Guillaume-Thomas Raynal, historien et philosophe français du
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Guillaume-Thomas Raynal, historien et philosophe français du
Académie des Sciences et Lettres de Montpellier 185 Séance publique du 4 mai 2009 Guillaume-Thomas Raynal, historien et philosophe français du XVIIIe siècle par François BEDEL GIROU de BUZAREINGUES et Gilles BANCAREL Première partie par François BEDEL GIROU de BUZAREINGUES Le grand Larousse Encyclopédique en dix volumes indique à la rubrique Raynal ce qui suit : “Historien et Philosophe français (Saint-Génies-d’Olt 1713, Paris 1796), entré dans la Compagnie de Jésus et ordonné prêtre, il abandonna la vie sacerdotale pour se consacrer à la philosophie et à l’histoire, habitué des salons d’Helvetius, d’Holbach et de Madame Geoffrin, il publia “l’Histoire du Stathoudérat” (1748), “Histoire du Parlement d’Angleterre” (1748), etc. Son grand ouvrage “Histoire Philosophique et Politique des Etablissements et du Commerce des Européens dans les Deux-Indes” (publié clandestinement en 1770), contient des attaques contre la politique des peuples colonisateurs, contre le clergé, contre l’inquisition, l’Abbé Raynal, décrété d’arrestation par le Parlement tandis que son ouvrage était interdit, s’enfuit auprès de Frédéric II, puis de Catherine II. En 1787, il obtint de rentrer en France et se retira à Toulon, chez l’Intendant Malouet. Elu député aux Etats Généraux, il se désista à cause de son grand âge en faveur de son hôte. Le 31 mai 1791, il adressa à l’Assemblée une lettre dans laquelle il condamnait les violences révolutionnaires, resta caché pendant la terreur, fut nommé membre de l’Institut en 1795, mais la mort l’empêcha d’y siéger.” C’est ainsi que commençait ma “communication publique” à la Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron du 19 septembre 1982, donnée à Séverac-leChâteau (Aveyron). J’indiquais aussitôt que Raynal n’était pas né à Saint Géniez d’Olt mais à Lapanouse de Séverac et donnais lecture de son acte de baptême retrouvé dans les archives de la commune de Séverac et ainsi libellé : “L’an mil sept cent treize et le quinzième jour du mois d’avril j’ai baptisé Guillaume-Thomas Raynal, fils du sieur Raynal, bourgeois, et de Demoiselle Catherine de Girels, mariés, du lieu de Lapanouse né le douzième dudit mois. Son parrain a été le sieur Pierre-Thomas de Girels, Advocat en Parlement, fils de M. de Girels, procureur du roi en la justice seigneuriale de Saint-Génies et la 186 Communications présentées en 2009 marraine Marie Raynal, veuve, du village de Massegro, paroisse Djnos, présents Jean-François de Girels et Guillaume Guiraudon, tisserand, dudit lieu de Lapanouse soussignés avec moi. Raynal, de Girels, Guiraudon, Trémolières, collégial et vicaire signés.” J’obtenais de la Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron, et notamment de son regretté président, l’éditeur-imprimeur Pierre Carrère, la décision d’apposer une plaque commémorative sur les murs de la maison natale de l’abbé Raynal à Lapanouse de Séverac. Ma communication eut un effet heureux, celui de provoquer une vocation : celle de Gilles Bancarel qui, aujourd’hui, est devenu après des années d’études et de recherches , l’historien de l’abbé Raynal et de ses idées, à telle enseigne qu’il soutint le 22 juin 2002 une thèse de doctorat à l’Université Montpellier III devant un jury présidé par le Professeur Claude Lauriol de l’Université de Montpellier. Cette thèse magistrale de plus de mille quatre cents pages a depuis été éditée aux Editions Honoré Champion à Paris en 2004 sous le titre “Raynal ou le devoir de vérité”. C’est dire que, depuis longtemps, le “disciple” a dépassé le “maître” puisque Gilles Bancarel a la gentillesse et la courtoisie de se dire mon disciple et que j’ai la faiblesse de le croire. C’est aussi la raison pour laquelle aujourd’hui devant votre auditoire il est à mes côtés et je suis aux siens pour vous présenter l’abbé Raynal. Né à Lapanouse de Séverac, l’abbé Raynal a ensuite passé toute son enfance à Saint Géniez d’Olt où sa famille alliée à la noblesse et à la vieille bourgeoisie de la province avant la Révolution avait un hôtel particulier. Les parents de Catherine de Girels, sa mère, dame d’atours de la duchesse d’Arpajon, étaient seigneurs de la Calsade près de Ségur (Aveyron). Raynal fit ses études chez les Jésuites à Rodez – fut ordonné prêtre en 1743 – entra dans la Compagnie de Jésus ; à Pézenas “il professa les humanités avec succès” il était éloquent se fit remarquer par ses prédications, puis se rendit à Paris en 1748 à l’âge de 35 ans. C’est là qu’il rompit avec sa vocation et la Compagnie de Jésus après avoir été attaché à l’Eglise St-Sulpice en qualité de prêtre desservant. Après avoir quitté l’Eglise (ou du moins l’exercice de la prêtrise) GuillaumeThomas Raynal devint historien avant de devenir philosophe. Il fréquentait alors le salon à la mode de Madame Geoffrin où il rencontrait chaque semaine Diderot, d’Alembert, d’Helvetius, le baron d’Holbach. Il publia en 1747 “l’Histoire du Stathouderat” et en 1748 “l’Histoire du Parlement d’Angleterre”, critique du régime parlementaire anglais alors qu’il était précepteur pour l’histoire et la philosophie du Prince héritier Friedrich de Saxe-Gotha, fils aîné du duc Frédéric III et de LouiseDorothée de Saxe-Gotha. A partir de 1747, il rédige “Les Nouvelles littéraires” et devient membre de l’Académie de la Rochelle le 7 juillet 1747, puis à la demande du duc de Choiseul, il est nommé rédacteur puis directeur du Mercure de France en 1750 et publie en 1753 les “Anecdotes historiques, militaires et politiques” et l’année suivante les “Mémoires historiques et politiques”. Devenu membre de l’Académie de Berlin le 29 octobre 1750, sur proposition de Voltaire, il y fonde un prix sur “Les devoirs d’un historien”. En 1753, 1754 et 1755, il publie les “Correspondances de Grimm”. Académie des Sciences et Lettres de Montpellier 187 Le 2 février 1754, il est élu membre de la Royal Society sous le patronage de Mairan et de d’Alembert. En 1762, il publie un “Traité sur l’Ecole militaire”. A cette même époque (1770) parut à l’étranger et sous l’anonymat la première édition de “l’Histoire de Deux-Indes” attribuée par certains historiens à Diderot, lequel collabore à la deuxième édition, celle de 1774 parue toujours sous l’anonymat mais avec en première page le portrait de l’abbé Raynal. Le 19 décembre 1772, un arrêt du Conseil du Roi interdit “l’Histoire des Deux-Indes” qui est mise à l’index par l’assemblée du Clergé. Diderot collabore certes à la troisième édition de “l’Histoire des Deux-Indes” publiée en 1780 mais la paternité de l’ouvrage ne fait plus aucun doute ; l’auteur qui se cachait jusque-là était bien l’abbé Raynal dont le portrait est en première page. Le Parlement de Paris condamne l’ouvrage à être lacéré et brûlé par les mains du bourreau. En 1780, l’abbé Raynal voyage en Suisse, se rend à Zurich… au lac de Constance… avant de se rendre à Genève pour surveiller l’impression de cette troisième édition de “l’Histoire des Deux-Indes”. Il y est reçu par le pasteur Jacob Vernes chez qui il est en rapport étroit avec les protestants du Refuge, lesquels lui donnent de précieuses indications pour son “Histoire des Deux-Indes”. Il y prépare aussi “l’Histoire de la Révocation de l’Edit de Nantes”, lequel ne paraîtra jamais car cela lui aurait interdit définitivement son retour en France. Toujours en exil, Raynal se rend à Spa où il rencontre le Prince Henri et “dîne seul avec l’empereur Joseph II”. Reçu à Liège puis à Bruxelles, il se rend ensuite à Mayence où il est reçu par la Société Littéraire fondée par le Grand Electeur Freidrich Karl von Erthal qui propose de lui ériger un buste. Il se rend ensuite à Francfort, y est reçu à la Cour de Saxe-Gotha puis à la Cour de Saxe-Weimar où il rencontre Goethe. A Berlin, il est reçu en audience par Frédéric II. Il revient en France, assiste le 25 août 1780 à la séance solennelle de l’Académie de Lyon dont les travaux portaient sur “les Avantages et les désavantages de la Découverte de l’Amérique” mais repart à Lausanne où il rencontre l’archiduc Ferdinand, le prince de Brunswick et le prince Galitzine ; il y réside jusqu’en 1784. Raynal est alors autorisé à vivre en France sous la condition qu’il n’habiterait pas dans le ressort du Parlement de Paris. Entre-temps, avait paru la troisième édition de “l’Histoire des Deux-Indes”, publiée sous le seul nom de Raynal avec son portrait de philosophe. Il est reçu triomphalement à Saint Géniez d’Olt dans la ville de son adolescence et y dispense des prix académiques puis s’établit à Toulon, répondant ainsi à l’invitation de Malouet (qui siégea plus tard en 1789 à l’Assemblée Constituante comme monarchiste constitutionnel et devint ministre de la Marine sous la Restauration) ; il y rencontre de nombreuses personnalités et se lie avec Bonaparte alors lieutenant-colonel et aussi avec le grand écrivain Arthur Young. En 1787, il fonde deux prix littéraires à l’Académie de Marseille et dote l’assemblée provinciale de Haute Guyane d’une somme de vingt-quatre mille £ivres avec médaille d’argent destinée à récompenser les douze agriculteurs de la province les plus méritants. Il fonde successivement trois prix dont un à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, un à l’Académie des Sciences et Lettres de Paris et un à l’Académie Française prolongeant celui déposé à l’Académie de Lyon en 1781. 188 Communications présentées en 2009 Les marseillais vénèrent Raynal et le réclament comme député aux Etats Généraux, ce qu’il refuse en raison de son âge. L’Assemblée Nationale, sur demande de Malouet, casse le décret de prise de corps rendu par le Parlement de Paris à son encontre. Brissot annonce à Raynal sa nomination à la Société de Philadelphie pour l’abolition de la traite et de l’esclavage. Tel est le parcours exceptionnel de l’abbé Raynal. Son “Histoire philosophique et politique des Etablissements et du Commerce des Européens dans les Deux-Indes” appelée communément “Histoire des DeuxIndes” eut un énorme succès et fut publiée de 1770 à 1785 en quatorze éditions. Enfin, après la mort de Guillaume-Thomas Raynal, une 15e Edition dite Edition de Peuchet parut en 1820-1821 en 12 vol. in-8°, ornée de dix gravures et accompagnée d’un Atlas. Dans la troisième partie de cette conférence et après que Monsieur Gilles Bancarel vous aura présenté les vues relatives à la vie de l’abbé Raynal et à son “Histoire des Deux-Indes”, je vous parlerai de son message et de ce qui a trait à l’esclavage et aux colonies, préparant ainsi la journée du 10 mai 2009 voulue par la loi du 21 mai 2001 ; à cette date, la France fut et reste le premier et le seul Etat au monde qui ait déclaré la traite négrière et l’esclavage “crime contre l’humanité”. Chaque 10 mai, la nation commémore ou devrait commémorer les mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions. Cependant, avant de clore la première partie de cette conférence, il me reste à vous dire pour être complet sur la vie de l’abbé Raynal qu’en 1791, atterré par la tournure des évènements qui se produisaient à Paris, il adressa à l’Assemblée Nationale une lettre publique dans laquelle il déplorait ce qui se passait dans la capitale. Je vous en donne quelques extraits : “… J’ose depuis longtemps parler aux Rois de leurs devoirs ; souffrez qu’aujourd’hui je parle au peuple de ses erreurs, et à ses représentants des dangers qui nous menacent. Je suis, je vous l’avoue, profondément attristé des crimes qui couvrent de deuil cet empire”. “… prêt à descendre dans la nuit du tombeau, prêt à quitter cette famille immense dont j’ai ardemment désiré le bonheur, que vois-je autour de moi ! des troubles religieux, des discussions civiles, la consternation des uns, la tyrannie et l’audace des autres, un gouvernement esclave de la tyrannie populaire, le sanctuaire des lois environné d’hommes effrénés qui veulent alternativement ou les dicter ou les braver ; des soldats sans discipline, des chefs sans autorité, des ministres sans moyens ; un roi, le premier ami de son peuple, plongé dans l’amertume, outragé, menacé, dépouillé de toute autorité, et la puissance publique n’existant plus que dans les clubs où des hommes ignorants et grossiers osent prononcer sur toutes les questions politiques”. “… le mal que vous pouvez détruire, comment le laisseriez-vous subsister ? Comment, après avoir déclaré le dogme de la liberté des opinions religieuses, souffrez-vous que des prêtres soient accablés de persécutions et d’outrages ? Comment après avoir consacré les principes de la liberté individuelle, souffrez-vous qu’il existe dans votre sein une institution qui serve de modèle et de prétexte à toutes les inquisitions subalternes ? Vous avez un gouvernement monarchique, et ils le font Académie des Sciences et Lettres de Montpellier 189 détester ; vous voulez la liberté du peuple et ils veulent faire du peuple le tyran le plus féroce. Vous voulez régénérer les mœurs, et ils commandent le triomphe du vice et l’impunité des crimes.” et plus loin : “Il est temps d’arrêter les vengeances, les séditions et les émeutes, de nous rendre enfin la paix et la confiance. Pour arriver à ce but salutaire, vous n’avez qu’un moyen, … celui de confier au roi toute la force nécessaire pour assurer la puissance des lois, de veiller surtout à la liberté des assemblées primaires, dont les factions ont éloigné tous les citoyens vertueux et sages.” “Vous avez posé les bases de cette constitution raisonnable, en assurant au peuple le droit de faire des lois, et de statuer sur l’impôt. L’anarchie anéantira ces droits eux-mêmes, si vous ne les mettez sous la garde d’un gouvernement actif et vigoureux, et le despotisme vous attend si vous ne le prévenez par la protection tutélaire de l’autorité royale.” “J’ai recueilli mes forces pour vous parler le langage austère de la vérité, pardonnez à mon zèle et à mon amour pour la patrie ce que mes remontrances peuvent avoir de trop libre.” A la lecture de cette lettre publique, on comprend pourquoi l’abbé Raynal mis littéralement à l’index par l’Eglise et le Parlement de l’Ancien Régime, condamné à l’exil et de ce fait, adulé par tous ceux qui ont souhaité et préparé la Révolution, soit mis ensuite à l’index, vilipendé et désavoué par les révolutionnaires eux-mêmes, Robespierre attribuant les propos tenus dans cette lettre au “grand âge” de l’abbé Raynal. S’il n’avait pas été l’abbé Raynal, il aurait été guillotiné. Ainsi, pendant plus d’un siècle et demi, Raynal fut ignoré volontairement de ceux qui d’un côté soutenaient l’Eglise et la Cour et de l’autre ceux qui avaient pris délibérément le parti de la Révolution. On doit à des hommes comme Gilles Bancarel d’avoir “ressuscité” l’abbé Raynal par son livre, par les travaux du XIIe Congrès International des Lumières qui s’est tenu à Montpellier en juillet 2007, par le patronage de l’Unesco et du Ministère de la culture et la communication qu’il a obtenu et par tout ce qu’il se prépare à faire et sur quoi je ne peux m’étendre aujourd’hui. Avant son décès en 1796, l’abbé Raynal avait été élu à l’Institut de France. Il écrivit aussitôt au secrétariat de l’Institut ce qui suit : “Je reçois dans l’instant (2 nivose an 4 de la République) une lettre du secrétariat, qui m’annonce ma nomination à l’Institut National. Ceux de ses membres qui ont bien voulu m’appeler à eux, ignoraient vraisemblablement que la campagne est depuis longtemps mon séjour unique, que j’ai quatre-vingt-trois ans, et que des infirmités habituelles me rendent incapable de toute occupation suivie : mon devoir est d’informer la société de ces particularités, afin que, si cela lui paraît convenable, elle puisse me remplacer par un écrivain plus en état que moi de la seconder dans ses importants et glorieux travaux”. Après Gilles Bancarel, je reviendrai en guise de conclusion sur son “Histoire des Deux-Indes” et sur son message . * * * 190 Communications présentées en 2009 Deuxième partie Le retour de l’abbé Raynal par Gilles BANCAREL Docteur es Lettres, conférencier invité Malgré le silence suspect qui entoure la carrière d’un des auteurs les plus célèbres de son temps, les dictionnaires nous rappellent que Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796) fut le pionnier de la lutte contre l’esclavage et l’auteur d’une Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, ouvrage qui devait immortaliser son nom et porter celui de sa patrie sur tous les continents. Aujourd’hui redécouvert par des chercheurs du monde entier l’œuvre de ce rouergat hors du commun, dans laquelle les chercheurs de l’Université de Cambridge (1) reconnaissent dans un des premiers traités sur la mondialisation vient d’être réédité en langue japonaise (2). Dès lors comment expliquer ce silence ? Pourquoi celui qui fut qualifié en son temps d’“apôtre de la liberté” et qui figure comme l’un des pères spirituels de la Révolution française reste aujourd’hui ignoré du grand public ? Pour tenter de répondre à ces questions et comprendre les raisons profondes de cet oubli, il nous faut nous revenir sur le parcours singulier de cet écrivain dont les écrits accompagnèrent la Révolution française et qui prit le risque d’user de sa liberté de parole en pleine période révolutionnaire pour en condamner les excès. Cet épisode charnière de la vie de l’abbé Raynal se déroule lors de son séjour en Provence, alors que bénéficiant d’une importante popularité attachée à son statut d’écrivain “oracle de la Révolution”, il décide de se faire le témoin des évènements qui se déroulent sous ses yeux. Ainsi naîtra la lettre qu’il adressera à l’assemblée en 1791. A partir de cette date, le personnage sera caricaturé, vilipendé et oublié au point de disparaître des mémoires jusqu’à nos jours. Les événements Afin de mieux percevoir l’état d’esprit du moment, il suffit de se replonger dans la presse de ce mois de juin 1791, plus particulièrement dans Le Courrier des LXXXIII départements n° XVIII du samedi 18 juin 1791 (3) pour juger de l’effervescence qui agite l’opinion. “La Société des Amis de la Constitution, séante à Aix, à Antoine Joseph Gorsas : Salut, Frère et ami, l’assemblée des Amis de la Constitution de cette ville, charge son comité de correspondance de vous faire part de la délibération qu’elle vient de prendre relativement à G.T. Raynal. Toujours jalouse de donner des preuves d’attachement et de reconnaissance à ceux qui s’étaient montrés amis de la liberté avant notre heureuse révolution, l’assemblée possédait le buste de celui qui a prêté son nom à l’Histoire politique et philosophique des 2 Indes : elle avait gardée ce buste nonobstant les soupçons d’incivisme que son séjour à Marseille avait justement fait naître ; d’ailleurs elle ne voulait pas heurter de front l’opinion universellement établie sur son compte ; elle s’était tue jusqu’à ce jour. A la lecture de la lettre de cet homme sans pudeur comme sans principes, l’assemblée indignée Académie des Sciences et Lettres de Montpellier 191 des sentiments anti-constitutionnels qu’elle contient, a unanimement arrêté que son buste désormais l’objet du mépris, serait transféré aux petites maisons, dans la chaise à porteurs de l’Hôpital. Le 8 à 4 heures après midi, les porteurs se rendent à la porte du lieu de nos assemblées, où ils embarquent le palanquin, le fameux philosophe, et prennent le chemin de Saint Lazare. Plusieurs membres le suivent ; bientôt une grande affluence de peuple investit la chaise, en criant : c’est un aristocrate qui se rend à sa maison ! Des applaudissements réitérés sanctionnèrent ce jugement vraiment patriotique. On arrive à la porte d’Aix : pour le coup, il fut impossible d’aller plus avant, sans contenter la curiosité impatiente du peuple, on expose à la risée publique ce vieux fou ; c’était à qui dirait son mot et les épithètes les plus comiques étaient ajustés à la situation… Le pauvre homme ! Les huées suivirent le buste malencontreux jusqu’à Saint Lazare, où le peuple prit congé en criant : Vivent les Amis de la Constitution !... A l’hôpital avec l’aristocrate etc. La sotte copie d’un plus sot original fut placée dans la galerie des hommes ; on le dépose au milieu d’une petite chambre, après lui avoir ceint la tête d’un mouchoir rouge, signe parlant qui indiquera à ceux qui viendront le visiter, les motifs de sa détention. – Voilà bien, patriote, comment, les Amis de la Constitution, traitent les aristocrates. Ils vous prient d’insérer ce récit exact, le tout pour l’édification nationale. Signé Guinot, préf. ; Ricard, fils, secret.” La relation de cet événement dans la presse quotidienne s’accompagne d’une campagne médiatique sans précédent qui vise à faire oublier l’image glorieuse de l’abbé Raynal. Ainsi va être diffusé une série de gravures satiriques dont une relate précisément cet événement. Conservée à la Bibliothèque nationale de France, cette gravure nous montre le buste de Raynal - jusqu’alors placé dans la salle des séances de la Société des amis de la constitution - déplacé vers l’hôpital Saint-Lazare, dit hôpital des fous. La foule entoure le cortège, le buste ceint d’un bandeau, attribut des fous, est accompagné d’un panneau surmonté de lauriers et orné de grelots, sur lequel on lit : “Admiration pour l’Histoire des 2 Indes et mépris pour la lettre à l’Assemblée”. Une légende indique : “L’abbé Mauri, Royou et M. Malouet témoignent leur douleur en voyant qu’on traite ainsi leur maître dont ils ont égaré l’esprit”. Un personnage agenouillé sur le passage tient une affiche sur laquelle on lit l’inscription : “le peuple trop instruit a reconnu la ruse”. Ainsi, la fureur populaire prolongeait les paroles de Robespierre au lendemain de la lecture par l’Assemblée nationale du mémoire que venait de lui envoyer l’abbé Raynal, à peine une semaine plus tôt. Ce texte fatal pour Raynal restera connu sous le titre d’Adresse à l’assemblée du 31 mai 1791. A l’issue de cette lecture, Robespierre, de la tribune de l’Assemblée remercia “le vieillard respectable qui publia des vérités utiles à la liberté”, lui trouvant pour “excuse suffisante, son grand âge” ouvrant ainsi définitivement une longue période d’oubli. Retour sur une œuvre Connue en France qu’à partir de 1772, l’Histoire des deux Indes l’ouvrage de l’abbé Raynal est interdit sur tout le territoire français dès sa parution, par un arrêt du Conseil “attendu qu’il contenait des positions hardies, dangereuses, téméraires et contraires aux bonnes mœurs et aux principes de la religion”. En 1774, paraît alors une deuxième édition plus hardie que la première, où apparaît pour la première fois le nom de son auteur ainsi que son portrait d’ecclésiastique. L’ouvrage est mis à 192 Communications présentées en 2009 l’Index par le clergé. Alors que le livre interdit suscite de plus en plus d’intérêt de la part du public, Raynal publie en 1780 la troisième édition, plus virulente encore, dans laquelle Diderot eut une part plus importante. Cette édition qui paraît à Genève dévoile avec son nom d’auteur, son portrait de philosophe. Le 25 mai 1781, un arrêt du Parlement de Paris condamne l’ouvrage à être “lacéré et brûlé par l’exécuteur de la haute justice au pied de l’escalier de Saint-Barthélemy”. Pour éviter l’emprisonnement, Raynal prend la route de l’exil aux Pays Bas, en Prusse, puis en Suisse. Cette avalanche d’interdictions qui reprennent in extenso les passages subversifs de l’ouvrage lui assure une publicité inespérée. Le livre devient un best-seller. C’est alors une succession et un enchevêtrement d’éditions prohibées, de copies, de contrefaçons qui propagent le texte de l’Histoire des deux Indes bien au-delà des frontières où l’auteur est connu et apprécié. Véritable “machine de guerre”, sorte d’encyclopédie du monde colonial, l’ouvrage rassemble tous les sujets en vogue et décrit précisément la situation des colonies en condamnant l’esclavage. Mais le livre est éminemment politique et polémique. L’auteur y dresse un réquisitoire contre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. En condamnant l’esclavage qui a contribué à la fortune des négociants, Raynal remet en cause la souveraineté du pouvoir qui le protège et fustige la religion dont il est issu. Il devient alors la “Bible des deux mondes”, pour reprendre la citation de Michelet, et le catéchisme des Révolutionnaires. On dira que la l’Adresse de l’abbé Raynal à l’Assemblée eut l’effet d’un “séisme” dans l’opinion publique, car le philosophe, un des seuls survivant des évènements, incarnait alors la Révolution qu’il avait appelé de ses vœux. Aussi, sa prise de position suscita des réactions enflammées dans tout le royaume. On relèvera entre autres celle de Félix Nogaret qui signe une “Apostrophe à l’abbé Raynal” dans le Journal de la Société des Amis de la Constitution, séante à Versailles en date du 5 juin 1791 (4). “…Ta mémoire est déshonorée Vieux fourbe, traître abbé Raynal ! Ta raison s’enfuit égarée. N’as-tu pas donné le signal Qui, d’un despotisme infernal Sauve la liberté sacrée ? Près de Jean-Jacques & de Mably Nos cœurs t’assignaient une place ; Tu la perds, par un trait d’audace … Du Français le cœur est trop bon. Tu tomberas sans qu’on t’immole ; Et la publique opinion Sera pour toi le capitole. … Déserteur de la vérité, Meurs en opprobre à ta patrie. Que ton nom, longtemps respecté, N’arrive à la postérité Qu’enveloppé d’ignominie”. Académie des Sciences et Lettres de Montpellier 193 Redécouverte Il aura fallu deux siècles de publications ininterrompues (5) pour orienter la recherche vers les questions essentielles qui permettent aujourd’hui de comprendre l’ampleur et la modernité de l’œuvre de Raynal et pour permettre sa redécouverte par le grand public (6). Ces questions viennent lever le voile à la fois sur la : - réputation de l’auteur par la connaissance de la production imprimée ; - diffusion du livre par l’étude de la stratégie éditoriale ; - conception de l’œuvre par la mise en évidence des réseaux ; - portée de l’œuvre par l’analyse de son contenu. 1. Comment expliquer la réputation de l’auteur ? L’approche bibliographique a permis de révéler l’étendue du phénomène éditorial de l’Histoire des deux Indes dont on reconnaît aujourd’hui l’existence de près de 50 éditions du texte en moins de 20 ans ; éditions françaises, auxquelles il convient d’ajouter extraits ou publications dans les langues étrangères : espagnol, anglais, danois, polonais allemand, italien… Ce qui vient répondre de manière très précise à la question posée par la popularité de l’auteur en son temps et au-delà sur tous les continents. Sur le plan patrimonial, il en découle une importante production imprimée disséminée à travers la terre entière (7). 2. Comment expliquer la diffusion du livre ? Le travail effectué sur la personnalité de l’abbé Raynal a dévoilé de nombreuses facettes cachées du personnage, notamment son activité philanthropique au service du “progrès du genre humain”. C’est ainsi que l’on a pu mettre en parallèle la diffusion de l’ouvrage avec l’importante activité déployée par l’auteur dans les Académies, à travers toute l’Europe. Sur le plan patrimonial, il en résulte une quantité de prix ou fondations effectués à travers l’Europe sur des questions toujours essentielles et parfois encore inscrites à l’actualité de ses Académies (8). On relèvera entre autres : Les devoirs d’un historien, Académie de Berlin, 1783 La prospérité des manufactures, Académie de Lyon, 1781 La découverte de l’Amérique, Académie de Lyon, 1781 Les vérités et sentiments à inculquer aux hommes, Académie de Lyon, 1789 La sévérité des lois, Académie de Marseille, 1789 Les causes de l’accroissement du commerce, Académie de Marseille, 1786 Agriculture florissante et prospérité des Manufactures, Société Royale d’Agriculture de Paris, 1789 La composition des différentes terres, Société Royale d’Agriculture de Paris, 1789 Le calcul de la distance apparente de deux astres, Académie des Sciences, 1788 Le calcul de la latitude en mer, Académie des Sciences, 1792 Le calcul des longitudes de mer, Académie des Sciences, 1794 Discours historique sur la politique et le régime de Louis XI, Académie Française, 1789 La salubrité des villes, Académie des Inscriptions et belles lettres, 1789 194 Communications présentées en 2009 3. Comment expliquer la conception de l’œuvre ? L’analyse de l’œuvre à partir d’une approche de l’environnement culturel et social de l’auteur a permis d’éclairer les diverses facettes du livre issu de la combinaison de multiples talents et de nombreuses influences. La connaissance des personnalités les plus marquantes qui constituent son cercle relationnel, fait de gens de lettres, de politiques, de militaires, de banquiers, de négociants, d’explorateurs ou de savants, ont révélé l’existence d’un réseau d’information structuré organisé à l’échelle planétaire (9). Sur le plan patrimonial, cette dimension se mesure aux nombreux témoins et disciples de l’œuvre de Raynal tant au niveau national (Rousseau, Bonaparte, Chateaubriand…) qu’international (Bolivar, Miranda, Goethe…) 4. Comment expliquer la portée de l’œuvre ? La mise en perspective de l’œuvre littéraire de l’abbé Raynal à partir de son contexte de sociabilité a mis en lumière le fondement même de cette entreprise internationale consacrée au bonheur du genre humain, devenue œuvre universelle (10). Au delà de : l’histoire, de la philosophie, de la politique, du commerce, le livre a ouvert de nombreuses voies de réflexion liées à la justice, l’économie, la morale, l’agriculture, la science, la technique. Il a surtout mis en évidence le fléau de l’esclavage et initié la pensée des Droits de l’homme. Il a posé les bases de la réflexion sur la mondialisation dans ses premières lignes et considérablement élargi les champs spatiaux, thématiques et philosophiques, grâce à l’apport de nombreuses données statistiques : “Il n’y a point eu d’événement aussi intéressant pour l’espèce humaine en général, et pour les peuples de l’Europe en particulier - écrit Raynal - que la découverte du nouveau monde et le passage aux Indes par le cap de BonneEspérance…”. De la redécouverte à la reconnaissance Par sa vocation d’œuvre de référence, par sa structure d’œuvre évolutive, et par sa portée universelle l’œuvre de l’abbé Raynal apparaît aujourd’hui comme un modèle de communication moderne et d’échanges interculturels, trait d’union entre les cultures et entre les époques. Elle apparaît aussi comme l’un des fleurons du patrimoine intellectuel national français, témoignage du génie et de l’esprit des Lumières, émanation d’une période de l’histoire européenne où se sont forgés avec les modèles de nos sociétés contemporaines, les idéaux de notre civilisation : l’idéal républicain et les Droits de l’Homme. Les travaux scientifiques et les programmes d’animation réalisés jusqu’alors sur ce patrimoine ont servi à l’élaboration d’un projet de développement durable (11) à la mesure de l’œuvre et de l’attente du public sur tous les continents. Ce projet qui inscrit à la fois dans un cadre universitaire et dans un cadre associatif vise à valoriser le patrimoine culturel en tant que trait d’union et langage universel entre les civilisations dont l’Histoire des deux Indes constitue un des modèles. En même temps, il contribue à promouvoir à l’échelle internationale la connaissance de l’héritage interculturel autour de l’esclavage. L’exemple de l’abbé Raynal et de l’action menée autour de la valorisation de son œuvre nous ramène surtout à une réflexion plus large sur le patrimoine en tant que valeur fragile, de nature périssable qui existe aussi par son image (12). On a pu observer comment celleci peut être plus ou moins déformée par le miroir du temps et de l’espace qui jouent un rôle d’amplificateurs. A l’heure de la mondialisation, le patrimoine constitue un véritable enjeu de civilisation. L’œuvre de Raynal nous permet d’en saisir l’impor- Académie des Sciences et Lettres de Montpellier 195 tance, mais aussi l’essentiel : le dialogue entre les peuples et les Droits de l’Homme. Elle nous rappelle également la place de l’histoire dans nos sociétés. Une question plus que jamais d’actualité et qui nous renvoie à la question posée par Raynal à l’Académie de Berlin en 1783 sur Les devoirs d’un historien, – soumise depuis peu aux réflexions de la nation toute entière (13) : “Transmettre : cette fonction sociale essentielle semble plus difficile à remplir qu’autrefois, dans un monde marqué par la valorisation de l’individu et la contemplation du présent. Pourtant qu’il s’agisse de biens matériels, d’institutions publiques, de valeurs, de souvenirs, la question de l’héritage se retrouve au centre des grands débats contemporains.” * * * 196 Communications présentées en 2009 Troisième partie Guillaume-Thomas Raynal a été le premier champion de la lutte contre l’esclavage par François BEDEL GIROU de BUZAREINGUES Dans le Larousse en dix volumes, il est indiqué au terme “Esclavage” que les premiers philosophes à s’être occupé de l’esclavage étaient Montesquieu, Voltaire, Raynal, Marivaux, et Bernardin-de-Saint-Pierre et ce, bien avant le champion de la lutte anti-esclavagiste, Victor Schoelcher mais avant ce dernier, le seul à avoir été le doctrinaire et le grand champion de l’abolition de l’esclavage fut l’abbé Raynal. Dieu sait si, dans son histoire philosophique, Raynal a maudit, si l’on peut dire, les prêtres et les rois qui ont été en butte à ses attaques incessantes ; il n’a cessé d’apostropher de la manière la plus familière tous les princes régnants et, d’un ton de puissance supérieure, il leur a reproché ardemment leur fautes en même temps qu’il délimitait leurs droits et leurs devoirs. Mais pour Raynal, les propriétaires d’esclaves sont encore plus maudits que les prêtres et les rois. Le premier de tous et au nom de tout ce qui est sacré parmi les hommes, il a invité les souverains à se réunir, à se concerter pour détruire ce commerce sanguinaire et immoral. Dans le livre XI de son histoire philosophique, il s’écrie : “Rois de la terre, vous seuls pouvez faire cette révolution, si vous ne vous jouez pas du reste des humains, si vous ne regardez pas la puissance des souverains comme le droit d’un brigandage heureux, et l’obéissance des sujets comme une surprise faite à l’ignorance ; pensez à vos devoirs ; refusez le sceau de votre autorité à ce trafic infâme et criminel d’hommes convertis en vils troupeaux, et ce commerce disparaîtra ; réunissez une fois, pour le bonheur du monde, vos forces et vos projets… Que si quelqu’un d’entre vous osait fonder sur la générosité de tous les autres, l’espérance de sa richesse et de sa grandeur, c’est un ennemi du genre humain, qu’il faut détruire : portez chez lui le fer et le feu ; vos armées se rempliront du saint enthousiasme de l’humanité ; vous verrez alors quelle différence met la vertu entre des hommes qui secourent des opprimés, et des mercenaires qui servent des tyrans.” Il ne se lasse pas de plaider la cause des “nègres” ; il ne trouve pas de couleur assez forte pour peindre les souffrances des esclaves, pour noter l’infamie des barbares qui, par une sordide avarice, épuisent comme à petit feu la vie des malheureux “nègres”. Je le lis dans “l’Histoire des Deux-Indes” : “Cette soif insatiable de l’or a donné naissance au plus infâme, au plus atroce de tous les commerces, celui des esclaves. On parle de crimes contre nature, et on ne cite pas celui-là comme le plus exécrable. La plupart des nations de l’Europe s’en sont souillées, et un vif intérêt a étouffé dans leur cœur tous les sentiments qu’on doit à son semblable. Mais sans ces bras, des contrées dont l’acquisition a coûté si cher resteraient incultes. Eh bien Académie des Sciences et Lettres de Montpellier 197 laissez-les en friche, s’il faut que, pour les mettre en valeur, l’homme soit réduit à la condition de la brute, et dans celui qui achète, et dans celui qui vend, et dans celui qui est vendu.” Gilles Bancarel, dans son livre sur Raynal de 1996 écrit : “Ceux qui servent d’exemple à Raynal, au départ de la lutte contre l’esclavage, sont les “nègres” des colonies d’Amérique et particulièrement des Iles Caraïbes qui fournissent le sucre et les épices consommés en France. Ces prisonniers de guerre ou de droit commun sont achetés sur la côte Africaine à des marchands ou à des souverains locaux. Ils fournissent la main d’œuvre de base des exploitations coloniales d’Amérique et remplacent les indiens décimés par les massacres et les maladies. Malgré l’existence d’un “Code Noir” , datant de Louis XIV et censé régir non pas les droits mais les devoirs de leurs propriétaires, les conditions de vie matérielle et psychologique des esclaves sont très précaires. Ils constituent avec les indiens d’Amérique latine un des visages les plus tragiques de l’esclavage car organisé scientifiquement et à l’échelle industrielle avec toute la logique et l’efficacité des peuples occidentaux. En dénonçant les mauvais traitements dont certains d’entre eux sont victimes, le non respect du code noir, et le manque d’humanité de la majorité des propriétaires, le philosophe s’interroge sur le bien fondé de cette pratique et montre sa complète contradiction avec la morale chrétienne. Montesquieu et d’autres philosophes avaient abordé, à mots couverts, le scandale de l’esclavage pratiqué par les chrétiens. Personne avant Raynal n’avait posé aussi clairement la question et étudié avec tant de détails l’histoire, l’économie et la problématique morale de l’esclavage. Après avoir rappelé l’histoire de l’esclavage à travers les siècles et les civilisations, il décrit les conditions de vie de ceux qui sont victimes du système économique et agricole des colonies. Avant même les questions morales, il prouve l’absurdité financière du système esclavagiste tel qu’il est pratiqué : les pertes humaines que causent les transports et les mauvais traitements, la pauvreté du rendement du travail d’hommes mal portants, méprisés et désespérés. Il suggère des mesures sociales et économiques raisonnables telles que l’accession à la liberté personnelle, l’éducation, et l’introduction de motivations matérielles. Après avoir expliqué scientifiquement pourquoi les “nègres” ont la peau noire, Raynal décrit leurs qualités et le charme de leur musique, il les rend sympathiques à l’opinion. Il rappelle qu’ils ne sont pas des bêtes de somme mais des fils de Dieu. L’abbé invoque l’enseignement du Christ, l’égalité de tous les hommes et rappelle leur devoir de fraternité. Il accuse ceux qui s’approprient des vies qui n’appartiennent qu’à Dieu et proclame le caractère sacré de la liberté individuelle.” Dans sa ferveur philanthropique, Raynal appelle d’avance un héros, le premier esclave qui fera respecter sa dignité d’homme dans ceux de sa classe. “Dans la personne humaine la plus dégradée, il reste toujours un fond de noblesse et d’énergie vitale qui peut se ranimer.” Quelques années après, il se trouva au-delà des mers un homme que dévorait dans l’amertume de son âme, l’humiliation de l’esclavage, cet homme, brûlant d’un feu concentré avait appris à lire à quarante ans. L’histoire philosophique tomba entre ses mains ; Dieu seul sait l’impression qu’elle fit sur lui ; quelques temps plus tard, cet esclave appelait Raynal “son prophète” et faisait à la tête de ses compagnons 198 Communications présentées en 2009 d’infortune éprouver des revers aux plus braves généraux de Napoléon (lequel avait oublié que lorsqu’il s’appelait simplement Bonaparte, il avait été grand admirateur de Raynal. C’est de Toussaint Louverture qu’il s’agit. La révolte de Saint-Domingue fut la première grande brèche dans l’histoire de l’esclavage. L’Histoire Philosophique et Politique écrite par l’abbé Raynal contient des apostrophes et des phrases devenus célèbres dans le monde entier : “A qui barbares, ferez-vous croire qu’un homme peut être la propriété d’un souverain, une femme la propriété d’un mari, un nègre la propriété d’un colon”. “L’esclavage est l’état d’un homme qui a perdu la propriété de sa personne et dont un maître peut disposer comme de sa chose”. “Hommes, vous êtes tous frères, la nature, votre mère commune présente également la nourriture à tous ses enfants”. Une très belle représentation mise en exergue dans “l’Histoire Philosophique et Politique des Deux-Indes” montre : “la Nature, représentée par une femme, nourrit à la fois et avec le même intérêt, un enfant blanc et un enfant noir. Elle regarde avec compassion les Nègres esclaves que l’on voit dans l’éloignement travailler à des sucreries où ils sont maltraités par ceux qui les gouvernent”. Il s’écrie en final : “Parmi tant de mouvements et de tumultes, il s’élève un cri de la Nature : l’Homme est né libre”. Précurseur incontestable de l’abolition de l’esclavage, Guillaume-Thomas Raynal fut aussi le visionnaire de la fin des colonies ; à cette époque déjà, de 1770 à 1787, il prévoyait la chute inéluctable et inévitable des empires coloniaux. Bien sûr il applaudit à la liberté conquise par la jeune Amérique mais surtout il avertit ses lecteurs qu’inévitablement les colonies prendront un jour leur liberté. Déjà, avant Raynal les choses commençaient à bouger : Colbert, dans son Code Noir de 1685 reconnaît les esclaves pour être des êtres de Dieu… Il autorise les intendants à protéger les esclaves contre l’arbitraire de leurs propriétaires mais après Raynal tout va aller beaucoup plus vite. Le Roi Louis XVI, dans sa sagesse, avait ordonné l’Edit dit de Tolérance reconnaissant aux protestants traqués par l’Edit de Nantes, qui fut une grande erreur politique, le droit de pratiquer leur religion. Il n’était pas insensible, bien au contraire, aux écrits de l’abbé Raynal qu’il avait autorisé à revenir en France et s’il avait vécu, s’il avait continué à être Roi, l’abolition de l’esclavage aurait eu lieu sous son règne. Certes, la Convention, par décret du 4 février 1794, abolit l’esclavage mais cette abolition resta lettre morte et le décret fut rapporté par Bonaparte en 1802 au moment de l’affaire de Saint-Domingue ; il avait manifestement oublié le Bonaparte de ses débuts. Les écrits de l’abbé Raynal portèrent cependant leur fruit. En 1807, l’Angleterre interdit la traite des esclaves et la France en fit de même le 29 mars 1815. L’Angleterre émancipa les esclaves dès 1833 et la France dès 1848 à la suite de la campagne de Victor Schoelcher (décret du 4 mars 1848 paru le 27 avril 1848). Académie des Sciences et Lettres de Montpellier 199 En Amérique, la “Case de l’Oncle Tom” écrite en 1852 par l’Américaine Harriet Beecher-Stowe précéda de quelques années seulement la guerre de Sécession de 1865 et la libération des esclaves aux Etats-Unis. Le 25 septembre 1926, la convention de Genève interdit l’esclavage et cette interdiction devint solennelle dans la déclaration universelle des Droits de l’Homme (article 4 du 10 décembre 1948). En 1947, Nerhu célébrait l’indépendance de son pays et rendit hommage à Raynal : “Champion de l’anti-esclavagisme, champion de l’anti-colonialisme”. Quant au colonialisme instauré par les Hollandais, les Portugais et les Espagnols (lire attentivement “l’Histoire Philosophique et Politique des Etablissements et du Commerce des Européens dans les Deux–Indes”) et ensuite par les Anglais et par les Français, on sait aujourd’hui que malgré les avantages et les bienfaits de toute nature qu’il apporta aux peuples colonisés par ses missionnaires, ses instituteurs, ses médecins, ses agronomes, ses ingénieurs auxquels il faut rendre hommage, il n’a pas résisté à l’usure des temps. On peut le regretter à de multiples points de vues mais le grand vent de l’Histoire a soufflé très violemment. C’était inévitable ; c’est à ce titre que l’on peut dire que l’abbé Raynal a été un visionnaire autant qu’un précurseur. Arrivé au terme de cette conférence trop longue peut-être pour votre auditoire mais bien incomplète, on peut dire aujourd’hui sans crainte d’être contredit : Bien qu’il y ait encore dans certaines parties du Monde des colonies et des nations soumises à d’autres nations, qui aujourd’hui dans le Monde des Lettres, des Sciences, des Arts, de la Philosophie, de la Politique et bien entendu de la Religion oserait élever la voix ou écrire pour demander le rétablissement des colonies ? Egalement, bien qu’il y ait encore des esclaves connus ou inconnus, déclarés ou non, dans le Monde entier et surtout dans certaines parties du Monde que je ne nommerai pas, qui aujourd’hui oserait élever la voix, écrire des livres ou des articles pour demander le maintien ou le rétablissement de l’esclavage ? Il n’y aurait personne. C’est là le grand mérite, la grande victoire intellectuelle et morale de l’abbé Raynal, apôtre, précurseur et champion de l’abolition de l’esclavage en même temps que visionnaire et prophète quant à l’avenir incertain des colonies. Les faits lui ont donné raison, qu’on le déplore ou non, moins de deux siècles après sa mort. Sa courageuse lettre à l’Assemblée Nationale de 1791, son appel au Roi, démontre cependant que s’il se voulait réformateur il n’était pas révolutionnaire et surtout pas sanguinaire. Il est regrettable qu’il n’ait pas été entendu avant et pendant la Révolution ; cela aurait évité bien des crimes. Mais la France est à la fois conservatrice et révolutionnaire. “La France est incertaine” nous dit Max Gallo dans la grande fresque qu’il a dressée dans son livre sur “l’Ame de la France” paru aux éditions Fayard en 2007. A cette “France Incertaine” qui a vécu depuis 1789 sept Révolutions dont vous et moi faisons partie, j’adresse in fine le message de l’abbé Raynal, celui de la dernière phrase du dernier volume de son “Histoire des Deux-Indes” : “Ce faible ouvrage qui n’aura que le mérite d’en avoir produit de meilleurs, sera sans doute oublié mais au moins, je pourrai me dire que j’ai contribué autant qu’il a été en moi au bonheur de mes semblables et préparé peut-être l’amélioration de leur sort. Cette douce pensée me tiendra lieu de gloire.” 200 Communications présentées en 2009 NOTES (1) Cf. Emma Rothschild, Directrice du Centre for History and Economics, Université de Cambridge, “La politique de la Mondialisation version 1773”, L’observateur de l’OCDE, juin 2009. (2) Traduit en japonais par Shinsaku OTSU, Tokyo, PU de Hosei, 2009. (3) Le Courrier des LXXXIII départements n° XVIII, du samedi 18 juin 1791, p. 273-274. (4) Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (604021). (5) Cf. Cecil Courtney et Claudette Fortuny, “Répertoire d’ouvrages et d’articles sur Raynal” in : Voltaire Raynal Rousseau Allégorie, (Oxford, SVEC, 2003: 07), p. 35-245. Répertoire qui recense plus de 500 références de travaux publiés sur l’abbé Raynal entre 1800 et 2003. (6) G.T. Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans les deux Indes, pref. Gilles Bancarel, Paris, Bibliothèque des introuvables, 2006, 5000 p. Edition de l’œuvre originale qui précède la publication scientifique de l’œuvre en cours d’édition par l’Université d’Oxford. (7) G. Bancarel, “L’abbé Raynal en Rouergue”, suivi de “Les 49 éditions de l’Histoire des deux Indes”, dans : Annales de la Société d’Etudes Millavoises, Millau, 2007. (8) Voir l’exemple emblématique du Prix Montyon de l’Académie Française. Cf. G. Bancarel, Raynal ou le devoir de vérité, Paris, Champion, 2004. (9) “Raynal et ses réseaux”, colloque Bibliothèque nationale de France, 15-16 décembre 2006 (en cours de publication à la Voltaire Foundation, Oxford). (10) “Raynal et son Univers”, Colloque international placé sous le patronage de Monsieur Nicolas Sarkozy, Président de la République, Centre Du Guesclin, Université Paul Valéry, Béziers le 13 juin 2007. (11) Cf. Projet de Chaire UNESCO “Histoire des deux Indes et route de l’esclave” porté par l’Université Paul Valéry Montpellier III et l’Université Saint Denis de la Réunion. Exposition “Sur les pas de l’abbé Raynal” placée sous le patronage de l’UNESCO (www.abbe-raynal.org). (12) Action menée pour sa mise en valeur. (13) Rapport d’information n° 1262, de la Mission d’information sur les questions mémorielles, Assemblée Nationale, Paris, 18 novembre 2008.