La morale et la culture dans la tragédie classique

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La morale et la culture dans la tragédie classique
La morale et la culture dans la tragédie classique
Tomoki TOMOTANI
Depuis Platon ennemi de toutes les activités mimétiques, jusqu’aux théoriciens de théâtre du
XVII e siècle français, en passant par les Pères de l’Église quasi généralement hostiles aux
représentations théâtrales, il est un accord unanime que nul n’a contesté: le théâtre est par essence un
art de l’illusion fondée sur la vraisemblance. Si cette définition sert de principe imbattable pour les
adversaires — religieux ou philosophes — du théâtre, ses défenseurs, eux, tentent de démontrer que
présenter un simulacre au public n’est pas si nocif qu’on le croit, et même, qu’il y a une certaine
utilité morale dans cette tromperie : le théâtre corrigera ou tempèrera les vices des hommes, en
exprimant, par le truchement du vraisemblable, une vision idéale et ordonnée des choses humaines,
que ne saisirait pas forcément une simple description historiographique. On peut voir là un problème,
sinon aporétique, au moins paradoxal, de la vraisemblance théâtrale. D’une part, peu soucieuse du
vrai lui-même, elle n’en est qu’une semblance se conformant à l’opinion du public (la doxa); d’autre
part, elle se veut être un projet philosophique de nous révéler le général ou l’universel de la vie
humaine (1). Mais ce statut ambigu de la vraisemblance — le faux qui a l’air d’être porteur de vérité —
ne provient-il pas en fait d’une autre ambiguïté fondamentale, celle qui se trouve dans la doxa ellemême, référence absolue de la vraisemblance ?
On dit que la vraisemblance se fonde sur l’opinion commune, sur l’idée que le public se fait
du monde et de l’homme ; mais on s’apercevrait qu’en fait, il n’y a rien de plus équivoque que cette
opinion publique; il suffirait de penser à ses synonymes comme la masse, la multitude ou le vulgaire
qui semblent être associés plus ou moins à l’idée d’hétérogénéité, et même à celle d’inauthenticité. En
effet, si on admet que l’opinion publique se définit comme « une idéologie, c’est-à-dire un corps de
maximes et de préjugés qui constitue tout à la fois une vision du monde et un système de valeurs (2) »,
il n’est rien d’étonnant à ce que la doxa, qui flotte entre le savoir et l’ignorance (Platon, République,
478 c), soit mise en doute, controversée et contredite par un argument para-doxal invalidant sa
pertinence. La doxa se révèle ainsi un ensemble d’idées fragiles, ou pour parler comme G. Declercq,
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« labiles (3) ».
Mais à l’âge classique, créer une œuvre conformément à la doxa était d’une nécessité
évidente. Selon l’abbé d’Aubignac, la vraisemblance, ce « fondement de toutes les Pieces du
Theatre », est « l’essence du Poëme Dramatique, et sans laquelle il ne se peut rien faire ni rien dire de
raisonnable sur la Scéne. » La poésie ne suit donc pas la vérité elle-même, « mais l’opinion et le
sentiment ordinaire des hommes.(4)» Et le père Rapin, qui reprend d’ailleurs beaucoup de points de
vue de d’Aubignac, ne dit pas autre chose : « Le vray-semblable est tout ce qui est conforme à
l’opinion du public.(5)»
Il nous semble pourtant nécessaire d’envisager cette conformité de l’œuvre à l’opinion sur
ces deux plans : 1) conformité sur le plan moral et 2) conformité sur le plan culturel. Au moment de
la querelle du Cid par exemple, si Chapelain, emboîtant le pas à Scudéry, accuse Chimène de ne pas
poursuivre sans relâche le meurtrier de son père, et de consentir à épouser Rodrigue le jour même de
ce crime, le critique juge l’héroïne selon une exigence éthique de son temps (une fille vertueuse doit
penser à sauvegarder son honneur)
(6)
. Par contre, quand Chapelain, après avoir proposé trois
dénouements envisageables et plus raisonnables du sujet du Cid, dit qu’ils sont tous en réalité
inemployables parce que ce sujet « était trop connu [par tout le monde] pour l’altérer en un point si
essentiel [c’est-à-dire au dénouement] (7)», le docte prend en considération la connaissance culturelle
du public : la fin du Cid est déjà si bien entrée dans la mémoire du public qu’il n’en recevrait aucune
variante falsifiée (donc il fallait abandonner un tel sujet).
Dans cette perspective, la vraisemblable d’une œuvre théâtrale se mesurera par sa
conformité à la doxa éthique (moral, édifiant, exemplaire / immoral, scandaleux, dangereux), et à la
doxa culturelle (connu, historique, traditionnel / inconnu, inventé, inouï). La présente étude va donc
tenter d’analyser cette intrication de la morale et la culture dans la tragédie classique, en s’arrêtant
aux ouvrages théoriques importants, entre autres, ceux de Corneille et de d’Aubignac, pour aboutir
finalement à Britannicus de Racine, qui, représentant le personnage le plus noir de l’histoire romaine,
fait ressortir nettement le problème de l’immoralité dans un sujet historique. Au préalable, posons ici
les quatre configurations possibles : 1) le connu moral, 2) le connu immoral, 3) l’inconnu moral, 4)
l’inconnu immoral.
I. La doxa éthique
Disons d’emblée que ce qui nous paraît le plus problématique, c’est le cas 2). Le cas 1) est la
vraisemblance idéale convenant à l’opinion publique des deux côtés. Le cas 4) constitue au contraire
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une infraction si manifeste que les poètes tragiques n’osent pas s’y risquer (8). Et pour le cas 3), c’était
pour ainsi dire une case vide pour la tragédie, parce qu’à cette époque, la création d’une œuvre
tragique était avant tout imitation des Anciens. Nous allons donc examiner le cas 2) : ce qui est connu
et immoral. On saisit tout de suite que le problème du cas 2) tient à sa non-conformité morale qui
blesse « le sentiment ordinaire des hommes ». Mais on conçoit aussi aisément que pour le genre
tragique, une entière adéquation morale soit difficilement réalisable eu égard à son essence même,
puisque selon la doctrine aristotélicienne la tragédie doit être à la fois vraisemblable et scandaleuse
(« le surgissement de violences au cœur des alliances — comme un meurtre ou un autre acte de ce
genre accompli ou projeté par le frère contre le frère, par le fils contre le père, par la mère contre le
fils ou le fils contre la mère —, voilà ce qu’il faut chercher
(9)
»). Dans la tragi-comédie du Cid (qui
devient plus tard une « tragédie »), on trouve la recherche d’une telle situation qui va à l’encontre de
la morale reçue : tuer le père de celle qu’on aime (Rodrigue), ou aimer celui qui a tué son père
(Chimère). Et il va sans dire que la force émotive du sujet du Cid provenait justement de cette
contradictoirité morale mise en place par le poète
(10)
(et on sait bien d’ailleurs la prédilection
cornélienne pour un sujet extraordinaire (11)).
Mais le même Aristote y avait déjà donné une solution. Sa réflexion éthologique établissait
en effet que le héros de tragédie, aussi faillible fût-il, ne devait pas être tout méchant, et même, de
préférence, qu’il serait « meilleur plutôt que pire » (éd. cit., 1453 a 17). Ainsi donc, quand la tragédie
présente un événement apparemment immoral et inadmissible — et qui, par là, frappe le spectateur
—, en règle générale, ses personnages ne sont pas d’une méchanceté absolue, toute nue ; le choc
d’une action scandaleuse sera ainsi mitigé par une circonstance atténuante et, le crime est motivé par
une certaine raison compréhensible, qui se présente le plus souvent sous forme de contrainte. On se
rappellera qu’Oreste, dans Les Choéphores d’Eschyle, a tué sa mère sous la contrainte d’Apollon
exigeant la vengeance d’Agamemnon et que dans l’Hippolyte d’Euripide la responsabilité de Cypris
dans les désastres des protagonistes a été clairement confirmée par Artémis ex machina. (D’ailleurs,
au XVIIe siècle, on reconnaissait largement que ce type de contraintes visiblement transcendantes
n’était plus de mise (12)).
Dans le théâtre classique donc, la justification d’un acte criminel ou d’une cause
apparemment mauvaise n’est possible que dans la mesure où elle convainc le public par un argument
doxal. Voyons le cas du Cid. Si, malgré sa vertu et sa gloire, Chimène continue d’aimer Rodrigue,
elle a une circonstance atténuante : elle est sous la contrainte de son amour irrépressible qui n’avait
d’ailleurs, avant le meurtre, rien de honteux. Quant à Rodrigue, il tue le père de Chimène, parce que
dans le monde où il vit l’honneur doit être absolument sauvé. Leurs actes sont a priori contre la doxa
éthique, mais leurs excuses se trouvent également dans la doxa. Il faut donc dire que l’ambiguïté de la
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vraisemblance morale de ces personnages provient en fait d’une extrême souplesse de la doxa éthique
elle-même : ce « corps de maximes et de préjugés » peut juger un acte diversement. Et c’est ce que
l’auteur des Sentiments de l’Académie lui-même a clairement formulé :
Ce n’est pas néanmoins que nous entendions condamner Chimène de ce qu’elle aime le meurtrier
de son père, puisque son engagement avec Rodrigue avait précédé la mort du comte et qu’il n’est
pas en la puissance d’une personne de cesser d’aimer quand il lui plaît. Nous la blâmons
seulement de ce que son amour prévaut sur son devoir et qu’en même temps qu’elle poursuit
Rodrigue elle fait des vœux en sa faveur (éd. cit., p. 171-172 ; nous soulignons).
Chapelain prononce ici une maxime générale — pour tout le monde, l’amour est incontrôlable —, au
risque de ruiner tout le procès intenté contre l’héroïne. Englobé dans cette généralité, le
comportement de Chimène ne serait plus perçu comme un cas singulier ou exceptionnel ; il ne
s’agirait plus simplement de ce qui peut avoir lieu (un fait particulier et accidentel qui est dans le
domaine du réel, de l’historiographie), mais de ce qui arrive généralement à tous les hommes (c’està-dire l’universel, objectif de la poésie représentative). On voit bien par là que la condamnation a été
menée assez maladroitement ; s’il est vrai que pour tous l’amour puisse être plus fort que la volonté,
comment se fait-il que la volonté de la jeune héroïne triomphe de son amour ? Bref, après avoir
évoqué la coexistence naturelle des deux lignes de conduite antinomiques (« Aussi n’est-ce pas le
combat de ces deux mouvements que nous désapprouvons. » éd. cit., p. 172), l’académicien rejette
aussitôt ce double bind, et finit par imposer son impératif catégorique (« [l’amour] raisonnablement
devait succomber. » ibid., p. 172).
On doit donc retenir ceci : la condamnation de Chimène par Chapelain nous montre que le
jugement porté sur la doxalité éthique d’une œuvre fictive est fortement controversable, car, somme
toute, la doxa, cet ensemble de généralités assez vagues, accepte facilement deux assertions
contradictoires ; en l’occurrence, la thèse de Chapelain « le devoir d’une jeune fille consiste à
réprimer sa passion » sera controversée par une autre thèse « l’amour d’une jeune fille peut
l’emporter sur son devoir » qu’il a lui-même lancée et qui semble avoir parfaitement convaincu le
public parisien, si l’on suit Boileau : « En vain, contre le Cid un ministre se ligue ; Tout Paris pour
Chimène a les yeux de Rodrigue » (Satires, IX, v. 231-232). En fait, si l’extraordinaire du Cid a pu
fonctionner à plein, c’est parce qu’il était l’association contradictoire des deux valeurs également
doxales. (Et c’est ainsi que l’on pourra indéfiniment discuter sur la morale de Chimène).
Toujours est-il que chérir le meurtrier de son père a semblé (ou, semble encore) choquant.
De surcroît, même si le thème de la toute-puissance de l’amour est doxal (conforme à l’opinion
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publique) et conquiert ainsi la bienveillance du public (Boileau disait : « De cette passion
[amoureuse] la sensible peinture Est pour aller au cœur la route la plus seure. » Art poétique, III, v.
95-96), cette espèce de justification de la faiblesse humaine n’en paraîtrait pas moins suspecte, en
suggérant une certaine complaisance envers les blandices des sens, et au-delà, un amoralisme
sophistique (13). Ainsi, pour se défendre, Corneille insistera-t-il partout sur la « vertu » de Chimène qui
combat son amour. Et comme on le sait, l’œuvre cornélienne préférera désormais les héroïnes qui
sont indéfectiblement attachées à leur statut glorieux et qui, toujours dignes d’elles-mêmes, refusent
toutes sortes de réprimandes. Mais Corneille ne pourrait jamais être tranquille en ce qui concerne la
conformité de ses personnages à la doxa éthique qui est trop flexible. Écoutons La Mesnardière qui a
défini les « qualités ordinaires » des femmes en ces termes : « Les Femmes sont dissimulées, douces,
foibles, delicates, modestes, pudiques, courtoises, sublimes en leurs pensées, soudaines en leurs
desirs, violentes dans leurs passions, soupçonneuses dans leurs ioyes, ialouses jusqu’à la fureur,
passionnées pour leur beauté, amoureuse de leurs visions, des loüanges, & de la gloire, orgueilleuses
dans leur empire, susceptibles d’impressions, desireuses de nouveautez, impatientes & volages
(14)
».
Et La Mesnardière poursuit que le poète peut négliger ces qualités ordinaires pour un cas particulier ;
par exemple, s’il veut faire une pièce fondée sur la « prudence d’vne femme », il est permis de laisser
« en arriere les foiblesses ordinaires de ce Sexe » (p. 125). C’est avouer que la norme théâtrale des
femmes est en fin de compte indéfinissable.
II. La doxa culturelle
Les défenseurs du Cid avait en fait un autre argument qui devait trancher la question. C’est
la véracité de cette histoire connue. Et c’est ce que Corneille nommait « l’autorité de l’histoire qui
persuade avec empire » ou « la préoccupation [idée préconçue] de l’opinion commune » (15). Mais en
1660, Corneille écrit dans l’Examen du Cid qu’il a tâché, autant qu’il pouvait, d’« accorder la
bienséance du Théâtre avec la vérité de l’événement » (O. C., t. I, 702). Autrement dit, la morale
n’autorise plus le vrai scandaleux. Notre cas 2) — ce qui est connu et immoral — était ainsi forcé de
subir un traitement moral de ses données initiales.
Sur ce point, d’Aubignac était sans doute le théoricien le plus hardi de l’époque : « je tiens
pour moy qu’il [le poète] peut le faire [le changement] non seulement aux circonstances, mais encore
en la principale action, pourvu qu’il fasse un beau Poëme [...] Je ne croy pas mesme qu’aucune
Histoire ait été traittée par les Tragiques sans quelque notable alteration. » (La Pratique du théâtre,
p.68 et 69). Si Chapelain a exprimé, d’un ton quelque peu autoritaire, sa méfiance à l’égard du vrai
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immoral
, d’Aubignac, soucieux d’établir la rationalité des règles
(16)
, soutient que les faits relatés
(17)
dans les sources sont à écarter, non seulement parce qu’ils sont tres souvent contre la morale — les
cruautés néroniennes dans Tacite ou Suétone, par exemple —, mais aussi parce que, rationnellement,
leur authenticité peut être mise en doute : « Sophocle dans l’Œdipe fait que Jocaste s’étrangle ellemesme, et Euripide [dans Les Phéniciennes] la fait vivre jusqu’au combat d’Étéocle et de Polinice, et
mourir de sa propre main par un coup de poignard sur les corps de ses Enfans. Seneque dans son
Œdipe fait que Jocaste se tuë lors de l’aveuglement d’Œdipe : et luy-mesme dans sa Thebaïde la fait
revivre lors du combat de ses Enfans. » D’où, poursuit le docte, les sources ne sont que ce « grand
desordre qu’il y a dans l’Histoire et dans la Chronologie de ce vieux temps, que Varron appelle
fabuleux » (La Pratique du théâtre, p. 70). Finalement une telle radicale mise en cause tendait à
transformer systématiquement un sujet connu immoral (notre cas 2) en un sujet inconnu moral (cas
3). De même, La Mesnardière, tout en formulant que les « Mœurs veritables des Héros historiques
sont tres-necessaires dans la Tragédie
(18)
», finit par rejoindre d’Aubignac. Après cette phrase, il
entame une censure de l’Ulysse de Sophocle tremblant devant Ajax ; selon le critique, Sophocle n’a
pas rendu le véritable Ulysse, « l’Original » qui se trouve dans Homère (p. 118). Alors n’y a-t-il qu’à
se référer à Homère pour y puiser les héros véritables ? Nullement. Un peu plus loin, c’est Homère
qui va être blâmé au nom de la bienséance : son Achille est « un héros si insolent et si fier que
d’outrager de cent injures un prince [Agamemnon] qui le recherche » (p. 242). Ainsi le « Père de la
Poésie » même n’offre pas de modèle satisfaisant, car l’original — cet Achille insolent dans Homère
— est défectueux
. Où sont donc « les mœurs véritables » ? Les sources elles-mêmes pouvant être
(19)
aussi douteuses, divergentes et hétéroclites, comment peut-on parler de la véracité des personnages
traditionnels ? et a fortiori, comment l’opinion commune peut-elle se former solidement sur tel ou tel
caractère
(20)
? Mais il ne faut pas penser que ce que nous avons rapporté ici n’est que des
élucubrations des doctes. Dans la nouvelle préface d’Andromaque, Racine relève le même désordre
du vieux temps :
Combien Euripide a-t-il été plus hardi dans sa Tragédie d’Hélène ? Il y choque ouvertement
la créance commune de toute la Grèce. Il suppose qu’Hélène n’a jamais mis le pied dans Troie,
et qu’après l’embrasement de cette Ville, Ménélas trouve sa Femme en Égypte, dont elle n’était
point partie. Tout cela fondé sur une opinion qui n’était reçue que parmi les Égyptiens, comme
on le peut voir dans Hérodote (21).
Cependant il était entendu, théoriquement, que le poète ne pouvait pas opérer, au nom de la
bienséance morale, une modification complète du sujet historique ou mythologique, de nature à le
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rendre méconnaissable et à choquer par là la connaissance culturelle du public (22). « Sans doute, disait
Aristote, n’est-il pas loisible de défaire les histoires traditionnelles — disons, par exemple,
Clytemnestre mourant de la main d’Oreste, ou Ériphyle de la main d’Alcméon » (Poétique, chap. 14,
1453 b 22-24). On peut changer les circonstances du sujet, mais on ne peut déformer son schéma
général qui est célèbre (« l’effet [l’événement] qu’il [le public] sait véritable », selon Corneille
(23)
).
Ainsi donc, pour utiliser les termes de La Mesnardière (très judicieux ici), « la gloire du Poëte »
réside dans « l’ordre, l’agencement & la conduite » du sujet qu’il a choisi (La Poëtique, p. 17), c’està-dire dans sa propre disposition dramatique — travail de refaçonnement personnel de diverses
circonstances historiques et mythologiques — laquelle, pourtant, ne trahit pas l’armature du sujet (et
surtout le dénouement). Et c’est dans ce sens que Racine a compris le « désordre » qui règne dans les
sources :
Je ne crois pas que j’eusse bien besoin de cet exemple d’Euripide pour justifier le peu de
liberté que j’ai prise [dans Andromaque]. Car il y a bien de la différence entre détruire le
principal fondement d’une Fable et en altérer quelques incidents, qui changent presque de face
dans toutes les mains qui les traitent. Ainsi Achille selon la plupart des Poètes ne peut être blessé
qu’au talon, quoiqu’Homère le fasse blesser au bras et ne le croie invulnérable en aucune partie
de son corps. Ainsi Sophocle fait mourir Jocaste aussitôt après la reconnaissance d’Œdipe, tout
au contraire d’Euripide qui la fait vivre jusqu’au combat et à la mort de ses deux Fils. Et c’est à
propos de quelque contrariété [contradiction] de cette nature, qu’un Ancien Commentateur de
Sophocle remarque fort bien ; Qu’il ne faut point s’amuser à chicaner les Poètes pour quelques
changements qu’ils ont pu faire dans la Fable, mais qu’il faut s’attacher à considérer l’excellent
usage qu’ils ont fait de ces changements, et la manière ingénieuse dont ils ont su accommoder la
Fable à leur sujet. (O. C., t. I, p. 298).
Il ne met donc pas en cause l’autorité de la tradition : le poète doit garder le schéma d’une histoire
(muthos) connue. Quant à la contradiction des Anciens (Sophocle et Euripide) qui a été déjà
remarquée par d’Aubignac, Racine, sans l’élucider, se contente de la constater. En somme, pour lui,
ce n’est qu’une question secondaire — d’où l’inutilité d’une chicanerie mesquine —, car ce qui
compte le plus, c’est l’« usage » des données. Nous allons donc voir dans son Britannicus la
« manière » de Racine qui se soucie moins de la fidélité à la fable que de l’accommodation des
histoires traditionnelles à sa propre œuvre. Mais pour ne pas quitter notre propos — le problème de
l’immoralité dans un sujet connu —, voyons surtout comment il a accommodé ce sujet historique
scandaleux à la doxa.
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III. La modification des circonstances dans Britannicus
Dans Britannicus, Racine n’a pas apparemment corrompu l’histoire tacitéenne : Néron fera
empoisonner son frère Britannicus parfaitement innocent, voilà le « principal fondement » qu’on ne
peut pas détruire sans perdre la crédibilité même de la pièce. Mais le reste, c’est-à-dire les
circonstances ou les détails qui étoffent l’action principale, a été manipulé, et ce, surtout sur ces trois
points : l’amour de Néron pour Junie (et non pour une affranchie), la machination de Narcisse et le
désespoir du tyran au dénouement.
Comme nous l’avons vu au sujet de la doxa éthique, introduire le thème de l’invincible
amour (« Narcisse c’en est fait. Néron est amoureux. [...] Depuis un moment, mais pour toute ma vie,
J’aime (que dis-je aimer ?) j’idolâtre Junie. » Britannicus, v. 382-384), c’était un moyen avéré
d’attirer la compréhension (sinon l’entière approbation) du public sur celui qui aime. Mais nous avons
constaté aussi que la justification d’un mal par le seul amour peut paraître trop permissive. Ainsi
donc, si le crime de Néron était seulement passionnel, sa plaidoirie ne tiendrait pas longtemps. Or on
sait que ce crime a été secondé par Narcisse, « cette Peste de Cour » (la seconde préface, O. C., t. I, p.
444). À l’acte IV scène 4, moment crucial de la pièce, où l’assassinat de Britannicus se décide,
Narcisse déploie tout son talent rhétorique qui culmine dans cette magnifique hypotypose :
Narcisse
[...]
Quoi donc ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?
Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’Empire.
Il ne dit, il ne fait, que ce qu’on lui prescrit,
Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
À disputer des prix indignes de ses mains,
À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
À réciter des chants, qu’il veut qu’on idolâtre,
Tandis que des Soldats de moments en moments
Vont arracher pour lui les Applaudissements.
Ah ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?
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Néron
Viens, Narcisse. Allons voir ce que nous devons faire.
(v. 1461-1480).
La maïeutique de Narcisse consiste à faire croire (et voir) à Néron qu’il sera toujours humiliée et
ridiculisé par tous les Romains s’il ne réagit pas. Et il s’avère que Narcisse a usé d’une parole très
efficace : Néron est convaincu. Mais l’habileté dramatique de Racine consiste surtout dans son
utilisation de la fama de Néron. Cette image vaniteuse de l’empereur étalée par Narcisse est tirée
directement de Tacite, et partant, conforme à la doxa historique. Ainsi, si le spectateur sait que le
Néron historique avait cette vanité, il comprend bien que le discours de Narcisse blesse l’empereur
par sa vérité. Provoqué de la sorte, Néron se décidera de commettre le crime (24).
Ensuite on doit constater que le temps de parole de Néron, dans cette scène ainsi que dans la
scène précédente avec Burrhus, est largement dominé par celui de leurs confidents. Que la parole
morale de Burrhus se révèle vaine et celle de Narcisse efficace est une évidence. L’important, c’est
que, chaque fois, la prise de décision paraît influencée, et que chaque fois, s’accuse la passivité de
Néron devant la toute-puissance de la rhétorique
. Et pourtant, il faut dire que la moralité de ces
(25)
deux scènes est entièrement sauve ; d’un côté, quand la persuasion de Burrhus a une fois réussi
auprès de l’empereur, aux yeux du spectateur, son art oratoire ne peut paraître (à ce moment-là, au
moins) qu’admirable ; de l’autre, l’argumentation spécieuse de Narcisse — qui ne convaincra
personne, sauf Néron, de la nécessité du crime — ne montre au public que la puissance inquiétante de
la sophistique qui détruit le bon usage de la parole. Et, de surcroît, il y a l’image morale de l’orateur
(ethos) : Narcisse est le type même du mauvais conseiller (il disait dans un monologue : « Suivons
jusques au bout ses ordres favorables [de la Fortune], Et pour nous rendre heureux, perdons les
misérables. » v. 759-760 (26)). Le rapport entre Néron et Narcisse — le maître et son confident pervers
qui le détourne du droit chemin — est ainsi parfaitement intelligible pour le spectateur grâce à la doxa
théâtrale.
Force nous est donc de constater que la motivation du fratricide ne se fait pas seulement par
la tare héréditaire de Néron, sa passion amoureuse, sa libido dominandi, mentionnées çà et là au cours
de la pièce, mais aussi par une sorte de psychagogie (entraînement des âmes) terrible de Narcisse dont
la violence et l’injustice sont évidentes aux yeux du spectateur. Du coup, à notre sens, cette
expression de Boursault (« Néron cruel sans malice » O. C., t. I, p. 440) est à prendre très au sérieux.
Certes après la mort de Britannicus, Néron se présente comme « un Tyran dans le crime endurci dès
l’enfance » (v. 1732). Le monstre le plus célèbre est né. Mais à y regarder de près, ce que ressent
Burrhus devant cette naissance, ce n’est ni la terreur ni la crainte, mais bien la « douleur » (v. 1729).
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(Et peut-être même la pitié, car, selon lui, dans cette action tragique, il faut « Pleurer Britannicus,
César et tout l’État. » v. 1653 ; nous soulignons). Il ne craint pas sa mort (« Loin de vouloir éviter sa
colère La plus soudaine mort me sera la plus chère. » v. 1735-1736), mais il se « désespère » (v.
1727) de l’impassibilité avec laquelle l’empereur a commis le fratricide. Et vient, dans la scène
dernière, la description de la fureur suicidaire de l’assassin qui a perdu Junie entrant chez les vestales.
Là non plus ce n’est pas la terreur qui domine, mais c’est son « désespoir », sa « douleur » (v. 1780 et
1782). Car, à supposer que l’on puisse ressentir une certaine frisson pour les crimes néroniens à venir,
à l’intérieur du drame, ils ne sont que virtuels (donc fonctionneraient poétiquement). Par contre, le
récit d’Albine, c’est ce qui nous est donné comme la dernière action dramatique de la pièce. Toute la
force imageante de ce discours (evidentia) vivifie ce qui vient de se passer (la retraite de Junie, la
lapidation de Narcisse), et présentifie l’ultime étape de la tragédie : le désespoir de Néron. Et il serait
aussi intéressant de voir la modalité de cette fureur : le « silence farouche » de César (v. 1775) (27). Le
contraste est d’ailleurs frappant entre le Néron de Tristan L’Hermite et celui de Racine ; si le premier
a solennellement assumé son image historique terrifiant (« Tu [le ciel] prépares pour moi quelque
éclat de tonnerre, Mais avant, je perdrai la moitié de la Terre. » La Mort de Sénèque, v. 1867-1868),
le dernier est quasiment muet, et tout ce qu’il sait dire, c’est « Le seul nom de Junie » (v. 1776).
Récapitulons. À ce que les documents historiques lui auraient initialement procuré — un
sujet connu et immoral —, Racine a mis, d’abord, l’amour de Néron qui est un trait humanisant la
dimension politique de la tragédie. Ensuite la contrainte de la parole efficace de Narcisse sur
l’empereur. Et finalement le silence désespéré, qui est censé au XVIIe siècle infiniment plus éloquent
que tous les discours. De la sorte, l’immoralité de l’histoire néronienne a été visiblement nuancée
(28)
par rapport à celle sans nuances de Tristan. Certainement, l’action principale (ce qui est connu) a été
gardée. Pourtant, après tant de circonstances modifiées sur le plan moral, le Néron de Racine est-il en
conformité avec la doxa culturelle de son temps ? Si l’on en croit à la préface, le public était d’accord
sur un seul point : le tyran ne ressemblait en rien à son modèle ; on ne l’a pas reconnu. Ce qui
implique que le fratricide historique dûment réalisé sur scène ne suffisait pourtant pas pour attester la
monstruosité de Néron. N’est-ce pas là enfin « l’excellent usage » que Racine a fait de ses
changements de la fable ? Le Néron racinien, flottant entre le moral et l’immoral, est un personnage
totalement inconnu. Ce que le poète a présenté au public, c’était finalement un portrait para-doxal du
Néron historique.
En guise de conclusion, nous évoquons ici une nouvelle piste qui semble se dessiner après
cette étude. Nous croyons apercevoir un projet secrètement sophistique du théâtre de Racine. Si la
rhétorique sophistique d’un Gorgias se caractérise essentiellement par son « défi de pouvoir modifier
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la qualification et l’appréciation d’un sujet traditionnel
(29)
», une telle démarche créatrice
s’appliquerait pleinement à l’élaboration du Néron racinien. Ou peut-être, il serait plus juste d’appeler
cela un projet proprement euripidéen, non seulement parce que le théâtre d’Euripide, lu et relu par
Racine, exploitait à sa manière la sophistique
(30)
, mais aussi parce que devenir l’unique héritier
d’Euripide, c’était sans doute ne pas craindre, comme lui, de « choquer ouvertement la créance
commune » de toute la France. Imiter Euripide, c’était imiter la « manière » d’Euripide. Citons une
anecdote littéraire, remarquée aussi par E. Vinaver, en espérant qu’elle illustrerait un peu notre
propos.
J’ai ouï raconter par Madame de la Fayette, dit l’abbé de Saint-Pierre, que, dans une
conversation, Racine soutint qu’un bon Poète pouvoit faire excuser les plus grands crimes, &
même inspirer de la compassion pour les criminels. Il ajouta qu’il ne falloit que de la fécondité,
de la délicatesse, de la justesse d’esprit, pour diminuer tellement l’horreur des crimes de Médée
ou de Phédre, qu’on les rendroit aimables aux Spectateurs, au point de leur inspirer de la pitié
pour leurs malheurs. Comme les assistans lui nierent que cela fût possible, & qu’on voulut même
le tourner en ridicule, sur une opinion si extraordinaire, le dépit qu’il en eut, le fit résoudre à
entreprendre la Tragédie de Phedre, où il réussit si bien à faire plaindre ses malheurs, que le
Spectateur a plus de pitié de la criminelle belle-mere, que du vertueux Hippolite (31).
L’imitation-émulation des poètes de l’Antiquité, c’était somme toute un défi lancé à leurs œuvres,
desquelles le poète doit faire un hardi « usage ».
(Cet article a été réalisé grâce à la subvention accordée par le ministère de l’éducation nationale).
Notes
(1) « [...] la poésie est plus philosophique et plus noble que la chronique : la poésie traite plutôt du général, la
chronique du particulier. » Aristote, Poétique, chap. 9, 1451 b 5-7, éd. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Seuil, 1980, p.
65.
(2) G. Genette, « Vraisemblance et motivation », Figures II, Seuil, 1969 ; rééd. coll. Points, 1979, p. 73. Quant à la
conception ontologique du public au XVIIe siècle et à sa composition sociologique (l’État, la Cour, les ignorants,
les doctes, etc.), nous renvoyons aux travaux d’H. Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Les
Belles Lettres, 1994, et de P. Pasquier, La Mimèsis dans l’esthétique théâtrale, Klincksieck, 1995, p. 51.
(3) Cf. G. Declercq, « Une voix doxale : l’opinion publique dans les tragédies de Racine », XVIIe siècle, n。 182,
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Janvier-Mars 1994, p. 105-120.
(4) D’Aubignac, La Pratique du théâtre, Slatkine Reprints, 1996, p. 76. On y lira un peu partout ce primat absolu de
la vraisemblance : « il se faut toûjours souvenir que la Vray-semblance est la premiere et la fondamentale de
toutes les regles » (p. 232) ; « En un mot par tout il faut se laisser conduire à la Vray-semblance comme à la seule
lumiere du Théâtre. » (p. 253).
(5) Rapin, Réflexions sur la Poétique de ce temps et sur les ouvrages des Poètes anciens et modernes, éd. E. T.
Dubois, Droz, 1970, p. 39.
(6) « Quelque violence que lui [à Chimène] pût faire sa passion [pour Rodrigue], il est clair qu’elle ne se devait
point relâcher dans la vengeance de la mort du comte, et bien moins se résoudre à épouser celui qui l’avait fait
mourir. En ceci ses mœurs, si on ne les peut appeler méchantes, se doivent au moins avouer scandaleuses, et
l’ouvrage qui les contient par elles est notablement défectueux, s’écartant du but de la poésie qui veut être utile ;
non pas que cette utilité ne se pût produire par des mœurs scandaleuses, mais pour ce qu’elle ne se peut produire
par elles sinon lorsqu’elles trouvent leur punition à la fin, et non pas lorsqu’elles sont récompensées comme elles
le sont en cet ouvrage. » Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française touchant les observations faites sur
la tragi-comédie du Cid, éd. A. C. Hunter, Droz, 1936, p. 171.
(7) Ibid., p. 165. Les trois dénouements sont : 1) on découvre que le comte n’était pas le vrai père de Chimène ; 2)
le comte n’était pas mort de sa blessure ; 3) le mariage devient nécessaire pour le salut de l’État, ce qui répare
l’injustice de cette union immorale.
(8) Cf. « [...] il n’y a aucune liberté d’inventer la principale action » autour d’un meurtre commis à l’intérieur d’une
famille, mais « elle doit être tirée de l’histoire, ou de la fable. Ces entreprises contre des proches ont toujours
quelque chose de si criminel, et de si contraire à la nature, qu’elles ne sont pas croyables à moins que d’être
appuyées sur l’une ou sur l’autre » Corneille, Discours de la tragédie, dans O. C., t. III, éd. G. Couton,
Gallimard, 1987, p. 156.
(9) Aristote, Poétique, chap. 14, 1453 b 19-22, éd. cit., p. 81. Le Polynice d’Euripide disait aussi : « Quelle chose
affreuse, ma mère, que l’inimitié entre des proches ! » (Les Phéniciennes, trad. L. Méridier, Les Belles Lettres,
1950, v. 374).
(10) « Une Maîtresse que son devoir force à poursuivre la mort de son Amant, qu’elle tremble d’obtenir » Corneille,
Examen du Cid, dans O. C., t. I, éd. cit., 1980, p. 700.
(11) Voir par exemple : « Ce qui l’a fait avorter [la tragédie de Pertharite] au théâtre, a été l’événement
extraordinaire qui me l’avait fait choisir » Corneille, Examen de Pertharite, dans O. C., t. II, éd. cit., 1984, p.
721-722.
(12) Aristote admet l’irrationnel dans la tragédie, mais en dehors du drame (Poétique, éd. cit., 1454 a 37-b 8, p. 8587). Cf. « En un sens, [l’humanisme philosophique du XVIIIe siècle] prolonge le parti pris affiché de rationalité
d’un d’Aubignac, dont la priorité va à concilier avec l’ordre nouveau de la causalité scientifique un axe vertical
traditionnel, sans le remettre en cause. » Chr. Delmas, La tragédie de l’âge classique, Seuil, 1994, p. 243. Et
Saint-Évremond dira : « toutes ces merveilles [des Anciens] aujourd’hui nous sont fabuleuses. [...] si voulant
imiter les Anciens en quelque façon, un Auteur introduisoit des Anges et des Saints sur nôtre Scéne, il
scandaliseroit les Dévots comme profane et paroîtroit imbécile aux Libertins. » De la tragédie ancienne et
moderne, éd. R. Ternois, t. IV, STFM, 1969, p. 172.
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(13) L’amour nous excusera de tout. Voir le Raisonnement Injuste d’Aristophane qui justifie l’adultère, cité par J.
de Romilly, « L’excuse de l’invincible amour dans la tragédie grecque », Tragédies grecques au fil des ans, Les
Belles Lettres, 1995, p. 136 sq.
(14) La Poëtique, Slatkine Reprints, 1972, p. 123-124.
(15) Discours du poème dramatique, O. C., t. III, éd. cit., p. 118. Cf. « L’expérience prouve [...] que le public
adhère spontanément au spectacle chaque fois que celui-ci lui présente des faits conformément à la manière dont
l’historiographie ou la mythologie les lui a relatés. » P. Pasquier, op. cit., p. 56. J. Morel a parlé de sa part de
« l’autorité de la tradition telle qu’elle est actuellement reçue par le monde cultivé. » Agréables mensonges,
Klincksieck, 1991, p. 82.
(16) Voir la version définitive des Sentiments de l’Académie : « [...] toutes les vérités ne sont pas bonnes pour le
théâtre, et qu’il en est de quelques-unes comme de ces crimes énormes, dont les Juges font brûler les procès avec
les criminels [...] » (O. C., t. I, p. 809).
(17) « [...] les Regles du Theatre ne sont pas fondées en autorité, mais en raison. Elles ne sont pas établies sur
l’exemple, mais sur le Jugement naturel » La Pratique, éd. cit., p. 26. Idée suivie par Rapin : les règles « sont
fondées sur le bon sens et sur la raison plus que sur l’autorité et sur l’exemple » Réflexions, éd. cit., p. 25-26.
(18) La Poëtique, éd. cit., p. 114. La citation est le titre inséré en marge du texte.
(19) Chose plus grave, la fausseté des poèmes homériques est indiscutable aux yeux de La Mesnardière : Ilion
n’était qu’une minable bicoque où il n’y aurait pas eu lieu de siège de longue durée ; ainsi fondées sur les sources
imaginaires, « les plus belles Tragédies que les Anciens ayent admirées, ont des fondemens fabuleux, inuentez, &
mesme incroyables » (La Poëtique, éd. cit., p. 42).
(20) On peut croire que le désordre est essentiellement dans les sources mythologiques et que les historiques
auraient une plus solide autorité. Mais au XVIIe siècle, la frontière entre l’historique et le fabuleux était floue
(« [...] la fable et l’histoire de l’Antiquité sont si mêlées ensemble, que pour n’être pas en péril d’en faire un faux
discernement, nous leur donnons une égale autorité sur nos théâtres. » Corneille, Discours de la tragédie, O. C.,
t. III, éd. cit., p. 157). Cf. « l’Histoire d’Alexandre, toute vraye qu’elle est, a bien de l’air du Roman » SaintÉvremond, Dissertation sur le Grand Alexandre, éd. cit., t. II, 1965, p. 85.
(21) O. C., t. I, éd. G. Forestier, Gallimard, 1999, p. 298. Voir encore la préface d’Iphigénie où il rapporte « tous ces
avis si différents » des Anciens sur le sacrifice d’Iphigénie (ibid., p. 698).
(22) Horace disait : « Aut famam sequere aut sibi conuenientia finge / scriptor. » (Suivez, en écrivant, la tradition,
ou bien composez des caractères qui se tiennent), Horace, Art poétique, trad. F. Villeneuve, Les Belles Lettres,
1934, v. 119-120. D’Aubignac a soutenu qu’il ne s’agissait là que des mœurs, et non du sujet (La Pratique, p.
69). Mais selon P. Grimal, « Horace, dans ce passage, pense évidemment au sujet d’une tragédie. [...] On pourrait
être tenté de penser, en lisant ce premier développement consacré à la tragédie, au drame, qu’Horace attribue le
plus d’importance aux caractères et que, par conséquent, il est infidèle à la doctrine d’Aristote. Mais, en y
regardant de plus près, on s’apercevra sans doute que les héros dont il cite les noms ne sont pas évoqués ici pour
leur caractère mais pour leur réaction à la situation dans laquelle ils se trouvent. » Essai sur l’Art poétique
d’Horace, SEDES, 1968, p. 136-137.
(23) « Il est constant que les circonstances, ou si vous l’aimez mieux, les moyens de parvenir à l’action [principale]
demeurent en notre pouvoir. » Mais si on falsifie l’action principale, le public « n’ajouterait aucune foi à tout le
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reste ; comme au contraire il croit aisément tout ce reste, quand il le voit servir d’acheminement à l’effet
[l’événement] qu’il sait véritable, et dont l’histoire lui a laissé une plus forte impression. L’exemple de la mort de
Clytemnestre peut servir de preuve à ce que je viens d’avancer. Sophocle et Euripide l’ont traitée tous deux, mais
chacun avec un nœud et un dénouement tout à fait différents l’un et l’autre, et c’est cette différence qui empêche
que ce ne soit la même pièce, bien que ce soit le même sujet, dont ils ont conservé l’action principale. » Discours
de la tragédie, O. C., t. III, éd. cit., p. 159. G. Declercq, en citant ce passage, a écrit : « Norme de la doxa
historique et théâtrale, la mémoire de l’auditeur fonde la crédibilité de l’action dramatique. La notoriété de
l’action principale la rend infalsifiable » (art. cité, p. 109). Cf. encore Aristote, Poétique, chap. 9, 1451 b 15-19,
et G. Forestier : « [...] l’intérêt d’un sujet historique est dans le fait qu’il permet de « persuader », c’est sa seule
supériorité sur un sujet inventé. » (« Théorie et pratique de l’histoire dans la tragédie classique », Littératures
classiques, no 11, Janvier 1989, p. 97).
(24) Narcisse illustre donc bien le fameux « Parler, c’est Agir ». Rappelons encore que dans Andromaque, Oreste
s’est décidé à tuer Pyrrhus, après cette parole blessante : « Hermione : Et tout Ingrat qu’il [Pyrrhus] est, il me
sera plus doux De mourir avec lui, que de vivre avec vous. Oreste : Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,
Madame. Il ne mourra que de la main d’Oreste. » (v. 1251-1254).
(25) Sur cet aspect de la « violence irrésistible du Verbe », voir l’Introduction de F. Goyet à son édition de Longin,
Traité du Sublime, LGF, 1995, p. 15 sq. Il renvoie encore à M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, Albin Michel,
1994 [Droz, 1980], p. 632, où on lit la tyrannie de la parole du Cardinal ou de Saint-Cyran. On peut penser aussi à
l’Ulysse grec dont Racine a réactualisé la coercition verbale dans Iphigénie (I, 3). Cf. Euripide, Hécube, v. 132 sq.
(26) Cf. le monologue de Garibalde : « Tâchons, quoi qu’il en soit, d’en achever l’ouvrage, Et pour régner un jour
mettons tout en usage. » Corneille, Pertharite, v. 1123-1124. Et surtout le conseil de Photin à Ptolomée :
« Rangez-vous du parti des Destins et des Dieux, Et sans les accuser d’injustice ou d’outrage, Puisqu’ils font les
heureux, adorez leur ouvrage, Quels que soient leurs décrets, déclarez-vous pour eux, Et pour leur obéir, perdez
le malheureux [Pompée]. » Pompée, v. 80-84. Il s’agit là du raisonnement type du méchant : on sera heureux aux
dépens des malheureux. Et tout au long de sa carrière, Corneille ne cesse d’innocenter les rois en noircissant les
mauvais ministres. Voir à ce sujet G. Couton, La Vieillesse de Corneille, Maloine, 1949, p. 288 sq. ; il suggère
également que le rôle d’Œnone était d’atténuer la responsabilité de la reine (n. 33, p. 275).
(27) Est-ce qu’on est autorisé à penser au silence d’Ajax ? Voir en tout cas : « Les faibles déplaisirs s’amusent à
parler » Corneille, Pompée, v. 1463.
(28) À propos de Junie, Racine a dit : « Si je la représente plus retenue qu’elle n’était, je n’ai pas ouï dire qu’il nous
fût défendu de rectifier les mœurs d’un Personnage, surtout lorsqu’il n’est pas connu.» O. C., t. I, p. 373. La
question se pose alors de savoir s’il était défendu de rectifier les mœurs d’un personnage connu.
(29) Introduction de M. Canto-Sperber à son édition de Platon, Gorgias, Flammarion, 1987, p. 32-33.
(30) Voir à ce sujet J. de Romilly, La modernité d’Euripide, PUF, 1986, surtout, p. 176 sq.
(31) J. de La Porte, J. -M. Clément, Anecdotes dramatiques, 1775 ; Slatkine, 1971, t. II, p. 57-58 (cité par E.
Vinaver, Racine et la poésie tragique, 2e édition, 1963, Nizet, p. 138).
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