Investisseurs de Long Terme: Expliciter les Objectifs

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Investisseurs de Long Terme: Expliciter les Objectifs
Investisseurs de Long Terme:
Expliciter les Objectifs, Optimiser les Incitations
Augustin Landier Professeur de Finance, Toulouse School of Economics Le but de cette contribution est de croiser les travaux récents d’économie des
incitations (théorie des contrats) et d’économie financière (performance des
gestionnaires d’actifs, théorie du portefeuille) afin de jeter un éclairage sur les
conséquences de la crise financière pour les horizons de gestion d’actif. Nous
montrerons que cette crise ouvre un espace nouveau pour une gestion d’actifs dédiée à
des objectifs de long terme. Mais dans le même mouvement, elle oblige à reconsidérer
de près les questions organisationnelles très particulières auxquelles sont par nature
confrontés ces investisseurs. Comment formuler précisément la « fonction objectif »
d’un gestionnaire d’actifs de long terme? Comment le rétribuer d’une manière qui lui
fournisse des incitations alignées avec cet objectif? Comment un fonds
d’investissement de long-terme peut-il organiser la division du travail pour optimiser
la réalisation de son objectif ?
La crise ouvre un espace nouveau à l’investissement de long terme
La crise de liquidité de 2008 marquera de manière durable les attentes et les
comportements des investisseurs. Dans leur large majorité, les fonds ont été
confrontés à une série d’événements dont la simultanéité constituait un scénario jugé
quasi-impossible. Cette concomitance, qui n’est pas due à la coïncidence, a mis en
évidence certaines faiblesses du modèle qui prévaut actuellement dans la gestion
d’actifs, en particulier dans l’investissement alternatif liquide, qui s’est avéré très
vulnérable face à des spirales baissières de revente. Un thème commun émerge: celui
du risque systémique dû à la congestion des positions financières. Les fonds
d’investissement « liquides » se sont avérés être exposés à des risques très similaires1
et c’est cette similarité qui a rendu la crise dramatique, tous les acteurs ayant du
vendre les mêmes produits et facteurs2 au même moment. Les fonds spéculatifs n’ont
pas joué, loin s’en faut, le rôle amortisseur qu’en théorie ils avaient vocation à jouer.
Engagés sur des positions trop identiques, les liquidations de certain fonds ont
contaminé une majorité d’entre eux, déclenchant les spirales baissières. Cette
mécanique de contagion est inexorable: Faisant face à des appels de marge des
banques ou aux retraits de leurs investisseurs, certain hedge funds ont dû “baisser la
voilure” en vendant leurs positions; les prix des “actifs congestionnés” ont alors été
poussés à la baisse, forçant les autres fonds exposés à ces actifs à vendre pour éviter
un excès d’endettement. Collectivement, les fonds spéculatifs ont eu des rendements
négatifs de près de -20% en 2008, mettant sérieusement à mal le cœur de leur business
model, à savoir l’idée qu’ils offraient une source de rendements peu ou pas corrélée
avec le reste du marché. De nombreux fonds ont du stopper les décollectes en levant
leur « gates » : en bref ceci signifie qu’ils n’ont pas pu rendre aux investisseurs le
capital qu’ils réclamaient dans le délai que leur « lock-up» imposait. En effet, la
plupart des fonds spéculatifs s’engagent dans leur contrat avec les investisseurs à
retourner leur capital aux investisseurs dans un délai court (typiquement trois à six
1
Voir par exemple Hasanhodzic, J. et A. Lo [2007] ainsi que Khandaniy A. et A. Lo [2007]) 2
Un facteur de risque correspond à une stratégie dont il est estimé qu’elle a des rendements importants au regard de sa volatilité et de son exposition au marché (beta). Par exemple, « value » et « momentum » sont des facteurs classiques en investissement actions. «Value » est le facteur résultant d’une straégie investissant dans les entreprises sous‐évaluées par rapport à leurs fondamentaux observables (et vendant celles qui sont sur‐évaluées) ; et « momentum » est le facteur résultant de la poursuite de trends (investir dans les entreprises qui ont augmenté précédemment, vendre celles qui ont baissé). mois). Face à la vitesse et l’acuité des décollectes, nombreux sont ceux qui ont du
faire défaut sur cet engagement.
Ce type de spirale de liquidation n’était pas inconnu du monde de la finance ; c’est ce
type d’événement de liquidité qui a conduit à la chute de LTCM, le fameux fonds
quantitatif dont les prix Nobel Myron Scholes et Robert Merton étaient partenaires.
Mais on pensait ce type d’épisode par nature cantonné dans le temps. Or cette spirale
négative sur le prix des “actifs congestionnés” qui a commencé en juillet 2007 aura
mis plus de 18 mois à trouver un frein. C’est une des grandes leçons de la crise : Dans
son équilibre actuel, des dislocations sur les prix dues à des chocs de liquidité, même
sur des actifs liquides (on peut penser aux facteurs equity comme le momentum)
peuvent s’étaler sur des horizons de l’ordre de l’année (et non de la semaine).
En conclusion, si les fonds spéculatifs se sont avérés durant cette crise des acteurs
court-termistes, c’est pour deux raisons. La première est leur trop grande similarité
(sur-utilisation des stratégies d’arbitrage « classiques »). Mais au-delà de leur stratégie
d’investissement, cela tient aussi à leur fonctionnement : levier obtenu auprès des
banques et fortes contraintes de liquidité vis-à-vis des investisseurs, eux-mêmes
prompts à retirer leur mise en cas de performance de court-terme négative.3
Alors que les décideurs politiques achèvent de remettre le système financier en état de
marche, il importe aussi de réfléchir aux changements qui s’imposent pour minimiser
le risque d’une rechute dans ce type de catastrophe systémique. Le développement des
investisseurs de long terme (et le design des contraintes réglementaires qui les
contraignent) font partie de la boîte à outils. Il s’avère en effet indispensable de créer
une classe d’acteurs financiers capable de prendre des positions « contrariennes »
3
Ce n’est pas par hasard que les lock‐ups des hedge funds sont courts; c’est un équilibre de marché qui reflète les problèmes d’asymétries d’information et d’incitations de cette industrie. Les investisseurs sont (à juste titre) réticents à investir dans des stratégies complexes s’ils n’ont pas la garantie de pouvoir retirer leur mise rapidement. (autrement dit potentiellement baissières à court terme) sur des horizons supérieurs à
l’année. Ces acteurs pourront jouer un rôle stabilisateur, limiter la durée des épisodes
de crise ; c’est la première partie de leur fonction. La seconde est de permettre au
contribuable et à l’épargnant de bénéficier pleinement des épisodes de « meanreversion » majeurs qui suivent des crises où l’Etat doit intervenir pour stabiliser le
système bancaire ou enrayer des difficultés de financement majeures dans l’économie.
Faiblesses du modèle actuel des fonds souverains
Le rôle des Fonds Souverains dans le système financier global est maintenant
largement reconnu. Les ressources contrôlées par ces Fonds ont crû rapidement sur la
dernière décennie jusqu’à atteindre le seuil de 3.5 trillions de dollars en 2008. Ils
constituent le paradigme pour le type d’investisseur de long terme décrit plus haut
dans la mesure où ils ne subissent pas la pression court-termiste des retraits de fonds
dans les épisodes de crise et sont peu contraints dans leur stratégie par des frictions de
régulation prudentielle. Nous ne discuterons pas des questions posées par la montée
en puissance de ces fonds pour les pays qui ne partagent pas leur nationalité. Nous
nous intéresserons ici aux problèmes de gouvernance posés par ces fonds du point de
vue du contribuable de leurs nations respectives. Deux problèmes de gouvernance se
posent à ces fonds :
• Capture Politique : Le contrôle politique peut conduire à la capture des
objectifs par l’agenda de court-terme ou les intérêts privés des hommes
politiques en place. Le danger est que investisseurs souverains tendent à
favoriser des projets politiquement porteurs même s’ils sont inefficaces socioéconomiquement, par exemple des projets qui créant des emplois en détruisant
de la valeur (Shleifer and Vishny [1994]). Cette capture par les intérêts
politiques potentiellement distincts de ceux de la Nation (en particulier par leur
court-termisme) risque d’être facilitée par l’inclusion de critères sociaux aux
contours flous dans leur objectif (soutien aux « champions nationaux » et à
l’emploi, lutte contre les pressions d’investisseurs étrangers, aide au
développement de secteurs spécifiques jugés porteurs par les acteurs politiques,
responsabilité environnementale).
• Faiblesse des Incitations: Bien qu’ils aient vocation à maximiser le surplus
social, les organismes gérés par l’Etat peuvent être limités par le manque
d’incitations financières de leurs managers, conduisant à une performance plus
faible (Tirole [1994]) et des difficultés à recruter le capital humain adéquat.
Empiriquement, une première série de travaux analysant la performance des Fonds
souverains vient confirmer les inquiétudes qu’on peut avoir sur les conséquences de
leurs objectifs souvent peu précisément définis.
Shai Bernstein, Josh Lerner, and Antoinette Schoar [2009] étudient spécifiquement
l’investissement en private equity de ces fonds. Ces fonds investissent prioritairement
domestiquement. Il apparaît que ces investissements locaux sont relativement sousperformants et présentent les symptômes des frictions citées plus haut (capture par
l’agenda politique de court-terme, manque d’incitations). En particulier les fonds
souverains tendent à renforcer leurs investissements domestiques quand les prix des
actifs domestiques sont hauts par rapport aux fondamentaux (l’efficacité sociale et
économique préconiserait l’inverse). Cet effet ainsi que la propension à
l’investissement local sont renforcés quand les hommes politiques jouent un role
direct dans leur gouvernance. Les fonds où le pouvoir politique exerce le plus de
contrôle direct investissent plus dans des industries au ratio de price-earning
relativement élevé. L’effet est inverse pour ceux qui ont plus recours à des
gestionnaires externes. Chhaochharia et Laeven [2009], qui eux regardent les
investissements en actions cotées des fonds souverains, trouvent que ceux-ci
investissent prioritairement dans des pays culturellement familiers et dans les grandes
entreprises, phénomène qui traduit selon les auteurs le manque de sophistication et des
préférences politiques. Kotter et Lel [2008] montrent que les entreprises dans lesquels
les fonds souverains investissent ont des rendements anormalement positifs à court
terme (+2.1% dans les deux jours qui suivent l’investissement), mais des rendements
anormalement négatifs à long terme.
En bref, cette littérature empirique naissante, qui ne fait sans doute pas justice à la
diversité des différents acteurs et de leur pratiques, suggère (au pire) que dans leur
ensemble les fonds souverains présentent les symptômes d’une politique
d’investissement infléchie par les contraintes politiques, au prix de la performance
économique, et (au mieux) que leur objectif d’investissement et donc leur critère de
performance ni clair ni explicite.
Propositions de principes d’organisation pour les investisseurs de long terme de type
fonds souverain
De manière brève et suggestive nous souhaitons maintenant exprimer quelques pistes
de réflexion pour la gouvernance et le fonctionnement des investisseurs de long terme
du type fonds souverains4. Notre but est d’aller au-delà de simples appels à la
transparence ou d’affirmations optimistes sur les rendements de l’investissement
4
Certaines de ces pistes peuvent être utiles pour penser à la gouvernance d’acteurs comme les endowments.Elles mettent de coté la question de la régulation prudentielle de véhicules du type assurance vie ou Fonds de Pension, où le matching dynamique des actifs et du passif est une contrainte majeure. responsable. Ces investisseurs sont soumis à des problèmes d’incitation et de sélection
des compétences majeurs : De par son horizon long, la performance ne peut pas être
évaluée dans l’interim. Comment diminuer le risque d’avoir sélectionné un
gestionnaire peu efficace?
Principe 1 : Indépendance et Explicitation des contraintes sociales et
nationales
Si des contraintes de responsabilité sociales comme le respect de
l’environnement ou la préférence pour des investissements domestiques
existent, elles doivent être explicitées précisément et perçues comme des
contraintes auxquelles le gestionnaire soumet sa politique d’investissement.
Ces contraintes n’ont pas à être financièrement rentables pour être justifiées ; il
appartient au gestionnaire d’en minimiser les conséquences négatives sur la
performance. L’explicitation des contraintes permet la délégation de gestion.
L’indépendance du fonds vis-à-vis des demandes politiques de court-terme doit
être assurée, sur l’exemple de celle de la banque centrale.
Principe 2 : S’inspirer du Capital Investissement (Private Equity) pour les
contrats incitatifs.
Il est possible d’investir avec des horizons longs, sans renoncer à donner des
incitations. C’est au fond le problème qu’a résolu le private equity. Chaque
investissement appartient a une « génération » (qui peut être matérialisée par un
fonds spécifique, par exemple fonds I, fonds II etc.). Chaque génération doit
avoir une « horizon de sortie » (par exemple dix ans) sous lequel le gestionnaire
doit sortir les actifs du fonds à leur valorisation de marché. Ces actifs peuvent
être transmis à un fonds de génération ultérieure (Fonds I peut vendre à Fonds
II), mais à un prix de marché. Si nécessaire, une fraction d’un actif peut être
vendue au plus offrant pour déterminer sa valeur de marché. Le gestionnaire en
charge d’un fonds donné (par exemple Fonds I) est intéressé à la performance
finale de ce fonds. Des fonds avec des durée de vie différentes peuvent
coexister, catégorisés par styles d’investissement (par exemple « long-short
equity market-neutral » etc.). La gestion peut être interne ou externe, mais
l’intéressement financier doit être suffisant pour attirer les gestionnaires les
plus compétents.
Principe 3 : S’inspirer des techniques de couverture (hedging) des fonds
spéculatifs pour affiner l’objectif et l’impact d’investissement
Un fonds de long terme peut désirer prendre une large position dans une
entreprise donnée sans pour autant considérer qu’il est optimal de s’exposer à
l’industrie de cette entreprise. Par exemple, une prise de participation dans
France Telecom, peut être couverte en vendant symétriquement un panier
d’entreprises de télécommunication pour neutraliser l’exposition à l’industrie
télécom (ou alternativement une option sur un indice télécom). Ce type de
« hedging » peut étendre la surface d’impact des fonds souverains. Il est à noter
que les actions cotées se sont avérés d’une liquidité très robuste durant cette
crise. La principale limite de ces techniques est qu’elles deviennent plus
difficiles à implémenter pour des investissements de taille extrêmement
massive.
Principe 4: Faire jouer la concurrence
Um même pays peut diversifier ses risques en créant plusieurs fonds
souverains, dont les objectifs et la gouvernance peuvent être identiques, et dont
l’allocation dépend de la performance relative de long terme.
Principe 5: Expliciter la politique de management du risque autant que
possible
Les caractéristiques du portefeuille géré par un gestionnaire donné, telles que
son beta, son objectif de volatilité à différentes fréquences, son exposition aux
facteurs classiques, son niveau de concentration,
mais aussi les pertes
maximales acceptables doivent être explicites. La manière dont le fonds entend
ou non tirer parti du « retour vers la moyenne » après des dislocations de prix
potentiellement longues (comme pour la crise de 2008) est spécifiées ex-ante.
Principe 6 : ne pas avoir peur de développer des techniques d’investissement
sophistiquées en interne
L’aptitude à allouer dans la gestion alternative repose sur une bonne
connaissance de la frontière technologique. Par exemple, dans la réplication de
stratégies classiques (les fameux « clones »), les investisseurs de long terme les
plus larges ont intérêt à développer des capacités de production en interne. Ce
sera aussi le moyen de leur donner un rôle de veille technologique, de
formation du capital humain et de catalyseur de l’écosystème de place. De
nombreuses opportunités récentes d’investissement reposaient sur la capacité
des acteurs à valoriser de manière rapide des actifs et portefeuilles complexes.
Principe 7 : ne pas confondre investissement de long terme et faible volume de
transactions
Certains facteurs ont des propriétés statistiques de long terme qui les rendent
attractifs pour un investisseur d’horizon long, mais nécessitent un volume
important de transactions (par exemple, investir dans les entreprises ayant telle
ou telle propriété a in instant donné suppose de recomposer le portefeuille
périodiquement). Cette distinction conceptuelle entre horizon d’investissement
d’une stratégie et durée d’investissement dans chaque entreprise est l’objet
d’une confusion répandue qu’il convient de lever.
Conclusion
En mettant à jour les difficultés des investisseurs classiques face à des dislocations de
prix durables, la crise a montré le besoin d’investisseurs de long terme stabilisateurs
(et ce même sur des actifs réputés liquides). Les derniers mois ont aussi démontré les
opportunités qui existent pour ceux d’entre eux qui sont à même de se placer à la
frontière technologique de l’innovation financière. La capture politique de la stratégie
de ces fonds, et la négligence des questions de gouvernance, d’organisation et
d’incitations des gestionnaires constituent un double écueil à éviter.
Références :
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