Vivre avec la drépanocytose ou le sida

Transcription

Vivre avec la drépanocytose ou le sida
ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2004-2
Catherine BENOÎT
pp. 265-279
Department of Anthropology, Connecticut College
270 Mohegan Avenue
New London, CT, 06320
États-Unis
[email protected]
Vivre avec la drépanocytose
ou le sida :
culture et géopolitique
des itinéraires thérapeutiques
des étrangers caribéens
résidant à Saint-Martin
INTRODUCTION
La drépanocytose et le sida, l’une génétique,
l’autre transmissible, sont les deux pathologies à plus forte prévalence dans la
Caraïbe 1. Les itinéraires thérapeutiques des
patients atteints de ces pathologies se
construisent entre médecines traditionnelles
1
crises douloureuses liées à la vaso-occlusion et des
atteintes dégénératives de tous les organes. Elle est due
à l’existence d’une hémoglobine anormale, l’hémoglobine S, qui se transforme en longs filaments courbés –
d’où l’appellation d’anémie falciforme – lorsque la
quantité d’oxygène diminue. Cette transformation,
appelée polymérisation, suscite la déformation et la
rigidification des globules rouges qui obstruent les
vaisseaux, entraînent des crises vaso-occlusives douloureuses, avec des risques de complications aiguës
infectieuses et dégénératives des organes. La destruction prématurée des globules rouges conduit à l’anémie.
La drépanocytose, ou anémie falciforme, est une
maladie génétique de transmission autosomique récessive : les parents peuvent être transmetteurs sans présenter les signes de la maladie. Les régions d’endémie
sont l’Inde, l’Afrique et l’Arabie saoudite et, du fait de
mouvements migratoires, l’Asie, le pourtour méditerranéen, l’Amérique du Nord et la Caraïbe. Dans les
grands centres urbains européens, la drépanocytose est
une affection également repérée chez les migrants originaires des zones d’endémie. La drépanocytose se traduit par une anémie hémolytique chronique, des infections sévères en particulier pendant l’enfance, des
266
et biomédecine. Ils se caractérisent pour
certains d’entre eux par un évitement des
institutions de soins et une difficulté d’observance des traitements 2, et ce même dans
les départements français d’outre-mer où la
couverture médicale est comparable à celle
de la France et où la prise en charge des
patients les plus démunis, en particulier les
étrangers en situation irrégulière, est garantie par le droit français. L’argument culturel
est généralement invoqué par les équipes
soignantes et une certaine anthropologie
pour rendre compte de cet évitement : du
fait de la prégnance des représentations dites
traditionnelles de toute maladie, les patients
seraient rétifs aux modèles explicatifs biomédicaux ainsi qu’aux traitements allopathiques [Delachet-Guillon, 1997 ; Jolivet,
2002]. La compréhension que les patients
auraient de ces pathologies est ainsi réifiée
en référence à des modèles explicatifs géné-
raux dits « culturels » de la maladie.
L’interprétation anthropologique qui en est
proposée est décontextualisée de la compréhension historiquement variable que les
populations en ont, des conditions sociales,
politiques et migratoires dans lesquelles
s’inscrivent l’histoire des patients 3. En examinant les itinéraires thérapeutiques de
patients étrangers atteints par la drépanocytose ou le VIH résidant à Saint-Martin/Sint
Maarten, cet article se propose d’interroger
la teneur des discours dits culturels des
patients et les interprétations culturalistes
qu’en font médecins et anthropologues 4.
Nous montrerons comment le recours à la
biomédecine est directement lié à la situation sociale et juridique des migrants, ellemême dépendante des politiques d’immigration de l’État français et du contexte géopolitique de la région.
1. UNE SITUATION DE PLURALISME MÉDICAL ET
DE RECOURS THÉRAPEUTIQUES INTRA-CARIBÉENS
La Guadeloupe est un archipel d’îles composé de la Guadeloupe dite continentale, de
la Désirade, des Saintes, de Marie-Galante,
de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin.
Saint-Martin, sous-préfecture de Guadeloupe occupe la partie nord de l’île binationale franco-néerlandaise Saint-Martin/Sint
Maarten dont la partie sud, Sint Maarten,
fait partie de la fédération des Antilles néerlandaises. L’ensemble de l’île jouit d’un statut de port franc. La frontière entre Saint-
Martin et Sint Maarten n’est matérialisée par
aucun poste de frontière, la circulation se
fait librement d’une partie de l’île à l’autre.
Le commerce s’effectue en dollars, plus
rarement en euros. Le développement économique de l’île est issu de projets de développement touristique et de l’offre de services offshore. Du côté hollandais, ce développement repose depuis le début des années
soixante sur des investissements étrangers,
pour l’essentiel américains, dans le touris-
2
financées par :
- l’ANRS et la Fondation médicale pour la recherche
pour le projet « Itinéraires thérapeutiques et migratoires des patients atteints par le VIH à SaintMartin/Sint Maarten»,
- l’INSERM dans le cadre de l’appel d’offres de l’intercommission n° 6 – Objectif n° 5 : « Filières, réseaux,
séquences de soins et circuits des malades en 1996 ».
Le projet proposé « Circuits des patients atteints de la
drépanocytose et filières de soins en Guadeloupe :
modèles culturels de la maladie et exclusion sociale
dans une société pluriethnique » fut conduit en 1998 et
1999 en Guadeloupe, à Saint-Martin/Siint Maarten et à
Anguille où vivaient des familles suivies par l’hôpital et
le pédiatre de la ville de Saint-Martin.
Nous définirons l’observance dans les termes proposés par Catherine Tourette-Turgis, Maryline Rébillon,
Lennize Pereira-Paulo dans Santé et Développement :
« L’observance thérapeutique désigne les capacités
d’une personne à prendre un traitement selon une prescription donnée. Ces capacités sont influencées positivement ou négativement par des co-facteurs cognitifs,
émotionnels, sociaux et comportementaux qui interagissent entre eux. » (Dossier n° 1 du deuxième trimestre 2004, p. 4).
3 À l’inverse, Paul Farmer a montré l’évolution des
représentations individuelles et collectives de l’épidémie du sida qu’ont les populations du plateau central
haïtien depuis 1982 [P. Farmer, 1992]
4 Les analyses de cet article reposent sur plusieurs
enquêtes de terrain réalisées entre 1995 et 1999 et
267
me. Du côté français, le développement
commence au début des années quatrevingt, et est directement lié à des mesures de
défiscalisation - dont la loi de défiscalisation de 1986, dite loi Pons pour les DOMTOM - qui ont permis un développement
touristique identique à celui du côté hollandais.
Dans les années 1990, les autorités locales
de chaque partie de l’île oscillaient entre le
désir d’une plus grande indépendance, à la
fois vis-à-vis de la Métropole et des assemblées locales dont l’île dépend (préfecture,
région et département pour Saint-Martin,
royaume et gouvernement fédéral de Curaçao pour Sint Maarten), et l’acceptation ou
la recherche d’une tutelle métropolitaine
garante aux yeux d’investisseurs financiers
de la stabilité politique et financière de l’île.
L’organisation politique, économique, sociale mise en œuvre s’en ressent. SaintMartin, commune française, devrait respecter certaines législations françaises qui en
matière de droit du travail et de la santé sont
pour le moins bafouées ou ignorées 5. Lors
du référendum du 7 décembre 2003, les
populations de Saint-Martin et SaintBarthélemy ont voté en faveur d’un changement de statut pour devenir une collectivité
d’outre-mer de la République. En vertu de
l’article 74 de la Constitution cette collectivité territoriale se substituera à la commune
de Saint-Martin, ainsi qu’au département et
à la région de Guadeloupe, et bénéficiera de
plus de liberté à l’égard de la Métropole
française. Un accroissement du non-respect
du droit de la santé en particulier à l’égard
des étrangers est à craindre.
Saint-Martin fait partie de ces îles de la
Caraïbe pour lesquelles on peut parler de
« migrations de substitution » dans le sens
proposé par Hervé Domenach (1994). Les
situations de migrations de substitution sont
caractéristiques des DFA dont la population
migre depuis les années cinquante vers la
Métropole française pendant que ces terri-
toires connaissent des mouvements d’immigration de populations de territoires voisins
qui occupent des emplois peu rémunérés.
Dans le cas de Saint-Martin, la population
saint-martinoise n’a pas migré vers la
France mais vers les États-Unis et plus particulièrement à Brooklyn dans la ville de
New York et à New London dans l’État du
Connecticut. Espace d’émigrations jusque
dans les années soixante - la population
composée essentiellement de femmes, d’enfants et de personnes âgées, était de moins
de 2000 personnes dans les années soixante
[Badejo, 1990 ; Rummens, 1993] -, l’île est
devenue un espace d’immigrations qu’exigeait le développement économique pour la
construction des infrastructures. Dans les
années quatre-vingt-dix plus de 60 000 personnes y vivaient. Selon les deux derniers
recensements disponibles en 1999 au
moment où la recherche a été effectuée, la
population du côté hollandais en 1992 était
de 32 221 personnes 6, et en 1990 elle était à
Saint-Martin de 28 854 personnes 7. Le
pourcentage de nationaux (Métropolitains
de France et des Pays-Bas, personnes originaires des Antilles françaises ou néerlandaises, Saint-Martinois) était sensiblement
identique des deux côtés : 45% du côté français, 47,9% du côté hollandais dont 15% de
Saint-Martinois, devenus ainsi un groupe
minoritaire. Les deux groupes étrangers les
plus importants étaient les Haïtiens et les
Dominicains de la République dominicaine.
Les Haïtiens représentaient 26% de la population à Saint-Martin et 14% à Sint Maarten,
les Dominicains représentaient 10% du côté
français et 11% du côté hollandais. La population étrangère en situation irrégulière
représentait 42% de la population totale (soit
près de 75% des étrangers) dans la partie
française de l’île de Saint-Martin/Sint Maarten, contre 33% de la population totale
(soit 60% des étrangers) de la partie hollandaise. Si l’on suit l’analyse de Domenach à
propos des phénomènes migratoires dans la
5
En 1996, aucun des patient atteints par le VIH ne bénéficiait d’une prise en charge à 100% alors que ceux en
situation régulière y avaient droit.
6 Central Bureau of Statistics (1993), Third Population
and Housing Census Netherlands Antilles 1992,
Willemstad, 110 p.
7 INSEE (1992), Recensement de la population de
1990 – Guadeloupe, Paris, INSEE.
Le développement économique de l’île a été rendu
possible par le recrutement d’une main-d’œuvre, venue
de l’ensemble de la Caraïbe, employée clandestinement. D’après le dernier recensement INSEE de 1990,
pour la période allant de 1985 à 1991, alors que le
nombre d’actifs est passé de 2800 à 12 000, les 2 685
entreprises de Saint-Martin ont déclaré seulement 400
emplois (Antiane, revue de l’INSEE, juin 1991, n° 14).
268
Caraïbe, la société saint-martinoise semble
bien avoir évolué vers «un modèle de ‘société bipolaire’ original et extra-caribéen, qui
reçoit en marge les apports de communautés
caribéennes selon un processus d’ajustement entre espaces économiques hiérarchisés» [Domenach, Picouet, 1992]. Pouvoirs
politiques et économiques sont effectivement détenus par les populations d’origines
saint-martinoise et métropolitaine.
À la diversité démographique de l’île correspond une situation de pluralisme médical.
Plusieurs systèmes de soins se partagent le
champ de l’efficacité thérapeutique : la biomédecine dispensée par l’hôpital public et la
médecine de ville, une médecine dont la thérapeutique est composée de remèdes à base
de plantes et de massages dispensée par des
anciennes matrones ou des guérisseurs,
l’obeah 8, les mouvements religieux protestants, et le vodou. Les guérisseurs se déplacent d’une île à l’autre au gré de l’accroissement de leur clientèle, en particulier pour les
Haïtiens qui réalisent de vrais périples dans
la Caraïbe et entre la Caraïbe et les ÉtatsUnis. De même les itinéraires thérapeutiques de certains patients sont des itinéraires géographiques qui les amènent à se
rendre d’une île à l’autre, voire aux ÉtatsUnis pour les Saint-Martinois atteints par le
VIH et soucieux du respect de la confidentialité de leur statut, à la recherche de
meilleurs traitements biomédicaux ou populaires tout en ayant recours de manière complémentaire à différents systèmes thérapeutiques. Ce type de parcours rompt avec la
perception occidentale qui attribue aux
patients caribéens ignorance et fatalisme
face à la maladie. Bien des patients dépensent énergie, temps et argent en de multiples
traitements dont le recours à la biomédecine
n’est qu’une composante. Thérapeutes et
patients ne sont pas les seuls à se déplacer.
Les produits de la médecine allopathique
sont achetés directement dans les pharmacies saint-martinoises ou proviennent des
pays d’origine auxquels bien des migrants
font davantage confiance. Des colporteurs
sillonnent la Caraïbe pour vendre des pro-
duits pharmaceutiques au nom familier du
pays d’origine. De même les préparations à
base de plantes médicinales peuvent être
réalisées à partir des plantes médicinales des
pays d’origine même si elles sont représentées sur place.
La mère d’un enfant drépanocytaire résidant
dans un territoire dépendant de la GrandeBretagne situé à quelques encablures de
Saint-Martin 9, rapporte en ces termes le
périple accompli entres les îles anglophones
et francophones pour la prise en charge de
l’enfant : « Il est tombé malade en 1990
à quatre mois. Ses mains et ses pieds
enflaient. Ici, les prescriptions du médecin
ne marchaient pas. Nous nous sommes rendus à l’hôpital de Saint-Martin, mais en
1990 ils ne connaissaient pas la drépanocytose. Nous sommes allés à St. Thomas, là ils
ont fait le diagnostic. On y est resté deux
mois jusqu’à ce qu’un cyclone arrive. Nous
avons dû rentrer. J’ai fait le test pour mon
troisième enfant. Je ne voulais pas connaître
le résultat, je ne voulais pas à avoir à me
résoudre à un avortement. À St. Thomas, le
médecin m’a dit : un enfant est S/S, deux ont
le trait, et un n’aura rien. Nous nous sommes
rendus quatre fois à la Guadeloupe. La première fois il était inconscient, il avait des
convulsions, on l’a conduit d’abord à l’hôpital de l’île, puis à Saint-Martin, puis en
Guadeloupe. Puis cela s’est produit de nouveau, mais ce ne fut pas trop grave. Il y a eu
une troisième fois, puis une quatrième fois
pour l’opérer de calculs 10 ».
Pour autant la biomédecine n’a pas été dans
ce cas le seul recours thérapeutique. L’étiologie biologique a été complémentaire d’une
compréhension religieuse qui a conduit cette
famille, comme le rapporte sa mère, à constituer un groupe de prières : « Pourquoi lui ?
C’est un défi de Dieu. Il vous faut croire : je
suis chrétienne et j’ai toujours cru qu’il allait
guérir. Nous avons prié, l’église a prié. Ce fut
vraiment un miracle. Il a eu une congestion
cérébrale, la partie gauche était paralysée. Il
ne pouvait plus marcher. J’ai commencé à
prier, toute l’église a prié, même quand il
était en Guadeloupe. Les docteurs n’ont pas
8
drépanocytaires à Saint-Martin, les lieux d’origine des
familles ont été modifiés pour garantir l’anonymat des
familles.
10 Traduit de l’anglais par l’auteur, mars 1998.
L’obeah désigne à la fois les guérisseurs qui usent de
la sorcellerie pour causer ou traiter des maux causés par
la sorcellerie et la sorcellerie elle-même.
9 Étant donnée la petitesse de la file active d’enfants
269
compris comment il a pu récupérer si vite.
Les gens prient encore. Les prières m’aident
beaucoup, on se ne fait plus de soucis, on
prie. Il va mieux. On a constitué un groupe à
l’église, on se réunit une fois par semaine
pour prier et on visite aussi les malades dans
l’île. Les membres du groupe l’ont oint avec
de l’huile avant et après son séjour à la
Guadeloupe. Il vous faut aussi lire la Bible
qui vous dit quoi faire. Avant que l’on ne
devienne chrétiens, quand il était malade,
j’étais très inquiète. Maintenant je prie 11 ».
La mère étant d’origine guadeloupéenne,
donc française, la prise en charge de l’enfant
s’est finalement faite dans le système de
soins français. L’enfant est maintenant suivi
régulièrement par le pédiatre de SaintMartin et est hospitalisé au CHU de Guadeloupe si nécessaire.
Cet itinéraire thérapeutique n’est pas exceptionnel. Dans ce cas précis, le périple géo-
graphique a été motivé par la recherche de
soins biomédicaux satisfaisants. Dans les
cas où la maladie est interprétée comme
étant entre autre la manifestation symptomatique de conflits familiaux ou sociaux,
qui bien souvent ont leur source dans le pays
d’origine, les allers-retours entre pays d’origine et pays de migration s’avèrent nécessaires. Cependant quel est le sens de ces
recours ? S’agit-il d’une simple dimension
non biomédicale de la représentation de la
maladie ? Ce type de réponse a trop souvent
conduit à considérer que les étrangers, en
particulier les plus pauvres d’entre eux, sont
asservis à la force de systèmes culturels en
conflit avec la biomédecine. Est alors défini
comme vécu « culturel » de la maladie ce
qui résiste à l’emprise de la médecine occidentale, et utilisé dans ce sens je placerai
« culturel » entre guillemets.
2. L’ÉNONCÉ « CULTUREL » POUR LE MAINTIEN DU LIEN SOCIAL
ENCADRÉ 1
L’itinéraire thérapeutique d’un patient atteint par le VIH
Raymond se sentait malade depuis la fin 1993, période à laquelle il a commencé à avoir
de la fièvre. Il a été diagnostiqué comme séropositif lors d’une première hospitalisation
en février 1995 et est décédé fin 1996 en Haïti. Du début de l’année 1995 à la fin de
l’année 1996, Raymond a été hospitalisé trois fois et suivait, quand ses moyens financiers le lui permettaient, les prescriptions des médecins. Lui et sa compagne ont eu également recours au vodou et ont consulté huit oungans (prêtres vodou). Raymond a
consulté un premier oungan à Saint-Martin, puis trois en Haïti lors de trois séjours différents. Sa compagne, Aneta, séronégative, en a consulté trois à Saint-Martin et un quatrième en Haïti.
L’origine des maux a été énoncée de la même manière par les différents oungans. Un
acte de sorcellerie de la part d’une voisine du couple, matérialisé par le dépôt de deux
poudres - pòd - est à l’origine de la maladie de Raymond. Une première, qui n’a pas eu
d’effet, découverte sur le seuil de la maison a entraîné le déménagement du couple. Une
deuxième, responsable des différentes maladies, a été déposée devant la nouvelle habitation.
Lors de sa dernière hospitalisation Raymond refusait de voir sa compagne et de laisser
les infirmiers s’approcher de lui. Il considérait que ces derniers, du fait de leurs vêtements blancs étaient des zonbi. Le personnel soignant et Aneta estimant que Raymond
allait mourir sous peu l’ont poussé à rentrer en Haïti « pour mourir avec ses rituels »,
ce qu’il a refusé. Son visa ayant expiré et sur les conseils d’une aide-soignante, Aneta a
contacté l’UCI pour qu’il soit reconduit en Haïti, où il est décédé un mois plus tard.
11
Ibid.
270
Après le décès de Raymond, Aneta a consulté deux oungans qui ont tenté de la déculpabiliser du décès de son compagnon, dont la famille veut la rendre responsable.
L’interprétation suivante du décès a été proposée : Raymond est un zonbi. Il n’est pas
mort du sida, il a été victime d’une « poudre sida » envoyée par une voisine qui lui voulait du mal : « c’est comme le sida, mais ce n’est pas le sida ». Le sida est une maladie
d’origine naturelle (maladi bondyé), c’est une « affaire de sang ». Raymond a une maladie dont l’origine est sorcière (maladi vwayé - maladie envoyée -), la preuve en est la
séronégativité de sa compagne. L’âme de Raymond a été capturée dès son premier
séjour en Haïti. Les médecins ne soignaient que son corps, ils ne pouvaient le guérir car
son âme était en Haïti, ce n’était pas une « maladie de docteur ». Raymond n’est pas
mort, son corps a été enterré puis déterré, il travaille maintenant pour un oungan.
2.1. Énoncé « culturel » et stratégie de
soins
L’ itinéraire présenté ci-contre (encadré 1)
permet de questionner le rôle de l’énoncé dit
« culturel », comme si les énoncés biomédicaux n’étaient pas des énoncés culturellement et historiquement construits, dans les
trajectoires de certains patients 12. L’interprétation que le patient propose de la maladie qui l’atteint et les stratégies de soins
qu’il développe sont à la croisée d’un cadre
culturel pensable de la maladie et des aléas
d’une histoire individuelle, plus qu’elles ne
participent d’un modèle figé d’interprétation
de la maladie. Il est des patients haïtiens
pour qui l’interprétation de la maladie ne
se fait pas en termes vodouïsant, et les itinéraires sont au niveau personnel constamment ouverts sur de nouveaux systèmes
interprétatifs et thérapeutiques au gré de
l’évolution de la maladie. Le recours au
vodou dans cet itinéraire thérapeutique
recouvre plusieurs logiques qui relèvent à la
fois de la recherche de sens, de l’efficacité
thérapeutique, du maintien des liens
sociaux, tout en étant une mise en forme des
conflits familiaux :
- L’étiologie sorcière proposée par les tradithérapeutes a été retenue par le malade pour
donner dans un premier temps sens à l’ensemble des maladies opportunistes et rendre
compte de la sérodifférence du couple. Ce
qui est diagnostiqué comme sida par les
médecins au moment où le malade se présente à l’hôpital avec de premières diarrhées, n’est qu’un épisode d’une série de
maladies commencée avec des démangeaisons au pied, de la fièvre et des maux de
tête. L’interprétation sorcière propose une
12
logique dans l’enchaînement de ces maux,
surtout si le médecin ne parle pas des maladies opportunistes, ou s’il n’est pas compris
quand il en parle. Le diagnostic biomédical
du sida n’est pas pertinent aux yeux du
malade, du fait de la séronégativité de la
jeune femme. La sérodifférence est incompréhensible pour ce couple. D’ailleurs ni les
tradithérapeutes, ni la biomédecine ne peuvent en rendre compte.
- C’est au prix d’une interprétation sorcière,
rendue publique par le couple, qu’est évitée
l’exclusion du groupe social. Dans le
contexte caraïbéen de stigmatisation et de
dénonciation des malades, il est impossible
pour quelqu’un atteint par le VIH de nommer sa maladie. Raymond disait qu’il n’est
pas possible « de dire qu’on a le sida, car
dans ce cas-là tous tes amis et ta famille te
laissent tomber ». Lors d’un entretien, Aneta
précisait qu’elle était la seule personne en
dehors de Raymond à connaître le diagnostic des médecins : « on ne peut pas dire
qu’on a le sida, parce que les gens critiquent,
parlent, ont peur ». Alors que les oungans et
le couple rejettent publiquement le diagnostic biomédical, les stratégies de soin et de
prévention du couple, les conduites dictées
par les tradithérapeutes en tiennent compte.
La jeune femme prend l’initiative d’une
deuxième sérologie, afin d’avoir confirmation de sa séronégativité. Un oungan a
demandé à Aneta de ne plus avoir de relations sexuelles avec son compagnon, car la
poudre qu’elle a nettoyée pourrait être ainsi
réactivée et la rendre à son tour malade.
De même l’interprétation des circonstances
du décès renforce après coup l’étiologie sorcière. Raymond est finalement devenu un
Pour une présentation plus détaillée de cet itinéraire, voir C. Benoît (1997).
271
zonbi. Il existe deux catégories de zonbi dans
le vodou haïtien. Tout d’abord le zonbi peut
être l’âme capturée à un être vivant ou à un
mort. Posséder ces âmes en plus de la sienne
propre permet d’accroître ses capacités de
travail. L’âme se capture en déposant une
poudre préparée par un sorcier sur le chemin
de la victime. L’âme de morts décédés de
tuberculose ou du sida, sert de zonbi producteur à leur tour de tuberculose ou de sida. La
deuxième catégorie de zonbi comprend les
individus mis dans un état léthargique simulant l’état de mort, et qui après avoir été
inhumés, sont « réveillés » pour être réduits
en servitude. Pour ceux qui doivent énoncer
l’origine de la maladie, et pour sa compagne
qui doit faire un travail de deuil, Raymond
concentre toutes les figures du zonbi. Son
corps a été dévoré par un zonbi (c’est pour
cette raison qu’il maigrit), il en percevait
autour de lui (sa peur des infirmiers), et il est
lui-même un zonbi appartenant aux deux
catégories décrites. Son petit bon ange a été
capturé lors de son premier séjour en Haïti
(les médecins ne soignaient que son corps),
sa mort n’a été qu’un décès apparent, il est
aujourd’hui au service d’un oungan.
- L’interprétation a été tout au long de l’évolution de la maladie, une mise en forme des
conflits familiaux. Selon Aneta, la famille de
Raymond pense qu’elle l’aide à rester en vie
afin de bénéficier de l’argent qu’il a placé
en Haïti. Elle, craignant que la famille de
Raymond ne l’empêche de se soigner, afin
qu’un des autres fils puisse récupérer le passeport de Raymond, et quitter Haïti de cette
manière, fait loger son compagnon lorsqu’il
se rend en Haïti, dans sa propre famille. Plus
tard, la famille de Raymond rend Aneta responsable de la maladie de son compagnon : la
poudre sur laquelle Raymond a marché aurait
été en fait placée pour elle. L’interprétation de
la maladie de Raymond est aussi une mise en
forme des conflits d’avant la migration, qui
concerne la parentèle du jeune homme. La
maladie de Raymond est aussi un désordre
individuel qui traduit un désordre social.
L’interprétation que le couple propose en
terme d’agression sorcière n’empêche pas
une compréhension biomédicale de la maladie. L’interprétation publique, en des termes
13
que des anthropologues pourraient qualifier
de culturels, a une efficacité sociale et
renvoie à une connaissance des relations
sociales, non pas à la force des systèmes
symboliques. Les références culturelles
et/ou symboliques peuvent être manipulées
par les acteurs eux-mêmes. Ces cadres de
pensée n’existent pas d’eux-mêmes à l’insu
des acteurs qui les mettent en œuvre. Ils ne
leur préexistent pas non plus, mais peuvent
être agis par les acteurs eux-mêmes.
2.2. Observance et précarité des conditions de séjour
L’analyse anthropologique des itinéraires
thérapeutiques des étrangers caribéens vivant
avec le VIH a montré, qu’entre 1995 et 1998,
c’est l’organisation des soins à l’hôpital et les
conditions d’accès aux soins qui sont à l’origine des conduites d’évitement de l’hôpital et
de la difficulté d’observance des traitements
plus que les représentations culturelles de la
maladie, quand bien même celles-ci guident
les discours et actions des patients 13.
Jusqu’à l’arrivée d’un médecin à plein temps
en octobre 1996 il existait une seule consultation mensuelle pour le sida et la confidentialité du statut sérologique des patients n’y
était pas garantie. Cette consultation était
assurée le premier jeudi de chaque mois par
un médecin à chaque fois différent du CISIH
Guadeloupe. Les patients attendaient leur
tour dans la cour intérieure de l’hôpital à la
vue de tout le personnel qui repérait ainsi qui
sur l’île était atteint par le VIH. Au fil des
mois les patients comprenaient d’eux-mêmes
que ceux, qui comme eux attendaient, étaient
atteints de la même pathologie. Aussi tous les
patients français d’origine métropolitaine se
rendaient directement à la Guadeloupe si
leurs moyens le leur permettaient ou demandaient à rencontrer les médecins en dehors de
l’hôpital, derrière le presbytère plus précisément ! La délivrance des médicaments à la
pharmacie de l’hôpital dans des sacs en plastique transparent a également facilité l’identification des patients. Le non-respect du
secret médical par un médecin qui a averti le
conjoint d’un patient a valu à ce dernier
d’être l’objet d’invectives publiques sur son
lieu de travail et d’être rejeté par sa famille,
Pour la présentation d’autres itinéraires thérapeutiques, voir C. Benoît (1998).
272
ce qui l’a conduit à démissionner de son
poste pour finalement mourir sans les siens à
l’hôpital. Mentionnons également la confusion entretenue par l’association de lutte
contre le sida, créée par une ancienne directrice de l’hôpital, qui avait non seulement
pour nom « Liaisons dangereuses » mais
dont la voiture de couleur rouge, donc bien
visible, utilisée pour se rendre au domicile
des patients était du même modèle que celle
de l’unité de contrôle de l’immigration (UCI)
chargée de procéder aux arrestations et aux
reconduites à la frontière.
Par conditions d’accès aux soins, il faut
entendre également les conditions juridiques
et politiques qui facilitent ou interdisent la
possibilité à des patients de se rendre à l’hôpital ou de suivre un traitement. Durant les
années quatre-vingt-dix, la direction et le service social de l’hôpital ont participé de la politique migratoire de l’État français basée sur le
rejet des demandes de régularisations d’étrangers domiciliés et vivant à Saint-Martin
depuis des années, et la multiplication illégale
des reconductions à la frontière. La confiscation des passeports lors d’une hospitalisation
et le refus de les rendre lorsque les patients
quittaient l’hôpital, la dénonciation de patients
en situation irrégulière à l’UCI, ainsi que le
refus systématique de certains agents administratifs et hospitaliers d’appliquer le droit français en matière de santé des étrangers ont été
les conditions premières de l’évitement par les
patients étrangers, même ceux en situation
régulière, de l’institution de soins. Les
demandes de prise en charge à 100% pour les
affections de longue durée se perdaient ... ou
n’étaient même pas instruites. C’est ainsi que
Raymond ne prenait ses médicaments que
lorsque ses moyens lui permettaient de les
acheter ou qu’un médecin de l’hôpital les lui
procurait : des médicaments étaient récupérés
auprès des familles de patients décédés dans
l’île et dans d’autres DFA où des assistantes
sociales avaient mis en place un système de
redistribution des produits pharmaceutiques.
En tant qu’assuré social, Raymond aurait dû
bénéficier de cette prise en charge qui a dû
être instruite deux fois, la première demande
ayant été égarée : l’observance est aussi une
question de pouvoir d’achat.
Durant les années de cette recherche et sur la
demande de médecins de l’hôpital, des interventions du Conseil national du sida, du
Comité d’éthique et de la Direction générale
de la santé ont conduit à une réorganisation de
la consultation sida et à une allocation de
moyens financiers spéciaux pour les patients
en situation irrégulière. Un médecin dermatologue a été nommé à plein temps et recevait
quotidiennement les patients atteints par le
VIH ou d’autres pathologies rendant plus difficile le repérage des premiers. L’infirmière
qui l’assistait récupérait elle-même à la pharmacie centrale les médicaments des patients
qui leur étaient remis dans des sachets en
papier. Cette restructuration de l’institution
sanitaire a été perceptible dans les itinéraires
des patients. En 1995, les patients évitaient de
se rendre à l’hôpital alors qu’en 1998 la file
active était composée de patients réguliers qui
avaient confiance dans les pratiques du médecin et de l’infirmière chargés du VIH. La
composition de la population des personnes
atteintes fréquentant l’hôpital s’était aussi
modifiée. Depuis septembre 1996, les Européens se rendent à l’hôpital du fait de l’arrivée des anti-rétroviraux et de la confiance établie avec la nouvelle équipe.
Pour pallier le refus du service social de s’occuper des dossiers de prise en charge des
patients, des médecins en étaient venus à instruire directement les dossiers d’aide sociale
et à délivrer des visas thérapeutiques. L’enveloppe financière débloquée par le Ministère
de la santé pour le financement des antirétroviraux des personnes en situation irrégulière
à Saint-Martin et à la Guyane n’a pas paré au
problème de la prise en charge quotidienne
des patients. L’aide médicale (département et
État) n’était pas appliquée : à Saint-Martin,
en 1998, aucun patient atteint par le VIH ou
au stade sida n’en était bénéficiaire 14. Il a été
invoqué que les étrangers en situation irrégu-
14
à la pathologie ayant nécessité l’hospitalisation) et l’aide médicale à domicile (soins en ville, frais de laboratoire, pharmacie). L’aide médicale était financée par l’État pour les étrangers en situation irrégulière en France
depuis moins de 3 mois et ne pouvant justifier d’un
domicile, elle l’était par le Conseil général pour les
étrangers présents en France depuis plus de 3 mois.
Avant que ne soit instaurée la CMU, l’aide médicale
permettait une prise en charge partielle ou totale des
frais médicaux pour les personnes en rupture avec le
régime de la sécurité sociale, qu’elles soient Françaises
(Rmistes par exemple), étrangères en situation régulière
ou irrégulière. L’aide médicale comprenait l’aide hospitalière (frais d’hospitalisation et prise en charge en
dehors de la période d’hospitalisation des soins afférents
273
lière ne pouvaient justifier de leur résidence
du fait que leurs propriétaires louent sans
bail, et que les employeurs ne les déclaraient
pas, ce qui était encore rendre responsable la
victime du non-respect de la loi qu’auraient
dû appliquer employeurs et propriétaires.
Pourtant pour des personnes présentes dans
l’île depuis plus de vingt ans, pour d’autres
ayant suivi leur scolarité à Saint-Martin ou
pour celles dont les enfants sont nés à SaintMartin de telles procédures sont envisageables. De surcroît la municipalité de SaintMartin affirmait que l’aide médicale gratuite
à domicile ne peut être délivrée à des personnes en situation irrégulière 15. La DDASS
de Guadeloupe estimait quant à elle que le
Conseil général ne peut prendre en charge
l’aide médicale gratuite de personnes en
situation irrégulière à Saint-Martin, alors que
la richesse économique de l’île repose sur le
travail clandestin d’une majorité des étrangers. Aussi ce sont des mesures d’exception
qui permettent la prise en charge des patients
à certains stades de la maladie. Le financement de la trithérapie des étrangers en situation irrégulière était pris en charge sur une
enveloppe extérieure, arrêté de subvention,
qui transitait par la DDASS Guadeloupe. En
cas d’hospitalisation, l’hôpital utilisait une
procédure qui permettait une prise en charge
par l’État (la DASS) si le patient était là
depuis moins de 48 h, en déclarant que les
patients viennent de franchir la frontière franco-néerlandaise. La prise en charge des personnes atteintes s’accomplissait selon plusieurs paradoxes : un certain nombre de
malades bénéficiaient de la trithérapie sans
avoir les moyens d’acheter les traitements
plus ordinaires, d’autres pouvaient être hospitalisés sans avoir les moyens à leur sortie
de continuer leur traitement. La difficulté
d’observance est d’évidence plus liée à la difficulté d’accès au traitement et à l’institution,
en particulier pour les patients en situation
irrégulière - même lorsque le droit de la santé
permet cette prise en charge - qu’aux représentations « culturelles » de la maladie.
Franck Bardinet a également mis en évidence la primauté de la situation juridique du
séjour - régulier ou irrégulier - sur les facteurs culturels dans l’observance aux traitements périnatals des femmes enceintes séropositives à Saint-Martin et à la Guadeloupe
[Bardinet, 2002]. Les données statistiques
concernant l’adhésion au traitement préventif pendant la grossesse et le taux de transmission mère-enfant chez les femmes étrangères sont identiques dans les deux îles
quand bien même le pourcentage de femmes
en situation irrégulière est bien plus élevé à
Saint-Martin 16. Ces données sont équivalentes à celles concernant les mères de nationalité française (Métropolitaines et Guadeloupéennes) et sont proches de celles de la
Métropole. En revanche, la non-adhésion au
suivi post-natal des femmes étrangères à
Saint-Martin est beaucoup plus élevée et
concerne en majorité les femmes en situation irrégulière 17. À Saint-Martin, la possibilité de bénéficier de consultations gratuites pendant la grossesse dans le cadre de
la PMI permet aux femmes étrangères en
situation irrégulière de suivre les traitements
préventifs alors que l’absence de prise en
charge après l’accouchement, du fait du
refus des agents administratifs d’instruire
les dossiers, conduit à un abandon des traitements de la part des femmes en situation
irrégulière. C’est l’irrégularité de séjour qui
a pour conséquence la difficulté d’accès aux
soins, sans parler du danger de se rendre à
l’hôpital, qui rend compte du plus fort pour-
15
et testés à la Guadeloupe – ce qui est proche des 5%
de mères françaises – contre 37% à Saint-Martin.
Plus précisément, pour les enfants de mères étrangères : 57,5% des enfants de mères en situation irrégulière n’ont été ni testés ni suivis contre 18% pour
les mères en situation régulière.
Concernant le suivi des mères :
- À la Guadeloupe 77% des mères étrangères sont toujours dans la file active arrêtée au 31.08.2002 contre
53% à Saint-Martin. Cependant, dans le cas saintmartinois, si 85% des mères régularisées sont toujours suivies, 83% des mères en situation irrégulière
ont disparu de la file active.
Communication personnelle, Mairie de Saint-Martin,
CCAS, mai 1998.
16 À La Guadeloupe, 53% des mères étrangères étaient
en situation irrégulière mais 94% ont été régularisées
du fait d’une politique de régularisation pour raisons
médicales des femmes enceintes. À Saint-Martin, elles
étaient 70% sans papiers parmi les étrangères et 30%
seulement ont été régularisées.
17 Concernant le suivi post-natal des enfants :
- À la Guadeloupe, 95% des demandes de régularisation ont été acceptées pendant la grossesse contre
30% à Saint-Martin. Parmi les enfants de la cohorte
mères étrangères, 7% des enfants n’ont pas été suivis
274
centage de non-observance des traitements et
de non-suivi chez les femmes étrangères.
Comme le conclut l’auteur de cette étude,
c’est la prise en compte de la situation de
séjour des patients - donnée non reconnue
par les statistiques INSEE - qui permet de
comprendre que ce n’est pas tant le fait
d’être « étrangère », donc ce n’est pas tant la
« culture », que la situation de séjour qui
rend compte de la difficulté d’observance
des traitements.
C’est également le contexte politique des
migrations et la question de l’accès quotidien aux soins qui rendent compte des itinéraires des familles vivant avec un enfant
drépanocytaire à Saint-Martin.
3. ACCÈS AUX SOINS, PAUVRETÉ ET MARGINALISATION
3.1. Caractéristiques biomédicales et épidémiologiques de la drépanocytose à
Saint-Martin
À la Guadeloupe, comme dans l’ensemble
de la Caraïbe, la drépanocytose est la maladie génétique à plus forte prévalence : 12%
de la population est transmettrice du gène
conférant la maladie [Zohoun, Lérault,
Reinette, Rosa, 1992], soit en 1999 un peu
plus de 40 000 personnes. Le risque d’avoir
un enfant drépanocytaire concerne un
couple sur 64. Un nouveau-né sur 260 est
drépanocytaire. Actuellement 1200 à 1500
Guadeloupéens sont drépanocytaires. Cette
maladie est actuellement incurable, cependant la prise en charge dès la naissance des
enfants drépanocytaires, l’observance de
traitements quotidiens jusqu’à l’adolescence
visant à la prévention des complications a
conduit à une nette amélioration du pronostic vital. À la Guadeloupe un programme de
santé publique a été établi depuis 1984 qui a
développé une prise en charge sociale de la
maladie et l’éducation médicale de la population. La drépanocytose a été déclarée en
1990 priorité de santé publique et fait depuis
l’objet d’un programme de prise en charge
globale, grâce à la création la même année
du Centre intégré de la drépanocytose à la
Guadeloupe (CIDG) devenu en 1996 le Centre caribéen de drépanocytose Guy Mérault
(CCD) 18. À Saint-Martin, qui fait partie de
la dixième circonscription administrative de
la DASD, et à ce titre devrait bénéficier de
la même infrastructure sanitaire que la Guadeloupe, la prise en charge des patients est
loin d’être aussi systématique et satisfaisante. Le dépistage néo-natal, pierre angulaire
de la réussite du programme de santé
publique, en ce qu’il permet la prise en charge des enfants dès la naissance, n’a réellement débuté qu’en 1991 à l’initiative d’un
médecin familier du CCD venu s’installer à
Saint-Martin.19 Le nombre de naissances
drépanocytaires est bien plus élevé à SaintMartin qu’à la Guadeloupe : jusqu’en 1996
et de nouveau en 1999, le pourcentage des
naissances drépanocytaires y était jusqu’à
plus de trois fois plus élevé qu’à la
Guadeloupe 20. Sur le plan clinique, on
observe à Saint-Martin des complications
graves classiques, mais relativement rares à
la Guadeloupe : atteintes neurologiques
sévères, isolées, mais probablement en rapport avec des accidents vasculaires cérébraux [de Caunes, Sicard, 1996].
18
mais en 1986 et 1988, années où le dépistage était ponctuel, le taux variait entre 32 et 53%, cf. Ibid, p. 26.
20 Les années 1997 et 1998 avaient enregistré un recul
des naissances drépanocytaires. La population d’origine haïtienne ayant été depuis 1995 l’objet d’un plus
grand nombre de reconduites à la frontière, peut-on
faire l’hypothèse que la baisse du nombre de naissances
drépanocytaires est liée à la diminution de la population
haïtienne dans l’île ?
Pour une présentation de l’évolution de la prise en
charge de la drépanocytose à la Guadeloupe et à SaintMartin, voir C. Benoît (1999).
19 Selon nos calculs, basés sur le nombre de naissances
à l’hôpital de Saint-Martin selon les registres de la
maternité et le nombre de dépistages selon le CCD, le
taux de couverture du dépistage est en nette progression
depuis 1991. Il est passé de 71% en 1991 à 97% en
1998. Le dépistage ne fut pas réalisé en 1989 et 1990,
3.2. Savoirs populaires sur la drépanocytose
Les enfants drépanocytaires à Saint-Martin
développent des pathologies plus graves que
les enfants guadeloupéens et sont considérés
275
par les médecins et administrateurs de santé
publique de Guadeloupe comme ayant des
difficultés d’observance. Plusieurs raisons
sont régulièrement invoquées. Une différence génétique de la population constituée en
majorité d’enfants haïtiens rendrait compte
de la gravité des tableaux cliniques. La
négligence des patients qui, non-francophones, ne comprendraient ni l’annonce du
diagnostic, ni l’importance du suivi médical
(la majorité des médecins et du personnel
médical ne parlent que français alors que les
langues les plus usitées par la population
sont l’anglais, l’espagnol et le créole haïtien) et la prégnance des médecines traditionnelles serait la cause de la difficulté
d’observance. Les conditions d’accès aux
soins ne sont pas considérées comme responsables de cette situation. Les échecs dans
la prise en charge des patients sont personnalisés ou renvoyés à « la culture traditionnelle », l’ignorance sinon la bêtise des
patients et une essentielle altérité génétique.
En 1997 et 1998, selon les registres médicaux de l’hôpital et du pédiatre de ville,
29 enfants ont été vus au moins une fois à
l’hôpital ou chez le pédiatre de ville qui fut
à l’origine d’une prise en charge de la drépanocytose quand il exerçait à l’hôpital. J’ai
rencontré les familles de 27 de ces enfants.
L’analyse qui suit repose donc, à deux cas
près, sur l’ensemble des enfants ayant
consulté pendant deux ans à l’hôpital ou
chez le médecin de ville. La majorité des
familles sont d’origine étrangère : 5 sont
Français, 13 sont de parents haïtiens, 2 vivent à Anguille - un étant de nationalité française -, 2 sont originaires de St. Kitts et 1 est
originaire de la Dominique.
Les récits des parents sur l’étiologie, la
nosographie et la thérapeutique de cette
pathologie ont fourni leur part de représentations et pratiques populaires structurées
dans l’ensemble de savoirs cohérents sur
le corps, l’état de santé et de maladie 21.
Comme dans le cas de toutes les maladies
héréditaires et chroniques, en particulier
pour celles liées au sang, humeur principale
du corps dans les représentations populaires,
on pouvait s’attendre à des énoncés sorciers
pour rendre compte de la présence de cette
pathologie dans les familles. Il n’en fut rien
sauf pour une mère qui pense que la maladie
de l’enfant est due à la jalousie de la maîtresse du père. L’extrait d’entretien présenté
dans l’encadré 2 ci-contre montre comment
l’entrée dans un dispositif sorcier n’a rien de
systématique.
ENCADRÉ 2
Mme Williamson a une trentaine d’année. Elle est originaire de la Dominique et vit à
Saint-Martin. Elle a eu six enfants, tous nés à l’hôpital français de l’île, l’aîné a seize
ans au moment de l’interview. Aucun des enfants n’a la nationalité française ni même
de passeport du pays d’origine de leur mère. Deux des enfants, une fille de cinq ans,
Sylvia, et un garçon de quatre ans, Aurélien, sont drépanocytaires. Selon ses souvenirs,
l’annonce de la maladie aurait été faite il y a seulement un an à l’occasion de la naissance de son dernier fils, Marc.
« Je n’ai aucun problème de santé. J’ai le trait de la drépanocytose mais c’est tout. Pour
les enfants c’est épuisant. Aurélien n’a jamais eu à aller à la Guadeloupe. Je ne connais
aucun autre enfant drépanocytaire. Ma mère a la jaunisse et du sucre. J’ai une sœur qui
a les yeux jaunes des fois. Toute la famille vit à la Dominique, je ne sais si d’autres l’ont,
mon fils des fois, il a les yeux jaunes. Ils ont des médicaments pour tous les jours. Ils
sont à 100%. Le docteur de la commune, il ne m’a jamais rien dit, c’est seulement le
pédiatre, je ne parle qu’avec lui. Quand les gens autour me demandent, je réponds que
leur tension est basse. Les globules blanches mangent les rouges, si toutes les rouges
sont détruites, vous mourrez.
« (...) Peut-être que cela vient des parents, de ma mère, de mon père, je ne sais pas très
bien. Est-ce vraiment une maladie naturelle ? Si Sylvia est malade aujourd’hui, Aurélien
l’est demain. Je ne veux pas me laisser influencer. Je ne veux pas penser à la sorcelle21
Pour une présentation de ces savoirs, voir C. Benoît (1999).
276
rie. Beaucoup de gens me demandent si c’est naturel. Pourquoi ces deux enfants seulement ? Ils sont hospitalisés si souvent. Ma mère me téléphone pour savoir ce qui s’est
passé. Avant je laissais les enfants aller chez tout le monde, ils mangeaient où ils voulaient. J’ai arrêté cela et depuis ils sont moins malades. Ils mangeaient des choses qui
les rendaient malades, comme les hamburgers. Le docteur dit que les enfants ne doivent
pas manger salé, je dois faire attention pour tout. Vous ne pouvez faire confiance à personne. Des fois les gens plaisantent avec vous, et puis dans votre dos ils vous trahissent.
Les enfants avaient toujours des problèmes quand ils mangeaient dehors. Ce n’est pas
un problème pour Sylvia, elle mange à peine (...).»
Q : Est-ce que vous vous rendez chez le ‘bush doctor’ ?
« J’entends parler d’eux, mais je n’y ai jamais été. On m’a proposé d’aller faire de
l’obeah pour moi si j’ai des problèmes avec des gens. Les Haïtiens par exemple me
disent ‘je vais en Haïti pour toi’. Je ne veux pas être dans les affaires diaboliques. Si les
choses tournent mal, vos enfant en payent les conséquences.
Ma mère m’a demandé si je laisse les enfants manger dehors. Elle ne m’a jamais dit de
faire ces choses de sorcellerie. D’autres parents auraient dit : ‘va voir si personne ne fait
du mal à tes enfants’. Je ne veux pas avoir de problème avec les gens. Le père était chrétien un temps, il ne va maintenant à l’église que de temps en temps, pareil pour moi. »
3.3. Observance et accès aux soins
Si les familles de dix enfants sont en situation irrégulière, les familles des cinq enfants
considérés comme non-observants ont pour
caractéristiques d’être en situation irrégulière et de ne pas bénéficier de l’aide médicale,
donc d’une prise en charge à 100%, alors
que le droit français permet une prise en
charge de ces patients. On est bien là en présence d’une « incorporation de l’inégalité »
dont Didier Fassin nous parle dans « L’espace politique de la santé » [Fassin, 1996].
Les inégalités sociales juridiques et financières, s’expriment dans la fréquence et l’intensité de la maladie, faute de soins adéquats, et dans la souffrance liée aux conditions de vie qui peuvent aller s’amplifiant
après les premières années de migration.
Ces familles présentent en effet pour autre
caractéristique de résider depuis plusieurs
années à Saint-Martin, toutes depuis plus de
dix ans, motif pourtant suffisant pour leur
régularisation.
- Dans une première famille, d’origine
jamaïcaine, la mère en situation irrégulière
réside à Saint-Martin depuis 1987. Dans un
premier entretien, elle affirmait que le père
était en situation régulière, avant d’indiquer
dans un entretien suivant qu’il est en situation irrégulière depuis son arrivée en 1986.
L’enfant a été dépisté en 1994, mais pour la
mère le diagnostic n’a été posé qu’en 1998
par le pédiatre de ville, qui l’a adressée à
l’hôpital, après deux années de visites médi-
cales chez des médecins généralistes du côté
hollandais et français pour cause de fièvre,
et d’« enflement » des membres. L’enfant
n’est pas connu du CCD. Les parents ne
peuvent acheter les traitements faute de ressources financières suffisantes.
- Une deuxième famille est constituée d’un
couple originaire de St. Thomas et d’Anguille, en situation irrégulière depuis 13 ans.
L’enfant a été hospitalisé plusieurs fois à
Saint-Martin et à la Guadeloupe. Depuis
1993, l’enfant est vu chaque année à l’hôpital ou chez le pédiatre, mais ne suit aucun
traitement régulier faute d’une prise en charge que sa mère n’arrive pas à obtenir.
- Une troisième famille est originaire de
St. Kitts. Le père a une carte de séjour de dix
ans, la mère nous a dit une première fois
qu’elle était en situation irrégulière, mais
selon le père elle serait en situation régulière
du côté hollandais. L’enfant est né du côté
hollandais. Après avoir vu plusieurs médecins des deux côtés de l’île (en ville et à
l’hôpital dans la partie hollandaise) le diagnostic n’aurait été porté qu’en 1998 à
l’hôpital de Marigot. L’enfant n’est connu ni
du CCD ni du pédiatre de ville. Il est trop tôt
pour dire si le suivi sera régulier.
- Dans la quatrième famille d’origine haïtienne, la mère est en situation irrégulière et
le père a été reconduit à la frontière après le
cyclone Luis : un matin à six heures l’UCI
a enfoncé la porte de la maison pour reconduire la famille en Haïti. Arrêter des étran-
277
gers en situation irrégulière à leur domicile
est illégal. Il n’empêche que les forces de
l’ordre en Guyane et à Saint-Martin peuvent
user de bombes lacrymogènes pour les faire
sortir de chez eux [ASSOKA, CCFD,
GISTI, MEDEL, CILADE, SAF, SM, 1996].
La mère et les trois enfants ont finalement
pu rester à Saint-Martin : le père du premier
enfant étant Saint-Martinois, l’UCI aurait
décidé d’autoriser la mère, les demi-frère et
sœur à rester dans l’île. La mère élève seule,
dans des conditions misérables, trois enfants
à Saint-Martin et a la charge de deux autres
enfants en Haïti. Elle se souvient de trois
hospitalisations à l’hôpital de Saint-Martin,
où l’enfant aurait été opéré pour la « fièvre
jaune » - nous n’avons pas retrouvé trace de
ce dossier à l’hôpital -, mais le diagnostic
ne lui aurait été communiqué que récemment. Elle n’a pas les moyens d’acheter les
traitements, mais constate que lorsqu’il
« prend son sirop, il va mieux ». Elle n’a pas
fait le test de dépistage, mais comme son fils
elle a les yeux très jaunes.
La cinquième famille, d’origine haïtienne,
est composée de quatre enfants dont l’un est
S/S. Un premier enfant suivi du côté hollandais est décédé en bas âge, de complications
liées semble-t-il à la drépanocytose qui
n’avait pas été diagnostiquée à l’époque,
alors que d’après les listes du CCD il figurait parmi les enfants dépistés de manière
aléatoire en néo-natal en 1987. La famille
est installée à Saint-Martin depuis 1987.
Leur maison a été détruite et brûlée par les
autorités municipales et préfectorales après
le cyclone Luis de 1995. Lors du dernier
entretien en décembre 1998, le père venait
d’obtenir une carte de séjour de trois mois
grâce à l’intervention d’un avocat : visa de
trois mois, sans autorisation de travail...
Aussi se rendait-il du coté hollandais pour
gagner quelques dollars. L’enfant S/S né en
1991 ne disposait pas d’une prise en charge
à 100%. Il a pu cependant être hospitalisé
quatre fois à Saint-Martin et trois fois en
22
Guadeloupe. Les parents le font suivre par le
pédiatre de ville. Ils sont témoins de
Jéhovah et disent s’être opposés à une transfusion sanguine pour leur enfant, alors que
selon le médecin qui l’a réalisée, la mère a
attendu le départ du père de la chambre de
l’enfant pour demander que la transfusion
soit faite. La mère dresse le parallèle suivant
entre la transfusion sanguine qu’a dû subir
son enfant et la situation géopolitique
d’Haïti : « Il n’y a qu’une seule personne qui
est venue sur terre pour se sacrifier pour
l’humanité, qui a donné son sang à l’humanité. Si on transfuse quelqu’un, il n’ira pas
au paradis. Il y a des médecins qui coopèrent
avec les témoins de Jéhovah. Le médecin
qui a fait la transfusion contre mon accord,
il était obligé, il y a la loi qui l’oblige. Mais
il y a quelqu’un au-dessus de lui. C’est
comme cette pièce classique, Le Cid :
“Osera-t-il tuer le père de celle qu’il aime ?
- Le devoir est plus fort que l’amour”. Il faut
respecter les autorités (…). En Haïti, on ne
soigne pas, surtout en province. La dernière
fois que mon mari y a été c’était en 1989. Le
pays est mauvais depuis la chute de Duvalier. On paye pour ça. Ils ont fait couler trop
de sang. C’est ça que l’on porte, le sang qui
a coulé pendant Duvalier, après la chute de
Duvalier, après l’exil d’Aristide. C’est
depuis l’occupation française que le sang
coule. Le sang de mon enfant coule comme
celui d’Haïti. Depuis 1804, il ne se passe
rien de bon. La démocratie ne rentre pas » 22.
Au-delà de la compréhension populaire,
religieuse et biomédicale que ces parents ont
de la maladie, la maladie est pensée dans
une configuration de pauvreté qui englobe
l’illettrisme, les logements insalubres, la
situation de séjour irrégulière. La maladie
est vécue comme la conséquence ou le reflet
d’un déséquilibre familial, social ou politique pour les familles exclues des soins et
un des aspects d’une marginalité globale
générée par la structure économique et
sociale de la « Friendly island ».
Entretien réalisé en mars 1998 et traduit du créole par l’auteur.
278
CONCLUSION
En 1994, Domenach constatait que les étrangers caribéens utilisaient des filières clandestines pour migrer vers les DFA et que
l’État français y répondait en multipliant les
reconduites à la frontière. Ces filières clandestines sont en fait les garantes du développement économique de certains de ces
départements comme la Guyane et la commune de Saint-Martin, et les reconduites à la
frontière sont une longue tradition de l’État
français dans les départements d’outremer 23. Les reconduites à la frontière sont
pratiquées pour beaucoup en toute illégalité,
sans respect du droit français alors que la
Guyane et Saint-Martin font déjà l’objet de
mesures d’exception dans les procédures
d’expulsion encore plus défavorables aux
étrangers que dans les autres DFA.
Dans ce contexte de fragilisation et d’intimidation quotidiennes des populations étrangères, et ce même pour les étrangers en
situation régulière qui craignent d’être
expulsés ou savent qu’ils devront payer des
bakchich pour être libérés s’ils viennent à
être arrêtés, les patients atteints de maladies
graves et chroniques ne peuvent se rendre
ni dans les services de la préfecture ou de
la mairie ni dans les institutions de soins,
l’hôpital de Saint-Martin ayant participé au
cours de son histoire à cette politique d’expulsion des étrangers. En Guyane et à SaintMartin, c’est la prise en compte du contexte
géopolitique, des conditions d’accès aux
soins, de l’histoire d’une institution de soins
qui permet de comprendre les conduites
d’évitement des patients de cette institution
et les situations de difficultés d’observance,
plus que les représentations « culturelles »
que les malades auraient des maux qui les
affectent 24.
La demande de culture adressée aux anthropologues par des agences de recherche et
des institutions de soins et à laquelle un certain nombre ont répondu en privilégiant et
en figeant la dimension culturelle des représentations et du vécu de la maladie a été
dans les DFA un frein à la prévention de
l’épidémie à VIH et à la prise en charge de
la drépanocytose. En éludant l’analyse des
conditions d’accès aux soins, de la politique
migratoire de l’État français, des intérêts
financiers locaux et métropolitains dans le
recrutement d’étrangers maintenus en situation irrégulière, la « rhétorique des cultures », pour reprendre l’expression de Laurent
Vidal (2003) : a contribué à blâmer la victime, à individualiser et personnaliser des
comportements, et à décontextualiser les
itinéraires thérapeutiques d’un cadre historiqininue et sociologique. En réalité, les itinéraires thérapeutiques des patients s’insèrent
dans une histoire dynamique des rapports
politiques entre institutions et usagers, dans
l’histoire de cette institution et dans celle
même d’une pathologie. La prise en charge
d’une maladie par l’institution médicale ne
devrait pas être une démarche qui relève
d’une conception uniquement biologique du
corps, mais une démarche qui intègre le traitement d’une affection dans l’élucidation
des rapports sociaux et politiques.
Il conviendrait à l’avenir d’interroger les
énoncés culturels des anthropologues qui
développent des conceptions fixiste et
essentialiste de la culture 25. Cela ne signifie
pas que la culture n’est pas constitutive des
itinéraires thérapeutiques, la question est de
savoir comment on la définit et où on la
saisit de manière dynamique dans l’histoire
d’un sujet singulier, acteur social et politique.
L’anthropologie des DFA a abordé l’étude
des productions culturelles dans les sociétés
antillaises de deux manières. En insistant sur
les processus d’assimilation de ces sociétés
à la Métropole française elle a développé les
paradigmes de l’absence ou de l’inachèvement d’une culture originale. À l’inverse,
lorsque la reconnaissance de productions
culturelles originales a été admise, l’étude
des processus de créolisation a été décontextualisée de tout contexte de domination politique, c’est alors l’hymne à la « rencontre
des cultures » et à « l’ouverture » au monde,
23
24
Pour une présentation de la politique de l’État français en matière de reconduite à la frontière en Guyane
et à Saint-Martin, voir : - Déradesb (2000), - A.
Manville (1999), - I. Denis (1999).
Voir les travaux de Frédéric Bourdier en Guyane à
propos des migrants brésiliens atteints par le VIH
[Bourdier, 2001, 2002a, 2002b].
25 À ce sujet, voir : D. Fassin (2001) et L. Vidal (2003).
279
les sociétés de la Caraïbe préfigurant la globalisation et la créolisation du monde. Dans
les deux cas, les effets d’une situation de
domination dans la production de pratiques
culturelles ne sont pas analysés : soit il n’y a
pas de culture associée à des rapports de
domination, soit il n’y a que de la culture
sans rapports sociaux. C’est peut-être à cette
analyse des effets du politique dans les productions culturelles et sociales qu’invitent
les itinéraires thérapeutiques des hommes et
femmes les plus démunis de cette région.
BIBLIOGRAPHIE DES RÉFÉRENCES CITÉES
ASSOKA, CCFD, GISTI, MEDEL, CIMADE, SAF,
SM (1996), En Guyane et à Saint-Martin : des étrangers sans droits dans une France bananière, rapport
multigraphié, 145 p.
BADEJO F. (1990), “Sint Maarten : the Dutch Half in
Future Perspective”, in B. Sedoc-Dahlberg (edited by),
The Dutch Caribbean : Prospects for Democracy, New
York, Gordon and Breach, pp. 119-150.
BARDINET F. (2002), VIH Mère-Enfant : comment de
bons résultats périnatals peuvent coexister avec une
ségrégation dans l’accès aux soins de migrantes
pauvres ou comment la seule considération de la nationalité masque la situation épidémiologique réelle des
migrantes, Colloque CISIH Guyane, Communication
présentée aux Journées CISIH - Guyane.
BENOÎT C. (1997), Sida et itinéraires thérapeutiques à
Saint-Martin/Sint Maarten : représentations culturelles
ou pratiques sociales ?, Dérades, vol. 1, pp. 79-88.
BENOÎT C. (1998), Le sida à Saint-Martin : représentations et recours aux soins dans une société pluriethnique, Paris, ANRS/Sidaction, rapport multigraphié,
77 p.
DELACHET-GUILLON Cl. (1997), Sida et acculturation. Approche comparative de la prévention du sida
avec les migrants haïtiens en région Île-de-France et
Guadeloupe, Paris, Agence Nationale de Recherche sur
le Sida (ANRS), 375 p.
DENIS I. (1999), Un îlot d’exception dans une
République indivisible, Plein Droit, n° 43 (septembre),
pp. 24-27.
DÉRADES (2000), Le droit des étrangers - Entretien de
Dérades avec Alain Manville, Dérades V, pp. 25-38.
DOMENACH H. (1994), « L’espace migratoire caribéen et les départements français d’Amérique », in
M. Burac (ed.), Guadeloupe, Martinique et Guyane
dans le monde américain, Paris, Karthala, pp. 176-186.
DOMENACH H. et PICOUET M. (ed.) (1992), La
dimension migratoire des Antilles, Paris, Éditions
Economica.
FARMER P. (1992), Aids and Accusation : Haiti and
the Geography of Blame, Berkeley, Berkeley University Press.
FASSIN D. (1996), L’espace politique de la santé.
Essai de généalogie, Paris, Presses Universitaires de
France.
BENOÎT C. (1999), Circuits des patients atteints de la
drépanocytose et filières de soins en Guadeloupe :
modèles culturels de la maladie et exclusion sociale
dans une société pluriethnique, EHESS, Centre
d’études africaines, rapport INSERM, appel d’offres
« Filières, réseaux, séquences de soins et circuits des
malades » de l’intercommission n° 6, 56 p.
FASSIN D. (2001), Le culturalisme pratique de la santé
publique. Critique d’un sens commun, in J.-P. Dozon
et D. Fassin (ed.), Critique de la santé publique - Une
approche anthropologique, Paris, Balland, pp. 181-208.
BOURDIER F. (2001), Trajectoires sociales entre
l’Amazonie française et brésilienne des personnes
contaminées par le VIH, Migration et santé, n° 104,
pp. 79-90.
MANVILLE A. (1999), Épuration violente à SaintMartin, Plein Droit, n° 43 (septembre), pp. 11-19.
BOURDIER F. (2002a), Le migrant, l’ethnologue et le
médecin..., Dérades, vol. 9, pp. 59-68.
BOURDIER F. (2002b), Malades et maladies en exil :
les migrations brésiliennes vers la Guyane à l’épreuve
du sida, Sciences sociales et santé, vol. 20, n° 3,
pp. 5-28.
CAUNES (de) F. et SICARD F. (1996), Projet de santé
communautaire des îles du Nord. Drépanocytose : programme de prise en charge de la mère et de l’enfant à
Saint-Martin, rapport multigraphié, 12 p.
JOLIVET M.-J. (2002), Migrations et sida en Guyane,
ou les pièges d’une situation complexe, Sciences
sociales et santé, vol. 20, n° 3, pp. 29-36.
RUMMENS J. W. A. (1993), Personal Identity and
Social Structure in Sint Maarten/Saint Martin : A Plural
Identities Approach, PhD, York University, Canada.
VIDAL L. (2003), Travers culturalistes et pertinences
du social dans l’approche du sida en Afrique, in
VIH/SIDA - Stigmatisation et discrimination : une
approche anthropologique, Éditions de l’UNESCO,
Études et rapports, série spéciale, n° 20, pp. 15-19.
ZOHOUN I. S., MÉRAULT G., REINETTE P. et
ROSA J. (1992), Politique de santé et drépanocytose,
La revue du praticien, vol. 42, pp. 1873-1877.