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BREAD, BUNS & SCONES,
LE PAIN BÉNI DES BRITANNIQUES
AGAPES
On ne peut décemment parler de cuisine britannique sans parler de pain. Outre-Manche le pain est partout. Seule sa composition change selon les époques et les régions. Ainsi les Irlandais en confectionnent
avec, on l’aurait parié, de la pomme de terre… Mais de la boulangerie à la pâtisserie il n’y a pas loin, et
comme il fallait bien se mettre un peu de raffinement sous la dent à l’heure du thé, on se mit à sucrer
et à enrichir les pâtes avec force épices et autres douceurs confites importées de tout l’Empire. Et c’est
ainsi que de banals pains de gueux atteignirent le sommet d’un art pâtissier qui force l’admiration.
par Marin Wagda
Parler de cuisine à propos des
fumier et leur granit. Des mous-
naïfs et révoltés comme seul le
Britanniques, comme nous nous
taches vient la sagesse, et que
Nouveau Monde sait en faire.
obstinons à le faire, paraît une
serait devenu le monde antique
Vieilles filles charitables et
XXIe
N° 1225 - Mai-juin 2000 - 129
AGAPES
aimable provocation. Ni les
sans Astérix, et le
siècle
idéalistes, trappeurs rous-
Anglais, ni les Écossais, ni les
sans la Confédération paysanne
seauistes retournés aux forêts
Irlandais ne savent manger,
et son porte-bannière ? Et pour-
de Chateaubriand. Il faut donc
c’est bien connu. La bonne
tant… Si l’on a l’œil moins
que la France cesse de se
bouffe est française, accessoi-
chauvin que les œilletons des
prendre pour la conscience du
rement italienne, chinoise ou
caméras françaises, si l’on a la
monde comme elle est souvent
marocaine. La mal-bouffe est
mémoire moins sélective que
portée à le faire. Il faut qu’elle
anglo-saxonne. Depuis les
les manuels d’histoire républi-
admette que l’on vit ailleurs, et
gelées fadasses et les puddings
cains, on se souvient qu’il y a
pas si mal que cela, et que l’on
tremblotants jusqu’aux orga-
souvent un Anglo-Saxon à l’ori-
y mange, même chez nos insu-
nismes génétiquement modi-
gine et à l’aboutissement de
laires ennemis héréditaires.
fiés, en passant par les
toutes les luttes qui ont rendu
Nous disions dans nos précé-
hamburgers, les crimes gastro-
notre monde un peu moins
dents articles que la cuisine de
nomiques et alimentaires sont
insupportable.
leurs îles n’était pas une cuisine
signés. Il y a toujours un Mac-
On a voulu faire croire qu’une
de cour, et nous y relevions l’im-
quelque-chose ou un sombre
bouffarde auvergnate surmon-
portance de ce qui se fait avec
malfaisant shakespearien à la
tée de bacchantes fit trembler
de la pâte ou du pain. C’est une
source du mal.
seule les “mondialiseurs” à
alimentation, répétons-le, où le
Heureusement, des landes de
Seattle. C’est que l’on n’a pas
baking domine par rapport au
l’Armorique au causse du Lar-
montré assez les Américains du
cooking, une alimentation du
zac, les Gaulois veillent, dressés
peuple et de la marge qui se
peuple où se retrouvent avant
sur leurs ergots, leur tas de
sont mis en branle, jeunes gens
tout les denrées populaires que
Dans
sont les céréales et le premier produit qu’elles serN° 1225 - Mai-juin 2000 - 130
vent à fabriquer, le pain.
On peut se demander si
les boulettes du civet de
lapin comportent ou non
du jambon. Mais on y
trouve du pain. On ergotera sur le fait que le
Christmas pudding sera
meilleur avec ou sans pruneaux. Mais il y a du pain.
Mettra-t-on plus de framboises que d’airelles dans
AGAPES
le summer pudding ? Difficile à dire. Mais il y a du
Les pêcheurs de harengs
de la mer du Nord
étaient devenus,
en quelques siècles,
les aventuriers
du golfe de Bengale.
Les Écossais n’en étaient
pas les moindres
et des richesses lointaines
composaient le Dundee
cake pour ensoleiller
leurs brumes.
des
régions
moins gueuses, le pain
blanc peut prendre la
forme de deux boules
inégales mises l’une
sur l’autre et glacées
à l’œuf. L’édifice est
délicat, tous les effondrements sont possibles. Il demande
donc une vraie virtuosité boulangère. Le
pain blanc peut être
aussi celui de la moisson, préparé souvent
pour trôner à l’église.
pain. Il y a donc du pain
Il figure en général
partout chez les Britan-
une gerbe, et doit
niques. Il y a même du pain qui
précipitée n’en dégoûte chacun
lever deux fois pour ne pas gon-
ne nourrit d’autre ambition que
et réhabilite les pains plus fon-
fler abusivement. Il est doré à
d’être du pain, tout simplement.
cés. Ces derniers, avant cette
l’œuf et au lait, puis séché lon-
réhabilitation, étaient des pains
guement à four très doux pour
de gueux. Les gueux étant nom-
se conserver. C’est autant,
breux partout, les Britanniques
sinon plus, un objet de décora-
Nous avions parlé, dans une
ont leur pain de farine de fro-
tion qu’un véritable pain.
évocation des pains d’Europe,
ment complète.
Enfin, à la limite de la boulan-
du soda bread et des bannocks
Dans les régions peu propices à
gerie et de la pâtisserie, les Bri-
(H&M n° 1213). Loin que la
la culture du blé, l’orge est de
tanniques confectionnent un
créativité boulangère britan-
rigueur. Mais sa farine lève mal
pain au safran, sucré, avec du
nique s’y arrête, puisqu’une tra-
et l’on fait de vrais pains en la
beurre, des raisins secs et un
dition très respectable produit
mélangeant avec du blé ou de la
glaçage de sucre. Comme de
encore le pain moulé fendu, que
pomme de terre. Ce mélange de
nombreuses régions d’Europe,
l’on fait cuire dans le même
céréales et de pommes de terre
l’Angleterre du Sud-Ouest et les
moule que les cakes. C’est un
se rencontre surtout en Irlande
Cornouailles cultivaient le cro-
pain blanc à la levure, fabriqué
où ce tubercule, appelé pratie,
cus, dont chacun sait que les
en trois étapes bien distinctes
connaît une vogue particulière.
étamines constituent le safran.
et dont la préparation demande
On y prépare entre autres un
Ce pain était donc coloré et
un temps non négligeable.
apple pratie, tourte aux pommes
parfumé de ce safran que l’on
Comme en France, le pain
semblable aux autres, à ceci près
croit en général exclusivement
blanc connaissait plus de faveur
que la pâte en est de farine de
méditerranéen, pour ne pas
que les pains complets, avant
blé et de purée de pommes de
dire exotique et réservé à la
que sa fabrication industrielle
terre, en quantités égales.
paella et à la bouillabaisse.
UN PAIN AU SAFRAN
CORNIQUE
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AGAPES
LE DOUX SORT
DES PETITS PAINS
ceux des puristes car le terme
Presque tous les petits pains
désigne aussi des petits pains à
ont subi le même sort, au point
la farine de blé accommodés en
qu’on ne sait plus si la recette
Ce n’est pourtant pas avec le
pâtisserie. Celui qui garde le
traditionnelle est sucrée ou
pain au safran qu’il convient de
mieux son caractère irlandais
non. C’est le cas des buns, qui
poursuivre l’illustration de ce
est le white soda scone, confec-
sont, à l’origine, de petits pains
que nous pourrions appeler la
tionné avec de la farine de blé,
au sésame au milieu desquels
tradition boulangère britan-
du lait aigre, du bicarbonate de
d’avisés négociants ont eu l’idée
nique. Il existe en effet égale-
soude et du sucre. La rage du
de mettre un hamburger. On
ment quelque chose d’assez
sucre a d’ailleurs atteint tous ces
connaît la fortune de l’idée. En
typique, ce sont les petits pains.
petits pains dégustés tradition-
fait, la plupart des vraies
Nous avions déjà évoqué les ban-
nellement le matin avec du
recettes de buns, aujourd’hui,
nocks. Ils sont des régions du
beurre. Les Écossais avaient
recommandent d’y mettre des
Nord, où le blé pousse mal ; le
leurs baps, légers et moelleux,
raisins secs, de l’écorce
terme bannock désigne en fait
glacés au lait et farinés. Ils
d’orange confite et un tiers de
des galettes épaisses et denses,
étaient reconnaissables à la
sucre par rapport au poids de
de farines d’orge et de blé
trace du doigt que l’on enfonce
farine. Ils affectent en général
mêlées, cuites sur une plaque de
au milieu pour les faire lever
la forme d’une petite boule
fonte. Ces galettes sont divisées
régulièrement. On a fini par
ronde. En période de carême, la
en quatre et chaque quart est
sucrer les baps. Modérément
tradition veut qu’on les parfume
appelé scone. Ces scones sont
certes, mais on les a sucrés.
de gingembre et de cannelle, et
décennies du XIXe siècle,
aux fruits secs trempés dans le
leur sommet. On les appelle dès
ouvrant l’ère du tea time pour
cidre, aux pommes et aux rai-
lors des hot cross buns.
colonels de l’armée des Indes et
sins de Malaga, avec de la can-
Nous sommes déjà ici dans la
vieilles ladies. L’adjonction d’ar-
nelle, ils sont aux noix et aux
pâtisserie et c’est encore plus
senic était épisodique et laissée
dattes. Ils sont multiples, en-
clairement le cas avec les Chel-
à l’appréciation des hôtes sui-
vahissants, multiformes et
sea buns, qui ne dissimulent
vant leur degré d’intimité avec
presque obligatoirement ang-
plus fruits secs et confits mais
les invités. C’est alors que buns,
lais et parallépipédiques. Les
les arborent en surface. Les
scones, bannocks, baps se
cakes écossais et irlandais sont
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qu’on les incise en croix sur
d’une pâte analogue
aux autres buns, avec
farine, levure, œuf, lait,
sucre et beurre. Cette
pâte, étalée au rouleau,
AGAPES
plus volontiers de forme
Chelsea buns sont faits
est parsemée de fruits
secs mélangés et roulée
en un boudin coupé
ensuite en tranches
égales. Ces tranches
sont déposées à plat,
bord à bord, dans un
moule, badigeonnées
Presque tous les petits
pains ont été sucrés.
C’est le cas des buns,
qui sont, à l’origine,
des petits pains au sésame
au milieu desquels d’avisés
négociants ont eu l’idée
de mettre un hamburger.
On connaît la fortune
de l’idée...
ronde et utilisent de l’alcool, à quoi la pâtisserie
anglaise n’a recours que les
jours de fête. Les Irlandais
se distinguent par un cake
à la bière brune, levé bien
entendu au bicarbonate de
soude et garni de fruits
secs, cerises confites, noix
et amandes.
Les Écossais n’ont qu’un
cake mais celui-ci a sans
doute atteint le sommet
de cet art pâtissier. C’est
de beurre, de poivre de
la Jamaïque et de sucre roux,
sucrèrent et s’agrémentèrent
le Dundee cake, symbole assu-
puis dorées au four. Après cuis-
de fruits secs, d’écorces
rément de toute l’assurance
son, les tranches collées les
confites, épices et autres, et que
britannique au XIXe siècle. Il
unes aux autres sont rompues à
sablés, cakes, tourtes sucrées
convient en effet d’avoir à dis-
la main et servies avec du thé,
et autres puddings de fête vin-
position, pour le confection-
comme presque tout ce qui se
rent se surajouter à la boulan-
ner, des raisins de Smyrne, des
mange en Grande-Bretagne, ou
gerie sucrée pour les besoins
raisins de Malaga, des raisins
peu s’en faut.
du nouveau rite de fin d’après-
de Corinthe, et des raisins secs
midi, sous les auspices de l’eau
de moindre extraction qui n’au-
chaude parfumée d’une plante
ront pas la gloire de figurer
Il est plus que probable
exotique.
entiers et seront hachés menu,
d’ailleurs que la fortune de la
La théorie des cakes est sans
comme la Grande Armée à
pâtisserie anglaise fut parallèle
fin. Ils sont aux pruneaux dans
Waterloo. Il faut aussi de
à celle du thé et commença par
le Lincolnshire, ils sont au sain-
l’écorce d’orange, un zeste de
le sucrage des petits ou gros
doux avec des raisins de
citron, des amandes pilées, des
pains traditionnels. La consom-
Corinthe, ils sont au café et aux
amandes entières et du whisky.
mation du thé et du sucre a
noix, aux cerises confites, aux
On remarquera qu’à l’excep-
décuplé pendant les premières
cerises et aux noix, à la banane,
tion du whisky, rien ne pro-
VERS LA PÂTISSERIE
composé de farine, de beurre et
rivière qui coule à Dundee et se
siècles, les aventuriers du golfe
de sucre. Rond, rayé en tri-
jette au nord de la mer du Nord.
de Bengale. Les Écossais n’en
angles ou losanges, on le coupe
étaient pas les moindres et des
avec les doigts. On peut aussi
richesses lointaines compo-
l’enrichir d’amandes et même
saient ce cake pour ensoleiller
d’écorce d’orange confite. Plus
leurs brumes. Avec les mêmes
rustiques, les sablés d’avoine
Il faut donc disposer d’une puis-
raisins venus de loin, l’écorce
utilisent le même principe de
sante marine, d’un réseau com-
d’orange et les amandes, avec
base d’un mélange de farine,
mercial étendu et de la route
en sus du gingembre et du
de sucre et de matière grasse.
des Indes pour se faire le plai-
poivre de la Jamaïque, ils
Ils sont assez fins en Écosse,
sir d’une subtilité pâtissière
confectionnent aussi le black
plus épais en Irlande. Ils sont
dans ce septentrion britan-
bun, qui est une pâte à tarte
légèrement levés, les premiers
nique que régit pendant
enveloppant tous ces fruits secs
à la levure, les seconds – inévi-
soixante-quatre ans une reine
épicés, avec bien entendu un
tablement – au bicarbonate de
aussi inusable que ses crino-
peu de whisky. La chose, sou-
soude. On échappera difficile-
lines, la petite Victoria, que ses
vent de la forme parallépipé-
ment à cette denrée dans la
1,50 m n’empêcheront pas de
dique d’un cake classique,
verte Éire, de même qu’on
régner sur ses îles, l’océan et les
pouvait se conserver un an.
n’échappera guère à l’impéria-
Indes lointaines, au temps de la
Cependant les pâtissières écos-
lisme de la pomme de terre.
plus grande puissance d’Albion
saises excellent surtout dans
Car enfin les Irlandais osent
la perfide. Les pêcheurs de
les sablés. Le plus fameux est le
faire un gâteau aux pommes et
harengs de la mer du Nord
shortbread, simplissimement
à la pomme de terre. L’audace
SAUPOUDREZ,
BADIGEONNEZ,
DÉGUSTEZ !
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étaient devenus, en quelques
AGAPES
vient des bords du Tay, la
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est de bon aloi, elle permet de
l’on ose, en Irlande, envisager
soude, et, comme épice, du gin-
proposer une tourte dont la
de consommer cela avec du thé.
gembre avant toute chose. On
pâte est composée de purée de
Ce peuple a de l’audace, c’est
peut ajouter, si l’on veut, du
pommes de terre, avec jusque
incontestable, le goût du risque
gingembre confit, coupé en
ce qu’il faut de farine et de
et de l’imagination. Pourtant,
petits morceaux. On peut nap-
beurre. Des rondelles de
aux moments de sagesse et de
per, si on le désire, d’un glaçage
pommes sont disposées sur un
conformisme, le thé se boit
de citron.
tradition
recouvertes de la même.
Après cuisson, le service
est un vrai petit cérémonial. On replie le couvercle pour saupoudrer
de sucre et badigeonner
de beurre le dessus des
AGAPES
On le voit, de la lointaine
fond de cette pâte et
pommes, on le referme,
on le saupoudre lui aussi
de sucre et on déguste
(au sens noble, premier
et distingué du terme, et
non à celui que la langue
triviale convoquée par
Les scones se font,
en Irlande, avec de la purée
de pommes de terre,
de la farine, du fromage
et du lait. Ce n’est guère
une pâtisserie mais
l’on ose, là-bas,
envisager de consommer
cela avec du thé.
Ce peuple a de l’audace,
c’est incontestable.
boulangère
d’une cuisine rustique et
populaire, au rite raffiné
du tea time, suscité par la
richesse d’un empire
colonial florissant, une
continuité
gastrono-
mique s’impose, avec de
multiples adaptations. Il
faut avoir la modestie, de
ce côté-ci de la Manche,
de la reconnaître comme
une réelle richesse. Après
tout, si l’Italie triomphe
de mauvais esprits anti-
avec la pizza sur la pla-
britanniques pourrait
nète entière, n’est-ce pas
chez eux accompagné de tea
un petit pain britannique qui
brack et de gingerbread. Le
est devenu le symbole du vil-
premier est un gâteau rond fait
lage mondial rêvé à la fois par
de raisins secs et zestes de
les utopistes et les marchands
citron macérés une nuit dans
de soupe ? Le problème est que
Mêmes victimes consentantes
du thé, du whisky et du jus de
la ménagère insulaire n’a plus
de l’impérialisme du noble
citron, devenant une pâte agré-
grand-chose à voir avec ce petit
tubercule, les scones que nous
mentée de sucre roux, de noix
pain. Autrement, qui aurait pu
évoquions plus haut se font en
de muscade, de cannelle et de
jurer qu’il ne se serait pas
Irlande avec de la purée de
poivre de la Jamaïque. Une fois
entendu avec le lait des brebis
pommes de terre, de la farine,
cuit, le résultat est arrosé de
corses assaisonné aux moisis-
du fromage et du lait. Ils n’ont
quelques cuillers de whisky et
sures du Larzac ?
plus, dès lors, l’apparence de
se mange chaud ou froid. On
petits pains, mais plutôt de gou-
trouve dans le second les
gères, disons de choux à la
mêmes raisins secs et le sucre
crème sans crème, pour qui ne
roux, mais avec en plus un
sait ce qu’est une gougère. Ce
mélange subtil de diverses
n’est guère une pâtisserie mais
mélasses, du bicarbonate de
suggérer) !
UNE VRAIE
CONTINUITÉ
GASTRONOMIQUE
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