Nouveau Théâtre et Nouveau Roman: la quête d`un art perdu par

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Nouveau Théâtre et Nouveau Roman: la quête d`un art perdu par
Nouveau Théâtre et Nouveau Roman: la quête d'un art perdu
par
Mélanie Rivest
Mémoire de maîtrise soumis à
L'Université McGill
Maîtrise ès Lettres
Département de langue et littérature françaises
Université McGill
Montréal, Québec
Mai 2004
1+1
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•••
Canada
Table des matières
Remerciements
p.
11
Résumé
p.
1ll
Abstract
p.
IV
Introduction
p. 1
Chapitre premier: Une scène à reconstruire
p. 16
Chapitre deuxième: Le romanesque à venir
p. 42
Chapitre troisième: Deux hommes, deux arts et une même recherche
p. 76
Chapitre quatrième: Nulle part entre l'un et l'autre
p. 96
Conclusion: Finalement ...
p. 117
Bibliographie sélective
p. 128
Remerciements
Certaines personnes m'ont soutenue tout au long du considérable processus de création
de ce mémoire, de la cogitation au dépôt, et je les en remercie. Non que je craignais de
ne pas me rendre à terme, mais ce soutien indéfectible a permis à mes quelques mois de
rédaction de se montrer sous leurs meilleurs jours. J'ai donc pris plaisir à réfléchir à ce
mémoire et à le rédiger de façon à bien rendre mon bonheur d'écrire sur le théâtre. Merci
à mon amoureux d'être lui, à ma famille pour son inconditionnelle confiance, à Morphine
pour sa présence tranquille, à mes deux amies pour une amitié qui me fait du bien et à
Mme Gillian Lane-Mercier pour ses précieuses relectures.
Résumé
On a rarement lié l'histoire du théâtre à celle du roman.
Pourtant, étudier
l'évolution des deux arts à partir du XVIIe siècle permet de situer et d'élucider les sources
d'une contamination. C'est plus précisément au XrXe siècle que l'histoire du théâtre et
du roman s'est envenimée, qu'elle s'est détournée des saines influences au profit d'une
relation déloyale aux termes de laquelle le théâtre se perdait. En niant ses facultés à
révéler le « vrai », en admettant sur sa scène le réalisme romanesque, le théâtre a bafoué
ses possibilités et a laissé son art se désintéresser de la théâtralité en montrant tout ce qui
aurait dû être évoqué.
Vers 1950, un mouvement d'avant-garde s'échafaude pour
ressaisir l'art théâtral afin qu'il reprenne confiance en son langage de scène, pour
favoriser un renouvellement de la vitalité du théâtre par un nouveau langage qui utilisera
tout ce que la scène peut elle seule rendre. Travaillant à redéfinir ce qu'était le théâtre,
les nouveaux dramaturges croyaient abolir la contamination théâtre-roman.
Or, ce
«Nouveau Théâtre» est sitôt secondé par une entreprise romanesque similaire, le
«Nouveau Roman », dont les tenants souhaitaient eux aussi s'octroyer le droit à la
défense des possibilités de leur art et à la recherche d'une nouvelle écriture. La parenté
des revendications est telle que la contamination s'est poursuivie là même où on espérait
l'annuler. Comme s'ils étaient indissociables, théâtre et roman se joindront une fois de
plus lorsqu'une nouvelle romancière tentera le théâtre. La contamination s'annonçait ici
des plus criantes ; elle sera toutefois noyée par la suite lorsque, à l'orée du XXr e siècle,
les frontières entre les arts s'abaissent pour permettre à l'œuvre devenue matière d'être
relue par le roman, d'être rejouée sur scène ou d'être revue au cinéma.
Certes, la
contamination entre le théâtre et le roman demeure, mais on la repère moins
distinctement qu'auparavant, en raison du mélange des genres et de la confusion créée
par les différentes adaptations que peut connaître une œuvre depuis sa création.
Abstract
The histories of the Theater and of the Novel have rarely been linked to one
another. Nevertheless, studying the evolution of the two arts as of the seventeenth
century, allows us to pinpoint and define the sources of contamination. It is more
precisely in the nineteenth century that the history of both the Theater and the Novel
became envenomed, going from fresh influences to disloyal relations during which time
the Theater faded by admitting romanesque realism to take the stage. By denying its
capacity to reveal the "real", the Theater failed its possibilities and let its art be
disinterested from the theatricality showing aIl that should have been evoked. Men of
theater participated at recapturing the theatrical art so to regain confidence on stage and
near 1950, an avant-garde movement flourished to favor a renewal of vitality for the
theater with a new language which utilizes aIl of what the scene could provoke. This
"New Theater" is soon followed by a similar romanesque enterprise, the "New Novel", a
group of novelists also wishing to acknowledge the right to explore a new style of
writing. By working to redefine what Theater was, the new dramatists believed to have
abolished the Theater-Novel contamination. However, the New Novel also fumbled and
made an effort to defend the possibilities of its art with as familiar claim as those of the
New Theater that the contamination persisted when it was thought it would be annulled.
As though they were indissociable, both Theater and Novel converge once again when a
new novelist experiments with the Theater. The contamination could have been obvious
but its continuation drowns in a wave of genres when, at the dawn of the twenty-first
century, the boundaries dividing the arts dissipate to allow a piece materializing to be
reread from the Novel, to be replayed on stage or to be reshown in the cinema. lndeed,
the contamination between the Theater and the Novel remain but we see it less distinctly
than before, in view that confusion is created by the different adaptations known from a
work since its original creation.
« Je ne sais si un drame ou une comédie sont plus probants qu'une
symphonie ou un tableau. Ce que je sais c'est que le théâtre a
beaucoup plus de mal à être théâtre que la musique à être
•
1
musique .»
Eugène Ionesco
1
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p.193.
« Le but du théâtre, considéré comme un tout, est de rétablir son Are. »
Edward Gordon Craig, 1915
Écrire sur le théâtre français et son histoire à partir du
xvue
siècle, c'est
inévitablement se consacrer à fouiller un art qui a connu au long de son histoire tout ce
qu'il avait lui-même mis en scène: la gloire, l'amour, l'assurance, la dominance, la
compétition, la jalousie puis l'insécurité, la faiblesse, la profanation et l'avilissement
jusqu'à la perte. Au XVIe siècle se perdait déjà le caractère d'exception du théâtre, celui
d'une précieuse fête collective inédite3 . En France, le
xvue siècle a laissé émerger un
théâtre dont le franc succès, né des plumes de Corneille, Molière et Racine, est parvenu
jusqu'à nous après avoir conquis les rois Louis XIII et Louis XIV qui offrirent leur
protection aux jeunes troupes renversant par larges masses le public français et
l'admiration des auteurs étrangers qui, d'Espagne, d'Italie et d'Angleterre, avaient peine
à rivaliser avec les illustres figures aujourd'hui devenues les assises du théâtre français.
Le siècle d'or, c'est le siècle du théâtre invité au château, mais censuré, se propageant de
troupe en troupe puis parcourant les rues et entrant tranquillement en salles à la conquête
d'un public qui se laissait prendre par les tragédies et les comédies de son temps, se
laissait prendre par les artisans d'un théâtre qui apparaissait de plus en plus aux autorités
comme un art nécessaire. Naissait alors un théâtre de tous les jours, un théâtre qui se
répétait au gré des encouragements reçus. De nouveaux auteurs tentaient de poindre et
Dans Paul-Louis Mignon, Le théâtre du XXe siècle, p. 25.
3 Je ne prétends pas offrir à mes lecteurs une histoire complète du théâtre français (à
partir du XVIIe siècle.) Plutôt, j'ai relevé en guise d'introduction à mon travail essayistique
les moments intéressants qui permettront d'amener l'hypothèse que je présenterai dans
quelques pages.
2
2
d'imposer leurs textes, mais il faudra attendre les ressacs de la Révolution française pour
qu'une relève prenne place à la fin du XVIIIe siècle.
Déjà à l'époque du théâtre classique s'imposait le souci d'être vrai ou plutôt
vraisemblable\ pour reprendre la terminologie utilisée depuis Aristote; on mettait de
côté les scènes extraordinaires et la féerie pour ne rien risquer qui puisse mettre en péril
cette préoccupation nouvellement légiférée par la règle des trois unités. Tributaire de
l'argument de la vérité, cette règle obligeait la vérité (l'action) à se jouer en un seul lieu,
en un seul jour et en une seule intrigue.
Si la notion léguée par Aristote de
« vraisemblance» a perduré jusqu'au classicisme, c'est qu'elle participait à justifier les
trois unités sur le plan de la représentation. Comme celle-ci dépassait rarement trois
heures, tous les événements étaient présentés sur une même scène et on ne montrait
jamais plus d'un événement à la fois afin d'encourager le public à être amené de son
temps présent au temps de la fiction. La« vraisemblance» et les trois unités dirigent
donc l'art théâtral vers un même but: rendre toujours plus harmonieux l'adéquation entre
ce qui a lieu sur scène et l'actualité des spectateurs qui doivent croire à une action
4
On doit au plus ancien historien du théâtre d'avoir proposé cette idée de la
« vraisemblance», notion à la fois subjective et historique puisqu'elle est avant tout ce
qui semble vrai pour un public donné. Le (( vraisemblable» aristotélicien peut aussi
représenter le plus haut niveau d'identification des choses, des événements et des
personnages au réel pour être ainsi moins ce qui semble vrai que ce qui apparaît
comme étant acceptable, crédible. Dans sa Poétique, Aristote précise qu'une pièce de
théâtre doit faire enchaîner les événements qu'elle présente de façon logique et
rigoureuse, à défaut de quoi les événements devront s'enchaîner selon la probabilité de
ce qu'il serait possible d'observer dans la vie. La marge entre l'objectivité et la
subjectivité est mince: est vraisemblable ce qu'il est possible qu'il advienne dans la
réalité, mais est aussi vraisemblable ce qui est le plus conforme aux attentes d'un public
précis à un moment précis. Je ne peux malheureusement m'étendre sur ce sujet, mais il
me semble primordial de suivre l'évolution du vocabulaire utilisé pour nommer ce qui est
3
probable. La protection des autorités, en plus de l'engouement croissant et indéfectible
des populations françaises, amenèrent au théâtre classique son lot de contraintes. Quand
on demande à un art, en échange de sournoiseries présentées sous formes de parrainage,
d'être l'école d'un peuple avide d'héroïsme, d'assouvir l'orgueil de villes en mal de
reconnaissance, on l'implore du même coup à servir une politique qui l'asservit. En
1793, des représentations gratuites seront données sous la tutelle économique de la
République; l'année suivante, le Comité de salut public décrète l'obligation pour toute
ville de quatre mille habitants et plus de posséder une salle de spectacles. On a alors
(mal) compris le pouvoir du théâtre.
Insidieuse, cette manière de célébrer un art en
multipliant les scènes et en restreignant ce qu'il est possible d'y créer. Le théâtre entre
dans l'ère de la dépendance, celle des subventions pour les uns et celle de la faveur du
public (des recettes !) pour les autres: au XIXe siècle, rien ne sera plus payant à présenter
qu'un divertissement. Avec un public assoiffé non plus de grandeur, mais de grandiose,
de nouveaux métiers du théâtre s'avèrent indispensables, tout comme l'introduction de
l'électricité dans les salles et celle de la musique autrefois réservée au ballet et aux opéras
contribuent à offrir un théâtre réduit au spectacle.
Une scène si garnie appelle un
directeur, une personne capable d'orchestrer tous les attributs de ce théâtre qu'on veut
toujours plus vraisemblable. Ces nouvelles réalités obligent un terme nouveau et c'est la
lointaine époque où la « mise en scène» constituait encore l'affaire de l'auteur.
L'exemple de Victor Hugo qui faisait appel à des peintres et décorateurs reconnus ou qui
recherché au théâtre.
À la « vraisemblance» qui demeurera jusqu'à la fin du
classicisme, les romantiques imposeront la notion de « vrai ».
5 Dans Magali Wiéner, Le théâtre à travers les âges, p.122.
4
dessinait lui-même certains costumes ou plans de scène montre qu'être auteur de théâtre,
à cette époque, signifiait imposer certains choix sur la scène même. Un dramaturge qui
poursuit son travail dans la salle une fois son texte achevé se confronte aux règles strictes
d'un théâtre toujours classique, sempiternellement attaché aux Anciens.
Cette
inféodation mine l'innovation des jeunes auteurs étouffés, prisonniers de conventions
obtuses et centenaires. Les foules se présentent à leurs sièges, mais certains dramaturges
dédaigneux de la facilité, enlisés, n'ont plus rien à dire dans ces conditions. Il y a des
coutumes - des habitudes que l'on nomme parfois telles pour ennoblir ce qui stagne dont on ne peut éternellement s'accoutumer. Et, comme lorsqu'on ne fait plus confiance
au temps pour combler les attentes, une bataille se prépare.
1827-1830. Pour l'une des rares fois au cours de son histoire, le théâtre lutte pour
accueillir sur sa scène la liberté entravée depuis trop d'années par, notamment, la règle
des trois unités. S'affrontent alors les tenants du théâtre classique et ceux du nouvel art
romantique. Au-delà des unités dont il veut délivrer son époque, Victor Hugo, dès sa
préface de Cromwell (1827), décrie le manque de liberté accordée au théâtre et requiert
rien de moins que le mélange des genres, le mélange du sublime et du grotesque, ainsi
qu'une écriture poétique vivante et complète. Comme le drame romantique qu'il propose
sait satisfaire un public toujours désireux de s'émouvoir et, surtout, de paraître ému,
d'épancher sa sensiblerie en l'étalant aux yeux d'autrui, ce qu'on appelle désormais la
bataille d' Hernani réussit à réserver une place au théâtre romantique. Alors qu'Hugo
peinait pour renverser la règle des trois unités, la notion de « vraisemblance» cédait sa
place à celle du « vrai ». Hugo et les romantiques n'entendent guère ici la réalité absolue,
5
mais bien la vérité de l'art: « Le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans le
monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout doit et peut s'y réfléchir, mais
sous la baguette magique de l'art6 .»
Le théâtre romantique tend à évoluer plus
rapidement que son homologue classique, trop soumis aux normes.
Revendiquant
l'espace requis à sa libre expression, il ne cesse de se renouveler tout en promettant de
demeurer l'art qui révèle le vrai, mais qui surtout et plus que jamais auparavant, expose la
vérité bien à l'abri du faux.
La fin du XIXe siècle voit s'élever le règne du metteur en scène et, avec lui, les
défenseurs et combattants du naturalisme si cher au romancier Émile Zola. C'est ici que
les axes se courbent, que les frontières s'affaiblissent et que les termes d'influence, de
partage, d'échange ne peuvent plus être employés sans gêne. D'un côté, il y avait un
théâtre qui, se cherchant toujours, en était venu à lasser par la lenteur de son évolution;
de l'autre, un roman qui, en plein essor, dérobait malicieusement au théâtre sa position
privilégiée dans le cœur des populations qu'il avait tenue pour inattaquable, invulnérable,
immobilisée dans les hauts-lieux de l'estime française, immunisée par une gloire qUI
l'avait si longtemps préservée qu'elle avait finement trahi l'objet de ses honneurs. La
solide notoriété du théâtre, attisée soir après soir, de salle en salle, a très tôt réussi à le
desservir, à aplanir ce qu'il y avait de proprement théâtral au théâtre, à dénaturer
l'essence même de son offrande. Le travail du Théâtre-Libre, fondé en 1887 par l'acteur
et metteur en scène André Antoine, constitue la manifestation la plus décisive de
l'assujettissement du théâtre à une autre forme d'art que la sienne. Séduit et convaincu
6
Victor Hugo, « Préface », Cromwell, p. 48.
6
par la théorie naturaliste de Zola, Antoine innove au théâtre, l'introduisant dans la
modernité par un travail à partir des préceptes de cette nouvelle doctrine. Le théâtre qui
était déjà passé de la grandeur au grandiose, traverse maintenant du vrai au naturel. Alors
qu'on lui avait autrefois décerné la tâche de trouver la vérité, de s'approcher le plus
possible du vrai, le théâtre doit maintenant faire montre de naturel. Subtilement, on
délaisse la quête de ce qui est vrai pour chercher à montrer ce qui est pareil en se
détournant du vrai au profit de la reproduction du réel. La nuance est de taille à faire
jouer le théâtre sur un terrain qui n'est pas son aire de jeu, de taille à laisser le théâtre se
perdre à travers ce qu'il ne lui revient pas de chercher, ce qu'il ne revient d'ailleurs à
aucun art de chercher. Ce qui doit être création théâtrale devient reproduction ; ce qui
doit être illusion devient copie; ce qui doit être espace devient simple décor, pire, milieu
social; ce qui doit être personnage ne vise plus qu'à être une excroissance du dit milieu.
Plus rien de ce qui devait être simulacre n'est présenté comme tel et une si malheureuse
confusion avec la vie met le théâtre à plat. La mise en scène doit représenter un milieu
social précis et l'acteur est prié de jouer le plus naturellement possible devant ce
quatrième mur qu'Antoine édifie. On tourne le dos au public pour amener le jeu à
oublier le théâtre, pour amener le spectateur à oublier le jeu et on octroie au décor la
place que tiennent les descriptions dans le roman naturaliste pour faire oublier le célèbre
rideau et les planches historiques. C'est en cherchant à communiquer une vision du
théâtre où les acteurs vivent la pièce au lieu de la jouer qu'Antoine a innové par ses mises
en scène. Par chance, aucun dramaturge français de l'époque ne s'est réellement lancé
dans cette entreprise, ce qui a imposé au directeur du Théâtre-Libre la tâche de dénicher
7
des pièces étrangères pour avoir de quoi offrir derrière son quatrième mur. Antoine a
réussi à créer au théâtre un style scénique particulier, ce qui déjà amenait le théâtre à
quitter les confins de la légèreté et du divertissement et allait inciter une lente remise en
question. En invitant sur scène le naturalisme romanesque, Antoine a indiqué - sans le
vouloir - ce qu'il ne devait pas advenir du théâtre. Jarry a réagi et son Ubu 7 a ruiné en
quelques répliques les conventions de la copie naturaliste, mais les alliés ont manqué si
bien que des changements en douceur l'emporteront sur la radicalisation revendiquée par
des hommes de théâtre - et de devoir - encore trop isolés et trop peu nombreux. On mise
sur le XXe siècle pour secouer un art qui s'empoussière et se perd, mais les conflits
mondiaux ralentiront le renouveau qui se préparait depuis Jarry, lequel finira par éclater,
littéralement, pour ensuite s'imposer au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
Le début du XX e siècle est marqué par des tentatives de faire de la scène un lieu
d'évasion hors du réel; toutefois, le surréalisme, qui a laissé sa marque sur la peinture et
sur la poésie, n'a guère obtenu le même succès au théâtre, demeuré presque indifférent.
Et si les mises en scène d'Antoine ont influencé le théâtre moderne à l'échelle mondiale,
le théâtre français s'est pendant longtemps entêté à ne pas se laisser séduire par les
esthétiques étrangères et est demeuré quasi insensible à la nécessité de se renouveler.
Tout au plus, en un siècle, on était passé du théâtre de l'auteur à un théâtre du metteur en
scène préparé dès la fin du XI Xe siècle: l'intérêt s'était déplacé et le metteur en scène
était devenu roi du texte et de la salle. L'entre-deux-guerres, c'est l'époque de Jacques
7 Sa pièce Ubu roi fut présentée au Théâtre de l'Oeuvre le 10 décembre 1896 et suscita un succès
mêlé au scandale de la nouveauté. Deux théâtres français combattaient le naturalisme à cette
8
Copeau, Charles Dullin, Gaston Baty, Georges Pitoëff et de Louis Jouvet qui sont
souvent réduits à batailler pour un théâtre de qualité et pour faire face au trou béant
engendré par le manque de subventions, encore décernées à ceux qui s'obstinent, en
piétinant, à monter ce qui ne surprend plus personne.
Lorsque vers 1945-1950, de
nouveaux dramaturges veulent offrir des textes inédits au théâtre, c'est l'engagement qui
les domine. Camus et Sartre, entre autres, ont délaissé quelque temps le roman et la
nouvelle pour, par une même écriture, choisir le théâtre, qui sert mieux leurs idéaux.
Encore une fois, le théâtre prête sa scène à la mode du moment, s'abstenant d'admettre
qu'il n'est plus en vogue, que la radio, la musique posée sur disque et le cinéma
conquièrent une part importante du public.
Cet art qui jouissait jadis du statut d'art
nécessaire, qui est ensuite devenu divertissement puis loisir, est désormais confronté à
une abondante concurrence sur le lucratif marché des «passe-temps ».
Un Antonin
Artaud par exemple, qui souffrait de voir le théâtre balinais aller de l'avant vers un
langage proprement théâtral en comparaison avec le théâtre occidental, trop souvent
assujetti à la parole, a longtemps travaillé à définir ce que les artisans occidentaux
oubliaient que le théâtre pouvait être. Mais, voilà la Deuxième Guerre qui survient théâtre de l'inimaginable - et c'est à sa suite que le théâtre tentera de renouer avec ce
qu'il avait délaissé. C'est alors qu'il reprend sa scène désacralisée et qu'il s'évertuera à
redéfinir ce qui peut y prendre place. Le festival de théâtre d'A vignon créé en 1947 par
Jean Vilar réussit à raviver une passion ennuyée chez la population française. Si on
entend souvent que tout était maintenant permis au théâtre à cette époque, c'est qu'on a
époque, le Théâtre d'Art de Paul Fort, fondé en 1890, et le Théâtre de l'Oeuvre fondé en 1893 par
9
tendance à méconnaître la gravité de ce qui se jouait ou qu'on minimise, banalise et
déforme l'ampleur et les fondements de la remise en question. Le rideau de scène ne se
lèvera plus que si le théâtre ose enfin se lever aussi. On réserve désormais la scène à ce
qui est écrit pour elle. Le théâtre s'efforcera de redevenir théâtre, de rétablir son Art.
Pourquoi un art qui fut si prospère en est-il venu à devoir se refaire? Comment
tous les talents qui ont travaillé sur ou pour la scène française ont-ils pu œuvrer à côté de
leur art, voire même peiner contre lui ? Les hommes de théâtre ont laissé entrer sur leur
scène ce qui ne lui était pas destiné et c'est là la source de la thèse que je propose de
défendre. Parcourir l'histoire du théâtre moderne, c'est, inévitablement, parcourir une
part de celle du roman puisque l'étude du théâtre, à partir de la première moitié du XIXe
siècle, ne peut se faire sans reconnaître, humblement, ce que le roman lui a offert et, avec
rancune, ce qu'il a sournoisement tari en lui, ce qu'il a euthanasié jalousement. C'est
plus précisément dire que l'étude du théâtre moderne ne peut se faire sans reconnaître,
avec une désolation blessée, le manque d'autonomie et d'indépendance du théâtre. C'est
au cœur de cette querelle complexe que se situe le présent travail. En proposant de
m'arrêter sur quelques moments de l'histoire du théâtre et du roman français depuis la
Deuxième Guerre mondiale, j'entreprends par le fait même l'étude de leur
« contamination8 », soit l'histoire brouillée et envenimée de deux genres littéraires.
Selon moi, c'est dans cette contamination que prend naissance l'ardeur de la volonté
commune et novatrice des nouveaux dramaturges et des nouveaux romanciers à redéfinir
Aurélien-Marie Lugné-Poe.
Dans son Dictionnaire encycfopédique du Théâtre, Michel Corvin fait allusion à la thèse
de la contamination à l'entrée (( Roman et théâtre)), p. 1416.
8
10
le théâtre et le roman pour enfin leur offrir un langage propre, respectivement destiné à la
scène ou à des pages romanesques. La popularité grandissante du roman a, semble-t-il,
effrayé le théâtre jusqu'à fragiliser son autonomie, jusqu'à la faire chanceler et jusqu'à ce
que vienne se confondre avec le genre romanesque tout ce qui participait à « montrer» le
théâtre. Des inoffensives influences mutuelles, la relation des deux genres a évolué, à
partir du mouvement réaliste, vers une contamination de plus en plus unilatérale qui a
obligé le théâtre à expliquer tout ce qu'il s'était contenté jusqu'alors de présenter sur
scène par l'évocation. Voulant se rapprocher de la « vérité» peinte à pleines pages dans
le roman réaliste, le théâtre s'est peu à peu dénaturé : à rechercher la vérité du roman, il a
du même coup perdu la sienne. La relation se trouve désormais malsaine et c'est au
moment où le théâtre se laisse définir par le roman, soit aux alentours de la Deuxième
Guerre mondiale, que débutera mon travail.
Les combats menés par les nouveaux
dramaturges et romanciers représentent pour moi une des répercussions majeures de cette
contamination ; c'est l'époque où les adeptes des deux genres littéraires, chacun de leur
côté, s'acharnent à distinguer de façon draconienne théâtre et roman afin que la
contamination soit enrayée à tout jamais. S'intéresser à ces deux courants solidement
ancrés dans leur contexte, non pas seulement littéraire, mais plus largement culturel et
social, c'est tenter de saisir l'incessant désir des dramaturges et romanciers de renouveler
leur art et d'en faire un outil de recherche, de travailler à définir un langage propre au
théâtre pour les premiers et spécifiquement romanesque pour les autres. C'est l'époque
de l'émergence d'une nouvelle écriture dramatique et romanesque, si nouvelle que ces
deux projets littéraires constitueront, entre les années 1950 et 1970, des mouvements
11
d'avant-garde.
Nouveaux dramaturges et nouveaux romanciers s'entendent, sans
consultation puisque leurs revendications sont dans l'air du temps, « l'ère du soupçon»
régnant, pour annihiler toute trace de psychologie à l'intérieur de leurs dialogues et chez
leurs personnages, tout principe d'identité et toute homogénéité temporelle, en vue de
centrer leurs préoccupations tant sur la spécificité des objets et des gestes en eux-mêmes
que sur le langage et la parole. Le personnage, le dialogue, la narration ou la mise en
contexte, l'unité temporelle et la cohérence de l'intrigue, à la fois sur la scène et à
l'intérieur d'un roman, ont été chamboulés par le désir de renouveau des créateurs.
Bien évidemment, toutes les plumes incontournables du Nouveau Théâtre et du
Nouveau Roman ne se sont guère imposé la tâche d'écrire le même nouveau théâtre ou le
même nouveau roman et certaines figures dominantes ont également refusé de voir se
poser leurs œuvres sous le chapiteau mouvant de deux courants souffrant d'une critique
pressée d'y expédier toute nouveauté formelle.
Cette« nouveauté» a longtemps
constitué le seul critère de sélection pour les critiques universitaire et journalistique
déstabilisées devant le rejet massif des bases de ce qui avait jusqu'alors défini l'œuvre
littéraire. Les nouveaux romanciers et les nouveaux dramaturges créaient des œuvres
audacieuses et tentaient par chacune d'elles de faire progresser leur art qui, trop souvent,
leur donnait le sentiment de piétiner, de se complaire à l'intérieur d'une certaine facilité
datée, d'une facilité formelle notamment. Leur projet de renouveau était commun, mais
les diverses manières adoptées pour y parvenir les empêchaient de s'unir et d'offrir une
définition précise, irrévocable et uniformément acceptée de ce que sont le Nouveau
Théâtre et le Nouveau Roman.
12
L'avènement de la nouvelle critique, et plus particulièrement les travaux de
Roland Barthes, ont contribué à faire reconnaître les partis pris défendus par les écrivains
des deux courants, et ce, au moment même de la diffusion de leurs œuvres. Par trois
voies inextricables, le Nouveau Théâtre, le Nouveau Roman et la nouvelle critique
cheminent et évoluent au cours des mêmes décennies, autour d'un même appétit de
renouveau, à l'intérieur d'une même société et propulsés par les mêmes enjeux novateurs.
Dans Essais critiques, publié en 1964, Barthes réunit des articles écrits antérieurement,
dont certains portent sur les trois domaines qui m'intéressent ici. Ces articles exposent
les préoccupations communes défendues par des représentants du théâtre, du roman et de
la critique, même si Barthes, dans sa préface, hésite à reconnaître l'unité que j'y vois
aujourd'hui:
La raison en est que le sens d'une œuvre (ou d'un texte) ne
peut se faire seul ; l'auteur ne produit jamais que des
présomptions de sens, des formes, si l'on veut, et c'est le
monde qui les remplit. Tous les textes qui sont donnés ici
sont comme les maillons d'une chaîne de sens, mais cette
chaîne est flottante. Qui pourrait la fixer, lui donner un
signifié sûr? Le temps peut-être [ ... ]9
Je crois qu'il est désormais possible de procéder à un certain retour sur ce qui à la fois a
lié et distingué le Nouveau Théâtre et le Nouveau Roman au moment de l'émergence de
la nouvelle critique, laquelle a aidé à faire connaître la pertinence des revendications de la
nouvelle avant-garde littéraire que l'on considère comme la dernière du XX e siècle.
C'est, pour moi, de l'histoire contaminée du théâtre et du roman que sont nés ces
deux mouvements d'avant-garde qui, avec des revendications tantôt communes et tantôt
13
distinctes, se sont toujours efforcés de mieux définir leur art et de lui rester fidèle. Cette
hypothèse me permettra d'apporter une compréhension nouvelle du Nouveau Théâtre et
du Nouveau Roman, jusqu'à maintenant toujours étudiés séparément, hormis quelques
courtes allusions 1o . En présentant le Nouveau Théâtre et le Nouveau Roman dans la
perspective d'une contamination générique afin de les reconsidérer tous deux sous un
nouveau jour et d'apporter des explications nouvelles, moins coutumières, quant à leurs
revendications, leurs réussites, leurs échecs, le travail qui suit s'est heurté à quelques
difficultés. Bien que le choix des auteurs se soit fait assez aisément, il restait à établir la
manière d'aborder le sujet traité. Comme aucun auteur-chercheur n'a entrepris le projet
d'étudier en profondeur la contamination menant aux revendications des deux
mouvements d'avant-garde, je tente, avec ce mémoire qui s'apparente à l'essai, de
présenter les rapprochements historiques et idéologiques possibles entre le théâtre et le
roman pour faire apparaître la pertinence de mon hypothèse.
Ma relecture s'avère
inévitablement subjective de par, notamment, l'absence d'écrits portant spécifiquement
sur le sujet de la contamination et de par les différents choix nécessaires à la
démonstration du lien causal sur lequel repose mon hypothèse. Mon travail revendique
donc le genre de l'essai puisque, par une réflexion libre sur le théâtre et le roman,
Roland Barthes, Essais critiques, p. 9.
Par exemple, Fernand Dumont, dans un ouvrage de Gilbert Tarrab (voir la
bibliographie) fait allusion dans sa préface sur le Nouveau Théâtre à Nathalie Sarraute et
à son Ère du soupçon: (( Si le théâtre contemporain se veut la dénonciation et la
caricature du bavardage, c'est parce que la communication verbale est, dans notre
monde, terriblement dévaluée. Notre civilisation comporte une grande dépense de
mots et de phrases. Surtout, elle exige trop du langage; elle y met obstinément cette
recherche du fond des êtres, ce besoin de pénétrer les arcanes de la subjectivité qui
sont, par une sorte de retournement, à la source de cette (( ère du soupçon» qui est la
nôtre. »
9
la
14
réflexion encouragée par ma lecture du critique et essayiste Michel Corvin, et par une
écriture enthousiaste et parfois partisane - difficile d'y échapper !-, je relève, soumets et
exploite divers points historiques et idéologiques qui serviront la relecture que je propose.
De ce fait, il ne sera pas ici question de présenter une analyse des œuvres des auteurs
choisis (ce qui fut fait maintes fois!), mais plutôt d'étudier leur vision de leur art et la
définition qu'ils en donnent. Je m'appuierai donc exclusivement sur les essais (corpus
primaire) d'Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Antonin Artaud 11, Alain Robbe-Grillet et
Nathalie Sarraute 12 au détriment de leurs œuvres (corpus secondaire), sauf le temps de
quelques exceptions, au dernier chapitre, où j'ai cru préférable de citer certaines lignes du
théâtre sarrauti en. Je présenterai d'abord ce que sont le théâtre et le roman au début de la
seconde moitié du XX e siècle et ce qu'ils devraient être selon les écrits de chacun des
auteurs retenus. J'étudierai ensuite la similitude des discours de Ionesco et de RobbeGrillet pour faire voir la parenté de leurs revendications et je terminerai ma recherche par
une étude du théâtre du nouveau roman - là où se joignent les deux courants - en
m'intéressant plus particulièrement à celui de Nathalie Sarraute qui me semble prolonger
à la fois le Nouveau Théâtre et le Nouveau Roman, mais qui se restreint à être un théâtre
11 Antonin Artaud occupant une place particulière dans l' histoire du théâtre pour le
présent sujet, je l'étudierai à la suite de Ionesco et Beckett, même si ses écrits et travaux
sont antérieurs à ces deux auteurs.
12 Les choix de Ionesco et de Beckett me semblent aller de soi compte tenu de
l'importance qu'ils occupent au sein de l'histoire du théâtre au XXe siècle. De plus,
Ionesco s'est largement expliqué sur son art (j'étudierai ses essais Notes et contre-notes
et Journal en miettes). Beckett s'est, quant à lui, montré moins bavard, mais le fait qu'il
ait pratiqué à la fois le roman et le théâtre me semblait fort intéressant. L'originalité de
son œuvre et l'efficacité de l'écriture de son théâtre justifient qu'une place considérable
lui soit consacrée. Quant à Robbe-Grillet et Sarraute, ils ont été retenus à cause de
l'importance de leurs textes théoriques, lesquels permettent d'éclaircir les revendications
des nouveaux romanciers.
15
à lire qui n'offre rien à présenter sur scène, rien d'autre qu'un texte construit de répliques
et qui, pour cette raison, se donne pour théâtral. C'est ici un théâtre où la contamination
et la confusion des genres me semblent des plus criantes et c'est ici que l'hypothèse que
j'ai avancée trouve ses plus convaincants arguments: Sarraute a fait du théâtre ce qu'elle
ne voulait pas qu'il advienne du roman, elle l'a habilement travesti et ainsi bafoué,
méprisé. Si le Nouveau Théâtre compte assurément quelques réussites, ce n'est certes
pas du côté de son autonomie ou d'un langage proprement théâtral qu'elles sont à trouver
dans la mesure où la contamination n'a guère su être enrayée. La pureté générique à
laquelle les nouveaux dramaturges espéraient parvenir pour renouveler leur art et le
détacher du roman s'est assez rapidement avérée utopique puisque le Nouveau Théâtre a
tôt dû négocier avec un mélange des genres où pouvaient dorénavant s'entremêler
théâtre, roman et cinéma. Non seulement la contamination avec le roman s'est trouvée
inévitable et a ainsi annoncé la part d'échec du Nouveau Théâtre, mais à cette
contamination s'est ajoutée la participation du cinéma qui, de plus en plus, puisait la
matière première de ses œuvres à même celles du théâtre et du roman.
Certes, la
contamination initiale demeure, mais elle se déploie maintenant sur un vaste terrain dont
personne n'a encore indiqué les limites; elle est tout aussi présente, mais cette présence
se révèle pourtant moins éclatante, dissoute et quelque peu excusée par le mélange des
genres en vogue, lequel entretient une certaine confusion qui parvient à taire, pour un
temps encore indéterminé, le danger qui guette toujours un art indécis et insécure.
Chapitre premier: Une scène à reconstruire
On doit à Jarry d'avoir saisi, dès la fin du XIXe siècle, les faux pas dans lesquels
le théâtre s'empêtrait.
Lui qui a déclaré « l'inutilité du théâtre au théâtre », qui a rêvé
d'un théâtre qui résistait aux requêtes et à l'incompréhension de la foule, qui voulait
libérer la scène du décor et de l'acteur, remplacé par un masque à l'effigie du personnage,
a reconnu que« [l]e dramaturge, comme tout artiste, cherche la vérité, dont il y a
plusieurs 13 .»
Mais plus encore, Jarry a très tôt dénoncé ce que devait redevenir le
théâtre et donc ce qu'il n'était plus, en mettant le texte au centre de ses préoccupations:
Mais cette question une fois tranchée, ne doit écrire pour le
théâtre que l'auteur qui pense d'abord dans la forme
dramatique. On peut tirer ensuite un roman de son drame,
si l'on veut, car on peut raconter une action ; mais la
réciproque n'est jamais vraie ; et si un roman était
dramatique, l'auteur l'aurait d'abord conçu (et écrit) sous
forme de drame l4 .
Derrière les mots d'un dramaturge qui souhaite retrouver sur scène une écriture qui soit
réellement dramatique, réellement pensée pour et destinée à la scène, on voit déjà se
croiser et mal se quitter deux arts qui se risquent à partager leurs moyens de trouver le
vrai. Mais qu'ont à offrir un drame romanesque ou un roman dramatique si ce n'est la
manifestation d'un art en mal de définition, en mal de balises, en mal de sa spécificité, en
mal de lui? Il m'est difficile de croire qu'on puisse ainsi mélanger les genres afin de
créer ce qui pourra éventuellement s'appeler une œuvre. On peut rechercher et faire de
cette recherche notre œuvre ; là seulement la création sera valable, comme ce fut le cas
13
14
Alfred Jarry,
Ibid. p. 318.
« Réponses à un questionnaire sur l'art dramatique» dans Ubu roi, p. 315.
pour le Nouveau Romanis.
17
Ces mots de Jarry pointent déjà l'ordre du jour des
problématiques du Nouveau Théâtre, mais Jarry ne devait sans doute pas ignorer que le
théâtre ne peut ambitionner la pureté dont s'approche la poésie puisque le théâtre ne peut
se dissocier du public qui, depuis toujours, a besoin de temps pour accepter les formes
nouvelles et encore d'un peu plus pour les apprécier. Michel Corvin a évalué à environ
trente ans le retard que détenait le théâtre sur la peinture ou la musique i6 . Jarry n'a sonné
que le début d'une longue lutte ...
Hormis quelques textes avant-gardistes de Jarry brièvement cités plus haut, la
recherche de la spécificité théâtrale a d'abord été préparée, dès le début du XXe siècle,
par des metteurs en scène et des artisans comme Piscator, Meyerhold, Appia, Craig et
Copeau qui disait que « [c]réer par le verbe une œuvre dramatique et la mettre
matériellement sur la scène par le moyen de l'acteur ne sont que les deux temps d'une
seule et même opération de l'esprit 17 .» Ce sont dans un premier temps des metteurs en
scène qui ont entendu la mise en garde de Jarry et il fallut attendre encore quelques
décennies pour que l'appel vienne nourrir l'imaginaire désempli parce que dérouté,
dégoûté des dramaturges français. Si le théâtre ennuyait son public de moins en moins
épris, il a aussi ennuyé un futur dramaturge qui amorçait un théâtre nouveau chaque
nombreuses fois que le bonheur n'avait pas réussi à émaner de la rencontre entre la scène
et son public, chaque fois que son siège, aussi confortable fût-il avant le lever du rideau,
devenait complice d'une discrète torture:
15
16
17
Cette problématique sera étudiée au chapitre deuxième.
Michel Corvin, Le théâtre nouveau en France, p. 7.
Copeau in Michel Corvin, Le théâtre nouveau en France, p. 9.
18
Il me semble parfois que je me suis mis à écrire du théâtre
parce que je le détestais. Je lisais des œuvres littéraires, des
essais, j'aillais au cinéma avec plaisir. l'écoutais de temps
à autre de la musique, je visitais les galeries d'art, mais je
n'allais pour ainsi dire jamais au théâtre 18.
Au théâtre, la chose la plus impardonnable qui soit est l'ennui. Lorsque tu convies un
public dans un lieu donné à une heure donnée, ton devoir premier est d'avoir quelque
chose à lui dire, à lui montrer qu'il ne pourra trouver, entendre et voir ailleurs et donc qui
pourrait difficilement l'ennuyer.
rencontre promise.
Le rendez-vous a eu lieu, mais il n'y a pas eu la
C'est parce qu'il n'y avait plus rien à voir au théâtre qu'un
dramaturge comme Eugène Ionesco s'est mis à la tâche. Le premier problème qu'il a
tenu à énoncer venait de ce qu'avait transmis au théâtre Émile Zola par la main d'André
Antoine. Quel qu'il soit, le réalisme était dépouillé de magie et demeurait coincé en deçà
de la réalité. On avait voulu faire oublier le simulacre ; on devait maintenant rétablir la
convention, avouer au public l'erreur commise, lui rappeler que le théâtre consiste bel et
bien en ce qu'il était auparavant (avant l'avènement du roman) et que l'on doit à nouveau
le considérer comme tel: le théâtre est jeu, il ne vit que de faux, d'un faux construit à
côté du réel et que l'on présente comme vrai. Le quatrième mur qui avait réussi à nous
faire oublier un théâtre joué, doit, de toute urgence, être aboli. Celui qui allait inviter sur
scène des personnages comme ceux d'Amédée et son cadavre qui grossit, de Roberte aux
quatre yeux, trois nez et aux trois bouches, a proposé ses réflexions par le biais de sa
pièce Victimes du devoir où les personnages lancent ça et là les pensées du dramaturge :
18
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 47.
19
Choubert va demander au personnage Madeleine: « Penses-tu vraiment que l'on puisse
faire du nouveau au théâtre l9 ? » et plus loin le personnage de Nicolas déclare: « Le
théâtre actuel, voyez-vous, cher ami, ne correspond pas au style culturel de notre époque,
il n'est pas en accord avec l'ensemble des manifestations de l'esprit de notre temps ... 20»
Comme il le dira ailleurs dans la même pièce, Ionesco a profité de son ennui au théâtre et
de la haine qu'il lui réservait pour réfléchir aux lacunes qui le diminuaient:
Je crois comprendre maintenant que ce qui me gênait au
théâtre, c'était la présence sur le plateau des personnages en
chair et en os. Leur présence matérielle détruisait la fiction.
Il y avait là comme deux plans de réalité, la réalité
concrète, matérielle, appauvrie, vidée, limitée, de ces
hommes vivants, quotidiens, bougeant et parlant sur scène,
et la réalité de l'imagination, toutes deux face à face, ne se
recouvrant pas, irréductibles l'une à l'autre: deux univers
antagonistes n'arrivant pas à s'unifier, à se confondre 21.
Le théâtre que Ionesco voyait à cette époque était impur, impur dans sa fiction, impur
dans sa réalité. Ce qu'il lui manquait avant tout, c'était un travail de transformation, de
mutation, bref il lui manquait une part essentielle de création qui, elle, soit susceptible de
rendre sur scène ce que les didascalies réalistes ne parvenaient à faire. Il manquait au
théâtre ce qui fait qu'on puisse y croire; il manquait aux spectateurs et aux dramaturges
qui ne réussissaient plus à écrire, l'assurance et l'audace de présenter le théâtre pour ce
qu'il est, avec toute la naïveté nécessaire et la magie indispensable permettant d'assumer
les ficelles du théâtre.
Il fallait cesser de craindre que les spectateurs accusent les
dramaturges d'invraisemblance, il fallait leur montrer et leur faire admettre et apprécier
19
20
Eugène Ionesco, Théâtre 1, ({ Victimes du devoir », p. 185.
Ibid. p. 226.
20
que le théâtre se tient toujours immanquablement entre le vrai et le faux et que c'est de là
que peut jaillir sa richesse, de là que peuvent naître des œuvres pour peu que le
dramaturge trouve ce qu'est son théâtre. Pour Ionesco, nul art ne parvient mieux que le
théâtre à faire ressentir l'étrangeté du monde et c'est grâce à cette première observation
positive que le dramaturge trouvera l'envie d'écrire pour la scène.
Il avait enfin
découvert sa fonction du théâtre. Lui qui dira plus tard «[ c]elui qui ne découvre pas en
lui-même, tant soit peu, la fonction théâtrale n'est [.. ] pas fait pour le théâtre
22»
venait
d'apprendre où et comment jeter l'encre.
Mené par cette volonté de rendre vivants et visibles la magie et l'insoutenable, il a
appris à aimer le théâtre et de cette haine-amour a découlé un respect, une fascination
nouvelle pour ce qu'il avait à offrir que la France avait oublié ou omis de préserver.
Déçu par ceux qui tentaient de servir leurs idéologies vulgarisées par le biais du théâtre
(il sait que le théâtre n'a rien à offrir sur cette voie), Ionesco tentera de lui rendre son
autonomie, celle dont bénéficient déjà la musique et la peinture, de le rendre digne en
assumant totalement ce qui avait pu gêner un André Antoine:
Pousser le théâtre au-delà de cette zone intermédiaire qui
n'est ni théâtre, ni littérature, c'est le restituer à son cadre
propre, à ses limites naturelles. Il fallait non pas cacher
les ficelles, mais les rendre plus visibles encore,
délibérément évidentes, aller à fond dans le grotesque, la
caricature, au-delà de la pâle ironie des spirituelles
comédies de salon. [ ... ] Un humour dur, sans finesse,
excessif. Pas de comédies dramatiques, non plus. Mais
revenir à l'insoutenable. Pousser tout au paroxysme, là où
21
22
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 49.
Ibid. p. 86.
21
sont les sources du tragique. Faire un théâtre de violence:
violemment comique, violemment dramatique 23 .
Ionesco a donc défini quel sera son théâtre. Atteindre l'étrangeté fut le défi que s'est fixé
le nouveau dramaturge et qu'il projette de réussir en évitant la psychologie, sauf pour lui
donner une dimension métaphysique, en pratiquant l'exagération extrême des sentiments
pour faire tonner le quotidien et surtout en procédant à un profond travail sur le langage
afin que le théâtre ne soit pas qu'un théâtre de la parole, mais plutôt « une architecture
24
mouvante d'images scéniques .» Ionesco réadmet au théâtre ce qui lui était devenu
interdit grâce à une présence différente des objets, des décors et des accessoires qui
désormais devront jouer aux côtés de l'acteur et participer au langage théâtral. Le théâtre
avait perdu son langage propre 25 et Ionesco travaillera à le retrouver, à lui restituer un
langage d'un temps nouveau qui saura dire ce qu'est le théâtre de façon inédite. Sa
sensibilité toute critique l'amènera à réfléchir abondamment, avec perspicacité et
intelligence, sur le langage théâtral :
D'un langage qui est perdu de nos jours, où l'allégorie,
l'illustration scolaire semblent se substituer à l'image de la
vérité vivante, qu'il faut retrouver. Tout langage évolue,
mais évoluer, se renouveler, ce n'est pas s'abandonner et
devenir autre; c'est se retrouver, à chaque fois, à chaque
Ibid. p.59-60.
Ibid. p. 63.
25 J'utilise « langage propre)) dans le même sens que Michel Corvin, qui le définit comme
suit: « Le langage dramatique est système d'expression, de communication et de
signification de tout ce qui n'obéit pas à la seule manifestation par la parole, le
monologue ou le dialogue.
Le langage dramatique joue sur l'opposition et la
complémentarité des couples suivants: le texte et l'acteur, la scène et le régisseur, la
représentation et le régisseur. structure polyphonique issue de pratiques signifiantes, la
langage dramatique est offert au spectateur actif qui le décrypte.)) Michel Corvin,
Dictionnaire encyclopédique du Théâtre, p. 954.
23
24
22
moment historique.
"
26
meme
.
On évolue conformément à
SOl-
Lire ces phrases tirées de Notes et contre-notes nous ramène à mon hypothèse, nous
ramène au centre de la lâche faute du théâtre de s'être trop fait accommodant, de s'être
trop fait docile, malléable, faible et de s'être quitté, travesti au gré des modes. Même si
Ionesco se trouve parmi les quelques dramaturges qui se sont moqué du terme avant-
garde que l'on utilisait pour décrire son travail alors qu'il le voyait plutôt comme un
retour aux sources, j'espère pouvoir affirmer sans le vexer que sa volonté obstinée de
créer un langage qui soit théâtre a élancé cet art vers un renouvellement longuement
souhaité. On ne peut renouveler le langage d'un art sans lui imposer une remise en
question, sans lui demander de reconsidérer sa conception du monde, sans l'obliger à se
revoir complètement. C'est pourquoi cette nouvelle recherche sur le langage a mené le
théâtre vers l'avant-garde, vers ce qu'on appelle aujourd'hui le Nouveau Théâtre et dont
Ionesco fut l'un des principaux artisans. Encore une fois, c'est l'argument de la vérité
qui vise à rendre compte de ce qu'apportera le théâtre ionescien: un théâtre sincère
comme le dramaturge l'affirme lui-même si justement :
Je crois avoir fait comprendre que c'est la nouveauté d'une
chose qui était le signe d'une sincérité, et de la vérité. Ce
qui est original est vrai. Ce qui ressemble à tout ce qui se
fait est mensonger, car la convention est mensonge
impersonnel. Est sincère ou vrai ce que les autres ne vous
ont pas dit. Le perroquet n'est pas sincère27 .
26
27
Ibid. p.68.
Ibid. p. 26.
23
Avec Ionesco, le théâtre reconnaît manquer d'audace et apprendra à accorder plus de
confiance à une imagination souvent discutable, mais combien folle et libre et qu'il
assure être des plus révélatrice. L'originalité de son théâtre réside dans sa recherche, sa
quête de découvertes et de vérités et sa volonté d'en faire du théâtre, un théâtre où la plus
grande subjectivité rejoindra l'objectivité. Cette objectivité naît de la sincérité, qui
découle de la vérité d'une subjectivité laissant l'œuvre libre d'inventer ses propres règles.
En revendiquant le droit à l'expérience, Ionesco s'accorde le temps d'aider le théâtre à
reprendre le mouvement dicté par Jarry, à regagner son autonomie, à se refaire un
langage. Le Nouveau Théâtre répond à une nécessité de l'esprit, à l'urgence d'un travail
de recherche ; la vérité ionescienne se tiendra aux côtés d'une subjectivité et d'une
imagination chargées de redécouvrir, grâce au témoignage, les vérités oubliées:
Pour découvrir le problème fondamental commun à tous les
hommes, il faut que je me demande quel est mon problème,
quelle est ma peur la plus indéracinable. C'est alors que je
découvrirai quels sont les peurs et les problèmes de
chacun28 .
Lorsque le réalisme n'est décidément plus admissible, que la reproduction n'est
plus utile pour trouver le vrai, la subjectivité, celle fidèle, loyale et ouverte, aidée d'une
imagination vouée à repousser le réel connu, devient la nouvelle promesse de l'écriture.
Ionesco créera un univers théâtral de témoignages, ceux de ses angoisses et de ses
obsessions, et bannira les idéologies simplistes pour laisser la scène réceptive aux
contradictions que le théâtre peut se permettre de dévoiler puisque c'est là qu'il est enfin
possible de créer des mondes et de déléguer à l'art dramatique la tâche de soumettre sa
24
leçon. On ne pourra jamais mieux dire au théâtre, qu'en lui réservant la liberté de faire
son œuvre.
On n'écrit pas une pièce d'une façon quelconque pour ensuite venir la
présenter sur scène et lui demander d'être théâtre.
Dès les premiers soubresauts du
Nouveau Théâtre et de cette volonté nouvelle d'offrir au théâtre son langage, le texte qui
se rendra à la scène doit avoir été pensé et écrit avec cette destination en tête.
Le
dramaturge doit apprendre à faire confiance à son art et même si l'œuvre n'est jamais
plus œuvre que sur la scène, une pièce qui expose tout en une seule lecture ne devrait pas
être invitée sur scène, puisqu'elle n'a rien de plus à y offrir, puisqu'elle n'y donne rien à
voir, puisqu'elle n'est pas théâtre .... à moins d'un tour de force d'un metteur en scène
convaincu et convaincant. Un metteur en scène qui travaille un texte de Ionesco possède
déjà une matière première théâtrale, car la subjectivité29 et l'imagination du dramaturge
ont réussi à trouver et à exploiter, au nom d'un théâtre nouveau, une place laissée vacante
par le théâtre d'avant qui n'était jamais parvenu à unir la mise en scène et le texte dans un
même but.
Le langage du théâtre ionescien s'est consacré à rendre l'incommunicable à
nouveau audible et à rendre sensibles et vivantes des angoisses qu'il espère ne pas être
seul à ressentir. Cela dit, le plus intéressant pour mon travail est de voir comment
l'incommunicable peut être transmis d'une manière qu'il serait impossible au roman de le
faire. Avant de poursuivre la conception ionescienne du théâtre, il faut concéder qu'à
l'époque du Nouveau Théâtre et pour celui qui l'a longtemps mené, les frontières
28/bid. p. 142.
Je reviendrai sur la subjectivité lorsque je comparerai les discours de Ionesco et de
Robbe-Grillet au chapitre troisième.
29
25
perméables du théâtre et du roman se sont une fois de plus croisées. En effet, Amédée,
Tueur sans gages et Rhinocéros ont d'abord été écrits sous forme de conte pour ensuite
être réécrits pour le théâtre puisque, dit-il, «je me suis rendu compte qu'ils étaient, en
3o
fait, écrits comme de petites pièces .» Peut-être, comme bien des auteurs au cours de
leur cheminement, s'est-il laissé prendre à concéder quelques impuretés à l'intérieur de
son théâtre ... Mais comme il est ici davantage question des propos du dramaturge sur le
théâtre et non de ses œuvres elles-mêmes, revenons à ce qu'il en a dit.
Celui pour qui l'expression est forme et fond à la fois admire un théâtre qui est
davantage construction qu'histoire, où il y a progression, différentes étapes de l'esprit qui
dépassent l'intention première de l'auteur.
Le monde créé connaît ses propres lois,
matérialise l'étonnement face au fait d'être pour Ionesco et se bâtit sur le langage des
mots, des gestes, des objets et sur l'action elle-même. Le théâtre émanant de ce monde
réapprend enfin à n'être rien d'autre qu'une pièce de théâtre. Trop longtemps le théâtre a
servi à quelque chose; Ionesco a œuvré pour lui redonner un langage qui non pas ne sert
à rien, mais ne sert rien d'autre que son théâtre; un théâtre qui ne copie plus le monde,
mais le rend comme ne peut le faire tout ce qui n'est pas théâtre. À ceux qui dédaignent
l'inutilité, Ionesco a trouvé à rétorquer:
Et s'il faut absolument que l'art ou le théâtre serve à
quelque chose, je dirai qu'il devrait servir à réapprendre
aux gens qu'il y a des activités qui ne servent à rien et qu'il
Ibid. p. 179-180. On a d'ailleurs maintes fois reproché à Ionesco que ses deux dernières
pièces, Tueur sans gages et Rhinocéros, soient plus littéraires que théâtrales. Ce qu'il
admet lui -même: « [... ) ces deux dernières pièces sont peut-être, malgré moi, un peu
moins purement théâtrales, et un peu plus littéraires que les autres. » Ibid. p.180.
30
26
est indispensable qu'il y en ait: la construction d'une
machine qui bouge, l'univers devenant spectacle, vu
comme un spectacle, l 'homme devenant à la fois spectacle
et spectateur: voilà le théâtre. Voilà aussi le nouveau
théâtre libre et « inutile» dont nous avons tellement besoin,
un théâtre vraiment libre (car le théâtre libre d'Antoine était
le contraire d'un théâtre libre3l .)
Pour rendre le théâtre au théâtre, le dramaturge revendique l'inutilité de son art et
pour ne pas laisser croire qu'il réclame triomphalement le retour de l'art pour l'art, il
expliquera dans Notes et contre-notes ce à quoi il accorde de l'importance en tant que
spectateur et auteur. Davantage que les idées et les états d'esprit mis en scène, le théâtre
pour Ionesco doit offrir à voir la chair et le sang des idées, leur incarnation, leur
illustration, leur vie. Ne pas dire les évidences, mais faire en sorte qu'elles se révèlent
d'elles-mêmes.
La pièce de théâtre doit être avant tout une démarche originale, le
cheminement d'une écriture et l'évolution d'une pensée créatrice qui jamais ne défend
une idée. Ne pas défendre, mais montrer aux sens les bénéfices d'une écriture originale,
surprendre les spectateurs en leur montrant ce qu'ils peuvent reconnaître sans qu'on ne
leur ait jamais présenté de cette façon ce qu'ils connaissaient. Offrir, face à une même
scène un même soir, une conscience plus aiguë d'une réalité déjà connue et partagée,
mais qui nous apparaîtra peut-être nouvelle du moment que le mot n'est pas seul sur
scène et qu'on s'est assuré qu'il ne se contentait pas d'être le vulgarisateur simplet d'un
langage autre que le théâtre. Avec l'apport de Ionesco, le théâtre se fait nouveau en
revendiquant une autonomie toujours à défendre, en reconnaissant enfin l'impératif
besoin de se façonner un langage de scèn7, en soumettant l'idée d'une subjectivité
31
Ibid. p. 214.
27
extrême pouvant rejoindre l'objectivité et finalement en montrant davantage la
construction d'une écriture que le récit d'une histoire, d'une intrigue. Ionesco a travaillé
à joindre le comique et le tragique pour mieux faire ressentir l'angoisse, à s'éloigner de
tout modèle humain pour éviter une confusion avec le réel, à remplir la scène d'objets,
d'accessoires pour mieux faire parler le théâtre sans sur-utiliser le mot, à convaincre les
acteurs de garder leur sérieux malgré un langage qui malmène le mot et parfois délire en
se plaçant au centre même de la scène, à témoigner d'une expérience rénovée en une
matière théâtrale qui dicte à la pièce à la fois sa forme et son langage, sa force et son
originalité.
Chez Ionesco, l'obsession ou la réalité particulière d'un rêve, écoutée
jusqu'au bout et laissée libre par l'écriture, progresse, évolue jusqu'à une construction qui
deviendra la pièce ; une pièce pleine à la fois de symboles, d'objets qui ont à dire,
d'accessoires qui ont à rajouter, de fantaisies hésitantes entre l'humour et le tragique, de
mots dont regorge un théâtre toujours à prendre avec sérieux puisque l'auteur y inscrit
une nouvelle dramaturgie naissante qui s'érige avec de plus en plus de conviction contre
le théâtre de la bourgeoisie et les classiques périmés.
Ionesco aura toujours le mérite d'avoir fait avancer le théâtre d'un pas si grand
qu'encore aujourd'hui cet essor audacieux est difficile à maintenir, mais il reste qu'un
dramaturge autre que lui s'est occupé à réaliser une part du projet ionescien demeurée
béante, demeurée inaccomplie malgré qu'elle s'inscrivait à la suite de promesses si bien
tenues.
Peut-être Ionesco en avait-il déjà assez à défricher, peut-être avait-il
suffisamment offert à un art qu'il détestait il n'y a pas si longtemps encore? Bref, un
projet si large appelait du renfort et lorsqu'il dit que « [l]e théâtre peut très bien être le
28
seul lieu où vraiment rien ne se passe. L'endroit privilégié où rien ne se passerait 32»,
lorsqu'il propose:
Je voudrais pouvoir, quelquefois, pour ma part, dépouiller
l'action théâtrale de tout ce qu'elle a de particulier; son
intrigue, les traits accidentels de ses personnages, leurs
noms, leur appartenance sociale, leur cadre historique, les
raisons apparentes du conflit dramatique, toutes
justifications, toutes explications, toute la logique du
conflit. Le conflit existerait, autrement il n'y aurait pas
théâtre, mais on n'en connaîtrait pas la raison 33 ,
c'est une autre main qui s'y consacrera.
Ionesco a magnifiquement œuvré à figurer le non figuratif, à rendre sensibles
l'insoutenable et l'incommunicabilité, mais au moment où le dramaturge roumain
présentait La Cantatrice chauve le Il mai 1950 au théâtre des Noctambules, Samuel
Beckett avait déjà terminé l'écriture de sa première pièce, En attendant Godot, présentée
pour la première fois à Paris en janvier 1953, au théâtre de Babylone. Déjà à l'instant où
la tragédie du langage de Ionesco enrageait ceux qui considéraient y perdre leur précieux
temps ou réjouissait ceux qui ne croyaient plus au théâtre, Beckett y répondait d'un talent
qui fait mal à regarder et à lire, témoignant clairement d'une même époque et s'évertuant
à saisir les mêmes enjeux. Déjà à l'instant où le rideau s'est levé sur les Smith, Beckett
préparait Estragon et Vladimir à se montrer plus intrépides. Sitôt qu'une proposition est
jetée et qu'elle se voit dépassée peu après - sinon du même coup! -, un art retrouve sa
vitalité, se déprend d'un passé longtemps lourd à réécrire et à réentendre et s'empresse de
dégager la scène pour la raviver grâce à de nouveaux « classiques ».
32
33
Ibid. p. 269.
Ibid. p. 298.
29
Si Ionesco a contribué au théâtre en employant chacune de ses pièces à rechercher
un langage, érigeant ce dernier à la fois en objet et en action, Beckett mit son écriture à
l'œuvre pour lui aussi accorder une utilisation moderne aux objets, éviter la psychologie
et le réalisme plat, le récit anecdotique d'une époque précise et clairement annoncée,
résister à la facilité du théâtre d'intrigue, extraire ses personnages de la temporalité et
créer un monde qui, comme ceux de Ionesco, ne peut se traduire sans bêtise en d'autres
mots et lieux que ceux émis et créés sur la scène. Si les deux théâtres se recoupent sur
plusieurs points, ce n'est évidemment pas le même Nouveau Théâtre. Ionesco a débuté
sa dramaturgie grâce à sa haine du théâtre et à son pressant désir de le rendre autonome,
d'écrire un théâtre qui soit totalement libre, alors que Beckett s'est attaché au théâtre,
comme il s'est épris du roman ou de la nouvelle, par une violente nécessité d'exprimer
« [le] fait qu'il n'y a rien à exprimer, rien avec quoi exprimer, rien à partir de quoi
exprimer, aucun pouvoir d'exprimer, aucun désir d'exprimer et, tout à la fois, l'obligation
d'exprimer34 .» On peut dire de lui, à la suite de Paul-Louis Mignon35 , que Beckett a
véritablement inventé sa dramaturgie et que par lui, le théâtre s'est profondément
renouvelé et qu'aujourd'hui encore, il détonne par l'unicité de l'univers dramatique qu'il
a su composer.
La frénésie ionescienne laisse place à l'apathie, à un tragique de la
lenteur et de l'immobilité qui installent dans la salle une angoisse terrifiante, un mutisme
sidéré, une gêne quasi insoutenable et une conscience nouvelle de la lourdeur du temps.
Samuel Beckett, Trois dialogues, p. 14. Tous les textes du corpus primaire ont été écrits
au moment du Nouveau Théâtre ou du Nouveau Roman sauf ce court texte d'entretiens
avec Samuel Beckett. Étant donné l'absence de textes théoriques écrits par le
dramaturge lui-même sur son travail, j'ai retenu Trois dialogues à l'intérieur de mon
corpus primaire.
34
30
Celui qui rétorque qu'il y a toujours à écouter à ceux qui lui demandent ce qu'il fait
quand rien ne se passe 36 , a travaillé à donner forme à l'informe puisque « c'est par la
forme que l'artiste peut trouver une sorte d'issue 37 .» Si le langage de Ionesco a détruit ce
qu'il avait à détruire pour dénoncer le mot qui ne parvient plus à dire, pour célébrer le
mot détaché de sa valeur de signe et créer ses propres images obsessionnelles, le langage
de Beckett est souvent - sinon presque toujours - moins bavard, ayant pour fin similaire
non pas de dire, d'avouer le sentiment d'insignifiance des personnages, mais de le
montrer. Les répliques des personnages beckettiens veulent faire entendre le vide de
l'existence; il faut dire pour ne pas mourir, pour combler le temps, pour sauvegarder un
langage même s'il est audible et visible qu'il n'aide en rien à saisir toute signification qui
aurait échappé au personnage, au lecteur ou au spectateur. Si le langage possède une
utilité précise, c'est celle de faire prendre conscience, à Vladimir et Estragon par
exemple, que parler parvient parfois à repousser l'ennui, à faire courir un temps
interminable: «ça a fait passer le temps. 1 Il serait passé sans ça. 1 Oui. Mais moins
vite 38 .»
Comme chez Ionesco, le langage devient personnage, devient LE désarroi,
L'ennui, L'oubli, LA répétition, LE tragique. Beckett n'a pas renouvelé le théâtre en
traitant ces thèmes déjà étudiés par Pascal, Shakespeare et l'existentialisme; c'est par la
forme qu'il a surpris un public et des critiques qui ne l'attendaient pas. Avec Ionesco
déjà, le théâtre avait cessé de s'assujettir au mot et visait toujours à faire ressentir, dans le
sillage des atrocités de la Deuxième Guerre mondiale, l'inconfort permanent face à
Voir la bibliographie.
ln Charles JulieL Rencontre avec Samuel Beckett, p. 35.
37/bid. p. 27.
35
36
31
l'existence ; toutefois, le langage n'avait cessé de serVIr une certaine évolution
dramatique 39 . Le langage beckettien présente ceci de différent que la progression si chère
à Ionesco a disparu pour annihiler tout mouvement dramatique et livrer les personnages à
l'instant: sans passé pour mieux préparer l'avenir, que du présent et un avenir toujours
promis, hypothétique, jamais senti.
Avec Beckett, la condition humaine se voit et
s'entend dans un décor inidentifiable, grâce à des personnages au physique ou aux sens
déficients, qui souvent ne nous apprennent rien d'eux. Quant au temps, il est mal défini,
tantôt en avance, tantôt en retard, tantôt quelque peu lent, tantôt inexplicablement rapide.
Si les préoccupations de Beckett sont sensiblement les mêmes à l'intérieur de tous ses
écrits, qu'ils soient romans ou nouvelles, c'est le théâtre qui en constitue la quintessence.
Et si par le soin qu'il a apporté à bien utiliser la scène pour respecter l'art théâtral et ne
pas le sous-utiliser comme ce fut trop souvent le cas, on peut dire qu'il lui a rendu
honneur, l'inverse est aussi vrai. Le théâtre a puissamment donné à voir sur scène ce qui,
dans ses textes Molloy, Malone meurt et L'Innommable, véhiculait une intensité plus
mince, plus douce, trop modérée et quasi inoffensive.
Lorsque les mots de Beckett
passent de la page à la scène, c'est pour gagner en violence et perdre en clémence, c'est
pour rabattre ce qui pouvait se prendre à distance et nous l'assener talentueusement en
pleine scène, sans répit, c'est pour mieux reprendre la présentation sensible - c'est-à-dire
celle que l'on peut sentir, ressentir, humer ... - de ce que nous sommes si justement. Nos
appartements, nos habits, notre langage, notre environnement ne siègent pas sur scène,
38
Samuel Beckett, En attendant Godot, p. 66.
32
mais nous avons encore mieux entendu et perçu que nulle autre humanité que la nôtre
était jouée devant nous. Aucun artifice ne vient à notre rescousse gommer le tout. Le
théâtre apprenait enfin à ne plus consciemment enseigner, à ne plus platement divertir, à
ne plus vainement nous reproduire et à se consacrer à nous parler par toutes ses
possibilités en nous laissant la tâche de nous reconnaître et d'y apprendre ce qui peut
nous être utile à mieux vivre. Voilà un tronçon historique parcouru par un art jadis
perclus, dépossédé, égaré et gaspillé avant de connaître le soulagement rendu possible par
ces temps nouveaux.
Tenter d'expliquer ce saut prodigieux accompli par un théâtre demeuré trop
longtemps sous hypnose, c'est revenir à mon hypothèse selon laquelle le théâtre a
retrouvé son autonomie sous la menace grandissante du roman. Il avait tout d'abord
répondu à celle-ci en s'infériorisant et en se diminuant pour suivre le naturalisme en
vogue; doctrine qui pouvait difficilement s'avérer efficace au théâtre. Peu à peu, grâce à
des esprits courageux et dégoûtés, le théâtre s'est revu et s'est rappelé ce qu'il pouvait
être et devait être pour regagner l'éclat d'autrefois. Le roman qui l'avait incité à se
perdre lui avait découvert une faille, celle d'une autonomie et d'une assurance présumées,
mais plutôt chancelantes, qui jusqu'à la fin du XIXe siècle n'avaient tenu qu'à un hasard
de l'histoire, laquelle avait élu le théâtre souverain, encore sans concurrence tangible. Ce
même roman, qui connaîtra bientôt les mêmes douloureux questionnements, a permis au
théâtre cette opportune remise en question qui lui vaudra de connaître son fructueux
Même si le temps est circulaire dans Le Cantatrice chauve, ce sont les Martin qui
reprendront la pièce et non les Smith. Pour les autres pièces de Ionesco, le temps
demeure plutôt linéaire.
39
33
renouveau. Si le roman ajoué un rôle dans l'éclatement des vieilles balises du théâtre, on
doit aussi l'émergence du Nouveau Théâtre à une seconde réalité: le théâtre admet son
lien quelque peu ambigu, inconfortable, mais toutefois indestructible avec le public. S'il
en tient compte dans son écriture et ses mises en scène, le théâtre maintient un retard
risqué avec son époque et les autres arts (peinture, musique, cinéma) qui ont modifié le
champ culturel, et s'il choisit d'agir en négligeant ceux qui se déplaceront pour lui, il
parie à l'aveugle ou décide que mieux vaut une pièce admirable sans public qu'une salle
comble sans théâtre nouveau.
L'essor surprenant, mais non inattendu, du Nouveau
Théâtre a été encouragé par ce dernier choix, soit celui qui postule qu'il convient
d'oublier les attentes et désirs du public pour innover et devancer. Ne pas tenir compte
du public pour mieux tenir compte d'un art qui a si patiemment attendu sa seconde
chance qu'il ne veut la risquer à servir une satisfaction autre que la sienne. Le public
suivra ou ne suivra pas, mais le théâtre promet d'être là.
Tout dramaturge qUI se
préoccupe de découvrir doit délaisser le lecteur ou le public futurs que les efforts
commandés par la nouveauté pourraient décourager:
Dans sa sincérité, dans sa recherche, dans son exploration,
l'artiste ou l'écrivain apporte sa vérité, la vérité ou la réalité
de sa personne, une réalité inattendue, une révélation: tout
comme le philosophe ou l'homme de science. Bien
entendu, cette réalité est plus ou moins importante. Mais
qu'elle soit grande ou petite, cette réalité est toujours
inattendue et gênante. La réaction générale est de la
refuser: pourquoi faire un effort, pourquoi ne pas s'en tenir
à ce que l'on connaît déj à, pourquoi être dérangé? On peut
se passer de tout40 .
40
Eugène Ionesco. Notes et contre-notes, p. 24.
34
Celui qui affirme n'avoir jamais tenu compte du public l'a amadoué à force de le
déranger, s'est imposé en imposant ses vérités subjectives qui, de salle en salle et de
pièce en pièce, ont réussi à se laisser apprécier puisqu'elles présentaient le réel par des
voies encore inconnues. Quant à Beckett, sitôt que ses pièces ont obtenu du succès, il
s'en est inquiété. Peut-être avait-il fait, malgré lui, des concessions, peut-être n'était-il
pas encore allé assez loin? Lorsqu'il est question du public, les deux dramaturges se
rejoignent sur cette même idée: « D'ailleurs le succès est souvent un malentendu, un
échec masqué 41 .» Une fois la surprise passée, le public a suivi les nouveaux dramaturges
qui refusaient de cloîtrer le théâtre en une époque, en un temps trop défini, mais tentaient
d'y inclure un hors-temps rendant l'histoire transhistorique 42 . Du particulier, atteindre
l'universel. Si le théâtre est parvenu à regagner la place perdue au sein de la population
française, c'est que ses artisans ont osé le ramener à ses sources :
[ ... ] cette vitalité est due non aux prestiges d'une technique
moderne comparables à ceux que présentent le cinéma et la
télévision: elle est due au contraire à l'artisanat que le
théâtre peut demeurer, elle réside dans la simplicité
apparente de sa pratique, dans la facilité de la rencontre
qu'il permet entre des hommes, un jour, à une heure dite,
pour un échange essentiel, de vive voix43 .
De Jarry à Beckett, en passant par l'inoubliable Ionesco, le théâtre a grandement
évolué, mais un autre artisan de la scène théâtrale, qu'il faut situer entre Jarry et les
nouveaux dramaturges, a souhaité encore davantage de changements, plus radicaux que
Ibid. p. 184.
42 Ces expressions sont de Ionesco et proviennent de Notes et contre-notes.
43 Paul-Louis Mignon, Le théâtre au XXe siècle, p. 320.
41
35
ceux qu'apporteront Ionesco et Beckett44 • L'élaboration du Nouveau Théâtre de ces deux
dramaturges semble s'être en partie définie par rapport au projet controversé d'Antonin
Artaud qui, dès la première moitié du XX e siècle, bien qu'il ait déclamé à plusieurs
reprises que le théâtre devait parler le langage qui lui appartient, était convaincu que le
théâtre ne se fixait pas dans le langage, ni dans les formes. Artaud a voulu révolutionner
le théâtre et s'y est pris d'une toute autre façon que celle qui sera préconisée par les
dramaturges des années 1950, en ne ciblant guère le même responsable de la stagnation
du théâtre. Celui qui voulait être comédien, qui a fondé un théâtre - le théâtre Alfred
Jarry - en 1926 et adhéré au mouvement surréaliste pour ensuite démarrer l'aventure du
théâtre de la cruauté, détenait de fort nobles idéaux pour le théâtre. Il s'est consacré
d'abord à attester aux yeux de tous la force insoupçonnée de son art :
Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture
dont l'existence n'a jamais sauvé un homme du souci de
mieux vivre et d'avoir faim, que d'extraire de ce que l'on
appelle la culture, des idées dont la force vivante est
identique à celle de la faim 45 .
C'est là toute la grandeur du projet d'Artaud et toute la grandiloquence du personnage.
Lui aussi croyait à un théâtre qui soit inutile, détaché de toute cause extérieure et
indépendant de l'actualité. Un théâtre pour forcer les hommes à se voir tels qu'ils sont,
pour nommer et mettre en scène des «ombres », pour renouveler le sens de la vie et
Malgré qu'Artaud soit antérieur à Ionesco et Beckett, j'ai préféré lui consacrer une
partie de mon chapitre à la toute fin, à la suite de Ionesco et Beckett, de manière à
l'étudier séparément pour montrer plus nettement les causes possibles de l'échec de son
projet ambitieux.
45 Antonin Artaud, Le théâtre et son double, p. 11.
44
36
permettre aux collectivités de dévoiler leurs sombres puissances. Afin de plaire à Artaud,
le théâtre avait beaucoup à faire et devait presque totalement se refaire dans le but de
retrouver l'idée et l'essence du théâtre qui s'était perdue. On ne peut parler du théâtre au
xxe
siècle en évitant Artaud; l'échec de son noble projet ne fut pas total puisque sa
douleur de voir un art aveuglément déchoir a inscrit ses volontés méritoires au chapitre de
l'histoire du théâtre, à un chapitre par contre réservé à ce qui ne fut jamais intégralement
vu sur scène. En effet, compte tenu de la difficulté de réaliser scéniquement les projets
artaudiens, plusieurs n'ont pu être conçus. Moins que celle de quiconque, la révolution
artaudienne n'a guère rejoint l'unanimité, empreinte qu'elle était d'une amère lucidité
mêlée à un idéalisme souvent inconséquent, étourdi et malavisé dont on parle encore
aujourd'hui en omettant ce qui fait sourire et en se questionnant devant le cloisonnement
naïf de quelques-unes de ses réflexions. Des hommes de théâtre qui ont consacré une
part de leur temps à réfléchir aux différentes problématiques de leur art, Artaud demeure
certainement celui qui a prêché pour la radicalisation la plus tranchée. À l'époque du
Théâtre et son double publié pour la première fois en 1938 - et souvent encore
aujourd'hui -, le théâtre souffrait toujours d'être considéré depuis déjà un siècle comme
une simple « branche» de la littérature, comme un art qui s'attache et s'entête à réaliser
humblement des écrits pour la scène, à faire bêtement parler un texte littéraire devant
public. La voix d'Artaud a elle aussi blâmé le réalisme, bien avant Ionesco et Beckett,
l'estimant responsable de bien des maux du théâtre contemporain:
Si la foule s'est déshabituée d'aller au théâtre ; si nous
avons tous fini par considérer le théâtre comme un art
inférieur, un moyen de distraction vulgaire, et par l'utiliser
37
comme un exutoire à nos mauvais instincts; c'est qu'on
nous a trop dit que c'était du théâtre, c'est-à-dire du
mensonge et de l'illusion. C'est qu'on nous a habitués
depuis quatre cents ans, c'est-à-dire depuis la Renaissance,
à un théâtre purement descriptif et qui raconte, qui raconte
de la psychologie. C'est qu'on s'est ingénié à faire vivre
sur la scène des êtres plausibles mais détachés, avec le
spectacle d'un côté, le public de l'autre, - et qu'on n'a plus
montré à la foule que le miroir de ce qu'elle est46 .
Selon Artaud, le premIer changement que l'on doit apporter au théâtre pour
retrouver ses origines d'avant la Renaissance, c'est, du même cri que ceux venus plus
tard de Ionesco et Beckett, lui ramener son langage, mais un langage bien différent de
celui qui sera revendiqué et pratiqué par ses successeurs, si je puis me permettre d'unir
ainsi les trois hommes de théâtre. Un langage entre le geste et la pensée qui accorde aux
mots la même importance qu'ils détiennent dans les rêves.
Retrouver un contact
authentique avec le théâtre en le vidant d'un langage inapte à toucher la vie; redonner
aux gens l'envie, sinon le besoin du théâtre. Pour Artaud, ce langage, nouveau pour
l'Occident, doit chercher à faire apparaître une métaphysique des mots, des gestes, des
attitudes, du décor et de la musique qui renoue avec la parole d'avant les mots 47 , celle qui
n'est pas pré-articulée, pré-gobée. Le langage concret de la scène sera celui qui s'est
dépris de la dictature absolue de la parole et qui se destinera avant tout aux sens. Avec
Artaud, le théâtre veut se réconcilier avec l'idée d'un spectacle total qui doit réapprendre
à considérer le danger, à doser le sérieux et le rire, mais surtout, qui tient fermement à ne
plus être n'importe quoi et à ne plus laisser les spectateurs s'en sortir indemnes: « [o]n ne
46
Antonin Artaud, Le théâtre et son double, p. 118-119.
38
peut continuer de prostituer l'idée de théâtre qui ne vaut que par une liaison magique
atroce, avec la réalité et avec le danger48 .» La répulsion d'Artaud envers une culture
européenne qui encourage le spectacle, le divertissement et la vieille habitude
occidentale, déjà solidement ancrée dans les mœurs du théâtre depuis la Renaissance, de
tout ramener sous la bannière protectrice de la raison (seul le théâtre balinais s'en
sauve!), ainsi que la vie qui le ballotte de souffrance en souffrance49 ont conjointement
favorisé la valorisation du seul théâtre pour lui possible, celui de la cruauté SO ou de la
nécessité.
En réponse aux difficultés d'un théâtre en redéfinition, Artaud déplace la
problématique irrésolue du texte pour la centrer plutôt sur la mise en scène, estimant que
« [ ... ] c'est la mise en scène qui est le théâtre beaucoup plus que la pièce écrite et
parléeS!.» Alors que Beckett et Ionesco choisiront de reprendre le théâtre par le texte,
Artaud déclare, des années plus tôt, que c'est par la mise en scène qu'il faut le revoir, que
c'est cette région qui est à fouiller, à investiguer pour le libérer de son marasme. Il ira
même jusqu'à proposer l'abandon de toute pièce écrite pour ouvrir le jeu à des essais de
mises en scène directes autour de thèmes, de faits ou d'une œuvre connue qui serait à
relire.
Cette proposition originale, encore aujourd'hui tentée par de jeunes troupes
fascinées par le vide de l'improvisation, constitue une idée de création théâtrale, mais
Je reviendrai sur cette idée de la parole au théâtre dans mon dernier chapitre
consacré au théâtre des nouveaux romanciers.
48 Antonin, Artaud, Le théâtre et son double, p. 137.
49 À partir de 1937, Artaud passera d'un asile à un autre d'où il ne sortira qu'en 1946, soit
deux ans avant sa mort.
50 Le Théâtre de la cruauté ne réussira à produire qu'un spectacle, soit Les Cenci en
1935.
47
39
peut difficilement contenir en elle seule l'essence de la révolution escomptée par Artaud.
Ce dernier espérait beaucoup du théâtre et imaginait possible une transformation majeure
de cet art ; or, en misant essentiellement sur la mise en scène et en écartant le texte de ses
revendications, le projet ne put être retenu en entier et est demeuré la séquelle d'un esprit
téméraire. Comme l'affirme Michel Corvin dans son court ouvrage Le théâtre nouveau
en France, le projet artaudien manquait d'unité:
Si loin par exemple qu'un Artaud soit allé dans
l'élaboration de la spécificité du théâtre, son «théâtre
magique» a échoué faute d'une convergence entre la
dramaturgie, la mise en scène et le public, qui seule
permettra de transformer une distraction de mandarins en
fait de civilisation52 .
En consacrant sa révolution à la mise en scène, Artaud a laissé incomplète son idée d'un
langage nouveau pour le théâtre et ne s'est pas efforcé d'en approfondir la définition,
préférant creuser le champ qui lui était plus familier, soit celui de la mise en scène.
N'empêche qu'il a poussé la réflexion un peu plus loin et que la lecture de ses plaidoyers
reste une source d'inspiration pour un nouveau théâtre à venir comme celui qu'ont tenté
de construire et de défendre Ionesco et Beckett. Ces derniers ont certainement profité des
revendications artaudiennes pour revoir l'art théâtral en travaillant à mieux lier, cette fois,
la mise en scène et le texte en vue d'un langage théâtral qui soit complet et réservé à la
scène.
Le Nouveau Théâtre des années 1950 n'a bien sûr pas réussi à tenir cet impossible
état de la nouveauté, même s'il demeure la dernière avant-garde en lice en ce début de
51
Antonin Artaud, Le théâtre et son double, p. 60.
40
XXI e siècle. Il a apporté au théâtre un langage devenu objet et action et a réconcilié la
scène et les mots qu'on s'était longtemps obstiné à garder distants. Au théâtre classique
et bourgeois, il ne doit plus rien sinon le souvenir amer de l'avoir tellement rabroué qu'il
a trouvé le souffle nécessaire pour s'en détourner. Le théâtre est à nouveau considéré
comme une convention pure offrant à voir, à sentir et à entendre un réel complexe et
discontinu avec lequel faire du symbolisme ne conviendrait guère.
On ne peut plus
renvoyer le théâtre à un au-delà connu et identifiable; le théâtre s'est fait immanent pour
ne plus tanguer dangereusement sur un terrain autre que celui qui lui est propre. Plus que
jamais le théâtre est à voir puisqu'il refuse de déplacer des gens pour lever le rideau sur
ce qui pouvait se dire et se laisser facilement raconter autrement. Entre autres réussites,
le Nouveau Théâtre a justifié le déplacement d'une foule occupée, a renoué avec l'esprit
du rendez-vous, de l'inédit et a rappelé que ce n'est qu'au creux de son siège qu'on peut
se prêter à ce jeu d'un soir.
Au moment où le théâtre concluait qu'il devait rechercher le vrai sans l'aide du
réalisme et de tout ce que celui-ci implique, le roman se trouvait aux prises avec une
remise en question tout aussi déstabilisante, lui qui, à l'époque où le théâtre commençait
déjà à connaître les difficultés que je viens de décrire, avait vu son art triompher et
rejoindre un large public sous l'impact des nouvelles convictions esthétiques clamées par
Balzac et Zola, premiers responsables de cette longue gloire.
Les deux arts ont
patiemment attendu que l'emprise du réalisme se dissolve pour accueillir la nouveauté,
mais la patience ne pouvait tout de même admettre la stagnation stérile. Comme pour le
52
Michel Corvin, Le théâtre nouveau en France, p. 9
41
théâtre, il faudra les voix horrifiées, mais éveillées, de quelques ardents romanciers pour
porter le roman sur des avenues nouvelles.
Chapitre deuxième: Le romanesque à venir
Vers où porter un art qui a magistralement raconté (et raconte toujours) ses plus
saisissantes histoires, qui a immortalisé (et immortalise touj ours) ses destins les plus
valeureux, qui a récité en des milliers de pages (et récite toujours) ses personnages
poignants jusqu'à l'outrance, qui a décrit (et décrit toujours) ses milieux jusqu'à
l'autopsie, qui a abondamment noté (et note toujours) ses égarements suranalysés, ses
gloires surcélébrées jusqu'à la fatuité et tout cela en troublant le lectorat à son comble le
plus satisfait, en le convainquant qu'il avait lu le meilleur de ce qui se trouve à lire et
qu'il lui suffisait maintenant de varier l'auteur pour lire et relire ses histoires qui
répondront à ses attentes? Là est formulée la question aujourd'hui plus ou moins résolue
qui m'amène à rapprocher l'histoire du Nouveau Théâtre de celle du Nouveau Roman
pour démontrer que ces deux courants se sont définis au fil des ans selon des
revendications souvent communes, mais que leur émergence est tributaire de leur champ
propre. Ce qui revient à dire que si le Nouveau Théâtre et le Nouveau Roman ont tous
deux senti le besoin, au cours des mêmes années décisives, de renouveler leur art et de le
remettre en question par une argumentation s'appuyant majoritairement sur les mêmes
repères, ce besoin partagé ne peut se lire comme le produit d'un contexte esthétique
identique. Si les revendications se rejoignent, les raisons de ces revendications diffèrent
et s'il y a eu nécessité de se revoir et de se réorienter, cette nécessité n'a pas toujours été
appelée par les mêmes exigences initiales. J'ai montré au cours du chapitre précédent
que le Nouveau Théâtre a été engendré par une urgence, celle de sauver la scène où il ne
43
se passait plus rien de théâtral, celle de la rouvrir à un théâtre qui l'attendait pour s'offrir
au public, celle de faire éclater des règles périmées qui aplatissaient le pouvoir de
l'évocation si précieux au théâtre, celle de trouver un langage de scène qui ne
parviendrait guère à se dire sans elle; une urgence qui depuis Alfred Jarry n'en pouvait
plus de guetter le moment opportun pour apporter une esthétique nouvelle qui ne soit pas
qu'une simple variation de ce qui se faisait jadis, mais qui demande à être LE nouveau
théâtre à venir, capable de reprendre les dus que cet art avait laissé se perdre pour des
raisons déjà expliquées. Le Nouveau Théâtre a été longuement préparé par des années de
piétinement durant lesquelles le théâtre s'aventurait à l'aveugle pour se chercher ailleurs
que sur ses planches, mais une fois le renouveau bien annoncé, représenté et défendu, ses
revendications apparurent comme le signe d'une urgence toute naturelle et prenaient
place à la suite d'un long creux de l'histoire du théâtre du XXe siècle. Certes, le Nouveau
Théâtre constitue un courant d'avant-garde et contient toute la nouveauté impliquée par
cette appellation, mais si certaines gens ont été surprises par le consortium à montrer ce
qu'on n'avait jusqu'alors jamais vu sur scène, la surprise s'est estompée rapidement pour
tous ceux qui avaient porté attention au théâtre précédent. C'est donc avec tout le naturel
de l'arrivée d'un événement longtemps pronostiqué qu'est survenu le Nouveau Théâtre,
jusqu'alors si patiemment attendu par le théâtre lui-même. Il en va tout autrement du
Nouveau Roman.
Effectivement, si on étudie l'histoire du roman depuis la Deuxième Guerre
mondiale, on en arrive à la conclusion de Nelly Wolf:
44
[q]u'il nous faut [ ... ] nous livrer à un petit travail de
reconstitution et de repérage à la fois chronologique et
topographique afin de montrer, en montrant où et quand le
Nouveau Roman a commencé à exister, qu'il n'a pas été
appelé à l'existence par la littérature elle-même, que celleci n'en a pas, dans un urgent besoin de réforme et de
renouvellement, pour ainsi dire naturellement ou en tout
cas nécessairement accouché 53 .
Ce qu'on apprend par la lecture d'Une littérature sans histoire de Nelly Wolf, c'est que
des auteurs comme Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Marguerite
Duras, Claude Simon, Michel Butor ou encore Robert Pinget - écrivains qui seront tous,
un jour ou l'autre, associés au Nouveau Roman - ont écrit ou publié plusieurs de leurs
œuvres avant que le Nouveau Roman ne soit nommé et reconnu 54 . Il ne sera pas ici
question de parler longuement des problèmes de définition du Nouveau Roman 55 puisque
là n'est pas mon propos, mais je tiens à rappeler quelques dates souvent citées pour situer
le moment de la naissance de la nouvelle« école ». Wolf privilégie le 22 mai 1957, date
de la publication d'un article intitulé « Le nouveau roman », paru dans Le Monde et signé
Émile Henriot. On peut également privilégier l'année 1958, où la revue Esprit consacrait
son numéro de juillet au mouvement qui était de plus en plus connu sous le nom qu'on lui
attribue encore aujourd'hui. Ce numéro a joué un rôle important dans la définition de ce
53
Nelly Wolf, Une littérature sans histoire, p. 14.
54
À titre d'exemple, Beckett a publié, d'abord en anglais, Murphy en 1938, Watt en 1944,
Mercier et Camier en 1946. Nathalie Sarraute a publié Tropismes en 1938 et Alain RobbeGrillet Les Gommes en 1953 et Le Voyeur deux ans plus tard. Quant aux autres, Duras a
publié Les Impudents en 1943 et La vie tranquille en 1944, Simon a publié Le Tricheur en
1946, La corde raide en 1947, Butor a publié Passage de Milan en 1954 et Pinget a publié
Entre Fontaine et Agapa en 1951 et Mahu ou le matériau en 1952.
45
dernier puisque tous les collaborateurs étaient invités à répondre à la question « qu'est-ce
que le Nouveau Roman ?»
Il est aussi possible de situer la naissance de l'école
beaucoup plus tôt, soit en 1954, lorsqu'un dénommé E. Rio a utilisé le terme « Nouveau
Roman» pour la toute première fois, sans toutefois proposer une définition quelconque.
Or, que l'on choisisse l'une ou l'autre de ces trois dates, l'important est de reconnaître
que les auteurs les plus souvent associés au courant ont écrit des « nouveaux romans»
avant même que le mouvement existe. Des romans originaux présentant une écriture fort
particulière aux yeux du lectorat stupéfait ont été publiés sans être codifiés par une
bannière quelconque. Ce n'est qu'à posteriori qu'un regroupement a été effectué, qu'une
désignation a été suggérée et que ces œuvres sont devenues des nouveaux romans.
Campagne de marketing? Opportunisme forcé? Renfort publicitaire pour rejoindre un
plus large public? Quoi qu'il en soit, selon Wolf, l'émergence du Nouveau Roman a été
organisée, fabriquée de toutes pièces par l'institution littéraire, si bien que celle-ci a
précipité, voire imposé ce que l'art romanesque ne demandait pas encore, ce qui ne devait
pas obligatoirement se produire. Dans toute l'histoire du Nouveau Roman, l'institution
littéraire a opéré des va-et-vient dans le temps dans le but de justifier, de légitimer ce
qu'on présentait malicieusement comme une évolution esthétique naturelle.
Mais à
aucun moment durant ses années glorieuses la construction de ce courant littéraire n'est
allée de soi, comme on peut le dire d'un mouvement qui s'inscrit avec logique, évidence
et facilité à la suite d'un autre. Les premiers romans de Beckett, de Duras, de Sarraute,
Les nouveaux romanciers, comme les nouveaux dramaturges, ont souvent relevé le
problème du flou définitionnel entourant les appellations (( Nouveau Roman» ou
(( Nouveau Théâtre ».
55
46
de Robbe-Grillet et des autres se sont assurément écrits avec l'audace toute naïve d'une
première œuvre, mais tout ce qui est venu à leur suite, soit l'officialisation du terme
«Nouveau Roman », l'impossible définition d'un regroupement quasi fortuit, trop
hétérogène, le rapatriement d'œuvres que l'on pouvait ensuite poser sous l'appellation
dorénavant reconnue (mais toujours mal définie), le rôle habile joué par Jérôme Lindon
aux Éditions de Minuit56 et celui de la nouvelle critique, plus précisément de Roland
Barthes, bref, tout ce qui a concouru à bâtir cette nécessité littéraire artificielle ne peut
plus être entendu sans qu'on décèle l'ingénieuse manipulation.
Si on s'attarde à observer le rôle des Éditions de Minuit par exemple, on
s'aperçoit nettement qu'elles ont joué un rôle décisif où elles avaient beaucoup à gagner,
comme le note Nelly Wolf:
Les Éditions de Minuit, éditeurs de Robbe-Grillet, Butor,
Simon, Beckett ... , ont évidemment eu leur part dans cette
entreprise de nomination-désignation du Nouveau Roman.
Il n'est pas difficile de comprendre qu'à partir du moment
où le mouvement était déclenché, la maison d'édition avait
intérêt à ce qu'il aille jusqu'à son terme, et que soient
distingués collectivement, qui plus est sous un label
« moderniste» qui distinguait la maison elle-même, des
écrivains dont elle publiait la plupart des ouvrages. On voit
ainsi les Éditions de Minuit insérer fin 1957 dans Les temps
modernes une publicité destinée à accréditer cette image
« moderniste », en utilisant les « grands noms» de la presse
littéraire commerciale. Cette publicité montre la couverture
des derniers romans de Robbe-Grillet, Simon et Butor,
accompagnée de l'indication: « Ils ont publié en 1957 aux
Éditions de Minuit57 . »
Les Éditions de Minuit ont été fondées par Jérôme Lindon pendant la Deuxième Guerre
mondiale en vue de publier des textes de la Résistance.
57 Nelly Wolf, Une littérature sans histoire, p. 30-31.
56
47
Tout a été prévu par les Éditions de Minuit, rien n'a été laissé au hasard pour que les
œuvres choisies et publiées soient reconnues par la grande presse littéraire et le public à
qui on présentait les livres en appuyant lourdement sur l'argument de la nouveauté, en
tentant par le fait même de museler tout ce qui pouvait laisser transparaître l'inconnu et
l'inquiétant, la difficulté ou une rupture trop franche avec l'habitude.
Une fois le
Nouveau Roman nommé et les œuvres antérieures récupérées pour renforcer le
phénomène naissant, de nouvelles œuvres s'écriront pour légitimer tout cet industrieux
branle-bas.
Outre la participation des Éditions de Minuit, l'école littéraire qui s'élève de plus
en plus solidement sur un faux-semblant doit sa reconnaissance à une autre complice qui,
tout en alimentant des controverses et en secouant les nombreuses faiblesses du socle sur
lequel le Nouveau Roman s'est érigé, a parfois, peut-être malgré elle, contribué à
légitimer ce que certains se plaisaient fièrement à nommer la dernière école littéraire du
xxe
siècle.
Dès le milieu des années 50, et surtout à la suite de sa consécration
officielle, le Nouveau Roman gagne de plus de plus de noblesse en se posant comme un
objet littéraire digne d'étude, notamment de la part de la nouvelle critique, associée le
plus souvent à Roland Barthes, laquelle a établi un foisonnant dialogue avec les nouveaux
romanciers (Robbe-Grillet entre autres) et favorisé l'émergence de cette nouvelle
« école» qui n'en fut jamais une, mais qui ne fut jamais communément nommée
autrement non plus.
Il y aurait beaucoup à dire sur la nouvelle critique et sur les
différents rôles qu'elle a joués dans les domaines de l'enseignement de la littérature et de
l'avènement du structuralisme, mais je limiterai mon propos à quelques mots sur son
48
influence sur le Nouveau Roman et les nouveaux romanciers. La nouvelle critique a
appuyé le Nouveau Roman pour ce qu'il avait à offrir d'inédit du côté de l'interprétation
et de la lecture, mais de façon plus significative, elle a contesté l'établissement forcé d'un
groupe qui ne pouvait s'implanter sans gêne. Tout le mal prodigué à nommer, à définir, à
populariser, à anoblir le Nouveau Roman, la nouvelle critique le reconnaît justement,
mais refuse de s'en contenter et s'évertue à relever toutes les anormalités de ce
groupement aléatoire, toutes les savantes maladresses de sa lourde construction et toute la
volonté malsaine de recréer artificiellement l'habitacle naturel d'un courant littéraire dont
la venue au monde est principalement due aux institutions et non à une urgence
esthétique comme on s'efforce de nous le faire entendre.
Barthes a adroitement
questionné l'ensemble de l'entreprise vouée à nommer et à faire reconnaître le Nouveau
Roman:
Et lorsqu'on a quelque peine - et pour cause - à préciser le
lien doctrinal ou simplement empirique qui les [les auteurs]
unit, on les verse pêle-mêle dans l'avant-garde. Car on a
besoin d'avant-garde: rien ne rassure plus qu'une révolte
nommée.
Le moment est sans doute venu où le
groupement arbitraire de romanciers comme Butor et
Robbe-Grillet - pour ne parler que de ceux qu'on a le plus
communément associés - commence à devenir gênant, et
pour l'un et pour l'autre. Butor ne fait pas partie de l'École
Robbe-Grillet, pour la raison première que cette École
n'existe pas. Quant aux œuvres elles-mêmes, elles sont
antinomiques 58 .
Sans mer la nouveauté des récentes publications présentées comme des produits du
Nouveau Roman, Barthes remet en cause l'utilité de grouper des oeuvres si différentes, si
58
Roland Barthes, Essais critiques,
«
Il n'y a pas d'école Robbe-Grillet )), p, 101.
49
opposées parfois et qui n'offrent comme parenté qu'une nouveauté; mot qui, comme
l'expression adoptée «Nouveau Roman », peut englober par son manque de précision
tous ceux qui cherchent à renouveler le roman, et ce, de quelque manière que ce soit.
Une nouvelle école littéraire s'inscrivait donc à la suite du réalisme et du surréalisme sans
que les auteurs impliqués l'aient souhaitée, sans que la nouvelle critique l'ait approuvée
et sans que les bouleversements esthétiques n'en aient revendiqué la nécessité.
Pourquoi a-t-on cru bon de s'empresser à instituer une nouveauté encore aux
premiers balbutiements de sa genèse ; pourquoi avoir tant insisté pour proclamer un
mouvement littéraire qui ignorait encore où, avec qui et vers quoi se diriger ; pourquoi
avoir contraint une école à se définir alors qu'elle ne demandait qu'à se chercher toujours
; pourquoi avoir manœuvré pour liguer des membres qui se regardaient sans
nécessairement se reconnaître d'affinités, qUI ne s'étaient à ma connaissance jamais
offerts de participer à vendre une littérature devenue grossièrement marchande, qui
n'avaient surtout pas besoin d'être groupés pour écrire, d'être étiquetés « nouveau» pour
se sentir créateurs, d'avoir un titulaire bavard et inquiet qui se questionnait lui-même sur
le hasard du rôle qui lui était échu? La meilleure réponse à ces nombreuses questions,
c'est Roland Barthes qui l'a trouvée lorsqu'il écrit: « [ ... ] on a besoin d'avant-garde:
. ne rassure pl
' 59 .»
nen
us "
qu une revo lte nommee
Pour le Nouveau Théâtre, critiques,
lecteurs et spectateurs ont également montré ce curieux besoin de nommer, mais à la
différence du Nouveau Roman, cette tendance à rapidement ranger la nouveauté n'a pas
masqué les œuvres elles-mêmes, n'a pas fait dévier à outrance l'attention vers
59/bid., p. 101.
50
l'explication d'un art nouveau au détriment de l'art lui-même. Pour mieux saisir ce que
les nouveaux romanciers recherchaient à travers le roman et pour entendre la voix des
romanciers elle-même discourir sur leur art en questionnements, j'étudierai, comme je
l'ai fait pour le Nouveau Théâtre, les mots de deux nouveaux romanciers qui ont dit ce
que devait être le roman à venir et ce qu'était le roman obsolète.
Les nombreuses
interventions de l'incontournable Alain Robbe-Grillet ramèneront le Nouveau Roman au
centre de ses préoccupations et la prolifique Nathalie Sarraute, à la fois dramaturge et
romancière, viendra à sa suite répondre à la question principale de ce travail qui cherche à
comprendre d'où proviennent ces deux courants nouveaux.
Sans doute parce qu'il est celui qui n'a pu s'empêcher de répondre aux attaques
obstinées des critiques et d'expliciter chacune des tentatives incomprises et mal reçues, et
sans doute parce qu'il représente une part de l'idéalisme de l'ambitieux projet de
modifier les schèmes de la lecture et de l'écriture d'un public lecteur qui ne s'en était pas
encore plaint; sans doute aussi parce qu'il fut choisi, peut-être quelque peu malgré lui,
lui ingénieur agronome de formation, Alain Robbe-Grillet, aux yeux de beaucoup,
incarne à lui seul le Nouveau Roman. Dès l'apparition inopinée et fracassante dans le
monde de la littérature de son roman Les Gommes, paru en 1953 mais écrit en 1951,
l'auteur fauchait les techniques antérieures du roman et se riait de la prétention de ce
dernier à aboutir à la signification. En 1960 paraît Pour un nouveau roman, recueil qui
regroupe divers articles déjà publiés ailleurs qui entament une discussion sur le roman ou
rétorquent à des commentaires méritant un retour. C'est essentiellement par la lecture de
cet ouvrage que j'établirai ce qu'est le roman nouveau pour Robbe-Grillet, lui qui a tant
51
milité pour lui assurer un avenir prometteur. J'insiste une dernière fois sur le fait que le
Nouveau Roman n'a pas été créé par Robbe-Grillet, mais institué par des agents du
champ littéraire pour qui nommer une nouveauté permettait de mieux croire à son
existence, pour qui officialiser une avant-garde assurait une certaine prise sur une
« révolution» littéraire plutôt déroutante.
Découvrir Robbe-Grillet par Pour un nouveau roman, c'est découvrir un homme
qui nous apparaît aujourd'hui quelque peu naïf ou fort idéaliste, un homme qui s'était
forgé le rêve de révolutionner le roman et de supposer ce désir attendu, évident,
indispensable et comme découlant d'une logique implacable. S'il est entendu que le
Nouveau Roman peut trouver sa source chez certains romanciers de la fin du XIX e et de
la première moitié du XXe siècle, les premiers romans de Robbe-Grillet n'ont tout de
même pas manqué de secouer le lectorat et la critique. Ainsi, lorsqu'il écrit dès les
premières pages de son recueil: « [ ... ] j'étais persuadé d'écrire pour le « grand public »,
je souffrais d'être considéré comme un auteur « difficile »60 », on reconnaît sa piètre
connaissance du milieu littéraire d'alors et on remesure avec lui l'ampleur sous-estimée
de son projet. Avant même que le lecteur entreprenne sa lecture du premier article,
Robbe-Grillet le prévient du sens qu'il faut donner à son emploi du terme «Nouveau
Roman» :
Si j'emploie volontiers, dans bien des pages, le terme de
Nouveau Roman, ce n'est pas pour désigner une école, ni
même un groupe défini et constitué d'écrivains qui
travailleraient dans le même sens ; il n'y a là qu'une
appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de
nouvelles formes romanesques, capables d'exprimer (ou de
60
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 8.
52
créer) de nouvelles relations entre l'homme et le monde,
tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c'est-à-dire
à inventer l'homme. Ils savent, ceux-là, que la répétition
systématique des formes du passé est non seulement
absurde et vaine, mais qu'elle peut même devenir nuisible:
en nous fermant les yeux sur notre situation réelle dans le
monde présent, elle nous empêche en fin de compte de
construire le monde et l'homme de demain61 .
Celui qui se défend d'être un théoricien du roman rappelle qu'il n'y a pas d'école, que le
groupe composé par les nouveaux romanciers n'est pas homogène et que les projets
respectifs peuvent difficilement s'amalgamer sauf si on se contente de tenir compte de
leur volonté, celle-ci commune, de rechercher de nouvelles formes romanesques, plus
aptes à écrire un roman qui soit de leur temps. Donc, outre tous les critères susceptibles
de réussir à postuler un lien possible entre les nouveaux romanciers, un seul s'avère
incontestable pour tous, à savoir leur désir manifeste de renouveler leur art, même si, le
plus souvent, leur façon d'y parvenir diffère et que la conscience qu'ils ont de
l'envergure de leurs contestations n'est pas manifestée selon les mêmes modalités.
L'Histoire nous a toujours donné des artistes qui retournaient sans ambages la majeure
partie de ce que leur art avait tenu pour piliers avec tout le naturel d'un lecteur qui
retourne les pages de sa lecture; des mots ont été dits et lus, d'autres restent à lire et à
écrire. Rien n'apparaît plus simple, rien ne semble plus vrai, mais reste à convaincre
ceux qui lisent plus lentement, ceux qui se plaisent à relire ce qu'ils ont aimé, ceux qui se
complaisent dans leur lecture en se contrefichant de savoir si elle répond aux exigences
esthétiques de leur époque.
53
De tous les nouveaux romanciers, Alain Robbe-Grillet apparaît comme étant celui
qui s'est le plus acharné à convaincre le lectorat, la critique et les universitaires que le
temps avait sonné l'heure d'offrir à lire autre chose que des romans d'hier, ceux tenus
responsables de la lassitude qui sévit au milieu du XXe siècle, d'avoir sur-copié Balzac et
d'avoir exagérément étiré une esthétique réaliste à qui on demande de céder.
Si le
Nouveau Théâtre s'est élevé sur la haine du théâtre bourgeois et principalement grâce à
celle-ci (sans oublier la contamination du roman), le Nouveau Roman s'est quant à lui
construit sur le large dos de Balzac, écrivain de référence qui ne cesse d'alimenter les
propos hargneux de Robbe-Grillet: « La seule conception romanesque qui ait cours
aujourd'hui est, en fait, celle de Balzac. [ ... ] Un « bon» roman, depuis lors, est resté
l'étude d'une passion - ou d'un conflit de passions, ou d'une absence de passion - dans
un milieu donnë 2 .» Admettant que Balzac ait talentueusement représenté le réalisme
d'un temps, Robbe-Grillet s'impatiente de voir ce temps définitivement révolu et
travaillera à convaincre tout un chacun que si le renouveau s'avère trop long à venir, reste
l'ultime option de tenter de forcer sa mise au monde, de devancer l'effet du temps.
Robbe-Grillet revient donc abondamment sur le réalisme périmé à la Balzac pour
dénoncer le malentendu selon lequel une idée sur le roman aurait été prise pour le roman
lui-même. Le point ici soulevé par le romancier-essayiste a brillamment insufflé une
nouvelle dimension au débat en pointant l'erreur qui serait responsable de la stagnation
de l'art romanesque: après l'éclatant succès du roman réaliste et naturaliste, on en est
venu à croire que là résidait la spécificité du roman:
61
Ibid., p. 10.
54
[ ... ] nous sommes tellement habitués à entendre parler de
« personnage », d'« atmosphère », de «forme» et de
« contenu », de «message », du «talent de conteur » des
«vrais romanciers », qu'il nous faut un effort pour nous
dégager de cette toile d'araignée et pour comprendre
qu'elle représente une idée sur le roman (idée toute faite,
que chacun admet sans discussion, donc idée morte), et
point du tout cette prétendue « nature » du roman en quoi
l'on voudrait nous
faire croire 63 .
C'est principalement sur cet argument que s'appuie le discours de Robbe-Grillet qui en
veut au roman réaliste non pour lui-même, mais bien pour ce qu'il a réussi à nous faire
croire, qui s'annonce ardu à dénouer. Le réalisme tel qu'on l'a entendu, aussi bien au
théâtre que dans le roman, a complètement annihilé aux yeux de plusieurs la possibilité
de voir leur art devenir autre, a savamment rayé le souvenir que le théâtre et le roman ont
déjà été autres et qu'après le réalisme, ces deux arts doivent obligatoirement se forger une
esthétique ou une raison d'être nouvelles pour assurer leur avenir, pour surprendre à
nouveau dans l'espoir de rallier la foule une fois de plus. Robbe-Grillet annonce ou
rappelle que:
Le réalisme n'est pas une théorie, définie sans ambiguïté,
qui permettrait d'opposer certains romanciers aux autres;
c'est au contraire un drapeau sous lequel se range
l'immense majorité - sinon l'ensemble - des romanciers
d'aujourd'hui. Et sans doute faut-il, sur ce point, leur faire
confiance à tous. C'est le monde réel qui les intéresse
chacun s'efforce bel et bien de créer du « réel »64 .
62/bid., p. 17.
63/bid., p.29.
64/bid., p. 171.
55
Tous les écrivains pensent donc être réalistes, pensent donc offrir une réalité différente et
toujours plus « réelle» que celle de l'écrivain voisin en racontant le monde tel qu'ils le
voient. Pour un nouveau roman souligne à ce sujet que les révolutions littéraires ont
toujours utilisé le réalisme pour se présenter, pour afficher leur nouveauté et pour
déclasser le mouvement littéraire précédent. Si le Nouveau Roman a vu le jour, c'est
encore au nom du réalisme et, à l'instar des révolutions littéraires antérieures, pour
demander à l'art de renaître par une autre voie du réel, par un autre réalisme, par un
nouveau réalisme. Se proposant de répondre aux interrogations de ceux qui cherchent à
définir ce nouveau réalisme, Robbe-Grillet a longuement évoqué ce qui pour lui ne devait
plus s'écrire. D'abord, le personnage ne doit plus représenter le roman, sinon le talent du
romancier à lui seul, puisque l'époque de l'apogée de l'individu doit avoir une fin et c'est
le Nouveau Roman qui se propose de la déclarer:
Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus
modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance
de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde
au-delà. Le culte exclusif de « l'humain» a fait place à une
prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le
roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien
d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre,
c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant
révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie
s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles
découvertes 65 .
Le roman ne doit donc plus s'asseoir uniquement sur le personnage, qui amenait avec lui
toute son histoire (la sienne, celle de sa famille, son caractère, ses ambitions, son
65
Ibid., p. 33.
56
époque ... ), pas plus qu'il ne doit reposer entièrement sur une « bonne» intrigue, racontée
de façon à la faire coller à l'idée que le lecteur possède déjà de la réalité. Si le Nouveau
Roman cherche à éviter de faire de son art une simple histoire vraisemblable, c'est pour
du même coup éviter de rabaisser l'écriture à un moyen, pour empêcher d'associer toute
écriture à une intrigue, aussi riche et inépuisable soit-elle en rebondissements, et pour
proclamer
avec
force
et conviction que
«[r]aconter
est devenu proprement
impossible 66 .» Si le roman ne se définit plus par le personnage et son histoire, si le
roman ne peut plus s'écrire sans gêne en donnant de la réalité l'image même que les
hommes en ont, un autre roman doit s'occuper à réchapper un art qui s'enlise, une autre
écriture doit s'efforcer d'esquisser le roman nouveau, qui une fois tracé devra à son tour
céder la place à un nouveau réalisme, à une écriture neuve.
Apprendre tout ce que le Nouveau Roman juge bon d'abolir apeure puisqu'on en
vient rapidement à se demander sur quoi ce dernier reposera dorénavant, ce qui se
trouvera assez digne pour tenir en ses pages. Si le Nouveau Roman rejette les formes du
passé en promettant l'avènement d'un nouveau réalisme, il ne prétend guère tout balancer
par derrière en déniant les anciennes réussites du roman, en vidant le roman de tout ce
qu'il a toujours contenu sans rien proposer qui puisse y entrer. Amener le roman ailleurs,
le libérer d'un champ trop connu, trop entendu, voilà la revendication centrale du
Nouveau Roman qu'on a souvent accusé de manquer de forme ou d'être illisible en
raison des larges libertés qu'il se permettait. D'abord, l'objectivité, on n'y croit plus, pas
plus d'ailleurs qu'à cet univers chimérique des significations déchiffrables grâce à une
66/bid., p. 37.
57
grille appropriée. «[ ... ] le monde n'est ni signifiant ni absurde. Il est, tout simplement.
C'est là, en tout cas, ce qu'il a de plus remarquable 67 » écrivait Robbe-Grillet, désireux
d'amener son art en dehors de ses ornières et de remplacer la sacro-sainte signification
par une présence oubliée, car ensevelie sous des interprétations si lourdes que les objets,
faits, personnages et gestes perdaient leur statut phénoménologique pour servir de tout
autres projets. Dorénavant, Robbe-Grillet souhaite que la présence suffise à tenir tête à
toute tentative d'explication aléatoire destinée à renvoyer l'inhabituel dans l'ordre des
choses, à analyser ce qui ne demande qu'à être là. La réalité se trouve désormais dans la
présence au monde et non dans une intériorité supposée, mystérieuse et nécessairement
lointaine, douteuse, toute noire et inatteignable autrement que par des sens assurément
trop simples, complètement mensongers. Robbe-Grillet l'a répété: « Une explication,
quelle qu'elle soit, ne peut être qu'en trop face à la présence des choses 68 . » Le Nouveau
Roman célèbre un roman sans héros, un roman qui ne se consacre pas au récit d'une
histoire, un roman qui privilégie l'instant en sabotant parfois toute chronologie linéaire et
qui, plus que jamais, a besoin que son lecteur soit là lui aussi, lui aussi actif et créateur de
l'œuvre, du monde et, par la suite, de sa propre vie. À tous ceux qui accusent le Nouveau
Roman, avec tous ses objets, ses personnages toujours inconnus, ses moments sans suite,
ses descriptions si précises et nombreuses, d'être froid et dénué d'humanité, RobbeGrillet rétorque que « [m]ême si l'on y trouve beaucoup d'objets, et décrits avec minutie,
il y a toujours et d'abord le regard qui les voit, la pensée qui les revoit, la passion qui les
67
68
Ibid., p.2l.
Ibid., p.45.
déforme 69 .»
58
Cette réponse de Robbe-Grillet rejoint l'idée qu'il exprimait déjà sur
l'écriture et le réalisme, à savoir que l'écriture consiste d'abord en une intervention: «Ce
qui fait la force du romancier, c'est justement qu'il invente en toute liberté, sans modèle.
Le récit moderne a ceci de remarquable : il affirme de propos délibéré ce caractère, à tel
point même que l'invention, l'imagination, deviennent à la limite le sujet du livre 7o . »
Quand le récit est devenu impossible, quand on cherche à inventer un nouveau réalisme
qui répondrait plus adéquatement à son temps, quand le succès du roman d'hier est
renversé par des propositions audacieuses, stupéfiantes et qui se veulent annonciatrices
du succès du roman de demain, quand la réalité décrite se présente d'emblée comme le
regard de l'auteur sur le monde et ce qui le compose, quand l'écriture s'affiche sans gène
comme une intervention subjective, une création en toute liberté qui s'avère être la valeur
première de l'art de la prose, rien n'est invité à se maintenir en deçà ou au-delà de
l'écriture, rien n'est invité à exister en dehors de l'écriture elle-même, qui constitue dès
lors la nouvelle réalité qu'il convient de représenter.
Le Nouveau Roman tel que professé par Robbe-Grillet renoue avec un art
romanesque qui accorde la suprématie à la forme, avec un art romanesque qui se doit de
se réinventer d'abord par celle-ci et d'y trouver là sa réalité. Avant de prétendre à toute
autre visée, le roman doit avant tout manifester une écriture, une écriture qui n'aurait rien
d'autre à dire qu'elle-même, rien d'autre à justifier que cette manière de dire, rien qu'une
manière de dire, distincte et urgente pour chaque écriture.
Si le Nouveau Roman
prêchera aussi en faveur d'une incontournable réalité, celle-ci est désormais ramenée vers
69/bid., p. 147.
59
l'intérieur; ce qu'on imaginait au dehors, au-delà du texte, s'avère être au sein même de
l'écriture. Devient alors réelle la forme même du roman, puisque la réalité ne résidera
plus que dans la forme qui l'engendre, et rien hormis elle ne sera utile à tous ceux qui,
avidement, lancés sur une fausse piste, furèteront trop loin, en niant l'immanence de ce
que cette nouvelle écriture propose de dire. Elle ne recherche rien d'autre qu'elle-même,
elle crée son monde sans autre matière première qu'une écriture qui apparaît à son auteur
inédite et nécessaire; nécessaire non au sens où la littérature engagée l'a entendu, mais
plutôt comme une forme vivante d'art qui accapare si intensément les visées de son
auteur qu'une écriture s'impose et s'écrit, sans avoir besoin de se légitimer, de se motiver
par une justification extratextuelle. C'est par là que Robbe-Grillet prend soin d'expliquer
les limites de l'engagement dans lequel s'était jetée la littérature quelques années plus tôt,
croyant y trouver une habile façon de répliquer au réalisme stagnant. Selon lui, l'artiste
qui place son art au service d'une cause extérieure à son art marque une faute et manque
à sa cause première:
L'expérience a montré que c'était là encore une utopie: dès
qu'apparaît le souci de signifier quelque chose (quelque
chose d'extérieur à l'art) la littérature commence à reculer,
à disparaître. Redonnons donc à la notion d'engagement le
seul sens qu'elle peut avoir pour nous. Au lieu d'être de
nature politique, l'engagement c'est, pour l'écrivain, la
pleine conscience des problèmes actuels de son propre
langage, la conviction de leur extrême importance, la
volonté de les résoudre de l'intérieur7!.
70
71
Ibid., p. 36.
Ibid., p.46.
60
Par ces mots, Robbe-Grillet remet la littérature sur la voie de la recherche, implorant les
auteurs de considérer leur tâche assez grande, stimulante et noble pour ne se consacrer
qu'à elle, qui offre déjà bien des problèmes à étudier à l'ère du Nouveau Roman. La
littérature doit demeurer un art littéraire par définition et par vocation, où l'écriture
occupe non pas une place de choix, mais plutôt la place entière, elle qui fait naître les
préoccupations esthétiques, elle qui revoit les problèmes du langage, elle qui remet en jeu
le réel, la réalité et le réalisme, elle qui peut engendrer encore plus violemment, parce
qu'elle s'échauffera d'encore plus bas, la révolution que Robbe-Grillet croit réalisable,
mais mal amenée par les artistes engagés 72 • Lorsqu'on tâche de défendre comme lui une
avant-garde littéraire qui a tour à tour souffert et profité de son flou définitionnel ;
lorsqu'on choisit de glorifier la recherche de nouvelles formes romanesques et de rendre
gênantes, voire inadmissibles, celles du passé, on redonne à l'art des mots l'illusion,
l'envie, l'utopie d'un monde de tous les possibles.
La position que s'est forgée Nathalie Sarraute au sein du groupe des nouveaux
romanciers a toujours été perçue comme une position singulière puisque l'auteure semble
s'être efforcée de garder ses distances, façon toute personnelle et fort respectable de
maintenir un espace favorable à la distinction, au respect d'une voix plus discrète qui
tenait à se faire tout de même entendre. Elle qui n'abondait pas obligatoirement dans le
même sens que les autres défenseurs d'un renouveau romanesque - Robbe-Grillet surtout
-, peinait souvent seule sur sa route, parfois indécise à l'intersection de l'avant-garde et
Parlant de l'artiste qui se doit de ne rien placer au-dessus de son art, Robbe-Grillet
écrit: « C'est là, pour lui, la seule chance de demeurer un artiste et, sans doute aussi, par
72
61
d'un modernisme quelque peu conservateur, disons moins éclatant. Peut-être est-ce tout
simplement à cause d'une lucidité qui freine l'emballement révolutionnaire que Sarraute,
qui a publié L'ère du soupçon 73 en 1956, ne s'est pas lancée aveuglément dans des
revendications d'un renouvellement total du roman.
Le nouveau roman auquel elle
croyait balançait en un autre temps les formes classiques romanesques afin de poursuivre
les projets d'écriture autrefois entrepris par Dostoïevski, Kafka, Joyce et Woolf, sans
rechercher la radicalisation de l'avant-garde. Le rôle de l'écrivain étant de dévoiler, de
mettre au jour une réalité non encore révélée faute de moyens, Sarraute travaillera à
chercher de nouvelles formes aptes à suggérer un contenu nouveau et précis, vers là
même où Flaubert avait jadis dirigé sa propre écriture, vers la découverte de la nouveauté
en veillant à ne pas répéter ce qui avait déjà été démasqué par ses prédécesseurs. Ne pas
refaire ce qui a déjà été fait, ne pas redire ce qui a déjà été écouté, ne pas travailler à ce
qui a maintes fois été étudié, ne pas consacrer son temps à ce qui a autrefois été mis en
vie par un autre, ne pas chercher ce qui est déjà perdu, ne pas investiguer là où tout a été
révélé un jour avant, mais tenter inlassablement de trouver des manières de dire jusque-là
encore inconnues pour s'assurer d'aller de l'avant. Ne jamais quitter des yeux ce qui a
été réussi par les prédécesseurs pour mieux s'élancer vers une nouveauté qui ne trompera
personne par une trop vulgaire ressemblance, mais qui amènera chacun qui s'y prêtera
vers un ailleurs inexploré. L'Ailleurs recherché par Sarraute et théoriquement esquissé
voie de conséquence obscure et lointaine, de servir un jour peut-être à quelque chose peut-être même à la révolution.» Ibid., p. 47.
73 L'ère du soupçon est un recueil d'articles sur le roman qui a été publié en 1956, mais
dont les articles qu'il contient ont été publiés dès 1947, donc bien avant leur publication
62
dans L'ère du soupçon semble précisément vu par l'auteure, qUI est suffisamment
soutenue par ses premiers romans 74 et des années de réflexion sur son art pour savoir et
écrire ce que ne peut plus être le roman de son temps. Par des revendications savamment
exposées et nuancées et des propositions longuement défendues, Sarraute semble s'être
maintenue à l'écart du groupe du Nouveau Roman pour mieux mener son propre combat
contre un milieu littéraire comateux, à cheval entre l'inconscience, l'insensibilité et le
déni de la mort possible d'un genre abandonné, livré à lui-même et à un lectorat rassasié
par la monotonie de ce qu'on lui donne à lire, sempiternellement et avec une conviction
désolante.
Participer à faire avancer le roman, c'est aussi tenter de le pousser à franchir une
étape irréversible de la littérature selon Nathalie Sarraute qui, bien qu'elle n'ait jamais
cherché à être associée à une avant-garde quelconque, a toujours posé son regard loin
devant les écritures défrichées pour camper son projet entre les idéaux récemment vidés
de leur matière stimulante et ceux pas encore imaginés. Comme Robbe-Grillet, Sarraute
a quelquefois repris le nom de Balzac pour dénoncer ceux qui avaient peine à lire autre
chose, ceux qui s'obstinaient à écrire encore comme lui, prenant le roman pour un
exercice de style où il s'agit de reprendre les formes anciennes, et ceux qui se félicitaient
d'avoir atteint des décennies tard après lui cette perfection du récit, de l'intrigue et du
personnage qui ne sert plus leur art, mais éblouit encore.
Il faut apprendre à laisser
derrière, entre les mains de la génération dont elle était tributaire, toute œuvre d'une autre
sous forme de recueil, un peu comme ce fut le cas avec Pour un nouveau roman
d'Alain Robbe-Grillet, publié plus tard en 1963.
63
époque qui pourra être relue comme souvenir d'un bon moment passé, mais qui devra
céder la place à la littérature émergente:
Quel besoin y a-t-il de stocker pour un avenir inconnu des
œuvres en apparence inusables? Il s'agit de toute urgence
d'apporter une aide efficace aux hommes de son temps.
Qu'un livre s'use après avoir servi, voilà qui est naturel et
sain. On le jette et on le remplace 75 .
En avançant l'idée qu'il n'y a rien de sacrilège à laisser sur son rayon un livre qui a cessé
de servir, Sarraute entreprend du même coup la description du livre-type que l'on peut
jeter sans remords. Comme Robbe-Grillet, elle accuse les critiques de ne pas inciter à ou
favoriser une lecture qui soit autre que celle d'une histoire avec des personnages
« vivants », des héros bien présentés et une épaisseur romanesque riche en mystères que
l'on espère vérités. Elle savait aussi qu'on ne pouvait guère souhaiter soutirer une vérité
en fouillant les profondeurs inatteignables, desquelles on avait tant attendu:
Chacun savait bien maintenant, instruit par des déceptions
successives, qu'il n'y avait pas d'extrême fond. «Notre
impression authentique» s'était révélée comme étant à
fonds multiples; et ces fonds s'étageaient à l'infini. Celui
que l'analyse de Proust avait dévoilé n'était déjà plus
qu'une surface 76.
La littérature a cru qu'en creusant patiemment les multiples étages d'une profondeur
quelconque, elle parviendrait à dégager une vérité satisfaisante, tout comme elle a cru que
le monologue intérieur représentait la couche la plus susceptible d'authenticité du
Tropismes est paru en 1939 et son deuxième roman, Portrait d'un inconnu, a été publié
en 1948.
75 Nathalie Sarraute, L'ère du soupçon, p. 133.
74
64
« fond» ausculté. Que des surfaces, dit Sarraute, que des efforts louables pour saisir une
vérité toujours plus difficile à recueillir. C'est surtout à la psychanalyse, selon Sarraute,
que l'on doit la fin de ces espoirs déçus puisqu'elle a fait cheminer la littérature en
l'obligeant à admettre l'impossibilité d'atteindre ce qu'elle s'était fixé pour but. Puis,
comme si la littérature romanesque avouait peu à peu la nécessité de lâcher prise et de
croire moins prometteuses ses avenues de recherche, Sarraute a vu en l'absurde la
résolution de tous les malentendus puisque « l'homo absurdus » justifiait les malheureux
aboutissements des recherches antécédentes, devenait le domaine de toutes les
explications possibles et allouait une trêve aux auteurs-chercheurs qui ne savaient plus où
combattre depuis la déclaration de la mort des profondeurs, du monologue intérieur, du
psychologique. Sarraute a déploré le trop-plein d'analyses dont le roman français souffre
depuis si longtemps et a lorgné du côté du roman américain pour éveiller le courage de
ragaillardir son art. Mais aussi, à la lecture de L'Étranger d'Albert Camus, elle s'est
demandé si la psychologie était réellement morte, compte tenu de sa présence
déchiffrable à l'intérieur du livre et de l'efficacité de ce roman qui a réussi à répondre à
bien des attentes de l'époque: « Mais peut-être Albert Camus a-t-il cherché, au contraire,
à nous démontrer par une gageure l'impossibilité, sous nos climats, de se passer de la
psychologie. Si tel était son propos, il a pleinement réussi 77.» C'est précisément ici que
Nathalie Sarraute se distingue des autres nouveaux romanciers: elle consent avec une foi
enthousiaste à la nécessité de libérer le roman français de sa surcharge d'analyses, de son
personnage trop lourd et de son histoire monopolisante pour ne nommer que ces quelques
76/bid., p. 16.
65
éléments, mais elle adhère bien moins fermement à la condamnation sans procès de la
psychologie sans doute jusqu'ici mal exploitée, qui mérite encore selon elle quelques
attentions avant de se voir ainsi écartée.
La psychologie se trouve donc encore la
bienvenue parmi les pages de Sarraute, mais il faudra tout de même guider sa direction
pour ne pas saboter la dernière chance qui lui est accordée.
Bref, encore de la
psychologie par la main d'une nouvelle romancière, mais sous haute surveillance
seulement.
Une fois admis que l'analyse est dénuée de promesses encourageantes et une fois
traversée l'épisode de l'absurde, véritable pont de salut dans l'histoire du roman français
au XX e siècle ; une fois passablement ébranlées, par les nouveaux romanciers, les
conventions du roman en termes de linéarité, de personnages et d'intrigues, la confiance
de l'auteur et du lecteur se crispe; les ententes implicites de la lecture sont méprisées,
l'imagination est dépréciée, car plus rien n'apparaît comme vrai dans ce qui a été raconté,
et l'un comme l'autre se mettent à douter, à se craindre et rejoignent ce que Sarraute a
appelé: l'ère du soupçon. On se méfie de ce qui est écrit et de ce qui ne l'est plus depuis
le dépouillement du roman, depuis qu'il ne possède plus tous « ses vieux accessoires
inutiles 78 », depuis qu'il se revêt de nouveauté en se défaisant de tout ce qui le couvrait
trop pesamment. Dorénavant, Sarraute juge qu'est venu le moment d'apprendre par des
instants pris parfois au hasard, par des descriptions vives d'un coup d'œil hâtif, par des
informations savamment établies manquantes et ce, malgré l'inconfort possible du lecteur
et de l'auteur, malgré l'embêtement inhabituel de ne pas plus obtenir de sa lecture et
77/bid., p. 28.
66
malgré une certaine frustration née de l'impression du lecteur de ne plus savoir lire ce
qu'on écrit maintenant, comme si ses années d'expérience ne portaient soudainement plus
fruit. Si les auteurs travaillent à écrire un nouveau roman, les lecteurs de Sarraute, quant
à eux, sont invités à la suivre et à adapter leur façon de lire pour quérir ce qu'ils
pressentent leur échapper. Eux, tous les lecteurs de l'après-Deuxième Guerre, eux qui
ont tant vu naître et évoluer leur monde et ce qui le compose, eux qui ont tant entendu
s'expliciter des phénomènes anciennement incompréhensibles, eux qui se sont acquis un
savoir scientifique, ou, à tout le moins, un goût sûr pour le vrai et le vérifiable sont ceuxlà même à qui le Nouveau Roman offre un roman méconnaissable, où plus rien n'est
présenté comme vrai, n'est assez détaillé pour qu'ils le prennent pour tel, où rien n'est
donné pour calmer leur déroute.
Le projet sarrautien appelle plus que jamais l'adhésion du lecteur, sa participation
active, habile et nécessaire pour remplir la part de l'ouvrage laissée béante en son attente.
Celle qui a toujours convenu de l'impossibilité de tout balancer: «Mais comment le
romancier pourrait-il se délivrer du sujet, des personnages et de l'intrigue 79 ? », a proposé
une écriture qui se consacre essentiellement au dialogue en assignant à la parole le centre
de ses romans.
Pourquoi choisir la parole comme principale arme de bataille pour
rafraîchir le genre romanesque?
Pourquoi opter pour le dialogue, la parole, la
conversation qui tendent dangereusement vers une psychologie bannie par plusieurs
nouveaux romanciers et mal vue par les autres? Pourquoi s'acharner à utiliser une
matière psychologique que tous rejettent quasi unanimement? Parce que Sarraute croit
78/bid., p. 66.
67
qu'on lui en avait trop mis sur le dos de cette pauvre vieille SCIence et qu'il s'agit
maintenant de mieux doser nos attentes, de mieux redéfinir ce qu'on demande au roman
de nous apporter et aussi parce qu'elle croit qu'il est possible de manipuler à la fois
l'écriture et la psychologie « sans baisser les yeux et rougir so .» Elle n'a que faire de la
mauvaise réputation de la psychologie. Sarraute y puisera plusieurs idées pour propulser
son art de loin derrière à loin devant. Ce qui l'a intéressée et ce sur quoi elle a posé son
écriture, ce sont ce qu'elle a nommé les tropismes, soit:
[... ] des mouvements indéfinissables, qui glissent très
rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à
l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que
nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est
possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent
encore constituer la source secrète de notre existenceS!.
Ces tropismes qui constitueront le nœud de la nouveauté offerte par Nathalie Sarraute se
cachent derrière les conversations, même les plus banales, et les gestes, même les plus
anodins. C'est là qu'on peut les trouver, au moment où ils se croient voilés, mais où ils
se révèlent à ceux qui y prêtent attention, à ceux qui ont appris à les reconnaître. Si ces
tropismes se montrent essentiellement sous forme d'actes, Sarraute, à travers son écriture,
utilisera la parole pour les porter au grand jour: «Les paroles possèdent les qualités
nécessaires pour capter, protéger et porter au-dehors ces mouvements souterrains à la fois
Ibid., p. 144.
80 En parlant des mauvais temps de la psychologie, elle écrivait: (( Le mot (( psychologie ))
est un de ceux qu'aucun auteur aujourd'hui ne peut entendre prononcer à son sujet
sans baisser les yeux et rougir. Quelque chose d'un peu ridicule, de désuet, de cérébral,
de borné, pour ne pas dire de prétentieusement sot s'y attache.)) Ibid., p. 84-85.
81 Ibid., p. 8.
79
68
impatients et craintifs 82 .» Par ces tropismes, non seulement Sarraute a trouvé une voie
de réconciliation pour le roman et la psychologie, elle a proposé à cette dernière une
avenue nouvelle où elle servirait la mise au jour de drames intérieurs inédits.
Pour
pleinement satisfaire le projet sarrautien, le lecteur doit faire une part du travail en
mettant à profit ses instincts et son écoute afin de dénicher en lui tout ce qui est
susceptible de participer aux tropismes. Le travail de Sarraute consistera à peaufiner une
technique qu'elle explique comme suit:
[ ... ] une technique qui donnerait au lecteur l'illusion de
refaire lui-même ces actions avec une conscience plus
lucide, avec plus d'ordre, de netteté et de force qu'il ne
peut le faire dans la vie, sans qu'elles perdent cette part
d'indétermination, cette opacité et ce mystère qu'ont
toujours ses actions pour celui qui les vit83 .
C'est donc par le dialogue, par son rythme et sa forme que Sarraute a pensé trouver le
moyen de s'approcher au plus près du réel, de négocier un meilleur dosage entre ce qui
est à abolir carrément et ce qui est à conserver et à retravailler, de se creuser une place
bien à elle parmi tous ces auteurs militants qui gueulent à tous les amants du roman ce
qu'il faut admettre et désavouer pour déconstruire les mauvaises habitudes languissantes
de la lecture et de l'écriture. Nathalie Sarraute s'est frayé une voie assez riche et fidèle
tant à ses propres desseins qu'aux projets des prédécesseurs dont elle s'inspirait pour
poursuivre son écriture combattante et en tirer les éléments du réel inconnus se trouvant
dans la sous-conversation, soit à l'intérieur de tout ce qui ne relève pas de l'inconscient,
mais qui se situe dans le domaine du pré-linguistique, du pré-langage et du pré-
82/bid., p. 102.
psychologique.
69
En travaillant à laisser filtrer entre les conversations et les sous-
conversations, à l'intérieur du décalage les séparant, ces mouvements souterrains, le déjàlà non nommé, ces tropismes tant estimés, Sarraute touchera du même coup à d'autres
composantes du récit narratif, soit les assises du personnage, de la vraisemblance, de la
linéarité et du code narratif. Ce faisant, elle ne pourra éviter de s'afficher clairement du
côté de la subjectivité ou de l'objectivité.
Par la large place qu'elle a accordée au dialogue à l'intérieur de ses romans,
Sarraute a participé de façon fort significative à la désagrégation identitaire du
personnage en cours depuis la fin du XI Xe siècle. Celui qui avait déjà beaucoup perdu
depuis Balzac s'est trouvé à voir son apport au roman diminué une fois de plus lorsque
Sarraute a dilué sa présence parmi le flot de la parole. Si on peut dire qu'on connaît les
personnages de Sarraute, c'est d'une tout autre façon que les personnages balzaciens ou
même ceux des autres nouveaux romanciers puisque les siens parlent et se disent,
bougent et se révèlent, agissent et se trahissent, demeurent immobiles et muets et nous
instruisent de cette seule façon. Lorsque l'écriture sarrautienne glisse d'une conversation
à une sous-conversation, lorsque apparaissent soudainement les tropismes, nous avons
sous les yeux une écriture nouvelle, inédite, qui tente quelque chose d'audacieux et le
réussit quelquefois assez bien. Même si Sarraute a travaillé à subvertir la vraisemblance,
à perturber la linéarité, à dénoncer l'omniprésence du code narratif au profit du code
dialoguaI; même si elle a pratiqué une exploration perspicace du langage, son projet s'est
avéré moins perturbant que celui de Robbe-Grillet pour le lectorat puisque jamais, au fil
83/bid., p. 117.
70
des œuvres, Sarraute n'a désiré s'adonner à la polysémie ni accorder plusieurs référents à
un contenu.
S'éloignant toujours des revendications extrémistes, des revirements
spectaculaires, Sarraute a conservé une part de dimension psychologique et a refusé de
noyer son texte dans la polysémie pour ainsi partager sa position entre l'avant-garde néoromanesque et la poursuite des projets entrepris avant elle. S'il y a un point où les vues
de Robbe-Grillet et de Sarraute se rejoignent, c'est lorsqu'il est question de la définition
du nouveau réalisme. Pour l'une comme pour l'autre, il suffit que l'écrivain s'évertue à
atteindre un subjectivisme total pour pouvoir se vanter d'un objectivisme quelconque
dans le dévoilement d'un bout du réel. Un auteur réaliste, pour Sarraute, c'est:
[ ... ] un auteur qui s'attache avant tout - quel que soit son
désir d'amuser ses contemporains ou de les réformer, ou de
les instruire, ou de lutter pour leur émancipation - à saisir,
en s'efforçant de tricher le moins possible et de ne rien
rogner ni aplatir pour venir à bout des contradictions et des
complexités, à scruter, avec toute la sincérité dont il est
capable, aussi loin que le lui permet l'acuité de son regard,
ce qui lui apparaît comme étant la réalité 4 .
Au fil des années, des idéaux, des remises en question, des revendications, des partis
pris: toujours un même souci pour Sarraute, celui de découvrir la vérité pressentie, mais
jamais assez bien révélée, de percer la vie encore méconnue, de déployer les possibilités
de la littérature pour mieux saisir ce qui aurait échappé aux autres arts.
Cela dit,
lorsqu'on consacre son écriture romanesque à l'exploration du langage par la parole et le
dialogue, on peut facilement croire qu'il n'y a qu'un pas entre roman et théâtre.
L'écriture de Sarraute a tangué entre le roman et le théâtre et je parlerai de son escale
84/bid., p. 137-138.
71
dramatique au chapitre quatrième pour voir ce que l'auteure a apporté au théâtre après lui
avoir appliqué les techniques destinées au roman.
Après avoir discuté les différents propos de Robbe-Grillet et de Sarraute sur le
roman et l'écrivain, on constate que l'intérêt de leurs écrits théoriques, encore
aujourd'hui pertinents et d'avant-garde sur ce qui s'écrit, devance l'intérêt porté à leurs
créations souvent laissées-pour-compte.
Lorsque Robbe-Grillet note: «Le Nouveau
Roman aura en tout cas eu le mérite de faire prendre conscience à un public assez large
(et sans cesse grandissant) d'une évolution générale du genre, alors qu'on persistait à la
nier [ ... ]85 », on peut se demander ce qu'a engendré cette « évolution générale du genre »,
si les œuvres qui lui ont fait suite ont réellement tenu compte des propositions avancées
par les défenseurs du Nouveau Roman, si les œuvres d'aujourd'hui en disent encore
quelque chose et si le grand mérite du Nouveau Roman ne tiendrait justement pas au seul
fait - et je ne veux pas ici en réduire la portée, ni la valeur - de cette prise de conscience
forcée par des idées novatrices et estimables. En s'accordant pour privilégier la forme au
détriment du contenu, la recherche au détriment du produit final qu'on donne à lire, les
nouveaux romanciers (ou la plupart d'entre eux) ont participé à occulter les œuvres au
profit d'idées sur le roman qui provoquèrent plus d'animation, d'estime que les romans
dont elles servaient la cause 86 . Le roman à la Balzac a été pris pour le roman lui-même, a
écrit Robbe-Grillet, et il semble qu'il s'est produit un phénomène similaire avec le
Nouveau Roman. Si le roman balzacien était parvenu à persuader les critiques, le lectorat
85
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 146.
72
et encore quelques auteurs qu'il constituait le Roman, que le genre n'avait plus à évoluer
puisque tout était atteint et résolu, en revanche la place occupée par les idées dans les
débats entourant le Nouveau Roman, leur importance et leur traitement a supplanté les
œuvres et ce, peut-être parce qu'on a omis de leur céder une place de choix à l'intérieur
du discours sur le roman nouveau. À tant jouer les pamphlétaires en professant ce qu'il
fallait écrire ou non, les auteurs ont sacrifié les œuvres qui ont toujours eu besoin
d'espace pour prendre confiance, se laisser connaître et rejoindre un public qui a appris à
se passer de tout. Une fois de plus, quoique différemment, l'idée sur l'œuvre est devenue
l' œuvre elle-même par un trop écrasant succès au temps de Balzac et par l'éclipse de
l'œuvre par le discours au temps de Robbe-Grillet et de Sarraute.
Il sera toujours ardu de dire si les œuvres néo-romanesques ont réussi le mandat
tant clamé ou non et je ne tiens pas ici à joindre mon opinion au verdict. Si la littérature
d'aujourd'hui se souvient davantage des idées révolutionnaires que de la révolution ellemême, si les œuvres d'aujourd'hui ne portent la marque d'aucune filiation, sauf
exception, si réunir des auteurs autour d'un programme commun n'est décidément plus
en vogue, on doit quand même au Nouveau Roman une foule d'idées encore jeunes,
pertinentes et dignes d'écoute. Mais surtout on lui doit de nous avoir permis, à nous
lecteurs, comme l'a fait aussi le Nouveau Théâtre, de craindre la perte d'un art qu'on
empêchait de vieillir, de mûrir, de gaffer, de rayonner, de se chercher ailleurs que sur ses
pas déjà tracés. On a aimé le théâtre jusqu'à l'empêcher de changer de costume de scène
86 Lorsqu'il est question du Nouveau Roman dans les médias d'aujourd'hui, il s'agit plus
souvent d'une discussion autour de ses revendications qu'une discussion autour des
œuvres de fiction qu'on y rattache.
73
et on a aimé les romans de Balzac et de Zola jusqu'à croire qu'on devait les réécrire à
jamais. Aimer et laisser libre, c'est sûrement valable pour les arts aussi et c'est ce que les
deux courants nouveaux nous ont aidé à entendre. Si le théâtre et le roman, autour des
mêmes années, ont couru vers les mêmes débouchés pour chercher l'air et la liberté
requis pour se renouveler, leurs quêtes n'ont pas attiré partout les mêmes succès. On
étudie ET on lit et présente le Nouveau Théâtre partout où le théâtre francophone est bien
reçu, mais je crois que si le Nouveau Roman a survécu jusqu'à nous, c'est uniquement
parce qu'il sert de prétexte à l'étude des idées revendicatrices des différents auteurs: on
lit leurs œuvres pour appuyer leurs dires. Nelly Wolfl'avait bien vu, elle qui écrivait:
Le genre n'est pas seulement tombé en désuétude, il est
tombé en déshérence. Il n'est pas seulement une victime
innocente du « retour au narratif ». Il n'est pas seulement
contraint par une loi de la mode aussi cruelle qu'inévitable
- et qui veut qu'après un temps d'usage, une chose soit
remplacée par son contraire - à rejoindre les placards de la
littérature. Il est surtout sans héritage 8?
Le fait d'avoir tant clamé ce qui ne devait plus être a permis de créer un écho qui
nous atteint encore aujourd'hui, lecteurs et auteurs, et si on connaît mieux les
revendications que les œuvres, il reste que l'entreprise a néanmoins réussi à laisser son
poids.
Peu de romans s'écrivent selon les préceptes du Nouveau Roman, mais les
nouveaux romanciers eux-mêmes ne l'auraient sans doute pas souhaité. Rappelons-nous
que selon eux les romans et les techniques qui ont servi doivent céder la place à d'autres
qui serviront mieux ; alors si on se souvient du Nouveau Roman pour ses idées si
ardemment défendues, peut-être est-ce déjà beaucoup et peut-être est-ce là tout ce qu'il
74
était souhaitable de retenir et de traîner jusqu'à aujourd'hui.
Si on n'écrit plus de
nouveaux romans, c'est que le mouvement appartient à une époque révolue et que
certains ont retenu la leçon. Par contre, si les romanciers qui ont suivi le Nouveau
Roman reviennent trop loin en arrière, sans rechercher là l'occasion de prendre un élan
pour aller de l'avant, c'est peut-être que les nouveaux romanciers avaient condamné trop
rapidement certains éléments dont le roman n'était pas si prêt à se départir; c'est peutêtre aussi, comme je l'annonçais en début de chapitre, que le Nouveau Roman n'a pas
constitué une véritable nécessité esthétique et littéraire, une véritable urgence. Le virage
a eu lieu trop soudainement, il était mal préparé, a été trop rapidement exécuté, voire
même bâclé et c'est sans doute une hypothèse valable que d'avancer que c'est pour cette
raison qu'il a si vite disparu sans rien laisser de majeur au sein des grandes œuvres de la
fin du XXe siècle. Alors que le Nouveau Théâtre était attendu, le Nouveau Roman a
surpris tout le monde et a dû peiner longuement pour nous faire croire que le genre
romanesque en avait besoin. C'est pourtant souvent des mêmes revendications qu'il est
question de part et d'autre, et ce, au même moment de l'Histoire et de l'histoire des
genres littéraires. Or, amenées différemment par les gardiens du théâtre et du roman, ces
exigences de renouveau auraient peut-être nécessité quelques adoucissements ou
quelques années de plus pour être mieux intégrées à l'histoire du roman.
Peu nous
importe puisque le Nouveau Roman, malgré ses quelques ratés et ses excès, n'est pas
passé totalement à côté de ses objectifs comme en témoigne l'importance qui est encore
accordée à ses partis pris. Il reste que, partis des mêmes convictions, le Nouveau Théâtre
87
Nelly Wolf, Une littérature sans histoire, p, 7.
75
et le Nouveau Roman ne sont pas parvenus aux mêmes résultats, même si les intentions et
la détermination qui les soutiennent se ressemblent au point de former un projet que l'on
peut presque croire commun.
Chapitre troisième: Deux hommes, deux arts et une même recherche
L'un a confié sur l'art de l'autre que « [l]es romanciers de cette école imaginent
ou écrivent les choses à ma place. Je suis leur prisonnier [ ... ]88» en accusant la malaimée description objectale de Robbe-Grillet de frustrer une imagination déjà trop
souvent sous-utilisée et ici encore empêchée, bâillonnée par ce qu'on lui refuse à voir, par
un fardeau de mots qui montre ce que la faculté de représentation n'a plus le loisir
d'entrevoir comme il lui semble bien ou bon.
Ce sont ici les mots de Ionesco qui
discourent et jouent à juger ceux de Robbe-Grillet, ceux devant lesquels les mots
ion~sciens
tentent de tenir tête pour bien faire voir et entendre l'erreur qui, selon eux,
gâte le projet romanesque jusqu'à corrompre la bienveillante volonté du lecteur.
Étrangement, les mots essayistes de Ionesco ont mal lu les mots romanesques de RobbeGrillet et ont éloigné deux auteurs pourtant bien proches qui ont suscité l'écriture de bien
plus de pages que l'ensemble de leurs deux œuvres réunies. On a écrit, un peu partout
dans le monde, des mots
.
SI
89
lourds sur ces deux 'œuvres
que les deux auteurs, chacun de
leur côté, ont tenu à venir en aide à tous ceux qui avaient eu du mal à soulever leurs mots
sans en forcer outrageusement le sens et ont cru qu'il fallait riposter en écrivant quelques
mots encore, moins pour réfléchir à leur littérature que pour préparer et faciliter la lecture
de ceux qui se perdent en tracas chaque fois qu'ils lisent nouveau. C'est donc d'abord
par la nouveauté qu'on peut joindre l'œuvre de Ionesco à celle de Robbe-Grillet, toutes
Eugène Ionesco, Journal en miettes, p. 188.
Ionesco a d'ailleurs écrit à ce sujet: (( Ce que l'on a écrit sur moi-même est,
quantitativement, incomparablement plus important que ce que j'ai écrit moi-même.»
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 25.
88
89
77
deux issues de courants dits avant-gardistes, mais c'est aussi par leurs écrits relatifs à leur
vision de cette nouveauté, à leur vision de cette avant-garde, à leur vision de ces critiques
qui ont tant dit et de ces lecteurs et spectateurs nouvellement décontenancés qui
demandaient un accompagnement pour vivre le triste deuil qui les arrachait au Père
Goriot ou à La Dame aux camélias. Pour un nouveau roman, Journal en miettes et Notes
et contre-notes ont été rédigés au fil des accusations déroutantes de divers journalistes, en
réponse à des éloges qui exhibaient l'échec d'une lecture fausse, au gré des humeurs, des
espoirs, des dégoûts, des convictions animées ressentis par des écrivains combattants qui
ont profité de la Deuxième Guerre mondiale pour insuffler à leur art un élan prometteur
par la voie d'un débat qui, parfois, a montré des allures d'un véritable combat en bonne et
due forme. La plume et la parole aux aguets, Ionesco et Robbe-Grillet ont mené presque
à eux seuls le soulèvement des troupes littéraires en prédisant l'enlisement du théâtre et
du roman si personne ne prêtait mains fortes à un virage essentiel.
Chacun
passionnément entiché de son art, le dramaturge et le romancier ont véritablement milité
avec quelques auteurs de leur entourage pour rappeler aux artisans du théâtre et du roman
l'élargissement nécessaire des possibilités de leur art et surtout réaffirmer un droit et un
espace propices à la recherche. Si leurs quêtes n'ont jamais été exactement liées, il me
semble aujourd'hui pertinent de créer un rapprochement susceptible de montrer leurs
volontés communes, leurs visions associables et surtout le cran méritoire avec lequel ils
ont défendu les intérêts de leur art, souvent bien avant leurs propres intérêts puisqu'ils ont
quelquefois chèrement payé l'envers de leur audace 9o . On est rarement clément face à un
90
Déjà en 1827, Victor Hugo parlait de ce danger de défendre une œuvre dans sa
78
auteur qui rétorque à une critique91 , voyant là une occasion gratuitement offerte pour le
coincer une fois de plus. Robbe-Grillet écrivait dès les premières pages de son recueil
d'articles: « Le résultat de ces articles ne fut pas ce que j'attendais. Ils firent du bruit,
mais on les jugea, quasi unanimement, à la fois simplistes et insensés 92 .» Et, vers les
mêmes années, Ionesco parvenait sensiblement au même constat:
Je regrette un peu d'avoir essayé de donner des réponses,
d'avoir fait des théories, d'avoir trop parlé, alors que mon
affaire était tout simplement d'« inventer », sans me soucier
des camelots qui me tiraient la manche. Je suis un peu
tombé dans leurs pièges et j'ai souvent cédé aux
sollicitations de la polémique93 .
Tous deux se sont portés à la défense d'un art qu'ils chérissaient et qu'ils craignaient de
voir mourir à petit feu; tous deux ont tenu fermement à voir s'élever un débat qui
sauverait d'une lassitude qui s'éternise; tous deux ont hérité, certainement quelque peu
malgré eux, du rôle de défenseur officiel du Nouveau Théâtre et du Nouveau Roman, et
tous deux ont porté ce rôle des années durant faute d'avoir rencontré quelqu'un d'autre
prêt à se confronter à une critique inlassable, semblant venue d'un ailleurs où le temps
Préface de Cromwell: (( Ce volume n'avait pas besoin d'être enflé, il n'est déjà que trop
gros. Ensuite, et l'auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces, franches et naïves,
ont toujours servi près des critiques plutôt à le compromettre qu'à le protéger. Loin de lui
être de bons et fidèles boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces costumes
étranges qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et
ne sont à l'épreuve d'aucun.» Victor Hugo, Préface de Cromwell, p. 10.
91 Qu'un auteur rétorque à un critique, à un journaliste, à un lecteur ou à un professeur, le
dernier mot lui est rarement accordé comme l'avait vu et si bien noté Roland Barthes:
(( Écrire ne peut aller sans se taire; écrire, c'est, d'une certaine façon, se faire (( silencieux
comme un mort », devenir l'homme à qui est refusée la dernière réplique; écrire, c'est
offrir dès le premier moment cette dernière réplique à l'autre.» ln Roland Barthes, Essais
critiques, p. 9.
92 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 8.
93 Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 7.
79
s'attarde, où le temps ne se presse jamais à lancer le signal de la nouveauté, où le temps
n'encourage guère le renouvellement de la création, où le temps traîne le pied derrière les
créateurs qui ne chantent déjà plus leur art sur le même octave.
Les convictions de Ionesco et de Robbe-Grillet se rejoignent d'abord parce
qu'elles claironnent l'urgence de reconsidérer la nouveauté non plus comme une trahison
face au passé ou comme un abandon face à ce qui a été apprécié jadis et qui l'est encore
aujourd'hui, mais comme un gage d'avenir, une promesse de longévité, une marque de
considération pour l'art en question, un signe de vision montrant le créateur le regard
devant, l'œil aiguillonné par l'inédit, la main audacieuse penchée vers le risque d'écrire
ce qui ne s'est jamais lu. Ionesco a dit que« [l]e signe de la valeur d'une œuvre, c'est sa
sincérité, c'est-à-dire sa nouveauté, c'est-à-dire sa puretë4 » et Robbe-Grillet presque
avec lui dit à son tour :
La découverte de la réalité ne continuera d'aller de l'avant
que si l'on abandonne les formes usées. À moins d'estimer
que le monde est désormais entièrement découvert (et, dans
ce cas, le plus sage serait de s'arrêter tout à fait d'écrire),
on ne peut que tenter d'aller plus loin. Il ne s'agit pas de
« faire mieux », mais de s'avancer dans des voies encore
inconnues, où une écriture nouvelle devient nécessaire 95 .
Courageux et ambitieux, les deux auteurs ont attaqué le problème de front, l'ont attaqué
en brandissant l'argument qui justement gênait les critiques et les lecteurs. Le roman et
le théâtre se doivent de redevenir nouveaux et d'oser saisir l'étendue de leur liberté
encore possible, mais restée inexploitée depuis longtemps. Comme une boutade, Ionesco
94/bid. p. 27.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 172.
95
80
a écrit la réflexion suivante dans son Journal en miettes: « Nous avons le passé derrière
nous, l'avenir devant. On ne voit pas l'avenir, on voit le passé. C'est curieux car nous
n'avons pas les yeux dans le dos 96 .» Une boutade qui cite à la légère l'ampleur du
programme dans lequel se trouvent jetés Ionesco et Robbe-Grillet, eux qui s'échinent à
réorienter l'axe de vision du lectorat et de la critique pour rendre le regard et l'esprit de
chacun susceptibles de s'attacher ailleurs qu'au passé. Si le terme «avant-garde» est
associé à une œuvre « [d]ès qu'un écrivain renonce aux formules usées pour tenter de
forger sa propre écriture
97
», les deux auteurs-essayistes y adhèrent avec fierté même
s'ils reconnaissent que l'avant-garde sera confinée, par le jeu du temps, à joindre les
rangs et à céder la place à une « nouvelle» avant-garde. Quand l'avant-garde se déplace,
c'est que la littérature n'a pas cédé au piège de la stagnation et que des auteurs tiennent
encore à être de leur temps. Pour participer à une nouveauté et s'assurer d'avoir des
préoccupations annonciatrices d'un avenir à découvrir, les deux auteurs ont tenu à
préciser que la nouveauté dont ils parlaient demandait au roman ou au théâtre d'apporter
de nouvelles significations. Robbe-Grillet l'explique en ces mots:
Mais aujourd'hui, comme hier, les œuvres nouvelles n'ont
de raison d'être que si elles apportent à leur tour au monde
de nouvelles significations, encore inconnues des auteurs
eux-mêmes, des significations qui existeront seulement
plus tard, grâce à ces œuvres, et sur lesquelles la société
établira de nouvelles valeurs ... qui de nouveau seront
96
97
Eugène Ionesco, Journal en miettes, p. 108.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 30.
81
inutiles, ou même néfastes, lorsqu'il s'agira de juger la
littérature en train de se faire 98 .
Si Robbe-Grillet a écrit son Pour un nouveau roman en se détachant parfois de ses
expériences exclusivement personnelles pour traiter de problèmes plus généraux, Ionesco
a toujours conservé l'aspect « témoignage» de son écriture à travers ses divers articles et
assoit la majorité de ses dires sur ses expériences qu'il retrace et raconte avec un plaisir
évident. C'est ainsi qu'il explicitera la notion de « nouveauté» et, toujours collée à elle,
celle de réalité:
[ ... ] le théâtre se meurt de manque d'audace: on semble ne
plus se rendre compte que le monde que l'on invente, ne
peut pas être faux. Il ne peut être faux que si je veux faire
du vrai, si j'imite le vrai, et par là faisant du faux vrai. J'ai
la conscience d'être vrai lorsque j'invente et que j'imagine.
[... ] Un arbre pour pousser doit vaincre l'obstacle de la
matière. Pour un auteur, cette matière c'est le déjà fait, le
99
", d't
deJa
1 .
Chacun casé à l'intérieur de l'histoire de leur art à secourir, Robbe-Grillet et
Ionesco ont plaidé en faveur d'une nouveauté pour voir tanguer leur art de l'arrière vers
l'avant. Ce qui a été dit n'est plus à dire, mais surtout, une manière de dire doit se frayer
une écriture qui constituera à elle seule sa réalité. Là encore, le théâtre présenté par
Ionesco et le roman proposé par Robbe-Grillet empruntent une voie commune pour
réaffirmer qu'une réalité copiée ne s'avère plus souhaitable, elle qui retranche
l'autonomie de l'œuvre puisque le réalisme au nom duquel s'élèvent les courants
nouveaux a enseigné que la création devait s'en détacher pour arriver à ouvrir davantage
98/bid., p. 156.
82
les pans de la réalité et à élargir les possibilités de pénétration du réel. Invité à aborder la
réalité différemment, le dramaturge ou le romancier qui autrefois observait pour mieux
réécrire avec exactitude ce qu'il voyait est dorénavant prié d'user de l'écriture pour créer
une œuvre qui contiendra une réalité capable de tenir sans référence extérieure. Une
œuvre qui tient à elle seule, qui trouve en elle une voix à chaque écho qu'elle éveille;
une œuvre sans autre filet que celui qu'elle a elle-même tissé. Épaulé dans sa réflexion
sur le roman par le septième art, Robbe-Grillet accorde une place immensément plus
importante au lecteur que ce à quoi ce dernier était habitué et cette nouvelle attribution
redéfinit immanquablement l' œuvre:
[ ... ] de même que le seul temps qui importe est celui du
film, le seul «personnage» important est le spectateur ;
c'est dans sa tête que se déroule toute 1'histoire, qui est
exactement imaginée par lui. Encore une fois, l' œuvre
n'est pas un témoignage sur une réalité extérieure, mais elle
est à elle-même sa propre réalité 100.
Par là, il continue son questionnement et assure qu'il ne doit y avoir nulle autre réalité
que celle du récit, nulle autre règle que celle dictée par le projet d'écriture et « aucun
ordre possible en dehors de celui du livre 101 » Le narrateur « invisible », comme le
nomme Robbe-Grillet, autrefois si précieux à l'objectivité du réalisme du XIXe siècle, se
voit substituer par l'écrivain et le lecteur qui a accepté sa proposition de lecture.
Redescendu du ciel où il s'était tenu perché jusqu'à appauvrir sa vue, le narrateur non
impliqué et objectif autant que l'on peut croire à son personnage - puisqu'il en était
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 85.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 166.
101 Ibid., p. 167.
99
100
83
assurément un ! - a perdu son prestige lorsque l'après-Deuxième Guerre a perçu la
nébulosité de son rôle et de son efficacité promise 102
:
Or tout cela n'a plus guère de sens à partir du moment où
l'on s'aperçoit que, non seulement chacun voit dans le
monde sa propre réalité, mais que le roman est justement ce
qui la crée. L'écriture romanesque ne vise pas à informer,
comme le fait la chronique, le témoignage, ou la relation
scientifique, elle constitue la réalité 103 •
L'écriture qui s'était habituée à ne représenter que l'outil servant à nommer ou à décrire
une réalité se voit devenir par ses défenseurs la réalité à elle seule et n'est désormais plus
au service d'une quelconque réalité qui lui serait étrangère. L'écriture pour elle seule,
l'écriture à elle seule. Rien entre elle et le monde, rien qui prétend être plus près du vrai.
La réalité ne s'écrit plus par l'intermédiaire d'un narrateur omniscient, mais selon une
vision qui ne se cache plus, qui s'affirme et s'annonce être celle de l'auteur et avec lui,
celle du lecteur qui lit. Ce qui est vu par l'auteur, ce qui est perçu et senti se rassemblent
et s'unissent pour faire naître un projet d'écriture qui découvrira des vérités et se chargera
de les dire.
Ionesco, qui concevait que le théâtre puisse exister sans public tant il croyait en
l'autonomie de l'œuvre d'art, ajoute à la propre réalité de Robbe-Grillet que la réalité
constitue en fait pour l'auteur « une intuition originelle qui ne doit rien d'autre qu'à ellemême 104 .»
Même si Ionesco paraît utiliser un vocabulaire qui s'oppose à celui de
102 La remise en question du narrateur omniscient avait débuté quelques années
auparavant par les travaux de Proust, Gide, Joyce, entre autres. Le Nouveau Roman
poursuit cette remise en question déjà entamée.
103 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman., p. 175.
104 Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 81-82.
84
Robbe-Grillet, on trouve dans les explications qu'il donne un sens similaire. Par
exemple, lorsque Ionesco parle de « témoignage» (un mot détesté de Robbe-Grillet), il
entend par là ce que le poète a à dire: « Le témoin (c'est-à-dire: le poète) raconte [ ... ]
comment le monde apparaît à sa conscience. Mais tout témoignage est une sorte de recréation, ou de création, puisque tout est subjectif105 .» Dans son Journal en miettes, il
explique: «« La réalité» n'est bien pour moi que ce que j'impose à ce qui est, à ce
quelque chose qui est, à cette sorte de matière extérieure, ou dans laquelle je me suis
plongé [ ... ]106» La réalité, devenue chimérique depuis le travail du Nouveau Théâtre et
du Nouveau Roman, ne constitue plus qu'une vision ou intuition de l'auteur qui la pense
en l'écrivant et ainsi détermine son projet d'écriture, la forme qui construira la réalité de
l'écriture. Jadis, on écrivait sur la réalité, à propos de ce qu'on apercevait ici et là en le
supposant vrai, estimant qu'il nous était possible de saisir la réalité et de la transposer
avec justesse par l'écriture. Cette réalité que les écrivains croyaient rendre, authentifiée
« réelle» par le sceau apposé à l' œuvre par la présence du narrateur perché, certifiée de
ce fait de la plus haute promesse d'objectivité, cette réalité donc, n'ayant réussi à
renverser, ou, à tout le moins, à bousculer et déstabiliser quelque peu les significations
anciennes, n'a offert au lectorat qu'une occasion de se laisser bercer par les mots d'un
récit-vérité qui bernaient frauduleusement en refusant d'avouer que la réalité écrite ne
peut prétendre à une autre réalité que cette écriture, qui jouait avec conviction sur deux
fossés: l'art et la réalité. La réalité est tout autant que le monde est et l'art est création à
la recherche du vrai sans jamais satisfaire tout à fait sa poursuite, sans jamais confondre
105
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 169.
85
sa quête avec ce qui est déjà là tenu pour vrai. Et si l'art cherche, c'est toujours par la
voie d'un artiste, par la voix d'un artiste qui prend parole et parle non parce qu'il a trouvé
quelque chose à dire, mais parce qu'il trouve toujours quelque chose d'urgent à chercher.
Le Nouveau Roman et le Nouveau Théâtre veulent rendre à leur art ce qui
devenait une exception, un luxe, en tentant de rendre essentielle, soit de l'essence même
de l'art, une certaine recherche. L'art comme produit final n'existe qu'à titre d'étape
d'une recherche en cours, étape publiée ou jouée et qui sera poursuivie dès l'œuvre
prochaine.
Sans être nommée, une question commune sous-tend le débat animé par
Ionesco et Robbe-Grillet sur les courants nouveaux: un artiste qui choisit l'écriture
pourra-t-il un jour voir son œuvre publiée ou représentée sur scène sans qu'on conclue
aussitôt qu'elle est achevée, qu'il a tout annoncé, clarifié, trouvé et lui-même compris ce
qu'il cherchait? A-t-on à ce point oublié ce qu'est qu'écrire 107 ? Ionesco le craint et
l'explique aux oublieux: «Écrire, aussi, c'est penser en marchant, écrire, c'est
explorer I08 .» Rien n'est défini à l'avance lors de l'écriture: si on accorde à l'écrivain la
permission de chercher, si on admet que son écriture n'écrit guère une réalité extérieure,
mais que la réalité n'est plus que celle de l'écriture, l'objectivité est rejugée tout autant
que le prétendu savoir de l'auteur. Désormais, c'est bien sa main qui écrit selon ses
propres lois, c'est bien sa voix qui s'écrie qu'elle ne sait rien. Il cherche et écrit, à la fois
106/bid., p. 186.
107 Roland Barthes a écrit à ce sujet et fait la part des choses entre les aspirations de
l'écrivain et ses réalisations, souvent en deçà de ce qu'il projetait accomplir: « [... ] car
achever une œuvre ne peut vouloir rien dire d'autre que de l'arrêter au moment où elle
va signifier quelque chose, où, de question, elle va devenir réponse; il faut construire
l'œuvre comme un système complet de signification, et cependant que cette
signification soit déçue.» Dans Roland Barthes, Essais critiques, p. 161.
86
guidé et figé par la peur de ne rien trouver, mais c'est l'écriture elle-même qui apportera,
par sa forme et ses règles, les nouvelles significations attendues:
Le roman moderne, [ ... ], est une recherche, mais une
recherche qui crée elle-même ses propres significations, au
fur et à mesure. La réalité a-t-elle un sens? L'artiste
contemporain ne peut répondre à cette question: il n'en
sait rien. Tout ce qu'il peut dire, c'est que cette réalité
aura peut-être un sens après son fassage, c'est-à-dire
l'œuvre une fois menée à son terme 10 .
La réalité que le XIX e siècle consacrait ne bénéficie plus de la même crédulité et
c'est pourquoi Ionesco et Robbe-Grillet préparent le renouveau qui permettra à l'écrivain
de ne pas tenir compte de ce que l'on préjuge vrai et de chercher, de fouiller ce qui le
tenaille. En réclamant tous les deux le droit à la recherche pour le roman et le théâtre, ils
revendiquent du même coup la reconnaissance de la valeur de la subjectivité, tant évitée
depuis le réalisme (surtout du côté du théâtre) qui voyait une contradiction à ce qu'une
voix subjective pourchasse la vérité et ambitionne fidèlement la rendre. On croyait ainsi
menacer l'atteinte d'une vérité, amoindrir nos chances de révéler la réalité. En un siècle,
cette crainte est passée d'un extrême à un autre puisque les défenseurs du Nouveau
Roman et du Nouveau Théâtre tenteront d'affaiblir cette croyance voulant que la
subjectivité soit incompatible avec le souci sincère d'être vrai. L'objectivité que des
auteurs réalistes souhaitaient la plus complète possible cède sa gloire à une subjectivité
que les auteurs de l'après-Deuxième Guerre proposent tout aussi totale. L'omniscience
d'un narrateur haut perché, accusé de tout savoir et faussement imputé de la plus loyale
108
109
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 28.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p, 152.
87
objectivité, lègue son siège à l'homme qui décline l'offre pour préférer voir, marcher et
vivre à la même altitude que les autres hommes.
Ce sera lui dorénavant le maître
d'œuvre de l'écriture, lui qui se mettra à l'écoute de sa subjectivité pour ainsi mieux
prétendre livrer une vérité nouvelle. Robbe-Grillet rectifie donc la position du Nouveau
Roman et rappelle à ses premiers critiques que malgré la présence importante des objets
dans ses livres et ceux de ses acolytes, il y a d'abord celui ou celle qui les voit, il y a
d'abord et avant tout l'homme:
C'est Dieu seul qui peut prétendre être objectif. Tandis que
dans nos livres, au contraire, c'est un homme qui voit, qui
sent, qui imagine, un homme situé dans l'espace et le
temps, conditionné par ses passions, un homme comme
vous et moi. Et le livre ne rapporte rien d'autre que son
expérience, limitée, incertaine. C'est un homme d'ici, un
homme de maintenant, qui est son propre narrateur,
enfin 11 0.
Ceux qui lisent rapidement en effleurant les mots sans prendre le temps de les sentir
l'avaient cru chassé, évincé, mais voilà que Robbe-Grillet, en ramenant sans gêne la
subjectivité au cœur de la création littéraire, ramène du même coup l'homme, nouveau
narrateur, nouvel homme de lettres qui portera le roman malgré le temps, l'espace, les
passions, les amours et le passé qui peuvent peser sur lui et biaiser le récit. Entre un
roman biaisé par un regard qui voit et se laisse sentir et le roman faussement objectif du
dernier siècle que certains écrivains s'obstinent à réécrire, Robbe-Grillet ne connaît
aucune hésitation et s'affirme convaincu que la subjectivité mérite la récente attention
qu'il contribue à lui accorder.
110
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 149.
88
Pour Ionesco, pour qui l'honnêteté de l'auteur est gage d'une œuvre vraie, la
subjectivité vient aussi à la rescousse de son art: « L'objectivité c'est d'être en accord
avec sa propre subjectivité, c'est-à-dire c'est de ne pas mentir, c'est-à-dire de ne pas (se)
mentir!!!.» Une œuvre vraie devient donc celle à laquelle on permet la plus totale
subjectivité, celle qui surgit, qui tient son germe d'une préoccupation quasi obsessive de
l'auteur qui cherchera à la comprendre - peut-être en vain - par une écriture qui lui sera
consacrée. Selon Ionesco, lorsqu'un auteur demeure sincère de son intuition naissante
jusqu'à sa dernière page, si tout au long de son écriture il reste fidèle à ce qui l'a porté
vers l'écriture, l'œuvre aura, par conséquent, une nouveauté à léguer, une manière de dire
originale, des règles d'écriture inédites à donner à lire. C'est pour cette raison que le
« vrai» ionescien tend parfois vers le surréalisme (par le langage, les personnages ou
l'histoire!!2). Une vision ou un rêve ont souvent été obsédants pour Ionesco et la réalité
lui a toujours semblé douteuse, suspecte, alors qu'il sentait plus authentiques les images
venues de l'irréel.
Cette mince ligne entre le réel et l'irréel, entre ce qui s'avère
irrévocablement vrai et ce que l'on tient subjectivement pour vrai, s'est encore amincie
sous le regard de Robbe-Grillet qui, comme Ionesco, ne voit aucun mal à considérer vrai,
réel, ce qui peut se trouver d'un côté ou de l'autre: «Mes livres passent pour être
fantastiques, mais pour moi c'est un monde réel, un monde où je vis. Et, tout d'un coup,
Eugène Ionesco, Journal en miettes, p. 41 .
Je pense ici au cadavre grandissant d'Amédée, à la finale de La Cantatrice chauve
ou au personnage de Roberte dans Jacques ou la soumission qui possède quatre yeux,
trois nez et trois bouches.
111
112
89
ce monde disparaît 113 . » Après plusieurs années à questionner la réalité, à s'interroger sur
ce qui allait prendre le relais du réalisme plat, voilà que le théâtre et le roman de Ionesco
et de Robbe-Grillet tiennent une proposition solide, un filon qui mène d'une écriture qui
retrace ce que le narrateur perché a vu à une écriture qui retrace une vision, une
perception, une réaction ou un rêve apparaissant à l'auteur plus réels, plus révélateurs,
plus près d'une vérité - même si elle n'est pas encore connue - que la plus fidèle
description « objective ».
Après avoir affirmé que l'auteur ne savait rien, après avoir fait entendre que
l'auteur cherchait un sens, après avoir convenu que ce sens se trouvait non dans la réalité,
mais à l'intérieur de l'acte d'écriture, après que Ionesco et Robbe-Grillet se soient
efforcés de convaincre les plus entêtés que la subjectivité devait être ouvertement
réadmise au sein de la littérature, la quête des deux penseurs peut être une fois de plus
associée lorsqu'il est question de « l'utile inutilité de l'art.» Il faut que l'artiste retrouve
la possibilité de créer pour saluer la création, pour faire naître une œuvre et pour cette
raison seule, sans que sa fierté ne s'en trouve amoindrie:
À quoi sert donc cette pièce de théâtre? Elle sert à être une
pièce de théâtre. Comme la sonate ne sert qu'à être une
sonate. L'œuvre d'art répond donc au besoin de créer des
êtres, d'incarner, de donner des figures à des passions. Le
monde ainsi créé n'est pas l'image du monde ; il est à
l'image du monde 114.
113 Propos recueillis par Jean-Jacques Brochier pour le Magazine littéraire, p. 21. Voir
bibliographie.
114 Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 213.
90
La dernière phrase de cet admirable passage de Notes et contre-notes de Ionesco résume à
merveille la destinée de son travail théâtral et ce qui est poursuivi par le Nouveau
Théâtre. On ne reproduit plus l'image du monde, mais on crée et l'œuvre qu'on tirera de
cette création sera à l'image du monde. Un siècle a dû couler pour que s'ajoute cette
petite préposition qui allait refaire basculer ce qui s'écrirait et ce qui ne s'écrirait plus.
Créer à l'image du monde permet d'allouer à l'imaginaire toutes les libertés qu'il
envisage, permet de délier toutes les restrictions stérilisantes, permet d'abandonner, enfin,
tout ce qui empêchait l'écrivain de créer. En s'assurant qu'il peut désormais écrire à
l'image du monde, l'écrivain se voit déchargé de la lourde tâche de nous montrer le réel
qu'on voit déjà et se voit imputer celle lui permettant de faire de son image du monde une
œuvre personnelle qui ne revendique rien d'autre que la liberté de créer, aussi inutile
puisse-t-elle paraître:
Dans toutes les grandes villes du monde c'est pareil.
L'homme moderne, universel, c'est l'homme pressé, il n'a
pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne
comprend pas qu'une chose puisse ne pas être utile; il ne
comprend pas non plus que, dans le fond, c'est l'utile qui
peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend
pas l'utilité de l'inutile, l'inutilité de l'utile, on ne
comprend pas l'art; et un pays où on ne comprend pas l'art
est un pays d'esclaves ou de robots, un pays de gens
malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays
sans esprit; où il n'y a pas l'humour, où il n'y a pas le rire,
il y a la colère et la haine 115.
115/bid., p. 215.
91
Pour Robbe-Grillet, comme je l'ai montré au deuxième chapitre, l'art doit servir l'art et
ne doit guère s'épuiser et se gaspiller à servir une cause, à résoudre des conflits qui ne lui
appartiennent pas:
Ou bien l'art n'est rien ; et, dans ce cas, peinture,
littérature, sculpture, musique, pourront être enrôlées au
service de la cause révolutionnaire ; ce ne seront plus que
des instruments, comparables aux armées motorisées, aux
machines-outils, aux tracteurs agricoles ; seule comptera
leur efficacité directe et immédiate.
Ou bien l'art
continuera d'exister en tant qu'art; et, dans ce cas, pour
l'artiste au moins, il restera la chose la plus importante au
monde 116.
Le roman, tout comme le théâtre, doivent servir leur littérature, ne rien placer au-dessus
de leur création pour sauvegarder cette liberté fraîchement acquise et si difficilement
obtenue qui leur concède le droit de chercher, d'essayer, de tâter une matière nouvelle et
d'en tirer ce qui peut enrichir et renouveler leur écriture. L'art doit se dégager de l'utilité
immédiate et Robbe-Grillet expliquait en 1960 son opinion quant à l'engagement de
l'artiste (flèche sempiternellement lancée à Sartre) :
L'engagement politique de l'écrivain, j'ai souvent expliqué
ce que j'en pensais, c'est-à-dire ceci: je peux avoir une vie
politique, lutter pour telle ou telle cause dans ma vie de
citoyen, ça ne veut pas du tout dire que je puisse - ou que
je doive - mettre mes œuvres au service de cette cause. La
révolution que doit tenter chaque artiste est une révolution
.
117
.
des propres .çIormes de sa pratique
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 42-43.
Alain Robbe-Grillet cité par Emmanuelle Lambert dans la revue (( Magazine littéraire )),
p, 32. Voir bibliographie.
116
117
92
La tentation de servir une cause, la fière volonté de voir son œuvre aider, se positionner
clairement à l'intérieur d'un débat polémique, attribuer à sa création la responsabilité de
défendre ou d'appuyer un enjeu social, politique, économique ou autre, c'est aussi
restreindre l'art à une utilité immédiate, le contraindre à être exagérément de son temps,
farcir son imaginaire d'éloquence, refuser la liberté de créer pour emprunter l'étroit
chemin de la rhétorique. Il faut laisser parler l'œuvre nous disent Ionesco et RobbeGrillet, il faut la laisser dégager sa propre intelligence, laisser sa recherche libre et
surveiller sa destination sans chercher à l'attacher ailleurs qu'à sa liberté. «Vouloir être
de son temps c'est déjà être dépassé 1l8 » écrivait Ionesco alors que Robbe-Grillet
expliquait:
L'écrivain doit accepter avec orgueil de porter sa propre
date, sachant qu'il n'y a pas de chef-d'œuvre dans
l'éternité, mais seulement des œuvres dans l'histoire; et
qu'elles ne se survivent que dans la mesure où elles ont
laissé derrière elles le passé, et annoncé l'avenir ll9 .
Les deux auteurs s'accordent une fois de plus pour dire leur volonté commune d'écrire
une œuvre de leur temps, en précisant qu'une création valable doit se tenir sur le précieux
fil unissant le présent à l'avenir. Travailler trop aveuglément à être de son temps, c'est
côtoyer le danger de ne rien annoncer, de ne rien dépasser, de proposer une littérature qui
ne pourra se lire qu'aujourd'hui, puisque déjà demain elle ne dira plus rien.
Qu'ont donc en commun des artistes comme Ionesco et Robbe-Grillet, eux qui ont
supporté deux arts chancelants qui semblaient vouloir se laisser mourir, vouloir se laisser
liB
119
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 294.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 11.
93
abattre par les nouveaux médias, les nouvelles préoccupations amenées par les secousses
de la Deuxième Guerre mondiale? Comment ont-ils pu tenir si longtemps un pareil
débat sans mousser leurs requêtes par l'union de leurs réflexions et la mise en évidence
de leurs postulats communs? Prétendre qu'ils n'aient été mis au fait de la similitude de
leurs revendications me paraît peu probable en raison du bruit entourant leurs
publications à quelques années à peine d'intervalle. Affirmer que le réalisme a cessé de
surprendre, encourager les auteurs, les critiques et le lectorat à accueillir une littérature
nouvelle, démontrer la valeur lucrative d'un retour de la subjectivité, revendiquer le droit
à la recherche, défendre la présence de l'homme malgré l'omniprésence des objets,
promettre que son rôle différent rend sa présence encore plus sensible et significative,
dénoncer la fâcheuse tendance qui estime juste d'employer l'art pour appuyer ou
désapprouver une cause, pleurer une écriture qui, de plus en plus, se satisfait d'être utile,
voilà ce que les deux pamphlétaires ont scandé de toutes parts sans apparemment
reconnaître l'affinité de leurs discours. J'ai cité en début de chapitre l'accusation de
Ionesco qui dit ne rien trouver à lire ni à voir dans le Nouveau Roman. Robbe-Grillet
aurait beaucoup à proposer pour sa défense, j'en suis certaine, mais Ionesco a lu comme
une large part du public l'a fait aussi: en s'étouffant, en réclamant une place où se tenir,
en espérant sans cesse qu'une clairière apparaîtra parmi ce déluge de mots, une éclaircie
invitante qui indiquerait l'endroit précis où le lecteur est invité à prendre part au jeu.
Quand, pour un chapitre, Robbe-Grillet a brillamment expliqué sa lecture du Nouveau
Théâtre de Beckett, c'était pour en louanger l'inventivité et faire cette courte
comparaison entre les deux arts en question:
94
Il paraissait raisonnable de penser, jusqu'à ces dernières
années, que, si le roman par exemple pouvait s'affranchir
de beaucoup de ses règles et accessoires traditionnels, le
théâtre du moins devait montrer plus de prudence. L'œuvre
dramatique, en effet, n'accède à sa vie propre qu'à la
condition d'une entente avec un public, quel ~u'il soit; il
fallait donc entourer celui-ci d'attentions [ ... ]12
Ionesco avait mal lu le Nouveau Roman, mais Robbe-Grillet semble avoir bien lu le
Nouveau Théâtre, qu'il affirme avoir apprécié.
Deux auteurs revendiquaient
sensiblement les mêmes libertés et entretenaient les mêmes espoirs, mais aucun d'eux n'a
pressenti les besoins de l'autre, aucun d'eux n'a reconnu leur parenté. Un fait demeure
pourtant: si Ionesco semblait souffrir pendant sa lecture, Robbe-Grillet a été surpris,
charmé, ébloui. Le Nouveau Théâtre a séduit le nouveau romancier, mais le nouveau
dramaturge n'a rien retenu de tel de sa lecture du Nouveau Roman. L'un a cherché à
trouver ce qui était essentiellement théâtre et l'autre a sondé le roman jusqu'à découvrir
ce qui était essentiellement romanesque pour que chacun s'assure d'avoir livré son effort,
son appui à la traversée de son art jusqu'au XX le siècle. Aujourd'hui nous y voilà et
nous éprouvons encore de la difficulté à cerner et à juger la marque, la trace de leur lutte
et l'exercice de leur liberté « totale» si farouchement réclamée.
Ionesco avait prévu
notre désarroi et ironisait le malaise encore senti quelquefois: «À chaque fois, c'est la
même chose: les poètes secouent les gens qui dorment pendant que la maison brûle et les
120
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, p. 126.
95
engourdis les engueulent, mal réveillés de leur sommeil 121 .» De la même façon, RobbeGrillet parle de l'éternel malentendu:
Mais à quoi bon, direz-vous, diffuser des malentendus? Eh
bien, parce qu'il est probablement impossible de divulguer
autre chose concernant les œuvres fortes au moment de leur
parution, à cause de leur nouveauté trop abrupte et à cause
de leur complexité, de leurs contradictions internes 122.
Maintenant que nous sommes bien sortis de notre sommeil et que « les œuvres fortes »
portent la date d'une autre époque, il apparaît plus clairement que les deux hommes élus
responsables des courants avant-gardistes couraient tous deux à vive allure pour fuir le
statisme ambiant et le réalisme paralysant et qu'ils sont parvenus, sans avoir croisé dans
le regard de l'autre une lumière qui réfléchissait au même endroit et s'intensifiait au
même moment, à se poser côte à côte sur une terre nouvelle que leurs prédécesseurs n'ont
pu réussir à atteindre.
Deux combats communs, pourtant livrés seul à seul, qu'un
troisième joueur pensera unir: il faudra attendre le second élan d'écriture de Nathalie
Sarraute pour voir se mêler le théâtre, le roman et les postulats avant-gardistes de l'aprèsDeuxième Guerre mondiale. Il s'agira d'un théâtre héritier des deux courants nouveaux
qu'on a nommé « Le théâtre du Nouveau Roman », révélant ainsi toute l'ambiguïté qu'on
pouvait déceler sur scène puisque encore une fois, le romanesque venait y faire son tour
en profitant d'une faille dans le rideau de scène, d'une faille dans cette étoffe drapée trop
poreuse qui affichait encore bien du mal à filtrer ce qui se prétendait théâtre et ce qui
l'était véritablement.
121
122
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 339.
Alain Robbe-Grillet cité par Emmanuelle Lambert dans (( Magazine littéraire Il, p. 32.
96
Chapitre quatrième: Nulle part entre l'un et l'autre
Le renouveau engendré par les courants avant-gardistes des années 1950 a permis
le rapprochement le plus considérable connu à ce jour du théâtre et du roman. Jamais
auparavant, même au moment de la naissance d'une contamination au XIXe siècle, leurs
liens n'avaient été aussi forts, leurs volontés aussi corrélatives. Tout portait à croire que
leur ambition commune de s'enquérir d'un projet autonome irréfutable allait les mener
d'année en année vers des destinations de plus en plus distinctes, là où leur vœu
d'indépendance gagnerait enfin tout son sens.
Nul n'allait se douter qu'une écrivaine
songeait à mettre bout à bout les recherches du Nouveau Théâtre et celles du Nouveau
Roman pour s'ouvrir le champ d'un nouveau défi d'où naîtrait le théâtre du Nouveau
Roman. Tenant compte de son intérêt toujours viable pour la parole, la voir poursuivre
cette étude sur le terrain même de la parole - si on peut nommer tel le théâtre - ne
surprend personne puisque cette nouvelle orientation peut facilement se lire comme la
suite logique d'une recherche en chantier. Nathalie Sarraute a publié son premier roman,
Tropismes, en 1939, et c'est moins de trente années plus tard qu'elle proposera Le
Silence, l'œuvre dramatique qui continue ses recherches entreprises par son écriture
romanesque. Suivant peut-être l'exemple de Samuel Beckett, c'est maintenant au tour de
Sarraute de délaisser le roman pour l'écriture dramatique, estimant qu'entre le roman où
la parole se trouve omniprésente et le texte dramatique, le creux les séparant s'avérait
mince. Mince sans doute, mais néanmoins délicat à traverser ...
97
Tout au long de ce que j'appellerai sa carrière romanesque, Sarraute a réfléchi à ce
qui différenciait le dialogue du roman de celui du théâtre, continuant ainsi son projet de
fouiller et de révéler ce qui précède le dialogue, là où aboutissent les tropismes 123
identifiables au moment où le dialogue circule d'une conversation à une sousconversation. De tout temps, Sarraute a questionné le dialogue et si elle a participé à sa
façon au Nouveau Roman, c'était pour revendiquer principalement de plus larges
permissions au dialogue. Si pour certains l'évolution de son écriture romanesque vers
l'écriture dramatique allait de soi, Sarraute mesurait assez bien l'étendue du défi qu'elle
se lançait comme en témoigne ce passage de L'ère du soupçon,' « Les romanciers
behavioristes, qui se servent abondamment de dialogues sertis de brèves indications ou de
discrets commentaires, poussent dangereusement le roman sur le domaine du théâtre, où
il ne peut que se trouver en état d'infériorité 124 .»
Plus loin, elle poursuit son
commentaire, affichant la haute estime qu'elle voue au dialogue du théâtre: « Le
dialogue, tout vibrant et gonflé par ces mouvements qui le propulsent et le sous-tendent,
serait, quelle que soit sa banalité apparente, aussi révélateur que le dialogue de
théâtre 125 .» Au moment où le dialogue romanesque se voyait critiqué, puis repensé par
Sarraute qui avait deviné la nouvelle place qu'il allait tenir dans le Nouveau Roman et les
problèmes qu'il occasionnait de plus en plus aux romanciers, la pièce de théâtre, au cours
des années 1960, se donnait pour texte et parvenait à acquérir plus d'autonomie en se
détachant de la notion de spectacle qui lui collait encore. Le Nouveau Théâtre avait
Voir la définition à la fin du chapitre deuxième.
Nathalie Sarraute, L'ère du soupçon, p. 112.
125/bid., p. 117.
123
124
98
réussi à faire admettre que l'écriture dramatique détenait une spécificité 126 et se devait de
la conserver. Les dialogues qu'il mettait en scène avaient fini par n'être plus que la mise
en rapports des conflits des différents personnages et laissaient davantage de place à
l'expression d'une subjectivité. Sans même qu'elle ait eu à s'en mêler, de longues années
avaient préparé la venue au théâtre de Sarraute et lorsqu'elle s'est décidée de s'y
consacrer, un immense travail de fond avait déjà été effectué. Se montrant définitivement
plus cordiaux face aux nouveautés proposées, les critiques et les spectateurs ont bénéficié
des pièces des premiers dramaturges du Nouveau Théâtre pour désormais s'afficher plus
enclins à accueillir les textes que Sarraute préparait. Mais, alors qu'elle n'avait pas
encore écrit sa première pièce, Sarraute énonçait déjà clairement que le théâtre avait
beaucoup à offrir à ses travaux sur le dialogue :
[ ... ] Le dialogue de théâtre, qui se passe de tuteurs, où
l'auteur ne fait pas à tout moment sentir qu'il est là, prêt à
donner un coup de main, ce dialogue qui doit se suffire à
lui-même et sur lequel tout repose, est plus ramassé, plus
dense, plus tendu et survolté que le dialogue romanesque :
il mobilise davantage toutes les forces du spectateur 127 .
Sentant sans doute avoir trouvé ce qu'il lui était impossible de chercher du côté du
roman, Sarraute privilégiera le théâtre à une époque où il se trouve délesté de ses vieilles
rengaines, à une époque où il a déjà connu Beckett, Ionesco, Adamov et quelques autres
dramaturges encore qui ont osé secouer les règles périmées, en déclarer certaines
irrecevables et redéfinir le théâtre autrement que par le spectacle. On peut maintenant
126 L'article d'Alain Robbe-Grillet consacré à Samuel Beckett dans Pour un nouveau
roman constitue un exemple de cette reconnaissance en train de se faire.
99
expérimenter au théâtre, et comme près de dix ans se sont écoulées depuis En attendant
Godot, Le Silence peut s'imposer plus facilement peut-être et bien faire entendre son
apport à la dramaturgie française.
Certes, la venue de Sarraute au théâtre ne constitue guère une entrée surprenante
compte tenu de son intérêt depuis longtemps démontré pour le domaine et la parenté des
revendications des deux arts, mais on se questionne très tôt à savoir si ses préoccupations
romanesques trouveront leur place sur scène, si les tropismes qui tiennent sa carrière en
haleine pourront se faire sentir sur une scène de théâtre où les drames intérieurs doivent
accéder au dehors pour être partagés avec les spectateurs. Son intérêt pour le théâtre a été
aiguisé par la place primordiale que le dialogue y tient, par son rôle essentiel, qui le rend
en grande partie responsable de la création et du maintien du lien fragile entre le
spectateur et la parole énoncée. Passer du roman au théâtre suscite un questionnement
sur l'adéquation possible entre ses recherches romanesques et la spécificité théâtrale.
Elle-même partage cette crainte et montre comme la logique de ce passage ne s'est pas
toujours avéré aussi claire:
J'avais toujours pensé qu'il ne me serait pas possible
d'écrire pour le théâtre parce que tout y est dit dans le
dialogue et que chez moi ce qui était important c'était ce
que l'on appelait la «sous-conversation », le «prédialogue ». Le dialogue, c'est l'affleurement en dehors de
ce qui a été préparé par ces mouvements intérieurs, ces
tropismes. Il me semblait impossible d'écrire tout cela en
dialogue. Puis un jour, quand on m'a demandé une pièce
pour la radio de Stuttgart, je me suis dit que peut-être il
serait amusant, intéressant de mettre dans le dialogue de
127 Citation de Nathalie Sarraute tirée de Arnaud Rykner, Théâtre du nouveau roman:
Sarraute, Pinget Duras, p. 20.
100
théâtre Justement tout ce qUI est pré-dialogue dans le
roman 12 .
La tâche première de son théâtre consistera donc à rendre extérieur et visible ce qui était
profondément enfoui au cœur de ses personnages pour ainsi réussir à laisser paraître les
non-dits de la sous-conversation sur scène. Mais, comme le tropisme ne s'exprime que
par le monologue intérieur, comme la sous-conversation précède le langage et que le
théâtre vit au contraire de la parole, de ce qui peut être surtout entendu et vu, Sarraute
devra trouver sa propre écriture dramatique pour poursuivre son projet romanesque. Au
théâtre, la seule parole du dedans est le silence et le dialogue n'est que dehors. Comment
faire sentir au spectateur que l'action de la parole est passée du dedans au dehors comme
Sarraute était parvenue à le rendre dans le roman? Comment rendre sensible pour la
salle tous ces éléments de la sous-conversation qui préparent le dialogue? La solution
favorisée par Sarraute tentera de tout faire dire aux personnages, de mettre en paroles tout
ce que le roman pouvait interdire ou se contenter d'effleurer par ce qu'il n'énonçait pas
explicitement.
Le théâtre sarrautien ouvrira la scène à la matière même du tropisme, c'est-à-dire
aux mouvements, aux déplacements, aux arrêts, aux jeux de va-et-vient en acceptant les
hésitations et les contradictions, en laissant la place à l'authenticité de la parole où la
dramatisation trouvera de quoi écrire une pièce. L'usage de la parole dans le théâtre de
Sarraute représente un usage pragmatique puisqu'elle s'intéresse à ce qui a lieu sur l'axe
locuteur-auditeur, à l'échange des paroles comme activité intersubjective, comme
128
Citation de Nathalie Sarraute tirée de la revue (( Acteurs» en 1986 et reproduite dans
101
pratique sociale. Donc, tout ce qui a trait à la parole importera, autant les façons de
prononcer que les intentions derrière les phrases, indépendamment de leur contenu. Les
répliques, sous l'emprise et l'influence d'une nouvelle romancière et à la suite des enjeux
novateurs des nouveaux dramaturges, ne servent plus l'histoire ou le récit puisque ces
derniers n'existent plus et se consacrent exclusivement au rôle d'activer la parole. Sans
se soucier de signifier par le sens ou le non-sens, Sarraute fait parler ses « personnages»
qui ne sont plus que les porteurs de répliques distribuées au hasard, de façon absolument
aléatoire, par la dramaturge.
Cette nouvelle parole ne s'utilise plus pour servir des
informations à un moment précis ou favoriser la compréhension dès qu'une intrigue se
complique. Sans intrigue, sans personnage rée1 129 , sans contenu précis à livrer, la parole
sarrautienne parle pour parler (sans se confondre avec le verbiage de Ionesco), pour
occuper la scène et définir la vision scénique de son auteur.
Afin de ne détourner
personne de cette parole, Sarraute ne permet guère à la mise en scène de connaître ses
meilleures heures, ni même aux acteurs d'exploiter l'ensemble de leurs habiletés à
« camper un personnage» puisque la parole, et avec elle les répliques, sont désincarnées.
Les acteurs ne peuvent posséder leurs répliques pour, à partir d'elles, bâtir un personnage
défendable sur scène, en raison du caractère interchangeable de ces dernières: ce qui
laisse toute la place aux contradictions. Dans Le Silence par exemple, le personnage FI
affirme à propos du personnage qui ne dit mot: « [j]e commence à trouver que Jean-
le livre d'Arnaud Rykner, Théâtre du nouveau roman: Sarraute, Pinget, Duras, p. 35.
129 J'explicite cette idée un peu plus loin.
Pierre est très fort, moi, je ne tiendrais jamais le coup
130»
102
pour, quelques pages plus loin,
revenir sur ce que l'on avait cru être une position: « [m]oi, je pourrais me taire jusqu'à la
fin des temps 131.»
Par l'apport de Sarraute, le texte dramatique devient une voix
dispersée entre des personnages qui n'en sont plus. La nouvelle dramaturge l'expliquait
volontiers: « Je ne vois ni visage, ni âge, ni sexe où à peine, par souci de contraste [ ... ]
Je ne vois absolument pas de personnages 132 .» La parole occupe la scène, est dite par un
personnage sans support logique, mais n'appartient en réalité à personne. Si action il y a
dans ce théâtre, elle est donnée par cette parole à travers laquelle les personnages
s'affrontent pour un message sous-entendu, pour un silence, pour un non-dit, pour une
hésitation, pour une prononciation, pour un accent déplacé ou trop appuyé. Partout, c'est
la parole. Chaque fois, c'est elle qui porte le théâtre de Sarraute en justifiant la si mince
présence des comédiens, en justifiant la quasi absence de mise en scène ou de décor, en
justifiant l'occupation des sièges par des spectateurs venus voir un nouveau théâtre qu'il
s'agit plus vraisemblablement d'entendre. Sarraute a toujours défendu son théâtre et
cette parole qu'elle écrivait pour lui. À l'incontournable question: « Peut-on encore
parler de théâtre? », elle rétorque:
Je le crois. C'est un théâtre de langage. Il n'y a que du
langage. Il produit à lui seul l'action dramatique ... Je
pense que c'est une action dramatique véritable, avec des
130 Je fais, à l'occasion de ce chapitre quatrième, quelques entorses à ce que j'avais
d'abord annoncé, à savoir ma volonté de m'en tenir aux textes théoriques des auteurs
étudiés. Ici, il me paraît incontournable, pour bien montrer les limites du théâtre
sarrautien, de citer quelques exemples tirés des œuvres dramatiques elles-mêmes.
Nathalie Sarraute, Le Silence, p. 59.
131 Ibid., p. 66.
132 Citation provenant de la revue « Les Nouvelles Littéraires)} et reprise par Arnaud
Rykner dans Théâtre du nouveau théâtre: Sarraute, Pinget, Duras, p. 22.
103
péripéties, des retournements, du suspense, mais une
progression qui n'est produite que par le langage 133 .
Ce théâtre laisse parfois pantois, mais il a su se dégager du Nouveau Théâtre et du
Nouveau Roman pour marier les deux courants et les prolonger.
À la différence du
Nouveau Théâtre, le théâtre de Sarraute ne penche guère du côté de la métaphysique:
alors que les non-sens d'un Ionesco ou d'un Beckett signifiaient encore, ceux de Sarraute
ne voient aucun malaise à ne rien signifier.
Ce qui est propre à son théâtre, c'est
l'exploration des effets de la parole sur les différents énonciateurs. Sarraute consacre une
écriture originale et encore naissante à la dramaturgie française en centrant ses travaux
sur la parole et en utilisant la scène pour l'emplir de cette parole dans un décor et une
mise en scène des plus neutres. Lorsque les projecteurs s'allumeront en début de
représentation, ils veilleront à suivre les précieux mots qui s'accaparent de tout un
théâtre.
Outre la mise au jour des tropismes qu'il se propose de poursuivre, le théâtre
sarrautien continue les romans en s'échinant à transformer en réalité physique, autant
qu'il lui est possible, ce qui n'était que suggéré par des signes linguistiques à l'intérieur
de ces derniers. Confinés au texte, les trois points, le point d'exclamation ou le point
d'interrogation par exemple, expriment maints sentiments possibles et laissent notre
imaginaire combler ces imprécisions, mais une fois sur scène, sortis de la bouche d'un
comédien bien présent, les signes linguistiques imposent leur réalité en se faisant
davantage sentir et comprendre par les vibrations de la voix, les murmures, les hoquets ou
133
Citation tirée de Le Monde (1967) et reprise par Arnaud Rykner dans Théâtre du
104
les soupIrs. Là où le théâtre parvient à servir adéquatement l'écriture dramatique de
Sarraute, c'est précisément partout où le roman échouait à rendre la voix intérieure,
admettant que le monologue intérieur s'est avéré insuffisant:
Hl, glacial, - Rien. Vous n'avez rien dit. Je n'ai rien dit.
Allez-y maintenant. Faites ce que vous voulez. Vautrezvous. Criez. De toute façon, il est trop tard. Le mal est
fait. Quand je pense... (gémissant de nouveau) que ça
aurait peut-être pu passer inaperçu ... J'ai commis une
bévue, c'est entendu ... une faute ... mais on pouvait encore
tout réparer. . .il aurait suffi de laisser passer, de glisser ... Je
me serais rattrapé, j'allais le faire ... Mais vous - toujours
les pieds dans le plat. Le pavé de l'ours. C'est fini
maintenant. Continuez. Vous pouvez faire n'importe quoi.
FI - Mais quoi? Faire?
Hl - imitant. - Quoi? Quoi! Mais vous ne sentez donc pas
ce que vous avez déclenché, ce qui a été mis en branle ... par
vous ... Oh (pleurant) tout ce que je redoutais ...
FI - Mais qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que vous
redoutiez 134 ?
La parole n'est donc plus véhicule ou instrument, et gagne en richesse dramatique pour
réaliser tout le potentiel déjà présent dans ses romans. Ce que l'on fait avec les mots, peu
importe leur sens véritable, ce que leur assigne comme sens l'action de parler additionnée
aux différentes émotions et motivations possibles, voilà ce que le théâtre peut montrer par
le biais du comédien qui prêtera son corps lorsque les mots ne signifieront plus. Le sens
sémantique, parfois coincé entre les mots ou figé par une ponctuation contraignante, sera
rendu vivant par l'acteur qui voit s'amplifier, par cette participation à rejoindre l'au-delà
de la parole si cher à Sarraute, le rôle plutôt étroit qui lui a été octroyé au sein de cette
nouveau roman: Sarraute, Pinget, Duras, p. 44.
105
dramaturgie singulière. Arrivé au théâtre, le dialogue sarrautien paraîtra irréel puisqu'il
contient le pré-dialogue, ce qui habituellement ne se dit pas.
Tout est contenu à
l'intérieur de ce dialogue «pré-dialogue» fantasmé, comique ou tragique, parfois
inachevé, désordonné par rapport à ce à quoi s'attendent les spectateurs d'une
conversation. De pièce en pièce, ce théâtre se resserrera pour se centrer sur un élément
dramatique toujours plus infime, plus précis, comme le montre sa dernière pièce, Pour un
oui ou pour un non, dont le dialogue s'appuie presque exclusivement sur un malentendu
entre deux interlocuteurs quant à la portée significative d'une expression, «C'est
bien ... ça ... », que le personnage Hl a dit à H2 en le vexant. La pièce porte entièrement
sur ce que peut laisser entendre cette expression lancée à la légère par Hl :
Et alors je t'aurais dit: « C'est bien, ça ? »
H2, soupire: pas tout à fait ainsi .. .il Y avait entre « C'est
bien» et « ça» un intervalle plus grand: « C'est biiien .....
ça ... » Un accent mis sur «bien »... un étirement:
« biiien ... » et un suspens avant que « ça» arrive ... ce n'est
pas sans importance 135 •
Ici, le drame du langage s'élève à partir du rien pour ensuite toucher l'existentiel.
Sarraute refuse donc le langage sécurisant pour s'intéresser davantage à la faille des mots,
à leurs dessous, pour aller à la recherche de ce qui motive la parole. Son théâtre repose
sur le drame interne de la parole, qui incarne le lieu même du drame, et aussi sur la
distance inévitable séparant le langage parlé de ce qui le motive. C'est cet écart que les
personnages désirent explorer et s'expliquer par le langage qui, encore une fois, les
piègent. Les mots font naître un conflit potentiellement dramatique et c'est par eux, les
134
Nathalie Sarraute, Le Silence, p. 13-14.
106
mots, que les personnages tentent de résoudre le conflit en s'embourbant et,
inévitablement, en amplifiant la mésentente autrefois mineure. Sarraute offre au théâtre
une parole différente, inédite, révélant un pré-dialogue jusqu'alors inaccessible et qui se
voue à laisser transparaître ce que les conversations dissimulaient au quotidien et à
écarter ce qui brouillait des vérités nichées sous les mots. Sarraute a déblayé tout un
passage pour atteindre une vérité nouvelle et mener sa dramaturgie là où tout ce qui se
dit, se refuse ou se dédit se prépare. Du même coup, elle a éclairé une part importante du
projet excentrique d'Antonin Artaud.
En consacrant son théâtre à l'étude de la parole d'avant les mots, Sarraute
s'immisce quelque peu sur le terrain d'Artaud qui espérait beaucoup pour le théâtre et
qui, surtout, n'allait certainement pas refuser qu'une écriture daigne partager quelquesunes des convictions qu'il a exposées dans Le théâtre et son double. Ce théâtre tant
espéré priait pour revoir sur scène un langage théâtral que l'Occident ne montrait plus,
contrairement au théâtre balinais duquel les récriminations artaudiennes s'inspirent 136 .
Lorsque l'inégalable théoricien propose que le théâtre est fait «pour permettre à nos
refoulements de prendre vie l37 » ou qu'il est nécessaire de « [b]riser le langage pour
toucher la vie 138 » ou encore que le langage « n'est vraiment théâtral que dans la mesure
où les pensées qu'il exprime échappent au langage articulé 139 », on reconnaît déjà les
préoccupations romanesques de Sarraute qui sont ensuite revenues pour justifier son
Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, p. 13-14.
Je poursuis ici l'étude d'Artaud que j'ai débutée au chapitre premier.
137 Antonin Artaud, Le théâtre et son double, p. 14.
138/bid., p. 19.
139 Ibid., p. 56.
135
136
107
théâtre. Échapper au langage articulé, dans les mots sarrautiens, devient le pré-dialogue,
la sous-conversation qui permettra de «briser le langage» pour forcer l'accès à une
parole depuis toujours confinée à demeurer coite. Le théâtre du Nouveau Roman de
Sarraute a forgé de nouvelles techniques d'écriture pour permettre aux « refoulements»
de se faire voir et entendre, pour permettre aux tropismes de venir à la surface afin d'être
communiqués. Tous deux ont osé croire possible l'abandon du dialogue conventionnel
au profit de l'expérimentation d'un langage original qui saurait révéler «tout ce qui
n'obéit pas à l'expression par la parole, par les mots 140 » selon les dires d'Artaud, «la
continuation au-dehors des mouvements souterrains
141
» selon ceux de Sarraute.
Par l'importance accordée aux non-dits, Sarraute semble avoir entendu l'appel
d'Artaud, mais si elle a bel et bien saisi l'invitation, ce n'est que partiellement qu'elle y a
adhéré. Je viens tout juste de rapprocher l'écriture dramatique de Sarraute du théâtre de
la cruauté d'Artaud, et je me dois déjà de cesser puisque le croisement de ces deux
artisans fut transitoire.
Lorsque Artaud souhaite éliminer l'auteur pour accorder
davantage de latitude au metteur en scène qu'il estime responsable des possibilités de
réalisation de son art, Sarraute exclut ce dernier intervenant en ne lui offrant rien qui
puise l'attiser puisque la place est exclusivement réservée à une parole privilégiée.
Artaud parle de langage sans se limiter au langage des mots alors que ce dernier est le
seul exploité chez Sarraute, qui a refusé d'écrire d'autres mots que ceux qui s'entendent.
À la limite, elle a proposé une écriture qui correspond davantage à la radio qu'à la
140
141
Ibid., p. 55.
Nathalie Sarraute, L'ère du soupçon, p. 104.
108
scène l42 . L'inépuisable volonté d'Artaud de révolutionner le théâtre occidental passe par
une réfection du langage de scène qui doit se revoir au-delà des mots, donc au-delà des
recherches de Sarraute :
Et par langage je n'entends pas l'idiome au premier abord
insaisissable, mais justement cette sorte de langage théâtral
extérieur à toute langue parlée, et où il semble que se
retrouve une immense expérience scénique, à côté de
laquelle nos réalisations, exclusivement dialoguées, font
figure de balbutiements 143.
Sarraute a travaillé à soumettre au théâtre une parole différente, alors qu'Artaud
souhaitait que le théâtre se différencie de la parole. La nuance est de taille à rendre la
suite de leurs projets incompatible. Elle, elle a renouvelé la parole alors que lui comptait
sur le théâtre pour qu'il prenne ses distances par rapport aux mots et exploite diverses
possibilités d'expression susceptibles de dépasser les pouvoirs des mots.
Sarraute et
Artaud peuvent être rapprochés lorsqu'ils exposent les postulats-phares de leurs
démarches, mais dès que vient le temps d'expliciter, de préciser et de trancher, leurs
projets s'opposent. Un Artaud qui spécifie ce que doit être la scène de théâtre, par
exemple, renvoie Sarraute bien loin de ses préoccupations: «Je dis que la scène est un
lieu physique et concret qui demande qu'on le remplisse, et qu'on lui fasse parler son
langage concret I44 .» Peut-on affirmer que la scène sarrautienne est un lieu physique,
rempli par un langage concret? Aussi, lorsque l'homme de théâtre utilise l'expression
« la Parole d'avant les mots », il ne parle pas ici des mots camouflés qui précèdent les
142
143
Je poursuivrai cette idée plus bas.
Antonin Artaud, Le théâtre et son double, p. 87.
109
mots entendus chaque jour; il ne parle pas des mots que Sarraute cherche pour exprimer
le pré-dialogue, mais bien d'un certain état d'avant le langage, lequel choisit la musique,
les gestes, les mouvements ou les mots pour remplir la scène d'un langage qui a été pensé
pour elle. Artaud promouvait la recherche d'un langage qui ne serait possible que sur
scène, qui ne pourrait être pleinement émis, traduit, saisi sans cette scène et tout ce
qu'elle implique, soit les éclairages, le metteur en scène, l'énergie, la curiosité, la
polyvalence et l'audace des comédiens par exemple. «La Parole d'avant les mots»
englobe tout ce qui peut habilement transmettre un état, une émotion sans l'usage exclusif
de la parole, sans abuser d'un langage (la parole) dont on use partout et tout le temps, le
plus souvent à des fins pragmatiques.
Sarraute, quant à elle, cherche à offrir des
« équivalents» dans ses romans et son théâtre, d'où son inlassable quête pour faire
entendre le déjà-là auquel nous ne touchions jamais. En consacrant son travail à dénicher
les plus vraisemblables images, elle projette dévoiler quelques pans de la réalité:
Comme, tandis que nous accomplissons ces mouvements,
aucun mot - pas même les mots du monologue intérieur ne les exprime, car ils se développent en nous et
s'évanouissent avec une rapidité extrême, sans que nous
percevions clairement ce qu'ils sont, produisant en nous
des sensations souvent très intenses, mais brèves, il n'était
possible de les communiquer au lecteur que par des images
qui en donnent des équivalents et lui fassent éprouver des
sensations analogues. Il fallait aussi décomposer ces
mouvements et les faire se déployer dans la conscience du
lecteur à la manière d'un film au ralenti. Le temps n'était
plus celui de la vie réelle, mais celui d'un présent
' t agran d·1 145 .
,
demesuremen
144/bid., p. 55.
145 Nathalie Sarraute, L'ère du soupçon, p. 8-9.
110
Sarraute parle ici de ses romans, mais il en est de même pour son théâtre, étant donné
qu'elle y pourchasse les mêmes ambitions. Au théâtre, elle libérera la parole sur scène
pour ne rien supprimer et rendre le pré-dialogue le plus fidèlement possible. Le traduire
en gestes, en musique, en mimes, en images scéniques bafouerait le projet initial et
trahirait les non-dits qu'elle préfère rendre par la parole, « à défaut d'actes 146 », dit-elle.
«À défaut d'actes» dit-elle dans L'ère du soupçon qui se consacre à sa carrière
romanesque, à une époque où elle ne songeait guère encore au théâtre peut-on penser.
Mais lorsque plus tard il a été question de son théâtre justement, lorsqu'il a été question
de profiter de tout ce qu'il pouvait assez aisément lui offrir, lorsqu'il a été question de
s'ingénier à user des multiples commodités du théâtre pour démasquer les tropismes
nichés à l'intérieur des sous-conversations, n'aurait-elle pas pu mieux exploiter la scène?
Ou encore, son théâtre avait-il véritablement besoin de la scène pour se faire
adéquatement entendre, comprendre et sentir? Artaud répond à cette question et à
Sarraute, et du même coup à tous ces gens qui mésestiment, sous-utilisent et se moquent
quelque peu de savoir s'ils honorent l'art théâtral:
La parole dans le théâtre occidental ne sert jamais qu'à
exprimer des conflits psychologiques particuliers à
l'homme et à sa situation dans l'actualité quotidienne de la
vie. Ses conflits sont nettement justiciables de la parole
articulée, et qu'ils restent dans le domaine psychologique
ou qu'ils en sortent pour rentrer dans le domaine social, le
drame demeurera toujours d'intérêt moral par la façon dont
ses conflits attaqueront et désagrégeront les caractères. Et
146 (( Mais, à défaut d'actes, nous avons à notre disposition les paroles.
Les paroles
possèdent les qualités nécessaires pour capter, protéger et porter au-dehors ces
mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs. Il Je reviens sur ce passage déjà
relevé au chapitre deuxième car j'y vois là l'opportunité qu'offrait le théâtre, opportunité
que Sarraute n'a pas saisie. Ibid., p. 102.
lll
il s'agira toujours bien d'un domaine où les résolutions
verbales de la parole conserveront leur meilleure part.
Mais ces conflits moraux par leur nature même n'ont pas
absolument besoin de la scène pour se résoudre. Faire
dominer à la scène le langage articulé ou l'expression par
les mots sur l'expression objective des gestes et de tout ce
qui atteint l'esprit par le moyen des sens dans l'espace,
c'est tourner le dos aux nécessités physiques de la scène et
s'insurger contre ses possibilités. Le domaine du théâtre
n'est pas psychologique mais plastique et physique, il faut
le dire. Et il ne s'agit pas de savoir si le langage physique
du théâtre est capable d'arriver aux mêmes résolutions
psychologiques que le langage des mots, s'il peut exprimer
des sentiments et des passions aussi bien que les mots, mais
s'il n'y a pas dans le domaine de la pensée et de
l'intelligence des attitudes que les mots sont incapables de
prendre et que les gestes et tout ce qui participe du langage
dans l'espace atteignent avec plus de précision qu'eux 147 .
Sarraute a fait du théâtre accommodant. Les limites des possibilités du rapprochement
Sarraute-Artaud font apparaître clairement les lacunes du théâtre de la dramaturge. Rien
qui ne soit contenu dans son œuvre dramatique qui requiert obligatoirement la scène pour
être éclairci; rien qui ne soit audible en nécessitant l'espace; rien qui ne soit étudié pour
la scène uniquement ; rien qui ne soit essentiellement théâtre ; rien qui ne rende le
déplacement d'une foule au théâtre justifiable.
La nouvelle auteure dramatique a
longuement défendu son écriture pour convaincre les suspicieux qu'ils avaient sous les
yeux du théâtre, qu'ils avaient sous les yeux un théâtre de la parole, un théâtre ultra
spécialisé et novateur.
Ils avaient certes sous les yeux une étude sur la parole, une
proposition neuve et riche, un texte dramatique assurément, mais qui peut être lu à la
maison ou ailleurs, entendu à la radio peut-être et être vu sans que le spectateur ait trouvé
147
Antonin Artaud, Le théâtre et son double, p. 108-110.
112
ce qu'il pouvait donner à voir, sans avoir montré ce à quoi seul le théâtre pouvait
prétendre parvenir. Un texte dramatique donc, mais qui ne s'était guère préparé une
place sur scène.
Si, en élaborant son projet d'écriture dramatique, Sarraute a certainement déçu
l'homme de théâtre qu'a été Antonin Artaud, elle a de plus trompé le travail de ses
prédécesseurs, le programme qu'avaient conçu et défendu des dramaturges comme
Beckett et Ionesco pour qui le théâtre évoquait davantage que la parole, davantage que
tous ces mots dont elle tente de remplir une scène qui demeurera inévitablement vide. Il
n'y a que du vide, surtout lorsque la dramaturge refuse de mettre les mots en scène,
lorsqu'elle ambitionne de les lâcher par la bouche de n'importe quel non-personnage,
lorsqu'elle croit que le théâtre peut supporter de porter ce noble nom en se résolvant à
n'être que ce qu'elle lui propose d'être, à n'être que la plus pauvre partie de lui-même.
Le Nouveau Théâtre avait promu la didascalie à une place dans le texte qu'elle n'avait
pas connue depuis longtemps.
On avait voulu indiquer, placer, proposer, imposer,
soumettre, tracer tout ce que le dramaturge mettait déjà en scène au moment de son
écriture, tout ce qu'il voyait naître, prendre vie au fil des répliques, tout ce qui, aidé des
mots, devenait peu à peu image, musique, lumière, présence.
Les répliques, aussi
originales, incisives ou brillantes soient-elles, ne sont jamais parvenues d'elles-mêmes à
faire du théâtre, à s'approprier totalement une scène. Trop souvent, la scène a été un
simple socle, une plate-forme quelconque où les mots ont pu s'asseoir, s'énoncer et
l'avilir sans que personne ne trouve à redire. Mais les gens de théâtre ou ceux qui y
prétendent devraient être les premiers à estimer suffisamment leur art pour le ménager du
113
mépris et du déshonneur et à révérer les mises en garde clamées par le Nouveau Théâtre:
« Si l'on pense que le théâtre n'est que théâtre de la parole, il est difficile d'admettre qu'il
puisse avoir un langage autonome 148. » S'il y a quelques rares didascalies dans le théâtre
sarrautien, elles se consacrent quasi uniquement à la parole omniprésente, à quelques
entrées et sorties, au mouvement minimal qu'engendrent une scène et une pièce de
théâtre: « Il s'imite », « [i]l singe une voix de femme », « avec une gravité naïve »,
« avidement », « [s]'éclaircissant la voix », « [c]hangeant de VOiX 149 .»
Rien dans ce
théâtre ne démontre la recherche d'un langage autonome, rien ne laisse entrevoir que
Sarraute ne pouvait écrire Le Silence, Le Mensonge ou ses autres textes dramatiques que
pour le théâtre. Ces derniers n'ont jamais réclamé la scène parce qu'ils n'ont pas été
écrits pour elle, n'ont pas été pensés pour elle.
En lisant ces deux passages,
respectivement tirés des Fruits d'Or et de Pour un oui et pour un non, il est fort difficile
de distinguer le texte romanesque du texte dramatique :
- Oh écoute, tu es terrible, tu pourrais faire un effort ...
j'étais horriblement gênée ...
- Gênée? Qu'est-ce que tu vas encore chercher? Pourquoi
gênée, mon Dieu ?
- C'était terrible quand il a sorti cette carte postale ... la
reproduction ... Si tu avais vu avec quel air tu l'as prise ...
Tu me l'as passée sans la regarder, tu as à peine jeté un
regard ... 11 avait l'air ulcéré ...
- Ulcéré, voyez-vous ça ... 11 était ulcéré parce que je ne me
suis pas extasié comme ils font tous, parce que je ne me
suis pas prosterné ...
Face contre terre au même moment, extases, chœurs,
bêlements ... merveilleux
synchronisme ... ils
sont
étonnants .. .la main enfoncée dans l'ouverture du veston
sort. .. mais il aurait fallu être satisfait comme le médecin
148
149
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 63.
Ces didascalies proviennent de la pièce Le Mensonge. Voir bibliographie.
114
qui hésitait encore et qui voit surgir à point nommé le petit
bouton, la légère éruption, il aurait fallu se réjouir quand il
a sorti cela de la poche intérieure de son veston, là, tout
contre son cœur, et l'a tendu, l'œil gourmand, savourant
l'effet. .. Vous avez vu ça ... 150
H2 : Alors ... c'était à prévoir. .. Mon cas n'était pas le seul,
du reste. Il y avait d'autres cas du même ordre: entre
parents et enfants, entre frères et sœurs, entre époux, entre
amIS ...
Hl : Qui n'étaient permis de dire « C'est bien ... ça» avec
un grrrand suspens »
H2: Non, pas ces mots ... mais d'autres, même plus
probants ... Et il n'y a rien eu à faire: tous déboutés.
Condamnés aux dépens. Et même certains, comme moi,
pOurSUIVIS ...
Hl : Poursuivi? Toi?
H2 : Oui. À la suite de cette demande, on a enquêté sur
moi et on a découvert ...
Hl : Ah ? Quoi? Qu'est-ce que je vais apprendre?
H2 : On a su qu'il m'est arrivé de rompre pour de bon avec
des gens très proches ... pour des raisons que personne n'a
pu comprendre ... J'avais été condamné... sur leur
demande ... par contumace ... Je n'en savais rien ... J'ai
appris que j'avais un casier judiciaire où j'étais désigné
comme « Celui qui rompt pour un oui ou pour un non ».
Ça m'a donné à réfléchir ...
Hl: C'est pour ça qu'avec moi, tu as pris des
précautions ... rien de voyant. Rien d'ouvert ... 151
Alors que le théâtre offrait toutes ses commodités, toutes ses possibilités dont les limites
ne sont jamais atteintes, tous ses artisans prêts à porter ses textes sur scène, à soulever les
mots de l'écriture pour qu'ils rejoignent une certaine théâtralité, Sarraute s'est obstinée à
les confiner au sol, à les cloîtrer à l'intérieur d'une démarche scripturale trop souvent
demeurée romanesque. En consacrant son écriture dramatique à explorer les failles du
150
Nathalie Sarraute, Les Fruits d'Or, p. 5.
115
langage, Sarraute a entraîné sa plume à écrire en niant la scène. Sans doute, son théâtre a
réussi à surpasser les avancées des nouveaux dramaturges en ce qui concerne le travail
sur le langage (notamment, en éliminant la métaphysique et l'obligation de signifier),
mais il provoque un impardonnable retour en arrière en ce qui a trait à l'exploitation des
ressources du théâtre et de la scène. Le théâtre fut pour elle un moyen d'atteindre de plus
près que dans ses romans, les dessous enfouis des gestes et des conversations, les fissures
du langage. Elle a su léguer à l 'histoire du théâtre un langage nouveau dont elle est
l'instigatrice; cela fait d'elle une dramaturge sans toutefois lui octroyer l'appellation de
« femme de théâtre» comme Ionesco et Beckett ont été « hommes de théâtre », eux qui
ont considéré le théâtre comme un art complet, au-delà de la seule écriture dramatique,
au-delà d'une seule technique d'écriture. Sarraute a, quant à elle, utilisé le théâtre pour
ses fins d'écriture, sans rendre au théâtre ce que tout artisan de la scène se doit de lui
redonner. La dramaturge nouvelle romancière s'est ainsi, de pièce en pièce, réservée une
place sur scène en n'utilisant qu'une infime portion de ses possibilités, en se jouant d'elle
sans songer à ce qu'elle bafouait innocemment, au mépris qu'elle laissait percevoir
naïvement. Sarraute a pris le théâtre sans s'en éprendre. Vexant pour un théâtre si
généreux à son égard. Elle l'a choisi pour s'accomplir sans accomplir une réalisation
autre qu'une littérature, certes dramatique, mais destinée à la scène pour n'être que lue et
entendue puisqu'elle n'offre rien à voir. Sarraute a fait du théâtre ce qu'elle refusait qu'il
advienne du roman. Elle a écrit pour elle et non pour lui. Théâtre s'est fait prendre.
Sarraute a une dette envers lui.
151
Une dette dont il faut avouer qu'elle partage la
Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, p. 15-16.
116
responsabilité avec le théâtre lui-même et toute une époque qui a vu le théâtre et le roman
sous l'influence d'une révolution commune souvent radicale qui a touché l'écriture et la
critique. C'est de ce renouveau qu'est né le théâtre sarrautien, cette écriture dramatique
qui n'est plus roman et qui n'est pas essentiellement théâtre, cette écriture qui a contracté
une dette envers un art qui s'est une fois de plus laissé contaminer, faute d'avoir
définitivement conclu ce qu'il était devenu, faute d'avoir astreint tous ceux qui ne
croyaient plus en lui à reconnaître sa nouvelle force, faute d'avoir été suffisamment
convaincu lui-même qu'il pouvait dorénavant cesser de s'abâtardir. Sarraute a écrit un
théâtre qui a su se loger au creux de cette faille définitionnelle, qui a profité de ce flou
identitaire pour tâter l'expérience théâtrale avec un matériel romanesque et a jeté aux
yeux du théâtre qu'il n'était pas encore parvenu à imposer ce qu'il prétendait avoir réussi
à redevenir.
Finalement .. .
Avec le théâtre de Nathalie Sarraute qui n'était pas viscéralement appelé à monter
sur scène, le théâtre a quitté le XXe siècle sans avoir usé de son droit de se fermer à ce qui
ne lui était pas sincèrement destiné. Il levait encore bonnement son rideau à tous les
intéressés, à tous ceux qui prétendaient y avoir quelque chose à dire sans les prévenir
qu'il fallait aussi quelque chose à montrer pour se mériter l'honneur de voir sa création
dramatique devenir théâtre.
Sans résistance aucune, le théâtre se laissait facilement
séduire par la moindre attention qu'on lui dédiait, se laissait bêtement convaincre qu'il
pouvait aussi servir à ceci et à cela, se laissait régulièrement malmener par des projets qui
ne gagnaient rien à monter sur scène sinon à perdre un théâtre trop lâche, trop faible ou
trop souple pour exhiber une fermeté qui lui aurait rendu une part de sa dignité
compromise en ne levant son rideau qu'à ce qui nécessitait les planches historiques pour
être senti avec sa pleine mesure. Pour un théâtre qui avait connu un siècle difficile, il ne
semble guère avoir appris beaucoup de ces longues et houleuses années puisque le théâtre
de Nathalie Sarraute, dont la dernière pièce date de 1982, a montré à quel point la
désolante contamination minait toujours un art qui n'était pas arrivé à s'affranchir
totalement du roman en se prévalant d'une véritable autonomie. Certes, des hommes de
théâtre comme Victor Hugo, Alfred Jarry, Antonin Artaud, Eugène Ionesco et Samuel
Beckett ont contribué à préciser ce que pouvait être ou ne devait plus être le théâtre, mais
malgré leur audace, leurs travaux et l'impact non négligeable qu'ils ont eu sur leur art et
malgré l'importante avancée apportée par le Nouveau Théâtre, cet art qui apprenait à
vivre parmi les loisirs populaires qu'étaient devenus la radio, la télévision et le cinéma,
118
cet art qui vieillissait à l'ère de la médiatisation, cet art donc, a constamment rediscuté ses
particularités. S'il a graduellement défini avec plus de précision ce qu'il savait pouvoir
offrir, étrangement, il n'est guère encore parvenu à assumer ni les charges de toutes ses
recherches ni la portée de ses efforts qui ne semblent jamais avoir débouché sur des
résolutions imputrescibles. Tout au long du XX e siècle, le théâtre s'est questionné sans
amener ses tergiversations à aboutir à un moment irréversible de son histoire, à ce
moment précis qui dicterait ce qui détiendra dorénavant une place sur scène et ce qui n'y
viendra plus. Le théâtre semble toujours attendre ce moment qui ne s'amènera jamais
sans être forcé, sans être habilement provoqué, ingénieusement créé. Au XIX e siècle, on
le tentait plus réel, on le voulait pareil à la vie par ses décors, ses personnages, ses
intrigues, ses costumes sans craindre qu'il ne se gâche et sans voir la tendance malicieuse
qui se dessinait et qui le laissait dériver d'une menaçante façon vers le romanesque. Ce
théâtre en détresse, qui a peu à peu abandonné son ignorance au lendemain de la
Deuxième Guerre mondiale, a encouragé des hommes à lui insuffler une conscience
ragaillardie, a vu des hommes se donner le mal de tout le revoir et le traîner vers une
avant-garde qui arrivait à point, mais malgré ce Nouveau Théâtre qui s'imposait, le
roman traversait les mêmes embûches, parvenait à des conclusions semblables, travaillait
aussi énergiquement à s'écrire un langage propre et amincissait ainsi de jour en jour
l'écart sécurisant que les dramaturges croyaient avoir entretenu avec le genre
romanesque. Par le renouveau prometteur qu'ils avaient accompli dans les années 1950,
par cette recherche d'un langage de scène qui distinguerait éternellement leur art du
roman, par un texte qui ne se réclamerait que du théâtre, les dramaturges s'étaient estimés
119
protégés, immunisés contre une seconde contamination qui ne tardait pourtant pas. Le
théâtre d'une nouvelle romancière qui poursuivait ses romans sur scène et qu'ils ont
regardé prendre place ne leur a peut-être pas fait pressentir le péril que je relève
aujourd'hui, mais le recul annule l'ambiguïté autrefois excusable et élucide une
contamination que l'on avait cru enrayée, qui se poursuit pourtant déloyalement.
L'émergence des deux courants avant-gardistes a incité le théâtre du Nouveau Roman et
plus particulièrement le théâtre sarrautien à ramener sur scène une contamination mal
guérie et à rappeler que l'autonomie empochée par le théâtre ne s'avérait que partielle,
voire illusoire.
L'histoire du théâtre et celle du roman s'obstinaient à se tenir liées
puisque le renouveau que chacun avait provoqué s'était égalé d'un art à l'autre et que le
pas que franchissait l'un pour se dégager se voyait aussitôt emboîté par l'autre qui suivait
de près. Inextricablement ligotés l'un à l'autre, théâtre et roman continuent leur histoire à
l'orée du XXIe siècle en sachant peut-être que leur désunion se trouve à l'intérieur des
revendications encore lourdes d'avenir des deux courants nouveaux, de celles-là mêmes
que les successeurs du Nouveau Théâtre ont trop mollement adoptées.
Était-ce trop attendre du Nouveau Théâtre et du Nouveau Roman qu'ils enrayent à
jamais leurs croisements souvent malsains? Était-ce trop naïf de consentir à la fin d'une
avant-garde en souhaitant du même coup que tout ce qu'elle a soulevé ne meure pas avec
elle? Comment laisser sainement se mêler, cohabiter un théâtre qui sait se montrer
encore audacieux, fertile et familier au risque de la création courageuse et ce même
théâtre qui doit aussi se méfier de ce qu'il invite sur scène, qui doit à tout moment
appréhender le danger de se pervertir, de se dénaturer et de faire ainsi de la scène qu'il
120
croit célébrer un lieu où tout est permis, un lieu qui ne se réserve à plus rien de précis, où
il n'y a plus d'absolu à atteindre puisque tout y est accueilli, tout peut y passer? A-t-on
véritablement gagné à désacraliser la scène à ce point? Cette si franche liberté a-t-elle
fourni au théâtre ses plus profitables possibilités? Peut-on désormais cesser de craindre
que le théâtre se détache sans peine du souci de théâtraliser, peut-on désormais être
assuré que le théâtre a appris à demeurer fidèle et déférent face à sa scène ? Comment se
rendre attentif à ce qui se fait autour sans perdre la voie, sans s'écarter inutilement et
s'oublier? Lorsque le théâtre a réappris et réadmis les notions de recherche et de danger,
de risque, lorsqu'il s'est dévoué à se forger doucement une autonomie qui le rendrait plus
sûr de ce qu'il est et de ce qu'il peut être, il a omis de se préparer à retourner des projets
qui le faisaient dévoyer d'une nouvelle trajectoire qui devait le mener plus près de son
art, qui devait, pour reprendre les mots déjà cités de Craig, « rétablir son Art.» Laisser
un théâtre comme celui de Sarraute se dire sur scène, c'est laisser prétendre que tout peut
être théâtre, c'est berner une auteure en la laissant croire qu'elle est parvenue à saisir ce
qu'il était, c'est profiter sans vergogne de la mollesse d'un art qui ne sait recaler une
œuvre indigne, qui ne sait refuser ses feux de la rampe quand rien n'est susceptible
d'illuminer la scène dans un texte qui n'est pas pièce et qui ne pourra le devenir.
Au XIXe siècle, le théâtre a consenti à accueillir en son espace le réalisme qui se
propageait aisément dans le milieu des arts et qui avait permis au roman de lui ravir sa
position privilégiée dans l'estime française, position que le théâtre occupait depuis déjà
quelques siècles. À l'instar de ce qui permet de passer d'une avant-garde à une autre,
cette intrusion du réalisme sur la scène française s'est solidement fixée en brandissant
121
l'argument qui a toujours su se faire convaincant, soit celui qui jure que tous les écrivains
se sont suffisamment égarés et que le temps est dorénavant venu d'indiquer par où
trouver le vrai. Au fil des siècles, c'est toujours lui que le roman et le théâtre cherchent et
c'est parce que le théâtre nie avoir ses propres moyens pour y parvenir que la
contamination excède l'inoffensive influence, que le succès notable du roman le gène
jusqu'à altérer et étioler le bien-fondé d'un art qui ne sait plus où s'appuyer, ni comment
justifier sa persévérance à demeurer lorsque le roman rôde autour des mêmes
revendications. Des revendications qui se trouvent dans l'ère et qui appartiennent certes
davantage à une époque qu'elles ne sont issues d'un art en particulier, mais pour un
théâtre qui a gardé le souvenir de ses beaux jours, il n'est pas à tout moment facile de se
renouveler sans sentir un roman lui aussi en mal d'une seconde vie, néanmoins populaire
et estimé de la majorité, qui lorgne le vrai en suivant le même sillon.
Or, si on met sur le dos des mots la contamination qui s'éternise entre le roman et
le théâtre, si on met sur le dos des mots de s'être écrits et dits sans avoir tenu compte de
la scène où ils allaient se jouer, nous faudra-t-il maintenant considérer le cinéma comme
la plus récente menace populaire, lui qui peut faire le montage de ce que le théâtre met en
scène ou de ce que le roman propose à l'imaginaire? Un autre art se positionne dans le
cœur des populations en usant des mots. Ce nouvel art qu'on apprécie rapidement aurait
pu inciter les artisans de la scène à craindre une contamination supplémentaire ou
l'extinction progressive de leur art, mais la caméra semble avoir bien plus servi que nui à
l'art fragile que demeurera toujours le théâtre.
122
La caméra peut désormais figer une pièce de théâtre qui ne devait se répéter
qu'une fois, balayant ainsi d'un coup le temps unique de représentation qui participait à
définir la spécificité théâtrale. Jamais une pièce ne peut se rejouer sans être légèrement
modifiée, elle qui se met à chaque représentation à la merci du direct, elle qui se jette sur
scène sans jamais pouvoir être assurée de sa fin, sans jamais pouvoir prédire ce qu'il
adviendra d'elle.
Mais voilà qu'on peut désormais filmer le tout et le présenter un
nombre infini de fois, voilà que les spectateurs ont accès au théâtre sans avoir à s'y
pointer, voilà que la télévision multiplie par un chiffre toujours grandissant le nombre de
sièges qui assisteront à la représentation via leur salon. Parce que la caméra, la télévision
et le cinéma ont changé notre façon de voir le théâtre, ont façonné de nouvelles attentes et
ont laissé notre imaginaire céder son pouvoir et ses droits à une imagerie impérissable, le
théâtre a perdu une part de ce qui le rendait exceptionnel. Il est maintenant admissible et
coutumier qu'on perpétue une pièce en conservant certaines images filmées pour les
archives, pour une Histoire qui a appris à oublier lorsqu'elle est dépourvue de support,
qui a appris à devenir dépendante de ces images immortelles et qui a appris à suivre le fil
en accumulant les pellicules de tous les événements marquants ou susceptibles de servir
de témoignages pour les prochaines générations cultivées à l'image. Le théâtre que l'on
soumet parfois à la caméra en vue d'une diffusion télévisuelle ou pour des fins
archivistiques trahit quelque peu l'idée de spectacle d'un soir, mais aussi, et ce beaucoup
plus souvent, le théâtre demeuré loin des caméras se marginalise, affiche plus facilement
sa spécificité et gagne tous ceux qui recherchent des artistes capables de se lancer devant
public et prêts à jouer avec tous les imprévus pouvant les déstabiliser. Malgré l'immense
123
portée de la caméra, du cinéma et de la télévision, malgré leur impact sur le public,
malgré leur facilité à rassembler et à rejoindre les gens, le théâtre a su tirer partie de cette
nouvelle présence.
Celle-ci n'est plus seulement gênante puisqu'elle rend davantage
nécessaire un art qui ne se livre le plus souvent qu'une seule fois et qu'on risque de ne
pas retrouver à l'écran quelques mois plus tard, le théâtre télédiffusé consistant encore en
une exception. Peut-être a-t-il perdu une part de son public, mais celui qui lui est resté
fidèle et celui qu'il a nouvellement amadoué l'apprécient certainement pour toutes ces
raisons qui font que le théâtre une fois filmé a subi une perte importante, s'est appauvri
d'un je-ne-sais-quoi laissé derrière l'écran qui peut être le sentiment d'assister à un
événement en direct et devant soi ou la tension perceptible de tous les artisans de la scène
qui craignent un imprévu à tout instant possible.
Le théâtre filmé, en montrant un
exemple de ce dont le théâtre est capable, rend plus accessible un art qu'on accuse à tort
de ne l'être point et surtout présente ce que les gens manquent chaque soir en ne se
rendant guère au théâtre à une époque où il est plutôt improbable qu'une grande ville ne
propose aucun théâtre à voir. Cette caméra qui avait prédit la mort des arts éphémères a
rappelé aux gens que le théâtre qui passe ne revient qu'en de rares occasions sur
lesquelles on ne peut, par chance, encore se fier. À mesure que les loisirs possibles se
diversifient et s'accumulent, le théâtre qui, avec la musique, tient lieu de vétéran, se taille
une place moins imposante qu'autrefois, mais néanmoins privilégiée par l'aspect
éphémère qu'il a avantage à entretenir et dont il reprend soudainement conscience, une
conscience accrue par un public toujours plus divisé et vagabond.
124
Quand les gens qui apprécient Shakespeare peuvent voir son théâtre fidèlement
représenté, adapté pour un jeune public ou revu par une troupe expérimentale au théâtre,
quand ils peuvent aussi assister à la projection d'une version cinématographique
d'Hamlet, quand l'œuvre romanesque de Dostoïevski se promène entre la salle de théâtre
et le cinéma, quand le roman devient théâtre, le théâtre devient cinéma et que le cinéma
adapte une œuvre pour la scène, doit-on s'en rendre fier et encourager ce mélange des
genres?
Doit-on s'extasier devant la création de quatre épisodes télévisées qui
reprennent le plus célèbre des romans stendhaliens? Doit-on féliciter un créateur qui fait
d'un roman de Victor Hugo un film qu'il situera un siècle plus tard en se couvrant de
l'argument de la nécessité de proposer un nouveau regard sur un classique? Toutes ces
adaptations, toutes ces transmutations, tout cet interminable champ s'ouvrant aux
relectures en prétextant l'oubli des chefs-d'œuvre, pourtant qualifiés d'inoubliables,
postulent que le matériel romanesque peut devenir théâtral ou cinématographique ou
inversement et qu'une œuvre est toujours appelée à être réécrite par un artisan qui s'en
passionne, même s'il choisit pourtant un langage autre que celui utilisé par l'auteur
original pour travailler cette œuvre devenue matière. Cet artisan pervertit-il l'œuvre qui
quitte son art pour aller vers un autre ou est-ce qu'il la glorifie par le côtoiement de
plusieurs domaines artistiques?
Maintenant que tout semble permis et qu'on évalue
souvent l'estime qu'un artiste mérite à l'étendue de sa polyvalence, à son aisance à passer
d'un art à un autre, maintenant qu'il semble admis au XXl e siècle qu'un artiste trouve à
chercher parmi plusieurs arts différents, peut-on encore parler de contamination?
125
Celle que j'ai lue et que j'ai suivie du XIXe siècle jusqu'au théâtre sarrautien qui
me semblait annoncer une seconde contamination et qui me faisait prophétiser sur une
contamination par laquelle le roman et le théâtre ne pourraient jamais s'affranchir l'un de
l'autre, cette thèse de la contamination m'apparaît désormais, à l'ère des possibilités
quasi infinies des mélanges de genres, indéfendable, voire archaïque. En parcourant les
XIXe et XXe siècles à l'affût de ce que devenait ou tardait à devenir le théâtre, ma thèse
de la contamination a eu le temps de périmer: sitôt que je considère l'effarant mélange
des genres qui caractérise les deux dernières décennies, un problème d'autonomie peut
demeurer, un problème de définition, de langage propre perdurer, mais la notion de
contamination ne s'avère plus utile pour une explication qui tient compte des nouvelles
données: la thèse de la contamination est assurément devenue vieillotte.
Ce n'est pas
que cette contamination se soit résolue, loin de là, comme le théâtre sarrautien des années
1970-80 le démontre, mais cette thèse n'est soudainement plus soutenable quand théâtre,
roman et cinéma s'échangent aisément des œuvres sans se soucier de ce à quoi les auteurs
originaux les destinaient. S'il n'y a plus contamination, il y a désormais une confusion
découlant d'un mélange des genres qui oscille toujours, selon les projets, entre un
mélange réussi qui a osé risquer une adaptation franche et un mauvais placage où on a
choisi un art sans le servir. Lorsqu'il n'y a plus théâtre, ni roman, ni cinéma, lorsqu'il
n'y a plus rien de reconnaissable, rien de visiblement nouveau, la confusion l'a emporté
sur l'exploration d'un nouveau langage.
Mettre en film une pièce de théâtre sert
assurément mieux le cinéma que le théâtre même s'il est rare de voir l'œuvre
cinématographique qui en découle célébrer habilement le septième art avec une réelle
126
inventivité.
L'œuvre qui avait été créée pour être théâtre, roman ou cinéma se voit
réduite à sa plus simple expression et devient essentiellement matière, laissant ainsi place
à tous les travestissements et récupérations imaginables par un artisan qui peut muter Les
Misérables au cinéma ou Crime et châtiment au théâtre. Si le XXI e siècle se montre si
enclin à encourager le mélange des genres et à favoriser une véritable tendance à quérir
une matière première pour une œuvre nouvelle dans le déjà-vu et le déjà-fait, est-ce à dire
que la création a du mal à prendre place, est-ce à dire que les courants avant-gardistes du
théâtre, du roman et du cinéma (qui a lui aussi connu une période d'innovation avec le
cinéma de la Nouvelle Vague 152) ont gêné les successeurs, ont paralysé les jeunes auteurs
qui ne trouvèrent plus rien à ajouter, ont traqué toute une génération d'artistes par des
revendications trop asphyxiantes? L'avant-garde devait préparer un nouveau théâtre, un
nouveau roman et un nouveau cinéma et nous nous trouvons toujours dans cette attente,
dans cette attente d'une nouvelle voie commune vers où s'écrira un langage qui aura
trouvé une manière de dire plus prometteuse pour rendre le vrai, dont on ne se lassera
jamais, plus abordable. La littérature a bien vécu ce que Ionesco avait si bellement prédit
dans Notes et contre-notes: «À chaque fois, c'est la même chose: les poètes secouent
les gens qui dorment pendant que la maison brûle et les engourdis les engueulent, mal
réveillés de leur sommeiI
153
.» Le lectorat, les critiques, la littérature elle-même ont bien
été secoués alors que celle-ci périssait, tous ont crié d'étonnement et quelques-uns de
152 Le cinéma de la Nouvelle Vague est un mouvement cinématographique français né
dans les années 1950 qui était soucieux de travailler en dehors des codes établis et qui
revendiquait une grande liberté, notamment dans le traitement de l'histoire, la
simplification des techniques de tournage et le rajeunissement des interprètes. Ses
principaux représentants sont Truffaut, Chabrol, Godard, Rivette et Rohmer.
127
mécontentement face aux chamboulements prescrits et entrepris, maiS bien que le
sommeil n'ait repris personne et que tous aient entendu les requêtes des poètes, le théâtre
et le roman n'arrivent plus à se remettre en action, ne parviennent guère à alimenter leur
art ; les poètes écrivent, mais se taisent tout à la fois, l'élan a perdu le souffle puisque
chacun cherche à tâtons, oubliant à nouveau ce qu'est le théâtre, ce que sont le roman et
le cinéma à une époque où l'on baigne et replonge les œuvres connues dans l'une ou
l'autre sphère artistique. Avec la venue de la caméra et du cinéma, la contamination a
glissé vers une confusion où s'éternisent des troubles de langage, d'autonomie et de
définition mal guéris, banalisés ou carrément ignorés qui reviendront sempiternellement
se montrer sur scène ou se révéler à l'intérieur des pages d'un roman chaque fois qu'un
dramaturge ou un romancier cherchera son art à même l'œuvre qu'il crée. Sans doute
sommes-nous à l'intérieur du creux d'une vague qui se prépare silencieusement, mais
rien n'est encore annoncé.
Peut-être des poètes nous parlent-ils sans que nous les
entendions encore, c'est ce qui me semble le plus souhaitable pour réchapper deux arts de
la dérive où ils écrivent leur histoire.
153
Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, p. 339.
128
Bibliographie sélective
Sources primaires:
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