1 La sculpture religieuse dans le deuxième tiers du XIXe siècle
Transcription
1 La sculpture religieuse dans le deuxième tiers du XIXe siècle
La sculpture religieuse dans le deuxième tiers du XIXe siècle : faire œuvre de profanation Clélia Simon Le vocabulaire de la profanation a été largement employé au début du XIXe siècle pour qualifier les destructions révolutionnaires et post-révolutionnaires. Dès lors que les conflits nationaux s’apaisent, que le Concordat est signé en 1801, que la monarchie est restaurée, il semblerait naturel que le champ lexical de la profanation, dont les significations sont souvent violentes, disparaisse, du moins en partie, des textes intéressés par les mouvements de l’art. Pourtant il n’en est rien. Bien sûr, le vocabulaire de la profanation va s’acharner sur les restaurations d’un patrimoine, notamment religieux, dont la plupart des Français croient découvrir les valeurs artistique et historique. Mais il va aussi se déployer dans la description de l’art religieux, et notamment dans celle de la sculpture, objet très sensible aux yeux du croyant en raison de son statut dévotionnel particulier. Avec l’émergence de théories esthétiques nouvelles, et notamment celle de l’art chrétien, le vocabulaire de la profanation va participer à la redéfinition de l’art religieux, qu’il s’agisse du style ou du genre. Il touche particulièrement la sculpture qui essaye de se départir de l’influence de l’enseignement académique, lequel prône l’imitation du modèle antique. Dans le même temps s’opère le glissement sémantique du terme « profane » ; il s’éloigne peu à peu de celui de la profanation pour finalement ne plus avoir qu’un rapport ténu avec lui. Le religieux académique Pour bien comprendre ce qui est attendu de cette pratique artistique qu’est la sculpture religieuse, il faut tout d’abord s’intéresser aux écrits plus généraux du début du XIXe siècle. Avant 1830 et l’apparition du romantisme en sculpture, l’Académie des Beaux-Arts garde la mainmise sur la statuaire. Le modèle gréco-romain et celui des sculpteurs grecs en particulier y est prôné dans ce commencement de siècle. En monopolisant le discours, l’Académie monopolise les champs lexicaux et n’hésite pas à employer celui de la profanation afin de sacraliser le modèle antique. Pour RaoulRochette 1 , en effet, « […] c’est surtout dans ce qui concerne l’expression, que le principe de l’art grec, essentiellement lié au sentiment de la beauté, se révèle à nos yeux […]. Toute expression qui, par sa nature ou par son excès, pouvait altérer la beauté, soit des traits du visage, soit des formes du corps, était adoucie au point juste et précis qui rendait la première sensible, sans nuire en aucune façon à la seconde. Jamais la colère, la rage, la fureur, le désespoir, portés à ce degré hideux qui déshonore la figure humaine, ne profanèrent les belles productions de l’art, 1 Désiré-Raoul ROCHETTE, dit RAOUL-ROCHETTE, remplace depuis 1820 Quatremère de Quincy comme professeur d’archéologie à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. 1 bien que les passions les plus vives, les sujets les plus pathétiques, se montrassent fréquemment dans ces ouvrages. » 2 Ainsi, ce qui est sacré chez les Grecs, et donc le seul élément qui peut être profané en ce début de XIXe siècle en sculpture, est le beau plastique ou physique. L’expression et la beauté de l’expression sont perçues, par Raoul-Rochette et l’Académie, comme totalement soumises à la beauté de la forme. La sculpture religieuse elle-même ne déroge pas à cette règle. Le Calvaire de David d’Angers 3 pour la cathédrale d’Angers en est une excellente illustration. La tête du Christ ne reflète aucune expression contrainte par un sentiment et le corps n’est abîmé par aucune souffrance. Cet état de fait perdure jusqu’en 1830, moment où cet enseignement finit par être ressenti comme trop formel et trop technique. Les dogmes de l’Académie sont alors progressivement remis en cause, et de nouvelles aspirations, pour ne pas encore parler d’inspirations, se dégagent. Le nouveau contexte La révolution de Juillet 1830 bouleverse le champ politique en récusant une Restauration vieillie qui n’était pas la réponse attendue à la Révolution de 1789. En parallèle, les arts cherchent à rejeter la puissance de l’Académie des Beaux-Arts. Et puisque c’est en sculpture qu’elle est restée la plus dominatrice, les artistes vont donner vie, à leur tour, à une école romantique au Salon de 1831 4 . Mais c’est surtout le cri de rage du comte de Montalembert en 1833, dans son ouvrage Du Vandalisme et du Catholicisme qui, en dehors de la destruction des édifices, éclate contre l’usage pernicieux à ses yeux des modèles antiques dans des œuvres religieuses. Il ne faut pas oublier qu’en ce début des années 1830, l’église parisienne Sainte-Marie-Madeleine est architecturalement achevée et le programme sculpté lentement mis en place. L’illustre chantre des causes perdues affirme alors qu’ « il était réservé aux chrétiens, aux catholiques, de trouver le secret de la profanation dans l’inconséquence d’emprunter aux doctrines pulvérisées et flétries à jamais par le Christianisme les types de leurs constructions et de leurs images religieuses, d’édifier l’église du Crucifié sur le plan du temple de Thésée ou du Panthéon, de métamorphoser Dieu le père en Jupiter, la sainte Vierge en Junon ou en Vénus habillée, les martyrs en gladiateurs, les saintes en nymphes, et les anges en amour. » 5 . Il semble évident qu’il s’agit ici d’une attaque implicite à l’encontre du nouvel édifice religieux qui se dresse à Paris. Une des premières réactions face au modèle antique s’exprime, et cela d’ailleurs avec logique, au travers de son emploi dans des productions religieuses, de quelque nature qu’elles soient. Car tout ce qui compose la religion chrétienne et son Église est sacré pour le comte de Montalembert. Et ce sont ici les premières occurrences du vocabulaire de la profanation dans le cadre de l’art religieux en particulier et non plus de l’art en général. 2 RAOUL-ROCHETTE, Cours d’archéologie, Paris, Eugène Renduel, 1828, p. 286 DAVID D’ANGERS, Calvaire, 1819, groupe, pierre, h : 2m06, cathédrale Saint-Maurice, Angers. 4 Jean-Bernard DUSEIGNEUR, Roland Furieux, 1831, statue, fondue en bronze en 1866, h : 1m30, musée du Louvre, Paris. 5 MONTALEMBERT, Charles-Forbes-René comte de, Du vandalisme et du catholicisme dans l’Art ; (fragmens), Paris, Debécourt, 1839, p. 176 3 2 Mais avant d’aller plus loin, il est nécessaire de rappeler que dans les dictionnaires, le terme profane n’a pas l’acception actuelle. Son sens est plus limité à l’entrée du XIXe siècle. L’unique définition du mot dans le Dictionnaire universel de Boiste publié en 1812 n’est autre que : « adj. contre le respect dû aux choses sacrées ; subst celui qui manque de respect pour les choses sacrées ; ignorant ; grossier ; l’opposé de sacré, de savant. » Dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française, de 1835, la première définition reste identique au dictionnaire de Boiste, même si son sens s’élargit à celui qu’il a aujourd’hui. Il en sera ainsi jusqu’aux années 1860. Ainsi, profaner le sacré, c’est d’abord employer le profane en son sein. Et finalement, le profane est le profanateur, celui qui fait acte de profanation. C’est pourquoi, pour des hommes tels que Montalembert, l’église de la Madeleine est une profanation du christianisme. Elle fut érigée et décorée par des objets et des hommes profanes qui ne respectent aucunement le catholicisme et sont parfaitement étrangers à cette religion, seule religion de la France. L’auteur établit d’ailleurs, dans le même ouvrage, le parallèle entre le profane et le sacrilège : « Mais, dites-moi, je vous en supplie, quels sont donc les profanes qui ont envahi tous nos sanctuaires, et qui consommant le sacrilège sous la forme de la dérision et du ridicule, pour mieux flétrir la vieille religion de la France, ont intronisé le matériel, le grotesque et l’impur, sur les autels de l’Esprit-Saint, des martyrs et de la sainte Vierge ? » 6 La réponse de l’Académie La révolte du comte de Montalembert, que Didron aîné portera jusque dans les années 1850, avec son ouvrage Paganisme dans l’art chrétien 7 , contre l’usage du profane dans un contexte religieux, va rapidement susciter une réaction des tenants du modèle antique. Ces « sectateurs » 8 , comme certains aiment à les nommer, vont alors se faire une bannière de la Renaissance. Le meilleur exemple est ici encore Raoul-Rochette qui répond dès 1834 avec son Discours sur l’origine, le développement et le caractère des types imitatifs qui constituent le christianisme et dans lequel il affirme que « Le soleil de la renaissance a lui enfin sur le domaine du christianisme, et sur l’art qui y avait pris racine. », et plus loin que « Les Apôtres, les Martyrs, les Docteurs renaissent de toutes parts à une existence qui n’a désormais plus rien à craindre, ni de la main des hommes, ni des atteintes du temps » 9 . 6 Ibid., p. 170 7 DIDRON (aîné), Paganisme dans l’art chrétien, Paris, Librairie archéologique de Victor Didron, 1853. ANONYME, « La Madeleine. Bas-relief du fronton, par M. Lemaire », L’Artiste, journal de la littérature et des Beaux-Arts, Première série, tome VII, 1834, Genève, Slatkine, 1972, p. 16 8 9 RAOUL-ROCHETTE, Discours sur l’origine, le développement et le caractère des types imitatifs qui constituent l’art du christianisme, Paris, Adrien Le Clere et Cie, 1834, p. 66-67 3 Le modèle antique représente donc, après la naissance du christianisme et au travers de la Renaissance, l’excellence artistique. Mieux, son oubli par les artistes antérieurs est une atteinte portée aux œuvres qui manifestent cette religion. Pour cet auteur, la seule alliance qui ne profane ni l’art, ni la religion, est celle du beau formel et des sujets religieux ; le premier étant la condition suffisante à la beauté des seconds. Cet affrontement textuel entre les deux grands hommes, que sont Raoul-Rochette et le comte de Montalembert, restitue assez bien le débat qui s’enflamme dans ces années 1830 autour de l’art religieux et de ses convenances. La critique accuse les mêmes affrontements. Dans ce contexte, elle utilise d’une manière identique le vocabulaire de la profanation. Un exemple parmi tant d’autres à propos de l’église de la Madeleine, qui va cristalliser le long débat à partir de 1834, est significatif. Un auteur explique en effet dans le journal l’Artiste qu’ « à considérer la nouvelle église en elle-même, l’esprit est choqué de cette physionomie païenne qu’elle présente dans son ensemble : je crois être devant un temple de l’antiquité, et je ne puis échapper aux idées toutes profanes qui naissent en moi. » 10 . La critique va pourtant tenter de déplacer le débat en se concentrant sur l’expression du sentiment, alors même que l’Académie des Beaux-Arts et ses partisans discutent toujours de l’excellence plastique du modèle antique. Tout cela ne se fait évidemment pas sans heurts. Il est difficile pour ces auteurs de se départir de décennies du modèle néoclassique. Ainsi, au Salon de 1833, les critiques admirent, presque sans aucune dissonance, le groupe de Caïn et sa race après être maudits de Dieu d’Antoine Étex 11 ; et, au Salon de 1835, le Saint Augustin de Jean Duseigneur fait l’objet de diatribes : « Cette figure qui n’est ni africaine, ni grecque, ni romaine, ni barbare ; ce manteaux aux plis durs et rudes, cela s’appelle Saint Augustin ! saint Augustin, l’éloquent évêque d’Hippone, cette passion toute orientale, cette grace (sic) toute orientale ! saint Augustin, cet homme vulgaire, sans physionomie, sans expression, sans vie ! » 12 . Ce discours affirme des aspirations s’éloignant du formel. Pourtant, la sculpture d’Étex reprend ces formes antiques à la ligne très définie et colossale, quand l’œuvre de Jean Duseigneur est clairement dans la recherche du portrait, des formes et des sentiments individuels 13 . Le débat va alors s’intensifier et se retrouver chez beaucoup d’auteurs qui veulent eux aussi apporter une pierre à un nouvel édifice dont ils ne connaissent pas encore la véritable destination. Du modèle antique au sculpteur profane 10 ANONYME, « La Madeleine, bas-relief du fronton par M. Lemaire », in L’Artiste, Deuxième série, tome XIII, 1834, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 15. Voir aussi LAVIRON, Gabriel, Le Salon de 1834, Louis Janet, Paris, 1834, p. 137. 11 Antoine ETEX, Caïn et sa race après être maudits de Dieu, 1832-1839, groupe, marbre, h : 2m05, musée des Beaux-Arts, Lyon. 12 ANONYME, « Salon de 1835. (VIIer article). », in L’Artiste, journal de la littérature et des Beaux-Arts, Première série, tome IX, 1835, Genève, Slatkine, 1972, 12e livraison, p. 134 13 Remarquer notamment le travail des mains (ill. 2b). 4 Pourtant, si la critique a parfois du mal à s’élever contre le modèle des statues antiques, les sculpteurs Grecs vont, quant à eux, être progressivement rejetés. Le débat se transforme. Ce n’est plus l’œuvre qui est jugée, mais l’artiste. Dès 1834, un critique s’en prend violemment à l’exposition des bas-reliefs du prix de Rome de 1834. Ne la qualifie-t-il pas de « blasphème » 14 ? En effet, il est venu à l’esprit du jury d’offrir le sujet : Jésus livré aux soldats qui le flagellent à de jeunes hommes dont la connaissance des Écritures semble au critique quasiment, si ce n’est parfaitement, nulle. La forme sacrée des Grecs doit se soumettre dans les sujets chrétiens au beau de la morale chrétienne. L’artiste doit donc être un chrétien irréprochable. Les jugements portés à l’encontre de James Pradier, accusé de profanation et de sacrilège, sont les exemples les plus révélateurs. Théophile Thoré sera l’un des plus virulents. N’hésitant pas à définir ce sculpteur comme un « païen de la décadence » 15 en 1846, voici ce qu’il livre de la Pieta 16 du célèbre artiste exposée en 1847 au Salon : « Dans le groupe de M. Pradier le corps du Christ est tout petit et rabougri disgracieusement entre les deux cuisses de la Vierge. Jamais cette idée inconvenante de la Vierge aux genoux écartés ne serait venue à un artiste du moyen âge, et je ne crois pas qu’il y en ait d’exemple dans toute la tradition. » 17 . Ce sont ici les idées de l’artiste qui sont jugées. James Pradier ne sera pas le seul à être attaqué de cette manière. D’autres le seront, mais avec un peu moins de régularité. C’est ainsi qu’un artiste réputé comme Auguste Clésinger, soupçonné « d’être un peu païen » 18 va être violemment interpellé à propos de sa Pieta exposée au Salon de 1851 (ill. 3) : « Peut-être, M. Clésinger, ne comprendrez-vous pas cela ! Eh bien ! retournez à votre gloire facile et brillante ; reprenez ce poème interrompu de l’amour et du plaisir dont vous savez si bien ciseler les strophes de marbre ; enlacer de myrte et de pampre vert la tête échevelée de vos bacchantes éperdues… mais ne touchez pas à notre Dieu ! » 19 Il faut alors se demander ce qui trouve grâce aux yeux de ces littérateurs. Ce sera pour beaucoup l’imitation du modèle médiéval. Les imagiers de ces temps ont eux réussi cette alliance du beau moral et des sujets chrétiens, car « […] rien n’est chaste, innocent et simple comme l’homme de pierre aux porches de nos églises, et ces œuvres ne sont pas ce qu’une impuissante critique les accuse d’être, de grossiers 14 ANONYME, « Concours de sculpture pour le prix de Rome. », in L’Artiste, journal de la littérature et des Beaux-Arts, Première série, tome VIII, 1834, Genève, Slatkine, 1972, 7e livraison, p. 71 15 THORE, Théophile, Salon de 1846 précédé d’une lettre à George Sand, Paris, Alliance des Arts, 1846, p. 200 16 James PRADIER, Pieta, 1847, groupe, marbre. Ce groupe a été acquis par Mme FARNOUS vers 1850 pour la chapelle Saint-Charles-Borromée de la Pauline qu’elle faisait élever à La Garde. Des reproductions existent à Saint-Denis, Nîmes et Genève. 17 THORE, Théophile, Le Salon de 1847 précédé d’une lettre à Firmin Barron, Paris, Alliance des Arts, 1847, p. 193-194 18 19 ANONYME, Revue du Salon, Caen, Delos, 1851 ?, p. 18 Ibid., p. 19 5 et bruts essais. Ce qu’exprime la statue du moyen âge est, à nos yeux, parfaitement exprimé : c’est la foi dans toute sa candeur. » 20 Cependant, passer d’une imitation du modèle antique à celle du modèle médiéval va très vite être ressenti comme une forme d’imposture. Il est alors demandé à la sculpture religieuse de se recentrer sur le respect de la tradition et, surtout, aux artistes d’être pénétrés d’une inspiration chrétienne. Pour certains, cette inspiration morale n’est pas en elle-même incompatible avec le modèle antique. En effet, les sculpteurs grecs n’ont-ils pas été des "Sybille de Samos" ? N’ont-il pas, en quelque sorte, ressenti le Dieu unique au travers de ces œuvres si parfaites ? En 1856, l’abbé Jouve, dans sa première dissertation introductive au Dictionnaire d’esthétique chrétienne, résume ce point de vue en expliquant qu’il existe un beau idéal naturel, issu de Dieu, qu’ont atteint des Grecs tels Apelle et Phidias : « Lors donc que l’artiste veut produire le beau par l’imitation de la nature, il ne se contente pas d’étudier avec soin pour les exprimer fidèlement, les traits divers de l’objet qu’il a sous les yeux ; mais s’élevant par la pensée au-dessus de la réalité et faisant un retour profond sur luimême, il se recueille dans le silence de la méditation pour consulter ce type idéal, invisible, du beau qui est en lui. Il dit, comme les trois personnes divines, avant de former son âme : « Faisons ceci à notre image : » et bientôt une statue ravissante de grâce et de beauté sera le résultat de cet effort suprême de sa pensée et de sa volonté. Et voilà pourquoi il n’exista jamais de femme aussi belle que celle dont le pinceau d’Apelles (sic) dessina les formes harmonieuses et l’attitude pleine de grâce et de douceur ; et voilà pourquoi la nature ne produisit jamais une tête aussi belle que celle de l’Apollon du Belvédère, ou aussi majestueuse que celle du Jupiter Olympien, chef-d’œuvre de Phidias » 21 . D’ailleurs, sans lui prêter plus d’intentions que celle de redonner au christianisme sa place poétique, Chateaubriand n’écrivait-il pas déjà en 1802, dans la seconde partie du Génie du Christianisme que « Le cœur humain […] a en soi-même un élan vers une beauté inconnue, pour laquelle il fut créé dans son origine. » 22 L’inspiration devient donc la condition sine qua non de la sculpture religieuse. Sans elle, aucune œuvre ne peut revendiquer son qualificatif de religieux. Et puisque le sentiment chrétien est inné en l’homme, l’inspiration des plus grands sculpteurs antiques, en ce cas, n’est plus si sacrilège, et leur imitation formelle peut-être même recommandable. Définition d’un nouvel art chretien 20 C. L., « La forme dans les œuvres d’art. Le Diagraphe. », in L’Artiste, journal de la littérature et des BeauxArts, Première série, tome V, 1833, Genève, Slatkine, 1972, p. 48 21 Dictionnaire d’esthétique chrétienne, ou théorie du beau dans l’art chrétien, L’architecture, la musique, la peinture, la sculpture et leurs dérivés, Paris, l’abbé Migne, 1856, p. 24-25 22 CHATEAUBRIAND, François-René, Génie du Christianisme, Paris, Flammarion, 1966, p. 267-268 6 C’est alors que se fait sentir la nécessité d’un art nouveau, qu’aucun artiste avant n’avait perçu, mais qu’ils avaient tous pratiqué depuis l’avènement de la religion chrétienne et même auparavant : l’art chrétien. Il ne s’agit plus uniquement d’un art, mais de l’art. À partir des années 1840, Lamennais explique en effet que « l’Art implique le Beau essentiel, immuable, infini, identique avec le Vrai dont il est l’éternelle manifestation, et quelque chose qui le rende accessible à nos sens, qui le détermine au sein de la Création contingente ; et comme le Vrai ou l’Etre infini est dans son unité, la source d’où dérive l’inépuisable variété des êtres finis qui le manifestent dans l’univers, le Beau infini est la source d’où dérive le Beau créé, ou la variété inépuisable des formes limitées qui le manifestent dans l’espace et le temps. » 23 . L’art découle de l’idée divine et n’en est plus uniquement le reflet. Il en résulte une redéfinition de l’art et de ses règles esthétiques. L’art est une émanation de la toute-puissance créatrice de Dieu. Rejeter le modèle de sa Création est évidemment un sacrilège. La sculpture acquiert dès lors une place essentielle. En effet, elle devient un art primaire, un art des origines dans la nouvelle hiérarchisation qui accompagne cette esthétique 24 . Le rejet de l’art pur Pourtant, il serait réducteur d’affirmer que les oppositions ne sont le fait que de l’Académie des Beaux-Arts et de l’école romantique de sculpture. C’est aussi contre un autre courant esthétique que s’érigent les inventeurs de l’art chrétien. Ce courant est celui de « l’art pour l’art ». Les vérités qu’ils édictent sont en partie la réponse à la naissance de cette théorie, qui ne peut être que sacrilège puisqu’elle dénie la présence de Dieu dans l’art. D’ailleurs, de Saint-Chéron répond ainsi à Victor Hugo en 1835 : « Remarquez que cette théorie était la seule expression possible, dans l’art, d’une société qui consent à exister sans croyance, sans autorité, sans but. L’homme sorti du sein du catholicisme ne se conçoit plus d’autre fin que sa vie terrestre, que la satisfaction matérielle de ses sens et de ses appétits ; de même, l’art sorti du catholicisme, n’a plus qu’à se contempler lui-même dans ses fantaisies, dans toutes ses formes variées, belles ou grotesques, rêvées par son imagination. … Mais vous outragez la religion, mais vous blessez la morale, mais vous violez la vérité historique ! » 25 Ce que présuppose « l’art pur » pour l’auteur nie toute idée de sacralité et donc « c’est l’art mis hors la loi religieuse, hors la loi morale ; c’est l’abdication de l’intelligence humaine ; c’est l’anéantissement des nobles tendances de nos facultés vers l’infini, vers 23 Cité dans PERQUIN, Hubert, L’Esthétique de Lamennais. Sélections sur l’Art et le Beau, Paris, Ch. Bosse, 1930, p. 1-2 24 PERQUIN, Hubert, L’Esthétique de Lamennais. Sélections sur l’Art et le Beau, Paris, Ch. Bosse, 1930, p. 12-13 25 SAINT-CHERON, Alex de., « De la direction actuelle des Beaux-Arts et de leur avenir. », in L’Artiste, journal de la littérature et des Beaux-Arts, Première série, tome X, 1835, Genève, Slatkine, 1972, 24e livraison, p. 209 7 l’idéal, vers un type de toute beauté ; c’est le manichéisme dans l’art, c’est-à-dire la lutte éternelle et fatale du bien et du mal, du beau et du laid. » 26 Ainsi, l’art chrétien anéanti et profané, ce sont les hommes et leurs sociétés qui se placent hors de la religion et perdent toutes leurs valeurs sacrées. Certes, cette théorie est surtout le fait des ecclésiastiques, mais l’existence de l’art chrétien est largement acceptée comme un art en soi que, dans les années 1850, Grimouard de Saint-Laurent définit assez bien en ces termes : « L’art chrétien, tel que vous le comprenez, est une chose sainte qu’il faut sentir en chrétien ; le dogme doit lui servir de base, la liturgie être sa première règle, la piété en être l’âme. » 27 Voici donc trois règles qui l’unifient, comme le drame, et peu importe la forme et le fond qui sont donnés à cet art, la profanation en est aisée. Quelques controverses Il n’existe cependant pas de débat ou de confrontation portant sur un fait, si l’on peut dire universel, qui ne comporte des altercations intestines. Et ces dernières vont, elles aussi et très naturellement, employer le vocabulaire de la profanation. Sans vouloir toutes les citer, un exemple majeur de ces controverses mérite un intérêt particulier : la question du nu dans la sculpture religieuse. Toujours chez Grimouard de Saint-Laurent, ce qui découle de sa définition le conduit à la condamnation du nu qui est « une sorte de sacrilège » 28 . Mais ce n’est pas une réalité pour tout le monde, même pour Lamennais pour qui la nudité des statues des grands sculpteurs grecs peut être chaste 29 . Cette même idée est défendue par Théophile Gautier dans son Salon de 1847 lorsqu’il écrit que : « L’avenir de la sculpture nous paraît être dans cette idée : maintenir, en dépit des tailleurs et des puritains, ce chaste et sacré vêtement de la forme, le seul habit que Dieu ait donné à l’homme dans le jardin édénique. » 30 Pour certains d’ailleurs, ne pas représenter la nudité en sculpture est en soi un sacrilège puisque : « […] cacher comme par dédain les images qui retracent l’œuvre de la divinité, c’est un délit, une insulte à sa majesté, car ce qu’elle a fait est bon ; l’œuvre de l’homme seule est mauvaise. » 31 Ces quelques mots constituent une définition presque littérale du terme sacrilège. 26 Ibid., p. 209-210 GRIMOUARD DE SAINT-LAURENT, H., « L’art Chrétien dans la Vendée » in Revue de l’Art Chrétien, Paris, Librairie de A. Pringuet, 1858, p. 500 27 28 GRIMOUARD DE SAINT-LAURENT, H., « Du nu dans l’art chrétien, quatrième et dernier article », in Revue de l’Art Chrétien, Paris, Librairie de Ch. Blériot, 1859, p. 517 29 PERQUIN, Hubert, L’Esthétique de Lamennais. Sélections sur l’Art et le Beau, Paris, Ch. Bosse, 1930, p. 58-59 30 GAUTIER, Théophile, Salon de 1847, n. p., n. d., p. 201 31 UN DE VOS ABONNES, MEMBRE DE LA SOCIETE LIBRE DES BEAUX-ARTS, « Sculpture. La Pudeur indécente », in Journal des Artistes, VIe année, 2ème volume, n° 11, 12 août 1832, Paris, 1832, p. 112 8 Les auteurs en reviennent donc toujours à la question de la piété et de sa sincérité chez les sculpteurs qui veulent ou doivent exécuter une œuvre religieuse. En réalité, pour eux, c’est bien l’absence d’une foi sincère chez les artistes qui en soi condamne l’œuvre religieuse. Sans cette foi, aucune inspiration vraie n’est possible, aucune beauté ne peut être créée, aucune œuvre ne peut être d’art. Et ce qui a été reproché à des artistes tels James Pradier et Auguste Clésinger à partir des années 1840, va se généraliser à une large partie de ceux qui ont bénéficié de l’enseignement académique. L’abbé Auber le résume dans les années 1860 dans cette question-réponse : « Pourquoi les siècles suivants voient-ils dépouiller l’Art chrétien du beau et indispensable privilège qui jusqu’alors l’avait maintenu en des mains chrétiennes ? Il faut s’en prendre aux malheurs de l’Eglise, trahie par ses enfants, pillée par les mains sacrilèges des puissants du monde, envahie par leurs prétentions odieuses, et ouvrant forcément le sanctuaire au laïcisme qui s’y étale en vainqueur. » 32 Une synthèse idéale L’inspiration par la foi et l’aspiration en Dieu sont donc bien au centre de ce nouvel art chrétien. Il est alors aisé de comprendre comment le modèle gothique a pris une place dominante, malgré les discours d’un Raoul-Rochette et le rejet de toute imitation par une frange des sculpteurs et amateurs d’art, qu’ils soient critiques ou non. Néanmoins, la beauté plastique a trop été prisée pour être exclue. Elle fait désormais partie du paysage sculptural français et le modèle médiéval devient lui aussi insuffisant, tout comme le sentiment inné des Grecs de l’existence d’une beauté unique, issue d’un Dieu unique, est insuffisant pour qu’ils soient érigés en exemples, eux aussi, uniques. Et plutôt que de parler d’inspiration, il va falloir désormais parler d’idéal. L’idéal est cette alliance de la perfection de la forme et de la perfection de l’inspiration puisée dans la foi, alliance qui a fait défaut aux imagiers des cathédrales et aux Phidias. Tout doit être idéalisé à l’aune de la Création divine. Il faut copier la nature non telle qu’elle est vue dans le monde terrestre, mais telle que Dieu l’a créée dans l’Eden. Quant aux êtres de chair, toute leur attitude doit refléter la recherche de Dieu et, puisqu’ils sont dans cette quête, leurs corps ne peuvent et ne doivent être corrompus. Finalement, le fait d’édicter ces lois donne naissance à un discours plus nuancé, et semble supprimer le besoin de débattre de la valeur et de la convenance des œuvres. Il faut remarquer par ailleurs que les définitions évoluent dans les dictionnaires publiés dans la suite immédiate. Ainsi, dès le début des années 1870, le premier sens du mot « profane » n’a plus trait au respect envers les choses saintes, mais devient dans le Littré de 1872 : « Qui n’appartient pas à la religion ». D’ailleurs, dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse en 1875, le sens d’irrespect disparaît de l’entrée « Profane ». Disparaît aussi l’emploi comique de son acception d’ « ignorant » et « grossier ». Le profane et la profanation s’éloignent l’un de l’autre et, désunis, perdent de leur force. L’absence de ces mots devient alors significative. C’est dans ce contexte que les abbés Migne et Jouve publient le Dictionnaire d’esthétique chrétienne, qui replace l’art religieux dans le domaine 32 AUBER, l’abbé, « Histoire et théorie du symbolisme religieux. Première partie, du symbolisme chez les anciens. », in Revue de l’Art Chrétien, Paris, H. Putois-Crette, libraire, Mars-Avril,1866, p. 134 9 du merveilleux du Génie du Christianisme de Chateaubriand, et dont le langage est considérablement adouci. Cet ouvrage vise à accorder tous les acteurs de la polémique de l’esthétique chrétienne. L’abbé Jouve développe, à la suite de Lamennais, l’idée de l’art sorti des mains de Dieu et du Beau idéal surnaturel et divin qui réunit dans son Beau moral, toujours issu du seul christianisme, toutes les formes de l’art dans leur excellence. Et puisque en dehors de ce Beau, il n’y a pas d’art, il est inutile, semble-t-il, de qualifier son absence. Ainsi, la profanation et le profane sont-ils complètement exclus du discours. Une arme contre la déchristianisation Il est donc nécessaire de se demander pourquoi une telle virulence a pu exister. Le Concordat définit les relations de la France et de l’Église de Rome pendant tout le XIXe siècle, la Restauration puis la Monarchie de Juillet redonnent au culte toute sa place, les commandes affluent pour les sculpteurs, rien ne semble devoir effrayer les littérateurs et les artistes. Mais depuis la Révolution, si le culte a repris son domaine, s’il a besoin de décor, Dieu ne gouverne plus. La Monarchie de droit divin s’est effondrée, les ecclésiastiques sont dépendants d’un gouvernement de laïcs, le monde religieux a été presque totalement ruiné. Il reste peu d’espace pour le Christ et ses représentants dans la nouvelle société française constamment post-révolutionnaire, et plus préoccupée de définir ses droits, que de consacrer ses devoirs envers Dieu. Ainsi, comme il a déjà été pressenti au travers des différents auteurs cités ici, en désignant des profanations et des profanes, c’est la société des hommes que veulent atteindre les théoriciens, les critiques et parfois les artistes. Un ultime texte sur le Salon de 1848, utilisant le mécanisme de la profanation pour tourner en dérision et surtout pour dénoncer cette société qui place la sculpture en dehors de Dieu, permet de bien comprendre ce qui est outragé : « Mais aussi, quel bonheur suprême quand la statuaire est parvenue à donner un corps exact à son idéal. C’est une création presque complète. – Une âme errante n’aurait qu’à entrer dans ce marbre et il deviendrait un être humain, parlant et agissant comme vous, mais plus beau et plus gracieux, sans doute, (pardon, Madame). – Je suis étonné, vraiment, que Dieu n’ait jamais eu l’idée de profiter de l’existence de certaines statues parfaitement bâties pour y placer des âmes qu’il ne sait où fourrer et que souvent il jette au hasard dans des corps de rebut, mal conformés et fragiles, ou gâchés à la hâte. – Les ateliers de sculpture devraient être des succursales de la fabrique des corps humains dont ce cher Dieu, artiste souvent maladroit, s’est attribué à tort le monopole. Il est temps que les âmes réclament contre cet abus. – En attendant qu’elles obtiennent de pouvoir choisir elles-mêmes leurs corps dans les magasins du ciel et de la terre, elles doivent demander aux hommes de réformer autant que possible les erreurs et les maladresses de Dieu. » 33 La position des artistes français qui utilisent d’autres inspirations que l’idéal chrétien est bien celle du profane dans sa forme adjectivale et dans sa forme nominale. Et dénoncer spécifiquement une profanation dans un art chrétien, deviné ou inventé, c’est d’abord et avant tout replacer le christianisme au centre des préoccupations artistiques qui se veulent nationales. C’est pourquoi certains contemporains veulent étendre l’art chrétien, c’est-à-dire des objets et des intentions sacrés, au 33 LEBON DE CHEVROLET, Félix, Salon de 1848. Peinture et sculpture, Paris, Bureau des Auteurs‐Unis, 1848, p. 30 10 monde de l’art dans sa globalité. C’est bien pour cela que chaque obstacle est dénoncé et détruit au moyen, non exclusif, du vocabulaire de la profanation. Car, parler de la profanation n’est-ce pas implicitement parler du sacré ? Les débats, les sculptures elles-mêmes œuvrent donc à redonner vie à une pratique religieuse que beaucoup imaginent être morte dans le même lit révolutionnaire que l’Ancien Régime. Et de toute cette manipulation sémantique de la profanation, somme toute, Dieu n’est pas mort, bien au contraire. Clélia Simon 11 12