification de la digue a empêché le colmatage et créé un danger permanent pour les personnes et les biens. Si nous ralliant au principe de la « digue de défense » – dont notre génération a hérité – nous en reconnaissons à l’heure actuelle toute l’utilité, nous constatons que son rôle est par trop rigide. Délibération du Conseil municipal, séance du 11 août 1933, Protestation du Conseil municipal contre le syndicat pour l’entretien des digues de la rive gauche de l’Aude Critiquant le principe de « digue de défense », la municipalité renouvelle sa demande d’aménager des déversoirs pour colmater la plaine et limiter l’ouverture de brèches. Le Conseil municipal s’exprime en ces termes : « Le bon sens et la plus petite notion d’humanité crient et hurlent qu’un déversement lent est inoffensif, alors qu’une brèche survenant au point culminant de la crue peut provoquer une catastrophe irréparable, si elle se produit à la hauteur du village ». Si la sauvegarde des biens est mentionnée dans la délibération, la protection des vies humaines est aussi mise en avant : « L’idée fondamentale qui nous guide dans notre protestation, c’est non seulement la sauvegarde de nos biens, mais encore, et surtout, la sauvegarde de vies humaines à l’avenir. Les générations passées n’ont peut-être pas assez réfléchi aux conséquences que nous envisageons –, peut-être même se sont-elles heurtées à certaines dominations – mais il est de notre devoir de protester hautement, de nous dresser contre certaines puissances égoïstes, pour le bien des générations futures ». 203 Les inondations à répétition, survenues en 1933, sont l’occasion de rappeler les « sévères leçons données par la rivière d’Aude en 1930, 1931, 1932 et même 1933 ». Le Conseil municipal détaille les sommes considérables « vainement englouties » à l’exécution des travaux de réparation des digues alors qu’aucune obligation légale ne prévoit un engagement de la municipalité en la matière. Pour appuyer son refus de réaliser les travaux sur ses seules ressources, le maire mobilise l’historique de l’aménagement des digues : La digue actuelle de la rive gauche de l’Aude fut construite au début du XVIIème siècle dans le but de dessécher les marais de Capestang. A cette époque, les terrains de la rive droite et de la rive gauche devaient, naturellement, se trouver au même niveau ; les cultures étaient différentes de celles d’aujourd’hui ; il n’y avait pas de vignes, alors qu’aujourd’hui, la vigne est la seule ressource de la Commune ; le lit de la rivière d’Aude était plus profond ; le cours d’eau lui-même était plus éloigné des digues au droit de la Commune. Mais, au cours des trois cents dernières années, les crues de la rivière d’Aude ont colmaté la rive droite de plusieurs mètres ; des travaux confortatifs y ont même été exécutés en face de la brèche de l’Horto de Blazy, et c’est la rive gauche qui a été lésée par la fortification à la fois naturelle et artificielle de la rive droite. La situation des digues de la rive gauche affouillées de plus en plus par les courants des eaux d’inondation qui deviennent d’autant plus redoutables que les eaux de pluies ne sont pas retenues en raison du déboisement des montagnes, présente un danger mortel pour la population. Le village de Cuxac d’Aude sera, à plus ou moins brève échéance, – regrettablement trop tôt, – envahi par les eaux d’inondation. Combien tragique sera la situation ! La perte de vies humaines s’ajoutera alors à celle de la propriété. Délibération du Conseil municipal n° 69, séance du 16 mars 1934, Reconstruction de la digue de l’Horto de Blazy La moindre élévation des terres en rive gauche du fait de la présence des digues par rapport à la rive droite, place le village de Cuxac d’Aude dans une situation délicate. Il se situe non seulement en contre-bas de la rive droite mais les digues sont fragilisées par le resserrement du lit du fleuve et son exhaussement. Les inondations représentent alors un « danger mortel » et l’envahissement du village par les eaux est explicitement envisagé sous la forme d’une catastrophe tragique. Enfin, l’inondation de 1940 est l’occasion de rappeler la nécessité d’un entretien régulier des digues plutôt que des réparations sur les brèches ouvertes après chaque inondation : « Assurer l’écoulement des eaux des crues après qu’elle ait envahi la plaine, c’est bien, mais ne vaudrait-il pas mieux éviter dans toute la mesure du possible l’inondation de la plaine ? »1, recommande le maire dans la délibération de 1941. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Conseil municipal inscrit dans les cahiers de la Renaissance Française2 le 1 Délibération du Conseil municipal, séance du 13 mai 1941. Lancés par le Front National en juin 1945, à l’instigation des communistes, les Etats Généraux de la Renaissance Française doivent se réunir dans chaque ville et village pour formuler des critiques, des doléances et 2 204 vœu de la mise en œuvre d’un projet qui règle de manière définitive le problème des inondations : « Ce projet ne saurait être ajourné indéfiniment puisqu’il doit apporter une atténuation aux crues désordonnées et dangereuses de la rivière en limitant les dangers pour les personnes et les dégâts pour les biens »1. Les délibérations du Conseil municipal sont chaque fois réactives à une inondation catastrophique. Elles montrent certes que les crues de l’Aude ne sont pas un événement exceptionnel et qu’elles se manifestent souvent de manière identique, comme le montrent les scénarios semblables des inondations de 1930 et 1940 avec celles de 1999. Dans chacun des cas, les eaux de crue se sont accumulées derrière les digues du Canal de Jonction et le remblai de la voie de chemin de fer à Sallèles, avant que ce dernier ne soit balayé par le courant et provoque le déferlement d’une vague à travers la plaine, en direction de Cuxac. Les délibérations révèlent aussi la constance de la position de la municipalité et ses appels répétés à mettre en œuvre un projet qui solutionne le problème de manière définitive. L’étalement dans le temps des événements catastrophiques permet sans doute la répétition des mêmes prises de position sans que celles-ci aboutissent. Les inondations qui ont contribué à la formation des Basses plaines ont marqué l’espace comme le révèle la toponymie qui rappelle la proximité du fleuve et la fréquence de ses débordements. L’Ile, la Barque Vieille, les domaines de la Barque et de la Barquette, Petit Rivage et les campagnes de Rivage Haut et Rivage Bas dénomment des lieux situés le long de l’ancien cours2 de l’Aude en aval de Cuxac. Les Mouillères désignent la plaine basse, au nord du village, fréquemment inondée. Le Negasaumet se trouve en contre-bas des Garrigots et le toponyme signifie littéralement « le lieu où l’ânesse s’est noyée ». Le Foussat ou le Fossé est situé immédiatement en aval du village et désigne des terres en contre-bas du lit de la rivière. Un couple de Cuxanais qui y a construit sa maison fait référence à ce toponyme après la catastrophe de 1999 : des suggestions qui seront transmises au gouvernement. L’idée est alors de renforcer le lien entre la population et la Résistance, même si cette consultation connaît un succès inégal selon les communes. 1 Délibération du Conseil municipal, séance du 14 juin 1945 2 Le fleuve descendait la plaine de Cuxac à Coursan en dessinant de nombreux méandres. Le lit de la rivière était plus large si bien que les dépôts d’alluvions formaient par endroit des îles. Suite aux inondations de 1755, les États du Languedoc entreprirent des travaux de rectification du lit de l’Aude qui tendent à réduire sa longueur en supprimant les méandres de manière à accélérer la vitesse d’écoulement des eaux (Vinet, 2003 : 73). Le « redressement du lit de l’Aude » fut jugé responsable des dégâts considérables provoqués par les inondations de 1756 et surtout celles de 1765 par les Coursanais qui dénombrent la destruction de quarante maisons dans le village. 205 Lui : Ici, ça s’appelle le Foussat, ça veut dire le fossé, donc déjà… [silence] Elle : Si ça s’appelle le Foussat, ça veut tout dire. Lui : C’est certain que ça prend l’eau. Luc et Jacqueline Bernard, habitants de la périphérie du village Enfin, la Sangnave ou la Saignée désigne le canal, alimenté par l’Aude au lieu dit de Moussoulens, qui conduit l’eau à l’étang de Capestang. Son rôle est de saigner la rivière en cas de crue, en déchargeant d’autant l’écoulement dans le lit de l’Aude. Pour ce faire, un système de vannes a été aménagé dans le bâtiment du Gailhousty, autrefois appelé Lagalhoustyé1 qui signifie dégueuloir. La toponymie conserve la mémoire de l’ancien lit de la rivière, elle indique les terres les plus basses et les plus souvent inondées, enfin elle renseigne sur les techniques mises en œuvre pour soulager l’Aude du surplus de ces eaux de crue au moyen de canaux de déversement. Les inscriptions des crues dans le temps et dans l’espace sont collectionnées par l’enquêteur comme autant d’éléments montrant que l’événement catastrophique de 1999 n’est pas inédit et que ses manifestations sont semblables aux précédentes inondations. Le recul historique montre que l’administration répond à la tragédie en proposant « quelque chose » qui assure de manière ambivalente la protection des populations et préserve les apports fertiles des inondations2. Les délibérations municipales relatives aux grandes inondations se présentent comme une succession d’appels, qui peuvent paraître incantatoires, à des projets qui ne sont pas réalisés mais qui apportent une réponse symbolique à la question « que faire ? ». Pour les anciens Cuxanais, l’évocation de l’histoire longue des inondations est souvent l’occasion de rappeler que le village doit son origine et sa richesse aux crues de l’Aude. 1 Ces informations nous ont été fournies par un membre de l’association d’histoire locale de Cuxac d’Aude, La République Libre. D’après lui, le Rec Audier qui traverse aujourd’hui la plaine de Cuxac et qui signifie littéralement le petit ruisseau de l’Aude, est dénommé dans des écrits de 1580 l’Agullyé. Ce terme renverrait de même à l’image du dégueuloir. 2 Le travail historique de Bernard Picon (2004) sur les inondations de 1856 qui touchèrent la ville d’Arles et la Camargue s’intéresse à la réaction de Napoléon III face à la catastrophe. Dans la lettre de Plombières du 19 juillet 1856, l’Empereur annonce une politique de protection contre les inondations selon les normes définies par les ingénieurs des Ponts et Chaussées. La mise en œuvre des travaux doit localement composer avec les intérêts agricoles. 206 - Destruction et prospérité amenées par les crues de l’Aude Les délibérations du Conseil municipal de la fin du XIXème siècle et de la première moitié du moitié du XXème siècle montrent le rôle important attribué aux crues de l’Aude pour le colmatage de la plaine et sa fertilisation. Auparavant, à la suite de l’inondation de 1740, le Premier Consul critique déjà les digues réalisées cinquante ans plus tôt : « Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il a été vérifié que les chaussées construites vers la fin du dernier siècle, le long de la rivière d’Aude depuis Sallèles jusqu’à Coursan, pour favoriser le dessèchement de l’étang de Capestang, sont la ruine de la plaine de Cuxac, laquelle, n’étant plus entretenue par les inondations, est devenue chaude et stérile »1. Il conclut que les ouvrages, dont la réparation des dommages causés à chaque crue est à la charge de la commune de Cuxac, conduit cette dernière à « entretenir la cause de sa ruine ». Pour les viticulteurs, l’âge d’or de la vigne remonte à la fin du XIXème siècle et repose sur la fertilité des plaines basses régulièrement inondées et enrichies par les dépôts limoneux. Les rendements sont alors faramineux et permettent l’enrichissement rapide des propriétaires terriens, comme le rappelle l’ancien notaire : On faisait des rendements de deux cents, trois cents hectos par hectare. Trois cents hectos ! On coupait le vin à Sète avec du dix-huit degrés de Mascara2 et avec ça, on faisait un vin buvable sachant qu’à l’époque tous les pays de l’Est en raffolaient parce qu’il y avait toute cette période après-guerre des gens qui travaillaient dans les mines, partout, avec des consommations très élevées. Ça se vendait sans problème et c’était la quantité qui importait. Les folies du Languedoc-Roussillon, avec tous ces châteaux qu’on voit partout, dans le Narbonnais et le Biterrois, ça n’existe pas dans les Pyrénées Orientales, ça n’existe pas après Montpellier. C’était la richesse de ces terres qui ailleurs faisaient des rendements de cent hectos par hectare et chez nous, deux cents, trois cents voire plus encore ! Bertrand Delile, ancien notaire à Cuxac d’Aude Le caractère inondable des Basses plaines de l’Aude permet, à la fin du XIXème siècle, de lutter contre le phylloxéra face auquel le seul remède consiste à l’époque à submerger les vignes l’hiver. Alors que les vignobles du Gard et du Vaucluse sont décimés par le puceron, Cuxac et Coursan ont profité de l’élévation des cours du vin tout en préservant leurs vignes grâce aux submersions3. Aujourd’hui, un ancien viticulteur se souvient, non sans douleur, de la vente de ses terres dans la plaine, garantes d’une richesse « phénoménale » : Le terrain riche était dans la plaine inondable parce qu’il était justement continuellement sous les alluvions. Donc, c’était une terre très riche, là où nous nous trouvons, c’était une vigne, ça a été vendu 1 Inventaire de Germain Mouynès et Jean Tissier (1895), délibération du 14 février 1740, F° 48 v°, p. 228. Il s’agit de vin algérien produit à Mascara au pied des Monts de Saïda. 3 Poudou et alii (2005 : 76) expliquent que la superficie des terres cultivées en vigne augmente pendant la période phylloxérique, jusqu’à devenir une monoculture (1870-1880). 2 207 mais je vous assure, c’était quelque chose de phénoménal. Moi, j’avais un hectare de grenache1 à vol d’oiseau à huit cents mètres, je vous assure que quand j’ai vendu mes pâtures, je les ai vendues mais j’en ai pleuré. Mais littéralement pleuré ! Comme un gosse. Ah, oui ! C’était riche, riche. J’en avais mis à côté d’Aude, à côté de la rivière, c’est du limon, très fertile. Roger Rufis, habitant du village Un Cuxanais évoque la richesse du village à l’âge d’or de la vigne : Les vignes, avec le limon, c’est la folie. Moi, je vendangeais de l’aramon 2. Je vendais ça à mon père, il était là-dedans, mais sur Cuxac, c’est affolant, deux seaux à la souche, impressionnant ! D’ailleurs, c’était les premiers à avoir une voiture et tout. Mon père était tranquille avec cinq hectares, il se promenait, il avait une cravate. Et ceux qui avaient des campagnes, alors n’en parlons pas, ils faisaient des châteaux et des maisons de maître, il y avait des châteaux magnifiques, ils étaient riches. Luc Bernard, habitant de la périphérie du village Les anciens du village racontent souvent, pour montrer l’aisance des Cuxanais, que le point de la partie de belote était ordinairement fixé à dix centimes dans les villages des Corbières alors qu’il était à cinq francs à Cuxac. L’évocation de l’histoire longue des inondations renvoie donc de manière ambivalente aux dégâts et à la ruine provoqués par les grandes catastrophes et, en même temps, à la constitution de la richesse agricole du village. Un ancien viticulteur, propriétaire d’un domaine explique : « Il y a eu des inondations pendant longtemps. Personne n’a jamais demandé à être indemnisé parce qu’on considérait que la richesse qu’apportait l’inondation compensait de beaucoup les dégâts que ça pouvait occasionner, voilà, c’était la mentalité de cette époque-là ». Au regard des enjeux agricoles (polyculture puis monoculture de la vigne), les crues de l’Aude apparaissent comme une ressource essentielle. Dans le même temps, la survenue de phénomènes catastrophiques rappelle le danger et le risque de destruction du village comme le montre un dicton rapporté par une Cuxanaise centenaire : « Autrefois, les vieux avaient un dicton, ils disaient : “Plus tard, on dira : avant, Cuxac était là” ». L’investigation historique montre que les crues répétées de l’Aude constituent une ressource qui alimente un certain nombre de dynamiques territoriales. Le colmatage des étangs et des marais contribuent à l’exhaussement des terres fertiles hors de l’eau qui permet le développement du village et assure une certaine prospérité. La mutation vers la monoculture de la vigne est indissociable du caractère inondable des Basses plaines. Les 1 Cépage noir à gros grains dont le raisin sucré donne un vin fort en alcool. Il s’agit d’un cépage noir, très utilisé dans les Basses plaines fertiles, dont les rendements peuvent être très élevés (un seul pied de vigne peut donner plus de 20 kg de raisin). Associé à d’autres cépages comme l’Alicante ou le Carignan, l’aramon est emblématique des « pinards » du Languedoc, vins médiocres et bon marché. 2 208 crues, loin de se réduire à des aléas extérieurs dommageables aux activités locales, sont intégrées au développement du village et déterminent pour une part la nature et l’emplacement des cultures agricoles. La démarche de l’enquêteur consiste alors à approfondir le fonctionnement du bourg viticole avant d’aborder sa transformation en un village périurbain. 5.2. La monoculture de la vigne La démarche compréhensive tend à mettre à distance le drame de 1999, de manière à éviter tout anachronisme1, pour restituer les conditions sociales et politiques qui ont conduit à l’édification des quartiers nouveaux. L’âge d’or2 de la viticulture constitue une période déterminante durant laquelle toute la vie sociale s’organise autour de la production du vin. Yvonne Lassave, doyenne centenaire de Cuxac d’Aude, évoque ses souvenirs de jeunesse en expliquant : « Autrefois, on vivait au village, on vivait tous de la vigne ». Le détour par le bourg viticole paraît incontournable pour parvenir à la compréhension de l’édification du village périurbain. En particulier, la structure foncière et la valeur culturale des terres expliquent comment le village s’est développé hors ses murs. Notre hypothèse est que l’urbanisation des Garrigots et des Olivettes est un élément de l’histoire de la viticulture à Cuxac d’Aude, comme une des conséquences de l’entrée en crise de ce modèle dans les années 19703. Les témoignages des habitants natifs rendent compte de l’organisation du village autour de l’activité vini-viticole. Ils accordent une grande importance à la valeur des terres, tant culturales que financières, et rappellent les distances socio-spatiales entre les différents groupes du village qui révèlent la division du travail et la hiérarchie sociale du monde 1 L’anachronisme consisterait à revisiter l’histoire du développement du village à l’aune de la catastrophe de 1999, dans une posture surplombante et normative. 2 Cette période correspond à la seconde moitié du XIXème siècle. Alors que la vigne est présente à Cuxac depuis son introduction par les romains, dans un modèle de polyculture méditerranéenne, l’installation du chemin de fer, au milieu du XIXème siècle, assure la prépondérance de la plus lucrative des cultures. De 1852 à 1872, l’arrondissement de Narbonne double sa superficie plantée en vigne (Poudou et alii, 2005 : 73). Grâce au caractère inondable des terres, le vignoble des Basses plaines apparaît relativement épargné par le phylloxéra qui touche les départements du Vaucluse et du Gard. La production pléthorique des vignes permet de réaliser des profits importants en cette période de pénurie. Sur ce point, les travaux historiques de Rémy Pech (1975) sur le XIXème siècle et de Geneviève Gavignaud-Fontaine (2000) sur le XXème siècle retracent l’essor de la monoculture de la vigne et la structuration de cette activité. 3 Le troisième point du chapitre questionne le lien entre la mévente du vin liée à la surproduction viticole dans le Languedoc avec la construction de villas pour des populations périurbaines. 209 viticole. La propriété1 apparaît comme un élément discriminant qui distingue d’une part les ouvriers agricoles – brassiers et ramonets2 – et les petits propriétaires et, d’autre part, les grands propriétaires de domaines. Si le second groupe n’apparaît pas essentiel à la compréhension de l’urbanisation des Écarts qui ne touche pas les grandes propriétés, le premier en revanche révèle l’organisation de la viticulture dans le Languedoc qui repose, en grande partie, sur de petites propriétés constituées de multiples parcelles dont certaines vignes sont transformées en villas à partir des années soixante-dix. - Une foule de petits propriétaires qui aspirent à « être patron » Le travail d’histoire moderne réalisé par Xavier Verdejo (1983) sur le passage de la polyculture méditerranéenne3 à la monoculture de la vigne à Cuxac d’Aude montre que cette mutation provoque une grande augmentation des micro propriétaires au début du XXème siècle. Le plus grand profit apporté par la vigne sur les autres cultures explique la suprématie de cette dernière, qui représente près de quatre-vingts pour cent des terres cultivées à la veille de la Seconde Guerre mondiale, et le morcellement des parcelles (Cf. Tableau 1). Tableau 1 : Répartition du sol par nature de cultures Données en hectare 1791 1832 1913 Terres Vignes labourables Oliviers 1147 1113 220 56 32 - 245 522 1619 Pâturages et pacages 20 30 105 Jardins Divers Hermes Total 2 6 13 97 54 61 46 88 43 1615 1845 2062 Données empruntées à Xavier Verdejo, 1983 : 16 L’essor de la vigne se manifeste, à Cuxac d’Aude, par l’augmentation de la superficie des terres cultivées et le doublement du nombre de propriétaires dont quatre-vingt-dix pour 1 Emmanuel Maffre-Baugé, ex-Président de la Fédération nationale des Producteurs de Vin de table et des Vins de pays, leader des luttes viticoles des années 1960 et 1970, évoque l’importance de la propriété dans son ouvrage, Vendanges amères : « La terre est pour ceux qui n’en ont jamais eu, un sujet de jalousie, d’envie, de rêve. Elle contient une telle puissance d’évocation mythique, elle est si parfaitement soudée à l’homme dont elle récupérera la dépouille tôt ou tard, que sa possession semble revêtir une puissance libératoire et magique. Qu’elle soit une maîtresse exigeante et coûteuse n’apparaît absolument pas possible. Elle est aux yeux de beaucoup un capital sûr, intouchable, une valeur refuge. Une possession absolue » (1976 : 103). 2 Le ramonet est un ouvrier agricole employé à l’année, à la différence des saisonniers ou des brassiers employés pour la taille des vignes. Son attachement à l’exploitation est marqué par la responsabilité qu’il a de s’occuper du cheval qu’il conduit à travers les rangées de vigne et dont il prend soin. 3 Traditionnellement, elle associe la culture de la vigne, de l’olivier, la pratique de l’élevage des moutons et repose essentiellement sur la culture des céréales (Verdejo, 1983 : 21). 210 cent ont moins de cinq hectares en 1913 (Cf. Tableau 2). Ils exploitent leurs parcelles avec l’aide d’un ouvrier agricole ou de leurs enfants. Encore aujourd’hui, les anciens rappellent : « Avant, avec cinq hectares, on vivait. Même, on était patron, on avait un cheval et un ramonet ». Tableau 2 : Répartition de la propriété par rapport au nombre de propriétaires 1768 1832 1913 Moins de 1 ha 1-5 ha 5-10 ha 10-20 ha 20-50 ha 50-100 ha Plus de 100 ha 82 153 417 181 240 249 25 33 49 6 4 4 3 5 5 1 1 18 18 15 Nombre total de propriétaires 315 454 740 Données empruntées à Xavier Verdejo, 1983 : 85 Les profits apportés par la culture de la vigne tendent à renchérir le foncier et accentuent le morcellement des parcelles lors des transmissions et des héritages. Les anciens Cuxanais rappellent, qu’au début du XXème siècle, les parcelles sont divisées selon le nombre de rangées de vignes. Il n’est alors pas rare de céder aux enfants des demi-rangées ou des quarts de rangées pour respecter la justesse de la répartition. Un viticulteur fait référence à des surnoms occitans attribués à certains propriétaires qui cherchent à planter la moindre surface de terrain, source de profits substantiels : Avant, d’un voisin à l’autre, il n’y avait qu’un mètre cinquante entre les vignes. Si par exemple, moi, j’avais reculé de cinquante, le voisin aurait avancé de cinquante. Alors il y avait une grosse pierre à chaque coin de vigne ! [rires] A se battre ! A se battre. Et maintenant, ils laissent six mètres. Avant, au départ, il y avait des tamarins, des pieds de tamarins, des souches [pour délimiter les vignes], ça, ça ne bougeait pas. Tandis qu’une pierre, on peut l’enlever. A l’époque ici, ils se foutaient le poing, il y en a qui s’appelaient Plantomargé et Mandjoterro. Tu ne connais pas le patois. Mandjoterro, c’est manger la terre. Plantomargé, parce qu’il plante au bord. On a vu des chemins qui se déviaient à force de grignotage, de dix centimètres par an, jusqu’à arriver à faire des mètres. Seulement, la terre coûtait cher à ce moment-là. Avant, on vivait avec deux hectares, trois hectares. Maurice Lançon, habitant du village Les délimitations des propriétés, à l’aide de pierres ou de plantation d’arbustes, révèlent les multiples conflits qui existent entre propriétaires voisins dont les tentatives de « grignotage » leur vaut jusqu’à leur surnom. Les chemins de traverse permettant d’accéder aux vignes sont eux aussi plantés par les viticulteurs des parcelles limitrophes. Mêmes les digues sont convoitées pour gagner quelques mètres de plantation, comme le montre la motion d’Alban Cauquil, déposée lors de la séance du Conseil municipal du 4 juillet 1925 : 211 « Certains propriétaires riverains continuent toujours de gratter les digues avec une bêche, ils ne prévoient pas, les malheureux, les conséquences que pourraient entraîner leur sans-gêne. […] Mais là où j’attire toute votre attention c’est après le jardin Barthe et jusqu’à la vigne Fontès. C’est là messieurs en effet qu’il nous faudrait beaucoup de force et de résistance1, c’est là au contraire qu’il nous en manque le plus. La plupart des riverains en effet ont dégradé la digue d’une telle façon que je doute fort qu’elle puisse résister en cas de forte crue. Voyez quel désastre pour la commune si ma prédiction se réalisait ». Il appelle alors le Conseil municipal à sanctionner, au moins, la détérioration des digues, si « vous ne voulez pas froisser certaines personnalités en les faisant descendre jusqu’à leur limite ». L’évocation de la culture de la vigne de manière arithmétique révèle l’importance de l’unique ressource du village et la rareté du foncier à l’époque. Les viticulteurs, aujourd’hui à la retraite, décrivent en effet leur travail comme la combinaison de nombreuses règles de calcul. Ainsi, au début du XXème siècle, le prix de vente du vin permet à un propriétaire de « vivre avec quatre cents hectos ». A partir de cinq cents hectos, il devient possible d’employer un ouvrier agricole ou un « ramonet ». Les rendements élevés (en moyenne de l’ordre de cent hectos à l’hectare) permettent d’assurer un revenu honorable à une famille de propriétaire dès lors que la superficie des parcelles dépasse trois ou quatre hectares. La taille de référence d’une petite propriété, de l’ordre de cinq hectares, correspond aussi au travail que peut fournir un cheval. Le viticulteur possède alors un hectare supplémentaire de terres « ingrates » et caillouteuses à la garrigue2 qu’il a plantées en herbe pour nourrir le cheval. Une propriété de cinq hectares rassemble entre une dizaine et une vingtaine de parcelles réparties sur le territoire communal, et représentant chacune entre vingt-cinq et cinquante ares. Une parcelle de vingt ares comprend huit cents pieds de vigne et est parcourue par un cheval en une demi-journée. Pour une superficie plus faible, le coût du déplacement jusqu’à la parcelle est trop grand par rapport au travail à réaliser. Pour les anciens, évoquer un viticulteur, c’est souvent préciser s’il était propriétaire, combien de pieds de vigne il possédait, où se trouvaient ses parcelles et en déduire, selon les règles de l’arithmétique de la vigne, la possession d’un cheval, l’emploi d’un ramonet et la production annuelle. Au final, ces données informent du statut social et de la richesse de la personne considérée. 1 Il s’agit de la « force » et de la « résistance » de la digue qui sont plus importantes quand son assise au sol est plus large. Or le creusement des talus de la digue pour y cultiver des jardins ou des vignes fragilise l’ouvrage face à la poussée des eaux en cas de crue. 2 Elles sont situées au nord du village, au pied du Mont Carrétou (le Pech) et en bordure des riches terres limoneuses de la plaine. 212 Le marché foncier est structuré par les modalités du travail de la vigne et les valeurs culturales des terrains. Les terres de la plaine sont les plus prisées ainsi que les parcelles de grande taille. Le vin produit est de qualité médiocre avec un faible degré d’alcool mais les rendements y sont très élevés, comme le montre l’expression commune : « Dans la plaine, on fait pisser la vigne ». La richesse qu’assurent les « terres fortes » de la plaine est affirmée, de même, à travers un proverbe occitan : « Aquelei qu’an de terras dins lo prat du raïs maridan ben sa filha » qui signifie : « Ceux qui ont des mottes1 dans le Prat du Raïs2 marient bien leur fille ». A l’inverse, les garrigues sont dépréciées et parfois même abandonnées. Les viticulteurs parlent de terres « ingrates » en référence aux faibles rendements3 qui résultent de terrains caillouteux, légèrement en pente et moins fertilisés par les dépôts limoneux des inondations de l’Aude. Le vin fort en degré, qui y est produit, est de meilleure qualité et est souvent utilisé pour « remonter » la production de la plaine de manière à gagner quelques degrés d’alcool, comme l’explique un viticulteur : « C’était des mauvaises terres, les terres des garrigues, les cailloux avec de la sècheresse ou des terres qui collaient, des terres glaises qu’on appelait. Mais beaucoup de propriétaires avaient des vignes sur les garrigues, ça arrangeait le vin, parce qu’avant, on faisait le vin à la maison ». Un proverbe occitan met en garde d’éventuels acquéreurs de terres au Mouchaïras : « S’as pas de terra, te botes pas au mochairas4 ». L’ancien notaire du village explique que les parcelles des garrigues étaient aussi appelées la « monnaie » puisqu’elles étaient souvent échangées pour équilibrer des transactions foncières. Ainsi, lors d’échanges de parcelles dans la plaine, l’un des deux propriétaires était souvent amené à proposer une petite parcelle de la garrigue pour ajuster son offre à la proposition de l’autre. De fait, le plan cadastral de 1830 montre un parcellaire très morcelé dans les garrigues, à l’inverse de la plaine où les parcelles sont plus grandes et le nombre de propriétaires est bien plus limité5. La valeur des terres et le marché foncier reflètent le primat donné, jusqu’aux dernières crises viticoles des années quatre-vingt-dix, à la « quantité ». Les viticulteurs s’évaluaient entre eux en comparant leurs plus forts rendements. La cave coopérative est surnommée la 1 Avoir de la terre. Le Prat du Raïs signifie en occitan le Pré du Roi et désigne une ancienne propriété royale. Ces terres situées en aval de Cuxac le long de la rivière, sont particulièrement riches en limon et apportent des rendements « prodigieux ». Le viticulteur citant ce proverbe en occitan explique : « Les filles se mariaient bien parce qu’il y avait de l’argent. Cette terre forte faisait du bon blé. A l’époque, on ne mettait pas d’engrais, ça venait naturellement ». 3 De l’ordre de trente à cinquante hectolitres à l’hectare. 4 On peut proposer la traduction : « Si tu n’as pas de terre au Mouchaïras, ne va pas t’y mettre ». 5 Cf. annexe n° 10. 2 213 « fosse commune » en référence à la qualité médiocre du vin qui y est produit du fait du mélange des raisins vendangés. Le responsable actuel évoque cette période en rappelant les difficultés à mettre en place, aujourd’hui, une politique de qualité dans les plaines de l’Aude où les viticulteurs « se sont toujours vantés de faire jusqu’à trois cents hectos à l’hectare » : Historiquement, les vignerons avaient des parcelles un peu partout au village. C’était une zone inondable et gélive, bon, le climat a changé depuis, il y a moins d’inondations même si en 1999, il y a eu une inondation mais il y en a moins. Avant, il y en avait quasiment tous les ans, voire plusieurs fois dans l’année à l’automne et même au printemps, à la fonte des neiges. […] La région étant très riche à cette époque, quand il y avait un décès, les enfants se partageaient toutes les parcelles : une dans la plaine où ça gelait, une sur une zone un peu en garrigue, ce qu’on appelait les garrigues donc des cailloux, d’autres des endroits où il grêlait. La grêle c’est comme les orages, ça tombe là et pas là. Ils avaient des parcelles un peu partout pour répartir le risque. Et à chaque fois qu’il y avait un décès, on partageait la parcelle, il y avait des quarts de rangs et des demis rangs. Quelques fois, on coupait la vigne et après, je ne vous dis pas si les enfants ne s’entendaient pas, ils se prenaient trois quarts de rang. C’est des histoires de fou. […] Tout le monde avait plus ou moins une petite parcelle de vignes en garrigue parce que ça donnait du meilleur vin. Mais pendant toute cette époque, ce qui a payé le plus, c’était le rendement. Il fallait aussi avoir des vignes dans la plaine pour faire des hectos. Philippe Daillet, responsable de la cave coopérative Le partage de l’ensemble des parcelles entre les enfants lors des héritages, pour répartir les risques de gel, de grêle ou encore d’inondation sont des pratiques qui visent à minimiser les dommages dus aux calamités naturelles et accentuent le morcellement des parcelles. La reconstitution de la trajectoire de la famille Lançon, sur trois générations, à partir du récit de Maurice, qui évoque le travail de ses parents jusqu’à l’abandon de la viticulture par ses enfants, rend compte de la spécificité des Basses plaines de l’Aude où la monoculture de la vigne repose sur une foule de petits propriétaires et de la structure foncière déterminée par la course au rendement. fertiles de l’Aude. Il travaille sans revenu, hébergé et nourri chez ses parents, pour faire valoir à sa majorité un « retard de salaire » (salaire différé). Ses deux sœurs viennent aider leur père et leur frère pour les vendanges mais ne travaillent pas à la vigne à l’année. A quatorze ans, « à l’âge de travailler », Maurice Lançon prend la place de l’ouvrier agricole qui aidait son père auparavant. Comme les autres jeunes travaillant dans les campagnes, il est alors « valet », apprenant son métier. Il commence en croisant les sarments avant de pouvoir conduire le cheval. A la mort de son père en 1962, alors qu’il a trente-deux ans, Maurice Lançon achète ses premières terres et élargit la propriété familiale qui compte Maurice Lançon a 77 ans, son père « est sorti de Quarante », à cinq kilomètres de Cuxac d’Aude. Sa mère appartient à une ancienne famille cuxanaise. Comme ses parents et grands-parents, il a toujours travaillé à la vigne. « On ne sait pas faire autre chose », explique-t-il en souriant. La Seconde Guerre mondiale a interrompu la préparation du certificat d’études et a, quelque peu, précipité Maurice Lançon vers le travail des vignes à onze ans et demi. Il est alors aide familial. Son père a cinq hectares de vignes et un hectare de champ pour nourrir le cheval, qui lui ont été transmis par les parents de son épouse. Les parcelles de vingt-cinq à cinquante ares sont réparties autour du village dans les plaines 214 désormais sept hectares : « A l’époque, quand j’ai commencé à m’installer, en 1960, on ne trouvait pas de vigne à vendre. On se disputait quand il y avait une vigne à vendre, il y avait dix acheteurs ! ». L’arrivée du tracteur permet alors à une seule personne de cultiver de huit à dix hectares. « C’est là qu’il n’y a plus eu d’ouvrier agricole, il n’y a que des patrons maintenant », explique-t-il. Maurice Lançon dispose dans la maison familiale du pressoir, des foudres et des cuves pour vinifier son vin. Il ne donne pas son raisin à la cave coopérative : « Le propriétaire qui faisait son vin à l’époque, il le faisait à temps perdu souvent. Tandis qu’à la cave coopérative, il n’y avait pas de temps perdu, il fallait payer… Parce que le vin, c’est un être vivant, il faut l’entretenir : l’été, il monte ; l’hiver, il descend. Alors, l’hiver, il faut en rajouter et l’été, il faut en enlever. Et ça, on le faisait à temps perdu ». Suite à l’extension de la propriété, après que sa mère lui a cédé ses vignes, Maurice Lançon choisit de « se mettre à la cave en partiel » en 1974. Ce choix est encore aujourd’hui l’objet de ressentiments de la part de Maurice Lançon : « A la cave, on vendange à la demande. Avant, quand on vendangeait, nous étions propriétaires et patrons tandis que maintenant, c’est la coopérative qui est patronne ». Les vendanges sont entièrement mécanisées même si Maurice Lançon continue d’utiliser le cheval familial jusqu’en 1980 : « C’était du folklore, j’avais un tracteur aussi ! [rires] Je ne voulais pas me débarrasser du cheval parce que j’aimais ça… ». A la retraite, Maurice Lançon conserve ses terres sans les vignes pour toucher la prime à l’arrachage. Il les prête à d’autres qui les sèment. Il n’a pas encouragé son fils à reprendre les vignes : « Mes enfants y ont travaillé pour les vendanges, ils ont ramassé les sarments, mon fils à dix-huit ans a même conduit le tracteur, je n’ai jamais voulu qu’il finisse à la vigne. C’est un métier de misère, c’est un métier de contraintes, on n’est jamais l’égal des autres ». Maurice Lançon est aujourd’hui nostalgique de « la belle époque » qu’il a connue alors qu’il travaillait, à cheval, les vignes avec son père. Il ne conserve aujourd’hui qu’un petit jardin avec quelques légumes et une trentaine de souches de raisin « pour ne pas avoir à les acheter ». Il vend des asperges comme l’indique un panneau en carton sur le bord de la route. « Je m’occupe comme je peux mais quand on devient malade, on est vieux… C’est malheureux, c’est malheureux… [silence] Enfin, on s’occupe des petits enfants. Le gosse a un lapin blanc alors je lui garde le lapin, au gosse. » Extrait du journal de terrain, juin 2003 La famille Lançon correspond aux générations de viticulteurs qui, grâce au profit important de la vigne, se sont enrichis à partir de propriétés très modestes. Le foncier constitue une ressource transmise de génération en génération qui assure un travail et un revenu confortable. La propriété permet l’emploi d’un ouvrier agricole ou est exploitée par le père et un des enfants qui se destine au travail de la vigne et dont le salaire différé permet la transmission d’une partie des terres familiales en limitant les divisions de l’héritage. Le récit montre aussi la crise que connaît ce modèle après la Seconde Guerre mondiale sur laquelle nous reviendrons plus tard1. La prospérité viticole permet à une foule de petits propriétaires de vivre de la vigne. Les anciens Cuxanais témoignent souvent de leur position sociale : « Quand on était propriétaire, on était patron ». Une habitante de Cuxac se souvient que son père avait 1 Nous avons privilégié la cohérence du récit de Maurice Lançon à la division analytique qui oppose la période de la monoculture de la vigne à l’entrée en crise de ce modèle. 215 une carte de visite sur laquelle était inscrit Propriétaire : « Avec un P majuscule, c’était quelque chose d’être propriétaire ! » explique-t-elle. - Les ouvriers agricoles à la conquête de la propriété Les Cuxanais sans propriété sont souvent des immigrants installés depuis moins d’une génération au village, provenant des départements limitrophes ou d’Espagne et d’Italie. Attirés par la richesse du bourg viticole, ils viennent pour travailler comme ouvriers agricoles à l’année ou de manière saisonnière pour les vendanges ou la taille hivernale. Nombreux sont ceux qui sont employés dans des grands domaines qui rassemblent parfois jusqu’à cinquante ouvriers agricoles. Ils peuvent aussi travailler pour un petit propriétaire comme ramonet, comme l’explique une Cuxanaise, aujourd’hui centenaire, qui raconte l’arrivée de ses parents à Cuxac au début du XXème siècle : « Mes parents sont arrivés, ils étaient de la HauteGaronne. Normalement, rarement un ouvrier possédait une maison, il était logé chez les gens qui l’occupaient. Voilà, tandis que mes parents ont eu la chance de vendre ce qu’ils avaient dans la Haute-garonne et ils ont acheté une maison en arrivant et quelques lopins de terre. Mais ils ont travaillé pour les autres quand même. Mon père était ramonet, il est resté vingttrois ou vingt-cinq ans chez le même patron, il soignait ses vignes, il soignait celles du patron. C’était une vieille demoiselle. Et maman travaillait aussi, maman était costaude et elle travaillait à la vigne ». Les ouvriers agricoles tentent de se constituer un capital en « travaillant chez un patron » de manière à acquérir de petites parcelles qui forment au bout d’une ou deux générations une propriété d’une taille suffisante pour vivre en « travaillant pour soi ». Une ancienne Cuxanaise rend compte des trajectoires d’ascension sociale qui passent par la propriété et qui sont relativement rapides grâce aux profits de la viticulture : Ma famille, c’est le monde ouvrier agricole. Mon père a toujours vécu dans des domaines donc moi, j’ai habité un domaine, ici aux portes de Cuxac. Et mon mari, lui, son grand-père et son père étaient des ouvriers agricoles dans des gros domaines. Les familles arrivaient toujours à acheter un petit lopin de vignes. Avec un petit lopin, on en achetait un peu plus. Ils représentent cette frange rurale qui s’est enracinée dans les villages en allant travailler dans les domaines. Les exploitations agricoles embauchaient beaucoup de main-d’œuvre, une main-d’œuvre qui avait le souci de s’enraciner. Alors on achetait un petit morceau de vignes, puis un deuxième, puis un troisième, puis une maison. C’était l’ascension si vous voulez, la progression. Anne-Marie Plumet, habitante du village Les ouvriers agricoles commencent par travailler comme brassiers en charge de la taille des vignes. Ils deviennent ensuite ramonets et bénéficient généralement d’un logement 216 aménagé près de l’écurie du cheval dont ils ont la charge. Pour une ancienne Cuxanaise, brassier et ramonet ont le même mode de vie et des revenus comparables même si « cette petite différence était très notable et représentait énormément dans les mentalités ». Cette distinction montre bien l’importance du modèle d’ascension sociale dans lequel s’inscrivent les ouvriers agricoles au fur et à mesure de leur installation. L’acquisition de terres reste l’horizon social de ces derniers pour qui la propriété est un gage de richesse mais aussi le signe de l’intégration dans le village et de leur « enracinement ». La reconstitution de la trajectoire de la famille Nivet, à partir du récit de Jules, quatre-vingt-onze ans, montre la stratégie mise en œuvre, sur trois générations, pour devenir propriétaire. Il évoque l’installation de ses parents espagnols au village, puis retrace sa propre vie de viticulteur avant de conclure sur la reprise des vignes par son fils, propriétaire aujourd’hui de vingt hectares. un cochon. Une des filles se marie avec un émigré espagnol et vit d’une exploitation maraîchère située au nord du village. Jules Nivet travaille d’abord comme brassier dans les mêmes domaines que ses parents puis comme ramonet. Il quitte Cuxac d’Aude deux années pendant la Guerre Civile espagnole pour combattre auprès des Républicains. A son retour, en 1943, il devient « régisseur » d’une propriété laissée à l’abandon. Le contrat de fermage prévoit la moitié de la récolte pour le propriétaire et l’autre moitié pour lui. Il explique avoir rapidement redressé la production de trois cent quarante hectolitres la première année à mille deux cents hectolitres huit ans plus tard. Fort de ce capital ainsi constitué, Jules Nivet achète en 1954, à la garrigue, un cabanon de cinq mètres sur six où habitait une famille espagnole. Comme ses compatriotes installés aux Écarts, il agrandit le cabanon « à mesure qu’il y a de l’argent » pendant le « temps perdu ». La journée de travail commence alors à quatre heures du matin et se termine à onze heures et quart si bien que, comme l’explique Jules Nivet : « Le soir, je l’avais pour moi, je travaillais. Je me suis fait la maison et je travaillais les terres à faucher parce que nous avions un peu de terre à nous ». Il étend l’emprise au sol de la maison de deux mètres avant de réaliser un étage. Il explique avoir fini sa maison avant de la déclarer : « La maison est sortie de ma tête et l’autre Jules Nivet se présente au début de l’entretien en expliquant : « Quoique mon nom soit totalement français, moi, je suis espagnol, je suis né en Espagne ». Il ajoute : « Dans cette région, pour trouver les Français vrais, il faudrait chercher parce que c’est tout mélangé ». Originaires de Gandilla, dans la province de Valence, ses parents se sont en effet installés à Cuxac d’Aude en 1918 alors qu’il avait cinq ans. Il explique : « Je suis né dans le pays des orangers. C’est un pays qui est très riche mais il faut posséder. Celui qui ne possède rien ne peut pas manger tous les jours ». Ses parents travaillent à Alger en 1914 pour palier au manque de main-d’œuvre pendant la mobilisation, avant de s’installer en métropole en 1916. À Cuxac, la famille Millet s’installe d’abord dans un cabanon très précaire sur un terrain bon marché proche de l’abbaye de Fontcalvy. Si Jules Nivet passe sous silence son installation, son épouse rappelle que son frère est né dans une étable avant de rajouter : « Je ne me cache pas de le dire, c’est comme ça qu’on était accueilli… ». Une ancienne Cuxanaise se rappelle de l’installation des parents Nivet avec cinq enfants dans une « maison faite en torchis et basse, un trou… ». Les parents se proposent comme ouvriers agricoles dans les campagnes alentours, et travaillent au domaine de Sartre et de Seillès. Ils acquièrent quelques terrains qui leur permettent d’aménager un jardin, d’entretenir un petit poulailler et d’engraisser 217 [l’instructeur de l’administration] n’a fait que copier ! ». Son épouse parle des « maisons neuves de la garrigue » pour désigner l’installation des familles espagnoles sur les terres caillouteuses au nord du village. Elle se félicite d’avoir été la première maison des garrigues à disposer d’une salle d’eau, preuve de la réussite sociale de la famille. Après avoir été régisseur pendant vingt-huit ans du même « patron », Jules Nivet travaille pour un médecin qui possède une campagne plantée en vignes. Mais les relations tendues avec la personne chargée de contrôler son travail, amènent Jules Nivet à prendre sa retraite prématurément à l’âge de soixante et un ans, au lieu de soixante-cinq ans. Il explique ne pas avoir supporté cette surveillance par un proverbe espagnol : « Tienes ladron, se piensa que todos lo son1 ». Il a aujourd’hui cédé la maison de la garrigue à son fils viticulteur et s’est installé dans une maison du centre du village qui appartenait autrefois à la « bourgeoisie », c’est-à-dire à un « patron qui avait un cheval ». Ce parcours fait aujourd’hui des Nivet, de « véritables » Cuxanais, comme l’explique une habitante du village : « Ils sont des Cuxanais, c’est évident, c’est évident ! ». Extrait du journal de terrain, juin 2003 1 On peut proposer la traduction suivante : « Si tu rencontres un voleur, tu penses que tout le monde en est un ». 218 Parmi les nombreux immigrés venus à Cuxac d’Aude, les Espagnols constituent un groupe nombreux dont l’étude permet de rendre compte de la stratégie d’ascension et d’intégration sociales à travers la conquête de la propriété. Les premiers Espagnols se sont installés à la fin du XIXème siècle, après avoir travailler, pendant plusieurs années, comme saisonniers pour les vendanges. Lors de la Première Guerre mondiale, la mobilisation prive le village d’une main-d’œuvre nécessaire aux travaux de la vigne, à laquelle se substituent quelques familles espagnoles. Un maraîcher raconte comment son grand-père est arrivé à Cuxac et a progressivement acquis des terrains sur lesquels il a aujourd’hui une exploitation : Mon grand-père est arrivé là, il a débarqué à Sainte-Lucie, là-bas, dans un domaine et de là, il est arrivé à Cuxac. Il était ouvrier agricole. Pour vous dire, en Espagne, il travaillait du lever du jour à la nuit. Et la première journée qu’il a faite dans un domaine ici, il ne s’est pas rendu compte que le soir, à cinq heures, le régisseur disait : « A la soupe ! ». Il n’a pas entendu. Alors : « Eh ! l’Espagnol là-bas, ça suffit ! ». Il a regardé le soleil comme ça, il a vu le soleil haut, il a trouvé ça bizarre. Après, il s’y est fait. Il a promené sa bosse un peu partout, dans des domaines. Et puis il a acheté des terrains ici, c’était des terrains incultes. Il a acheté parcelle par parcelle. Là, il y a peut-être dix ou quinze parcelles, environ deux hectares. Alors attention, il y a des cailloux, ma grand-mère enlevait les cailloux. Et il y en a encore ! Et voilà, la maison a été construite dans les années 1920. Mon père n’y est pas né, moi, j’y suis né. Mon fils y est né et je voudrais mourir ici. C’est pour dire. Votre grand-père à mesure qu’il travaillait comme ouvrier agricole, il pouvait acheter des petites parcelles ici ? C’est-à-dire qu’il achetait des petites parcelles, puis quelques vignes. Puis, on lui a proposé, je ne sais pas si vous en avez entendu parler les vignes à michemi, moitié, moitié. Un patron qu’il a rencontré un jour dans le village lui dit : « Raphaël, il faut que vous repreniez les vignes ». Mon grand-père, il parlait espagnol mais enfin il comprenait le patois ici. Il lui dit : « Mais mon pauvre, je n’ai pas un rond, je n’ai rien – Je ne veux rien savoir ». C’était un homme sérieux dans son boulot, il savait travailler. Étranger, il fermait sa gueule comme on dit. Alors, il est parti comme ça avec une petite propriété. Et là, il a commencé à acheter des petites vignes dans la plaine. […] Lui, les cailloux, il commençait à en avoir jusque-là ! Alors il a acheté quelques petites vignes, ma mère n’avait qu’une sœur, et après cette sœur quand elle a hérité, ils ont tout vendu, ils ont acheté une maison au village. Et ma mère et mon père ont conservé le bien du grand-père. Et petit à petit, ils ont gagné, en travaillant beaucoup. Ils allaient travailler des fois à Aubian à pied. A pied ! S’il avait plu dans la nuit, il n’y avait pas de travail. Alors, ils s’arrêtaient là pour commencer à enlever les cailloux, ils commençaient à bricoler. Ça veut dire que votre grand-père travaillait deux fois, il travaillait une fois pour le patron dans les domaines et une fois pour lui dans les jardins ? Voilà, ça, il le faisait après la journée. Parce que maintenant, ça s’est perdu ça ici, avant les ouvriers faisaient le matin, de six heures du matin à une heure de l’après-midi. Et le soir, ils faisaient une sieste une heure ou deux et après hop, ils faisaient le jardin. Il y en a qui faisaient deux journées pour ainsi dire, les jours étaient longs. Jean Hernandez, maraîcher aux Garrigots Pour les Espagnols arrivés au début du XXème siècle, les conditions de travail des ouvriers agricoles sont bien meilleures en France. Elles permettent notamment d’avoir une double activité, en travaillant le matin pour un patron et le soir sur ses propres terrains. Les Espagnols acquièrent les terres les moins chères et les moins prisées du village, dans les 219 garrigues. Ce sont des terrains « incultes » ou des « armasses » qui sont laissées à l’abandon à cause du travail considérable à fournir pour les mettre en culture. Le creusement d’un puits pour l’arrosage n’est rien en comparaison du désempierrement des terrains. Les Espagnols les aménagent en « jardins1 » maraîchers pour subvenir à leur propre consommation et vendre sur le marché quelques fruits et légumes. Ce complément de revenu est important pour des ouvriers agricoles peu payés et permet d’initier la constitution d’un capital en vue de l’acquisition de vignes dans la plaine. À l’image du grand-père de cet informateur, les ouvriers espagnols peuvent aussi être fermiers ou « régisseurs » d’une propriété. Ils ont en charge l’exploitation d’un domaine et partagent la récolte avec le propriétaire dans des proportions qui ont varié au cours du temps selon les profits dégagés par la vente du vin2. Le recours à des Espagnols s’explique en partie par la faible syndicalisation de ces derniers qui travaillent en « fermant leur gueule », à la différence des ouvriers agricoles français, proches du Parti communiste, dont les grèves et les revendications salariales sont importantes au début du XXème siècle3. Une ancienne Cuxanaise décrit l’installation des Espagnols aux Écarts dans la garrigue : C’était des terres arides, c’était des terres abandonnées par les Cuxanais parce que c’était l’époque de la production massive, on voulait des rendements importants, donc ce qu’on appelait les garrigues, ça ne présentait aucun intérêt. C’était des terrains qui étaient souvent à l’abandon et s’il y avait quelques vignes, c’était des petites vignes maigres qui n’intéressaient pas le vigneron cuxanais. Il avait ses vignes dans la plaine. C’est-à-dire, c’est la plaine qui a fourni des rendements extraordinaires. Ce sont des terres d’alluvions, on est au bord de la rivière, bon… Donc des Espagnols ont commencé à s’installer sur ces terres caillouteuses qu’ils ont réussies à fertiliser et à rendre productives à force de travail et de volonté. Désempierrer, apporter de l’engrais, alors ils récupéraient des pépins de raisins à la distillerie, les pépins de raisins étaient utilisés pour assouplir un petit peu la terre. Alors ils en ont fait des jardins. Anne-Marie Plumet, habitante du village Des Républicains espagnols s’installent ensuite en 1939, après la défaite des Républicains. Cette seconde vague d’immigration se distingue de la première qui était 1 La toponymie actuelle a gardé la trace des jardins espagnols comme le montrent l’Horto de Blazy, l’Horto de Millet (horto signifie jardin en espagnol). 2 Plus les cours du vin sont bas, plus la part attribuée au fermier est grande. Ce dernier doit en effet pouvoir subvenir à ses besoins par son travail. Le propriétaire est davantage dans la position du rentier qui retire le bénéfice de la vente du vin, une fois le fermier rémunéré. Les contrats de fermage sont ainsi passés d’un partage à moitié, à un tiers de la récolte pour le patron et deux tiers pour le fermier, jusqu’à un quart pour le patron et trois quarts pour le fermier quand les cours du vin se sont effondrés. 3 Les premiers syndicats d’ouvriers agricoles naissent dans le Midi à Narbonne, Marcorignan et Carcassonne en 1893. A Béziers, en 1903, se tient le premier congrès national d’ouvriers agricoles. Les grèves dans l’Aude de 1903 et 1904 portent des revendications sur la hausse des salaires et sont particulièrement suivies se terminant parfois par l’intervention de la troupe, comme à Cruzy (situé dans l’Hérault à quinze kilomètres, au nord de 220 constituée exclusivement de paysans espagnols cherchant de meilleures conditions de vie en France. Une ancienne Cuxanaise explique les différentes trajectoires qui distinguent les « intellos » de « ceux qui sont restés ouvriers agricoles dans les villages » : Les Espagnols étaient des gens courageux. Tout de suite, ils ont travaillé. Même ceux qui étaient des intellectuels, parce qu’il y en avait beaucoup. Parmi les Républicains, il n’y avait pas que des ouvriers agricoles. Pour élever leur famille, ils ont tout de suite mis la main à la pâte. Ils ont travaillé dans les vignes. Ils ont d’abord travaillé dans les vignes, de façon à parler français correctement et ceux qui étaient, ceux que j’appelle les intellos, ceux qui étaient plus instruits que les autres, ils ont fait leur chemin plus rapidement. Tandis que les autres, ils se sont implantés dans les villages, et à Cuxac effectivement, si vous regardez l’annuaire, vous avez énormément de Garcia, de Lopez, de Fernandez, de Ramirez, Gonzalez… Vous en avez beaucoup. Une fois qu’ils étaient à Cuxac, est-ce qu’ils étaient dans une logique agricole, de devenir propriétaires de terrains ? Oui ! Oui, oui ! A partir du moment où ils étaient là, leur souci premier, c’était de construire une maison, enfin d’avoir un petit bout de terrain, un bout de jardin à eux. Et on voit que beaucoup qui étaient très habiles de leurs mains parce qu’il y en a beaucoup qui ont fait maçon aussi, ils ont construit eux-mêmes leur maison. Est-ce qu’ils se sont installés dans un endroit particulier sur Cuxac ? Mais au début, ils louaient les maisons qui n’étaient pas les plus belles, qui étaient dans le centre du village. Mais, dès qu’ils ont pu, ils ont acheté un bout de terre, d’abord pour construire, puis des petites vignes, ils achetaient et ils avaient le droit… C’est dans les possibilités des ramonets de prendre le cheval du patron le dimanche pour le faire travailler sur leur terrain. C’est dans le contrat. Marthe Couline, habitante de la périphérie du village À l’arrivée des réfugiés espagnols, la municipalité de Cuxac d’Aude cède des terrains pour un franc symbolique à des familles qui s’installent dans les garrigues. Les délibérations municipales portent la trace des débats suscités par l’aide portée aux Républicains. Ainsi, lors de la séance du 13 octobre 1938, M. Jules Suère s’oppose à la décision du Conseil municipal de verser une subvention pour la colonie des Petits Réfugiés d’Espagne du domaine du FaouPetit : « En majorité les Espagnols résidant dans la commune n’ont pas fait et ne font pas leur devoir vis-à-vis de leur pays. La plupart d’entre eux achètent nos vignes, nos propriétés, mais n’aident pas leurs compatriotes en guerre dans leur Pays. Au lieu de ne songer qu’à l’amélioration de leur situation sociale en France, ils n’ont qu’à se charger des enfants réfugiés d’Espagne. Je demande que la mairie force les Espagnols à subvenir aux besoins de ces enfants et je fais observer aux collègues de l’assemblée municipale qui combattent ma thèse que si la mobilisation générale avait été décrétée, ces temps derniers, ils auraient eu une opinion toute différente des étrangers lesquels auraient profité de la tranquillité et du bien être au détriment de nous, français, qui aurions été appelés aux armes ». Le Conseil municipal se prononce par la suite pour la mobilisation des Espagnols lors de l’entrée en guerre de la Cuxac), après trente-six jours de grève (Ferré, 1997). Le travail de Laura Frader (1978) s’intéresse à l’histoire du 221 France en 19391. La déclaration de Jules Suère distingue la première installation de réfugiés économiques venus d’Espagne au début du siècle de la seconde correspondant aux réfugiés républicains de la Guerre Civile. Il est reproché aux premiers de ne pas porter secours aux seconds. Cette main-d’œuvre étrangère est déjà accusée de profiter de l’éventuelle mobilisation des travailleurs français. Les familles espagnoles venues pendant la Première Guerre mondiale ou les réfugiés républicains s’installant en 1938 et 1939 suivent la même trajectoire orientée vers l’acquisition de terrains. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une dizaine de maisons ont été construites, épars aux Garrigots et aux Olivettes, et sont quasiment toutes occupées par des Espagnols qui sont pour la plupart « jardiniers ». Un enfant d’une des familles espagnoles explique : « Dans les garrigues, c’était pas mal d’Espagnols. Quand ils sont arrivés d’Espagne, ils ont acheté un bout de terrain, ils se sont construit une maison, à peu près… et ils ont fait leur village ». L’exposition aux inondations ne semble pas alors l’objet de préoccupations compte tenu du dénuement des immigrants. Le propriétaire d’un domaine se souvient des inondations de 1940 pendant lesquelles il participe aux ravitaillements en barque des familles espagnoles réfugiées sur le toit de leurs maisons récemment construites : « Ils ont commencé par faire un rez-de-chaussée pour vivre. Certains ont fait un premier étage mais ils étaient rares. C’est pour ça qu’en 1940, il y en a qui étaient sur le toit. Avec les inondations, le rez-de-chaussée étant inondé, ils vivaient sur le toit, ils ne voulaient pas partir, parce que je me rappelle très bien, on a essayé de les déménager dans les propriétés à côté qui étaient hors d’eau, ils n’ont jamais voulu quitter leur maison ». L’installation des Espagnols sur les terres dépréciées de la commune, à l’écart du village, révèle aussi les difficultés d’intégration qu’ont connu ces derniers. Les anciens Cuxanais rapportent de nombreuses histoires qui montrent la relégation des Espagnols à qui on ne reconnaît parfois pas même un nom, comme l’explique cet habitant du village : « Mon beau-père me racontait, avant la guerre, quand le glas sonnait, on disait : “Quelqu’un est décédé. – Qui est décédé ? – Oh, c’est rien, c’est personne, c’est un Espagnol” ». Les premiers mariages mixtes ont été conclus dès la première génération tout en provoquant des « histoires mémorables dans les familles ». Les Espagnols qui se sont installés dans les Écarts du village racontent : « A la garrigue, fainéant, on te disait ». Cette qualification renvoie pour une part à mouvement syndical révolutionnaire conduit par les ouvriers agricoles de Coursan de 1850 à 1914. 1 Délibération de la séance du 10 septembre 1939, Adresse du Conseil municipal au Gouvernement de la République Française concernant les étrangers en âge de porter les armes et résidant en France 222 une insulte xénophobe1 mais aussi à la valeur culturale des terres de la garrigue qui offrent de faibles rendements. Un maraîcher espagnol explicite cette expression : « C’est-à-dire que les gens qui habitaient aux Garrigots étaient dépréciés, pouah ! On était déprécié parce qu’ici les terrains, à l’époque, n’étaient pas chers ». Le lien entre la dévalorisation des terres de garrigue et la relégation sociale des Espagnols révèle un processus de construction identitaire qui passe par la propriété foncière. Les faibles ressources des immigrés ou des réfugiés expliquent leur installation à l’écart du village sur des terres incultes. Leur stigmatisation résulte pour une part de la nature des terres qu’ils parviennent à acquérir et qui sont celles qu’aucun Cuxanais ne veut cultiver. Le passage de la polyculture méditerranéenne à la monoculture de la vigne réorganise les valeurs foncières selon les rendements escomptés, en valorisant les parcelles de la plaine et en dépréciant les terrains de la garrigue, alors qu’auparavant les prix des terres se distinguaient selon la nature des cultures (blé, vigne, olivier, pâturage pour l’élevage des moutons). Les grands domaines mis à part, le monde viticole repose sur une foule de petits propriétaires héritant des vignes de leurs parents et une population d’ouvriers agricoles qui aspirent à la propriété. Cette dynamique sociale conduit par exemple les Espagnols à devenir les « jardiniers » de Cuxac sur les petites parcelles des garrigues, dont la dépréciation est indissociable de la relégation de ces immigrés à l’écart du village. L’entrée en crise de la viticulture, après la Seconde Guerre mondiale, explique comment, de cette installation de quelques familles espagnoles, naît un quartier périurbain. 5.3. - La constructions des Garrigots et des Olivettes La crise viticole à Cuxac : transformer les vignes en terrains à bâtir Le début des années soixante marque pour les viticulteurs cuxanais l’entrée en crise du modèle monoviticole. La mécanisation de la culture de la vigne commence à la fin des années cinquante avec l’acquisition des premiers tracteurs qui remplacent les chevaux. Les petits propriétaires exploitent progressivement eux-mêmes leurs parcelles sans employer d’ouvriers agricoles. Ces derniers cherchent alors du travail dans l’industrie, les entreprises publiques comme la SNCF, EDF-GDF ou dans la fonction publique à l’Équipement ou aux PTT. Ce 1 Les anciens du village rappellent l’usage fréquent de l’expression « travailler comme un Espagnol », connotée 223 changement de trajectoire professionnelle conduit un grand nombre d’entre eux, à « tourner le dos à la vigne » et à quitter, pour un temps au moins, le village. La viticulture ne représente plus suffisamment de travail pour l’ensemble de la population active du village alors qu’autrefois elle faisait appel à une main-d’œuvre étrangère. Les années soixante, et encore davantage les années soixante-dix, sont marquées par une crise de mévente du vin qui résulte de la baisse de la consommation nationale, d’une surproduction du vin du Languedoc et enfin de la concurrence croissante de vins étrangers (principalement algériens, italiens puis espagnols)1. L’indépendance de l’Algérie en 1962 ne permet plus de couper le vin, faible en degré, des plaines alluviales du Languedoc avec le riche Mascara algérien2. Les très forts rendements qui ont permis la richesse de Cuxac à la fin du XIXème et au début du XXème siècle font du vin des Basses plaines de l’Aude un produit de qualité médiocre aux débouchés de plus en plus restreints. La mévente du vin, associée au départ des jeunes générations, est à l’origine du marasme qui règne à Cuxac d’Aude au début des années soixante, comme l’explique le jeune et nouveau maire, Maurice Karlov, qui commence sa mandature en décembre 1962 : C’est dans cette période où j’ai passé la période la plus pénible de la législature, aux environs de 1963, 64, 65. Il y avait la crise viticole à fond. Il y avait des importations de vin d’Algérie, d’Italie à des prix défiant toute concurrence. Et les petits propriétaires qui avaient pris l’habitude de bien vivre…, depuis la guerre de 1914 où on a acheté du vin en grande quantité, le pinard des poilus, grâce auquel, ici, un propriétaire de sept ou huit hectares était un Monsieur avec une calèche. Alors, le cours du vin est tombé et il y a tout un tas de petits propriétaires qui se sont suicidés à cette époque. Ils se pendaient. Et alors, c’était très agréable, il fallait que j’aille les descendre. J’en ai descendu une dizaine. […] Ils étaient complètement ruinés, ne sachant plus faire face à leur situation financière. Mais il n’y avait pas de manifestation à l’époque, ils étaient passifs, il y avait une torpeur, un fatalisme de dire, la viticulture, c’est foutu, la viticulture est fichue et nous aussi ! Maurice Karlov, ancien maire de Cuxac d’Aude La politique mise en place pour lutter contre la crise viticole prévoit, dès le début des années cinquante, mais de manière effective dans les années soixante-dix, de primer très négativement. 1 Avec l’indépendance de l’Algérie en 1962, le vin algérien n’est plus soumis à la loi française chargée, auparavant, d’en contrôler les conditions de production et de mise en marché. L’entrée en concurrence des vins italiens avec les vins de table du Languedoc suit l’approbation des règlements communautaires relatifs à la viticulture dont les premiers textes remontent à 1962 (règlement n° 24). Les négociations entre la France et l’Italie se durcissent en 1967, cette dernière arguant de sa « rente de position » en matière de vin de table et visant l’intégration économique du Mezzogiorno. En 1968, au discours d’Avignon, le commissaire européen Sicco Mansholt voue le Languedoc Méditerranéen au tourisme, comme « cour de récréation de l’Europe » pour laisser le réservoir des vins de table au Sud italien (Gavignaud-Fontaine, 2000 : 247). Le marché européen s’étend à l’Espagne en 1985 qui est alors le troisième producteur de vin après la France et l’Italie. 2 Ce vin fort en degré permettait de couper les productions des plaines du Languedoc qui n’excédaient pas dix degrés d’alcool. Les vins algériens sont, de ce fait, appelés les « vins médecins ». 224 l’arrachage1 de vignes dans le Languedoc pour limiter la production. A Cuxac d’Aude, la cave coopérative décide de suivre cette orientation et de nombreux viticulteurs en fin d’activité arrachent leurs vignes en bénéficiant d’une prime, plutôt que de les transmettre à leurs enfants qui bien souvent sont partis travailler à l’extérieur du village. Huit cents hectares de vignes qui représentent la moitié de la production (cent mille hectolitres) sont arrachés à Cuxac. La viticulture qui nécessitait près de huit cents personnes après-guerre, n’en occupe aujourd’hui plus que trente-cinq. Un administrateur de la cave coopérative qualifie la mise en place de la « prime à l’arrachage » d’un « plan social de la viticulture du Languedoc ». Il ajoute : « Les Garrigots et toutes les constructions aux Écarts ont été lancées à cette époque. Ça correspond à l’arrachage ». Pour David Dumas, originaire du village, qui a fait un mémoire d’histoire moderne sur la viticulture à Cuxac et ancien élu, la catastrophe de 1999 trouve ses racines dans la crise viticole puisque les constructions de villas périurbaines sont venues prendre la place des vignes arrachées. Il explique : On ne peut pas reprocher à une municipalité sous prétexte qu’elle est l’héritière d’une municipalité de 1960 qui a commencé l’urbanisation, on ne peut pas accuser cette municipalité d’être responsable de la catastrophe. […] Pourquoi on a urbanisé les Écarts ? Parce qu’il y avait une demande, parce que les terrains étaient trop chers à Narbonne. Est-ce que c’est la faute aux Cuxanais si les terrains sont trop chers à Narbonne ? Est-ce que c’est la faute aux Cuxanais s’il y a de la spéculation foncière à Narbonne ou dans les villes ? Et ensuite, qu’est-ce qu’on fait des vignes qu’on a arrachées ? Quels débouchés ? C’est ça le gros problème, le lien avec la viticulture, il est là quoi. Il est que la crise de la viticulture a transformé toutes les vignes en terrains à bâtir. David Dumas, ancien élu au Conseil municipal de Cuxac d’Aude David Dumas rejette les accusations contre la municipalité ou le maire, Maurice Karlov qui aurait montré le « mauvaise exemple » en allant construire sa maison aux Garrigots en 1964. Pour lui, la « question de l’urbanisation des Garrigots se serait de toute manière posée, quel que soit le maire ». La situation géographique de Cuxac d’Aude aux portes de Narbonne, où les terrains à bâtir sont rares et chers, est en effet intéressante pour des 1 Le décret du 30 septembre 1953 prévoit les premières primes pour l’arrachage volontaire de vignes. Cette mesure a alors peu d’effets dans l’Aude et les débuts des arrachages massifs datent de 1976 et s’intensifient à partir de 1986. Le plan Bentegeac présenté à l’hiver 1976 prévoit un plan d’arrachage de deux mille hectares par an dans le Languedoc-Roussillon dirigé en priorité vers les terres à fort rendement. Le règlement communautaire 1163/ 76 du 17 mai 1976 introduit des primes d’arrachage volontaire que les programmes ultérieurs ne cesseront de valoriser pour rendre ces mesures de plus en plus incitatives. En 1979, le programme européen primant l’arrachage définitif apparaît comme une « spirale suicidaire » pour les viticulteurs qui lui préfèrent les aides à la restructuration des vignes en cépages de qualité. L’arrachage définitif vise les vignes de plaine, à gros rendement et non classées. Pour ce faire, la prime est proportionnelle aux rendements des parcelles. En 1986 et 1987, les primes sont majorées si l’exploitant arrache la totalité de ses vignes ou cesse son activité (Gavignaud-Fontaine : 2000). Un des leaders des luttes viticoles, Emmanuel Maffre-Baugé, exprime le désarroi des viticulteurs face à cette politique : « Savez-vous ce qu’est une décision d’arrachage pour nous autres, vignerons ? On la prévoit au moins trois ans à l’avance, et quand la date d’exécuter les travaux survient, une tristesse aiguë s’empare de toute 225 populations travaillant en ville et souhaitant « vivre à la campagne ». Mais au-delà de la prise en compte de ce phénomène de périurbanisation, la construction des Garrigots apparaît comme une conséquence de la crise viticole. Il explicite son argument : Tout le monde était bien content de trouver un débouché à la crise. Et les vieux viticulteurs qui ne trouvaient pas de repreneur, les enfants ne voulaient plus la vigne parce que ça ne nourrit pas son homme et ils ont raison. Ceux-là, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Ils sont allés voir le maire, dans toutes les communes ! Pas qu’à Cuxac, partout, quelle que soit la coloration politique du maire : « Bon, moi, j’ai arraché cette vigne, est-ce que tu ne peux pas me la mettre dans le POS1 ? ». Et le POS était sans cesse révisé et hop, on ajoutait cette vigne, on ajoutait des terrains et, comme ça, on a bâti, bâti, bâti… Alors qu’on ait trop bâti dans ces zones-là, que le goudron et les habitations imperméabilisent les sols, c’est une évidence mais ça a été fait à une époque, en 1960, où on ne se posait pas ces problèmes-là. Comment on va reprocher à des élus de 1960 d’avoir fait des choses... ? Nostradamus n’est pas arrivé en disant « faites attention », personne n’avait imaginé que ce qui se faisait à cette époque-là pouvait devenir un jour une catastrophe. Personne, même pas les géographes, même pas les universitaires, même pas Bravard2 ou je ne sais pas qui à Lyon ! David Dumas, ancien élu au Conseil municipal de Cuxac d’Aude L’urbanisation des Garrigots apparaît comme une réponse à la crise viticole qui, suite à l’arrachage, laisse de nombreuses parcelles à l’abandon et disponibles pour accueillir des constructions ou des lotissements, comme l’explique David Dumas : « On arrache les vignes, si on les vend au prix de la terre, personne ne voudra l’acheter. En revanche, si c’est un terrain à bâtir, il y a un petit plus ». Les risques d’inondation sont des questions tout à fait secondaires par rapport à l’urgence de la crise sociale3 que traversent les bourgs viticoles du Languedoc. Dans son travail d’histoire contemporaine sur le Languedoc viticole, Geneviève Gavignaud-Fontaine (2000 : 379) montre que, dans les « bas-fonds les plus productifs » comme les Basses plaines de l’Aude, suite à la politique de l’arrachage, « les constructions nouvelles, les zones commerciales, l’aménagement du littoral grignotent des terres ; la vigne est menacée sur les couronnes urbaines viabilisées et s’ouvre à d’autres spéculations ». La la famille. Car une sorte de complicité s’était établie entre les souches et nous, entre la parcelle et nous, entre le passé de cette vigne et nous : c’était mon père qui l’avait plantée en 1930 » (Maffre-Augé, 1976 : 41). 1 Le Plan d’occupation des sols délimite les terrains constructibles de la commune. 2 Jean-Paul Bravard, universitaire lyonnais, géographe, est souvent cité par les habitants de Cuxac du fait de la parution d’un article dans Le Monde à la suite des inondations de 1999 : « Aude, le pourquoi d’un désastre… », 16 novembre 1999. 3 Les multiples manifestations viticoles qui, de la fin des années soixante aux événements de Montredon en 1976, rassemblent jusqu’à des centaines de milliers de manifestants, montrent une mobilisation majeure. La présence des CRAV, Comités régionaux d’action viticole, dans les villages viticoles du Languedoc et en particulier de l’Aude, constitue un quadrillage du territoire qui permet la mise en œuvre d’actions en tout lieu et à tout moment. En 1976, la situation du département de l’Aude est quasi insurrectionnelle (Gavignaud-Fontaine : 2000 : 313). La manifestation de Montredon signe l’apogée des affrontements et des violences. Des coups de feu sont échangés de part et d’autre et coûtent la vie à un viticulteur et à un CRS. Sur l’origine et le déroulement de cette lutte viticole, les ouvrages de certains leaders comme Emmanuel Maffre-Baugé (1976) et Jean Huillet (2004) ou le journaliste Bernard Revel (1976) apportent des témoignages riches sur cette mobilisation qui s’étend de 1963 à 1976 et se prolonge sous d’autres formes dans les années quatre-vingt. 226 proximité de Narbonne apparaît comme une opportunité pour le village et permet de convertir des vignes en terrains à bâtir convoités par une population urbaine. La doyenne centenaire de Cuxac témoigne de son attachement à la propriété que la crise viticole remet en cause à travers les politiques d’arrachage. La possession de vignes, qui signifiait autrefois l’acquisition d’une certaine position sociale, n’est plus un élément essentiel pour les Cuxanais à partir des années soixante-dix : Je vais vous donner un exemple, c’est le mien. On avait une épicerie. Les grandes épiceries arrivent, c’est fichu, on perd tout. Et il a fallu, comme il n’y avait pas de successeur pour les vignes, il a fallu les arracher, par la force des choses. Mes filles les ont arrachées. C’est fini, on n’a plus rien. On avait un hectare et demi de vignes, je ne vous dis pas que j’en avais beaucoup, mais quand même on vivait bien, on avait l’épicerie et on avait du vin. On n’était pas riche mais on vivait bien et je vous rappelle que de ces deux choses que nous possédions, il ne reste rien, absolument rien. Une petite somme que l’on nous a donnée pour l’arrachage. Je veux dire par-là que je me trouve sans rien. Nous, par le temps, nous sommes expropriés. Yvonne Lassave, habitante du village La vente de l’épicerie, l’arrachage des vignes et la vente des terrains signent pour Yvonne Lassave la disparition de son patrimoine. Le sentiment d’avoir été « exproprié par le temps » et « l’évolution des choses » renvoie à la transformation d’un patrimoine, autrefois constitué par des propriétés dans le village, en un capital financier qui ne marque plus une position sociale au sein de la communauté villageoise. - L’urbanisation des garrigues à la convergence de nombreux intérêts Le principe de la transformation des vignes en terrains à bâtir est validé par la municipalité de l’époque et l’administration de la DDE, qui autorisent ces pratiques dans les Écarts où se sont déjà installées une dizaine de familles espagnoles. Le choix de l’urbanisation des garrigues, plutôt que l’extension du village ou l’aménagement de la colline du Mont Carrétou à l’abri des inondations, s’explique au regard de l’histoire de ces terrains. Ces terres n’ont pas une grande valeur culturale et sont déjà marquées symboliquement par l’accueil d’une population étrangère. L’édification des quartiers périurbains des Garrigots et des Olivettes apparaît comme le prolongement historique de l’installation des Espagnols aux Écarts. Pour David Dumas, ce choix correspond à la prégnance de la politique de quantité qui privilégie le vin de la plaine plutôt que le vin des garrigues : « C’est justement parce qu’on a voulu préserver les bonnes terres du bord de l’Aude qui avaient des rendements importants parce qu’elles étaient inondées, parce qu’il y avait du limon, qu’on a bâti aux Garrigots où il y 227 avait des rendements plus faibles. C’est très paradoxal, l’urbanisation des années soixante se fait aux Garrigots pour préserver ce capital inondation bénéfique présent dans la plaine ». Ce paradoxe est d’ailleurs repris par bon nombre d’habitants qui constatent que l’ouverture de l’urbanisation dans les garrigues valorise des terrains, autrefois délaissés et dépréciés, alors que les parcelles de la plaine ne garantissent plus les profits d’antan. Un maraîcher d’origine espagnole explique : « Les Espagnols, quand ils sont arrivés, ils ont acheté ces terres qui valaient moins cher et les propriétaires s’en débarrassaient. Et c’est ces gens-là qui ont fait de l’argent maintenant parce qu’ils ont vendu des terrains à bâtir. Les gens disaient : “Là-haut, ils font du pognon avec ces terres incultes. Et nous, on fait faillite dans la plaine…” Ça s’est inversé ! ». Le maire de l’époque qui se définit rétrospectivement comme le « promoteur » de ces nouveaux quartiers rappelle l’intérêt pour lui de rendre constructible cette zone. Le morcellement parcellaire des garrigues ainsi que le grand nombre de propriétaires aux Garrigots et aux Olivettes permettent de faire bénéficier de la plus-value des terrains constructibles à un grand nombre de viticulteurs en difficulté et accessoirement d’électeurs1. Pour Maurice Karlov : « C’était le lieu le plus intéressant du point de vue social parce qu’une foule de petits propriétaires a pu en profiter ». Enfin, la taille moyenne des parcelles dans les garrigues est de l’ordre de vingt à trente ares, ce qui correspond à des terrains de l’ordre de deux mille à trois mille mètres carrés parfaitement adaptés à la construction d’une maison et à l’aménagement d’un jardin. Le parcellaire de la garrigue résultant des pratiques culturales viticoles correspond au parcellaire pavillonnaire. La comparaison du plan cadastral de 1830 avec le cadastre actuel montre que le découpage des terrains n’a pas été modifié et que seules des maisons occupent désormais la place de vignes ou de champs2. 1 Lors de l’enquête publique préalable à l’adoption du Plan d’occupation des sols, conduite en 1986, les remarques consignées dans le registre et les lettres adressées au commissaire enquêteur, sont toutes le fait de propriétaires souhaitant que leur parcelle soit incluse dans le périmètre de constructibilité. Les quelques extraits reproduits ici montrent les relations qui unissent le maire et les administrés, propriétaires de terrain. A titre d’exemple , un propriétaire appuie sa demande en rappelant son appartenance au village « Natif de Cuxac, je me permets de vous demander une dérogation pour ces parcelles qui d’ailleurs sont les mieux placées des Garrigots. ». Un viticulteur précise qu’il a arraché ses vignes sur un terrain qu’il souhaiterait rendre constructible : « Nous avons pensé que cette parcelle sur laquelle nous avons effectué un arrachage définitif pourrait être destinée à la construction d’une habitation pour notre fille dans l’avenir ». Un Cuxanais rappelle plus explicitement les promesses faites par le maire : « Lors de l’inauguration de la première tranche de la nouvelle Ecole Maternelle, vous m’aviez promis verbalement et en présence de Monsieur Moreau que la vigne que je possède face à ma maison, d’une superficie de 22 ares, serait comprise dans l’extension du POS. Dernièrement, lors d’une visite à la Mairie, je me suis rendu compte qu’officiellement ce n’avait pas été encore fait. Les explications, bien compréhensibles, à ce retard me furent données par votre secrétaire. Il me conseilla bien amicalement de me rappeler à votre bon souvenir par écrit pour qu’au moment définitif, ma demande ne soit pas oubliée. Ce que je fais par la présente ». 2 Cf. annexe n° 11. 228 Les permis de construire sont d’abord délivrés ponctuellement mais devant l’afflux des demandes, la municipalité se dote en 1975 d’un schéma de secteur1 dont les principes sont élémentaires. La constructibilité est autorisée dans les garrigues des Olivettes et des Garrigots, dans une bande de cinquante mètres de part et d’autre des chemins de traverse permettant l’accès aux vignes. En 1984, la municipalité se dote d’un Plan d’occupation des sols qui maintient le principe de constructibilité dans le périmètre défini par le schéma de secteur, malgré le rappel, dans le rapport de présentation, du « caractère inondable de la commune »1. Ces deux éléments n’apparaissent alors pas contradictoires comme l’explique le maire Maurice Karlov : « Les urgences n’étaient pas les mêmes, le but, c’était de vendre du terrain agricole en terrain constructible. Après la catastrophe de 1999, dans le malheur, on a une vision des choses, des réalités sociales qu’on n’a pas quand tout va bien ». Pour les viticulteurs, qui parviennent ainsi à se débarrasser de terres sans valeur au prix du terrain constructible, cette opportunité apparaît comme une « manne céleste » ou un « jackpot ». Le chercheur retrouve alors l’explication présentée par certains habitants qui dénoncent l’arrangement intéressé entre les propriétaires du village, la municipalité et l’administration pour ouvrir largement la constructibilité hors du village. Au regard de la situation sociopolitique, ce marché n’est pas le résultat de quelques comportements cupides mais résulte de la crise viticole qui laisse des terres nues et des viticulteurs fortement endettés sans revenu. Le notaire de l’époque explique à ce propos : Je ne connais pas de viticulteur qui, de Perpignan à Montpellier, vit de la viticulture, ce n’est pas vrai. On vit parce qu’on vend des terrains à bâtir comme les propriétaires de Cuxac aux Garrigots, quand on a la chance d’avoir une campagne aux portes de Perpignan ou de Narbonne. On se refait une cerise financière et on se ré-engouffre dans cette viticulture qui est une opération qui n’a jamais rapporté comme en Bordeaux ou en Bourgogne. […] Il n’y avait pas d’avenir ici pour la vigne. Alors, on avait trouvé cette formule, le type vendait deux terrains à bâtir et il vivait pendant trois ans, il allait le porter au Crédit agricole qui lui donnait du cinq pour cent par an. Bertrand Delile, ancien notaire à Cuxac d’Aude Les quartiers des Olivettes et des Garrigots se sont construits massivement et rapidement dans les années quatre-vingt même si quelques « coups partis » le long des chemins de traverse constituaient déjà dans les années soixante-dix une urbanisation diffuse à l’écart du village. Suite à l’inondation de Vaison-la-Romaine en 1994, les autorisations de permis de construire sont accordées sous certaines conditions (aménagement d’un vide 1 Le schéma de secteur est présenté et approuvé par le Conseil municipal le 6 juin 1975. Il figure en annexe n° 12. 229 sanitaire, respect d’une hauteur plancher) avant d’être rapidement remises en cause suite à la doctrine de 1996 arrêtée par la DDE de l’Aude en application de la Loi Barnier2 sur les risques naturels. Les Garrigots et les Olivettes comptent alors plus de quatre cents villas et rassemblent de l’ordre d’un millier d’habitants3. Les Écarts, voués à l’aménagement de quartiers neufs en lieu et place d’anciennes vignes peu productives, sont particulièrement exposés aux grandes inondations4 car ils sont situés sur le passage des eaux de crue se déversant depuis le lit de l’Aude vers l’étang de Capestang ou Coursan. L’altitude de ces garrigues est à peine plus élevée que les terres de la plaine qui sont nourries par les dépôts des inondations petites et moyennes qui provoquent l’exhaussement régulier des basses terres. Conclusion La démarche compréhensive suivie par l’enquêteur conduit à l’intégration de l’urbanisation des Garrigots et des Olivettes dans l’histoire de la viticulture à Cuxac d’Aude. L’essor extraordinaire de la vigne dans la deuxième moitié du XIXème siècle repose pour une part sur le caractère submersible des Basses plaines de l’Aude qui constitue un atout déterminant par rapport aux autres vignobles décimés par le phylloxéra. La monoculture de la vigne s’avère lucrative grâce à la fertilité de la plaine nourrie par le limon des inondations. La crise viticole qui se développe à partir du début des années soixante conduit à l’arrachage de nombreuses vignes, en lieu et place desquelles, la construction de nouveaux quartiers parait providentielle. La réglementation de ces constructions n’est arrêtée que dans les années quatre-vingt-dix en suivant la constitution progressive, au niveau national, de la politique de prévention des risques. Une telle explication est peu reconnue, voire discréditée, sur le terrain comme nous avons pu le constater au cours de restitutions informelles auprès d’habitants ou de gestionnaires. L’attente des enquêtés, de voir le chercheur « faire la lumière sur la catastrophe », est alors déçue. Certains voient, dans la mobilisation du contexte sociohistorique marqué par la suprématie de l’activité viticole, le rappel d’évidences, d’éléments 1 Sur la première page du rapport de présentation, le paragraphe mentionnant la longue histoire des inondations précède celui annonçant les perspectives de développement de la construction dont bénéficie Cuxac du fait de sa proximité avec Narbonne. La carte réglementaire est reproduite en annexe n° 13. 2 Loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement. 3 Cf. annexe n° 14. 4 Pour donner un ordre d’idée, les crues dites « centennales » inondent largement les Garrigots et les Olivettes, comme ce fut le cas en 1891, 1930, 1940 et 1999. Par contre, les crues « moyennes » ou « ordinaires » ne submergent que les terres de la plaine. 230 banals et ordinaires qui ne sauraient rendre compte de l’incommensurable de la catastrophe. La mise en intrigue du drame à laquelle recourent les habitants et les gestionnaires permet de tenir le chercheur à distance de son terrain, tout en dotant l’explication d’une plus grande crédibilité. La vérité de la catastrophe serait a priori cachée. Le propos du chercheur qui retrace l’histoire de ce territoire viticole, sans jouer des effets de dévoilement, est de ce point de vue insatisfaisant. D’autres sont réticents à l’hypothèse même qui consiste à intégrer la catastrophe à l’histoire de la viticulture à Cuxac d’Aude. Le fond de l’analyse n’est pas en cause mais ses effets sont redoutés quant à l’implication de la responsabilité des viticulteurs. Expliquer les inondations de 1999 à l’aune des transformations du bourg viticole, revient, d’une certaine manière, à pointer du doigt les propriétaires fonciers et les notables du village. Les réactions sont parfois vives à l’évocation de la crise viticole et invitent l’enquêteur à abandonner cette question « hors sujet ». Enfin, les informateurs disposent de leur propre explication que l’argument du chercheur vient concurrencer. Une habitante explique, après avoir lu le mémoire de DEA1 : « En lisant ton texte, on a envie d’écrire partout, dans la marge, ce n’est qu’une histoire de fric ! ». Le travail de recherche est interprété à l’aune de l’explication élaborée par cette habitante, pour qui la catastrophe relève des arrangements politiques et des conflits d’intérêts. La lecture sélective du mémoire ne retient que les éléments qui cautionnent sa propre explication. Ces malentendus montrent certes la difficulté pour le chercheur de restituer son travail en étant « bien compris » mais révèlent aussi le décalage entre les explications élaborées par les habitants et les gestionnaires et la compréhension que propose l’ethnologue. Les premières répondent à des attentes pratiques et nourrissent les stratégies qui dépassent la seule catastrophe. La seconde s’adresse au champ académique plus qu’à la société locale et reste bien souvent incomprise sur le terrain, tant elle paraît « gratuite »2. 1 Langumier, 2002. Après la présentation succincte des quelques pistes de recherche suivies par l’enquêteur, une habitante réagit de la manière suivante : « Et alors ? Je ne vois pas où tu veux en venir ». 2 231 232 Conclusion de la partie II La nécessité indigène de comprendre la catastrophe oriente l’enquête de terrain vers le recueil des explications élaborées par les habitants et les gestionnaires. Le projet de comparer les propos de ces deux groupes masque dans un premier temps le fait que le chercheur a été lui-même pris dans cette quête d’explications. L’analyse montre que les habitants et les gestionnaires recourent à la logique de l’accusation et mobilisent le secret pour rendre compte d’un événement extra-ordinaire (chapitre 3 et 4). Elle confronte ensuite leurs explications, qui répondent à des attentes pratiques et servent des stratégies, à la compréhension gratuite du chercheur, extérieur au terrain (chapitre 5). Cette démarche n’est pas étrangère à la pratique de micro-historiens italiens. Giovanni Lévi s’intéresse, par exemple, aux modalités de compréhension du malheur dans la société paysanne de l’Ancien Régime. Les innovations techniques et les évolutions des comportements religieux sont alors moteurs de ruptures, de transformations voire de révolutions. Sur le plan de la méthode, il assume le fait de produire lui-même un récit qui demande au lecteur d’accepter une part de fiction et de reconstruction. Sur le plan théorique, la notion de stratégie permet de rendre compte, dans un contexte d’incertitude, des différentes logiques à l’œuvre et des comportements qu’il est possible de suivre pour les habitants du village piémontais de Santena. Giovanni Lévi se démarque de l’histoire événementielle des faits remarquables et exceptionnels pour « raconter combien de choses importantes on peut voir se produire, quand, en apparence, il ne se passe rien » (Lévi, 1989 : 14). Cette seconde partie relègue, en effet, au second plan l’événement catastrophique qui n’est souvent que le point de départ de discours qui parlent de bien d’autres choses. La logique de l’accusation s’inscrit dans la configuration sociale du village ou dans le jeu d’acteurs des gestionnaires, tout comme le recours au secret permet d’ouvrir la boîte de Pandore pour expliciter certaines dynamiques territoriales sous-jacentes. Le travail de recherche initié sur les explications du drame de 1999 conduit immanquablement à un « glissement de terrain »1, qui, dans le cas d’inondations localisées, mène de la compréhension de la catastrophe à la connaissance d’un territoire, appréhendé au travers de la relation habitante (chapitre 3), gestionnaire (chapitre 4) et de sa constitution diachronique (chapitre 5). 1 Expression empruntée à Daniel Terrolle (1987). 233 Dans ce mouvement, l’objet catastrophe s’enrichit et se complexifie par la prise en compte de la singularité d’une société locale et de la spécificité d’une histoire. Loin de se cantonner à l’unité phénoménale de l’événement, les explications tendent à diffracter la catastrophe sur autant de plans différents que de groupes étudiés. Il est intéressant d’analyser la cohabitation, dans les discours des habitants et des gestionnaires, d’une étiologie naturaliste et personnaliste, que Giovanni Lévi a mis en évidence dans un tout autre contexte, distant dans le temps et dans l’espace1. La coexistence de « ces deux registres de morbidité » est la condition, dans les campagnes piémontaises du XVIIème siècle, de l’émergence de la médecine moderne : « La magie, l’exorcisme, le miracle soignent ce que la médecine ne peut pas soigner et, dans ce sens, définissent a posteriori les limites mêmes de la médecine, et la consolident, en faisant de sa faillibilité non point l’effet d’une incapacité technique ou théorique mais la conséquence des causes métaphysiques des maladies. La médecine est ainsi largement soustraite, dans son action concrète, à la vérification, elle est exclue des échecs mêmes, elle grandit, elle se renforce et elle est acceptée pourvu qu’elle accepte sans outrecuidance les limites de sa propre puissance » (id. : 48). La catastrophe, quand bien même qualifiée de naturelle, résulte d’aléas physiques et d’actions anthropiques. Cette qualification hybride relativise le poids de l’étiologie naturaliste si présent dans le domaine de la maladie aujourd’hui. Le parti pris, qui consiste à appliquer la même grille d’analyse aux habitants et aux gestionnaires, révèle la cohabitation d’un discours technique et d’une parole profane qui fait feu de tout bois (accusations, mobilisation politique, dénonciation de réseaux secrets…). Suivant l’argument de Giovanni Lévi, dans un contexte où le drame de 1999 signe la faillite de la technique, la seconde permet au premier de conserver son autorité et sa légitimité, en attribuant les raisons de la catastrophe à tout le social qu’il y a autour. Enfin, cette seconde partie propose un positionnement de l’ethnologue par rapport à des objets emprunts de croyances, de jugements et de fictions, en tentant d’échapper à une posture trop « évidemment critique », inconciliable avec la neutralité du chercheur, et trop compréhensive, signe d’une « complicité inavouable » (Claverie, 2003 : 352). Le temps de 1 En s’intéressant aux interprétations des malheurs et des bouleversements qui touchent le village piémontais de Santena au XVIIème siècle, Giovanni Lévi (1989) distingue l’étiologie personnaliste et naturaliste : « Si par système personnaliste nous considérons celui d’une culture où l’on considère que la maladie peut être un effet de l’intervention, plus ou moins active et intentionnelle, d’un agent doué de sens (qu’il soit divin, surnaturel ou humain), la personne malade sera vue comme l’objet d’une agression (et parfois d’une auto-agression) et d’une punition qui la concernent comme personne spécifique : ces systèmes s’occupent donc du malade et du pourquoi, et non pas seulement du comment. Dans les systèmes naturalistes au contraire, la maladie est expliquée en termes impersonnels, comme si les éléments physiques qui composent le corps se trouvaient dans une situation de désordre, d’équilibre perturbé, et si la cause de cette situation était entièrement explicable en termes naturels » (id. : 42). 234 l’enquête permet à l’ethnologue de suivre, dans une demi-conscience, les invitations et les incitations indigènes pour constituer son matériau. Loin de la posture critique, l’enquêteur écoute les habitants et les gestionnaires expliquer la catastrophe et se lance à son tour dans cette quête dont la compréhension du drame de 1999 est l’aboutissement. L’exercice réflexif mené sur la conduite de l’enquête marque le retour d’une attitude critique. Pour Alban Bensa, « si l’on veut être fidèle à ce qui se déroule ou s’est déroulé, il faut se faire greffier de ces situations liées entre elles par l’histoire des acteurs avant, pendant et après l’enquête. Cette écriture en forme de récit aura tout de la chronique au sens où la temporalité de référence des acteurs sera respectée sans être ni réduite à un schème culturel ni périodisée selon des critères arbitraires. La progression même de la compréhension au fil de l’enquête sera ici intégrée à une ethnographie narrative qui tout en racontant une histoire livrera aussi la sienne » (Bensa, 2006 : 345). La mise en parallèle des explications des habitants sinistrés, des gestionnaires impliqués et de l’enquêteur, permet d’apporter des éléments de compréhension de la catastrophe mais surtout vise à comprendre comment les uns et les autres comprennent. Pour le chercheur en sciences sociales, l’explication de la catastrophe n’est pas une fin en soi mais constitue un exercice qui permet d’accéder aux modalités de construction d’interprétations, de croyances et de jugements. 235 236 Partie III : L’événement-mémoire et les ressources identitaires Pour palier à l’absence de l’enquêteur pendant la catastrophe, la démarche a consisté à recueillir « tout ce qui reste » des inondations, à susciter des témoignages, à solliciter des souvenirs, à traquer des traces ou encore à revisiter l’histoire du village à l’aune des événements de 1999. Initiée deux ans après les inondations, l’enquête a suivi le fil d’Ariane de la catastrophe, reliant le passé au présent, sans confondre l’incommensurable expérience du drame avec les récits ou les explications qui en sont données a posteriori. Alors que les deux premières parties s’attachent à la façon dont les habitants, les gestionnaires ou le chercheur parlent dans le présent des inondations d’hier, l’enquête ethnographique interroge aussi les effets de la catastrophe sur les discours, les pratiques et les représentations d’aujourd’hui. Joël Candau explique à ce propos : « La découverte de la multiplicité des récits possibles d’un même événement stimulés par des contextes changeants, a une portée anthropologique considérable : elle montre que la présence du passé au sein du présent est bien plus complexe, bien moins explicite, mais peut-être bien plus puissante que l’existence de récits explicites ne pourrait nous le faire croire » (Candau, 1998 : 27). La réinscription de l’objet de recherche dans de multiples temporalités permet de distinguer l’événement daté de 1999 et ce qu’il en reste aujourd’hui, et surtout de restituer les transformations de cette présence pendant les trois années d’enquête. Travailler sur le souvenir ne consiste pas seulement à analyser comment il est construit, utilisé et par qui, mais revient à appréhender ces processus dans la diachronie, en restituant les jeux changeant entre la mémoire et l’oubli, la manière dont certains groupes s’en saisissent puis l’abandonnent, les formes sous lesquelles il réapparaît, de manière chronique, dans l’actualité. Comment vit-on à Cuxac d’Aude après la catastrophe ? Ou plutôt, avec la catastrophe, tant cette dernière semble encore présente, tel un spectre qui réveillerait sans cesse le souvenir du drame et ferait de l’avenir un objet de vigilance, de méfiance, voire de crainte et d’angoisse ? Les pratiques du risque indissociables du souvenir de la catastrophe La recherche réalisée par Françoise Zonabend, à La Hague, sur la « presqu’île au nucléaire », montre que « pour vivre dans des conditions de confort moral suffisantes, il ne faut pas que l’on se rappelle ou que l’on vous rappelle constamment que vous habitez une 237 zone spéciale et allez travailler dans un établissement dangereux. Il va de soi que personne ne souhaite se poser de questions à ce sujet : si l’on vit là, si on travaille là, c’est qu’on ne risque rien. Dès lors toute question sur le danger, le risque encouru sera refusée, déniée, détournée » (Zonabend, 1989 : 12). Des recherches conduites sur le couloir de la chimie, au sud de Lyon, témoignent de la même cécité des riverains qui occultent les usines du paysage (Coanus, et alii, 2000). Ce déni du risque auquel se heurte le chercheur de prime abord n’empêche pas l’observation de pratiques qui trahissent des stratégies de protection tant matérielle que symbolique. A Cuxac d’Aude, le déni du danger ne semble pas tenable compte tenu de la proximité de la catastrophe qui a laissé derrière elle des victimes, signes d’une menace mortelle, et des traces matérielles qui permettent de reconstituer l’ampleur du phénomène. Réfuter la dangerosité des crues de l’Aude revient à une attitude révisionniste impensable. Henri-Pierre Jeudy témoigne de la même observation au Japon, suite au tremblement de terre de Kobe : « Le rythme de la mémoire épouse celui de la catastrophe, entraînant du même coup les effets constants d’une simultanéité entre le passé, le présent et le futur, qui font perdre sens à l’idée même d’occultation » (Jeudy, 2001 : 104). Dans le même temps, les habitants insistent sur l’impossibilité qu’il y a à continuer à vivre dans la même maison en pensant quotidiennement aux inondations. Comment concilient-ils des pratiques de vigilance face à une rivière toujours menaçante et la nécessité d’oublier ? L’enquête ethnographique montre un jeu dialectique entre la parole qui tait le danger et des pratiques qui disent le poids que représente cette menace. Enfin, à la différence des travaux portant sur des terrains où la catastrophe n’a pas eu lieu, les pratiques liées au risque tendent aussi à commémorer les événements de 1999. Lors d’événements météorologiques préoccupants, les habitants parlent de « pèlerinage » et de « cérémonial » à la vue de la foule rassemblée sur le pont pour scruter le niveau de l’eau. Il s’agit alors autant de prévenir une prochaine inondation et que de se souvenir du drame de 1999. La catastrophe : « milieu de mémoire » ou « lieu de mémoire »1 ? La proximité des événements de 1999 mêle la question du souvenir à celle du risque et invite de ce fait à mobiliser des recherches qui réunissent historiens et anthropologues autour des notions d’histoire, de mémoire et de patrimoine. Comment la catastrophe est-elle rendue 1 La distinction est empruntée à Pierre Nora (1984). 238 présente ? Peut-on parler de la constitution d’une mémoire vivante ? Est-elle déjà historicisée par la production médiatique qui fige l’événement au moment même de son surgissement ? Ou enfin, ce présentisme de la catastrophe n’est-il le fait que de quelques tentatives de commémorations, formalisées par des cérémonies et célébrées par des institutions ? Ces questions renvoient aux réflexions de Pierre Nora sur les lieux de mémoire, « rescapés d’une mémoire que nous n’habitons plus, mi-officiels et institutionnels, mi-affectifs et sentimentaux » (Nora, 1984 : XXV). La disparition de la mémoire dans les sociétés modernes appelle son sauvetage, sa conservation qui sont autant de tentatives désespérées qui conduisent à figer, réifier, objectiver et muséifier ce qui est par définition vivant. Il écrit : « On ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus. […] Il y a des lieux de mémoire1 parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire » (id. : XVI). A la suite de Pierre Nora, François Hartog analyse la poussée mémorielle des années soixante-dix qui entre en conflit avec l’histoire : « La Mémoire est devenu le terme le plus englobant : une catégorie métahistorique, théologique parfois. On a prétendu faire mémoire de tout et, dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première, portée par ce personnage, devenu central dans notre espace public : le témoin. On s’est interrogé sur l’oubli, on a fait valoir et invoqué le “devoir de mémoire” et commencé, parfois aussi, à stigmatiser des abus de la mémoire et du patrimoine » (Hartog, 2003 : 17). Le succès de la mémoire révèle l’« accélération de l’histoire » et la désormais inséparable frontière entre le passé et le présent, entre l’histoire et l’actualité. Notre regard devient alors muséal tant « nous aimerions préparer dès aujourd’hui le musée de demain et réunir les archives comme si c’était déjà hier, pris que nous sommes, entre amnésie et volonté de ne rien oublier » (id. : 199). La fin des « sociétés-mémoire » semble aller de pair avec la tendance du « tout-patrimoine » puisque la mémoire, comme pratique vivante, laisse la place à un oubli de chaque instant qui provoque l’angoisse de la perte et le désir de tout conserver. Dans quelle mesure alors peut-on parler d’une « mémoire véritable » ou seulement d’une « intention de mémoire » à propos des récits et des pratiques des sinistrés ? Cuxac d’Aude, à l’instar de Vaison-la-Romaine, Sommières ou Aramon, est-il devenu un lieu de mémoire de l’inondation constitué par une patrimonialisation2 de l’événement ? Ou bien l’enquête ethnographique a-t1 Les lieux de mémoire correspondent à l’émergence d’une « intention de mémoire » différente de la « vraie mémoire, sociale et intouchée » : « Ils naissent et vivent du sentiment qu’il n’y a pas de mémoire spontanée, qu’il faut créer des archives, qu’il faut maintenir des anniversaires, organiser des célébrations, prononcer des éloges funèbres, notarier des actes, parce que ces opérations ne sont pas naturelles » (Nora, 1984 : XXIV). 2 Dans La machinerie patrimoniale, Henri-Pierre Jeudy (2001) intitule un chapitre de son ouvrage « Patrimoine et catastrophe ». Il explique en effet : « La catastrophe elle-même n’est-elle pas un objet patrimonial ? Comment le souvenir d’une catastrophe peut-il être rendu mémorable ? » (id. : 91). L’accident, la catastrophe et la 239 elle identifié un milieu de mémoire ? Ces travaux d’histoire articulent une dimension historiographique et ethnographique puisqu’ils visent le « représentatif, le symbolique et l’interprétatif » des événements que « l’histoire la plus classique et la plus retardataire aurait pu se donner » (Nora, 1984 : XII). Il s’agit d’appréhender l’événement quand il n’existe plus que dans les mémoires, les archives et sur les plaques commémoratives. L’enquête s’est en effet déployée sur chacun de ces terrains, attachée qu’elle était à saisir toutes les traces, les restes et les survivances de l’inondation pour saisir la relation entretenue avec un événement passé et la genèse d’un souvenir. Enjeux identitaires et mémoire de la catastrophe François Hartog (2003 : 132) rappelle que les trois termes de mémoire, patrimoine et commémoration « pointent tous trois vers un autre, qui en est comme le foyer : l’identité ». Dans le cas particulier du village de Cuxac d’Aude où cohabitent anciens viticulteurs et nouveaux périurbains, l’enquête a montré la pluralité des affirmations identitaires exprimées à travers la catastrophe. Les enjeux se cristallisent rapidement autour de la définition du « juste » souvenir à retenir. La légitimité des uns et des autres à participer aux commémorations est l’objet de discussions passionnées. L’affirmation de la qualité de sinistré et le rappel de la survenue de la catastrophe nourrissent les positionnements des « anciens » et des « nouveaux » qui cherchent à affirmer leur appartenance au village. Y a-t-il un groupe qui se saisit du souvenir du drame pour le dresser, telle une effigie identitaire, comme un élément fondateur et fédérateur ? La catastrophe constitue-t-elle, au contraire, un patrimoine commun et rassembleur dont les commémorations sont les signes d’une communauté qui éprouve son unité et sa cohésion ? Ce troisième point renvoie aux recherches qui portent sur les relations entre les anciens agriculteurs et les nouveaux périurbains1 et rappellent l’importance de « l’ancienneté comme un atout social, un motif d’orgueil et de satisfaction », comme l’a guerre sont en effet représentés par les symboles qui assurent la remémoration. Pour l’auteur, cette célébration constitue aussi l’ « exhibition d’une certaine monumentalité des liens communautaires » : « La catastrophe active ce lien social en provoquant une plus grande solidarité qui trouve après coup sa représentation durable dans un monument. Ce qui est nié par le mécanisme de la commémoration, c’est l’effondrement du sens que le désastre engendre. Ce qui reste un non-dit, c’est la mémoire de la mort insensée » (id. : 96). 1 Rolande Bonnain (1990 : 209) explique à propos des « citadins aux champs » : « Le discours sur les nouveaux venus, s’il renseigne d’abord sur le système de valeurs villageois, est à resituer dans le cadre général des relations avec autrui. Ici, est étranger toute personne qui n’est pas du “pays”, pays étant entendu localement comme l’ensemble des communes de la couronne matrimoniale. Le travail de dénégation dont nous avons donné des exemples s’effectue par stéréotypes aux différents niveaux de l’espace géographique. Il sert à créer ou à renforcer le sentiment d’identité et à constituer une image positive de soi et de ses proches ». 240 montré Norbert Elias (1997 : 230). La relégation progressive de la catastrophe dans le passé confronte la constitution du souvenir de l’événement à la « mémoire longue »1 du village. Le contexte singulier de la catastrophe met à l’épreuve la cohésion de la communauté face à l’usage de ce passé extra-ordinaire. Quelle est alors l’identité de Cuxac d’Aude aujourd’hui, nourrie par un passé viticole mythifié, mise à mal par la mutation moderne en un village dortoir et régénérée par la survenue de la catastrophe de 1999 ? Pour suivre ces deux glissements, des pratiques de protection au souvenir de la catastrophe, et de la mobilisation de la mémoire du drame de 1999 aux stratégies identitaires des habitants, nous procéderons en deux temps. Nous nous intéresserons d’abord à la mémoire en acte à travers les pratiques du risque et les propos sur le danger (chapitre 6) avant d’aborder « l’identité en acte »2 à travers le rapport au passé qui confronte le souvenir de la catastrophe à l’histoire du village et qui oppose les anciens et les nouveaux (chapitre 7). 1 2 Titre de l’ouvrage de Françoise Zonabend (1999a) sur lequel nous reviendrons en détail dans le chapitre 7. Expression de Joël Candau qui explique : « le travail de mémoire est une maïeutique de l’identité » (1998 : 71). 241 242 Chapitre 6. Gestes, paroles et souvenirs : le danger au quotidien L’enquête s’est déroulée dans un village où il est difficile d’imaginer qu’il a été le théâtre d’un déluge. Les travaux de réparation ont été effectués, les traces effacées, les digues reconstruites, les vignes replantées. Ce temps de « l’après » ne porte pas de nom, à la différence des nombreux termes utilisés pour qualifier la catastrophe et des multiples mises en récit de l’événement. Pour les gestionnaires et les médias, il s’agit d’un « retour à la normale » qui correspond au retour de l’anonymat et du silence et signe l’oubli public du village emblématique des inondations de 1999. Pour les sinistrés, le quotidien et l’ordinaire restent marqués par la catastrophe et le risque de retour d’une crue, véritable spectre de l’anormal qui perturbe la relation habitante1. Les inondations de 1999 ne semblent pas modifier de manière significative les trajectoires résidentielles des habitants même si quelques-uns ont quitté le village au lendemain du drame2. D’autres ont fait le choix de déménager à l’intérieur de la commune, en choisissant une maison qui, même si elle a été inondée, paraît plus sûre car elle possède un étage ou est surélevée. La grande majorité des habitants sont restés sur place et expliquent ne pas être piégés par des ressources financières insuffisantes ou une maison devenue invendable depuis que les prix immobiliers ont de nouveau connu des hausses importantes3. Leur villa a même pris de la valeur depuis les inondations de 1999 et les maisons des Garrigots se vendent, d’après certains4, à de très bons prix. Lors de ces transactions, la spéculation foncière et immobilière se double d’une spéculation symbolique5 de l’acquéreur qui bénéficie d’un léger rabais du fait du caractère inondable du village. Cependant, la question de savoir s’il 1 Cf. conclusion du chapitre 2. Aucune donnée statistique n’est disponible en mairie mais d’après les éléments recueillis pendant l’enquête, les départs, au lendemain des inondations, sont restés ponctuels. 3 Le marché immobilier a connu une forte augmentation des prix pendant le temps de l’enquête. Cette tendance est commune à l’ensemble du littoral languedocien (Cf. Observatoire régional des transactions immobilières et foncières pour les années 2000 à 2003, 2004). Elle est encore plus marquée dans le Narbonnais, où la réglementation des constructions s’est faite plus stricte après 1999, provoquant la rareté du foncier constructible. Devant la difficulté pour faire construire, les maisons déjà bâties ont pris de la valeur, quand bien même elles sont situées en zone inondable. 4 Plusieurs affaires ont été relayées par la presse locale ou nationale concernant des maisons sinistrées achetées à bas prix au lendemain des inondations et revendues le double voire le triple quelques années après (Cf. Midi Libre, 20 septembre 2002, « Catastrophe naturelle : l’exemple de Cuxac d’Aude » ; Libération, 30 mai 2003, « Après l’inondation, la spéculation. A Cuxac d’Aude gros profits sur la revente des maisons des sinistrés »). 5 Au yeux des sinistrés, les nouveaux acquéreurs sont crédules : « Les gens disent, si c’est arrivé une fois, ça n’arrivera plus ou ça a tellement été médiatisé que, forcément, on leur a fait une protection béton », explique une habitante des Garrigots en commentant de manière ironique la venue de nouvelles familles dans le quartier. 2 243 faut « partir ou rester là » continue d’être posée par les habitants, plusieurs années après la catastrophe : Et à un moment vous avez pensé à partir ? Oh, oui ! J’avais dit à ma femme avant de commencer les travaux : « On la vend dans l’état où elle est, bien sûr on va la brader, dans l’état où elle est. Et avec l’argent des assurances, on s’achète quelque chose de plus modeste, de plus petit maintenant qu’on n’a plus les enfants, les enfants sont casés et on va ailleurs ». C’était à chaud, à chaud ! Et puis, après, on s’y est remis. Mais ma première pensée, ça a été ça, ça m’est venu à l’idée. Je n’avais aucune idée d’où j’aurais pu aller parce que ce n’était pas prémédité, c’était à chaud que j’avais dit ça. Bon, ma foi, si ça ne se reproduit pas, je n’aurai aucun regret mais si ça se reproduit, là, oui, j’aurai des regrets, c’est sûr. Je m’en voudrai. Mais enfin, touchons du bois, espérons que je n’aurai pas de regrets. Il faut être positif, optimiste ! Roger Sambra, habitant des Olivettes La question du départ est régulièrement évoquée sans jamais être tranchée comme l’explique une habitante des Garrigots : « Un coup, on se dit, on va vendre, un coup, on ne va pas vendre. Maintenant qu’elle est remise en état, on se dit, ce serait le bon moment et puis on est attaché quand même à ses affaires ». Apporter une réponse définitive en mettant fin à cette hésitation, revient à accepter explicitement d’être exposé ou non à un danger. La question laissée en suspens permet de concilier la volonté d’échapper à la prochaine inondation et le désir de rester chez soi où l’on « se sent bien ». Les habitants acceptent de demeurer au village en n’oubliant jamais qu’ils pourront toujours partir : « Si ça se reproduit une deuxième fois, je m’en vais », répète souvent une habitante des Garrigots. L’altercation entre un sinistré et un journaliste résulte de la tentative de ce dernier d’expliciter ce qui doit rester implicite : Il y a des gens qui sont venus pour parler des inondations et qui, d’entrée de jeu, m’ont dit : « Mais qu’est-ce que vous êtes venus foutre ici en zone inondable ? ». Hou là ! Tu viens parler d’inondation ou tu viens m’attaquer ? De suite : « Mais vous le saviez que c’était inondable, que c’était des marais ! » [Sifflement violent]. On calme le jeu, tu dégages et on verra plus tard. Un journaliste de RTL : « Pourquoi vous ne partez pas ? » Attendez, j’ai dit, un, je ne peux pas et puis deux, je suis bien. Je suis dans la nature. Si on me fait une digue pour me protéger, je serai très bien. S’il faut surveiller la digue, j’irai la surveiller. S’il y a une faille, je réparerai. Et puis c’est ma maison, c’est ma terre. Pierre Ribéra, habitant des Garrigots La question insistante du journaliste est perçue comme une attaque qui ne permet pas à cet habitant de répondre en affirmant la nécessité d’une protection et en valorisant sa maison. La stabilité du lieu d’habitation représente souvent la continuité et l’unité de la famille malgré la disparition de certains parents. Les habitants parlent d’ailleurs de « lieu familier » ou d’« ancrage» par opposition aux « déracinés » qui n’ont pas de « chez soi ». Un habitant des Garrigots explique : « C’est des fois difficile de s’immigrer ailleurs, même si des fois vous n’avez pas construit votre maison vous-même, c’est quand même vous qui l’avez voulue 244 comme ça. Les gens s’attachent vite ». Ce processus d’appropriation qui attribue progressivement à un lieu des souvenirs et une mémoire repose sur le temps long et menace d’être interrompu par un départ soudain. Une habitante des Olivettes, qui a échappé in extremis à la montée des eaux, exprime ses réticences à l’idée de devoir partir : « Les arbres qu’on a fait pousser depuis plus de quatorze ans, c’est sentimental. Mon mari est mort et c’est lui qui les avait plantés, donc je n’ai pas envie de le laisser ». Quitter la maison et le jardin revient alors à abandonner son défunt mari et à rompre avec ce passé matérialisé par les plantations. Le retour chez soi ouvre ainsi une période nouvelle où les habitants font en sorte de cohabiter avec l’idée du danger, de « vivre avec les inondations », c’est-à-dire non plus les pieds dans l’eau, mais avec le possible retour de crues dévastatrices. Comment la vie quotidienne reprend-elle son cours après l’événement ? Le risque n’est pas seulement défini comme la représentation d’un danger1 mais prend forme dans la tension antagonique entre des pratiques et des discours. Un habitant compare la catastrophe à un décès, après lequel, « tant qu’il y a l’enterrement à préparer, on est obligé de faire des tas de choses, ça va. C’est après qu’on se sent… ». Il n’achève pas sa phrase et conserve le silence. Cette attitude renvoie à l’isolement qui entoure les mourants pendant leur agonie, analysé par Michel de Certeau comme l’impossibilité pour les vivants d’entendre le cri blasphématoire du malade : « Je vais mourir » : « Mort en sursis, le mourant tombe hors du pensable, qui s’identifie à ce qu’on peut faire. En sortant du champ que circonscrivent des possibilités d’intervention, il entre dans une région d’insignifiance. Rien n’est dicible là où plus rien ne peut être fait » (de Certeau, 1990 : 277). Après avoir « tourné la page de 1999 », certains habitants se plaignent de leur impuissance mais aussi de leur « faiblesse psychologique ». Ces propos sont souvent interrompus par des pauses silencieuses qui marquent une rupture avec le récit haletant de la catastrophe. Que dire quand il semble que l’on ne puisse plus rien faire ? Le retour à la « vie normale » est présenté à la fois comme une nécessité mais aussi comme un processus qui consiste à se faire violence, c’est-à-dire à faire taire la peur de la catastrophe pour continuer à vivre là : « Si on ne se donne pas des coups de pied aux fesses, on est foutu. Il faut que la vie reprenne », explique un sinistré. 1 Nous reprenons ici la définition donnée par Thierry Coanus et alii : « Le terme de “risque” fait référence à un danger qui n’est que potentiel, virtuel, qui n’a de sens que par rapport aux représentations de ceux qui pensent y être confrontés. Le risque “en soi” n’existe donc pas autrement que dans une relation à un individu, un groupe (social, professionnel), une communauté, une société, qui l’appréhendent (par des représentations mentales) et le traitent (par des pratiques spécifiques) ». Le risque est donc défini comme « la représentation d’un danger donné, non encore matérialisé, bien qu’ayant pu survenir auparavant » (Coanus et alii, 2000 : 14). 245 Partant de l’articulation proposée par Michel de Certeau, entre la capacité de faire et la possibilité de dire, nous avons voulu expliciter le vécu du risque en analysant d’une part les pratiques qui révèlent la peur et l’angoisse et, d’autre part, les paroles qui taisent le danger. Enfin, la proximité des inondations mêle à ces actions présentes le souvenir du drame. L’enquête conduite à Cuxac d’Aude permet, dans ce troisième point, de revenir de manière critique sur les notions de « culture du risque » ou « devoir de mémoire » qui sont souvent invoqués par des gestionnaires en quête de « solutions ». 6.1. Des pratiques qui disent, des objets qui parlent Même si la préoccupation pour le danger n’est pas formulée dans un discours ou ne prend pas forme dans des pratiques constituées, elle se lit dans les faits et gestes des habitants et s’insinue dans des situations quotidiennes à travers des attitudes incorporées. Un habitant de la périphérie du village souhaite illustrer le malaise qu’il ressent en cas de mauvais temps en racontant le déroulement d’un repas de fête alors que le ciel est orageux et que la pluie tombe sur le village depuis quelques heures : Lui : C’était moins d’un an après les inondations, des amis très proches qui nous avaient hébergés pendant x jours, faisaient un gros repas avec toute leur famille pour fêter la naissance de la petite fille. Ils étaient grands-parents pour la première fois. Ils ont fait venir de la famille de toute la France, trentecinq personnes. Et tout était prévu dehors. Pas de pot, gros orage, vraiment pas de pot. Impossible de caser trente-cinq personnes. J’ai dit à Paul, pas de problème, on fait tout à la maison. On était invité parce qu’on est des amis très proches. On a tout poussé, on a mis trente-cinq personnes ici. Ça ne s’est pas vu, on a fait une super table. Mais il tombait des cordes, des cordes ! Je ne vous dis pas comment j’étais. Je ne disais rien. J’étais par-là pendant le repas, je prenais la voiture, j’allais au pont. Au milieu du repas ? Lui : Oui, oui et c’est vrai que l’Aude était remontée très, très haut. C’est vrai que c’était à un niveau critique. Elle : De temps en temps, je ne le voyais plus, je me dis, où il est ? Il me dit, non, j’étais dehors avec quelqu’un, on discutait et une fois que le repas était fini… Lui : Je ne voulais pas que ça se voie ! Elle : …il m’a dit, j’ai été au pont deux ou trois fois. En plus, il y a eu une petite voisine qui est arrivée et qui a mis une panique complète parce qu’elle a dit, ça y est les inondations, il paraît qu’on est reinondé. Elle hurlait, il a fallu aller la calmer chez elle parce qu’elle était dans un état lamentable. La gamine est arrivée en disant : « Maman, maman ! Les inondations ! ». Ça a jeté un froid. Nous, on s’est regardé… [silence] Pierre et Florence Nicolas, habitants de la périphérie du village Ce récit témoigne à la fois de la peur ressentie mais aussi de la dissimulation dont elle est l’objet. En aucun cas, la fête ne doit être interrompue, les convives inquiétés, alors que l’hôte averti se rend en cachette sur les digues pour vérifier le niveau de la rivière et que la 246 voisine paniquée est écartée. Le danger n’a pas de place dans le jeu social, le repas de fête suit son cours en sauvant les apparences, alors que la peur habite certains individus qui ne peuvent l’exprimer au sein de la collectivité. Ces derniers développent des pratiques clandestines, véritables exutoires d’une angoisse qui ne peut être dite. Tous les jeudis après-midi, une dizaine de Cuxanais1 se rassemblent pour marcher aux alentours du village. La pratique sportive se double d’une préoccupation pour les inondations. Ainsi, les itinéraires sont établis en fonction des travaux de protection en cours (réfection des digues, entretien du lit de l’Aude, abaissement des déversoirs…) et les participants ne cachent pas leur opposition à la mairie. La randonnée tient aussi lieu d’inspection du territoire municipal au cours de laquelle des photographies sont prises, des notes sont écrites et des argumentaires sont étayés pour dénoncer le manque d’efficacité des protections. Ces visites informelles permettent de suivre la mise en œuvre des décisions municipales et de constituer des dossiers, preuves à l’appui, pour demander des aménagements spécifiques. Au cours de la marche, une participante explique que « le meilleur indicateur, ici, c’est les anciens : quand ils sont en train de regarder la rivière, ça veut dire qu’il y a une crue ou qu’il va y en avoir une ». Il s’agit alors de surveiller ceux qui surveillent, le comportement de chacun devenant éventuellement le signe d’un danger imminent. La marche suit ici le sentier de la peur, elle est guidée par le cours de l’Aude, par les digues et les canaux dont la visite permet d’éprouver soi-même la protection des ouvrages. Mais la randonnée garde les apparences d’une pratique sportive, les marcheurs portent un survêtement et des chaussures de marche, plusieurs disposent d’un compte-pas et annoncent à la fin de l’itinéraire le nombre de foulées effectuées, la distance parcourue et la vitesse moyenne du groupe. La préoccupation du danger reste une fois de plus implicite et déguisée sous les attributs de l’exercice physique. Ces deux exemples pourraient constituer l’allégorie des situations à risque. L’attention pour le danger s’insinue chaque fois dans des pratiques ordinaires et reste cantonnée à des comportements individuels. Aux yeux d’autrui, il s’agit de dissimuler la peur et l’angoisse qui sont réduites à des émotions individuelles. Ce sont souvent les autres qui portent la responsabilité de l’alerte, la « petite voisine » aux cris de Cassandre ou les anciens scrutant la rivière depuis le pont. Face au silence conservé sur le danger, la modification des pratiques quotidiennes répond à une stratégie de protection. 1 L’organisatrice des randonnées est aussi la présidente de l’Association environnementale des nord-Cuxanais (AENC) qui prend position sur les dossiers environnementaux. L’observation relatée ici a eu lieu avant que les élections ne soient annulées et alors que la municipalité socialiste est encore en place. 247 - Des « réflexes » vigilants à la « procession » commémorative La dissimulation du danger explique les qualificatifs retenus par les habitants qui parlent de « réflexes », de « réactions », de comportements que « l’on ne contrôle pas ». Ainsi, une habitante des Garrigots explique : « Chaque fois qu’il pleut, je ne sais pas si tout le monde fait pareil, mais moi, ma première réaction, quand je passe en voiture sur le pont, il faut que je tourne la tête pour voir où en est l’Aude ». Un habitant de la périphérie du village raconte de même : « Il y a encore des gens qui dorment mal, quand il y a des gros orages. Et j’en fait partie, je n’ai pas honte à le dire. Moi, je suis commercial, je baroude beaucoup et si je sais qu’il pleut très fort ici, je téléphone quatre ou cinq fois à la maison. On ne le contrôle pas. Moi, je n’en serais pas passé par-là, ça me prêterait à sourire, je le comprendrais mal, mais je ne peux pas le contrôler ». Enfin, un habitant des Garrigots dont la maison a été inondée jusqu’au plafond décrit les moyens mis en œuvre pour détecter la montée de l’eau la nuit : Dès qu’il se met à pleuvoir, je mets la main par terre pour savoir si l’eau va arriver. C’est un réflexe. Vous dormez avec la main qui sort du lit ? Je pose la main au niveau du sol et je touche régulièrement pour voir si l’eau arrive. Là, c’est la peur. Et puis aller voir l’Aude, aller chercher les collègues, faire le tour des digues, voir si tout va bien… On contrôle tout. Vous surveillez tout le temps ? Dès qu’il pleut, dès qu’il y a une alerte météo, on regarde. On va voir le niveau de l’Aude. Dès que le niveau de l’Aude monte, je me retrouve avec le collègue qui est garde à Cuxac, je me retrouve avec un autre et on regarde les digues. Pierre Ribéra, habitant des Garrigots Ces pratiques discrètes constituent une surveillance diffuse et continue, individuelle et mise en œuvre par tous. L’observation sensible contraste avec les technologies de mesure destinées à prévenir d’une nouvelle crue. Au-delà de la protection recherchée, ces automatismes expriment la peur ressentie et rendent le quotidien difficilement supportable, comme l’explique une habitante : « Chaque fois qu’il fait quatre gouttes, on ne dort plus, on ne vit plus ! ». Jeter un coup d’œil vers l’Aude en passant sur le pont, faire un détour pour observer les digues, regarder à la fenêtre constituent alors des dispositions défensives qui témoignent du doute que l’on ne peut évacuer sur sa propre sécurité. Le danger de l’inondation suscite aussi des pratiques propres aux crues. Des habitants surélèvent certains meubles ou appareils électroménagers en cas de mauvais temps, certains prennent des calmants, d’autres quittent temporairement leur domicile pour passer la nuit « à l’abri » chez des proches. Les digues et le pont constituent le point de rencontre des habitants 248 venus pour se rassurer. Un membre de l’association des sinistrés explique : « Quand il pleut plus de vingt-quatre heures, tout le monde est aux fenêtres. Vous allez sur le pont, vous allez trouver cinq cents personnes sur le pont en train de vérifier le niveau de la rivière ». Un habitant parle de la promenade sur les digues comme d’un « cérémonial » qui se renouvelle à chaque alerte météorologique et des anciens Cuxanais y voient une « procession » : « C’est la procession ! A trois heures du matin je me lève quelquefois. Je tape chez ma voisine et je lui dis, tu veux qu’on aille voir… comme elle est insomniaque, alors on va voir le pont. C’est dingue ! Il faut le vivre. C’est très angoissant. Je vous dis dès qu’il fait quatre gouttes, j’ai peur. Pourtant, ça va faire cinq ans bientôt ». Une habitante d’origine cuxanaise rappelle que cette pratique « d’aller au pont » n’est pas nouvelle et constitue même une coutume au village : C’est vraiment un traumatisme. Dès qu’il y a trois gouttes, les gens vont à la rivière. D’ailleurs, l’histoire du pont réapparaît, ce phénomène reprend à Cuxac. Quand il pleut, c’est l’affolement, on va voir si Aude… Ça se faisait avant 1999, on va voir si Aude monte, si elle charrie, si elle est tranquille. Mais c’est une coutume à Cuxac. Chaque fois, qu’il y avait des inondations, il y avait les anciens Cuxanais… Tout le monde est accoudé au pont ? Voilà, exactement. Et puis… disons que les plus téméraires vont jusqu’au déversoir pour voir. Mais bon, ça vaut le coup ! J’ai eu l’occasion d’y aller… Le bruit et toute cette eau qui sort pour aller dans la plaine. C’est impressionnant ! Et puis, moi, j’ai eu la chance d’y être toujours avec un Cuxanais, mon mari m’a expliqué le cheminement de l’eau. Sarah Duchemin, habitante du village La dimension spectaculaire de la montée des eaux et du déversement de la crue dans la plaine à travers les déversoirs est attestée par des cartes postales anciennes éditées après de grandes inondations. Ainsi en 1940, une carte1 représente une foule se pressant sur le pont de Cuxac pour suivre les opérations de sauvetage. Les rassemblements, qui réunissaient autrefois les hommes du village qui échangeaient leurs avis sur la crue, prennent aujourd’hui la forme de « procession silencieuse » ou de « ballet de voitures » constitué par le passage furtif de chacun sur les digues et le pont. Seuls les anciens se retrouvent pour suivre le phénomène et en discuter. Sarah Duchemin qualifie différemment la même pratique : pour les anciens, il s’agit d’une coutume suivie depuis longtemps alors que pour les nouveaux habitants, elle révèle le traumatisme de la catastrophe. La référence commune aux événements de 1999 montre que chaque nouvelle crue rappelle le souvenir des catastrophes antérieures si bien que les pratiques des habitants tendent certes à prévenir le danger mais constituent aussi une 1 Elle est légendée : « Route de Cuxac envahie par les eaux. – Sauvetage des sinistrés » (Cf. annexe n° 15). 249 forme de cérémonial sans cérémonie (procession spontanée et non organisée) qui rend présentes les inondations passées. Deux registres sémantiques qualifient ces pratiques. Les « réflexes », « réactions » et « comportements inconscients » se rapportent au quotidien perturbé par le présentisme clandestin de la catastrophe. Les mécanismes d’occultation et d’euphémisation du danger cantonnent l’expression de la peur à des gestes inconscients. Le « cérémonial », la « procession », la « coutume » ou le « spectacle » sont propres aux périodes de crues, vécues comme de véritables crises. La proximité de la catastrophe confère à ces alertes une dimension dramatique tant elles semblent rejouer le drame de 1999. Ces gestes disent dans les deux cas les angoisses, voire la souffrance des habitants qui continuent d’habiter à Cuxac après les inondations de 1999. Une habitante des Garrigots suit un traitement anxiolytique en cas de mauvais temps et présente, lors de l’entretien, les plaques d’eczéma qu’elle développe sur les plis de la peau, au niveau des genoux ou des coudes. Elle explique : « C’est nerveux, je me gratte. C’est idiot mais je dis à mon mari que je ne vivrai pas constamment ici s’il continue à pleuvoir beaucoup. Je ne veux pas vivre dix, quinze ou vingt ans – s’il me reste vingt ans à vivre – en étant régulièrement évacuée ». A l’inverse, certains habitants reconnaissent attendre la prochaine inondation avec une certaine impatience. Ils expliquent ce souhait coupable par le besoin de montrer aux nouveaux arrivants qui n’ont pas été sinistrés qu’ils sont en danger, l’envie de rappeler à la mémoire des électeurs le drame de 1999 pour influer sur le scrutin municipal ou enfin la volonté de poursuivre juridiquement des responsables municipaux ou administratifs alors qu’aucun projet de protection n’a été réalisé depuis 1999. Le souhait de l’inondation représente chaque fois l’aboutissement de la logique de l’accusation qui a été amorcée à la suite de la catastrophe par les habitants1. Il montre aussi la difficulté à vivre normalement quand l’attente de la prochaine inondation paraît aussi douloureuse que la catastrophe elle-même. - De la faillite des protections collectives aux dispositifs privés L’inondation de novembre 1999 a entraîné une crise de confiance vis-à-vis des protections collectives. Les images associées aux digues sont révélatrices des critiques formulées quant à leur solidité, leur efficacité ou leur emplacement : « ligne Maginot » pour les uns, « tas de sable fragile » pour les autres, ou encore « véritable gruyère creusé par les ragondins ». Pour un ancien Cuxanais, il s’agit même de réalisations meurtrières : « J’ai une 1 Cf. chapitre 3. 250 théorie ici, c’est difficile à expliquer, ici il faudrait les détruire les digues, il faut que l’eau s’écoule doucement et qu’il n’y ait pas une rupture sinon tout saute et il y a des morts ». Une des responsables de l’association des sinistrés reconnaît : « Les protections, elles ne servent à rien ! La preuve, c’est 1999, et ils ont tout refait à l’identique. Le problème, c’est que les hommes ont su adapter l’habitat à l’espace, quand ils ont construit dans les années vingt ou trente une petite maison avec un étage mais ici, ce n’est pas adapté à une ville comme les Garrigots ou les Olivettes ». En ce qui concerne l’information de la population, la défiance vis-à-vis de la mairie et des autorités est générale depuis que les sinistrés ont été surpris dans leur sommeil par les eaux en 1999. La municipalité a mis en place un système de haut-parleurs dont les dysfonctionnements suscitent le doute chez les habitants. De plus, des alertes ont alarmé les riverains alors qu’il s’est avéré, a posteriori, qu’il n’y avait pas de danger, comme l’explique cet habitant du village : J’étais en train de mettre les dernières tuiles du toit. Bulletin d’alerte ! Un des gardes passait : grand ouragan, vent, tempête ! J’ai flippé pendant au moins une heure. J’étais en train de finir, je me suis vite dépêché d’attacher toutes les tuiles. J’ai été réclamer du fil de fer au voisin. On m’a mis la pression peut-être pour rien, ils avaient peut-être raison, je n’en sais rien… Et à la limite, bon tant mieux que… Mais déjà vivre avec ça au-dessus de la tête et en plus on vous met la pression, peut-être pour se protéger, stop ! Stop… Pierre Nicolas, habitant de la périphérie du village Cet informateur témoigne de la difficulté de vivre avec les alertes qui « mettent la pression pour rien » et qui sont ensuite relativisées. A la faillite des protections collectives répond un investissement important des habitants dans des protections individuelles. La réhabilitation de la maison s’accompagne d’aménagements spécifiques de protection contre les crues. Ainsi, certains ont placé un vasistas au plafond de manière à pouvoir accéder plus facilement au toit, d’autres ont placé dans un sac plastique des couvertures, une bâche et des biscuits « au cas où ». Des travaux plus importants sont parfois réalisés comme en témoigne cette habitante des Garrigots qui a vu se transformer les maisons alentour. Vous avez vu l’habitat comme il a changé, si vous vous promenez dans les Garrigots, les gens qui ont construit ces pièces de survie, c’est horrible, même pas intégrées dans le paysage. C’est vraiment la pièce de survie, c’est la pièce où il faut monter quand il y a l’inondation. Chez certains, il y a un architecte qui a fait ça un peu mieux mais chez d’autres, c’est poum, poum, poum ! Ils ont fait un étage de parpaings ? C’est bien la preuve… Il y a doute quand même sur la prévention. Parce que s’il n’y a pas doute, tu montes tout à l’étage et tu vas coucher chez des copains, chez des parents, à l’hôtel, à Narbonne mais s’il y a la pièce de survie, c’est pour être en paix et se sauver. 251 Delphine Louvin, habitante des Garrigots Parfois la « pièce de survie »1 est agrémentée d’une terrasse pour faciliter un éventuel hélitreuillage et d’un escalier extérieur pour permettre l’embarquement sur un canot de sauvetage, comme l’explique cette habitante des Garrigots : « Le professeur Verdeil, après les inondations de 1996 m’avait dit d’aménager un vasistas pour être hélitreuillée. À l’époque j’ai cru qu’il plaisantait mais pas du tout, il avait raison. Après, moi, j’ai fait une terrasse et un escalier extérieur pour être tranquille ». Ces réalisations prennent parfois plus d’ampleur et comptent une cuisine et une chambre à coucher : « La prochaine inondation, je ne partirai pas de chez moi. J’attendrai à l’étage que j’ai construit. Je sais quand même regarder la rivière le matin et quand je verrai que ça monte et ben, j’aurai quatre ou cinq packs d’eau, un campinggaz avec du riz, des pâtes, des conserves [silence] ». Les « pièces de survie » ont un double rôle. Elles constituent un refuge lors d’une éventuelle inondation. Elles procurent aux habitants « la paix » et le sentiment « d’être tranquille » pendant le reste du temps et assurent une « survie morale » malgré le danger. Un habitant de la périphérie du village explique : « Grâce à la pièce de survie, j’ai un clapet de sécurité et une issue de secours. C’est plus facile pour nous de vivre là que pour ceux qui n’ont pas d’étage ». La pièce de survie n’attend pas l’inondation pour servir à quelque chose, elle joue son rôle principal en dehors de la catastrophe en représentant une protection rassurante. Il convient de distinguer l’utilisation pratique de l’objet et sa capacité signifiante dont le signifié est ici la sécurité. Françoise Zonabend explique en effet à propos des appareils de radioprotection utilisés dans les centrales nucléaires : « Il y a transformation symbolique et métaphorique de ces objets qui, de simples instruments de mesure de la radioactivité, passent au rang de moyens de protection. Dans cette perspective, il n’est guère besoin de s’interroger sur leur fiabilité technique puisque c’est affaire de croyance » (Zonabend, 1989 : 142). Pour certains habitants, ces réalisations sont restées à l’état de projet. Le vasistas ou la pièce de survie n’ont pas encore été aménagés mais « c’est prévu », comme le rappellent, avec empressement, les informateurs. Un habitant des Garrigots a obtenu un permis de construire en 2000 pour construire une pièce surélevée mais il explique avoir abandonné son projet à cause du coût financier. Il ajoute : « Mais c’est vrai qu’il faudrait au moins faire quelque chose pour pouvoir monter, même sans rehausser le toit. On verra plus tard, j’ai envie de le faire. C’est vrai que quand il pleut, on n’est pas tranquille [Silence] ». Un habitant des Olivettes explique de même : « C’est prévu, je ne l’ai pas encore fait mais je vais le faire. 1 Quelques exemples d’aménagement des pavillons figurent en annexe n° 16. 252 J’espère que je le ferai à temps. C’est des choses que je me dis des fois, tu devrais le faire en priorité mais enfin, ça, je le ferai, je suis obligé de le faire, je me sentirai plus en sécurité. On ne sait jamais, il faut prévoir ». Ces propos montrent l’importance de la valeur symbolique de ces objets qui, pour n’être que virtuels, assurent cependant une protection imaginaire. Ce n’est pas tant le dispositif matériel qui importe mais plutôt l’idée qu’il représente, quand bien même l’objet ne serait que projet. Enfin, des organisations collectives se structurent à l’image de la « milice secrète » constituée par des habitants des Garrigots, prêts à intervenir en cas d’alerte : Avec cette organisation, j’ai trois embarcations avec équipage, j’ai un PC informatique à Coursan, j’ai un PC mobile, ils peuvent équiper un véhicule avec l’ordinateur et tout le bataclan, j’ai une quinzaine de volontaires, bénévoles, qui sont au sec et qui attendent. Je peux en plus bénéficier de l’embarcation de Narbonne qui peut intervenir, il y a deux plongeurs professionnels, les pompiers ont du mal à les trouver ! Ça veut dire que vous avez créé un service parallèle ? J’ai créé un service parallèle, on a une liste de quarante cavaliers où on a un système d’alerte où les premiers de la liste appellent les deux suivants et ainsi de suite pour se prévenir. A partir du moment où le premier a appelé, ça se met en place, on prévient tout le monde et il y a deux zones d’évacuation pour les chevaux en cas de risque de feu. Comment vous avez monté ça ? On l’a fait de bouche à oreille. C’est surtout aux Garrigots ? Pour les cavaliers, ça couvre tous les cavaliers de Cuxac. Il y en a beaucoup plus aux Garrigots qu’au village. Mais on a inclus ceux du village puisqu’on a un pré au village pour évacuer les chevaux. Les chevaux d’ici partent derrière les Olivettes. Pierre Ribéra, habitant des Garrigots En concurrence avec les services de secours institutionnels, cette organisation repose sur les liens privilégiés qui existent entre les propriétaires de chevaux et associe des professionnels du secourisme dotés d’un matériel performant. Le réseau, qui n’a pas de nom propre, est toujours présenté sous le sceau du secret. On parle de « milice secrète » dont l’existence dans le village reste clandestine et souterraine. La dissimulation renforce le caractère privé de cette organisation restreinte à un petit cercle d’habitants qui partagent la pratique de l’équitation. Elle manifeste une rupture de confiance dans les plans de secours des autorités publiques qui ont été décrédibilisés après les événements de 1999. La faillite des protections matérielles collectives et des services institutionnels de prévention et de secours entraîne un repli privatif des habitants qui tentent d’aménager leur maison pour se protéger et se rassemblent pour surveiller et évaluer eux-mêmes les risques 253 d’inondations. L’efficacité des dispositifs est une question secondaire vis-à-vis de la croyance en ces protections qui assure la « tranquillité » des habitants1. La peur passée sous silence dans les discussions est exprimée à travers des objets matériels qui constituent un langage du danger. Certains éléments sans rapport avec les inondations sont perçus comme des signes rappelant la catastrophe de 1999, comme la décoration de Noël placée à l’entrée des Garrigots : Lui : Alors ce qui est marrant ici, à Noël, on a toujours la même déco, c’est-à-dire une espèce de truc… Elle : Une vague, c’est la mort… Lui : C’est la vague, c’est le retour, c’est prédit. C’est la vague verte et rouge, une à chaque entrée. Ils pourraient mettre une étoile, un truc, mais non, on a la vague. Couple Amières, habitants des Garrigots La guirlande des fêtes de fin d’année se déploie en suivant une courbe qui rappelle la vague meurtrière qui a touché le quartier des Garrigots en 1999. Cet ornement ne signifie plus les fêtes de Noël mais annonce, telle l’épée de Damoclès, la prochaine inondation qui menace le quartier. 6.2. Des paroles qui taisent Les anciens Cuxanais évoquent sans réticence les inondations récurrentes au village, qualifiées aussi de crues « normales ». Le ton est souvent amusé et enjoué face à ce divertissement que représente une petite inondation, comme l’explique un habitant du village : « Avant 1999, on en a eu des inondations, c’était de la rigolade ! C’était une rigolade, je faisais du vélo entre le bistrot et ici. Ce n’est pas bien dangereux ». Une habitante me montre des photographies des années soixante, où elle figure, enfant, en train de jouer dans la rue inondée. Elle commente l’image : « C’était une fête ! On n’allait pas à l’école et on s’amusait dans l’eau ». Enfin, un viticulteur reconnaît se rendre sur le pont en cas de mauvais temps pour observer l’Aude : « Mais tout le monde y va ! C’est une habitude, nous, quand il pleut, quand il fait une inondation, on va à la rivière, on va sur le pont. La rivière monte, on la regarde, on discute, on rigole, on déconne ». Des enfants aux adultes, le rapport à l’inondation repose sur une appréhension ludique et divertissante, tel un spectacle que l’on ne prend pas au 1 On retrouve par le passé le souci d’affirmer la protection après chaque grande crue. Après les inondations de 1930, la municipalité acheta une barque pour porter secours aux sinistrés. L’embarcation exposée dans la « salle de la barque », visible de tous à l’entrée de mairie, montrait ostensiblement les moyens de secours contre les crues. 254 sérieux. La « rigolade » des anciens occulte le danger et réunit la communauté villageoise autour d’un phénomène exceptionnel. La catastrophe de 1999 rend impossible le recours à la plaisanterie : « En principe quand c’est une inondation normale, il n’y a pas de problème, on va sur le pont, on rigole, on badine là-bas, on regarde passer la flotte avec des troncs, avec tous les ustensiles qu’on peut imaginer. Mais on n’a pas peur, pourquoi ? Parce que ce n’était jamais arrivé mais maintenant quand il fait un gros orage, que la rivière monte d’un coup, on se demande si ça ne va pas arriver de nouveau ». La singularité du drame de 1999 est encore plus marquée pour les habitants des Garrigots, pour qui, il n’est pas acceptable de « prendre les choses à la rigolade » : On ne plaisante pas avec ces choses-là, surtout quand on y est passé. Quand on a vécu ça, on ne prend plus les choses à la rigolade. Même des fois, j’entends, on est quatre, cinq, il y a des discussions, je ne sais pas, il y en a qui plaisantent là-dessus, je n’arrive pas à plaisanter là-dessus, je ne peux pas… plaisanter là-dessus. On peut plaisanter sur des tas de choses mais quand on évoque ça, cette situation qu’on a connue, et que certains en rigolent, je lui dis, mon pauvre, tu n’as pas dû en souffrir beaucoup pour plaisanter parce que moi, je n’ai pas du tout envie de plaisanter, de rire là-dessus. Roger Sambra, habitant des Olivettes La ruse qui permettait aux anciens de dissimuler le danger derrière le rire apparaît après les inondations de 1999 comme indécente et déplacée. Elle laisse bien souvent la place au silence dans les conversations qui portent sur un hypothétique retour d’une inondation dont la venue paraît certaine mais dont la date reste inconnue. Un habitant des Garrigots évoque l’événement météorologique qui aurait pu toucher de nouveau les Basses plaines de l’Aude mais qui a finalement sinistré la ville d’Alger à l’automne 2003 : Ça aurait pu être pour nous. La dépression en passant au-dessus de la Méditerranée, se serait peut-être chargée en eau et c’était comme en 1999. C’était un phénomène précurseur. C’est normal qu’on tremble… [silence] Et a priori, ici, ça arrive plutôt à l’automne ? Et oui, on était en plein dedans, en 1996, c’était juste avant Noël. [Silence] Nous, on les attend. [Silence] Là, des fois, on le sait, sans inquiétude, on s’y prépare. [Silence] Dès que le jour baisse, on voit les étoiles le soir, ça va. L’émission favorite ici, c’est la météo, quel temps il fera demain. (…) On se met en place pour le pire. S’il ne se passe rien, tant mieux. Pierre Ribéra, habitant des Garrigots La spéculation sur la possibilité d’une prochaine inondation reste bien souvent silencieuse comme en témoigne cet habitant des Garrigots qui, sans parler, observe les étoiles 255 ou écoute la « météo ». Ses propos muets montrent la difficulté de dire le danger et d’exprimer sa peur. Le passage du rire au silence montre que l’affirmation de la maîtrise des anciens face aux inondations normales n’est plus tenable pour la catastrophe de 1999. Il traduit aussi une attitude active1 face à une peur que l’on surmonte (plaisanterie, discussion, jeu dans l’eau) et l’impossibilité de faire quoi que ce soit quand le danger est trop grand. - « Dire, c’est croire »2 : le pouvoir de la parole Si certaines personnes rencontrées assurent que « ça ne se reproduira plus » ou affirment n’avoir « aucune crainte », d’autres éprouvent plus de difficulté à écarter la possibilité d’une nouvelle inondation. Une habitante des Garrigots reste ainsi perplexe face à l’affirmation rassurante de son nouveau voisin : « C’est des Alsaciens qui ont acheté la maison. Ils ne l’ont pas connue l’inondation, pour eux, ça ne reviendra jamais. Moi, c’est le monsieur qui m’a dit ça, encore la semaine dernière. C’était le 13 novembre3, j’ai dit, tiens, c’est le 13 novembre. Il me regarde, il me dit : “Mais non ! Il ne faut pas s’en faire, vous ne les reverrez plus les inondations, c’est fini, il n’y aura plus jamais d’eau”. Il n’a pas connu, donc il n’a pas vu, peut-être qu’il ne connaîtra jamais et j’espère pour lui ». Deux conjoints se présentent comme étant « complémentaires » face à cette question : le mari reste angoissé à la moindre alerte météorologique alors que son épouse paraît totalement libérée du danger tant elle est persuadée que les inondations de 1999 restent « exceptionnelles ». Lui : Autant mon épouse, elle le passe plus facilement, elle a pété les plombs pendant les inondations donc c’est moi qui me suis occupé d’elle, enfin qui ai dominé. Et maintenant, c’est elle qui prend le relais quand elle voit que je ne suis pas bien, elle le domine facilement. Elle : Moi, je sais que ça a été un gros orage dans toute la région, en haut, dans la Montagne Noire, ça a été de partout, ça a été un truc exceptionnel et ça a cassé à Sallèles. Je me dis, des trucs comme ça, ça ne se répète pas tous les jours et tout le temps. Donc quand je sais qu’il y a un gros orage… L’autre soir, il y avait un gros orage, tout le monde m’a dit, tu as entendu l’orage ? Non, je dormais. Lui : Moi, ça m’a réveillé et je ne me suis pas rendormi comme ça. Elle : Dans le quartier, ils étaient tous en train de paniquer mais moi, je me suis mis dans la tête que c’était exceptionnel. Bon, maintenant comme le dit mon mari, si ça revient une autre fois, alors là… Lui : Moi, je suis terre à terre, je dis, c’est arrivé une fois, donc c’est que ça peut arriver. Elle : Moi, je me dis que non. Mais comme je dis une chose, si ça venait à arriver une autre fois, je ne remettrais les pieds dedans, c’est fini, alors là, terminé ! J’irais dans la montagne. 1 Monique Jeudy-Ballini et Claudie Voisenat (2004 : 14) montrent les multiples modalités mises en œuvre pour rester actif face au risque : « Ce qui semble important face à la peur c’est de ne pas en devenir les sujets passifs : ne pas avoir peur d’une machine mais s’en méfier. Il faut rester acteur, actif, transformer une crainte subie en un risque assumé et de fait, les stratégies pour déjouer, et donc jouer avec, la peur sont innombrables : on en travaille les limites, on en plaisante, on colporte des récits qui la mettent en scène… ». 2 Expression empruntée à Michel de Certeau (1990 : 279). 3 Date anniversaire de la catastrophe de 1999. 256 Couple Nicolas, habitants de la périphérie du village La conversation montre l’opposition entre l’attitude du mari (« Je dis que c’est arrivé une fois, donc c’est que ça peut arriver ») à celle de son épouse (« Moi, je me dis que non »). L’enjeu de la discussion est la parole qui marque une croyance dont l’énonciation assure la véracité. Jeanne Favret-Saada explique à propos de son travail sur la sorcellerie dans le Bocage : « La sorcellerie, c’est de la parole mais une parole qui est pouvoir et non savoir ou information ». C’est en effet par la parole que le sorcier et le « désensorceleur » se livrent une guerre à distance (Favret-Saada, 1977 : 26). Dans l’entretien précédent, les paroles échangées ne tendent pas à construire une argumentation évaluant le danger, elles sont énoncées pour croire. Élisabeth Claverie montre que les apparitions de la Vierge à Medjugorje reviennent, dans un premier temps, à une « assertion d’existence » fondée dans un acte de langage par une exclamation – « Regarde ! La Vierge » – qui traduit pour les voyants le fait de « voir », « reconnaître » et « nommer » : « L’apparition existe alors d’être vue (et d’être entendue), c’est là son seul mode d’être » (Claverie, 2003 : 138). La seconde étape qui consiste à soumettre l’énoncé à une épreuve publique, à sortir de l’intime, est caractérisée par le couple « affirmation/ mise en doute » : « Les personnes qui viennent à Medjugorje passent sans cesse d’une position critique (elle n’est pas là, ce n’est pas possible) à une position de croyance (elle est là, c’est possible) et retour. Elles entrent et sortent successivement de l’une à l’autre position, expérimentant ce que les deux positions permettent de faire » (id. : 139). Cette analyse porte, pour Élisabeth Claverie, au-delà des objets religieux, sur « la place et la forme très générales du travail de soupçon » (id. : 185) et des réponses qui lui sont renvoyées. Le rapport au danger prend à Cuxac d’Aude la forme d’une croyance, c’est-à-dire d’un perpétuel balancement entre la prise en compte d’une prochaine inondation et le cantonnement du drame de 1999 à un événement exceptionnel. Les entretiens montrent qu’il est impossible de distinguer les sceptiques des crédules, les pessimistes des optimistes car, dans le temps de la conversation, les habitants adoptent successivement ces deux positions. Les propos d’un habitant des Garrigots montrent le passage d’une attitude à l’autre : Vous avez beaucoup de gens qui sont angoissés. Moi, j’ai une voisine derrière, dès qu’il fait quatre gouttes d’eau, elle angoisse, elle stresse car elle a peur de nouveau de voir l’eau arriver. Moi, non, absolument pas, pire que ce que nous avons eu en 1999, on ne peut pas. Vous le savez, vous avez étudié le phénomène, il y a la conjonction de plusieurs éléments, la mer qui retenait, qui soufflait en tempête, des pluies torrentielles, les embâcles, ceci, cela, on ne pourra pas le revivre. Mais enfin, à brève échéance, je ne pense pas, ou alors… Quoique… On ne sait jamais. Pierre Godon, habitant des Garrigots 257 L’oscillation d’une position à une autre révèle le pouvoir de la parole qui affirme ou récuse le danger, véritable « assertion d’existence » de la catastrophe à venir. Ces propos sont courants comme l’explique une sinistrée des Garrigots qui a reçu la visite d’un conseiller municipal au lendemain des inondations dont les seuls mots sont les suivants : « Jusqu’où l’eau est arrivée, et bien, marque-le parce que tu ne le reverras plus ! ». Les habitants se souviennent, de même, du discours tenu par le maire deux mois avant les inondations lors de l’inauguration d’une nouvelle digue1 : Ils venaient de faire une digue qui contourne le village, ils ont fait cette digue et deux mois avant, le maire pour gonfler un peu son palmarès, il avait annoncé qu’avec cette digue, nous étions à l’abri pour cent ans, il faut le faire ! [Rires] Je ne lui en veux pas beaucoup mais alors, il faut le faire ça ! Ils avaient réuni tous les députés et tout ça, alors ils étaient tous sur cette digue à pavaner, « Cuxac est à l’abri pour cent ans ». Cent ans ! Pouah ! Marcel Ribro, habitant du village Enfin, dans certains entretiens, une même phrase est répétée de manière incantatoire, elle devient une injonction ou une prière scandée. Nous avons relevé ci-dessous les propos répétés au cours d’un même entretien et qui viennent en général conclure les explications de la catastrophe données par cet habitant des Olivettes. J’ai préféré monter la maison pour être en sécurité mais personne ne pensait que ça arriverait à ce point. En espérant que ça ne se reproduira plus mais nul ne peut le dire… […] Enfin un an après, on a réintégré et puis ma foi, on ne souhaite qu’une chose, que ça ne se reproduise pas. […] Mais enfin, touchons du bois, espérons que je n’aurai pas de regrets. Il faut être positif, optimiste […] La seule chose que je demande, c’est que ça n’arrive plus et après bon, on vit, on vit notre petit traintrain et puis ça y est. Il n’y a qu’une chose que j’ai en tête, c’est ça, après le reste, c’est de la broutille, ce n’est pas grave. […] Alors, voilà, espérons que la série s’arrêtera là. Roger Sambra, habitant des Olivettes Les conjurations tentent d’écarter le danger en recouvrant le terme inondation de prières, de demandes, d’une parole dotée du pouvoir symbolique de nier le retour de la catastrophe. Il s’agit, comme l’expliquent Monique Jeudy-Ballini et Claudie Voisenat (2004 : 13), de « ne pas donner prise au mal, de repousser le malheur par le refus d’y croire » pour « neutraliser la peur et se protéger de la menace ». Si la mise à l’épreuve de la réalité du 1 Dans le bulletin municipal n° 12 d’octobre 1999 un article s’intitule « La nouvelle digue » On peut lire : « L’ancienne digue a protégé Cuxac pendant plus de trois siècles. La nouvelle digue, capable de contenir la hauteur de la crue centennale, plus 50 cm, offre le maximum de sécurité contre les assauts du fleuve pour les siècles à venir ». 258 danger se comprend, comme nous y invite Élisabeth Claverie, de la même manière que pour n’importe quel objet fictionnel avec lequel est entretenue une relation de croyance, le balancement que l’on observe dans les propos des sinistrés est sans doute accentué par la tension qu’il y a entre la « nécessité d’oublier » et le surgissement du souvenir de la catastrophe. Thierry Coanus et alii (2001 : 36) expliquent en effet que la parole est engagée dans un « balancement (…) entre l’évocation de la nuisance et son contrepoint banalisé, (…) comme si après avoir parlé des nuisances, il fallait “neutraliser” ce qui a surgi entre enquêteur et enquêté ». Ce rapport dialectique au danger se traduit en effet dans les discours des habitants par une formulation ambivalente. - « Tout va mal et après on est bien » : une spéculation symbolique Devant l’impossibilité de nier le danger, certains habitants tentent d’échapper à l’emprise des inondations en rappelant les multiples risques auxquels ils sont exposés : risque de la pollution de la réserve souterraine d’eau potable qui alimente Narbonne et les villages alentours, risques liés à la présence d’usines classées Seveso à Moussan, risque de contamination de l’Aude par la mine d’or de Salsigne, risque d’accidents de la route du fait du trafic de camions traversant le village… « Les risques, on les a complet », explique un habitant. Le terme de risque est d’ailleurs fréquemment utilisé dans les conversations, la plupart du temps dans des expressions qui renvoient à son usage administratif. Ainsi les habitants parlent avec assurance de « situation à risques », de « gestion des risques », de « culture du risque », d’« évaluation des risques », de « prévention des risques » ou encore de « zone à risques ». L’emprunt de ce vocabulaire gestionnaire révèle la difficulté de parler du danger quotidien avec ses propres mots. Le recours à ces expressions préfabriquées, largement diffusées par les médias, renvoie à des problèmes généraux et inscrit le désarroi personnel dans une représentation plus large, en en faisant un « sujet de société », un « problème actuel » ou encore « un nouvel enjeu ». L’affirmation que le risque est partout et que tout est risque est systématiquement suivie d’une description « idéale » du cadre de vie à l’image du renversement rhétorique opéré par cette résidante des Garrigots. C’est très grave, la décharge d’ordures qui est là et qui recevait pendant l’été tous les restes des restaurants de Gruissan, toutes ces merdes avec les corbeaux qui venaient manger les restes. Tout ce qui a pu s’installer là-dessus descend sur le quartier en cas d’inondation… On a des mouches en pagaille ! Il y a tout qui va mal dans ce quartier et après on est bien. Alors, aujourd’hui, c’est vrai qu’il ne fait pas beau, mais dès qu’il fait beau, c’est super. On a une qualité de vie…intéressante sauf si on 259 regarde ce qui ne va pas, les inondations, les ordures, il n’y a pas de tout à l’égout, la nappe phréatique est polluée, il y a des pesticides, les gens qui mettent les produits… Delphine Louvin, habitante des Garrigots Le renversement du propos résulte de la volonté de valoriser le « chez soi » quand bien même il est menacé par des risques et des nuisances. Après une discussion de plusieurs heures qui dresse un tableau particulièrement sombre de la situation, après un récit émouvant et dramatique qui évoque la mort et la destruction, alors que l’enquêteur est sur le point de partir et qu’il range le magnétophone, le ton change et les habitants le retiennent encore quelques instants pour rendre compte de la « qualité de vie » dont ils bénéficient, des « avantages » de Cuxac, du « confort » dont ils profitent. L’extrait suivant correspond à la fin d’un entretien réalisé avec un couple résidant à la périphérie du village qui a évoqué auparavant, de manière détaillée, la tragédie vécue en 1999 : Lui : Ici, nous on est bien. Cette vie… On a une qualité de vie… bien ! Elle : Moi, je suis restée dans l’Oise pendant…, jusqu’à mes 17 ans. J’avais une autre vie, j’habitais un village aussi. Il fallait une heure et demie de transport pour aller au lycée. Ici, vous rentrez chez vous entre midi et deux. [A propos de Paris] Les gens qui se lèvent à cinq heures du matin, qui posent les enfants chez la nounou, qui se tapent le RER… On se demande comment ils font, le soir c’est sept heures et demi, huit heures. Moi, je ne pourrais pas y vivre. Lui : Nous, vous savez, moi, déjà, l’été, je ne travaille pas l’après-midi. Elle : Je finis à midi et à midi dix, je suis ici. Lui : Elle arrive, elle se met en maillot, elle se baigne et tout, elle mange les grillades. Elle repart à deux heures moins le quart bosser. Elle : C’est le top quoi ! Lui : On a l’impression d’être en vacances juste entre le matin et l’après-midi, et le week-end. Elle : Moi, je n’ai pas l’impression de bosser en été. Lui : C’est un confort qu’on a. Elle : Parce qu’on n’est pas loin en plus, on bosse à Narbonne tous les deux. Lui : Moi, j’arrive, je sors du travail et je suis en congé. On décompresse de suite. Moi, je reconnais une qualité de vie. C’est vrai qu’on a souvent des problèmes avec l’eau et tout mais on le récupère. La fille de neuf ans : En été, souvent, on se lève tout seul. Et puis, moi… on n’a pas le droit d’aller se baigner. Or, moi, il me tarde d’aller me baigner. J’appelle mon père et ma mère et je dis, je peux me baigner ?! A chaque fois, je craque parce que c’est trop long d’attendre l’après-midi. Couple Martin, habitants de la périphérie du village Après un entretien de près de quatre heures, l’image d’Épinal de la vie à la campagne, dans une maison individuelle entourée d’un jardin et équipée d’une piscine, ne semble pas avoir été fissurée par le déferlement des inondations. Le rêve périurbain, que nous mentionnions au second chapitre, semble intact. Il repose sur des représentations liées aux vacances et aux loisirs : « havre de paix », « grillade », « maillot de bain » et « piscine ». Non 260 sans ironie d’ailleurs, puisque ce rêve place les habitants de ces « maisons idéales » les pieds dans l’eau, dans leur piscine. Cependant les descriptions enchantées ne dénient pas la présence du danger des inondations. Elles le présentent de manière spéculative en superposant la beauté et le confort du cadre de vie au risque de crues dévastatrices. « C’est vrai qu’on a souvent des problèmes avec les inondations mais on le récupère ». Il s’agit ici d’une spéculation symbolique ou comme l’explique un sinistré de « savoir quelle valeur on donne aux choses ». Le danger n’est donc pas oublié, il est compensé. Pour rendre compte de la vie quotidienne des Cuxanais, nous avons tenté de restituer le vécu du risque en nous intéressant aux pratiques de protection, aux objets mobilisés et aux paroles exprimées. Ce cheminement est sans doute le résultat de l’attention accordée à la relation habitante qui mêle pratiques (habiter), objets (habitat) et discours (représentation de la relation habitante). Plutôt que de trancher entre le déni du danger par le silence et une peur obsessionnelle perturbant le quotidien, l’enquête montre un balancement incessant entre ces deux attitudes qui caractérise la relation que les habitants entretiennent avec le risque. Cette oscillation permet de concilier des injonctions contradictoires, avoir vécu la catastrophe de 1999 et continuer à vivre là. L’attention portée aux pratiques et aux discours montrent la tension entre des préoccupations qui s’insinuent dans les faits et gestes du quotidien et des propos qui n’abordent le danger que de manière détournée (à travers la plaisanterie) et qu’au regard d’éléments compensateurs (objets protecteurs, valorisation du cadre de vie). L’instabilité de la relation au risque montre la difficulté de penser collectivement et socialement le danger tant celui-ci renvoie à la destruction de la communauté et à la mort de ses individus. En ce sens, le risque apparaît comme un impensé social à l’image de la mort, « devenu un interdit culturel majeur », (Carpot, Véga, 2000 : 35). Dès lors, comme le rappelle Michel de Certeau1, le dicible reste subordonné et cantonné au domaine du faisable. Les paroles recueillies se rapportent à la question du départ, aux pratiques de vigilance adoptées en cas de mauvais temps, aux objets protecteurs mais laissent le danger à la marge des systèmes de représentations collectives, du nommable et du pensable, dans un basculement incessant du discours, selon la dynamique de la croyance, qui conduit au silence. 1 Cité en introduction du chapitre : « Rien n’est dicible là où plus rien ne peut être fait ». 261 6.3. Le rapport à un passé singulier et dramatique Les tensions entre pratiques et discours interrogent les possibilités de manifestation du souvenir de la catastrophe dans le présent. L’analyse précédente montre le lien entre la quête de protection et le souvenir du drame de 1999 comme l’illustrent les « pèlerinages » sur les digues ou la guirlande de Noël des Garrigots rappelant la vague de l’inondation. Ces formes de commémoration s’inscrivent chaque fois, de manière incidente voire détournée, dans des pratiques individuelles non institutionnalisées. Au-delà de ces exemples, quel est le rapport établi par les habitants à l’événement passé ? - Permettre l’oubli à travers la conservation de traces matérielles Peu d’actions officielles ont été mises en place pour célébrer la catastrophe de 1999 à Cuxac d’Aude. Sur la place Salengro utilisée comme un lieu de stationnement en périphérie du village, sous un olivier et au milieu de graviers blancs, une stèle rappelle les cinq victimes des inondations. Une plaque a été posée sur le mur de l’école primaire pour indiquer la hauteur de l’eau relevée en 1999, une série de cartes postales a été éditée en souvenir de la catastrophe1, une cérémonie sur le pont de Cuxac a eu lieu pour le premier anniversaire du drame. Les quatre cent trente huit maires des communes touchées étaient présents, à l’invitation du préfet, accompagnés d’enfants venus de toute la France pour rendre hommage aux victimes et lire un message de soutien aux sinistrés. Les participants ont lancé des roses dans l’Aude et lâché des colombes depuis le pont des Lavandières de Cuxac d’Aude, retenu comme le village martyr des inondations. La cérémonie a été boycottée par l’association des sinistrés qui souhaitait manifester son mécontentement face à « l’inaction » des pouvoirs publics et en particulier de la municipalité en place. Le président de l’association déclare alors dans les médias1 : « Les élus, ce n’est pas sur le pont qu’ils devraient être aujourd’hui, mais tous à Matignon ». Un an après les faits, ces cérémonies ne commémorent pas un événement relégué dans le passé mais s’inscrivent en pleine actualité et cristallisent les tensions entre l’association de sinistrés et la municipalité ou l’administration. Les quotidiens locaux relaient cet événement qui « fait la une » sous le titre : « L’Aude honore ses victimes. Hommage aux disparus de novembre 1999 ». Une édition spéciale de l’Indépendant (« Un an après les inondations ») propose des photographies du drame et dresse la liste des travaux de reconstruction dans les communes les plus touchées. Les anniversaires suivants sont beaucoup 1 Cf. annexe n° 17. 262 plus discrets et ne donnent pas lieu à des manifestations officielles. L’événement ne semble pas clos ni stabilisé pour permettre une commémoration consensuelle, susceptible de réunir les habitants, les élus et les administrations qui se renvoient encore les rôles de victimes et de responsables. À l’exception de l’école municipale et d’un transformateur électrique des Garrigots, les hauteurs d’eau de 1999 ne figurent sur aucun bâtiment public. D’après un employé de la mairie, les plaques ont été commandées mais jamais installées2. Les quelques traces existantes sont repérables pour un observateur averti qui reconnaît les marques fluorescentes tracées par les services de la DDE sur des transformateurs électriques, des poteaux ou des piles de ponts. Face à la discrétion de la reconnaissance officielle de la catastrophe, les habitants développent des pratiques commémoratives discrètes et privatives, à l’abri du regard d’autrui. De nombreux habitants conservent des traces du passage de l’eau dans leur maison comme nous l’avons montré au second chapitre3. La marque laissée par le limon n’a pas été complètement recouverte par la peinture fraîche ou la tapisserie neuve. Elle est repérable par les sinistrés à un léger changement de teinte du bois d’une armoire ou d’un buffet. Ces traces à moitié effacées correspondent à la nécessité de reléguer le drame dans le passé sans pour autant l’oublier, comme l’explique un couple qui réside à la périphérie du village : Elle : De toute façon, on ne peut pas l’oublier. Au bout de la route, sur la place, il y a cinq noms, donc ça, on ne peut pas les oublier. On n’a pas à oublier. Là, on n’a pas trop frotté pour ne pas le faire partir et on a laissé pour ne pas oublier, on a laissé la ligne de flottaison, bon elle partira à force avec le temps, et puis on a les photos mais on ne peut pas oublier. Même si, moi, je me dis, c’est fini, ça ne reviendra plus, on n’oublie pas, on a une petite case où c’est ancré. Lui : Le top, ce serait de ne pas oublier mais de ne plus être traumatisé, ça serait le top. Couple Nicolas, habitant de la périphérie du village Nous retrouvons ici la tension entre le souvenir de la catastrophe, entretenu pour conjurer l’oubli, et la nécessité de continuité à « vivre là » qui suppose une certaine amnésie. Un habitant explique : « La vie reprend son cours et ça devient presque une péripétie. Il vaut mieux, sinon on ne vit plus ». Un Sallèlois a tracé à la peinture blanche sur la façade de sa 1 L’Indépendant, 13 novembre 2000, « Une pluie de roses est tombée sur Cuxac », p. 2 La crue de 1996 , de moindre ampleur, a fait l’objet d’une campagne d’inscription des hauteurs d’eau sur les bâtiments publics et sur les maisons individuelles. Un macaron métallique est scellé sur la façade par l’administration et les habitants ont interdiction de le recouvrir ou de le masquer. Sur le terrain de Baliste, à la sortie de Narbonne, en direction de Cuxac, cette indication, enfouie dans la végétation, est plus que discrète. Un lotissement de près de quatre cents pavillons est en pleine construction qui rend gênant la présence de ces signes de mauvaise augure. 3 Cf. 2.2. Les restes de l’inondation et la mémoire de la catastrophe. 2 263 maison la hauteur d’eau relevée en 1999 et a inscrit au-dessus : « 4m50 novembre 99 »1. Ces éléments entretiennent tout à la fois la mémoire de la catastrophe mais constituent aussi la mise en acte de l’oubli en consignant les souvenirs du drame en des lieux circonscrits et dans des objets matériels ponctuels. Comme le rappelle François Hartog (2003 : 132), la commémoration apparaît comme « cette activité étrange qui oscille entre la présence et l’absence », au cours de laquelle on délègue aux archives ou aux traces matérielles le soin de se souvenir. L’absence d’un fort investissement des autorités publiques dans la commémoration de la catastrophe et l’observation des pratiques privées des habitants invitent à considérer le terrain d’enquête comme un « milieu de mémoire », c’est-à-dire que nous aurions affaire à la « mémoire vraie réfugiée dans le geste et l’habitude » (Nora, 1974 : XXIV). Les institutions publiques n’ont pas encore cherché à transformer Cuxac d’Aude en un « lieu de mémoire » de l’inondation du fait de la proximité de la catastrophe qui continue de cristalliser des conflits et des affrontements sur le plan politique. La reconstitution de l’histoire du musée du Creusot, réalisée par Octave Debary, montre que les difficultés rencontrées à la réalisation d’un tel projet, alors que l’industrie et le monde du travail qu’il s’agit de présenter sont encore en activité et en place, « se fondent sur le refus de faire entrer ce qui vit encore (le symbole du pouvoir d’une industrie toujours en activité) dans une temporalité muséale. Pourquoi des syndicalistes participeraient-ils à l’écriture de l’histoire dans un musée, alors qu’ils continuent de l’écrire dans l’usine ? » (Debary, 2002 : 32). L’« intention de mémoire » est du côté du chercheur dont le regard singularisant pourrait faire de Cuxac d’Aude une « maîtresse-place » : « Quand il est choisi pour porter l’histoire de la localité, le temps et l’espace se recentrent sur lui. À partir de la coopérative, du quartier, de l’ancienne maison d’un écrivain ou du puits de mines érigés en nœuds de mémoire, l’espace et le temps sont redélimités » (Bensa, 2001 : 10). L’enquêteur a en effet arpenté le village à la recherche des traces, des bribes et des souvenirs menacés par l’oubli. Pour les habitants du village, témoigner revient à dédoubler le vécu des inondations en fonction de leur propre enregistrement. Ainsi, en décembre 2003, lors de fortes crues, une des informatrices appelle par téléphone l’enquêteur pour lui livrer un témoignage de ce qu’elle est en train de vivre. Elle explique depuis sa voiture tout-terrain : « On est en train de faire des photos et des films pour toi ! Le reportage est prêt, on a tout filmé, on a été au Gailhousty, l’eau arrive aux premières marches. C’est plein d’eau ici, on ne reconnaît plus le paysage, 1 Cf. annexe n° 18. 264 c’est beau ! Aude est magnifique ! ». En janvier 2005, la même informatrice livre, en direct, le récit de nouvelles inondations : Alors que je travaille à l’achèvement de ma thèse, je suis réveillé, le 30 janvier 2006, par les vibrations de mon téléphone portable à sept heures du matin. Delphine Louvin, des Garrigots, vient de m’envoyer un message écrit : « Ça va peut-être péter à Sallèles, on vient de nous avertir ». Cinq minutes plus tard, un second message s’affiche : « Écoute Sud radio, la digue menace de péter. Croisons les doigts. Moi, je dormais, je n’ai pas entendu le téléphone. Imagine ». A 7h19, nouvelle sonnerie : « Message : très forte pression à Sallèles, prenez toutes vos précautions de sécurité ». Une heure plus tard, Delphine Louvin m’appelle directement, je décroche : « Bon alors, tu descends ?! Elle y est l’inondation ! ». Elle est particulièrement fébrile et m’explique pêle-mêle que la digue va peutêtre péter, que l’eau est en train de monter dans le jardin, qu’elle doit aller chercher les chevaux dans le pré, que la voiture est sur le Pech à l’abri… Elle parle rapidement et est fréquemment interrompue par les échanges avec son compagnon ou ses enfants qui montent des meubles à l’étage et s’occupent des chevaux : « Et bien, on est dans la merde [soupir]. J’ai cinquante centimètres, elle n’est pas rentrée chez moi mais elle est dans tout le jardin. Pour le moment, je n’en prends pas mais ça ne va pas tarder, il faut que je mette une planche-là. Attends, je ferme la fenêtre parce que je suis sur la terrasse et il fait froid. Je nettoie et j’ai les pieds tout rouge. Bon ça arrive doucement, c’est une grosse, une très grosse, très très grosse inondation comme je n’en ai rarement vu. Je crois que je n’en ai jamais vu comme ça, sauf en 99 et en 99, ce n’était pas une inondation. C’était un accident. Là, c’est une inondation ». Elle m’explique ensuite les circonstances météorologiques qui ont fait succéder de grosses pluies à des chutes de neige importantes. Elle ajoute : « Autour, c’est un champ d’eau, on ne voit pas un petit bout qui sort. Mais ça va monter encore… Tu as reçu les sms que je t’ai envoyés ce matin ? Je ne sais pas si c’est bien clair parce que j’étais un peu paniquée. Ce que je voulais te dire ce matin, c’est que si la digue pète, il pourrait y avoir de nouveau des morts. Ce que tu as vu sur ton portable, c’est l’information qu’on a eu nous par le téléphone. C’est n’importe quoi, ça ne veut rien dire ces messages, prenez vos précautions et après… ? [silence] Hou là !! C’est au ras de la baie, ça monte ! Houai, ça monte et le courant va très vite, ça a pété là, je vais essayer de voir sur le devant, je crois qu’on va le prendre. Moi, je ne veux pas que ça rentre dans la maison [d’une voix émue]. Allons, je vais mettre un morceau de planche là si je peux, parce que ça rentre ! – Je te laisse mettre la planche, je te rappelle en début dans l’après-midi et surtout bon courage, je pense bien à vous ». Extrait du journal de terrain, 30 janvier 2006 A l’expérience de l’inondation, s’ajoute le témoignage de ce qui est train de se passer. L’informatrice tente de se protéger de la montée des eaux tout en contactant l’enquêteur par téléphone pour lui faire partager ce moment critique, objet de tous les récits. L’interpellation du chercheur à chaque nouvelle crue relève de ce que Pierre Nora appelle une « mémoirearchive » qui participe de l’émergence d’une mémoire, différente de la vraie, qui correspond à la constitution des lieux de mémoire. Pour les habitants, l’enquêteur est devenu l’interlocuteur privilégié pour parler des inondations et formuler son témoignage. Il n’est cependant pas le 265 seul à « utiliser » la mémoire plutôt que de l’habiter de manière inconsciente comme les habitants. Certains informateurs vivent également dans « la religion conservatrice et la production archivistique ». Ainsi, un viticulteur de Béziers d’une soixantaine d’années nous a été recommandé par un éclusier du canal du Midi, en tant que « collectionneur d’inondations et de catastrophes ». neuf ans, âge à partir duquel ses parents l’envoyaient surveiller le Libron en cas de mauvais temps. « Ça a commencé comme ça ! Ce ruisseau, je le connais par cœur, je sais exactement quand il monte et quand il baisse ». Jean Vivenda a complété sa collection, depuis une dizaine d’années, en se rendant sur les lieux des inondations. Il prend alors de nombreuses photographies qu’il peut comparer aux images des crues anciennes dans le but de constater la répétition des mêmes phénomènes naturels et de montrer l’incapacité des hommes à en tenir compte. Il explique : « Je suis le seul à chercher comme il faut sur les inondations, les autres veulent attaquer2 ». Il travaille encore sur la « vigne d’un collègue » comme ouvrier agricole de manière à compléter sa retraite d’employé municipal. Il n’a en effet pas pu « rester à la vigne » après la crise des années soixante-dix et a travaillé pour la municipalité de Seine Saint-Denis. Aujourd’hui, ce salaire complémentaire lui permet de financer sa collection : « Je me paie tout ça en taillant la vigne l’hiver ». Jean Vivenda vit dans un petit deux pièces où tout l’univers domestique est dédié à la conservation de documents anciens, de photographies, d’articles de presse, de livres et de cartes postales. La cuisine est réduite à sa plus simple expression : une cloison coulissante en plastique dissimule deux plaques électriques, un évier et un réfrigérateur. Les placards réservés à la vaisselle et aux produits d’épicerie ont été reconvertis en lieu de stockage de milliers de photographies, prises par Jean Vivenda. Dans le salon, une bibliothèque, acquise grâce à la vente de quelques cartes postales de collection, abrite l’encyclopédie d’Élisée Reclus et des manuels de géographie. Dans la penderie de la chambre à coucher, des dizaines de volumes reliés de journaux illustrés1 de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle sont déposés. L’achat d’un numéro ou d’une année complète est justifié par la figuration d’au moins une catastrophe dans les pages des magazines. Jean Vivenda passe en revue les piles de journaux qui ne répondent à aucun classement systématique pour montrer aux visiteurs les photographies ou les gravures qui témoignent d’une grande catastrophe historique. Nos rencontres prennent la forme d’une litanie infinie de dates et de lieux de catastrophes. Une attention toute particulière est portée aux inondations de la région du Languedoc. La rencontre, sur un pont de l’Aude, proche de Cuxac en 1999, d’un ancien ingénieur d’EDF qui prenait lui aussi des photographies des dégâts, permet à Jean Vivenda de « faire équipe » et de publier des articles pour la revue Préventique. La richesse de ses documents illustre les textes quelque peu catastrophistes qui annoncent de prochains drames si des mesures draconiennes ne sont pas prises. Les deux associés semblent poursuivre le même objectif : collecter les preuves iconographiques de la « bêtise » de certains aménagements, de « l’obstination » des gestionnaires qui cèdent aux intérêts En effet, Jean Vivenda est le fils d’une famille de viticulteurs très modeste installée à Boujansur-Libron à quelques kilomètres au nord de Béziers. Il explique collectionner les articles de presse et toutes sortes de documents portant sur les inondations depuis l’âge de 1 Quelques titres : L’Illustration, Le petit illustré, Le journal illustré, Le monde illustré, Le nouvel illustré, Le petit parisien, Paris illustré, Vu. 2 Jean Vivenda tient à préciser que ces recherches ne doivent pas servir à des poursuites judiciaires. 266 fonciers, de « l’oubli » des catastrophes passées. les inondations. Les hauteurs d’eau ne sont pas systématiquement inscrites sur les bâtiments publics, les repères sont placés dans des endroits peu accessibles et peu visibles, certaines indications sont effacées pour ne pas contrarier les projets d’aménagement. La conservation des images et des articles tend à constituer une mémoire des dégâts des catastrophes naturelles. Le retour chronique de ces phénomènes naturels justifie pour Jean Vivenda un tel travail pour prévenir les futures catastrophes. Rendre le danger visible contrarie parfois les pratiques des habitants qui tentent de vivre avec. Dès lors, la prophétie de la catastrophe devient fanatique pour les populations concernées, comme le montre la difficulté de valoriser, au niveau local, ces informations auprès des populations, des journalistes et des élus : « Ils ne veulent pas le voir, ça leur ferait trop peur ». L’annonciateur de mauvaises nouvelles est toujours rejeté et marginalisé. La « collection » de catastrophes permet à Jean Vivenda de jouer les Cassandre : « Les gens de Cuxac ne pouvaient pas dire qu’ils ne savaient pas ou que ce n’était pas inondable. Ce n’est pas vrai ! Qu’on ne vienne pas me dire qu’on ne savait pas ! 1875, 1891, 1907, 1930, 1932, 1933, 1935, 1940, 1965, 1996, 1999… » Il présente chaque fois des articles de presse relatant ces inondations et des photographies montrant les mêmes lieux sous les eaux. La répétition des dates atteste de la réalité du danger. Il précise chaque fois l’emplacement des lotissements, des hôtels ou des grandes surfaces construits en pleine zone inondée. Ce point constitue une obsession : montrer qu’on a engagé des travaux, planifié des aménagements et ouvert l’urbanisation en toute connaissance de cause. L’explication mobilisée se résume souvent à une histoire de « gros sous » et d’intérêts fonciers et immobiliers. La collection s’inscrit aussi en résistance à la disparition des traces matérielles laissées par Extrait du journal de terrain, Avril 2004 Le collectionneur de catastrophes articule la figure du « lanceur d’alerte » analysé par Francis Chateauraynaud et Didier Torny (1999) et celui de conservateur du « musée des catastrophes » appelé de ses vœux par Paul Virilio (2002) qui souhaite présenter le patrimoine négatif de la modernité et les « dégâts du Progrès ». A l’instar du chercheur, il apparaît comme un personnage singulier par rapport à la population du village. Il n’habite pas Cuxac d’Aude, n’a pas été sinistré en 1999 et reste extérieur aux relations sociales tissées entre les habitants. Son travail de collection ne s’inscrit pas dans les enjeux locaux et s’affranchit des stratégies adoptées par les habitants. Il progresse gratuitement selon la seule finalité de l’accumulation. Les riverains conservent des traces matérielles de manière à cantonner la catastrophe à des pratiques et en des lieux circonscrits, à permettre l’oubli du drame au quotidien. La collecte de l’historien amateur ou du chercheur tend, au contraire, à reconstituer l’événement au risque de le réifier. La relation entre enquêtés et enquêteur se construit autour de ce rapport à la catastrophe puisque le travail du chercheur inscrit la mémoire de l’événement dans un mémoire universitaire, un livre ou une exposition, qui autorisent l’oubli1 1 Umberto Eco appelle à la création d’une chaire universitaire de l’art d’oublier : « Accumuler le savoir pour l’oublier, on peut ainsi oublier, non pas par manque, mais pas excès. Il n’existe pas d’artifice volontaire pour 267 dans la vie de tous les jours. En retour, l’intérêt manifesté par les journalistes, les chercheurs et les gestionnaires sur l’expérience de la catastrophe n’est pas sans effet sur la relation que les habitants entretiennent avec cet événement. Le besoin de témoigner correspond davantage à une contrainte individuelle intériorisée qu’à une pratique sociale constituée, comme l’explique Pierre Nora (1984 : XXIX) : « Le devoir de mémoire fait de chacun l’historien de soi. […] Ordre est donné de me souvenir et c’est moi qui me souviens ». En matière de risques, ce « devoir de mémoire » semble être quelque peu instrumentalisé par les institutions gestionnaires qui, faute de pouvoir assurer une protection efficace, appellent les habitants à se souvenir. - Mémoire, devoir de mémoire et culture du risque La distinction proposée par Pierre Nora entre la « mémoire vraie », qui est une pratique sociale, et le « devoir de mémoire » entendu comme une contrainte extérieure, permet d’aborder de manière critique ce que les gestionnaires appellent la « culture du risque ». Ces derniers ont d’ailleurs spontanément prêté au travail du chercheur, qui plus est en ethnologie, le dessein d’élaborer une « culture de l’inondation ». La rencontre de nombreux acteurs institutionnels, le recueil de témoignages des sinistrés ou encore le dépouillement de documents d’archives correspondent, pour les gestionnaires, au projet de rassembler l’ensemble de la société locale autour d’une information partagée sur les risques d’inondations. Face aux problèmes quelque peu insolubles des crues dans les Basses plaines de l’Aude, les responsables institutionnels demandent à la population de se doter d’une « culture du risque ». Ce vocable correspond d’abord à la prescription de comportements rationnels en cas de crise qui sont rappelés sur des plaquettes affichées dans les lieux publics et les commerces. Il s’agit ensuite « d’entretenir la mémoire du risque » auprès des populations (conférence d’experts, concertation autour de la mise en place des documents de prévention, réunion d’information). Enfin, cet appel peut être compris comme un aveu d’impuissance des gestionnaires qui cherchent à ménager leurs responsabilités en cas d’inondation : la culture du risque rend chaque habitant conscient du danger, c’est-à-dire aussi responsable de la situation potentielle de sinistré. La dimension « éducative » de la notion de culture, mise en avant par les gestionnaires, tend, comme l’ont montré François Duchêne et Christelle Morel-Journel oublier, mais il en existe pour s’en souvenir mal. Il suffit de multiplier les signes » (cité par Octave Debary, 2002). 268 (2004), à « éluder la complexité de la réalité sociale sous-jacente et donc d’empêcher, au-delà d’un certain point, la compréhension de situations concrètes » (id. : 10). Les auteurs expliquent en effet, qu’en milieu urbain ou périurbain, le brassage des populations et la diversité des pratiques spatiales font, de « l’homogénéité culturelle » supposée, une fiction démentie par « l’éclatement du rapport au risque ». Pour les riverains, selon leurs qualités sociales et leur trajectoire, « le risque ne constitue pas nécessairement une catégorie de leur expérience, susceptible d’un traitement spécifique ou d’un savoir constitué » (id. : 11). On peut se demander « s’il n’est pas intégré et comme “fondu” aux pratiques et aux représentations qui structurent le quotidien » (ibid.). En survalorisant la cohérence territoriale, « l’interprétation “culturaliste” peut conduire à sous-estimer la dimension temporelle du rapport entre un territoire et une source de danger, en se focalisant sur la seule synchronie – qui est aussi, notons-le la temporalité dominante des gestionnaires du risque » (ibid.). François Duchêne et Christelle Morel-Journel critiquent la notion de « culture du risque » à partir de la position surplombante prise par les gestionnaires face à une population qu’ils souhaitent éduquer sans prêter attention aux pratiques effectives. Dès lors, parler de culture du risque, « c’est faire l’hypothèse implicite qu’il est possible de générer ex abrupto une telle “culture” et de maîtriser de façon quasi instrumentale la diffusion d’une information “objective” au sein d’une population » (ibid.). Sur notre terrain, cette expression ne renvoie pas tant à la concurrence entre un savoir expert et un savoir vernaculaire1, mais révèle un décalage entre les attentes qu’ont les gestionnaires de la mémoire de la population et les pratiques des Cuxanais. Pour les responsables institutionnels, la mémoire des habitants apparaît comme un savoir stabilisé qu’il s’agit d’entretenir de manière à ce qu’il ne disparaisse pas. Son partage par l’ensemble de la population qui a vécu le drame de 1999 doit favoriser l’« acceptation sociale » des mesures de prévention et des contraintes imposées sur l’urbanisation. Le souvenir de la catastrophe constitue une ressource qui renforcerait la légitimité de leurs actions et consoliderait leur position surplombante d’instigateur de la culture du risque. L’enquête a montré au contraire la défiance des habitants à l’égard des gestionnaires. En particulier, l’attention portée aux pratiques révèle le balancement de la croyance et l’oscillation de la mémoire. Ces deux dynamiques résultent de la tension entre le fait de continuer à vivre là et le fait d’avoir vécu le drame de 1999. « Faire avec » le danger consiste au quotidien, pour les habitants, à passer sans cesse d’une position à l’autre, d’y croire et de 1 Cf. chapitre 4. 269 ne pas y croire, de se souvenir et d’oublier. Dès lors, les discours prescriptifs et normatifs de la « culture du risque » tendent à figer les représentations et à entraver cette dynamique. Ils sont de ce fait difficilement peu acceptés par les riverains, comme en témoigne un habitant des Garrigots qui, sur un ton ironique et virulent, fait part de ses réserves à l’égard des plaquettes distribuées dans les boîtes aux lettres, qui s’intitulent « Que faire en cas d’inondation ? »1 : On a une sous-préfète aux inondations qui va nous dire l’heure à laquelle on va se noyer parce qu’avant, on ne savait pas quand l’eau montait, l’heure où on allait crever ! Maintenant, elle nous dira, vous pouvez mourir vers 17h30. Et on a des panneaux sur lesquels c’est écrit : « Ferme ta porte », « Coupe l’électricité »…, alors ça, c’est formidable, on te dit ce qu’il faudrait faire en cas de… On nous prend vraiment pour des idiots. Parce que maintenant, on saura, enfin on sera peut-être dans l’audelà, parce qu’ils ont mis quatre-vingt-cinq briques dans des haut-parleurs mais ça ne fonctionne pas. Parce que c’est intéressant d’entendre les informations par haut-parleur : « L’eau va monter, vous allez manger, mais manger chaud ! ». Tu vois [il sort la plaquette de prévention des inondations], même le gouvernement s’occupe de nous : « Que faire en cas d’inondation ? », signé bleu, blanc, rouge, des fois qu’on soit complètement idiot. Ça, c’est la survie, tu te le mets là, ça fait bouée [il prend la plaquette et la place sous le cou]. Non, mais c’est formidable ! Tu peux le garder, si un jour t’es inondé, tu te le mets autour du cou et c’est bon, ça te sauve ! René Amières, habitant des Garrigots Le rejet de la mise en place des haut-parleurs et des plaquettes prescrivant les « bons » comportements correspond au refus de se voir constamment rappeler le danger encouru. L’échec des actions de prévention et de sensibilisation aux inondations se comprend par la violence du message adressé en permanence aux habitants pour leur signifier qu’ils sont en sursis. Les lieux de consultation, de concertation ou encore d’information qui sont mis en place à l’occasion de la préparation des documents réglementaires de prévention des risques, participent, pour les responsables institutionnels, à la diffusion de la connaissance sur les inondations. En pratique, l’observation de l’enquête publique conduite à Sallèles d’Aude en juin 2004 montre une situation plus complexe où la mémoire des habitants est mobilisée selon les intérêts en jeu. La « connaissance des anciens » et la « culture du risque » sont utilisés par les habitants pour faire valoir leurs positions auprès des gestionnaires. L’extrait du journal de terrain rend compte ci-dessous de la controverse apparue à l’occasion d’une enquête publique autour de la définition d’une crue de référence. 1 La plaquette d’information et de prévention est reproduite en annexe n° 19. 270 En juin 2004, le PPRI1 du bassin versant de la Cesse est soumis à enquête publique dans la commune de Sallèles d’Aude. Les habitants sont invités à venir déposer leurs commentaires et à rencontrer le commissaire enquêteur avant que le document ne soit définitivement arrêté par la préfecture. Je me rends à la mairie quelques jours après la mise à disposition du registre de l’enquête. Une trentaine de dépositions figurent et disent toutes la même chose : « Je déclare qu’en souvenir des dires de mes parents et grandsparents, la crue de 1999 était bien plus importante à celle de 1875 », « Domicilié à Sallèles depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours entendu parler les “vieux Sallèlois” des différentes crues. Celle de l’année 1999 a atteint un misérable record par rapport à celle de 1875. Ne nous trompons pas ! Car ceci pourrait bloquer tous nos projets et surtout celui de l’École que nos élus envisagent et qui pourrait, suite à une grosse erreur, ne pas voir le jour. Merci Messieurs et Mesdames de ne pas subir cette tentation de l’ERREUR. Merci ! », « Je suis domicilé rue Voltaire, et j’ai eu en 1999 1m20 dans ma maison alors que d’après les anciens Sallèlois, ma maison n’avait jamais été inondée. Cherchez l’erreur », « 13 novembre 1999, jamais autant d’eau. Une horreur », « Je certifie que les inondations de 1875 étaient moins importantes que celles de 1999. Étant aide-ménagère, les personnes âgées m’ont raconté ce que leurs parents leur avaient expliqué », « J’affirme que la mémoire collective affirme que la crue de 1999 était la plus importante connue dans notre village », « D’après tous les témoignages des Sallèlois nés à Sallèles ou habitant depuis de longues années, il n’y a aucun doute que la crue de 1999 a été de loin beaucoup plus importante que toutes les autres et même celle de 1875 ». D’après ces déclarations unanimes, l’administration aurait fait une erreur en retenant comme crue de référence les inondations de 1875 et non pas celles de 1999. Une seule déposition se distingue : « Les PPR sont un progrès mais il me semble que l’application brutale de la réglementation par anticipation peut être mal vécue sur le terrain. 1 La population doit adhérer aux mesures préconisées ». Je suis assez perplexe car d’ordinaire les services de la DDE retiennent la crue la plus importante de manière à assurer une protection maximale au grand dam des élus et de la population qui se voient imposer des contraintes drastiques. Alors que je suis en train de recopier le registre, une dame entre dans la salle pour faire figurer une photocopie de l’ouvrage du géographe Freddy Vinet qui a travaillé sur les inondations des Basses plaines de l’Aude. Elle veut appuyer sa déclaration singulière qui soutient le PPR : « D’après Vinet, la crue la plus haute connue est celle de 1875 mais la crue la plus haute du XXème siècle est celle de 1999. Il y a toutes ces remarques parce que les gens peuvent faire baisser les prescriptions de surélévation de quelques centimètres si on prend comme référence la crue de 1999 et pas celle de 1875. Je les connais les gens qui ont fait toutes ces dépositions, pouh…, ils ont réagi. – C’est tout le même groupe les gens qui se sont exprimés ? – Oui, regardez, elle est adjointe, là, c’est tout le personnel de la mairie, là, oui, toutes ces familles, c’est les… – C’est les socialistes de Sallèles, ceux qui soutiennent la mairie ? – Oui, mais ne le répétez pas ». On parle alors en chuchotant et je comprends un peu mieux la manœuvre orchestrée au nom de la « mémoire collective », des « souvenirs des anciens », de « l’histoire de Sallèles » pour ménager les projets municipaux de construction de nouveaux lotissements et d’une école. Extrait du journal de terrain, juin 2004 Plan de prévention du risque d’inondation. 271 La culture du risque, qui est censée puiser dans les souvenirs des anciens la juste évaluation du danger, est ici utilisée pour servir les intérêts de certains habitants qui ne souhaitent pas de nouvelles contraintes de construction ou d’élus qui craignent la remise en question de projets municipaux. Au final, notre propos montre l’écart entre ce que les gestionnaires nomment « culture du risque » et les pratiques mises en œuvre par les habitants après la catastrophe. Nous retrouvons la démarche de Michel de Certeau qui appréhende la consommation, non pas à partir des discours dominants qui réduisent les consommateurs à des usagers passifs et disciplinés, mais à travers la réappropriation de ces styles de vie stéréotypés par les personnes : « La présence et la circulation d’une représentation (enseignée comme le code de la promotion socio-économique par des prédicateurs, par des éducateurs ou par des vulgarisateurs) n’indiquent nullement ce qu’elle est pour les utilisateurs. Il faut encore analyser sa manipulation par les pratiquants qui n’en sont pas les fabricateurs. Alors seulement on peut apprécier l’écart ou la similitude entre la production de l’image et la production secondaire qui se cache dans le procès de son utilisation » (de Certeau, 1990 : XXXVIII). L’observation des pratiques des habitants face au danger permet de rendre compte de « la logique de cette pensée qui ne se pense pas » à travers les « manières de faire » qui apparaissent comme des « bricolages », des « ruses » et des « braconnages »1 qui résistent au carcan de la « culture du risque » des gestionnaires. Les subtils modes de fonctionnement de la croyance et de la mémoire face au danger permettent de rendre le quotidien habitable alors que la communication unilatérale orchestrée par les responsables institutionnels révèle sa violence, sa brutalité, voire son inefficacité. Conclusion La « culture du risque » apparaît, outre son caractère normatif et prescriptif, comme une mémoire sans identité, une connaissance animée d’aucune stratégie, une langue morte qui ne n’exprime pas les relations sociales entre les groupes. L’attention portée aux représentations indigènes permet au contraire de comprendre comment le vécu de la 1 Expressions empruntées à Michel de Certeau : « Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner » (de Certeau, 1990 : XXXVI). 272 catastrophe participe des logiques identitaires dans les relations entretenues entre les « nouveaux » et les « anciens ». Pour Pierre Nora, le lien entre mémoire et identité se renforce à l’heure des lieux de mémoire : « L’effraction de ce qui a été, pour nous, l’image même de la mémoire incarnée dans la terre et l’avènement soudain de la mémoire au cœur des identités individuelles sont comme les deux faces de la même fracture, le début du processus qui explose aujourd’hui » (Nora, 1984 : XXX). Ce transfert de la mémoire constitue un déplacement décisif : « de l’historique au psychologique, du social à l’individuel, du transmissif au subjectif, de la répétition à la remémoration. Il inaugure un nouveau régime de mémoire, affaire désormais privée. La psychologisation intégrale de la mémoire contemporaine a entraîné une économie singulièrement nouvelle de l’identité du moi, des mécanismes de la mémoire et du rapport au passé » (ibid.). Comme nous l’avons montré dans ce chapitre, le vécu de la catastrophe constitue un milieu de mémoire dans lequel se développent des pratiques de protection face au danger qui relèvent d’une dynamique entre mémoire et oubli, entre croyance et scepticisme. L’enquête a aussi montré que les habitants utilisent le drame des inondations pour asseoir leur position au sein du village, pour affirmer leur appartenance à la communauté villageoise ou encore pour servir des stratégies électorales. La mise en avant de leur expérience individuelle, qui s’inscrit dans un événement public largement médiatisé, révèle alors les ressources identitaires de la catastrophe, devenue un lieu de mémoire. 273 274 Chapitre 7. La réévaluation des relations entre anciens et nouveaux Les données du recensement de 1999 traduisent l’intégration, après-guerre, de Cuxac d’Aude dans l’aire périurbaine de Narbonne et la transformation du bourg viticole en un « village dortoir ». La population a doublé depuis le début des années soixante. La croissance est particulièrement importante au cours des années quatre-vingt puisque la population passe de trois mille à quatre mille habitants entre 1982 et 1990 (Cf. Tableau 1). Cette augmentation démographique est à mettre en parallèle avec l’évolution des soldes naturel et migratoire. Pendant cette période, les décès sont supérieurs aux naissances entraînant un solde naturel négatif. En revanche le solde migratoire compense largement ce déficit et atteint son maximum pendant la période de 1982 à 1990 où près de mille personnes viennent s’installer à Cuxac d’Aude (Cf. Tableau 2). Tableau 1 : Evolution de la population 5000 4272 4000 3998 3014 3000 2000 2162 2314 Population 2490 1000 1962 1968 1975 1982 1990 Sources : INSEE, recensement de la population 1999 275 1999 Tableau 2: Evolution démographique 1200 1000 800 600 Solde naturel Solde migratoire 400 200 0 -200 62-68 68-75 75-82 82-90 90-99 Sources : INSEE, recensement de la population 1999 Cet attrait s’explique par le développement important de la ville de Narbonne, à la fin des années soixante-dix, encouragé par la construction d’infrastructures telle l’autoroute vers l’Espagne, l’essor touristique et la douceur du climat qui attire de nombreux retraités. Cuxac d’Aude est un des premiers villages situé à la porte de Narbonne (sept kilomètres) dans les plaines alluviales de l’Aude. La brutale augmentation de la pression foncière et immobilière à Narbonne fait des vignes de Cuxac une réserve foncière intéressante pour une population désireuse de faire construire des maisons individuelles1. La comparaison des logements de la commune, suivant leur date d’achèvement, avec ceux de l’arrondissement et du département, montre l’importance des constructions de maisons neuves de 1975 à 1989 (Cf. Tableau 3). Au regard de la moyenne départementale, la commune de Cuxac d’Aude a vu la construction de nombreux logements neufs traduisant un phénomène de périurbanisation lié à l’installation de personnes travaillant à Narbonne et résidant au village. Sur 1390 actifs, 800 travaillent hors de la commune, c’est-à-dire dans le bassin d’emploi de l’agglomération narbonnaise (Cf. Tableau 4). La proportion des personnes travaillant et résidant dans deux communes différentes s’est même accrue entre 1990 et 1999. Elle traduit aussi la réduction de la proportion d’agriculteurs dans la commune. 1 Cf. chapitre 5. 276 Tableau 3 : Le neuf et l'ancien (en pourcentage) 100 90 80 70 60 50 40 Date de construction des résidences principales: de 1990 à 1999 de 1975 à 1989 de 1949 à 1974 avant 1949 30 20 10 0 Commune Arrondissement Département Sources : INSEE, recensement de la population 1999 Tableau 4 : Lieu de résidence – Lieu de travail 1999 Actifs ayant un emploi Travaillent et résident : * dans la même commune * dans deux communes différentes - du même département - de département différent 1390 (100%) Évolution en % 1990-1999 6.2 463 927 800 127 (33%) (67%) (56%) (9%) -9.6 16.3 16.1 17.6 Sources : INSEE, recensement de la population 1990 et 1999 Ces données quantitatives correspondent à un processus de périurbanisation, défini par Marie-Christine Jaillet (2004 : 40) comme « le développement d’une urbanisation lâche dont il est impossible de dessiner la frontière : nulle rupture entre ville et campagne, nulle fin de ville, nul “front” dont on pourrait apprécier l’avancée, mais un tissu composite, qualifié tour à tour de “rurubain”, d’“exurbain”, de “naturbain”, de “suburbain” pour signifier son caractère métis ». Pour Maïté Clavel, « ces zones sont à la fois rurales, par la densité, par la présence des espaces naturels, par certaines activités absentes de la ville, et urbaines, parce que nombre de leurs habitants viennent de la ville ou de leurs banlieues, que la plupart y travaillent et que leur consommation est celle des citadins » (Clavel, 2002 : 206). Marie-Christine Jaillet montre alors que l’espace périurbain constitue un univers réservé aux classes moyennes qui cherchent 277 à le conquérir politiquement. Maïté Clavel insiste sur la spécificité des pratiques et la singularité des « modes d’habiter » qui restent peu étudiés. Sur le terrain, l’accueil rapide d’une population étrangère au village cristallise les discussions. Pour certains, une pareille greffe remet en question l’identité de Cuxac d’Aude et de ses habitants, comme en témoigne cet échange à la fin d’un long entretien : Sinon, quelle est l’image des Cuxanais, comment on pourrait la définir ? Lesquels ? Les Cuxanais d’origine ? Laurence Faure, ancienne habitante des Garrigots L’image des Cuxanais s’est quelque peu dissoute dans une population plus large et plus éclatée qui rassemble les anciens viticulteurs et les nouveaux rurbains. La transformation du village s’est traduite par l’urbanisation des Écarts sous la forme des quartiers neufs des Garrigots et des Olivettes. Un ancien explique : « On a construit en linéaire des kilomètres de piaules. Les gens sont à raz de terre, dans des bas-fonds. Il y a une différence parce que ça fait un peu village à part, ils sont séparés par un kilomètre et demi alors qu’on aurait pu essayer de faire un plan qui agrandisse le village mais soudé au village ». La séparation entre le village et les Écarts se matérialise, outre la distance géographique, dans des éléments paysagers qui permettent de délimiter des territoires, comme l’explique un habitant des Olivettes pour qui le ruisseau qui coule dans la plaine constitue une « frontière ». La morphologie urbaine de chacun des deux quartiers1 présente des contrastes importants qui reflètent la cohabitation de deux groupes distincts. Le vieux village s’organise autour de rues étroites suivant un plan en damier, autrefois enserré derrière des fortifications et organisé autour d’un château. Les maisons sont bâties l’une contre l’autre et comptent au moins un étage, parfois deux. Les façades se dressent de part et d’autre de la rue sans laisser de place pour un trottoir. Ces ruelles permettent à peine le passage d’une voiture. Des petits jardins sont aménagés dans les arrières cours et sont destinés au maraîchage. Les rez-de-chaussée des maisons languedociennes2 sont souvent dédiés à la vinification. Des cuves et des foudres y sont aménagés justifiant une hauteur de plafond de plus de quatre mètres, le matériel de vendange y est entreposé (comporte, chique…), enfin, le porche vigneron permet d’accéder facilement depuis la rue. Les lieux d’habitation sont situés à l’étage même si parfois la cuisine et le salon sont au rez-de-chaussée. Les aménagements 1 2 Cf. annexe n° 20. Jean Guibal (1987) propose une analyse très complète de la maison languedocienne. 278 intérieurs offrent des espaces cloisonnés séparant la cuisine, le salon, la salle à manger et les chambres, ainsi que les espaces de transition vers l’extérieur (entrée, couloir, escalier). Les constructions des Écarts s’étirent linéairement le long des anciens chemins de traverses qui permettaient l’accès aux parcelles cultivées. Les maisons sont en général en retrait par rapport à la route et se trouvent isolées au milieu d’un vaste terrain aménagé en jardin d’agrément. La plupart des villas sont construites de plain-pied et n’ont pas d’étage. Elles s’ouvrent largement sur l’extérieur domestiqué grâce à une terrasse ou à une piscine. De grandes baies vitrées coulissantes permettent de passer aisément de l’intérieur à l’extérieur. La disposition des pièces favorise les espaces décloisonnés : ainsi l’entrée, le salon, la salle à manger et la cuisine devenue un bar américain, sont en général réunis dans une vaste pièce et forment le cœur du foyer. Ces deux types d’habitation correspondent certes à deux périodes différentes et à deux modes de construction distincts qui opposent la maison traditionnelle réalisée par ses propres moyens à la production d’un habitat en série livré clé en main. Les maisons anciennes résultent de transformations multiples conduites par plusieurs générations et réalisées parallèlement à l’activité agricole pendant le « temps perdu » selon l’argent disponible. Un ramonet espagnol explique : « Quand je l’ai achetée, c’était un cabanon, il y avait cinq mètres sur six, il y avait deux chambres et la cuisine. J’ai acheté ça en 1954, j’ai démoli les cloisons, j’ai agrandi de deux mètres et j’ai fait un premier étage. Et après, j’ai fait une extension. J’y ai fait une salle d’eau, c’était la première salle d’eau de la garrigue ». Ces travaux visent à protéger les pièces d’habitation du contact avec la terre et les animaux en réalisant des agrandissements à l’étage pour laisser au rez-de-chaussée le garage et la buanderie, comme l’expliquent Michel Marié et Jean Viard qui comparent la maison paysanne et la résidence secondaire en Provence : « Côté maison paysanne, la tendance consiste à se dégager d’un ensemble d’activités traditionnelles auxquelles elle était organiquement liée : le jardin, le verger, les bêtes, etc., dans une unité complexe de travail. L’habitation se sépare de son environnement. Elle tend à monter à l’étage, maintenant isolée, protégée du contact immédiat avec la terre. (…) L’escalier devient un sas et marque une distance qui se renforce : le paysan travaille dehors et sa maison est un dedans. En revanche, la résidence secondaire est une maison qui éclate de plus en plus vers l’extérieur. L’homme de la ville vient à la campagne et ce n’est pas pour être dedans. Il tend donc à multiplier les espaces extérieurs qui se ramifient en toutes sortes de prolongements de la maison : le coin barbecue, les petites avancées du toit qui font de l’ombre et bien souvent sont plus symboliques qu’adaptées au climat » (Marié, Viard, 1977 : 90). 279 Les maisons des Écarts correspondent à des constructions en série suivant un modèle qui incarne le même idéal. Les villas sont achetées sur plans auprès d’un constructeur qui reproduit le même schéma tout en laissant la possibilité à ses clients de choisir quelques modalités d’aménagement. Armelle Laforge s’est ainsi installée en 1987 aux Garrigots en passant commande à un constructeur qui « s’est occupé de tout » : « J’ai participé mais il m’a donné la marche à suivre et ça a été tout simple ». Le promoteur propose en effet une « opération intégrée » qui comprend la vente d’un terrain, la construction de la maison et le prêt financier. Les clients choisissent parmi plusieurs parcelles dans les villages de la région et commandent quelques prestations (ornements de façade, éléments de confort…). Les maisons sont construites en l’espace de six mois en lieu et place des vignes sans être raccordées au départ aux réseaux du village (eau et assainissement). A la différence des entretiens réalisés auprès des anciens Cuxanais pour qui l’édification d’une maison est une histoire que l’on raconte en détail en remontant la généalogie, les habitants des nouveaux quartiers passent rapidement sur ce sujet. Une Cuxanaise qui a passé commande à un entrepreneur « traditionnel » pour avoir une « vraie maison » en béton et en brique, qualifie même les villas préfabriquées de « maisons dortoirs ». Les bâtisses traditionnelles racontent une histoire à travers les projets de construction et la pérennité du bien transmis de génération en génération alors que les nouvelles villas, sans histoire, restent comme endormies et silencieuses. Rolande Bonnain montre le même dénigrement des « pavillons » de la part des anciens, dans le village de Barzac, situé à la périphérie de Trèbes : « “Ils habitent des cages à poules” est une remarque maintes fois formulée. Sont mis en cause ici à la fois l’aspect bon marché des habitations – surtout quand les constructions annexes accolées sont trop visibles – et la façon d’habiter. “Leur maison c’est comme un appartement en ville, moderne quoi. Pas de cave, de grenier, le garage sert de tout.” Ce jugement très fréquent sur l’utilisation de l’espace habité implique que les implantés, à la différence des anciens, n’ont ni histoire connue, ni avenir prévu » (Bonnain, 1990 : 208). Les données statistiques qui caractérisent le phénomène de périurbanisation se traduisent donc dans les lieux par la séparation géographique du bourg et des Écarts mais aussi par un habitat différencié. Un ancien conseiller municipal explique : « Il reste un clivage géographique, le fait qu’il y ait une distance entre, bon… ce qui est appelé les Écarts, c’est une dénomination administrative. Dans toutes les administrations de France, il y a le village et les Écarts, tout ce qui n’est pas urbanisé directement s’appelle les Écarts. Seulement ça a pris une connotation…[Soupir] ». L’observation des lieux traduit un clivage entre les anciens et les nouveaux. Quelle est la teneur de cette « connotation » qui semble donner sens à la 280 configuration géographique du village ? Comme l’explique, Rolande Bonnain, les discours construits sur les nouveaux venus informent du système de valeurs villageois et s’inscrivent dans le cadre général des relations avec autrui : « Dans la défiance entre les habitants du village et le groupe des habitants des lotissements, l’architecture et la conception urbanistique des lotissements cristallisent la prise de conscience des différences » (id. : 209). Nous analyserons la genèse et les modalités d’une telle mise à l’écart. L’événement dramatique de 1999 interroge ensuite la stabilité de cette configuration sociale et pose la question de l’identité du village de Cuxac aujourd’hui, bourg viticole, village dortoir et lieu emblématique des inondations de 1999. 7.1. La configuration sociale du village Le terme administratif d’« écarts » distingue d’ordinaire le centre de la périphérie d’une commune. Il est utilisé localement pour désigner à la fois un quartier et ses habitants : les Écarts. Il rend compte de l’interprétation de la réalité géographique par rapport aux relations qui existent entre anciens et nouveaux. Ainsi, un ancien viticulteur utilise spontanément cette expression et précise aussitôt : « Je ne sais pas pourquoi les Garrigots c’est les Écarts, quand on dit les Écarts, c’est qu’on vous écarte de quelque part [Silence] ». Une habitante du village constate la division de la commune en deux villages distincts : « Les gens des Écarts ne se sentent pas trop cuxanais ». Pour s’en expliquer, elle ajoute : « Parce que les gens des Écarts, ce n’est pas un reproche que je leur fais, c’est normal, ils vivaient à l’écart. Ils ont du mal à s’intégrer dans le village, je crois, le village leur a fait sentir qu’ils étaient…, qu’ils étaient loin quoi ». Une employée municipale explicite de même ce terme : « Pour les vieux Cuxanais, les Écarts comme on dit, c’est vraiment les écarts, quelque part pour eux, ce n’est pas les Cuxanais ». Enfin, un ancien conseiller municipal explique qu’« à partir d’un moment, on a parlé des Écarts et automatiquement qui dit écarts, dit écartés. Ce n’est pas un isolement, c’est carrément un quartier banlieue. Pour moi Cuxac, c’est tout ça ». La transformation de la catégorie administrative en un nom propre « Écarts », en un verbe « écarter », un participe passé « écarté » ou une expression « à l’écart », traduit le glissement subreptice de la catégorisation institutionnelle d’un lieu à une dynamique d’exclusion. L’appropriation indigène du vocable administratif s’explique par la polysémie de ce terme qui permet d’exprimer métaphoriquement une réalité sociale à travers la géographie de la commune. Un habitant des Olivettes refuse d’être désigné par ce terme stigmatisant : 281 Et sinon, une question plus sur Cuxac, j’ai toujours l’impression qu’il y a une grande différence entre les quartiers des Garrigots et des Olivettes et le vieux village, ça marche un peu comme si c’était deux villages un peu distincts… ? Vous l’avez remarqué. C’est vrai… Je ne sais pas à quoi c’est dû. Mais ils n’ont pas l’air de nous regarder du même œil. D’ailleurs, beaucoup appellent, en parlant des quartiers ici, les Écarts. Pourquoi les Écarts ? On est un quartier, mais pas un écart. Mais on appelle ça les Écarts. Il faut dire par exemple quartiers Nord, quartiers Garrigots… je veux bien, tous les quartiers ont un nom. C’est des gens du coin qui disent ça. Nous, on est tous des importés, bien sûr. Il y en a beaucoup, ceux qui sont encore en activité, ils travaillent à Narbonne et ils viennent ici. C’est des cités dortoirs… Mais les gens sont bien, ils sont heureux ici. Et puis même, ça ne mérite pas ce nom. Roger Sambra, habitant des Olivettes La désignation du quartier par une catégorie administrative qui stigmatise sa population, est rejeté au motif que les habitants sont malgré tout heureux. L’informateur réagit à l’effet de dévoilement que provoque le terme d’écarts en mettant en avant le bonheur vécu en ces lieux dévalorisés1. La nomination de ces quartiers neufs pose de fait un problème. Comment désigner un ensemble résidentiel conçu pour former un quartier mais qui est dénigré comme un « écart » ou comme une « cité dortoir » ? Comment nommer les nouveaux habitants de la commune quand le terme de « Cuxanais » semble réserver aux anciens du village ? Les premiers temps, les quartiers neufs ne portaient pas de nom, les villas n’avaient pas d’adresse faute de rues officiellement dénommées. Les livraisons et le courrier arrivaient indistinctement sous le nom de « Pont des Graves » qui désigne le carrefour sur la route de Capestang. Un maraîcher des Garrigots explique : « Au départ, l’adresse, c’était Pont des Graves, route de Capestang. Et puis maintenant, ils ont commencé à numéroter les maisons. Mais avant le camion de meubles s’arrêtait, il cherchait untel, il disait des noms qu’on ne connaissait pas. Untel, on ne sait pas où il habite, on connaît les gens un peu de vu mais les noms, non. À part les voisins, mais après, il y a les noms qu’on ne connaît pas ». Ainsi, les Garrigots et les Olivettes n’ont pas constitué un quartier mais sont restés longtemps anonymes, un « territoire sans nom »2, voire un « non-lieu »3 de la commune. Le maraîcher 1 Cet argument constitue une protection que le chercheur se voit souvent opposée quand il se donne pour objectif de restituer son travail sur le terrain d’enquête. La caractérisation d’une marginalité, d’une relégation ou d’une stigmatisation est souvent très mal acceptée par les intéressés qui nuancent ce regard objectivant par leur ressenti subjectif d’une vie heureuse. Il s’agit alors d’un dialogue de sourds entre deux discours qui ne se situent pas au même niveau et qui apparaissent comme faussement contradictoires. Les deux propos peuvent être vrais en même temps : un individu peut être l’objet d’une mise à l’écart et se sentir heureux. 2 Lors d’une communication orale, Michel Marié (2004b) revisite son ouvrage de 1982, Un territoire sans nom. Pour une approche des sociétés locales, en posant la question : « Le périurbain, un territoire sans nom ? ». Il explique : « Pourquoi y a-t-il des territoires qui deviennent insignes, distingués, que l’on arrive facilement à nommer ? Tout le monde est à peu près d’accord pour leur donner un nom et le même nom. Pourquoi d’autres territoires qui ont aussi des quantités de qualités et de propriétés ne sont-ils pas nommés ? En ce qui les concerne, l’idée ne vient même pas à l’esprit ». 3 Expression empruntée à Marc Augé (1992) pour désigner de nouveaux espaces qui résultent de concentrations urbaines inédites ou de transferts de population à grande échelle. Les non-lieux s’opposent à « la notion sociologique de lieu, associé par Mauss et toute une tradition ethnologique à celle de culture localisée dans le 282 explique d’ailleurs que ces maisons ont « poussé comme des champignons » et que leurs habitants sont des « parachutés ». Il signifie ainsi que ces quartiers s’inscrivent en rupture avec l’histoire de la commune et marquent l’arrivée brutale de personnes sans lien avec le village. - Les discours autorisés sur la relégation des nouveaux Les réactions au terme d’« écarts » révèlent des dynamiques d’exclusion que l’on se propose d’analyser à partir des regards croisés des anciens et des nouveaux. Selon nos observations, ce ne sont, en effet, pas tant les caractères intrinsèques des groupes qui expliquent un tel processus que le regard qu’autrui porte sur soi. Le matériau constitué ne permet pas de dresser une sociographie précise de la population mais rassemble des discussions de voisinage que l’on analyse en suivant la démarche de Norbert Elias pour qui « le commérage ne constitue pas un phénomène indépendant. La matière à bavardage dépend des normes et des convictions communes, mais aussi des relations existant au sein de la collectivité » (Elias, 1997 : 167). Dès lors, ces propos qui parlent des autres permettent de décrypter la construction identitaire de ces deux groupes en constante interaction. La filiation, une différence première Le rôle social que joue l’ancienneté des habitants ne correspond pas à une génération particulière, ni ne dépend du temps vécu au village. Les « anciens » ne sont pas forcément des personnes âgées et le fait d’habiter à Cuxac depuis plus de vingt ans ne suffit pas à être considéré comme un « ancien », à la différence de retraités, revenus aujourd’hui au village, mais qui ont travaillé toute leur vie hors les murs. L’appartenance au village est avant tout déterminée par le rapport de filiation qui distingue « les natifs » et les « étrangers ». Une habitante du vieux village explique la difficulté d’être reconnue comme cuxanaise malgré le mariage avec un natif : « J’ai repris mon mari plusieurs fois parce qu’il disait que si on habitait à Cuxac sans y être né, on ne l’était pas. Et puis un jour, je me suis mise en colère et je lui dis, attends, un mec qui est ici depuis dix ou quinze ans, pour moi, il est cuxanais ». Une habitante des Garrigots, née à Cuxac, revendique cette différence par rapport à ses voisines venues d’ailleurs : temps et dans l’espace. Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont parqués les réfugiés de la planète » (id. : 48). 283 Il n’y avait pas un bon lien entre le village et les quartiers ici ? Non, ce n’était pas terrible avant. Et vous… ? Mais moi, ce n’est pas pareil parce que je suis native de Cuxac donc tous les gens de Cuxac, je les connais. Ce n’est pas pareil que les gens qui se sont retrouvés à acheter des maisons ici. Vous êtes déracinés, vous êtes toujours l’étranger. Essayez de vous mettre à la place de ces gens qui arrivent là, même si vous voulez vous intégrer, malheureusement, vous aurez toujours des personnes qui vous considèreront comme quelqu’un qui vient d’ailleurs. Mais moi, on ne peut pas parler de moi comme ça, je suis native d’ici, ce n’est pas pareil. Maintenant, ici, les Garrigots, ça commence à faire une grosse partie des habitants de la commune mais il y a beaucoup de gens au village qui vous diront, c’est des gens qui sont venus d’ailleurs, c’est des étrangers, ce sont des gens qui ne sont pas natifs du village. Mais, moi, même si j’habite ici, je ne suis pas étrangère, enfin…, ils ne me considèrent pas comme étrangère puisque je suis native d’ici. Marie-George Chevrier, habitante des Garrigots La position de cette informatrice, à la fois native de Cuxac mais habitant le quartier des « étrangers », entraîne à plusieurs reprises le besoin de clarifier cette situation ambiguë en mettant en avant le fait d’être née au village. Il s’agit de se positionner par rapport au clivage qui distingue les enracinés, qui appartiennent à des familles cuxanaises, et les « déracinés » extérieurs au village. La filiation est cependant un principe de discrimination qui est l’objet d’arrangements et permet des exceptions. Ainsi, les enfants des nouveaux venus, bien que nés à Cuxac, ne sont pas toujours reconnus comme les enfants du village par les anciens. A l’inverse, les personnes venues des communes voisines, les réfugiés espagnols ou les viticulteurs sont aujourd’hui considérés comme de « véritables Cuxanais ». D’autres éléments interviennent donc dans la construction identitaire des autochtones. L’activité professionnelle et les pratiques des étrangers permettent aussi de relativiser le fait de ne pas être né à Cuxac. L’appartenance à un quartier, une différence des modes de vie Même si le vieux village rassemble plutôt les anciens Cuxanais et que les Écarts sont composés en grande partie des nouveaux, la discrimination selon le quartier de résidence vise, davantage que la filiation, les pratiques des habitants, leur participation à la vie du village ainsi que leur activité professionnelle. Une employée municipale, ancienne habitante des Garrigots explique : Les nouveaux venus ne vivent pas au village, ils ne font rien, ils dorment. Ils ne participent à rien. On a énormément de difficulté pour faire participer les gens à des tas de choses, vous faites une animation, vous avez deux pèlerins. Ils ne sortent plus, je ne sais pas si ça vient de là. Ils sont à Narbonne, ils font leurs courses à Narbonne, ils ne vivent pas le village en fait. Ils sont là parce qu’ils ont trouvé un terrain meilleur marché qu’à Narbonne mais ils ne sont pas du village. Laurence Faure, ancienne habitante des Garrigots 284 Les habitants des Écarts apparaissent comme de simples résidents attirés par des terrains bon marché et dont les principales activités se trouvent à Narbonne. Des anciens regrettent que le vieux village ne représente désormais qu’un point de passage en voiture sur la route de Narbonne. Dès lors, se dessine un clivage plus large entre une population rurale et urbaine. D’un côté les réseaux traditionnels de sociabilité du village sont difficilement réservés aux anciens, de l’autre, des associations, certains services comme la bibliothèque ou des lieux de loisirs à Narbonne, rassemblent les nouveaux Cuxanais qui sont plus enclins à suivre ces pratiques urbaines. Une conseillère municipale explique en effet : Ce sont des personnes qui étaient relativement coupées du village parce que la plupart avaient une activité…, les gens ne vivent pas, n’ont pas une vie professionnelle dans le village. Ils ne faisaient que traverser le village. Très souvent même les enfants faisaient le trajet avec les parents, ils étaient scolarisés sur Narbonne. Donc, ça, c’est une population qui a été, qui était cuxanaise territorialement mais au niveau de la vie vraiment et de l’intégration, non. Non, parce que les gens, ils ont leur maison, ils partent le matin, ils rentrent le soir. Les week-ends, les gens sont heureux de profiter de leur maison, donc on fait des murs très souvent pour bien s’isoler, pour bien être chez soi. Maintenant, il y a quand même une amorce, les choses évoluent, il y a des rapprochements qui se sont faits. Il y a beaucoup de retraités, des gens qui étaient en activité qui sont à la retraite, donc, qui sont beaucoup plus partie prenante dans le village au niveau des associations, au niveau de différents engagements. Les choses ont bien évolué, mais c’est vrai que ça a constitué les Écarts…, les Écarts ont constitué une population qui était marginalisée par rapport au village, à la vie du village. Anne-Marie Plumet, élue au Conseil municipale L’évolution notée par cette élue correspond au développement d’un milieu associatif fréquenté davantage par les nouveaux qui concurrence les réseaux traditionnels de sociabilité des anciens. La forte augmentation de la population étrangère au village conduit à la cohabitation de deux groupes aussi nombreux, si bien qu’aujourd’hui les anciens ont davantage de difficulté à se positionner comme légitimes pour imposer leurs pratiques. L’ancien notaire se souvient des premiers temps des Garrigots : « Autrefois, jamais personne ne clôturait. Une vigne, ça n’a jamais été clôturé, même j’allais dire un jardin potager, un verger, c’est rarement clôturé. Mais la personne qui tout d’un coup devient propriétaire de deux mille mètres, la première réaction, c’est la clôture et le type qui a la vigne de derrière, chaque fois qu’il passe, on a des appareils à sulfater de plus en plus puissant, la bonne femme, elle avait étendu son linge derrière la maison. Zouh ! le lendemain, c’était le drame. Alors, il s’est créé deux clans, il y avait les gens des Garrigots et les autres ». Une ancienne institutrice déplore l’attitude des parents qui travaillent à Narbonne et qui n’ont pas le temps de « s’occuper de leurs enfants » : « Ils posaient leurs enfants à sept heures du matin, ils venaient les chercher le soir à six heures et demie. Les petits mangeaient à la cantine. Et ils trouvaient que les enfants étaient fatigués. On le serait à moins. C’est par les gosses qui ont été en classe 285 ensemble que l’unité du village peut se refaire. Mais pas avec les parents, ce n’est pas possible. Il faut attendre une ou deux générations, le temps que ça se noue un peu ». Le responsable du comité des fêtes, natif de Cuxac, explique que les nouveaux Cuxanais ne se sont pas intégrés car ils ne participent aux animations et restent dans les Écarts : Dans le vieux village, on se connaissait tous et petit à petit, il en est arrivé un qui a construit aux Olivettes, l’autre au Mouchaïras, l’autre aux Garrigots, ça a fait boule-de-neige. Ça ne s’est pas tout construit d’un coup comme un lotissement où il y a cent maisons qui se bâtissent…, là, non, ils ont acheté les terrains et puis ils sont venus construire… Maintenant, le nouveau comité des fêtes va essayer de ranimer un peu le village, parce qu’ils se sont mis dans la tête que du moment qu’ils étaient au Mouchaïras ou aux Garrigots, ils ne faisaient plus partie du village alors la nouvelle municipalité au contraire, veut les rapprocher, donc il va se faire une fête pour la Saint-Jean pour essayer de les rassembler. Marc Ribello, habitant du village La réactivation du milieu associatif autour de nouvelles activités ou la reprise des anciennes fêtes de village témoignent de l’hybridation des pratiques des anciens et des nouveaux même si les discours continuent d’affirmer ce clivage. Alors qu’au début, les nouveaux venaient à Cuxac pour « habiter la campagne » et se pliaient bon gré mal gré aux usages en place, ils sont aujourd’hui suffisamment nombreux pour se réapproprier les lieux en profitant du déclin de l’activité viticole. L’ancien maire, Maurice Karlov, témoigne de cette évolution : « Au tout début, je me souviens, les gens des Écarts ne voulaient surtout pas qu’on équipe trop ces quartiers. J’avais fait une consultation, je leur demandais aux gens : “Est-ce que vous voulez l’éclairage public ? – Non, on ne veut pas l’éclairage public, on est à la campagne et on veut rester à la campagne”. C’est la municipalité suivante qui a mis l’éclairage public des années après, ils ont fait une consultation, et là tout le monde était d’accord ». Pour un ancien élu, le clivage entre anciens et nouveaux renvoie au positionnement du village envers la frontière qui distingue la ville et la campagne : « Les étrangers, les gens du Nord venaient de l’extérieur mais de loin avec un autre comportement, d’autres valeurs… Mais ils n’arrivaient pas à comprendre que nous, on ne se comportait pas comme eux. Et nous, on n’arrivait pas à comprendre qu’ils se comportaient différemment de nous. Eux, ils voulaient transformer Cuxac en ville, ce n’était plus le village, c’était la ville. Pour nous la ville, ce n’est pas le patelin… ». Maurice Karlov témoigne de l’intégration dans la gestion municipale de problèmes urbains liés à la croissance de la population : Quand on commence à construire ici, il y a un tout un mécanisme qui se met en branle parce qu’on construit un village au milieu des vignes, il faut trouver un nom pour les nouvelles rues, il faut créer de nouvelles classes à l’école, il faut régler les problèmes d’eau, il faut que la mairie rachète des parcelles pour faire passer des voies, ça suppose… un investissement. Alors, les gens venaient trouver le maire ou l’adjoint en 1970, « voilà, on voudrait construire ». 286 A l’époque, vous aviez presque un rôle de promoteur ? Oui, mais j’étais promoteur ! Je ne l’ai jamais dit. Oui, oui, mais vous aviez des quartiers nouveaux, il fallait les remplir ? Bien sûr ! Bien sûr. Et on les remplissait, facilement. Vous aviez quel type de population qui venait vous voir ? Il y avait des personnes aisées, des personnes fauchées, presque des SDF et on arrivait à les loger. Il y avait le sous-chef de gare de Narbonne, il y avait des fonctionnaires et puis des petits artisans qui se sont implantés par la suite, ça, c’était très intéressant parce qu’on avait une population artisanale qui était vieillissante et on a fait venir trois menuisiers par exemple. Est-ce que vous aviez fait attention de respecter un peu…, de ne pas accueillir des gens trop aisés par exemple ? Oui, oui, on a essayé de ne pas avoir des gens trop aisés, si possible pas trop malheureux non plus, pas d’extrémisme politique ni de droite, ni de gauche mais s’il y en avait qui se présentait, on l’acceptait. De toute façon en tant que maire, c’est difficile de contrôler qui s’installe… ? Hum… Avec un petit peu de métier, on arrive à dégoûter quelqu’un de venir. Maurice Karlov, ancien maire de Cuxac La construction des nouveaux quartiers ainsi que la brutale augmentation de la population suppose de doter la commune d’équipements et de services nouveaux qui participent de la transformation du village en un espace périurbain. Le rôle de « promoteur » reconnu par le maire de Cuxac de l’époque, renvoie non seulement à la décision d’ouvrir l’urbanisation mais aussi à la possibilité offerte de contrôler la population venue s’installer. Des préoccupations électorales s’expriment dans les choix du maire socialiste qui cherche à accueillir dans sa commune des personnes proches de sa sensibilité politique, parfois même militantes au Parti socialiste. Maurice Karlov rappelle les mesures prises par son équipe face au risque de constitution d’un second village aux Garrigots. L’ouverture de l’urbanisation s’accompagne de l’interdiction pour des commerces de s’installer aux Écarts : « Nous avions suffisamment de commerçants à Cuxac pour servir la clientèle des Garrigots et des Olivettes. Je ne voulais surtout pas créer un village hors du village, je voulais qu’il y ait quand même un lien. Si on met une mairie annexe par exemple, c’est foutu ». Pour les élus, le doublement de la population en une décennie rend la greffe périlleuse tant les nouveaux quartiers risquent de conquérir une autonomie politique, voire constituer une entité administrative. Rétrospectivement, Maurice Karlov reconnaît qu’« il y a eu trop de gens qui sont venus en bloc. Ça a été un peu rapide, on n’a pas eu le temps de les former [rires]. Aujourd’hui, ça se sent entre les anciens et les nouveaux Cuxanais ». Un élu témoigne de cette même évolution et explique le renversement à la tête de la mairie par la volonté, exprimée par les habitants des Écarts, à avoir voix au chapitre : 287 Il y a eu les élections, on a fait attention de justement ne plus employer ce terme d’écarts qui repoussait en quelque sorte ces gens… C’est les quartiers Nord maintenant, ils sont réintégrés. Après s’être installés, ces gens se sont dit, on a des gosses, on veut du ramassage scolaire, il y a les poubelles, il y a ceci, il y a cela, donc ils sont montés au créneau, ils ont dit, : « On paie nos impôts comme tout le monde, on tient à avoir… » et ça, il est vrai que jusqu’à une époque récente, la mairie n’en avait pas trop tenu compte ou pas du tout. C’est-à-dire que la mairie était la mairie du vieux village ? Voilà, c’était la mairie du village, ils n’avaient pas vraiment mesuré les conséquences, c’est bien joli d’avoir tout ça mais après, il faut assumer les services et donc goudronnage, trottoir, éclairage public, desserte… En plus de ça, quand on est autour d’un village, il y a toujours la place, il y a toujours le coin où on parle, où certains discutent où on se retrouve au moins. Tandis que là, ils habitent aux quartiers nord, là-bas, souvent, ils travaillent, mari et femme, c’est-à-dire que les maisons de huit heures du matin à dix-huit heures le soir, elles sont vides en quelque sorte. Pierre Piénard, habitant du village La nouvelle équipe municipale, victorieuse en 2002, s’est tournée vers les nouveaux quartiers, rebaptisés « quartiers Nord » tout en consacrant une part importante de leur programme à la réactivation de « l’esprit de village » et à la consécration de l’histoire locale. Le discours qui oppose les anciens et les nouveaux se nourrit donc de l’opposition entre ville et campagne même si aujourd’hui, les pratiques témoignent d’une hybridation des modes de vie dans l’ensemble du village. Le risque du déclassement social pour les anciens Dans les années quatre-vingt, les trajectoires résidentielles des habitants des Écarts montrent que l’installation à Cuxac correspond à l’accès à la propriété pour des jeunes couples dont l’arrivée de nouveaux enfants ne permet plus de rester à l’étroit, locataires à Narbonne, ou dont la légère hausse des revenus permet de quitter un logement HLM. Pour les anciens Cuxanais, l’accueil de ces nouveaux arrivants constitue un risque de déclassement social pour le village comme l’illustrent les propos de cet ancien instituteur : J’ai constaté que les gens qui venaient ici, je suis instituteur à Narbonne, moi, ceux qui quittaient Narbonne, par exemple dans mon école, c’était des gens qui avaient de faibles revenus, les terrains n’étaient pas chers et souvent c’était pas des enfants…, qui n’avaient pas un niveau… Donc le niveau scolaire a eu tendance quand même à baisser. C’est pour ça qu’on retrouve autant d’enfants en dépistage maintenant, enfin depuis quelques années… Des problèmes de délinquance aussi… Et puis, il y a eu beaucoup de retraités qui sont venus. C’est une population où il y avait plus de 25% de jeunes et une grosse population âgée aussi. Actuellement, plus de mille personnes de plus de soixante ans. Vous parliez aussi des problèmes de délinquance ? C’est-à-dire qu’il y a eu des problèmes de drogue qui se sont installés un peu, qui se sont déplacés un peu sur Cuxac. Michel Gareau, habitant du village 288 Le clivage entre les anciens et les nouveaux repose sur des représentations stigmatisant certains habitants des Écarts comme une population défavorisée. Pour l’ancien instituteur, les enfants, pourtant natifs de Cuxac, portent les traits de ce déclassement social en présentant des difficultés scolaires ainsi que des problèmes de délinquance et de consommation de drogue. Un viticulteur explique : « Il y a toujours eu des petits différents. Ils avaient formé des clans. Par exemple, il y avait des jeunes du village de là-bas, qui venaient faire les ânes ici en mobylette et quand on le disait aux parents, les parents disaient mais vous quand vous venez sulfater le matin, vous nous réveillez [rires] ». L’afflux de retraités n’est pas non plus bien apprécié par les Cuxanais qui craignent la stigmatisation d’un village vieillissant marqué par une perte de dynamisme et l’absence de projet communal nouveau. L’évolution des pratiques de l’ensemble des habitants vers un mode de vie urbain suscite quelques réserves chez des agriculteurs pour qui le village correspond aussi à un lieu de travail : « Maintenant, le village, c’est comme une ville avec les plaisirs, la mer l’été, le ski l’hiver, pas pour tout le monde, mais bon, il n’y a plus personne dans les maisons et les gens n’ont pas le temps, ils partent en vacances… ». Les anciens témoignent parfois du mépris des jeunes citadins, comme l’explique un ancien élu : « Ils avaient parfois un comportement étrange, comme de se croire supérieurs. Toi, tu es un patelin, tu es un rural, voilà ce mot de rural m’avait frappé. C’était un complexe de supériorité, qu’ils ont encore. Certains. Pas tous… mais certains oui, beaucoup même. Au Conseil municipal par exemple, on était en bonne compagnie, c’était la même liste, alors tout le monde était d’accord. Mais c’est vrai que certains qui venaient de la ville se prenaient pour des lumières ». Une institutrice native du village regrette de même l’arrogance des citadins : Pour moi, c’est un schisme, parce qu’il y a les Écarts et nous. Alors ce ne sont pas des gens d’ici, ils jugent mal la population, ils sont méprisants, ils arrivent de la ville… Les Cuxanais, c’est peu de chose, il y a des rapports qui sont difficiles, qui sont ambigus des fois. Ils essaient de montrer leur supériorité, ils ne veulent pas s’intégrer. Ils n’en ont pas envie ou alors quand ils viennent, ils veulent tout changer. On ne change pas les choses comme ça, trop vite, surtout à la campagne. Et puis, en plus, bon, les campagnes étaient rouges. Le Midi était rouge. Donc, on s’est rapidement aperçu que tous ces gens qui étaient là, ils n’étaient pas de gauche et surtout, ils étaient très critiques vis-à-vis des luttes des… villageois, si je peux m’exprimer ainsi. Eux, ils avaient du travail, à ce moment-là, il n’y avait pas trop de marasme pour le travail puisqu’en 1970, on trouvait du travail comme on voulait. Il y avait cette espèce de mépris pour le travailleur manuel et c’est vrai que dans les villages, on avait les bourreliers, les cordonniers… Ce n’est pas le même univers social, d’un côté, il y a des gens qui travaillaient dans le tertiaire par exemple sur Narbonne avec la dernière voiture etc., et de l’autre… ? Voilà, il y avait les autres qui les regardaient passer avec la mobylette [rires]… ou le solex. Et puis, il y avait les fringues pour les jeunes. Les petits de l’école, ils venaient avec un tablier, un tablier gris ou noir, enfin, ils étaient tous à peu près pareils. Quand les autres sont arrivés avec les Lévi’s, tous ces 289 machins et tout ça, ils se sont foutus de la figure des autres. Et voilà ! Et les petits paysans, ils n’aiment pas trop qu’on se foute d’eux. Alors c’est vrai que là aussi, il y avait des séances de castagne. Marthe Couline, habitante de la périphérie du village L’école forme un lieu d’expression des différences sociales. Le discours ne vise pas directement les nouveaux venus mais rapporte les conflits constatés chez les enfants aux différentes positions sociales des parents. Les habitants des Écarts peuvent être perçus comme appartenant aux populations en difficulté et représenter un risque de déclassement. Ils peuvent être aussi considérés comme des citadins méprisants qui cherchent à prendre le pouvoir au village. La traduction politique que propose cette institutrice des tensions observées dans la cour de recréation repose sur l’opposition entre les « petits paysans et ouvriers » de gauche dont les familles sont impliquées depuis longtemps dans des luttes sociales et « ces gens » au mode de vie consumériste qui dénigrent le travail manuel alors qu’ils gagnent confortablement leur vie dans des activités tertiaires à la ville. L’analyse de ces représentations traduit la construction d’une différence entre anciens et nouveaux selon trois principes : le premier oppose les « natifs » des « étrangers » et repose sur la filiation. Le second distingue les résidents du « village dortoir » des Cuxanais vivant au village et renvoie la frontière qui sépare la ville de la campagne, même si les pratiques montrent une hybridation de ces deux univers. Enfin le troisième met l’accent sur l’écart social en stigmatisant les arrivants comme des personnes trop modestes ou au contraire trop aisées. Il ne s’agit pas ici de vérifier la réalité statistique de la composition de la population, mais l’analyse s’appuie sur les représentations utilisées dans les discussions pour montrer comment cette différence est fabriquée. Les portraits croisés de Monsieur et Madame Bernard à travers leur trajectoire respective témoignent de ces relations complexes nouées entre anciens et nouveaux dans le cas d’un couple « mixte » qui provoque la rencontre de deux mondes sociaux fermés l’un à l’autre. Enfant, Luc Bernard loge avec ses parents, ses grands-parents et son oncle dans la maison du ramonet qui appartient au patron pour lequel la famille travaille. Il « fait sa jeunesse au village » et est le premier de la famille à ne pas travailler à la vigne à la fin des années soixante-dix. Il est employé par la SNCF puis chez Michelin à Narbonne jusqu’à ce que l’usine ferme. Il obtient alors un poste à l’usine de surbouchage de Cuxac. Luc Bernard Luc Bernard, 45 ans, est originaire de Cuxac. Son père, espagnol, s’installe avec ses grandsparents en 1939. Les hommes travaillent toute leur vie à la vigne comme ouvriers agricoles alors que les femmes s’occupent du jardin maraîcher, des quelques bêtes de ferme et des travaux domestiques. Elles participent aux vendanges en échange d’une rémunération moindre que celle des hommes. Sa mère, d’origine espagnole, est née à Narbonne. 290 se marie avec Jacqueline, savoyarde d’origine, qui s’installe, encore adolescente, à Cuxac en 1975, car son père est nommé sous-directeur de la Comurhex1. Pour elle, l’intégration au village a été difficile : « On me regardait comme un bête rare… Et aujourd’hui, encore, on me fait sentir que je ne suis pas d’ici ». Jacqueline Bernard est perçue comme une étrangère d’autant plus qu’elle est la fille du sous-directeur de la Comurhex : « Encore, je n’aurais pas eu un père avec un statut comme ça, je pense que j’aurais eu moins de mal à m’intégrer. Mais sous-directeur et en plus dans le nucléaire, alors là, j’étais grillée. Grillée ! », explique-t-elle. Pour Luc Bernard, leur relation a suscité de nombreuses jalousies : « On m’a dit que je n’avais pas choisi n’importe qui ! Et des copains en plus. Alors, il faudrait que je choisisse des personnes par rapport au statut social ? Par rapport à la profession du père ou de la mère ? ». Jacqueline Bernard dresse un tableau du village nourri du ressentiment de la relégation dont elle a été l’objet depuis son arrivée : « Il n’y en a que pour le rugby ici. C’est affreux ! Moi qui fais de la musique, qui vais au théâtre, on me regarde comme… Même au boulot, on m’a dit : “De toute façon, nous n’avons pas les mêmes valeurs”. Moi, à dix ans, j’allais au théâtre et j’allais écouter ce qu’on appelait les JMS, les jeunesses musicales de France, c’était notre culture, c’était notre façon de vivre. Mes collègues elles sont allées voir Mimi Maty. Moi, je suis allée écouter le requiem de Gabriel Fauré… [rires]. Je n’arrive pas à m’intégrer, ce n’est pas possible, on n’a pas du tout les mêmes façons de vivre. Je voulais monter une section flûte, une section violon, violoncelle… Ça ne va pas : “Il y a le piano, la trompette, c’est largement suffisant, s’ils veulent faire de la musique, ils n’ont qu’à aller à Narbonne”. Mais ils sont archaïques, il n’y a aucune évolution dans ce village. Ah, mais c’est dingue ! Je ne sais pas de quoi ils ont peur, de ce qui est nouveau. Mais ça n’a pas évolué vite ». Les expressions occitanes utilisées par les membres de sa belle-famille ou la manière de suivre les enfants à l’école relèguent Jacqueline Bernard en marge du groupe : « Mes filles, tout le monde me dit, tu les aides trop. Ici, il ne faudrait que jouer au rugby ! ». Elle conclut son récit virulent contre le village, face à son mari devenu silencieux, en expliquant : « Il ne me tarde qu’une chose, c’est de repartir. Je ne veux pas finir mes jours ici. De toute façon, je ne veux pas qu’on m’enterre ici [soupir]. Je n’y arrive pas. Et puis, ici, c’est la garrigue, moi qui suis née en Savoie. Toutes ces vignes, ces plantes sèches, ces cailloux, à déprimer ! L’hiver, c’est horrible, c’est noir, c’est lugubre. Moi qui viens d’un pays où il y a des vaches et de l’herbe verte, il me faut des vaches, or ici, il n’y a que les gens qui sont vaches [rires]. Je suis méchante mais ils m’en ont fait voir. Vraiment, je crois que j’ai été mise de côté à cent pour cent. C’est dur ça ». Extrait du journal de terrain, janvier 2004 1 La Comurhex est une filiale de la COGEMA dont l’activité est principalement le retraitement de l’uranium. Elle dispose d’un site de production à Narbonne (Malvési). 291 Les propos échangés par ce couple montrent la stigmatisation mutuelle des deux groupes qui repose sur les trois éléments analysés ci-dessus : le fait d’être d’ici, l’installation au bourg ou aux Écarts et l’appartenance à un certain niveau social. Dans les propos de Jacqueline Bernard, les pratiques culturelles ou le rapport à l’école apparaissent comme un élément discriminant entre elle et le « village ». Son mari tente de se démarquer des traits les plus caricaturaux dénoncés par son épouse mais reconnaît silencieusement son appartenance locale : « C’est vrai qu’on n’a pas un domaine culturel très élevé. Mes parents, c’est des réfugiés espagnols alors qu’est-ce que tu veux ? Ils ne m’ont jamais enseigné. Quand je vois comment ma femme fait avec mes filles, ça n’a rien à voir ». Ces discours, parfois violents, qui renvoient l’autre à ses différences, constituent le terreau d’un conflit qui aurait pour enjeu potentiel la remise en cause par les nouveaux de l’ordre établi, à l’image de ce qu’a observé Norbert Elias à Winston Parva : « Les nouveaux qui se fixaient sur le lotissement étaient perçus comme une menace pour cet ordre [celui des anciens] : non qu’on leur prêtât l’intention de le renverser, mais parce que leur conduite donnait aux anciens le sentiment que tout contact avec eux abaisserait leur position, les entraînerait vers le bas, à leurs yeux, comme à ceux du reste du monde, et nuirait au prestige de leur quartier, avec tout ce que cela supposait de fierté et de satisfaction. C’est en ce sens qu’ils étaient perçus comme une menace. […] Le commérage eut tôt fait de s’emparer de tout ce qui pouvait présenter les intrus sous un mauvais jour, tout en confirmant la supériorité de la morale et des mœurs des anciens – symbole de leur respectabilité, de leur prétention à un statut social plus élevé, de l’ordre établi » (Elias, 1997 : 230). L’analyse des discussions de voisinage et des commérages permet d’analyser la construction des différences entre les garants de l’ordre établi et leurs détracteurs. Cependant, les tensions exprimées ne restent pas cantonnées aux discours et se manifestent aussi dans des comportements et des pratiques qui donnent forme à la confrontation entre les deux groupes. - Des pratiques de confrontation aux anciens La transformation sociologique du village pose en filigrane la question de la légitimité des uns et des autres à appartenir à Cuxac, à représenter la population, à participer à la politique municipale. Cet enjeu se traduit pour les nouveaux par l’incorporation de l’identité d’étranger qui leur est attribuée et le déploiement de stratégies d’intégration qui visent à la relativiser. Les anciens quant à eux replacent ces tensions dans les affrontements politiques au niveau municipal. 292 Plusieurs stratégies d’intégration pour les nouveaux arrivants Les nouveaux ne rejettent que rarement le regard stigmatisant des anciens et s’approprient les discours qui dénigrent les « étrangers » pour mieux s’en démarquer. Ils jouent pour cela avec les trois éléments au principe de leur relégation. La stratégie tend à compenser le fait de n’être pas natif du village par l’adoption de pratiques qui signifient leur appartenance au village. Il s’agit alors de s’installer dans le vieux bourg et de suivre les modes de vie des « vrais Cuxanais ». Ainsi Pierre Nicolas est venu s’installer à Cuxac en 1989 et a choisi un terrain au village plutôt qu’aux Écarts. Son choix résulte pour une part des opportunités foncières et répond à une vision fonctionnelle du lieu de résidence qui repose sur la proximité avec Narbonne, la facilité d’accès en voiture, la présence de grandes surfaces, la qualité du climat et le confort de la maison individuelle agrémentée d’un jardin. Il correspond aussi à une volonté « d’avoir du terrain tout en étant à côté du village ». Ce représentant commercial explique : « Je voulais acheter ici parce que j’aime la terre, j’aime bricoler. Toute la journée, je suis en costard et en cravate avec mon ordinateur, ma valise et tout ça, et je voulais acheter parce que je voulais de la terre, même avoir mon petit tracteur pour bricoler ». Le passage de la tenue stricte du commercial équipé de son ordinateur portable à la conduite d’un tracteur peut s’apparenter à un déguisement. Cependant, cette aspiration correspond au désir de partager, ne serait-ce que comme un loisir, un mode de vie paysan étranger. Jean Viard et Michel Marié explicitent sur ce point les attitudes des occupants des résidences secondaires : « Il a été dit combien les urbains s’identifient au monde paysan sans pour autant pouvoir accéder à leurs pratiques. Cette soif d’identité et cette captation de l’identité de l’autre est particulièrement décelable au fait que jamais les urbains ne se revendiquent comme groupe. La seule revendication de leur existence sociale est celle de leur appartenance à l’autre, au paysan, et de leur désir insatiable de participation à tous les signes de son organisation sociale » (Marié, Viard, 1977 : 99). Cet informateur insiste en effet sur l’acquisition d’un terrain à l’intérieur du village et non pas aux Écarts : C’est vrai que c’est différent par rapport aux maisons qui sont aux Olivettes ? Oui, voilà, aux Olivettes, on est obligé de prendre la voiture ou si on est un peu plus courageux, on peut le faire en vélo. Et du coup, eux, ont peut-être plus de mal à participer à la vie du village ? C’est vrai, c’est vrai. A la limite eux… C’est un autre village. Eux, c’est plus dortoir que nous. Nous, on vit plus avec le village. Ça veut dire qu’au départ, vous avez manifesté le désir de vous intégrer ? Tout à fait. Si Stéphane [natif de Cuxac] vous a parlé de nous, ce n’est pas pour rien…[Rires]. Pierre Nicolas, habitant de la périphérie du village 293 La désignation des Écarts comme un quartier « plus dortoir que nous » montre que les nouveaux intègrent la discrimination des habitants périurbains. Le choix de vivre au village permet de se démarquer des « étrangers », comme l’explique par la suite cet informateur en manifestant par certains pratiques quotidiennes sa volonté d’intégration : C’est d’abord à nous de nous adapter puisque c’est nous qui arrivons dans un village, c’est nous les étrangers donc c’est à nous de faire l’effort, de se plier entre guillemets, jusqu’à un certain point. Mais c’est à nous à aller dans le bon sens. C’est facile de dire après, on est rejeté par le village, si on ne fait aucun effort au début pour s’y intégrer, on sera toujours rejeté. Je ne dis pas qu’il faut dire beni-oui-oui à tout. Mais ça ne coûte rien de saluer tous les matins le petit pépé qu’on voit au coin de la boulangerie. Ça ne coûte pas grand chose, de s’arrêter, de prendre l’essence ici une fois de temps en temps, même si elle est un peu plus chère, quand on peut le faire, je ne dis pas que tout le monde peut le faire financièrement, je comprends très bien, mais quand on peut le faire, ça ne coûte pas plus cher, enfin… Et je trouve qu’on retrouve les quelques centimes de plus qu’on a payés, on se les retrouve largement mais ça, c’est une façon de vivre. Moi, je vois ce mois-ci, il y a le petit magasin de bricolage qui ferme dans le village, c’est quelqu’un que j’ai beaucoup apprécié, on a discuté des milliers de fois ensemble au début quand je faisais la maison. Je ne lui achetais pas tout bien sûr parce que je suis comme tout le monde, je regarde quand même les prix. Mais c’est vrai qu’il m’a beaucoup servi en dépannage, j’ai été aussi un bon client, à un moment donné, j’ai ouvert un compte et je le payais en fin de semaine ou en fin de mois. Mais c’est sûr qu’après, ça s’est estompé, la maison étant finie, je ne vais pas bricoler toute ma vie. Voilà, mais il s’est créé un lien avec ce type, il y a eu lui, il y a eu d’autres personnes. Je prends le garagiste, c’est pareil, j’avais des voitures de société qui étaient des Peugeot jusqu’à présent, donc j’étais très bien avec le garage Peugeot, bon, il se trouve que j’ai une Renault, j’ai un autre contrat, je suis obligé d’aller ailleurs, ça m’ennuie. J’ai été lui dire avant pour presque m’excuser, c’est comme ça. Pierre Nicolas, habitant de la périphérie du village L’intégration à « la vie du village » prend la forme de dons comme le montre l’effort calculé pour fréquenter les commerces cuxanais. Pierre Nicolas montre ainsi qu’il n’est pas dans le besoin, se démarquant des populations en difficulté. Il investit une certaine somme d’argent pour obtenir une forme de reconnaissance des anciens. La conduite adoptée tend à montrer les efforts consentis au risque de singer les pratiques des anciens. Il s’agit en effet de faire semblant pour apparaître comme un Cuxanais vraisemblable. La fréquentation contenue des commerces du village résulte pour une part de l’adhésion à une « tradition inventée » dont la relation de continuité avec le passé est largement fictive (Hobsbawm, 1995). Les achats réalisés au village imitent les pratiques imaginées des anciens pour signifier l’appartenance à la communauté villageoise. Enfin, une employée municipale raconte les débuts difficiles de son installation à Cuxac auxquels elle a su faire face en créant l’association des parents d’élèves. Elle s’est ainsi trouvée une place, c’est-à-dire à la fois une activité et une reconnaissance de la part des autres habitants. 294 C’est difficile de s’intégrer à Cuxac, quand je suis arrivée, je me souviens quand j’allais à l’école chercher les gamins, les Cuxanaises parlaient entre elles. Nous, on était vraiment les rapportés, les pièces rapportées. Quand je suis arrivée à Cuxac, j’ai fait sûrement partie des premiers qui sont arrivés de l’extérieur, je me rappelle, à l’école, je l’avais mal ressenti parce que moi, j’aime bien parler avec les gens, je suis arrivée et j’étais vraiment à l’écart. Et alors, à l’époque pour m’intégrer, à Cuxac, à l’époque, il n’y avait pas d’association de parents d’élèves. Mon père me dit de monter l’association des parents d’élèves à Cuxac : « Ce sera une façon comme une autre de rentrer en contact avec les parents ». Donc je me suis lancée et par le biais des parents d’élèves, j’ai commencé à les connaître, ils m’adressaient la parole parce que j’étais aux parents d’élèves, ils venaient aux réunions, on discutait… Et il n’y a que comme ça qu’on peut s’intégrer à Cuxac. Il ne faut pas attendre qu’on vienne vous chercher. Laurence Faure, ancienne habitante des Garrigots Par la suite, Laurence Faure a été employée par la mairie à mi-temps pour être documentaliste, puis archiviste-documentaliste à plein temps. L’acquisition d’une activité bénévole puis salariée a été le moteur de l’intégration au sein du village, marquant ainsi une différence avec ceux des Écarts qui travaillent à Narbonne. Les stratégies mises en œuvre par les nouveaux jouent sur le lieu de résidence, les pratiques de consommation ou la nature de l’activité professionnelle pour faire oublier leur différence première qui est l’absence de filiation au village. Des clivages sociaux au cœur des affrontements partisans Le Conseil municipal est devenu, depuis que l’ancienne équipe socialiste a perdu les élections de 2002, le lieu emblématique de la division du village en deux camps. Les joutes verbales entre Alain Lameau et Henri Jacquart fonctionnent comme une catharsis pour la population qui y voit, pour une part, l’expression des tensions entre anciens et nouveaux. La description ci-dessous témoigne des affrontements observés au Conseil municipal. Vendredi 17 janvier 2003. A dix-huit heures, commence la réunion du Conseil municipal. L’assistance est nombreuse et s’est répartie à droite et à gauche de la salle en laissant les chaises centrales libres. Je m’assois sur l’une d’elles ce qui éveille la curiosité de ma voisine. Je lui explique que je suis étudiant en ajoutant que je me trouve sur la ligne démarcation. Elle acquiesce en riant : « Mon mari est un vrai Cuxanais, natif je veux dire… Moi, je suis cuxanaise depuis vingt-huit ans mais je ne suis pas avec les soces1… ». Les partisans du maire semble être moins nombreux que la section 1 Diminutif connoté négativement qui désigne les socialistes. socialiste qui supporte l’ancien maire Henri Jacquart dont l’équipe est dans l’opposition depuis le scrutin de 2002. Vingt-sept élus siègent autour de tables qui forment un vaste rectangle dont un des côtés rassemble les six conseillers de l’opposition. En face, le maire, le docteur Lameau, est entouré de Thierry Clamet qui figurait sur la liste de droite aux élections de 1995 et de Michel Gareau, « mon bras droit de gauche » comme le dit le maire, qui est l’ancien adjoint socialiste d’Henri Jacquart. La séance commence par la lecture du compte-rendu de la séance précédente. Henri Jacquart signale un certain nombre de points sur lesquels il n’est pas d’accord et se voit répondre par le maire : « On vote. Qui est 295 pour ? Qui est contre ? Voilà, vingt-et-un contre six, c’est adopté ». L’ordre du jour est alors abordé. La présentation de certains dossiers est l’occasion pour l’équipe municipale de glisser des remarques sur la gestion de l’équipe précédente. Henri Jacquart tente de répondre à ces mises en cause et formule des questions sur les projets présentés. Le maire est lapidaire dans ses réponses : « On vote. Qui est pour ? Qui est contre ? Adopté ». Henri Jacquart interrompt ce procédé en regrettant « un manque de démocratie ». Le maire, énervé, hausse le ton : « C’est la même démocratie que la vôtre ! » et laisse échapper à mi-voix : « Vous êtes vraiment un charlot… ». Henri Jacquart bondit de son siège et crie au scandale : « Monsieur le Maire, c’est inacceptable !! Le Conseil municipal est un lieu où doit régner la démocratie ! Je vous demande de revenir sur vos propos ». Le maire tente de l’interrompre en parlant fort dans le microphone : « Asseyez-vous !! On vote. Qui est pour ? Qui est contre ? ». Henri Jacquart se retourne vers l’assistance, en rage. On passe au point suivant au profit d’un retour au calme temporaire. Le maire aborde la question des extincteurs de la mairie dont le fonctionnement n’aurait pas été vérifié par l’équipe précédente. Un conseiller de l’opposition répond à ces attaques par la lecture un long texte qui dénonce l’agressivité de la majorité envers les socialistes. Henri Jacquart renchérit en appelant à une attitude constructive des deux équipes pour parvenir à travailler ensemble. Il précise que les accusations ne s’appuient sur aucune preuve tangible. Le premier adjoint du maire, Michel Gareau, prend la parole calmement : « Il ne s’agit que de constatations et nous ne faisons que rappeler des faits à la population cuxanaise ». Henri Jacquart dénonce de nouveau les entorses faites au débat démocratique et rappelle qu’il a déjà été traité de « charlot » pendant le Conseil municipal. Il est interrompu par le maire, survolté, qui se saisit du microphone pour dire distinctement : « Mais ce n’est pas une insulte, c’est une constatation !! ». Henri Jacquart bondit de nouveau et s’apprête à quitter la salle. Le maire garde le microphone : « Stop !! Ça suffit ! Ce n’est pas une insulte, c’est une constatation. Et bien partez ! Restent ceux qui veulent rester et on continue ! ». Henri Jacquart rassemble ses affaires et quitte la salle accompagné d’une de ses conseillères. Le maire lui souhaite « bon appétit » alors qu’il franchit la porte. La conseillère revient sur ses pas : « Il ne faut pas aller trop loin en traitant les gens de charlot ». Le maire lui répond un peu dépité : « Pouh, le pauvre… ». Ces altercations trouvent en écho les réactions de l’assistance dont chaque partie manifeste successivement son mécontentement ou son accord. Les soupirs, les rires, les sifflements constituent un chahut qui attise, voire dramatise les échanges entre les élus. Le point suivant est abordé mais de nouvelles remarques sont formulées sur les « errements » de l’équipe socialiste. Un conseiller de l’opposition prend la parole pour lire un texte qui dénonce le « syndrome obsessionnel compulsif » de la majorité et du maire en particulier. La salle s’esclaffe. Un conseiller rappelle que l’assistance ne doit pas se manifester pendant la séance. L’ensemble des élus de l’opposition quitte la salle, accompagné d’une large moitié du public. Les points restants sont rapidement expédiés. A la sortie, certaines personnes commentent, perplexes, le spectacle politique : « Il [le maire] est dur, il est trop dur ». « On est tombé bien bas mais bon, c’est normal, après vingt ans de pouvoir, ils ont changé de place ». « Je vous paie un verre après un tel spectacle ». Lors du prochain Conseil municipal, un des gardes municipaux assistera à la séance pour contrôler tout débordement du public. Extrait du journal de terrain, janvier 2003 La politique municipale constitue tout à la fois un lieu d’expression des tensions entre anciens et nouveaux et un enjeu qui cristallise les conflits autour du contrôle de la mairie. Dans ce « bastion de gauche », la municipalité a été socialiste sans interruption depuis 1945. 296 En 2002, l’annulation des élections remportées par Henri Jacquart et la venue aux affaires d’une liste « apolitique » est rapportée aux conséquences des inondations de 1999. Le renouvellement de l’équipe municipale est aussi considéré comme l’entrée des nouveaux Cuxanais à la mairie aux dépens des élus natifs du village. Une ancienne institutrice évoque le « coût exorbitant » que représente la gestion des quartiers des Écarts qui ont été raccordés au réseau d’eau et qui doivent être équipés d’un assainissement collectif, avant d’aborder la question sensible de la conquête de la municipalité. Elle inscrit délibérément la victoire de la liste d’Alain Lameau contre le maire sortant Henri Jacquart dans le clivage entre anciens et nouveaux, entre le village et les Écarts : Tous nos copains qui reviennent à la retraite ils ont tous fait leur carrière ailleurs qu’ici. Il n’y avait pas de boulot. Et maintenant, ils reviennent parce que bon, c’est leur village, ils ont la maison familiale, ils la font réparer et c’est vrai qu’on se retrouve avec plaisir sauf quand il y a les élections, mais bon, on essaie de se… Ce qu’ils n’ont pas compris je crois les gens de…, les gens des Écarts [petit rire un peu nerveux et ironique], c’est que, il peut arriver ce qu’il arrivera mais s’ils font quelque chose, on sera tous contre eux [rires]. Et ça, je crois qu’ils ne l’ont pas compris, ces gens [silence]. Il y aura une solidarité du village. Parce qu’ils sont en train de préparer les listes là-bas, une liste qui sera à droite et en plus, ce sont des RPR qui ont les dents longues, qui rayent le parquet et je pense que dans le village s’il y a trop de…, parce qu’il y aura que des gens de là-bas, il y aura un rejet, ils ne sont pas d’ici. [En occitan] Son pas d’aqui, li volem pas. [Elle traduit] On ne les veut pas ! On ne les veut pas. Ils ne sont pas d’ici. Marthe Couline, habitante de la périphérie du village Le recours à l’occitan permet non seulement d’exprimer une idée de rejet et d’exclusion mais rappelle aux nouveaux, à travers l’affirmation d’une identité régionale, qu’ils resteront des étrangers, c’est-à-dire ceux qui ne parlent pas la langue du pays. L’affrontement politique ne repose pas tant sur des positions partisanes mais offre un cadre au conflit latent entre anciens et nouveaux. Les propos témoignent parfois d’une violence qui, même si elle se dissimule sous la figure de la plaisanterie, ne cache pas pour autant un rejet de l’autre. Une habitante du village, proche de l’équipe municipale socialiste sortante, dit à la fin d’un long entretien : « Je pense que le maire a fait les bons choix1 en 1999. Mais maintenant, bon, s’il y avait eu cinq cents morts, ça aurait été encore plus… On n’aurait peut-être moins de problème avec les Garrigots ! [rires] A censurer [en me montrant le magnétophone] ». Ces réflexions incidentes, exprimées au détour de la conversation, évoquent furtivement la réalité des tensions, sans pour autant porter à conséquence. Lors d’une discussion sur les projets d’équipement de la commune, un habitant des Garrigots glisse un commentaire : « D’abord, on était oublié, complètement. Complètement oublié, pas de trottoir, rien, la zone complète, la 297 zone… sauf pour les impôts locaux. Pour les impôts locaux, on comptait autant que le village ». Dans le camp adverse, un ancien viticulteur recourt à un argumentaire similaire à propos de la construction des Écarts : « Ce n’est qu’un dortoir. Ces gens travaillent à Narbonne et ils ne font que passer. Ils font partie du village parce qu’ils votent. Ils votent dans le village malheureusement ». Un ancien adjoint communiste explique d’ailleurs, au cours d’un exercice de sociologie électorale spontané, que la commune est très majoritairement à gauche comme le montrent les scrutins nationaux. Les difficultés de la liste Gauche plurielle en 2001 et 2002 proviennent moins de la catastrophe que de la relégation pendant plusieurs années des Écarts : Au début des années quatre-vingt, c’est le début du phénomène de rurbanisation classique partout, qui amène des populations effectivement qui sont des populations…, d’abord qui n’ont pas de lien. Mais ce ne sont pas des classes moyennes qui viennent lotir à Cuxac, dans les Garrigots. C’est des salariés, des employés tout à fait modestes. Ce qui se passe, c’est qu’ils n’ont pas de lien historique avec le village, la viticulture, etc. Et il n’y a pas fondamentalement une poussée de la droite à Cuxac. Ce ne sont pas des gens riches qui viennent habiter aux Garrigots, on peut toujours citer le pharmacien ou le maire actuel qui ont des propriétés quand même…, qui ont acheté des maisons, qui ont bâti, qui ont fait de belles maisons. Mais si vous vous promenez aux Garrigots, il n’y a rien de luxueux c’est des petits pavillons, pour certains même, ils ont bâti là parce qu’ils ne pouvaient pas bâtir ailleurs. Il n’y a pas de frais de viabilisation à cette époque-là ou très peu, il y a les fosses septiques donc au contraire, ce sont des gens modestes. Sociologiquement ce n’est pas du tout un électorat de droite, ce n’est pas le pavillon de luxe, ce n’est pas du tout ça. Alors ensuite, en revanche ce qui se passe, c’est que cette population, qu’on appelle les Écarts à tort, elle est très marginalisée et très rapidement, elle va trouver son identité dans cette marginalisation. David Dumas, ancien élu à Cuxac d’Aude La construction des Écarts constitue une entité urbaine reléguée, dont les habitants ont trouvé, dans l’opposition à la mairie socialiste, un élément fédérateur. Pour David Dumas, la liste apolitique d’Alain Lameau tire profit de cette situation alors que la population correspond sociologiquement à un électorat de gauche. Pour un ancien conseiller municipal socialiste, les habitants des Garrigots et des Olivettes se sont progressivement réveillés en se mobilisant contre les nuisances générées par des activités anciennes : la distillerie centenaire, l’usine d’ordures ménagères, le sulfatage des vignes et le passage des tracteurs à l’aube. Il explique : « Ça les dérangeait, ils ont créé des comités, ils ont porté plainte, ça a fait des tensions… Ils ont découvert qu’il y avait une vie avant qu’ils arrivent ». Dès lors, l’installation à Cuxac constitue un processus périlleux sur un territoire qui, loin d’être vierge et socialement isotrope, est déjà habité et structuré. 1 L’informatrice répond aux reproches adressés au maire de n’avoir prévenu personne en 1999. Elle explique que si les habitants étaient en train d’évacuer au moment où la vague a déferlé, le nombre de victimes aurait sans doute été bien supérieur. 298 Le clivage entre les anciens et les nouveaux n’est pas inédit et doit être réinscrit dans une histoire plus longue des « logiques de l’exclusion » (Elias, 1997). Ainsi, à Cuxac, les quartiers neufs des Garrigots et les Olivettes attirent aujourd’hui les foudres de tous les stigmates. Le chapitre 5 a montré la relégation, dans les années trente, des Espagnols logés à la garrigue dans des cabanons ou des petites fermes. Les lotissements construits après-guerre, de taille certes plus modeste et accueillant davantage des Cuxanais, ont été, de même, l’objet d’un certain dénigrement. A titre d’exemple, le quartier Marius Raynaud1 comprend une vingtaine de maisons construites entre 1954 et 1960, sur des parcelles de vignes, en face de l’école primaire. Une habitante se souvient des commentaires du village lors de l’édification de ce lotissement HLM réservé aux plus modestes : « On l’appelait le Congo, ce quartier. Il y avait un nombre de gosses dans les rues, vous ne vous imaginez pas ! Il y avait tellement de gosses qu’on nous appelait le Congo, c’était péjoratif mais enfin, bon, voilà… C’était : “Où vous allez ? – Au Congo” ». Pour une habitante du village, aujourd’hui centenaire : « On parlait du Congo, parce qu’ils ont fait les maisons comme des lotissements, toutes les maisons sont bâties en ligne. Il n’y avait pas un arbre, il n’y avait rien, c’était des cases, ça ressemblait à des cases, au milieu d’un terrain vague. Alors, une dame a dit mais c’est le Congo là-bas. Et alors ça a été appelé comme ça ». Enfin, un ancien adjoint de la mairie propose une autre interprétation : « Quand ça s’est construit, on l’appelait le Congo, parce que c’était extérieur, c’était la colonie, c’était dans les vignes. Dans les vignes ! Et la seconde partie de la cité Marius Raynaud qui a été faite un peu après, on l’appelait le Congo Belge. Et oui ! C’était l’extérieur, c’était le village qui s’étendait, c’était l’empire cuxanais qui se constituait, le Congo. On était dans les années soixante ». La polysémie du « Congo » montre le même processus de stigmatisation de ce quartier de logement social. Que l’expression renvoie au grand nombre d’enfants, à l’alignement de cases ou à la colonisation des vignes, elle garde une connotation péjorative qui signifie aux habitants leurs différences avec le reste du village. Ce quartier n’est plus dénommé aujourd’hui « le Congo » mais le « lotissement Marius Raynaud », du nom du maire qui l’a fait bâtir et est considéré comme un bastion des anciens Cuxanais. De même, les Espagnols, autrefois installés à la garrigue et peu intégrés, sont aujourd’hui considérés comme de véritables Cuxanais par rapport aux nouveaux venus des années quatre-vingt. Enfin, une habitante du village qui tient un discours virulent contre les « gens des Écarts » explique avoir elle-même été l’objet de railleries quand elle était enfant, alors qu’elle était scolarisée à 1 Cf. annexe n° 21. 299 Narbonne : « C’est vrai que quand je venais ici, on m’appelait le Grillou, j’étais la grillette de Narbonne ou des trucs comme ça, bon, deux ou trois mots bien placés et ça se calmait. Mais il fallait toujours mettre les pendules à l’heure… Et pourtant, on ne pouvait pas dire que je n’étais pas d’ici. Mais avec quelques baffes, quelques coups de pied, ça s’arrêtait. C’était le passage obligé quand je revenais pour bien leur dire que j’étais pareille ». Le processus d’exclusion touche le dernier groupe arrivé. Chaque nouvelle population qui vient s’installer au village naturalise la précédente qui se targue de la légitimité des établis. L’enquête rend compte des tentatives d’intégration des nouveaux ou de l’affrontement entre anciens viticulteurs et habitants périurbains à travers la politique municipale, comme deux exemples contrastés des manifestations pratiques du clivage entre « established » et « outsiders ». Dès lors, dans quelle mesure l’événement dramatique de 1999 vient-il remettre en cause, ou au contraire renforcer, cette configuration sociale ? Les circonstances exceptionnelles des inondations perturbent-elles cette « logique de l’exclusion » ? 7.2. Le drame de 1999 et le passé du village : deux mémoires concurrentes La prise en compte des liens de filiation ou les changements constatés depuis la Seconde Guerre mondiale pour comprendre les modes de distinction entre anciens et nouveaux revient à interroger le rôle que joue la mémoire. En effet, les deux groupes se définissent d’abord selon qu’ils sont du village, c’est-à-dire qu’ils sont inscrits dans un « temps familial », héritiers d’une « mémoire longue » (Zonabend, 1999a), ou selon qu’ils viennent de l’extérieur et formulent des attentes stéréotypées à l’égard de la vie à la campagne. L’enquête n’a pas identifié cette question au début des investigations tant les inondations de 1999 cristallisaient l’attention du chercheur et des informateurs. L’intérêt pour la configuration sociale du village et les tensions qu’elle engendre correspond à la prolongation de la présence de l’enquêteur au-delà du temps des récits de la catastrophe. Nous ne proposons donc pas ici un travail approfondi sur la mémoire et les dynamiques identitaires. Cependant, l’entrée singulière par la catastrophe permet de questionner l’inscription d’un événement ponctuel dans la « mémoire longue ». En particulier, les anciens évoquent à travers le souvenir des inondations l’âge d’or de la viticulture, les mutations économiques et sociales 300 depuis la Seconde Guerre mondiale et leur perte de contrôle du temps présent en perpétuel changement. Françoise Zonabend a montré à Minot que les années cinquante constituent une brisure temporelle marquée par la transformation radicale de la vie villageoise, tant dans les manières d’habiter, que dans la vie collective ou encore dans les relations familiales. « La mutation de l’agriculture a entraîné de proche en proche, celle de l’ensemble de la société, rompant radicalement un équilibre précédemment établi à partir d’autres transformations » (Zonabend, 1999a : 282). De nombreux changements ont en effet marqué ce village du Chatillonnais auparavant, mais pour les habitants rencontrés par Françoise Zonabend dans les années soixante-dix, « ce passé apparaît comme immobile par opposition aux changements brusques des années cinquante. En fait, ce présent bousculé jaillit d’une série de transformations s’enchaînant l’une l’autre depuis le début de ce siècle, voire au-delà. Mais, durant tout ce temps, les nouveautés surviennent sur fond de permanence. Les choses basculent lentement, les innovations s’installent paisiblement : les gens alors ont l’impression de maîtriser le temps. Vers les années cinquante, le rythme du changement se précipite, se brisent alors ces lents ajustements, ces vastes mouvements d’adaptation, et commencent véritablement des temps nouveaux. C’est sans doute ce phénomène qui donne le ton de ce présent, le marque comme un temps brisé, rompu » (ibid.). Trente ans plus tard, l’enquête conduite à Cuxac d’Aude, bourg viticole devenu village périurbain, relève de semblables interrogations, commentaires, ou nostalgies. La transformation du travail de la vigne dont la mécanisation signe la fin d’une main-d’œuvre nombreuse et la construction de quartiers résidentiels ont en effet modifié en profondeur l’organisation sociale du village. De l’inondation, catastrophe naturelle, la démarche ethnographique nous a conduit vers la « katastrophê » grecque qui signifie le « bouleversement ». Le « glissement de terrain » (Terrolle, 1978) nous ramène ici au sens étymologique. Le chapitre 5 montre comment l’enquêteur a recherché, dans l’évolution sociohistorique, les clés de compréhension de la catastrophe. Pour analyser les dynamiques identitaires, il s’agit de revenir au point de vue indigène, c’est-à-dire analyser la manière dont les habitants évoquent ces bouleversements et les relations qu’ils entretiennent avec le passé. Françoise Zonabend distingue, à ce propos, la « mémoire-patrimoine » qui relève d’une sensibilité pour le passé et la « mémoire-fondatrice » qui correspond à la nécessité de raconter ce qu’on a vécu. La première privilégie le sensationnel et l’événementiel historique alors que la seconde s’intéresse au « banal, à l’habituel, à l’ordinaire des choses et des dits » à travers la chronique quotidienne de gens anonymes qui racontent ce qu’ils ont vécu. « Entre ces deux 301 formes de mémoire, l’une pleine de paroles, l’autre trouée de silences, la ligne de démarcation est ténue. Souvent, dans un même texte, le bruit du passé revendiqué, la fureur de la guerre oubliée ou des massacres déniés, sont présents ensemble, inventant, construisant la mémoire identitaire des individus, des groupes ou des peuples » (Zonabend, 1999a : 13). Sur le terrain catastrophé de Cuxac d’Aude, le vécu commun renvoie immanquablement aux événement de 1999 et les souvenirs des anciens rendent compte du bouleversement qu’a connu le village à partir des années soixante. Comment cohabitent ces deux mémoires ? Pour Joël Candau (1998), le champ du mémorable mobilisé dans les stratégies identitaires articule le moment des origines et l’expérience des événements. La « mémoire des origines » constitue un processus de naturalisation de la communauté à travers la reconnaissance par les autres de sa présence première. La « mémoire des événements » constitue une chaîne d’atomes signifiants de l’identité narrative personnelle qui sont mobilisés selon les attentes et la stratégie du remémorant. La « mémoire-fondatrice » se difracte alors dans deux directions qui pointent vers l’origine du groupe et les événements remarquables. Ainsi, les nouveaux habitants qui ont été sinistrés en 1999 se saisissent de la catastrophe pour affirmer leur appartenance à Cuxac d’Aude. Les anciens du village relativisent les inondations de 1999 au regard de l’histoire longue des crues de l’Aude et évoquent plus volontiers le village viticole de l’entre-deux guerre à travers l’histoire de leur famille. Le drame de 1999 comme les origines viticoles constituent dans les deux cas des passés fédérateurs. Les tensions entre anciens et nouveaux résultent de la concurrence entre ces deux vécus. Les natifs témoignent d’un « village en crise » à la vue de la disparition définitive du modèle viticole qu’ils ont connu alors que les Cuxanais d’adoption s’investissent dans la vie municipale depuis l’expérience des inondations de 1999. - Ressources identitaires de l’expérience de la catastrophe La forte médiatisation a transformé le village anonyme de Cuxac d’Aude en lieu emblématique des inondations de 1999. Même si, à l’échelle nationale, la notoriété publique n’est pas comparable à celle de Vaison-la-Romaine (inondation de 1994) ou de Sommières (inondations à répétition en 2002 et 2003), le fait d’habiter à Cuxac renvoie localement au drame de 1999. A l’image d’un lieu patrimonialisé, le village incarne un passé singulier qui attire les visiteurs extérieurs : « Des dévotions qu’ils leur adressent, en termes de cérémonies, des visites guidées, des publications et des fêtes, les riverains attendent en retour ces richesses sociales et matérielles qui vont les conforter dans leur exceptionnalité » (Bensa, 2001 : 12). 302 Les articles de presse ou les reportages télévisés qui évoquent la situation de Cuxac tout en présentant des images des Garrigots et des Olivettes, participent à la réintégration des quartiers récents au village. L’aide extérieure est dirigée en priorité dans les zones les plus touchées de sorte que le périmètre du désastre s’impose ponctuellement aux représentations socio-spatiales qui relèguent les Écarts. En réaction, certains habitants insistent pour que ne soit pas seulement montré le sinistre des quartiers périurbains et critiquent la moindre attention dont est l’objet le bourg. Pendant la crise, les interventions des médias, des associations caritatives, d’organisations humanitaires ou de particuliers constituent une reconnaissance extérieure pour des quartiers dénigrés localement. La catastrophe représente une ressource identitaire importante pour les habitants. Au sein du village, les circonstances exceptionnelles des inondations sont propices à des rencontres, des rapprochements et des échanges inédits autour des manifestations de solidarité et d’entraide. Certaines relations perdurent d’ailleurs aujourd’hui, comme l’explique un couple qui s’est installé en avril 1999 aux Garrigots : Elle : Je sais que quand nous, on est arrivé, on ne connaissait personne puisqu’on débarquait. D’ailleurs personne ne se connaissait. Mais quand c’est arrivé, après dans le quartier tout le monde s’embrassait. Il y a un anniversaire, tout le monde est invité. Moi, j’ai fêté mes cinquante ans il y a deux ans, tous les voisins étaient là. On passe les Noëls ensemble. C’est vrai qu’il y a une convivialité que nous n’avions connue nulle part où on était allé avant. Lui : Aux inondations, on a connu tout le monde, on ne connaissait personne… Je connaissais le voisin, parce que, moi, par principe, quand j’arrive quelque part, je vais dire bonjour. Là, je savais que c’était l’ancien maire du village… Couple Amières, habitants des Garrigots René Amières explique par la suite qu’il a été, pendant les inondations, un des rares à disposer d’une voiture en état de marche si bien qu’il a distribué du pain et emmené de nombreux voisins jusqu’au village : « C’est comme ça qu’on s’est fait des contacts. Et maintenant, on connaît tout le monde, c’est sympathique ». Cette période de « débrouille » a marqué, pour son épouse, le début d’un rapprochement entre le village et les Écarts : « Même au village, j’ai l’impression qu’il y a plus de liens. Ils sont plus ouverts qu’ils n’étaient par rapport aux Olivettes. Maintenant, on va au village, les gens nous parlent ». Un couple du village voit dans la catastrophe un moment ponctuel où la population de Cuxac s’est retrouvée plus unie : « Par contre, on a vu que ça a resserré les liens entre les Cuxanais, les Garrigots et les Olivettes, avant les inondations, c’était considéré comme les Écarts. Après les inondations, on ne parlait plus des Écarts, on parlait des quartiers Nord. Ce n’est plus pareil et on parlait des Cuxanais ». Les habitants précisent cependant que ce changement reste limité au temps de la catastrophe : « Les amis d’avant sont toujours des amis et les ennemis d’avant sont les 303 mêmes », explique un habitant des Garrigots. Au-delà de la crise, la catastrophe constitue les bribes d’un vécu commun qui peut former un passé fédérateur pour les « étrangers » du village. Lors des entretiens, la description du sinistre conduit souvent à l’affirmation des sinistrés1. La ressource identitaire de la catastrophe réside dans la manière dont les nouveaux se saisissent du drame vécu et utilisent ce passé pour affirmer le groupe des sinistrés. A l’inverse, les anciens habitants se divisent sur ce sujet sensible et déplorent l’atmosphère tendue et conflictuelle du village qui règne depuis les inondations. Une Cuxanaise proche de la nouvelle équipe municipale explique : « J’ai toujours su que Durand, Dupuis, Dupond étaient à la mairie [socialiste] et je leur ai toujours parlé. Je leur disais bonjour, je n’ai jamais accordé mon amitié ou de la sympathie sur la couleur politique. Et là, je me suis rendu compte que certaines personnes ne me parlent plus depuis qu’il y a la nouvelle mairie ». Une habitante du village s’étonne de l’animosité qui existe entre les partisans de l’ancienne équipe et le reste de la population : « On a l’impression qu’on n’a pas le droit de changer. On a l’impression qu’on leur a pris quelque chose ». Des amis d’enfance qui ont joué ensemble au rugby ne se saluent plus dans la rue à cause de différends sur la politique municipale. L’adhésion aux associations sportives ou la participation aux manifestations pour le « troisième âge » obéissent à des positionnements partisans qui visent à ne pas se mélanger avec des « personnes de l’autre camp ». Du fait de ces divisions, les anciens restent réservés sur les événements de 1999 et préfèrent bien davantage raconter en détail, à l’enquêteur, les transformations du village depuis les années cinquante. - La mémoire longue des anciens Le passé apparaît comme un lieu refuge pour les anciens qui peuvent évoquer leurs souvenirs à l’abri des affrontements qui minent le présent. Les événements récents ne suscitent que peu d’intérêt au profit d’une vision nostalgique de la période qui correspond à la jeunesse des informateurs. Françoise Zonabend explique que les questions portant sur la vie quotidienne renvoient souvent au passé : « Toute constatation, toute réflexion sur le mode de vie, les mœurs des gens “aujourd’hui” sont assorties d’un commentaire sur ce qui se passait “autrefois”. […] Le présent est toujours saisi à travers cette opposition logique ; “jadis/ à présent”, “avant/ maintenant”, une dichotomie qui colore toutes les remémorations, illustre tous les commentaires » (Zonabend, 1999a : 41). Le travail viticole et la vie collective au 1 Cf. chapitre 2 (en particulier les mobilisations de l’association des sinistrés du 13 novembre 1999). 304 village avant les années soixante constituent le foyer des remémorations qui empruntent souvent la voie des généalogies familiales pour remonter le temps. L’âge d’or de la viticulture de la fin du XIXème et du début du XXème siècle est souvent présenté comme le temps des origines du village. Un métayer d’origine espagnole, âgé de quatre-vingt-dix ans, légitime ses propos en rappelant un dicton local : « Quand on a des vignes, on connaît l’histoire ». Il évoque ensuite, avec son épouse, les différents domaines où il a été employé en rappelant chaque fois les changements survenus : Lui : Là, où j’étais, il y avait douze hectares, on était quatre hommes et deux femmes. Maintenant, notre fils, il a dix hectares pour lui tout seul. Il ne fait pas un trou, il ne fait aucun remplacement, donc s’il ne fait pas de remplacement, il ne fait pas de greffe, il ne remplace aucun piquet. Ce n’était pas le même travail qu’on faisait autrefois. Avant, la terre, elle était cultivée. Elle : Maintenant, ce n’est pas travaillé ! Lui : A Graves, il y a avait dix-huit chevaux, maintenant, il n’y en a aucun. Dix-huit chevaux donc ça fait dix-huit laboureurs et des hommes de brasse, il y en avait une trentaine. Et maintenant, ils sont quatre, avant, ils étaient plus de cinquante. Elle : Et encore. Et c’est des Arabes qui viennent de Béziers. Lui : A Ouveillan, il y avait vingt-huit chevaux, il y avait une école. Il y avait beaucoup de familles donc il y avait pas mal de gosses et donc il y avait une école. Il y avait des gosses ! Maintenant, l’école n’y est plus, il n’y a plus de famille et il y a tout juste sept ou huit femmes qui y travaillent. Ce n’est pas la même culture qu’autrefois. Couple Nivet, habitants du village La remémoration privilégie ce qui a disparu. Elle rappelle l’organisation ancienne du travail viticole pour montrer qu’aujourd’hui la « terre n’est plus cultivée », qu’elle « n’est plus travaillée » ou que « ce n’est pas la même culture ». Elle décrit certes l’évolution des techniques mais insiste sur la disparition de la population qui travaillait la vigne. Cet ouvrier agricole à la retraite témoigne ici du sentiment de perdre sa place dans le village en même temps que disparaît l’univers social et professionnel qui a été le sien pendant plus de cinquante ans. Les termes de brassier ou de ramonet qui désignent les statuts des travailleurs agricoles et révèlent leur position sociale sont d’ailleurs inconnus pour bon nombre de nouveaux habitants. De même, Marcel Ribro, âgé de soixante-dix-huit ans et natif de Cuxac, raconte spontanément son choix dès quatorze ans d’aller travailler à la vigne. On ne cherchait pas à aller faire l’école plus que la limite. A la limite, j’ai dit à mon père : « Moi, je veux aller à la vigne ! ». Et ben, va à la vigne. Il m’a trouvé du boulot à la vigne, journée de femme. Parce qu’il y avait deux catégories, il y avait la journée de femme et la journée d’homme. Ce n’était pas le même travail sur les vignes ? C’est-à-dire qu’on n’était pas qualifié, quand tu as quatorze ans et que tu sors de l’école, tu vas dans une vigne, on te fait faire quoi ? Porter des bûches, tu ne sais pas tailler, pas trop, mon père m’avait 305 appris un peu mais je ne savais pas trop. Et après, je suis resté pendant deux ans chez des gens qui avaient un métayage et puis, il m’a trouvé du boulot dans une campagne pour mener un cheval. Pour moi, ça va, le cheval marchait tout seul. Ça fait que là, journée d’homme, alors de suite on gagne un peu plus. Ils donnaient la solde le samedi, on faisait six jours par semaine, du lundi au samedi. On n’avait que le dimanche. La fête, le samedi soir et le dimanche mais après le lundi, boulot ! Oh ! La fête, on allait au cinéma. Il y avait quatre bals ici, quatre cafés et quatre bals et un cinéma. La matinée et la soirée, le samedi et le dimanche. Deux séances le dimanche et deux séances le samedi, ah ! Oui ! Un joli petit village, les gens étaient sur les terrasses l’été, c’était après 1936, il y avait une ambiance du tonnerre. Je commençais à louvoyer un peu par-là. Avec cinq francs, on avait cinq francs, avec cinq francs de l’époque, on pouvait s’acheter une paire de petites bières et le lundi, on était fauché comme des blés. On n’avait pas grand chose, mais enfin, on était heureux, on vivait… On la regrette cette époque-là, moi, j’ai que des souvenirs de cette époque-là. On vivait tranquille, on allait faire des bêtises, enfin on allait taper sur les volets des grands-pères, on les faisait mousser un peu mais c’était gentil, à minuit et demi, tout le monde était au lit. Tandis que maintenant, c’est l’enfer. L’autre jour, à deux heures du matin, ils traînaient sur la place, ils tapaient dans des boîtes, ils faisaient du foot à trois heures du matin. Et personne ne leur dit rien. Alors, ça ne va pas ça ! Marcel Ribro, habitant du village A partir de la viticulture, s’organise toute la vie collective du village rythmée par les six jours de travail hebdomadaires. La fin de semaine apparaît comme un moment privilégié consacré à la fête et aux loisirs. Les bêtises de l’époque sont considérées comme « gentilles » au regard des occupations des jeunes du village aujourd’hui assimilées à des faits de petite délinquance. Les souvenirs des anciens renvoient au présent, systématiquement déprécié et critiqué, qui marque la disparition de la vie d’antan : « Autrement, la vie du village avant, ça n’avait rien à voir. Moi, je me rappelle, tout le monde était sur les portes, sur les perrons le soir, en été, des dizaines de personnes à passer la veillée jusqu’à dix heures du soir. Maintenant vous ne rencontrez personne, pas un rat ! A huit heures et demi, il n’y a plus personne dans les rues. C’est dommage parce que les fêtes, on en faisait tout le temps. Maintenant, on ne fait plus rien », ajoute l’informateur précédent. La mémoire nostalgique retient du passé les activités collectives et les lieux de sociabilité, au travail comme au village, qui marquent encore aujourd’hui l’importance du groupe des anciens. La description des différents cafés revient régulièrement dans les conversations d’autant plus que la fréquentation du Café français, de l’Alcazar, de la Paix ou de la Bourse correspond à une position sociale – réfugié espagnol, ouvrier agricole, petit propriétaire ou notable – et traduit un engagement politique – socialiste, radical, bonapartiste ou royaliste. Un ancien Cuxanais explique : « J’ai bien connu les cafés, l’Alcazar appartenait à ma famille alors je connais tout le monde…, enfin relativement parce qu’avec les nouveaux apports de population, on se connaît moins. Mais les vieux Cuxanais, je les connais ». La fréquentation des cafés traduit pour les anciens la réalité des réseaux d’interconnaissance et symbolise une communauté quand bien même des clivages sont affirmés : « Il y avait quatre cafés à Cuxac et la clientèle n’était pas toute la même. Un café était pour les radicaux, à 306 l’époque, un café pour la droite , un autre où il y avait les socialistes… Ça n’empêchait pas les gens quand même de s’entendre bien. Quand il y avait une fête, quand il y avait un bal au marché couvert, il venait tout le monde. Tandis qu’aujourd’hui, les Cuxanais, ils ne viennent pas ». Un habitant du village se souvient des règles de fréquentation des cafés : Je m’en souviens… Mon grand-père et mon père partaient au bistrot le dimanche, le dimanche aprèsmidi, ils le passaient au bistrot. Pourquoi ? Qu’est-ce que vous voulez faire à la maison ? Les femmes tricotaient ou papotaient, ça leur foutait une tronche comme ça. Alors ils allaient au bistrot, ils tapaient le carton jusqu’à sept heures. Ils rentraient, ils mangeaient. Quelques fois, après souper, on remettait ça. Dans la semaine, on allait au bistrot boire l’apéro. Ça faisait passer une heure, le temps que les femmes mettent la table et fassent le repas. […] Les bistrots ont fermé, pourquoi ? Il n’y avait plus personne qui y allait. Moi, je me souviens, quand je suis rentré de l’armée, en 1953, on n’avait pas la télé à cette époque-là, qu’est-ce qu’on faisait le soir les jeunes ? On se trouvait au bistrot, on allait taper le carton jusqu’à minuit, le lendemain, on allait au boulot. Ceux qui en avaient, tout le monde n’avait pas du boulot, le problème était le même, il y avait du chômage. On tapait le carton jusqu’à minuit ou deux heures du matin, on consommait un café ou deux et puis voilà. Et puis bon, moi, je me suis marié… Je ne suis plus allé au bistrot, mais j’ai vu que la fréquentation des bistrots commençait à diminuer et puis, ça s’est complètement effondré et la plupart des cafés ont disparu partout. Ça manque un bistrot parce qu’il y avait une âme, on se rencontrait au bistrot. On n’a plus de lieu pour se rencontrer, les gens se rencontraient dans les églises aussi, il n’y a plus personne qui va dans les églises maintenant. Ce n’est plus la même époque. On a beau dire, on a beau faire, on ne pourra pas reconstituer l’âme du village telle qu’elle était à cette époque-là, il y a cinquante ou soixante ans en arrière, c’est impossible, on ne peut pas revenir… Pierre Godon, habitant des Garrigots Lors d’entretiens peu directifs, l’attention portée à l’expression des souvenirs, aux formes prises par les remémorations interroge le rapport que les anciens établissent avec leur passé. La nostalgie qui transparaît dans les récits révèle la « perte de relations » qui menace l’existence même du groupe des anciens. Ces derniers sont particulièrement prolixes pour raconter leurs souvenirs tant il s’agit de compenser cette perte, de consolider le groupe par la figuration du passé dans le présent. Les propos ne suivent d’ailleurs pas une progression chronologique, comme le ferait le discours d’un historien attentif au changement. Les dates ne sont pas des points de repères familiers, pas plus d’ailleurs que les événements historiques. Les récits s’inscrivent davantage, comme l’a montré Françoise Zonabend1, dans les chronologies familiales rythmées par les naissances, les mariages, l’acquisition de terre ou de matériel agricole, les héritages ou les enterrements. Ils opposent le présent à un « avant » quelque peu immuable et stable. Pour Françoise Zonabend, cette manière de se souvenir 1 Pour Françoise Zonabend, l’histoire événementielle n’apparaît pas comme le support du temps individuel et n’encadre pas non plus le temps de la collectivité : « Pour mémoriser, organiser le temps personnel, on s’appuie sur les moments charnières du cycle individuel : naissance, communion, mariage, mort constituent les points de repères autour desquels l’individu construit le temps » (id. : 284). C’est le temps de la famille qui organise le temps de l’Histoire : « L’axe biographique structure l’histoire événementielle, sélectionne le souvenir, ordonne les remémorations. Certes, chaque famille élabore son propre calendrier, chacune organise l’Histoire au travers de ses propres repères, mais dans l’univers clos de la communauté, où chacun connaît tout le monde, on sait toujours de quel temps on parle » (id. : 285). 307 participe de l’affirmation identitaire d’un groupe qui continue d’exister identique à lui-même malgré les transformations du temps présent : « La mémoire collective travaille selon un mouvement cyclique qui tend constamment à retrouver la permanence, à recréer l’immuable, l’immémorial et à fonder, de la sorte, sa propre durée. Une durée immobile, comme si pour continuer à exister identique à elle-même, la communauté avait besoin de s’appuyer sur un passé toujours identique où s’effacent, nous l’avons dit, les cahots de l’Histoire, les péripéties de la modernité. Le présent, temps désordonné, incohérent, bouleversant, est reconstruit en fonction du passé, temps persistant, stable, ordonné ; un temps hors de l’atteinte du Temps » (Zonabend, 1999a : 213). Une habitante du village se surprend à évoquer certains souvenirs devant l’enquêteur étranger et en profite pour exprimer son attachement à ce passé familier : J’ai toujours connu ma grand-mère habillée de noir comme les vieilles grand-mères, toujours. Je me rappelle que mon grand-père, quand il arrivait de travailler, il s’arrêtait dans un petit ruisseau, ce n’était pas pollué comme maintenant, il me ramenait des cuisses de grenouilles, il les faisait frire et allez, on mangeait ça pour goûter. Il y a des choses qui me reviennent comme ça. Moi, je regrette ce temps quand même un peu. Et alors le dimanche, la promenade du dimanche, c’était du pont à Place Salengro, la gare. Alors tous les dimanches, les gens se promenaient tellement il y avait peu de voitures qui passaient sur la route, ils promenaient les bébés, ils discutaient un peu. Moi, je trouve qu’avant, c’était beaucoup mieux que maintenant. Les gens ne vous regardent même plus, il n’y a plus cette amitié. Moi, je conserve ça avec quelques amies qui passent le matin, elles viennent boire le café, il y a encore un peu de chaleur… Et à partir de quand, ça a commencé à changer ? Quand le village n’a plus été le village. Quand il y a eu des gens par exemple… Parce que Cuxac est devenu un village dortoir et ça a ramené du monde étranger au village. Avant, il y avait le village, on se connaissait tous, alors là, maintenant, c’est l’indifférence depuis quelque temps. Yvonne Morel, habitante du village La réponse d’Yvonne Morel à la question de l’enquêteur qui cherche à dater le changement observé à Cuxac est intéressante : « Quand le village n’a plus été le village ». Aucune date, événement remarquable ou anecdote personnelle ne saurait servir de point de repère dans le temps pour situer le bouleversement ressenti par Yvonne Morel. La formulation joue avec les deux significations du terme village qui désigne d’une part l’espace villageois et d’autre part l’interconnaissance des habitants. Pour cette informatrice, la fin de l’adéquation de ces deux réalités – le milieu d’interconnaissance ne couvre plus l’espace villageois – marque le début des transformations profondes qui ont affecté la vie collective à Cuxac. Les récits du passé des anciens Cuxanais expriment une « mémoire longue », définie par Françoise Zonabend comme le « temps de la collectivité » : « Ni chargé d’expliquer le présent ou de prévoir l’avenir, ni stagnant sous le poids du passé, ce temps de la collectivité a la fonction de créer une durée propre où le groupe se retrouve semblable à lui-même. Stabilité 308 nécessaire, singularité exemplaire où chaque groupe invente sa propre histoire, possède une mémoire qui lui appartient à lui seul et diffère fondamentalement de celle du groupe voisin. De fait, dans ces sociétés où les formes de sociabilité magnifient la différence, ce Temps sert à penser l’autre. La mémoire collective apparaît comme un discours de l’altérité, où la possession d’une histoire qu’on ne partage pas, donne au groupe son identité » (id. : 291). Les anciens s’attachent à leur histoire dont les souvenirs qu’ils ont en commun en font les uniques dépositaires. Même si l’identité du bourg viticole est parfois convoitée par les étrangers, cette histoire ne se partage pas. Elle est le lien essentiel qui rassemble les anciens en un groupe dont l’affirmation passe par la mise à distance des autres. La catastrophe de 1999 constitue un événement fédérateur pour les nouveaux, jusqu’alors orphelins d’un passé commun. Le « réveil des Écarts » qui marque la participation des nouveaux dans la vie de la commune ne date pas des inondations mais ce drame catalyse des prises de paroles et de positions qui restaient ténues et étouffées. Pour les anciens, les événements de 1999 attisent les tensions, voire les divisions à cause du renversement de l’équipe municipale socialiste. Les entretiens montrent en retour une grande importance accordée à l’évocation du passé. Deux mémoires s’expriment donc de manière concurrente : l’une surgie brutalement de l’événement, l’autre ancrée dans le temps long de la collectivité. Les tensions entre anciens et nouveaux ne résultent plus seulement de la valeur attribuée à l’ancienneté des habitants mais se complexifient puisque le passé du village et le souvenir de la catastrophe constituent tous deux des ressources identitaires. La caractérisation de cette configuration sociale peut paraître schématique mais elle propose en réalité deux positions archétypales déterminées à partir de l’enquête. Les habitants de Cuxac ne sauraient être répartis en deux catégories distinctes, présentant soit le visage du périurbain ou celui de l’ancien viticulteur. La pluralité des ressources identitaires conduit davantage au constat d’un « village en crise » que les habitants ont du mal à qualifier et à décrire. - La convoitise par les nouveaux d’un passé intime et privé À la suite des inondations de 1999, et au bénéfice des échéances municipales, l’animation du village à travers l’organisation de fêtes et d’activités associatives est devenue un thème central dans les discours politiques. Sous la bannière « Le vrai changement, ensemble », la liste d’opposition à l’équipe socialiste mène campagne en 2001 en faisant, certes, des inondations la préoccupation première, mais en développant aussi un programme 309 qui appelle à « dynamiser le village » et à « embellir Cuxac »1. Les critiques contre l’équipe sortante portent sur l’absence de manifestations collectives qui réunissent l’ensemble de la population de la commune. Cette volonté d’éprouver la participation de tous à un même événement n’est sans doute pas étranger au drame de 1999. Face au danger lancinant des inondations, les habitants multiplient les occasions de se retrouver collectivement pour se persuader de la possibilité de vivre avec le danger. Françoise Zonabend montre, de même, la réactivation à La Hague de fêtes anciennes et de manifestations tombées en désuétude comme le « surgissement dans le présent de ces traces du passé, cette irruption d’un imaginaire traditionnel dans cet univers soumis à la modernité » (Zonabend, 1989 : 181)2. La nouvelle équipe municipale organise le carnaval en avril 2004 alors qu’il était tombé en désuétude depuis une dizaine d’années. La manifestation emprunte des éléments anciens de la « cavalcade » tout en laissant chaque quartier élaborer son propre char pour constituer le défilé. 1 Après la « sécurité », le tourisme et le patrimoine sont mis en avant dans le programme : « Notre village a une histoire que ce soit avant ou après la Révolution. Il recèle, aussi bien au cœur de la ville qu’aux Écarts, des trésors et des curiosités. A nous de les mettre en évidence, non seulement pour notre plaisir mais pour les futurs touristes et spécialistes » (Programme électoral pour le scrutin municipal des 11 et 18 mars 2001, Le Vrai Changement). 2 Lors d’une séance de séminaire de travail (21 avril 2004, séance de l’équipe « Risques urbains » du laboratoire RIVES – ENTPE, Vaulx-en-Velin), Françoise Zonabend rappelle que la réinvention d’un passé et la réactivation de fêtes historiques sont concomitantes avec l’installation de la centrale qui constitue un bouleversement économique et social majeur sur ce territoire. Dès lors, la mise en scène des fêtes, qui rappellent les origines gauloises, romaines puis celtes, construit l’image de « l’homme de La Hague » comme l’héritier de tous ces envahisseurs, capable de résister au nucléaire. Le folklore rencontre ici des aspirations locales dans la mesure où il puise dans les traditions les récits les plus aptes à nourrir ce dessein identitaire pour faire face au danger. On peut se reporter également sur ce sujet à la communication de Guillaume Mazeau (2003). 310 Dimanche 4 avril 2004. Je me rends à quatorze heures chez Pierre et Aurélie Chêne pour prendre le café. Ils se sont installés à Cuxac il y a une dizaine d’années et n’ont aucune attache particulière. Pierre m’ouvre la porte, il est déguisé en « de Caunes, langue de pute1 ». Il porte une veste trouvée à Emmaüs, un pantalon en velours trop court et des lunettes rondes en plastique. Il a dessiné des gros boutons verts sur son visage, s’est coiffé avec une raie au milieu, les chevaux aplatis et parsemés de sucre en poudre pour rappeler la présence de pellicules. Le but est d’apparaître en vieux garçon, laid et rétrograde. Aurélie est en train de confectionner une pancarte sur laquelle il est inscrit : « Garçon à marié (sic) urgent ». Elle m’explique en rigolant : « Je le donne, qui en veut le prend ! ». Un de ses enfants regarde incrédule l’affiche : « Alors vous allez divorcer… ». Tout le monde s’amuse de la farce. Pierre semble avoir pensé à son personnage d’emprunt pour le carnaval par rapport à son mandat d’adjoint municipal en charge des finances de la commune : « Les gens vont dire, c’est lui le responsable des finances, un vieux croûton comme ça, tout moche… ». Alors que la nouvelle municipalité réduit les dépenses et augmente les impôts locaux, Pierre souhaite se présenter sous les traits du pauvre et du laid dont les vêtements d’Emmaüs révèlent l’infortune. Aurélie a rembourré son postérieur et sa poitrine à l’aide de coussins, elle porte une jupe longue qui ressemble à un tablier de cuisine, un masque de poule sur le visage et un fichu sur la tête. Elle joue à la fermière : « Bon diou ! Gisèle, t’as eu des œufs ce matin, bouh ! J’ai perdu ma vache !… ». Aurélie dissimule, à travers son déguisement de vieille paysanne, son physique remarqué au village. Elle singe autant qu’elle suggère une identité rurale. Les enfants sont respectivement en cow-boy, en princesse, en arlequin et en robot, à l’exception de Thomas qui, à douze ans ne se déguise plus, « c’est ringard » m’explique Aurélie. Alors que Pierre évoque certains sujets de l’actualité municipale (préparation du budget, 1 Référence est faite au personnage « Gérard, langue de pute » joué dans les années quatre-vingt-dix par le comédien et animateur de télévision Antoine de Caunes. 311 projet de protection contre les inondations, procès contre l’usine d’ordures ménagères…) en parlant d’une voix forte pour tenter de couvrir l’agitation des enfants en train de se déguiser, Aurélie rappelle qu’il est temps de rejoindre la cave coopérative d’où démarre le carnaval. J’emmène Thomas dans ma voiture. En chemin, il me dit : « On va déménager, on va changer de maison… – Pour aller où ? – Dans les Garrigots mais là bas, les maisons, elles ont pris l’eau [il a l’air contrarié par ce choix]. Avant, on avait vu une autre maison là-bas au fond [en m’indiquant vers la Bourgade], c’était grand, il y avait une piscine mais pareil, il y a de l’eau. En plus, j’avais plein de copains là-bas mais quelqu’un d’autre a acheté la maison ». Nous arrivons Place Salengro, où les participants se rassemblent en attendant le passage des chars. Les enfants sont déguisés, les parents immortalisent l’accoutrement de leur progéniture. Les adolescents se jettent de la farine, des œufs et de la mousse à raser. Pierre, Aurélie et les enfants traversent la place sans passer inaperçus. Tout le monde reconnaît le nouvel adjoint aux finances qui suscite la méfiance et qui se retrouve de fait quelque peu isolé. Un de ses fils réclame une bombe à confettis : « Non, on n’a pas d’argent pour ça ! », lui répond Pierre. Les chars arrivent enfin après une longue attente. Des tracteurs agricoles décorés de fleurs en papier crépon tirent des platesformes sur lesquelles sont installés des décors thématiques qui représentent chacun un quartier. Le défilé est ouvert par le « quartier de l’église » symbolisé par une maquette imposante du clocher qui est tirée par des habitants déguisés en curé sénile et en bonnes sœurs méchantes. Une femme tout en noir aperçoit Pierre sur le bord de la route et s’approche de lui pour lui passer la faux mortelle autour du cou. Le geste est furtif mais l’élu est ici visé par les habitants du village. Vient ensuite un char aménagé en bar et boîte de nuit. Des adolescents jouent avec des bouteilles d’alcool vides, arborent des lunettes de soleil et des vêtements à la mode. Un habitant défile seul en conduisant un petit tracteur sur le moteur duquel il a scotché un carton Kronenbourg, comme si la bière était son carburant. Il porte un casque avec deux bières attachées de chaque côté d’où sortent des pailles grâce auxquelles il peut boire tout en conduisant. Viennent ensuite les quartiers nouveaux. Le char du Mouchaïras présente un espace végétal très soigné composé de palmiers, de yuccas et de plantes d’intérieur. Les participants sont déguisés en personnages de dessins animés dont les costumes révèlent un investissement important. Le char suivant présente un immense cylindre qui représente une cigarette affublée de signes de danger de mort. Plusieurs slogans viennent renforcer ce montage : « La clope ça tue, ça pue ». Une chevauchée de cavaliers déguisés en indiens rassemble des habitants des Garrigots et des Olivettes. Enfin, le clou du spectacle est la calèche et le fiacre de « Las banas » tirés par six chevaux de traits. Des anciens du village y sont installés en costume d’époque. Comme le rappellent des photographies anciennes exposées à la fin du cortège, la tradition1 veut que les mariés de l’année (les hommes seulement) soient promenés à travers les rues, affublés de cornes – las banas – et accompagnés par des chansons moquant les cocus2. À la place des jeunes époux d’antan, deux hommes se sont déguisés en mariés. Leur travestissement provoque les acclamations et les plaisanteries du public. Le carnaval est un succès pour les habitants des quartiers Nord car il rassemble les anciens et les nouveaux. Il marie de vieilles traditions avec des chars contemporains qui empruntent des airs de salsa, des références à des films récents ou à des séries télévisées. Les anciens Cuxanais sont plus réservés. Sur le bord de la route, ils observent avec méfiance le défilé : « Avant ce n’était pas comme ça, on allait du pont à la gare », « Aucun jeune marié n’ose monter avec las banas, ils ont peur ! », « On avait un cheval à la maison, ça me 1 Cf. annexe n° 22. Francis Poudou (2005) reproduit certaines de ces chansons en occitan qui mettent en garde les jeunes maris contre la « ruse » et la « coquinerie » de leur épouse qui « les trompera sûrement un jour ». Le char de « las banas » qui rassemble tous les vieux cocus les attend : « Nosautres sèm de vièlhs banaires, Sèm cocuts, ba sabèm, i a de temps. Maridats nostre char vos atend » (id. : 162). 2 312 rappelle ma jeunesse… » Certains ne sont pas sortis mais se penchent à leur fenêtre au passage du cortège. Cette participation contenue révèle une adhésion en demiteinte à cette manifestation qui mêle tradition et renouveau, qui utilise la forme ancienne de la cavalcade pour en faire un carnaval contemporain. Extrait du journal de terrain, avril 2004 La participation de l’adjoint aux finances au carnaval montre les enjeux de représentation publique qui incombent aux élus.Le déguisement n’est pas composé de manière gratuite et tend à répondre aux critiques formulées à son égard : « jeune », « parvenu », « ambitieux ». Son accoutrement est celui d’un vieux garçon et d’un mari incapable chassé par son épouse. La protection des masques et des déguisements démultiplie les possibilités d’interactions pendant le défilé et permet l’expression de conflits latents par le biais d’insultes, de menaces, voire d’agressions symboliques. Le carnaval propose aussi un regard sociologique sur le village. Les différents chars du défilé permettent de distinguer les participants du vieux village, des habitants des quartiers périurbains : la moquerie de l’église et la célébration de l’alcool comme gage d’euphorie, de fête, de débauche et d’excès contrastent avec le rappel des dangers de la cigarette et la présentation d’une nature domestiquée. Mais le char qui clôture le défilé est sans doute le plus équivoque. Las banas est une résurgence du passé qui se présente sous les traits de la tradition : le fiacre, les costumes d’époque, les cartes postales anciennes… La publicité pour le carnaval met d’ailleurs en avant cette « tradition typique » : « Carnabal ba arriba et las banos tabes ! Cuxac fêtera carnaval le 4 avril 2004 et marquera le cinquantenaire des dernières “banos” de 1954, renouant ainsi avec une tradition populaire originale, propre à notre village ». Pour Michel Marié, la réactivation des fêtes de village par les nouveaux habitants illustre l’intrusion de l’étranger dans le rapport de l’indigène à son espace de vie : le territoire n’est plus un jeu à deux mais un « lieu trinitaire » où le regard de l’étranger est le miroir réfléchissant sans lequel une société ne peut produire sa culture. « La nouvelle fête n’est pas le retour à la traditionnelle mais un composite, un bricolage d’imaginaire urbain et de mémoire retrouvée » (Marié, 2004a : 92). Les anciens sont, en effet, partagés entre la reconnaissance d’une fête ancienne qu’ils ont vécue et la mise en scène de las banas qui ne s’adresse plus aujourd’hui aux jeunes mariés. Un maraîcher explique : J’ai fait ma jeunesse au village, on s’est amusé ici. On faisait des carnavals, on faisait des cavalcades, déjà à l’époque de mon père. Ils faisaient des cavalcades, ils faisaient des chars avec des chevaux, toujours avec des chevaux. Maintenant, on a des tracteurs. Il y avait la tradition de las banas, les mariés de l’année. Ils l’ont refait cette année ? Oui, ils l’ont refait cette année, mais ce n’est pas typique comme avant. Avant, ils étaient sur le cheval… Enfin comme je vous dis, il faut s’y faire, le moderne… [rires]. Mais moi, comme j’ai vécu l’ancien et le nouveau, d’après moi, on est allé trop vite. C’est bien, ce n’est pas bien, je n’en sais rien. Jean Hernandez, maraîcher aux Garrigots 313 Les réserves exprimées par les anciens sur l’authenticité du carnaval montrent le décalage entre une tradition ancienne et la célébration de celle-ci. La volonté de la nouvelle équipe municipale de réactiver cette manifestation correspond, comme l’explique Joël Candau, à « l’expression d’un mode de pensée rétromaniaque où le passé est valorisé, voire vénéré, souvent par ceux qui perçoivent leurs liens avec leurs origines comme les plus distendus : pièces rapportées les plus récentes, néo-résidents venus de la ville ou héritiers urbains. Ce mode de pensée s’attache à retrouver ou fabriquer tout ce qui peut faire fonction de traces, de reliques, de vestiges ou d’archives, soit tout ce qui permet à un groupe de se raconter » (Candau, 1998 : 157). Les anciens expliquent d’ailleurs les raisons du délaissement de ces fêtes anciennes. L’arrivée de la télévision, le déclin de l’activité viticole au village, le départ des jeunes générations dans les années soixante sont autant d’éléments qui expliquent un investissement moindre. Pour eux, les nouveaux habitants des Écarts ne sont pas responsables de la disparition de ces manifestations, ils apparaissent même aujourd’hui comme les plus ardents défenseurs. Une habitante du village explique : « A un moment, on a dit que Cuxac était devenu un village dortoir. Et ça n’a pas été la même ambiance mais ce n’est pas dû aux gens qui sont dans les Écarts. Les gens du village organisaient les fêtes du village et à un moment donné, il n’y a plus eu de renouvellement. On a relancé le carnaval cette année, ça faisait huit ans qu’on n’avait plus rien alors qu’on a eu des carnavals sensationnels. C’était tombé à l’eau. Inévitablement… Je trouve que depuis une dizaine d’années, il y a vraiment eu… le vide, voilà. […] Avant, le soir, on se retrouvait au bal, et puis ça a été fini, quoi. Mais même nous, on n’y est même plus allé, donc il s’est bien passé quelque chose à ce moment-là ». Une habitante du village qui est née à Cuxac témoigne de même : « On faisait la veillée devant la porte, les gens sortaient des chaises, on discutait là, c’était agréable. Du moment qu’il y a eu la télé, il n’y a plus eu personne dans les rues. Mais c’est dommage. C’était bien, on rigolait le soir, on était devant, on se réunissait les uns chez l’autre et puis voilà… On se voit dans les jardins maintenant, encore, ça, ça nous réunit un petit peu, on se parle à travers les clôtures ». Enfin, la doyenne du village rappelle qu’il n’y a pas lieu de regretter ces traditions et qu’à l’époque leur disparition était le signe du développement de Cuxac en une petite ville moderne à la différence d’autres villages viticoles, plus éloignés de Narbonne, qui sont restés plus « authentiques ». La mère : Ils étaient trois du village qui étaient internes au collège, nous avions douze ans [en 1918] et à douze ans, il y a avait des enfants qui partaient déjà, voyez-vous. On avait déjà compris que les enfants apprennent davantage à la ville, les maîtres s’en sont bien occupés et déjà pas mal sont partis dans les écoles de Narbonne. En bicyclette ils y allaient. La fille : Voilà, c’est la différence ave les villages d’à-côté. Ils sont plutôt restés en vase clos. 314 La mère : Cuxac s’est beaucoup émancipé. La fille : C’est là que Cuxac n’a plus eu du tout la même atmosphère. La mère : Maintenant, c’est Narbonne qui nous écrase mais c’est Narbonne qui nous a rendu service parce qu’avec les écoles de Narbonne, en bicyclette, les enfants sont allés dans d’autres écoles. Sa fille : Alors qu’Ouveillan, c’est un autre état d’esprit, une autre mentalité, c’est tout à fait différent. Ils sont restés entre eux, c’est un village encore aujourd’hui. Famille Lassave, habitantes du village La proximité immédiate de Cuxac avec Narbonne constitue une opportunité pour « s’émanciper de la vigne ». La fréquentation des écoles et des collèges narbonnais conduit les jeunes générations à quitter le village de manière précoce à la différence d’Ouveillan situé à une dizaine de kilomètres supplémentaires par rapport à Narbonne. Aujourd’hui, ceux qui regrettent la disparition de « l’ambiance de village » à Cuxac, citent à titre d’exemple Ouveillan qui « a su garder ses traditions ». Les anciens, qui expliquent la « nécessaire évolution » et qui restent dubitatifs face à la réactivation des fêtes anciennes, nous incitent à considérer ce mouvement de célébration du passé depuis le présent. Gérard Lenclud explique en effet : « [La tradition] n’est pas le produit du passé, une œuvre d’un autre âge que les contemporains recevraient passivement mais, selon les termes de Pouillon, un “point de vue” que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés, une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains. […] Elle n’est pas ce qu’elle a toujours été, elle est ce qu’on la fait être » (Lenclud, 1987 : 118). Dès lors, une tradition ne doit pas être appréhendée à partir de son expression passée mais en suivant le « chemin par lequel tout groupe humain constitue sa tradition : du présent vers le passé » (ibid.). Alors que le carnaval est tombé en désuétude depuis près de dix ans, la nouvelle équipe municipale organise de nouveau cette manifestation pour consolider sa légitimité à travers la célébration du passé. Il s’agit, comme l’écrit Michel Rautenberg, d’utiliser « les ressources symboliques du passé pour inscrire le temps présent dans une histoire plus globale, en fait pour redonner un nom aux lieux, aux hommes et aux choses, pour offrir des rôles nouveaux aux individus. Finalement, ce grand mouvement de patrimonialisation, loin de nous renvoyer dans le passé, nous permettrait surtout de nommer le présent » (Rautenberg et alii, 2000 : 10). Face à la dépossession de leur propre passé, les anciens se retrouvent entre eux pour se « raconter des histoires ». Des amis d’enfance, des cousins, des partenaires de rugby ou des viticulteurs à la retraite forment des petits groupes qui passent l’après-midi ensemble, dans les jardins ou à la Bourgade sur la digue ombragée de l’Aude, à l’écart de l’agitation du village. 315 Certains participent à une association d’histoire locale, La République Libre1, qui recueille des témoignages sur la « vie d’autrefois » au cours des réunions de « l’académie ». Le but est de répertorier les mots occitans utilisés au village ainsi que les surnoms attribués aux anciens de manière à constituer le « dictionnaire du parlé cuxanais ». Certains regrettent la démarche de cette association tournée résolument vers le passé et restreinte à des réseaux d’interconnaissance limités : « Ils sont très ciblés sur le passé. Le présent et l’avenir, ça ne les intéresse pas, mais le passé c’est fou ! Je leur reproche de n’être que passéiste. Je parle occitan aussi bien qu’eux, même plus, j’aime ça moi aussi mais je voudrais qu’il y a ait à Cuxac des gens qui soient un peu plus modernes, plus progressistes, plus dans la vie actuelle ». D’autres préfèrent entreprendre des recherches pour leur propre compte en privilégiant les périodes les plus anciennes. Les questions qui portent sur le XXème siècle, période qu’ils ont connue, sont délaissées au profit des interrogations sur l’origine du village. Ainsi, Roger Rufis poursuit des recherches sur l’ancien château de Cuxac et cherche les traces les plus anciennes qui témoignent de l’existence du village. Il a l’intention d’en faire un livre mais regrette d’avoir trop d’éléments pour réussir à y mettre de l’ordre. Tous les documents qu’il a recueillis se trouvent dans une valise fermée à clé qu’il n’accepte d’ouvrir qu’avec beaucoup de précautions. Il tient à s’assurer que l’exclusivité de ce trésor ne lui sera pas subtilisée en entrouvrant à une personne étrangère ces archives anciennes. Enfin, pour la grande majorité des habitants, le rapport au passé suit l’évocation de souvenirs, comme les farces adolescentes, l’organisation du travail ou la reconstitution de la généalogie familiale. La conservation d’objets anciens est une attitude intermédiaire entre les entreprises d’histoire locale et les remémorations du passé. Un ancien viticulteur a par exemple conservé le matériel de vendanges et de vinification qui était utilisé après-guerre et a fait encadrer les photographies des trois derniers chevaux de l’exploitation pour les exposer 1 L’association a été créée en 1991 par Paul Trémosa proche de la municipalité socialiste en place à l’époque. Elle publie un bulletin de manière régulière jusqu’au retrait de ce dernier pour des raisons de santé. Après une période d’interruption, qui correspond aussi à la catastrophe de 1999, les activités de la République Libre reprennent en 2002 en rassemblant des anciens, proches des socialistes. On peut lire dans le bulletin n° 25 (janvier 2003) : « L’année 2002 aura vu beaucoup de changements dans la vie politique du pays, aussi bien à la capitale que dans notre petit village méridional. Le but de notre association passe au-dessus de toutes ces considérations et se veut un lieu privilégié de contact humain, d’échanges et d’informations pour la conservation du patrimoine culturel et de la mémoire collective de Cuxac ». Les tensions avec la municipalité se lisent entre les lignes : « Un plan de rigueur budgétaire municipal ne nous permettant plus “d’arroser” le village de nos histoires, il n’y aura plus que les adhérents qui recevront le prochain bulletin ». L’association se défend pourtant de prendre parti : « Nous voulons vivre heureux le présent, avec le passé, pour l’avenir de Cuxac d’Aude. Certaines personnes nous ont demandé de défendre le présent, pour l’avenir…, par exemple, en ce qui concerne le Pont des Lavandières, le passage du TGV ou l’endiguement total du village… Ce n’est pas le but de notre association qui restera axée sur le passé et son patrimoine culturel » (bulletin, n° 26, 2003). La normalisation des relations avec la municipalité conduit l’association à participer à l’organisation du carnaval en 2004, plus particulièrement à la préparation du char de « Los banos ». 316 dans l’entrée. La cave particulière conserve encore aujourd’hui son organisation d’antan : les comportes en bois sont rangées méthodiquement ainsi que les sulfateuses en cuivre, une cuve en béton est encore intacte alors que la seconde a été aménagée en débarras, le pressoir n’a pas été démonté, l’emplacement des foudres est encore marqué et rien ne semble manquer à l’écurie si ce n’est le cheval. La découverte de cet espace préservé du temps, derrière la lourde porte en bois du porche vigneron, définitivement close, n’est pas accordée lors de la première rencontre. Elle signifie le partage d’un passé intime comme en témoigne l’émotion ressentie par Maurice Lançon à l’issue de cette visite : « Je garde tout mais quand je vais mourir, mes enfants vont prendre une grande benne devant la maison et ils mettront tout dedans… ». La conservation de ce matériel viticole ne saurait se confondre avec une démarche de collection proche de l’entreprise muséographique. Le but n’est pas de présenter devant un public extérieur les techniques anciennes à travers une série d’objets représentatifs mais l’attitude de Maurice Lançon consiste à sauvegarder des traces de son propre passé. La liquidation de sa cave sera la conséquence de sa propre disparition. La conservation de la cave ne correspond pas une intention de mémoire, elle témoigne d’un rapport privé et personnel à son propre passé. À l’inverse de la réactivation du carnaval par les nouveaux, l’association d’histoire locale, les recherches archivistiques ou la conservation de la cave particulière témoignent d’une volonté, de la part des anciens, de contrôler cet espace intime qu’est le passé. Il participe en effet à la construction de l’identité personnelle si bien qu’il ne saurait être livré gratuitement pour satisfaire la soif identitaire des néo-Cuxanais. Il s’agit d’une réaction contre la transformation du village en une « campagne de tous leurs désirs ». Cette expression empruntée à Michel Rautenberg (2000) suppose que les territoires ruraux ne se construisent pas seuls ou dans un face-à-face avec les pouvoirs publics mais en relation avec « les mondes extérieurs assimilés grossièrement à l’urbain, représentés par les figures du touriste, du consommateur, du néo-rural ou du fonctionnaire […] Ils vont favoriser la relance d’anciennes pratiques ou productions, ils seront à la fois des aiguillons, des médiateurs et les principaux agents de promotion de cette campagne “réinventée” » (id. : 9). La « crise » dont témoignent certains habitants natifs du village ne résulte pas seulement de l’affirmation des nouveaux quartiers à l’occasion de la catastrophe, mais aussi de la célébration de leur passé à travers la réinvention de traditions anciennes. Une habitante octogénaire du village regrette qu’il n’y ait plus « d’âme au village » et explique : « On n’est ni modernisés, ni anciens, on est entre les deux et on ne sait pas ce qu’on est ». Le responsable de l’association du troisième âge fait une remarque similaire : « L’évolution a voulu que le 317 village s’agrandisse, et que la population augmente… Je ne sais pas si on n’a pas évolué trop vite. On a peut-être évolué trop vite ». Dans ce contexte de transformation radicale d’un bourg viticole en un village périurbain, les repères quotidiens semblent trompeurs pour ces habitants qui ont grandi à une époque, aujourd’hui révolue, et qui vieillissent dans un autre temps. La modernité, en perpétuelle évolution, semble être cet horizon toujours fuyant, qui renvoie toujours le village à ses manques ou à un retard par rapport à la ville. La tradition est reproduite pour célébrer un passé étranger et ne correspond plus aux pratiques anciennes. Dès lors, la dissolution des frontières temporelles, qui séparent le passé du présent, ou spatiales, qui distinguent la ville de la campagne, fragmente le village dans cet entre-deux selon la manière dont les anciens et les nouveaux s’approprient, utilisent ou construisent l’identité de Cuxac. La politique municipale constitue un lieu d’expression de la pluralité des représentations. La violence de certains affrontements révèle les visions antagoniques de certains groupes. L’image éclatée du village qui est renvoyée par ce miroir brisé suscite des réactions émues de la part des habitants qui remettent en cause leur appartenance à la commune. Un maraîcher des Garrigots déclare : « Moi, des fois, j’ai presque honte d’être à Cuxac [silence] ». Une habitante du village raconte de même : « Je vois des gens qui parlent dans la rue, mes amies, elles les regardent de travers, mais qu’est-ce que c’est ça ? Alors moi, je vais vers les gens, je dis bonjour, je n’ai rien à prouver à personne, je ne suis pas plus à droite ou à gauche. Pourquoi on me regarde ? Par méfiance. Parce que, de fait, je n’ai pas pris position, ou ma sœur, ou ma mère, on n’a pas pris une position définie, on est suspect. C’est idiot, c’est un mauvais village ! ». Des habitants ne se reconnaissent plus dans le village à cause des divisions, des tiraillements et des affrontements exacerbés à la suite de la catastrophe. Les inondations de 1999 semblent en effet avoir réveillé les quartiers dortoirs des Garrigots et des Olivettes, endormis par la légitimité incontestée des anciens à représenter et à administrer la commune. En devenant des sinistrés médiatisés, les « étrangers » des Écarts sont reconnus comme des Cuxanais par les regards extérieurs des administrations, des associations et des médias. Le drame vécu représente un passé commun fédérateur qui concurrence la mémoire longue des anciens villageois. L’affirmation des nouveaux périurbains se traduit par l’investissement de la politique municipale et la participation aux traditions locales. Cette nouvelle configuration sociale dans laquelle les nouveaux périurbains cessent d’être écartés laisse les anciens Cuxanais étrangers à cette « évolution » qui 318 correspond à leur perte de légitimité politique sur le village et à la célébration de leur passé par de nouveaux venus qui n’en ont rien vécu. Conclusion La réinscription de la catastrophe dans la configuration sociale du village résulte de la progression de l’enquête de terrain. Les inondations telles qu’elles sont évoquées dans la presse, par les sinistrés ou par les gestionnaires au cours de leurs premiers récits, apparaissent comme un drame exemplaire doté d’une valeur universelle. Cette représentation du malheur relègue au second plan le temps et l’espace qui singularisent l’événement. À force de rencontres répétées et de séjours fréquents sur le terrain, l’attrait premier des inondations s’est estompé au profit des clivages entre « anciens » et « nouveaux » qu’il ne s’agit pas de réifier mais bien plutôt de questionner à l’aune de la présence de la catastrophe. La réorientation des entretiens sur les tensions identitaires amène les habitants à se situer en évoquant leur histoire personnelle et en retraçant leur trajectoire ou celle de leur famille. Le cheminement de l’événement à la configuration sociale du village, de l’espace au temps, mène des lieux du drame aux représentations du territoire nourries par les regards croisés des différents groupes qui l’habitent. Cependant, l’analyse d’un tel matériau reste délicate tant l’explicitation des clivages est problématique sur le terrain. Les paroles rapportées ici n’ont pas vocation à être répétées, encore moins écrites ou diffusées publiquement puisqu’elles mettent en péril le « vivre ensemble » du village. Elles prennent la forme de plaisanteries et de boutades ou sont volontairement caricaturales de manière à ne pas porter à conséquences. Le texte du chercheur risque de figer ces propos, voire d’exacerber ce qui relève de l’identité et de l’altérité1. Seuls les murmures, les bribes et les chuchotements sont ici rapportés alors que les clivages sociaux sont toujours déniés par les personnes interrogées de manière explicite au prétexte que l’on vit 1 Pour Marc Augé, l’anthropologie est interpellée aujourd’hui par la « crise de l’altérité » qui est une « crise du sens », plus que par une « crise de l’identité ». C’est davantage l’incapacité à penser l’autre autrement que comme étranger qui est à la source des phénomènes contemporains de replis identitaires ou de fondamentalisme. Il explique que l’objet de l’anthropologie est « l’idée que les autres se font de la relation entre les uns et les autres : la première altérité (celle de ceux que l’anthropologue étudie) commence au plus près de l’anthropologue ; elle n’est pas nécessairement ethnique ou nationale ; elle peut être sociale, professionnelle ou résidentielle. (…) Le rapport à l’autre s’établit dans la proximité, réelle ou imaginaire. Et l’autre sans les prestiges de l’exotisme, c’est simplement l’étranger, souvent craint moins, parce qu’il est différent que parce qu’il est proche » (Augé, 1994 : 26). Il appelle alors à « choisir des terrains et construire des objets à la croisée des mondes nouveaux où se perd la trace mythique des lieux anciens » (id. : 131). La crise de l’altérité dont parle Marc Augé transparaît dans le cheminement de l’enquêté qui de la catastrophe et des quartiers périurbains remonte vers le passé du village. 319 de manière heureuse à Cuxac. Le silence, parfois assourdissant, qui tait ces différences garantit la cohabitation pacifique entre anciens et nouveaux. Enfin, le travail de recherche est un moyen pour chacun des groupes de valoriser son image, d’asseoir sa légitimité ou d’imposer sa vision des choses. Marc Augé explique à ce propos : « Dans le tête-à-tête avec l’enquêteur, l’enquêté élabore le récit et la représentation de son existence ; il unifie, ordonne et hiérarchise les diverses situations auxquelles il appartient. Il construit une image de lui-même qui intègre les représentations que les autres se font de lui. Il se produit ainsi en acteur social et pourrait-on ajouter, propose du même coup une image de la société dans laquelle il vit » (Augé, 1994 : 135). Les images construites lors de chaque entretien constituent le chant des sirènes du voyage périlleux qu’est l’enquête. La difficulté consiste à ne pas céder aux appels flatteurs ou scandalisés des anciens ou des nouveaux, qui se présentent comme les représentants authentiques du village pour les uns ou comme les exclus relégués aux Écarts pour les autres. Pour Isaac Joseph, « le regard ethnographique se trouve fréquemment coincé entre intégristes et intégrés, entre des préposés à la défense des droits communautaires et un ensemble flou de groupes, de réseaux, d’individus qui préfèrent garder le silence par honte de soi ou indifférence » (Joseph, 1990 : 261). Le refus de prendre parti ou l’empathie manifestée à l’égard des informateurs quels qu’ils soient, permet de garder une distance qui constitue un véritable garde-fou contre le risque d’attiser le dangereux foyer des tensions identitaires. 320 Conclusion de la partie III La moindre attention portée à la catastrophe résulte ici de la réorientation du regard du chercheur qui se déplace depuis l’événement vers la période qui lui succède. A la différence de l’événement-récit saisi à travers les témoignages qui racontent l’expérience vécue (partie 1) et l’événement-cause appréhendé à travers les explications construites a posteriori (partie 2), l’événement-mémoire se rapporte au temps même de l’enquête et correspond directement à l’observation des restes de la catastrophe et de leur transformation diachronique. Les traces laissées par les inondations dans les pratiques et les discours des habitants côtoient l’oubli de la catastrophe et le déni du danger. La tension entre les réminiscences du drame de 1999 et le quotidien conduit à un balancement incessant entre le souvenir et l’oubli, entre la peur et l’assurance. Dès lors, l’expérience des inondations ne saurait conduire de manière mécanique à une « culture du risque », appelée de leurs vœux par les gestionnaires, puisque les habitants entretiennent avec les événements de 1999 une relation caractérisée par ces oscillations qui permettent de concilier des injonctions contradictoires (chapitre 6). Cependant, le risque ne constitue pas un élément central pour les habitants qui expriment les multiples autres enjeux, contraintes et problèmes qui se présentent à eux. En particulier, les clivages entre certains groupes ainsi que les affrontements politiques au niveau municipal sont apparus essentiels au moment où nombreux sont ceux qui déplorent que le village est « coupé en deux ». La relation établie avec les inondations ne relève pas seulement d’une appréhension du risque mais doit être réinscrite dans la configuration sociale du village dont la compréhension passe par l’analyse de la mémoire longue des anciens Cuxanais. Les événements de 1999 apparaissent comme une ressource identitaire concurrente mobilisée par les nouveaux pour affirmer leur appartenance au village (chapitre 7). L’intégration de l’expérience du drame de 1999 dans les pratiques des habitants et l’utilisation de cet événement singulier et singularisant dans les tensions entre anciens et nouveaux témoignent de deux rapports distincts à la catastrophe qui rappelle l’opposition de Pierre Nora (1984) entre « milieu de mémoire » et « lieu de mémoire ». La discrétion des commémorations officielles et la réminiscence du drame dans les pratiques habitantes caractérisent une mémoire vivante « réfugiée dans le geste et l’habitude » (id. : XXIV). À l’inverse, la légitimité des quartiers nouveaux acquise à la suite de la catastrophe et la réactivation des fêtes anciennes témoignent d’une « intention de mémoire » qui fait du passé 321 du village un enjeu central de son identité actuelle. Le rapport à l’autre se joue alors dans la relation au danger. L’analyse de la construction du souvenir de la catastrophe se retreint aux quelques années qui suivent les inondations de 1999. Le travail d’Élisabeth Gessat-Anstett sur les processus mémoriels dans la Russie post-communiste montre la richesse d’une recherche qui couvre plusieurs générations. L’enquête ethnographique porte sur les anciens habitants, leurs enfants et petits enfants de la ville de Mologa, évacuée et submergée par les eaux en 1941 pour la réalisation d’un barrage hydroélectrique. L’analyse chronologique montre le silence des habitants évacués face aux tentatives d’imposition d’une mémoire officielle par l’État soviétique (fondation d’une nouvelle Mologa socialiste et édification d’un mémorial allégorique présentant la Volga sous les traits d’une kolkhozienne). Dans les années soixantedix et quatre-vingt, leurs enfants se regroupent et expriment la nécessité de commémorer leur ville d’origine. Les discours traduisent un double statut de héros et de victime à travers « l’emphase pompeuse propre aux slogans qui accompagnèrent la période des grands travaux » et la « plainte explicite et récurrente dont la douleur est loin d’être feinte » (GessatAnstett, 2002 : 141). Enfin, à partir des années quatre-vingt-dix, les petits enfants initient des démarches d’institutionnalisation de cette mémoire à travers des projets muséographiques, l’organisation de visites des lieux et des collectes de témoignages. Dans un contexte marqué par un double et paradoxal héritage – celui d’une Russie éternelle et celui du système socialiste soviétique –, l’auteur appréhende « le jeu qui avait pu s’établir entre l’intervention de plusieurs générations, et, en leur sein, entre diverses façons de manipuler, de prendre en charge et d’assumer un même espace et un même passé » (id. : 138). La prolongation de l’enquête dans le temps permettrait de suivre, à Cuxac d’Aude, les mobilisations concurrentes du passé viticole et du souvenir des inondations chez les enfants des anciens viticulteurs ou des sinistrés. Au début de l’année 2006, l’annonce d’un projet d’évacuation de dizaines de maisons des Garrigots et des Olivettes1 risque encore de complexifier les représentations attachées à l’histoire de ces lieux : culture des garrigues, terrains endeuillés par la violence des inondations et possible abandon de quartiers habités depuis trente ans. 1 Le rapport de Philippe Quévremont, inspecteur général délégué par le Ministère de l’Écologie et du développement durable, est présenté aux membres du syndicat du Delta de l’Aude en mars 2006. Un article du Midi Libre fait part des réactions des élus locaux le 16 mars 2006 : « Le maire de Cuxac craint qu’un effondrement de la population entraîne des fermetures de classes dans les écoles, des baisses importantes de ressources pour la commune. “Et sans parler des quatre-vingt hectares de vignes qui seraient perdus à cause des digues !”, ajoute-t-il. Enfin, la crainte de bloquer tout développement de la commune : “Aucun maire n’accepterait que Cuxac n’évolue pas…” ». 322 Conclusion générale : Appréhender la catastrophe en ethnologie Sans aller jusqu’à proposer une anthropologie de la catastrophe, comme on a pu discuter la possibilité d’une anthropologie de la ville ou seulement d’une anthropologie en ville (Raulin, 1994), peut-on, à partir de l’ethnographie du village de Cuxac d’Aude, faire des événements survenus en 1999 un « objet » en ethnologie ? La spécificité du matériau montre combien il est difficile de se maintenir dans les frontières de la discipline tant le pathos de la catastrophe paraît se soustraire à une analyse en terme de dynamiques sociales et de processus collectifs. Le glissement des cadres de l’entretien vers le témoignage conduit à expliciter la nature du matériau empirique selon les différentes parties qui organisent notre réflexion. Plutôt que de considérer la catastrophe comme un révélateur, la première partie appréhende l’expérience des inondations à partir des récits des sinistrés. L’analyse porte tout autant sur ce qui est dit du sauvetage ou de la destruction de l’univers domestique que sur la situation d’interlocution et les pratiques de témoignage. Les dispositifs d’urgence médicopsychologique rendent compte des usages institutionnels des émotions du drame. La parole des sinistrés en perpétuelle recréation selon les contextes est dotée d’un pouvoir lié à la reconnaissance de la condition de victime. La quête d’explication des habitants et des gestionnaires questionne la position de l’ethnologue face à l’interprétation de l’événement malheureux. Dans la seconde partie, la posture culturaliste1, qui cantonne le regard ethnologique aux seuls habitants, a été rejetée. Les sinistrés, les gestionnaires et l’enquêteur témoignent de la commune nécessité d’expliquer la catastrophe. La coexistence de divers registres interprétatifs correspond à une rupture d’intelligibilité, ou à l’effondrement de la règle, que les informateurs comblent en faisant feu de tout bois, c’est-à-dire en empruntant des éléments hétérogènes aux connaissances en hydrologie, aux discours institutionnels, à l’histoire du territoire ou encore aux rumeurs locales. Alors que l’approche culturaliste y verrait les effets d’un décalage entre un savoir technoscientifique et un savoir vernaculaire, notre démarche met davantage l’accent sur les stratégies développées par les enquêtés pour restaurer un minimum de compréhension de « ce qui arrive ». 1 Pour Thierry Coanus, la perspective culturaliste aborde les comportements humains en terme d’écart à une rationalité idéale, la « raison raisonnante » à fondement scientifique : « Elle s’attache à mettre en lumière les différentes manières selon lesquelles les cultures humaines appréhendent, sélectionnent et surtout déforment le danger, la définition scientifique et technique restant la référence première, l’horizon ultime vis-à-vis duquel s’ordonnent les positions » (Coanus, 2006 : 202). 323 Enfin, l’ethnologue n’accède à l’inondation qu’à travers les récits qui en sont faits a posteriori. Ne travaille-t-il pas alors sur le quotidien d’un village dont le passé est marqué, entre autres, par une catastrophe ? Dans la dernière partie, l’altération des pratiques domestiques face au risque et l’utilisation du drame comme une ressource identitaire constituent les seules dynamiques sociales tangibles pour l’enquêteur. L’oscillation entre croyance et déni du danger ainsi que le balancement entre souvenir et oubli de la catastrophe permettent de continuer à vivre sur les lieux du drame. Ces attitudes contrastent avec la « culture du risque » des gestionnaires, notion trop simplement instrumentale, réduite à une « conscience du danger » supposée induire des « comportements rationnels ». L’appréhension de la catastrophe par les habitants s’inscrit dans les tensions qui opposent les anciens viticulteurs, dépositaires de la mémoire longue du village, et les nouveaux périurbains qui arguent de leur identité de victime. Si la troisième partie permet de conclure que la relation à autrui se joue dans le rapport au danger, au regard de l’ensemble de la recherche, on peut avancer que le rapport au danger se joue en grande partie dans la relation à autrui. Les habitants témoignent du souci constant de se situer les uns par rapport aux autres. Il s’agit de se présenter sous la figure du sauveteur ou mieux, de la victime mise en avant par les récits médiatiques ou reconnue par l’intervention des professionnels de l’urgence médico-psychologique. La logique de l’accusation permet une disculpation à travers la désignation de responsables souvent représentés par un groupe étranger. Enfin, le drame de 1999 conduit à une réévaluation des rapports entre anciens et nouveaux habitants à travers la remise en cause de la légitimité des natifs à représenter le village. Comme l’explique Marc Augé pour la maladie, il s’agit de mettre en relation les conceptions de la catastrophe avec « d’autres aspects d’une cosmologie ou d’une anthropologie d’ensemble, pour comprendre de l’intérieur le fonctionnement du rapport à autrui, des rapports de pouvoir et du rapport au monde » (Augé, 1994 : 19). Partant de l’objet spectaculaire qu’est la catastrophe, l’enquête ethnographique conduit dans la durée à aborder les questions de l’altérité et de l’identité. Pour autant, les inondations de 1999 ne se réduisent pas à un élément de contexte tant notre démarche se focalise sur l’appréhension de la catastrophe, sur la saisie de l’événement et sur la compréhension des singularités d’un territoire marqué par une crise majeure. Au terme de ce travail, la question de la construction de l’objet paraît donc incontournable : comment l’approche ethnologique fabrique l’événement catastrophique ? Qu’apporte-t-elle de spécifique par rapport aux autres disciplines des sciences sociales ? Quels problèmes posent en retour cet objet singulier à l’ethnologie ? A partir de quelques références, choisies pour 324 l’explicitation de la construction de l’objet risque ou catastrophe1, notre travail est mis en perspective avec les approches naturaliste et culturelle, experte et profane, réaliste et constructiviste, fonctionnaliste et symbolique. Risques naturels, objets culturels Définir la catastrophe revient souvent à mettre en avant son caractère hybride, l’imbrication de forces naturelles et de valeurs culturelles dans des organisations sociales. La vulnérabilité rapporte la forme que prend une catastrophe à la société touchée et non pas seulement au phénomène naturel2. Elle dépend de la structure sociale et des valeurs attribuées au danger qui sont l‘objet de l’approche culturelle développée outre-Atlantique par Mary Douglas et Aaron Wildavsky : « Il n’y a pas de fossé entre perception et réalité, pas plus qu’il n’existe un comportement rationnel. (…) Par conséquent, la perception des risques appréhendée par la théorie culturelle essaie de mettre à jour les caractéristiques sociales qui déterminent les différentes réponses au danger »3 (Douglas, Wildavsky, 1997 : 9). La démarche de Mary Douglas consiste à réintroduire les valeurs qui donnent un sens au risque, de sorte qu’à chaque culture correspondent des « bons » risques qu’il faut courir et des « mauvais » risques qu’il faut éviter. Les types culturels sont rapportés à l’organisation sociale selon le degré de structuration d’un groupe (plus ou moins hiérarchisé) et ses relations avec l’extérieur (ouverture ou isolement). La structure hiérarchique se caractérise par des frontières marquées avec l’extérieur et une différenciation des statuts et des rôles de ses membres (modèle de la bureaucratie). A l’inverse, l’individualisme rassemble des individus sans rapport hiérarchique dans une structure ouverte sur l’extérieur (modèle du marché de libre concurrence). Le sectarisme correspond à de petits groupes enclavés dont les membres entretiennent des relations égalitaires (modèle des mouvements écologistes). L’exclusion vaut 1 La thématique du risque tend souvent à englober la catastrophe comme la manifestation d’une menace. De fait, quand bien même nous travaillons sur la catastrophe, la bibliographie sur le risque semble être la principale référence. Rémy Baudouï remarque par exemple que la sociologie du risque est un domaine pertinent pour appréhender la guerre en sciences sociales : « Au cours du XXème siècle, les sciences sociales ne sont pas parvenues à faire de la guerre un objet de recherche. […] Analyser un “non-objet de sciences sociales” justifie de nouveaux investissements méthodologiques. De ce point de vue, les apports de la sociologie des risques s’avèrent précieux » (Baudouï, 2003 : 163). 2 La notion de vulnérabilité est utilisée par Anthony Oliver-Smith : “Disasters disclose in their unfolding the linkages and the interpenetrations of natural forces and agents, power structures and social arrangements, and cultural values and belief systems” (Oliver-Smith, 2001: 26). 3 “There is no gap between perception and reality and no correct description of the right behaviour. (…) Consequently, research into risk perception based on a cultural model would try to discover what different characteristics of social life elicit different responses to danger” (Douglas, Wildavsky, 1997 : 9). 325 pour des individus relégués en marge de la société qui ne parviennent pas à s’organiser en groupe (chômeurs, victimes, riverains). A chaque type culturel, Mary Douglas et Aaron Wildavsky associent un rapport au savoir et un mode de perception des risques. Le bureaucrate fait confiance aux experts officiels, à la règle et à la norme si bien qu’il est tout à la fois peu enclin à identifier de nouveaux risques et rétif au danger, source de désordre social. L’entrepreneur est à l’écoute des dernières avancées technico-scientifiques, prêt à réviser ses appréciations des dangers. Il recherche la liberté et valorise la prise de risque. L’enclavé est méfiant vis-à-vis du savoir légitime et n’hésite pas à recourir à sa propre expertise ou à celle d’acteurs marginaux dans la communauté scientifique. La dénonciation des risques globaux dont la responsabilité incombe aux pouvoirs centraux participe de l’affirmation d’une identité forte qui assure la cohésion du groupe. Enfin, l’exclu n’entretient que peu de relations avec l’expertise et recourt à des explications fatalistes. Sur notre terrain, ces idéaux-types permettent de revisiter, dans la diachronie, les débats structurés autour de la catastrophe, sans pour autant en saisir toute la complexité. L’administration d’État en charge de la politique de prévention des risques et responsable de l’application de la réglementation correspond à la structure hiérarchique rétive au risque. La municipalité des années soixante-dix et quatre-vingt qui se revendique d’un projet moderniste est proche du modèle individualiste de l’entrepreneur. L’association de sinistrés formée au lendemain de la catastrophe de 1999 ressemble au sectarisme égalitaire qui, en contestant la légitimité des acteurs précédents, construit son identité. Enfin, les exclus rassembleraient à Cuxac d’Aude les riverains qui ne sont proches d’aucun des trois pôles précédents et qui rapportent le drame de 1999 aux rumeurs de sabotage des digues et au réchauffement climatique, autant de manières d’exprimer une certaine fatalité. Cependant, les propos des habitants témoignent du balancement de la croyance et de l’oscillation de la mémoire pour continuer à vivre là. La catastrophe complexifie les discours des techniciens qui ne recourent plus au seul registre de la règle mais empruntent des éléments explicatifs aux rumeurs et au contexte politique. Les anciens membres du conseil municipal de Cuxac d’Aude justifient l’ouverture de l’urbanisation de Cuxac d’Aude comme une réponse à la crise viticole et non pas comme une prise de risque délibérée. Enfin, l’identification des exclus pose des problèmes pratiques sur le terrain. L’approche culturelle dégage des postures générales face au risque sans les inscrire dans l’espace et le temps d’un terrain. Pour Françoise Zonabend, cette démarche qui vise à cerner la morphologie sociale de l’objet risque conduit à diluer la notion : « Entre le catastrophisme des écologistes, l’immobilisme des bureaucrates, le triomphalisme rassurant des ingénieurs, qui croire ? […] Il 326 existe certes des différences dans la perception du danger selon l’origine socioculturelle des individus, mais j’ai voulu, avant tout, montrer que le sentiment du risque, la crainte du péril existent chez toute personne quels que soient son sexe, son origine sociale et professionnelle ou ses opinions ouvertement avouées. Rumeurs et silences, lapsus et détournements de questions, subversion des mots ou des objets, stratégies langagières, processus de symbolisation constituent les indices flagrants de cette peur ordinaire, anodine, quotidienne, familière en somme qui rôde ici et imprègne la vie de tous » (Zonabend, 1989 : 178). Ainsi, plutôt que d’éprouver l’approche culturelle de Mary Douglas et Aaron Wildavsky, nous avons mobilisé leurs travaux sur la logique de l’accusation sans la rapporter à des figures types mais en l’inscrivant dans la structure de la communauté villageoise ou dans le système d’acteurs des gestionnaires pour comprendre les ressorts communs de l’explication de la catastrophe. Derrière le paradigme du risque, le clivage entre experts et profanes Le cas des risques technologiques et des catastrophes industrielles conduit à distinguer plus fortement la sphère de l’expertise et le monde profane des victimes ou des riverains.L’écart entre ces deux mondes et la domination du premier sur le second constituent le cœur des controverses sur les risques émergents dans les sociétés technoscientifiques dont Ulrich Beck rend compte en proposant le paradigme de « société du risque ». Son ouvrage, publié en 1986, fait suite à la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et relève davantage de l’essai que d’un travail empirique. Il précise dans la préface : « Ces développements n’ont pas le caractère représentatif qu’imposent d’ordinaire les règles de la recherche sociologique empirique. Mais l’objectif est autre : il s’agit d’éliminer du champ de vision le passé qui règne encore, et d’y substituer l’avenir qui déjà aujourd’hui commence à prendre forme. (…) Dans les périodes de changements structurels, la représentativité fait alliance avec le passé et vient gêner le regard que l’on peut porter sur les cimes de l’avenir pointant de tous côtés à l’horizon. C’est la raison pour laquelle ce livre contient un morceau de théorie sociale projective, orientée empiriquement – sans toutes les garanties méthodologiques » (Beck, 2001. : 20). Pour l’auteur, la catastrophe emblématique de Tchernobyl a lieu « à l’intérieur d’une modernité qui s’émancipe des contours de la société industrielle classique pour adopter une forme nouvelle – la société (industrielle) du risque » (ibid.). Elle se caractérise par un renversement : « Dans la société industrielle, la “logique” de la répartition des richesses 327 domine la “logique” de la répartition des risques ; dans la société du risque, le rapport s’inverse » (id. : 26). Grâce au développement industriel, la société moderne garantit un niveau de confort suffisant qui atténue la pénurie et la misère matérielle. La question de la répartition des richesses perd alors de son acuité, au profit de la question de la répartition des risques puisque le processus d’industrialisation conduit à la production de menaces nouvelles, globales, mettant en péril l’homme à une échelle planétaire. Si la société de classes se construit autour de relations conflictuelles entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, dans la société du risque, ceux qui sont touchés par un risque n’enlèvent rien à ceux qui ne sont pas touchés : « la pénurie est hiérarchique, le smog est démocratique ». La prise de conscience des risques est la plus prégnante là où la pression liée à la survie se fait moindre, c’est-à-dire dans les pays développés principalement. Mais l’exposition au danger n’engendre pas d’unité sociale : « Cette différence entre situations de classe et situations de risque est essentielle : dans les situations de classe, c’est l’être qui détermine la conscience, dans les situations de risque, c’est le contraire : la conscience (le savoir) détermine l’être » (id.: 95). La connaissance des risques, toujours plus dépendante du monde scientifique, pose la question de la démocratisation du savoir, de la participation des profanes et de l’information du public. Le développement des risques industriels révèle les capacités d’autodestruction que la modernité porte en elle et provoque en réaction une réflexivité1 plus grande. Il s’agit d’un second désenchantement : après la critique des grands récits fondateurs – les religions, les mythes, les superstitions –, au nom de la Raison, du Progrès et de la Connaissance, ces idéologies modernes seraient à leur tour ébranlées par des risques nouveaux non maîtrisables. L’opposition systématique entre la société industrielle et la société du risque tend à réifier ces deux modèles. La mise en exergue de quelques catastrophes emblématiques produit un effet de réel proportionnel à l’épaisseur dramatique des tragédies collectives mentionnées (Bhopal, Tchernobyl, Three Misle Island, Amoco Cadiz…). Sur ce point, Alain Bourdin critique la posture « très surplombante » qui conduit « à la constitution d’une sorte de grand récit, nouvel avatar du prophétisme en sociologie ». Quand bien même ces sociologues apportent certains éléments stimulant la réflexion, « ils ne se défont pas pour autant de la posture de l’oracle qui déchiffre le message universel que nous envoient les dieux par la catastrophe qui s’abat sur la ville » (Bourdin, 2003 : 24). 1 La notion de « modernité réflexive » est utilisée conjointement par Ulrich Beck (1986) et Anthony Giddens (1994). 328 Ulrich Beck conserve une position ambivalente quant à la construction de son objet. Le risque est défini comme un objet dual qui renvoie d’une part à une définition scientifique (à travers sa mesure) et d’autre part à des valeurs et des jugements. Ulrich Beck mêle la position réaliste du lanceur d’alerte qui annonce le danger et la posture constructiviste qui fait du risque un objet élaboré par l’expertise, perçu par la population, cristallisant des normes et des valeurs : « Nous ne devons pas porter allégeance à aucune des deux perspectives théoriques. La décision consistant à adopter une approche constructiviste ou réaliste est pour moi plutôt de nature pragmatique, c’est-à-dire qui consiste à choisir les moyens appropriés pour atteindre le but fixé » (id. : 21). Critique du champ scientifique, Ulrich Beck affirme choisir son camp en préférant dénoncer l’impuissance de la rationalité technoscientifique plutôt que l’irrationalité de la population1. L’ambivalence de l’objet risque permet d’user du réalisme des menaces qui pèsent sur les sociétés post-industrielles pour entériner le clivage entre experts et profanes et mener un combat passionné contre « l’autoritarisme technicoscientifique-bureaucratique ». La proximité de la catastrophe de Tchernobyl et l’engagement d’Ulrich Beck auprès du parti écologiste allemand des Grünen expliquent sans doute la radicalité de certaines formulations et la violence des attaques. Des recherches plus récentes tendent à pérenniser le paradigme de la « société du risque » au-delà de la seule conjoncture post-Tchernobyl. Ainsi, les travaux de Laurent Bocéno (1998) sur la contamination des territoires limitrophes de la centrale ukrainienne, la notion de « société épidémique » de Frédérick Lemarchand (2002) ou « la socioanthropologie du risque et de la vulnérabilité » portée par Yves Dupont2 reflètent, chacun à leur manière, un même engagement critique face à la société technoscientifique, porteuse d’une menace de « destruction définitive de l’humanité » (Dupont, 2004 : 361). Frédérick Lemarchand appelle à « produire une pensée à la hauteur de l’époque, du caractère épidémique des catastrophes contemporaines, pensée qui accepterait les contradictions plutôt qu’elle ne les refuserait, qui n’opposerait plus sur un mode discriminatoire savoir savant et savoir social, et qui intègrerait enfin, l’incertitude comme caractéristique de l’époque et le doute comme moyen de l’appréhender » (Lemarchand, 2002 : 10). Le « catastrophisme 1 Véritable rupture dans l’histoire des sciences, la prise en compte du risque se serait opérée contre des dénégations scientifiques faisant basculer les savants de « l’autre côté de la barrière » en « administrateurs d’une contamination mondiale de l’homme et de la nature » (id. : 127) : « En campant sur la “pureté” de l’analyse scientifique, on en arrive à polluer et à contaminer l’air, les denrées alimentaires, l’eau et le sol, les plantes, les animaux et les hommes. On aboutit donc à une coalition secrète entre une scientificité stricte et des menaces pour la vie humaine qui sont tolérées ou favorisées par cette même scientificité » (id. : 114). 2 La liste des travaux est loin d’être exhaustive on pourra se reporter à la revue Mana (1998) et au Dictionnaire des risques (2004) pour un panorama plus complet. Précisons que le LASAR de l’université de Caen est un des principaux laboratoires qui porte ce courant de recherche. 329 raisonné » de Jean-Pierre Dupuy (2002) alerte de la survenue de risques inédits dont la crise de la vache folle serait exemplaire. Enfin, hors du champ académique, Paul Virilio propose en 2003 l’exposition Ce qui arrive qui préfigure le « Musée de l’accident ». Il s’agit de présenter les « dégâts du progrès » pour répondre au « principe de responsabilité vis-à-vis des générations à venir [qui] exige d’exposer maintenant l’accident et la fréquence de ses répétitions industrielles et postindustrielles » (Virilio, 2003 : 8). Plutôt que de légitimer la dangerosité de certains risques, notre travail s’intéresse à la manière dont les informateurs s’en saisissent, dans des dynamiques collectives, selon leurs appartenances sociales ou professionnelles, en fonction de contextes historiques ou de spécificités territoriales. En ce sens, nous nous démarquons de « la pensée sociologiquement inspirée » d’Ulrich Beck comme du projet de la socio-anthropologie qui s’élabore sur l’hypothèse d’une crise sociétale inédite marquée, entre autre, par de nouvelles pandémies du fait de l’avancée de la connaissance et de la technique (Bouvier, 1997). Même si nous rejoignons, in fine, certaines orientations de ce courant de recherche, telle l’attention au local et au quotidien ou la prise en compte du jeu de miroir entre analysés et analyseurs, notre travail ne nous conduit pas à « basculer du côté de la socio-anthropologie qui répond à une prise de position normative en faveur de la sauvegarde de la dignité humaine dans ce qu’elle a d’irremplaçable »1. L’adoption d’une attitude compréhensive envers les acteurs et l’appréhension du risque ou de la catastrophe selon une démarche constructiviste tend à relativiser l’irréductible clivage. Sur notre terrain, les inondations cristallisent davantage des enjeux de légitimité entre anciens viticulteurs et nouveaux périurbains qu’elles n’attisent un débat passionné entre experts et profanes. La « fabrique des risques »2 de la sociologie de l’action publique Les recherches conduites sur les politiques de prévention et de gestion des risques se démarquent des travaux sur la perception ou sur les approches coûts/bénéfices3 en insistant 1 Présentation du projet scientifique de l’équipe du LASAR, « Risques techno-scientifiques pour l’environnement et la santé », en ligne sur Internet : http://www.unicaen.fr/mrsh/lasar/axe1.php. 2 Expression de Claude Gilbert (2003). 3 Référence est alors faite aux travaux de Paul Slovic (2000), emblématiques de ces courants de recherche. Pour l’auteur, la perception des risques par la population impose aux décideurs des priorités d’action sans rapport avec la réalité des menaces. L’écart entre les « risques réels », hiérarchisés de manière statistique en fonction du coût financier qu’ils représentent ou du nombre de victimes qu’ils provoquent chaque année, avec les « risques perçus » par la population, appréhendés par des enquêtes de psychologie quantitative, montre l’irrationalité des profanes. Les sciences sociales permettent d’évaluer le rôle des normes, des valeurs et de la confiance envers les gestionnaires dans la perception des risques. Elles interviennent de manière complémentaire – et non pas critique 330 sur le fait que les risques sont susceptibles d’affecter non seulement des individus mais aussi des collectivités. Dans le bilan scientifique des dix années du Programme puis du GIS Risques collectifs et Situations de Crise, Olivier Borraz, Claude Gilbert et Pierre-Benoît Joly défendent un traitement par les méthodes et les outils de l’analyse de l’action collective et appellent à « dépasser la dichotomie classique entre risque objectif et risque perçu pour traiter le risque comme un construit à la fois social et technique » (Borraz et alii, 2005 : 10). La « politisation des risques » explicite la manière dont des risques se transforment en problèmes publics et d’autres pas. Ces travaux présupposent l’existence d’une catégorie de phénomènes susceptibles d’être construits comme un risque et analysent par la suite comment la reconnaissance publique, la production de connaissances ou le travail juridique conduisent à « substantialiser un risque » (Decrop et alii, 1997). Les approches en terme de « mise en risque des problèmes » considèrent le risque comme une mise en forme d’un problème préexistant. Il s’agit alors de s’interroger sur ce que change cette qualification dans la mise sur agenda et la gestion d’un problème : « [cette démarche] offre une entrée décalée dans les processus de construction des problèmes publics, puisqu’il ne s’agit plus d’analyser la manière dont un problème émerge, mais bien plus sa requalification afin d’en modifier les conditions et les modalités de traitement » (Borraz, 2005 : 48). Un des constats proposés par Olivier Borraz est l’absence de définition proprement sociologique qui traduit la volonté de ne pas essentialiser le risque, de ne pas trancher sur ce qui est ou n’est pas un risque : « N’est un risque que ce qui accède à l’agenda public comme problème public formulé en terme de risque » (id. : 56). En ce qui concerne plus précisément les crises, Claude Gilbert rappelle que les travaux se focalisent moins sur l’événement, ses conditions de survenue, les problèmes qu’il engendre que sur la nature des situations qui s’instaurent alors. « Bien qu’une étroite articulation soit maintenue avec l’accident, la catastrophe, l’analyse se porte plutôt du côté des acteurs (et plus particulièrement des responsables) confrontés à des situations particulières » (Gilbert, 2005 : 177). Dans cette optique, la crise est celle vécue par les gestionnaires plus que par les populations. Les victimes réelles ou potentielles n’apparaissent au mieux qu’au travers d’associations ou de représentants dont l’analyse est réduite aux mises en accusation des autorités ou à leur médiatisation. Les recherches privilégient des « affaires » ou des « scandales » dans les domaines de la santé et de l’environnement qui présentent de fortes incertitudes, des cinétiques lentes et des effets décalés dans le temps. Claude Gilbert rappelle – aux politiques de gestion des risques pour appréhender la réalité irréductible aux indicateurs socioéconomiques. 331 la difficulté à conduire des recherches sur les situations post-accidentelles du fait de la fermeture et de la grande sensibilité des terrains. Au-delà, la réception académique semble poser problème dès lors que la crise n’est pas normalisée par une discipline, c’est-à-dire réduite par exemple à l’étude des mobilisations ou à la construction de problèmes publics en science politique. A l’inverse, « [la crise] serait peu acceptable et donc évitée lorsqu’elle est considérée comme objet en soi, comme avant tout marquée par la discontinuité qu’elle introduit » (id. : 214). Un des enjeux de cette thèse est sans doute d’appréhender la catastrophe en ethnologie sans « normalisation » ni « évitement », pour reprendre l’expression de Claude Gilbert. Le double écueil est de reprendre un objet déjà constitué du fait de l’évidence de l’inondation et, d’autre part, de rester aveugle à ses spécificités si la catastrophe n’est qu’un élément de contexte. A titre d’exemple, la sociologie de l’action publique peut normaliser le risque comme un objet autonome auquel est attaché un monde « en soi », constitué des responsables institutionnels. Le travail de Gaëlle Clavandier (2004) sur les accidents collectifs illustre, quant à lui, l’évitement de la « réalité sociale » des catastrophes, dont l’analyse est annoncée en introduction. Le « corpus d’accidents » est constitué d’articles de presse d’où sont extraits des témoignages sans que la spécificité de ce média ne soit interrogée. La tragédie collective est assimilée, de manière métonymique, au regard que la presse porte sur les victimes. L’intérêt de l’enquête ethnographique est de réinscrire la catastrophe et la question du risque dans le quotidien des habitants, dans l’actualité de la politique municipale ou encore dans la routine des techniciens. La monographie permet de resituer l’événement dramatique dans l’histoire locale d’un territoire animé de nombreuses transformations sociales. L’histoire de l’urbanisation du village indissociable des mutations de la viticulture est essentielle à la compréhension de la catastrophe. La considération des inondations comme une « affaire » orienterait le travail vers l’instrumentalisation du drame dans la vie politique locale, l’émergence du problème au niveau national, la redéfinition des relations entre les collectivités, les administrations, les associations environnementales et les médias… Sur le terrain, les discussions trouvent davantage leur ressort dans la configuration sociale du village qu’elles ne suivent les étapes de l’alerte proposées, par exemple, par Didier Torny et Francis Chateauraynaud (1999)1 – l’alerte, la rumeur, la controverse, la polémique, le procès et la 1 Pour les auteurs, l’importance des alertes résulte du rôle de plus en plus prégnant des métrologies, des instruments de prévision et des cartographies de risques. « Il n’y a pas eu nécessairement d’événement préalable au codage sous la forme d’incident. C’est à proprement parler le codage qui construit l’événement » (id. : 38). Ce décrochage vis-à-vis du paradigme dominant de la représentation sociale des risques permet de s’intéresser aux 332 normalisation. Pour Elvire Van Staevel (2003), la dioxine permet l’articulation de monographies avec l’analyse de « l’affaire » au niveau national car la carrière de la molécule chimique, « sujet d’accidents industriels, objet de controverses scientifiques, de rumeurs, polémiques et débats publics, de crises économiques et politiques et enfin de réglementation » (id. : 26), se répercute pour une part dans la constitution du problème au niveau local. L’auteur pointe cependant une faiblesse de l’approche pragmatique en ce qui concerne la « mise en signification » à partir d’un « cadre culturel, axiologique, symbolique spécifique, autrement dit en dehors d’un cadre de représentations sociales qui paraît insuffisamment pris en compte dans ce modèle » (id. : 151). Les débats nationaux sur l’ambivalence des digues ou l’urbanisation en zone inondable ne semblent pas structurants sur notre terrain. L’ancienneté des crues, la connaissance du phénomène et la faible complexité technique font des inondations un problème construit au niveau local. L’appréhension de l’objet à l’échelle d’un village, sans exclure les interactions avec les communes amont et aval, n’est pas un a priori de la « vulgate localiste »1, qui résulterait de « la valorisation systématique des entités communautaires territoriales » (Bourdin, 2000 : 17). Elle correspond à la tentative de saisir la catastrophe sur un terrain qui soit aussi le lieu du drame, sans pour autant borner notre investigation aux périmètres des zones inondées en 1999. La catastrophe se diffracte, en effet, au prisme de l’échelle d’analyse : phénomène naturel propre à un bassin versant, crise pour les responsables institutionnels, événement médiatique remarquable, évaluation économique des dégâts dans la région, ou encore élément de la construction de la politique de prévention des risques. La focalisation sur une communauté villageoise résulte de l’enquête ethnographique qui suit, sur le terrain, les contours de la catastrophe. Au final, la dimension locale apparaît déterminante tant les singularités territoriales, l’histoire des lieux et l’occupation de l’espace sont au cœur des récits, des explications et des souvenirs. Travaillant sur des risques territorialisés, Geneviève Decrop propose la notion de « scène locale » pour rendre compte des processus d’élaboration, de discussion et de négociation à l’œuvre dans les politiques de prévention. « Les risques naturels se saisissent difficilement en dehors de leur manifestation dans le territoire ; toute approche normalisée du type “rationnel-bureaucratique” ne peut que se heurter à cette profonde territorialité du risque naturel » (Decrop et alii, 1997 : 10). La tension entre les façons dont les personnes traitent pratiquement la question de la réalité ou, si l’on préfère de la factualité des dangers et des risques » (id. : 27). 1 Pour Alain Bourdin, l’anthropologie localiste « fait de la vie quotidienne le niveau social primordial : les superstructures étatiques ne sont alors que des dispositifs (ou des machines de guerre) destinés à mettre à mal le sens et les formes qui procèdent de ce niveau, au profit d’un groupe ou d’une idéologie » (id. : 29). 333 mesures des experts et les perceptions des profanes, évoquée précédemment, se traduit par la distinction entre un « risque scientifique » et un « risque localisé ». Pour Geneviève Decrop, « l’expert est amené à se “territorialiser”. Il est difficile qu’il en soit autrement, dans la mesure où le risque renvoie à des événements survenus dans un territoire concret, avec une part de contingence qui interdit qu’on le réduise dans une modélisation purement scientifique. Il est alors plus approprié de lui substituer une démarche de scénarisation, par laquelle le milieu local actualise la menace, l’expert étant un vecteur actif de cette objectivation » (id. : 36). Le choix de méthode, qui fait de la catastrophe un objet local, permet de saisir un territoire dans un contexte de menace et de destruction. L’événement catastrophique tend de plus à singulariser territorialement et temporellement la question des inondations qui est souvent évoquée par une date – 1999 – et un lieu – Cuxac d’Aude. Le déplacement du risque vers la catastrophe tend à redonner toute sa pertinence à la monographie, non pas singularisante, mais garante de la prise en compte de la dimension locale dans la construction de l’objet. La catastrophe, entre sens et fonction L’attention portée aux causes et aux effets des catastrophes s’inscrit dans une perspective fonctionnaliste et tend à faire de l’événement un élément de rupture et un catalyseur de transformations sociales. Les premiers travaux sur les désastres sont conduits aux États-Unis grâce à des crédits militaires après la Seconde Guerre mondiale1. L’investissement des sociologues américains2 se heurte à la difficulté chronique de définir la catastrophe comme un objet de recherche en sociologie. Il est « l’un des plus discutés » comme le rappelle Éric Lepointe : « Faut-il considérer le désastre comme un phénomène intrinsèquement caractérisable, ou comme une modalité d’un phénomène plus général ? » (Lepointe, 1991 : 153). Une définition trop restrictive tend à vider de sa substance la catastrophe alors que la prise en compte d’une grande diversité de situations dilue sa spécificité. Ainsi, l’intérêt pour les seules situations, où l’agression que subit le corps social surpasse ses capacités d’adaptation3, se distingue d’une approche plus large sur la réaction 1 La perspective psychologique s’intéresse alors à l’étude des réactions individuelles à des situations de stress (Wolfenstein, 1957). 2 Le centre de recherche le plus connu est le Disaster Research Center (Université de Colombus dans l’Ohio puis State University of Deleware) dirigé par E.L. Quarantelli (1978). 3 La définition de C. Fritz (1961) retient comme critère l’empêchement des fonctions sociales : le désastre correspond à « une situation où un événement, concentré dans le temps et dans l’espace, fait subir à la 334 plus ou moins anarchique d’un système social à un changement important dans son environnement ou à des causes internes de désorganisation1. Ces travaux s’intéressent aux réponses apportées aux catastrophes : secours des victimes, restauration du corps social, réparation et reconstruction. Les causes de la crise sont analysées à partir des phénomènes de rumeur, de panique et de contagion propre à l’organisation sociale. Le « cycle catastrophique », défini outre-Atlantique et rapporté par la recension d’Éric Lepointe, ordonne chronologiquement les causes et les effets de l’événement. Le statu quo ante correspond aux équilibres sociaux préexistants marqués par une éventuelle « sous-culture de désastre » résultant de catastrophes anciennes. Le mécanisme de l’alerte s’intéresse à l’évacuation des populations exposées. L’immédiat post-impact se caractérise par la solidarité des « communautés de désastre » et la mise en suspens des clivages sociaux. Pour H. Turner (1964), dans les phases critiques du désastre, de nouvelles normes sociales émergent pour remplacer les normes traditionnelles et institutionnelles devenues défaillantes. La restauration est marquée par le retour des autorités dans la gestion de la crise et l’intervention d’organismes extérieurs qui dissolvent la « communauté thérapeutique » des seules victimes. La recherche des responsabilités, la dénonciation d’un bouc émissaire et les marchandages autour des indemnisations conduisent à des conflits dont les dynamiques s’inscrivent dans des rapports de force préexistants. Enfin, la stabilisation correspond à la définition de nouveaux équilibres sociaux. Cette période permet d’observer la capacité des communautés à absorber les effets du désastre et d’évaluer les facteurs de changement (notamment par le déplacement de clientèle électorale ou par l’intégration du risque dans le débat public). Cette perspective s’inscrit dans la sociologie américaine dont Robert Merton et Paul Lazarsfeld ont été les principaux chefs de file. L’attention est portée sur le changement social dont le désastre constituerait un facteur dynamique et mécanique. Pour Thierry Coanus, l’appréhension de la catastrophe selon la temporalité de l’événement n’assure que peu de cohérence : « Tout se passe comme si l’objet empirique initial se projetait, au sens quasi géométrique du terme, sur des axes problématiques aussi divers que divergents : le rôle des groupes d’appartenance, l’existence éventuelle de “sous-cultures” liées à une histoire récente ou plus ancienne, l’importance non seulement de l’organisation de la prévention mais sa crédibilité sociale, le facteur de la nature du danger, l’état du champ politique, le rôle des communauté qui en est la victime des lésions telles qu’il en résulte un éclatement de tout ou partie des fonctions sociales » (id. : 159). 1 Le critère de désorganisation renvoie à une modification des structures sociales qui peuvent n’apparaître que tardivement dans la définition de nouveaux équilibres. La catastrophe est alors considérée comme un facteur du changement social « non délibéré et fortuit » (Fichter, 1972). 335 médias, etc. » (Coanus, 2000 : 157). De plus, le cycle catastrophique participe d’une conception « rationnelle » de la crise qui vise une solution efficace pour protéger les victimes. Travaillant sur une crise de bradysisme dans la ville de Pouzzoles (à proximité de Naples) en 1983, Amalia Signorelli s’intéresse à la volonté des habitants de rester sur place et de reconstruire leur maison à l’identique. « Sont considérées comme “hors sujet” toute réflexion et toute enquête sur le sens (signification et valeur) que la catastrophe peut recouvrer pour les différentes populations concernées » (Signorelli, 1992 : 150). La catastrophe résulte pour l’auteur de ce qu’un phénomène naturel menace l’ordre culturel de la ville. Dès lors, « le salut ne réside pas dans la fuite. Le vrai salut, le seul possible, signifie réussir à garantir sa propre présence au monde, faire en sorte que les irruptions malignes des forces de la nature ne nous coupent pas du monde où l’on peut faire l’histoire » (id. : 155). Partant d’une question qui émerge chez les sinistrés lors du cataclysme, l’auteur critique la réduction fonctionnaliste. Sur notre terrain, le séquençage de la catastrophe en unités temporelles cohérentes ne correspond pas à la dynamique de l’enquête dont la progression suit notre intégration dans le village plutôt que la chronologie du drame. Des informateurs ont bien tenté de procéder à des découpages pour organiser leur récit mais ils ont renoncé à force de redéfinir les différents moments, de les subdiviser et de les fusionner. La temporalité de l’événement apporte une cohérence trompeuse qui tend à évaluer la stabilité d’un système social. Notre travail s’intéresse davantage à la manière dont les habitants ou les gestionnaires se saisissent de l’évènement saillant qu’est la catastrophe. Il accroît la focale de l’analyse au-delà de la fonction en réintroduisant la question du sens. L’articulation de la dimension symbolique avec les structures sociales – du « pensable » et du « possible », pour reprendre l’expression de Marc Augé (1978) – tend à « appréhender ensemble la généralité de l’esprit humain et les spécificités fonctionnelles concrètes des sociétés et, au-delà, si la première n’est pas une des conditions d’efficacité des secondes » (id. :139). Pour l’auteur, « les systèmes symboliques ne sont efficaces que pour autant qu’ils signifient et fonctionnent à la fois. (…) Il n’y a pas un secteur de la différence (le social) et un secteur du partage en commun (le symbolique), mais une seule et même réalité où ce qui se partage est aussi ce qui nous sépare » (id. : 152). Le but n’est pas ici de trancher un débat ancien entre les partisans du sens et les militants de la fonction. La question posée par Marc Augé permet cependant de clarifier notre propre cadre d’analyse qui emprunte des notions à des travaux dont les référents théoriques semblent parfois antagonistes. Ainsi, le sinistre de la maison est appréhendé à partir des notions de souillure et de pollution de l’univers domestique alors que le groupe des sinistrés émerge dans la turbulence 336 des opérations de répartition des dons et dans la relégation des habitants inondés vers les populations assistées. La nécessité d’interpréter la catastrophe se traduit par le recours à la logique de l’accusation qui est orientée par les rapports de force villageois ou le système d’acteurs des gestionnaires. Enfin, la mémoire du drame s’élabore dans les pratiques de vigilance face aux nouvelles crues mais aussi sous la contrainte de la mémoire longue du village au sein de laquelle se joue les clivages entre anciens et nouveaux. L’enquête ethnographique montre que la question de la fonction fait toujours corps avec celle du sens. L’analyse du matériau ne réside pas dans sa réduction à un texte dont il s’agirait de mettre à jour les structures profondes, ni dans sa mise en rapport systématique avec les qualités sociales des interlocuteurs. La parole de la catastrophe est appréhendée tout à la fois comme un texte et une pratique située. Saisir la catastrophe par la parole Plus qu’un exercice formel, la discussion de ces travaux permet d’expliciter les spécificités de notre démarche. La dynamique des pratiques et des représentations associées au danger tend à nuancer les typologies culturalistes, les clivages entre anciens et nouveaux relativisent le poids de l’inégal rapport au savoir entre experts et profanes, la prise en compte de la dimension locale apparaît complémentaire des analyses de construction d’un problème public, enfin le regard porté sur la question du sens tend à dépasser l’évaluation fonctionnaliste. Sur chacun des points, l’approche ethnologique est définie dans la différence avec les autres recherches sans préciser la cohérence générale du positionnement. Quel objet de recherche avons-nous construit ? L’appréhension de la catastrophe selon les trois faces de l’événement-récit, l’événement-cause et l’événement-mémoire résulte des allers et retours entre l’enquête de terrain et la discipline ethnologique. L’objet de recherche se diffracte selon des axes problématiques relativement autonomes. L’unité temporelle de l’événement se fragmente en un feuilletage diachronique qui imbrique l’avant et l’après, le temps long et la crise. La formulation de la catastrophe apparaît spécifique pour chaque groupe et tend à la singularité selon ce qui en a été vécu. Pour Arlette Farge, « l’événement qui survient est un moment, un fragment de réalité perçue qui n’a pas d’autre unité que le nom qu’on lui donne. […] Fabricant et fabriqué, constructeur et construit, il est d’emblée un morceau de temps et d’action mis en morceaux, en partage comme une discussion » (Farge, 2002 : 70). La 337 cohérence de l’objet empirique, saisi par le sens commun comme un événement localisé, éclate au terme de la construction de l’objet de recherche. Claire Juillard (2005) aboutit, de manière similaire, à la « dilatation » du tremblement de terre d’Assise de 1997 dans le temps de la reconstruction, dans « l’espace et le temps du quotidien » et dans « l’espace-temps de la connaissance ». L’enquête sociologique montre qu’« un tremblement de terre, ce sont des tremblements en plusieurs espaces et en plusieurs moments » (id. : 492) selon que l’on observe le chantier de restauration de la basilique de Saint-François d’Assise, que l’on questionne les sinistrés, les élus ou les religieux, qu’on lise les travaux des sismologues ou des chercheurs en sciences sociales. La dimension plurielle de la catastrophe est un résultat de notre travail mais elle interroge son statut d’objet en ethnologie. L’événement-récit, l’événement-cause et l’événement-mémoire rendent compte des événements de parole, auxquels nous avons été confronté lors de l’enquête à travers l’écoute des témoignages, l’observation des mises en accusation ou le recueil des souvenirs. La catastrophe constitue le point de départ d’un récit, en perpétuelle recréation, construit collectivement, dans des dynamiques et des interactions localisées. A l’instar d’Anthony Oliver-Smith, la « lecture » de la catastrophe comme un « texte social »1 permet de mettre à distance l’événement et de s’intéresser à la manière dont les informateurs s’en saisissent par la parole. L’attention portée dans la première partie au traumatisme et à la souillure traduit la l’altération de systèmes de catégorisation qui engendre au sein du corps social des processus de contamination. Les témoignages des sinistrés associent, d’une part, le récit de la catastrophe et le risque de développer des troubles psychologiques et, d’autre part, la description du sinistre de la maison et la relégation sociale qui les menace. Dans les entretiens, les mots apparaissent, de manière quasi performative, comme les porteurs de la maladie mentale ou les marqueurs des stigmates des populations défavorisées. La diffusion des termes de « stress » ou de « choc » pour qualifier l’angoisse ressentie à chaque alerte, de « sinistré » ou de « SDF » pour rendre compte du dénuement matériel après l’inondation, révèle un mode de contamination par la parole. Dans un tel contexte, les sollicitations des journalistes ou des praticiens de santé mentale participent de ce processus de qualification et de désignation des victimes de l’inondation. La présence prolongée sur le terrain et le recueil 1 La proposition de l’auteur doit être resituée dans les débats outre-Atlantique sur la dichotomie de la catastrophe en termes de nature et de culture : « We may “read” the disaster as a social text as it unfolds in its particular contexts, but the natural forces that created it, or even hazard processes set in motion by technology, exist as independent, exosemiotic agents operating according to physical processes that are ultimately prediscursive, 338 de cette parole lors d’entretiens non directifs permet au contraire à l’ethnologue de s’intéresser à la construction de catégories indigènes qui constituent le point de départ d’une analyse de l’intérieur, attentive aux interactions avec d’autres mondes sociaux. Dans la seconde partie, la compréhension de l’événement passe par la mise en parallèle des explications des habitants, des discours des gestionnaires et du regard sociohistorique du chercheur. La parole, comme moyen de recueil des données, pose des problèmes méthodologiques et épistémologiques auxquels l’exercice réflexif répond en proposant un texte à plusieurs voix. Au-delà de la genèse de la catastrophe, l’analyse s’intéresse à l’imbrication de différents registres explicatifs et à la coproduction du matériau ethnographique par les informateurs et l’enquêteur. La logique de l’accusation prend toute son ampleur dans les conversations orales alors que les documents écrits (articles de presse, rapports officiels ou ouvrages universitaires) ne désignent que rarement des responsables. Travailler sur ce qui est dit, et nulle part écrit, rend difficile la restitution d’éléments dont la dissimulation joue dans l’espace social un rôle essentiel. La retranscription de propos touchant à la mémoire, aux croyances et au secret revient à rendre public le « non-écrit », le « non-dit » et le « non-conceptualisé » d’une société comme l’explique Françoise Zonabend (1994). « Ces actes d’écriture ou de langage fournissent autant de signes et de traces que l’ethnographe remarque, entend, emprunte sans que ses interlocuteurs puissent s’en douter ou consentir à l’y suivre. Comment dès lors, révéler publiquement ce savoir quasi clandestin que le chercheur acquiert sur le thème étudié ? » (Id. : 7). La sollicitation d’un entretien ouvre une attente chez les informateurs et marque la dette de l’enquêteur qui se trouve dans l’obligation de rendre en retour pour finaliser un échange. Pour Jean Jamin, « dès lors que l’ethnographie (…) s’intéresse à des populations connaissant l’écriture – qui plus est, ayant la même écriture – son objet devient un lecteur privilégié » (Jamin, 1985 : 22). La « lecture participante » est plus insistante quand le travail de recherche est assimilé au recueil de témoignages de la catastrophe, destiné à être transmis pour que les « générations futures sachent ce qui s’est passé ». Enfin, le caractère instable, changeant, ambivalent, contradictoire voire silencieux de la parole apparaît dans la troisième partie. La croyance relative au danger et la mémoire de la catastrophe se caractérisent par d’incessants balancements et oscillations qui n’apparaissent que dans la dynamique des conversations. L’affirmation du risque de retour d’une crue, son déni ou plus généralement le silence conservé sur la question correspondent à l’adoption “outside” the text, no matter how many texts may be constructed about them after the fact » (Oliver-Smith, 2001: 39). 339 d’attitudes successives qui permettent de vivre avec le danger. Les évocations multiples du souvenir du drame dépendent des contextes d’énonciation et répondent bien souvent à des stratégies du présent, au-delà des simples commémorations. L’enquête ethnographique permet de réinscrire cette parole dans de multiples temporalités pour suivre ses métamorphoses, ses renversements et jusqu’à son extinction. L’analyse se positionne au plus près de ce qui est dit pour rendre compte de la pluralité et de la complexité des propos, plutôt que de les réduire à une seule et même voix. Au final, la cohérence de notre travail repose sur l’appréhension de la parole de l’événement qui se développe et se pratique dans l’ombre du traitement médiatique, des controverses techniques et des affrontements politiques. Si elle emprunte des éléments à ces discours dominants, elle relève d’une logique propre – mise à jour par la démarche ethnographique – par rapport à la raison écrite ou iconographique. En suivant Christian Ghasarian (2004 : 20) pour qui « les interrogations sur la méthode font partie intégrante de l’investigation de l’objet », l’appréhension de l’événement par la parole fait de cette dernière, non plus seulement un moyen d’investigation, mais aussi une fin en soi, un objet de recherche à part entière. Ce renversement de perspective invite certes à explorer de nouveaux terrains mais aussi à approfondir les modalités d’une pratique réflexive de l’anthropologie. 340 Références citées ACCARDO Alain, ABOU Georges, BALBASTRE Gilles, MARINE Dominique, 1995, Journalistes au quotidien. Essais de socioanalyse des pratiques journalistiques, Le Mascaret, Bordeaux AGIER Michel, 2004, « La force du témoignage. 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Les récits de la catastrophe ...............................................................................27 1.1. L’interpénétration des registres individuel et collectif ........................................................ 31 - Mobiliser le récit des autres pour situer une expérience singulière ..........................................................34 Qualifier la catastrophe de 1999 par rapport aux « inondations normales » ............................................35 Se justifier par le témoignage ......................................................................................................................37 Le récit public de la catastrophe ..................................................................................................................38 1.2. Silences et non-dits : les limites du récit public de la catastrophe ..................................... 44 - L’indicible pour la morale ordinaire ...........................................................................................................45 Des « noyés » aux « traumatisés » : les victimes par-delà les morts et les vivants..................................51 1.3. Matériau ethnographique et troubles psychiques ................................................................ 55 - De la clinique au terrain : l’érosion de la pathologie médicale .................................................................58 Dépsychiatrisation de la symptomatologie et de la thérapeutique..............................................................59 Des soignants discrets à la recherche de troubles invisibles .......................................................................61 - Des psychiatres face à des « attentes politiques » ......................................................................................62 - La diffusion des catégories de victimologie vers les populations .............................................................64 Conclusion.............................................................................................................................................. 66 Chapitre 2. Du sinistre aux sinistrés....................................................................................69 2.1. L’univers domestique inondé ................................................................................................... 71 - Mise en péril de la séparation entre le propre et le sale .............................................................................72 Mélange et désordre : la pollution de l’inondation.....................................................................................73 Quand le « bonheur pavillonnaire » prend l’eau ........................................................................................75 2.2. Trajectoires des objets domestiques après la catastrophe................................................... 80 - Objets périssables et réparation ...................................................................................................................82 Perte des souvenirs et mise en péril de la mémoire biographique.............................................................86 Les restes de l’inondation et la mémoire de la catastrophe .......................................................................89 2.3. Dons et indemnités : entre réparation et stigmatisation...................................................... 91 - Le silence sur la réception des dons : la stigmatisation du donataire........................................................92 Utilisations des aides : une consommation sous contrainte .......................................................................94 Débats et affrontements autour des principes de distribution des dons. ...................................................98 Violences et tensions au sein de la population sinistrée ..........................................................................104 2.4. Les sinistrés : précarité individuelle et dynamique collective........................................... 105 - Le dénuement des sinistrés ........................................................................................................................106 « Passer de l’autre côté de la barrière » : de l’isolement à la relégation sociale ....................................108 De l’association des sinistrés à l’engagement dans la politique municipale ..........................................112 Conclusion............................................................................................................................................ 114 Conclusion de la Partie I...................................................................................................117 351 Partie II : L’événement-cause et la logique de l’accusation..............................................119 La nécessité d’expliquer un événement que l’on ne peut nommer ............................................. 119 Construction de l’objet (1) : un détour par l’événement.............................................................. 121 Construction de l’objet (2) : un détour par la maladie................................................................. 122 Les sinistrés, les gestionnaires et l’enquêteur face au même appel de sens ............................... 124 Chapitre 3. Les habitants en quête d’explications .............................................................127 - Comprendre la catastrophe ........................................................................................................................127 L’insuffisance des explications techniques...............................................................................................128 L’accusation comme valeur explicative....................................................................................................130 3.1. L’accusation des nouveaux : besoin de comprendre et nécessité de faire....................... 131 - Les coupables des dysfonctionnements de l’alerte...................................................................................131 Les poursuites judiciaires et l’affrontement politique..............................................................................134 De la logique de l’accusation à la politique municipale ..........................................................................136 3.2. La rumeur des anciens : assurer la cohésion du village en temps de crise ..................... 140 - Le sabotage des digues par les Sallèlois ...................................................................................................140 La réaction des Sallèlois : la mise en cause de l’administration du canal ..............................................143 3.3. L’« arrangement » entre propriétaires, nouveaux arrivants et gestionnaires ............... 146 - Une transaction foncière intéressante........................................................................................................147 Le pacte du silence entre les initiés ...........................................................................................................151 Réseaux politiques et franc-maçonnerie : la mise en intrigue du territoire ............................................152 Conclusion............................................................................................................................................ 156 Chapitre 4. Les gestionnaires face à la catastrophe...........................................................161 4.1. La catastrophe des gestionnaires : la faillite symbolique de la règle ............................... 164 - Petits arrangements avec la règle au contact du territoire........................................................................166 Réponses politiques à la faillite de la technique.......................................................................................170 4.2. Logique de l’accusation et mobilisation du secret .............................................................. 175 - Le poids des tensions entre l’administration et la société locale.............................................................177 Le secret comme mode d’expression de l’accusation ..............................................................................181 4.3. L’incontournable question : « Que faire ? »........................................................................ 184 - L’ambivalence des digues : entre protection et risque de rupture ...........................................................185 L’expropriation : une réponse à l’absence de solution technique ...........................................................186 Des solutions sans ménagement pour la société locale ............................................................................188 Conclusion............................................................................................................................................ 190 Chapitre 5. La compréhension gratuite de l’enquêteur .....................................................191 5.1. Une histoire longue des inondations...................................................................................... 196 - Aux origines : la terre ferme émerge des marécages................................................................................196 La municipalité de Cuxac, telle Sisyphe, face aux inondations à répétition...........................................198 Destruction et prospérité amenées par les crues de l’Aude .....................................................................207 5.2. La monoculture de la vigne .................................................................................................... 209 - Une foule de petits propriétaires qui aspirent à « être patron » ...............................................................210 Les ouvriers agricoles à la conquête de la propriété ................................................................................216 5.3. La constructions des Garrigots et des Olivettes .................................................................. 223 - La crise viticole à Cuxac : transformer les vignes en terrains à bâtir......................................................223 L’urbanisation des garrigues à la convergence de nombreux intérêts ....................................................227 Conclusion............................................................................................................................................ 230 Conclusion de la partie II..................................................................................................233 352 Partie III : L’événement-mémoire et les ressources identitaires .......................................237 Les pratiques du risque indissociables du souvenir de la catastrophe....................................... 237 La catastrophe : « milieu de mémoire » ou « lieu de mémoire » ?.............................................. 238 Enjeux identitaires et mémoire de la catastrophe ......................................................................... 240 Chapitre 6. Gestes, paroles et souvenirs : le danger au quotidien .....................................243 6.1. Des pratiques qui disent, des objets qui parlent ................................................................. 246 - Des « réflexes » vigilants à la « procession » commémorative...............................................................248 De la faillite des protections collectives aux dispositifs privés ...............................................................250 6.2. Des paroles qui taisent........................................................................