Restructuration à retardements chez Alstom

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Restructuration à retardements chez Alstom
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2e semestre 2011/HesaMag #04
Dossier spécial 9/23
Restructuration à retardements
chez Alstom
Accidents, longues maladies, épuisement professionnel. Le site d’Alstom-Käfertal
en Allemagne affiche un bilan de santé accablant malgré le ralentissement
économique et le chômage partiel. La crise et une stratégie industrielle illisible ont
sapé l’effet positif sur la qualité du travail d'un système de gestion des risques mis
en œuvre il y a un peu plus de dix ans.
Clotilde de Gastines
Journaliste
4700 postes ont disparu
ces 15 dernières années
chez Alstom Mannheim.
Les "survivants"
craignent de devoir
bientôt à leur tour
raccrocher leur bleu de
travail.
Image : © Giovanni Nardelli
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Dossier spécial 10/23
La santé des salariés pâtit
L'historique
Paris prend le contrôle
Pionniers de la production d’électricité, Charles
E. Brown et Walter Boveri fondent la Brown,
Boveri & Cie (BBC) à Baden en 1891.
BBC prend une dimension internationale.
L’usine de Mannheim-Käfertal ouvre en 1901.
Elle fabrique turbines à vapeur, bobines à moteur,
transformateurs et générateurs au croisement
du Rhin et du Neckar. L’entreprise a ses écoles
techniques, cités ouvrières et clubs sociaux.
BBC surmonte les deux guerres mondiales
et profite à plein des grands travaux de
reconstruction de l’après-guerre. À la pointe
474 postes doivent disparaître. Le climat est
anxiogène et tendu dans l’usine allemande
d’Alstom à Mannheim (Bade-Wurtemberg).
Pour l’heure, plus de 2100 personnes conçoivent et fabriquent des turbines et des équipements électromécaniques pour les centrales
hydrauliques et nucléaires du monde entier.
Les salariés de Mannheim-Käfertal sont
"doublement menacés dans leur subsistance
économique et leur santé mentale", s'indigne
Wolfgang Alles. Le délégué syndical permanent (IG-Metall) nous reçoit dans un bâtiment
de brique trapu et centenaire baptisé Ampère
qui abrite le comité d’entreprise. Nous ne quitterons pas ce bâtiment car la direction d’Alstom Power Germany a refusé de nous accorder
une interview et ne nous laissera pas parcourir
les 172 hectares d’usine et de bureaux.
La détresse psychologique et la souffrance psychique augmentent ces dernières
années. Les réorganisations permanentes
engendrent incertitude, injustice et impuissance. "Officieusement, on connait les sections qui vont être fermées et le nombre de
postes concernés, concède Jürgen Zimmermann, contrôleur-qualité. Mais officiellement on ne sait pas, car la négociation n’a pas
encore commencé."
Pour l’instant, les sections de production et de montage occupent un tiers des effectifs, ingénieurs et personnel administratif
forment les deux tiers restants. La destruction de 474 emplois est une paille, quand on
sait que 4700 postes ont disparu au cours
des 15 dernières années. En 2000, Alstom a
de l’innovation, BBC développe le solaire et le
nucléaire, comptant jusqu’à 11 000 employés à
la fin des années 70. Les difficultés commencent
quand BBC participe à la construction de la
centrale nucléaire de Mühlheim-Kärlich près de
Coblence, située sur une faille sismique.
L’erreur précipite la fusion de BBC avec l’entreprise suédoise Asea en 1988. BBC devient Asea
Brown Boveri AG (ABB). Les effectifs s’effondrent à 6700 salariés. En 1999, ABB accepte de
fusionner ses activités avec le français Alstom.
L’année suivante ABB-Alstom Power cède finalement une part de l’activité et des locaux à ABB.
La firme prend le nom d’Alstom Power tout court
et dépend à présent de Paris.
repris l'entreprise centenaire Brown, Boveri
& Cie (BBC) (voir encadré), située au cœur
d’une des régions les plus riches d’Allemagne
et d’Europe.
Trois ans plus tard, Alstom voulait déjà
réduire les effectifs de moitié en fermant des
segments entiers d’ingénierie et de production. Une mobilisation de grande ampleur,
en 2003 puis à nouveau en 2005, a conduit à
un moratoire sur les suppressions d’emplois
dont l’échéance a été fixée à novembre 2010,
puis repoussée d'une année supplémentaire.
Le nouveau "plan d’ajustement du personnel"
n’est donc une surprise pour personne.
La condition sine qua non pour obtenir
le moratoire était de réorienter la production.
Alstom ne fabrique donc plus qu’un produit
unique à Käfertal : de gigantesques turbines à
vapeur et à gaz pour les centrales thermiques.
Cette monoculture inquiète les salariés qui
dénoncent le sous-investissement chronique
et le court-termisme de la stratégie industrielle du groupe français.
Malgré la crise et la sous-activité, les salariés ont pu être maintenus en emploi grâce
au chômage partiel financé par les aides de
l’État fédéral. Les effectifs sont restés stables
car le nombre de contrats à durée déterminée, intérimaires, sous-traitants ou détachés était "très restreint", explique Wolfgang
Alles. Seuls les ouvriers et les ingénieurs les
plus jeunes sont partis pour échapper à cette
restructuration à retardements. Le dispositif
de chômage partiel et le moratoire expirent à
l’automne. La tension est à son comble.
30 burn out, 50 personnes en arrêt de maladie
depuis plus d’un an. La crise et l’incertitude
ont en partie sapé l’effet de mesures améliorant la qualité du travail mises en œuvre en
1999 par le système de gestion des risques intitulé GFA (voir encadré p. 22).
Les 700 personnes travaillant dans la
production sont les plus exposées aux risques
d’accidents. "Certains travailleurs sont déjà bien
abîmés à 50 ans", explique Egon Mäurer, entré
comme ingénieur chez BBC en 1973 et délégué
à la santé et sécurité depuis 1994. "Environ 200
personnes sont très souvent absentes, au total
plus de six semaines par an. Elles viennent trois
semaines, puis retombent malade, soit à cause
de la même maladie, soit d’une autre. Elles souffrent surtout de douleurs lombaires ou d’autres
troubles musculosquelettiques."
L'activité la plus incapacitante est le nettoyage de pièces de turbines avec des jets d’eau
ou de sable à haute pression. La tâche est sale
et bruyante. Les représentants du personnel
tentent de prévenir les risques de surdité, en informant sur les protections, mais elles sont inadaptées ou alors mal utilisées. Heureusement,
la reconnaissance des lésions comme maladie
professionnelle permet de rembourser le coût
exorbitant des sonotones ou des implants.
Sur le montage des turbines, les accidents du quotidien sont les petites coupures
aux doigts. L’opération est délicate, car il
s’agit de fixer à la main les hélices très coupantes dans le coffre de la turbine. Il n’est pas
possible de porter des gants, car l’ouvrier sait
seulement au toucher et au bruit du marteau
sur l’hélice si elle est correctement emboîtée
et fixée. "L’opérateur force avec les bras levés,
ce qui lui abîme le dos, les bras et les épaules.
Donc dans ce métier-là, c’est dès 40 ans que
vous êtes abîmé", poursuit M. Mäurer.
La détresse
psychologique et la
souffrance psychique
augmentent ces
dernières années.
Les réorganisations
permanentes
engendrent
incertitude, injustice
et impuissance.
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Dossier spécial 11/23
Le médecin du travail applique cette
année de nouvelles méthodes pour examiner
les postes de travail (ergonomie, pénibilité,
etc.) et savoir si celui qui l’occupe est en bonne
santé. "Il faut lutter pour obtenir les machinesaidantes pour porter les charges lourdes", regrette celui qui a longtemps travaillé à la planification et à l’organisation de la production,
un service externalisé depuis… "Tout le parc
de machine doit être revu, les opérateurs le réclament sans cesse", poursuit l'ingénieur.
L’amiante constitue un autre motif d'angoisse pour les travailleurs. Selon les syndicats,
plus de 200 travailleurs ou anciens travailleurs
d'Alstom sont aujourd’hui concernés par une
contamination à l’amiante. Depuis les années
80, plusieurs centaines de cas de contamination auraient été constatés. D'autres substances
hautement toxiques inquiètent. "Dernièrement, un ancien collaborateur est décédé de
Gestion des risques :
Alstom
impose son modèle
En Allemagne, la perception et la prise en
considération de la santé au travail et du stress
ont évolué avec la loi sur la santé au travail de
1996 (Arbeitsschutzgesetz) et les directives
européennes.
La GFA a aussi donné une vision globale de
l’état des souffrances psychologiques (pression,
stress, possibilités d’évolution et de formation
insatisfaisantes, manque de reconnaissance,
peur de la perte d’emploi). Le comité d’entreprise a développé des formations pour les chefs
d’équipes et les salariés sur les risques psychosociaux et la gestion des conflits.
Alstom a son propre système de management,
intitulé EHS (Environment Health & Safety).
Il met en place des normes de santé et de sécurité
"parallèles à la règlementation officielle, que le
Dans la lignée de ces nouvelles dispositions, le
comité d’entreprise d’ABB (aujourd'hui Alstom) a comité d’entreprise ne reconnaît pas, parce qu’il
mis en place, en lien avec la direction, un système ne complète pas mais sursoit aux obligations
légales", explique Egon Mäurer. Il n’existe pas de
d’analyse de risques (GFA pour Gefährdungsanalyse) qui permet de prévenir et de consigner
liste complète de ces prescriptions EHS. Certaines
les risques physiques et psychologiques auxquels sont anodines : vérifier que la corbeille est vidée,
les employés sont exposés. Des enquêtes par
d’autres intrusives : voir si de la bière ne traîne
questionnaire ont permis de dégager 3400
pas dans un placard. Davantage du management
mesures concrètes contre les risques corporels
disciplinaire que de la prévention en sécurité et
et plus de 400 mesures contre les risques
santé au travail, estime Egon Mäurer, qui soupsychosociaux. Ces mesures concernaient en
haite valoriser les recommandations syndicales
partie l’amélioration des postes de travail dans
et légales qui sont régulièrement distribuées aux
les sections de production et de montage (bruit, salariés. En effet, en cas de maladie, l’EHS est
poussière, produits chimiques, mauvaise ventiinutilisable pour obtenir une indemnisation.
lation) et dans les bureaux (manque d’espace,
éclairage, ergonomie). Chaque salarié possède
les documents qui prouvent à quels risques il a
pu être exposé. Ces documents peuvent s'avérer
très utiles en cas de contentieux.
benzolisme (l’exposition au benzène et à ses
dérivés, ndlr), raconte M. Mäurer. Les analyses
sanguines peuvent révéler toutes les substances
dangereuses auxquelles un être humain a été
exposé tout au long de sa vie. Nous avons retracé son parcours professionnel au sein de l’entreprise pour le faire reconnaître. Sa veuve touche
donc une pension de réversion plus élevée."
Les hommes craquent
Paradoxalement, avec la mise en place du chômage partiel, le travail s’est intensifié dans les
unités de production. "Le dispositif touche à
sa fin", explique Wolfgang Alles, qui a débuté
chez BBC en 1987 comme outilleur. "Dans l’absolu, c’est mieux que le chômage, sauf qu’il a
été utilisé comme un outil de rationalisation.
Le travail est plus intensif que jamais."
Un travailleur confie sous anonymat
que les opérateurs redoutent qu’un membre
de leur équipe se blesse ou tombe malade, car
il faut se répartir son travail. "C’est un peu
chacun pour soi", ajoute-t-il avec une certaine
nostalgie pour la culture sociale de l’entreprise BBC, qui était de former des jeunes en
apprentissage tout au long de leur vie afin de
les maintenir au travail jusqu’à leur retraite.
Les salariés d’Alstom ont l’habitude de
changer de métier mais, cette fois, ils ont peur
de perdre leur emploi. "À 50 ans, on ne vous
reclasse pas, même si vous êtes un ingénieur",
constate M. Alles. Dans toute la région, il est
question de délocalisations et de fermetures
d’usines. "On se demande quand viendra
notre tour", renchérit un autre travailleur sous
anonymat, regrettant que la question se pose
tous les quatre à cinq ans, même pour ceux qui
sont en contrat à durée indéterminée. "Mes
collègues, qui débutent, pensent à acheter une
maison, fonder une famille, ils ont toujours
peur d’une mauvaise nouvelle. C’est difficile de
trouver du travail quand on a une qualification
très particulière. Surtout qu’on ne trouve pas
tout de suite un CDI." En effet, pour les travailleurs de la métallurgie, le chômage est plutôt élevé dans le bassin d’emploi de Mannheim,
qui est pourtant au cœur d’une des régions industrielles les plus riches d’Europe.
Egon Mäurer dénonce trente cas de burn
out et plusieurs tentatives de suicides. Sur les
30 cas d’épuisement professionnel, 28 concernent des hommes, quelques opérateurs de
production comme Hans Müller (voir encadré
p. 24) et surtout des ingénieurs. Deux femmes
ont très mal supporté de revenir de congé maternité dans ce climat délétère, d’autant plus
qu’elles étaient toutes deux dans une situation psychologique fragile. "Il suffit d’un chef
d’équipe trop brusque pour les faire craquer",
commente M. Mäurer, qui a lui-même été
hospitalisé en 2009. En principe, l’entreprise
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Dossier spécial 12/23
Désormais, les
pièces des turbines
assemblées dans l'usine
allemande d'Alstom
viennent de Pologne, de
Chine et d'Inde. Jürgen
Zimmerman se sent
impuissant face à ces
décisions prises depuis
Paris.
Image : © Giovanni Nardelli
Témoignage
"On réalise qu'on ne
peut rien changer
dans ce jeu de dupes"
Jürgen Zimmermann contrôle la qualité des
grandes pièces fabriquées dans les fonderies
polonaises.
Mes conditions de travail ont beaucoup changé.
Je suis fatigué, plus qu’avant. Avant je rentrais
chez moi et je tombais de fatigue ; aujourd’hui,
cet épuisement est aussi mental. Le chômage
partiel n’est pas bon à long terme. On se fait
du souci. On réalise qu’on est impuissant, qu’on
ne peut rien changer dans ce jeu de dupes : la
désorganisation, la mort programmée.
Pourtant, j’aime mon travail, il est bien payé.
J’ai appris de nombreux métiers au sein de l’entreprise. De l’apprentissage chez BBC ici à Käfertal, j’ai travaillé sur les installations de lignes
électriques haute tension, puis à la production
de transformateurs. J’ai continué au sein de la
fabrique de générateurs. Quand la section n’a
plus fait que le montage final, je suis passé à la
logistique. Puis elle a fermé. Depuis quatre ans,
je contrôle les grosses pièces qui arrivent de
Pologne, où Alstom a une fonderie.
prévient le comité d’entreprise si une personne
est souvent absente ou paraît déstabilisée.
Mais le plus souvent, la personne vient d’ellemême ou ses collègues donnent l’alerte. "Ils savent que nous sommes à l’écoute, ce qui a permis d’éviter les actes désespérés", ajoute-t-il.
Le comité d’entreprise s’assure qu’à leur
retour, ces personnes puissent choisir de revenir ou non à leur poste. Elles se ré-acclimatent progressivement. Trois heures seulement
à leur retour, jusqu’à ce qu’elles puissent enchaîner plusieurs jours d’affilée. Si quelqu’un
Selon les syndicats,
plus de 200 travailleurs
ou anciens travailleurs
d'Alstom sont
aujourd’hui concernés
par une contamination
à l’amiante.
souhaite partir, les syndicalistes s’assurent
qu’il ait une période de chômage la plus courte
possible qui débouche sur un emploi ou une
retraite décente.
Les ingénieurs aussi sont exaspérés par la monoculture risquée d’Alstom.
Aujourd’hui, l’usine ne produit plus que
d’énormes turbines à vapeur et surtout des
turbines à gaz. Les services de modernisation et de réparation des turbines sont actifs.
Mais la liste des innovations qui n’ont pas
été jugées assez rentables est longue : transformateur, compensateur diesel, batteries
électriques, panneaux solaires, aimant électrique, générateur. Un des produits-phare,
les petites turbines produisant jusqu’à
50MW utilisées pour le chauffage urbain
(en plein boom), a été revendu au concurrent
Siemens, sous la pression de l’Union européenne qui souhaite l'émergence d'un marché concurrentiel.
Même l’investissement récent dans une
nouvelle section de chaudronnerie installée
en 2008 s’avère illusoire, car celle-ci se retrouve menacée par la prochaine restructuration. L’investissement dans cette unité de 30
personnes avait été obtenu par les syndicats
en échange de leur accord sur la fermeture
d’autres segments de la production. "Ces décisions sont meurtrières, tous les salariés les
D’autres pièces plus petites sont faites en Inde
et en Chine. Elles sont parfois défectueuses, car
fabriquées à moindre coût. Il faut les refaire et,
au final, cela coûte plus cher ! On ne peut pas
comprendre qu’on délocalise, alors que la qualité
"made in Germany" est reconnue dans le monde
entier. Supprimer des emplois qui requièrent un
savoir-faire comme le nôtre est forcément mauvais pour la productivité et la qualité.
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Cela fait plus de
dix ans que nous
demandons à Alstom
de concevoir des
nouveaux produits et
d’aller chercher des
parts de marché. C’est
une question de vie ou
de mort.
vivent ainsi, assure Wolfgang Alles. Les salariés sont en colère, car ils n’ont jamais cessé
de se battre pour cette usine, pour la préservation de leur savoir-faire sur des produits
d’excellente qualité."
Suspicion et amertume
Les ingénieurs ont fait des propositions pour
éviter cette monoculture industrielle. "Ils sont
prêts à créer, mais on ne leur en donne pas les
moyens. Cela fait plus de dix ans que nous demandons à Alstom de concevoir des nouveaux
produits et d’aller chercher des parts de marché.
C’est une question de vie ou de mort", s’alarme
M. Mäurer, qui est entré chez BBC en 1972
quand 11 000 employés s’activaient sur le site.
Dossier spécial 13/23
La majorité du management intermédiaire est très critique et participe même aux
manifestations. "Ils sont autant concernés
que nous, explique M. Zimmermann. Les directives viennent de Paris, et ils n’ont pas voix
au chapitre." Les chefs d’équipes sont pris
entre le marteau et l’enclume, les managers
n’ont plus le temps de s’occuper du "bien-être
des salariés parce qu’ils sont sous la pression
constante de la direction et des actionnaires",
s'indigne M. Alles. Les actionnaires veulent
faire "toujours plus de profit à court-terme,
c’est pourquoi ils investissent si peu, ajoutet-il. S’il y a des nouvelles machines, c’est
qu’elles ont été commandées depuis plusieurs
années. Ils n’ont aucune vision à long terme".
Pourtant, les marchés ouverts à l’électromécanique de pointe ne manquent pas.
L’arrêt progressif du nucléaire d’ici 2020 en
Allemagne pourrait précipiter la demande
pour compenser les 40 000 MW fournis
jusque-là par les centrales nucléaires, l’équivalent de 60 centrales électriques. Les centrales thermiques de toute l’Europe ont aussi
besoin d’être rénovées.
Le comité d’entreprise craint qu’Alstom investisse au minimum pour provoquer
une fermeture définitive. Les salariés soupçonnent des plans de délocalisation vers le
Mexique, la Chine et l’Inde, en transférant du
même coup les technologies et le savoir-faire.
"Nous sommes très conscients du monde qui
nous entoure, prévient un travailleur. La
newsletter d’Alstom présente le côté officiel,
elle ne cache pas les investissements colossaux en Inde, en Chine et à Chattanooga
(Etats-Unis). Des informations nous viennent des ajusteurs-monteurs qui parcourent
les chantiers dans le monde entier. Ils rencontrent des gens d’Alstom et d’autres entreprises concurrentes. Nous sommes au courant des appels d’offres, des délocalisations et
des fermetures." Pas dupes, donc.
L’amertume est palpable, sans que la résignation règne tout à fait. Mieux, de petites
victoires viennent parfois briser le sentiment
de sursis. Dernièrement, 700 suppressions
d’emploi menaçaient une usine de tramway
d’Alstom Transport à Salzgitter (Basse-Saxe).
Par solidarité, les salariés de Mannheim se
sont mobilisés. Les syndicats ont obtenu des
garanties d’emploi jusqu’en 2016 et l’abandon
du projet de délocalisation vers la Pologne.
Seulement 160 à 250 postes disparaîtront avec
des départs volontaires et en retraite d’ici là.
Nous partons discrètement, laissant
derrière nous, le symbole d’une aventure industrielle qui voulait durer, l’enseigne BBC
gravée dans la pierre sur le porche de l’entrée
historique.
•
Témoignage
"L'entreprise
paresse en attendant
le déluge"
Hans Müller a 35 ans de maison et travaille
comme tourneur dans une unité de production.
J’étais en burn out l’an dernier. À l’époque, j’ai
alerté les représentants du personnel, et je suis
allé voir un psychiatre sans le dire à l’entreprise.
Avec le chômage partiel, la pression est plus
forte et le travail plus intensif. L’an dernier, j’ai
fait 93 jours de chômage partiel et cette année
ce sera le double. On est moins bien payé,
même si l’entreprise verse une compensation.
Je ne peux pas m’absenter deux jours ou partir
un peu en vacances, car Alstom peut m’appeler
à tout instant. S’il faut honorer une commande,
je me présente illico et on fait la pièce le plus
vite possible. On a peur de faire une erreur qui
retarderait la livraison, surtout que les délais
de fabrication ne sont pas tenables, donc la
qualité est mise en jeu. C’est très pénible.
Je suis à la fois épuisé, en colère et un peu résigné quand je vois l’état actuel du marché.
Ça repart pour tout le monde, sauf pour nous.
Avec le chômage partiel, l’entreprise fait plus de
profit, sans traiter les causes de la baisse d’activité en cherchant des nouveaux produits ou de
nouveaux marchés. Elle paresse en attendant le
déluge. C’est malheureux, car j’ai commencé ici
en 1976, et il me reste cinq ans à travailler.