« Grâce à Sylvia… » Dans les coulisses du tournage du - ACF-ECA

Transcription

« Grâce à Sylvia… » Dans les coulisses du tournage du - ACF-ECA
« Grâce à Sylvia… »
Dans les coulisses du tournage du « Télévision » de Lacan
NOUS AVONS LU : « LACAN REGARDE LE CINEMA. LE CINEMA REGARDE LACAN » 1,
PARU EN 2011 SOUS LA DIRECTION DE JACQUES-ALAIN MILLER. TRADUCTION DIRIGEE ET REDIGEE
PAR JEANNE JOUCLA
« Lacan regarde le cinéma. Le cinéma regarde Lacan » recueille les travaux d’un colloque qui s’est
tenu à Venise en 2006 avec des personnalités de premier plan parmi lesquelles Judith Miller,
Benoît Jacquot et Antonio Di Ciaccia. Jeanne Joucla est à l’initiative de cette passionnante
traduction en français. Nous la remercions de nous avoir autorisés à en publier cet extrait.
Nous sommes entrainés dans les coulisses du tournage de « Télévision ». Dans ce film diffusé à la
télévision Lacan accorde à Jacques-Alain Miller l’unique interview audiovisuelle à laquelle il ait consenti.
Judith Miller et le réalisateur, Benoît Jacquot, font le récit du tournage2 et Benoît Jacquot révèle comment
le ratage intégral de la première modalité de tournage nécessita… de tout jeter. Puis de tout
recommencer.
Benoît Jacquot discutait du projet avec Jacques-Alain Miller : « On envisageait, avec le docteur, qu’on a
rencontré plusieurs fois, de faire une sorte de reportage, une sorte de conversation à bâtons rompus,
une sorte de café du commerce lacanien »3. Une fois établie cette idée de mise en scène, la caméra
tourne : « On a fait une première séance de tournage, comme ça, une sorte de conversation de salon,
où parlaient surtout Jacques-Alain Miller et Lacan, et j’intervenais aussi quelquefois dans cette
conversation à bâtons rompus. Cela faisait à peu près trois heures d’enregistrement filmé de cette
conversation »4. Quelle ne fût pas leur surprise et leur accablement de constater, à l’écoute de la bande
sonore, que cette conversation, malgré son « niveau de pensée exceptionnelle »5, « serait voué[e] au
pire »6 si elle devait être diffusée en l’état auprès des « centaines, voire des millions de personne qui
allaient écouter et voir cela »7 sur leurs postes de télévision.
La conclusion tombe, radicale : le matériel est inutilisable en l’état. C’est une comédienne, Sylvia Bataille,
épouse de Lacan, qui leur dévoile l’impossibilité de soumettre le public à cette ascèse scénographique.
1
« Lacan regarde le cinéma. Le cinéma regarde Lacan », Collection rue Huysmans, Paris, 2011, p. 32.
Ibid, pp. 30-33.
3
Ibid, p. 32.
4
Ibid.
5
Ibid.
6
Ibid, p. 31.
7
Ibid, p. 33.
2
C’est elle aussi qui inspirera en quelque sorte la grâce d’une autre voie. Les trois heures de rushes de
cette première séance de travail, ont, quant à elles, disparu…
Il fallut repasser par l’écriture. Benoît Jacquot : « On a alors décidé, Jacques-Alain et moi, de changer
complètement de registre. Et Jacques-Alain a convaincu le docteur de faire tout autrement, c’est-à-dire
de répondre par écrit à une batterie de questions écrites qu’il lui posait, d’une manière très méthodique
et rigoureuse, comme il sait le faire. A charge pour le docteur d’interpréter son propre texte »8, ensuite,
devant la caméra. Ainsi, nos deux réalisateurs, cherchant à capturer le « vrai » de la parole du docteur
Lacan, en passent finalement par un filtre, celui d’une véritable écriture cinématographique pour donner
à leur documentaire une chance de toucher son public.
Benoît Jacquot le formule avec autant de lucidité que de malice : « Ça c’était mon truc, de faire de
Jacques-Alain Miller le scénariste, pour un film dont je serais le metteur en scène et où Lacan serait la
star ! »9. Judith Miller précise la différence entre la mise en scène propre à la fiction cinématographique,
qui voile/dévoile la star, et le style du documentaire, qui actionne simplement l’objet regard : « Au fond
cette façon de filmer la star c’est exactement ce que Lacan dit dans ‘’Télévision’’, c’est-à-dire : « Je ne
m’adresse pas au regard, je parle en son nom »10. « C’est tout à fait différent »11.
Benoît Jacquot tire de l’expérience un enseignement d’une très grande profondeur : « On a voulu
commencer par un documentaire et on s’est aperçu que la parole, au sens que vous voudrez, de Lacan,
ne supportait pas le document, qu’il fallait pour toucher la vérité dont il parlait, un détour par la fiction.
Cette fiction est le dispositif que nous avons posé Jacques-Alain Miller et moi, cet appareil de questionsréponses écrites dont Lacan est devenu l’acteur. Ce rapport du document et de la fiction est à l’origine
du cinéma, tant que persiste cette question il y aura du cinéma »12.
Tant que persiste cette question, il y aura du cinéma. En d’autres termes, il s’agit de chercher comment
atteindre et transmettre quelque chose du réel au moyen de l’objet cinématographique. Tant que
persistera cette question, il y aura aussi la psychanalyse, ajouterions-nous. Et de fait, nous avons fait de
cette question l’axe, l’épine dorsale du projet « Psychanalyse et cinéma à Nice », dont la visée est d’inviter
à Nice des cinéastes proches de la psychanalyse, pour les convier à témoigner de la façon dont ils ont,
pour leur part, traité cette question.
Pascale BOUDA
Travail issu du Cartel ‘’Psychanalyse et cinéma à Nice’’
8
Ibid, p. 31.
Ibid, p. 31.
10
Jacques Lacan, « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 510.
11
« Lacan regarde le cinéma. Le cinéma regarde Lacan », op.cit., p. 32.
12
Ibid, p. 33.
9