Le maitre des silences - Département de la Seine

Le maitre des silences
Emmanuelle Halgand
Janvier 2016
Emmanuelle Halgand – Le Maître des silences – www.emmanuellehalgand.tictail.com
Cette histoire est celle d’une ville. Elle ressemble sûrement à la vôtre. C’est une ville comme il en
existe tant, avec ses maisons et ses immeubles hauts, ses places et ses jardins, ses commerces, ses
écoles, ses lieux de vie. Une ville peuplée, de toute part, de gens différents. Certains naissent quand
d’autres disparaissent, certains travaillent quand d’autres aimeraient tant, certains se reposent
quand d’autres courent après le temps.
Cette histoire est celle d’une ville bruyante, aussi bruyante que peuvent l’être toutes les villes.
Ce matin-là, les oiseaux chantent. La ville s’éveille.
Une automobile, puis deux, puis trois... Bientôt toute une file de moteurs qui n’en finit pas de
gronder au feu rouge.
Ici, un accident ! L’ambulance arrive, sirène hurlante.
Là-bas, un embouteillage. Un conducteur klaxonne, un autre lui répond. On crie, on hurle. Plus vite,
plus vite !
Tant à construire et tant à réparer ! Dans le quartier, un nouvel immeuble ou une place à rénover.
Des grues dans le ciel, des marteaux piqueurs. On cogne, on scie, on pointe, on tape.
Ça sonne ici ! As-tu pensé à prendre la liste des courses ? » Ça sonne là-bas : « à quelle heure, le
rendez-vous ce soir ? » Ça sonne ici encore … « Ah bon, il manque un dossier ? » Ça sonne. Ça n’en
finit pas de sonner.
Cette nuit les voisins ont encore fait la fête très tard. Et dans le bar en face, ça parle fort. On aimerait
bien dormir !
C’est comme ça que toute cette histoire a commencé. A cause des bruits qui dérangent, de ceux qui
fatiguent et qui agacent.
Un jour, les habitants en ont eu assez. Et comme ils en avaient assez de tous ces bruits, ne sachant
plus que faire, ils ont décidé de faire confiance au Maitre des silences, un éminent spécialiste en la
matière.
Depuis longtemps, le Maitre des silences promettait à chacun un retour au calme, une vie douce et
apaisante.
Il s’attaqua sans tarder aux nuisances sonores.
Terminés les embouteillages et les klaxons !
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Oubliées les sonneries de téléphone intempestives !
Finies les bruits nocturnes et les fêtes qui perturbent le sommeil des voisins !
Au début les gens furent très heureux. Voilà qu’à nouveau ils écoutaient chanter les oiseaux, souffler
le vent dans les arbres, craquer les feuilles sous leurs pas.
Mais le Maitre des silences n’en avait pas terminé. Il se mit à détester et mélanger tous les bruits,
quels qu’ils soient. Tout devint nuisance.
Il commença par supprimer les radios et les télévisions.
Puis les habitants n’eurent plus le droit ni de se rassembler ni de débattre.
On confisqua ensuite tous les instruments de musique.
Les écoles devinrent des écoles du silence. On enseignait aux enfants à parler en chuchotant. Même
dans les cours de récréation il fut formellement interdit de parler à haute-voix, de rire et encore
moins de crier.
Ceux qui n’obéissaient pas aux nouvelles règles dans la cité étaient arrêtés sur le champ et
emprisonnés.
Mais le Maitre des silences ne manquait jamais de se montrer généreux avec tous ceux qui l’aidaient
à éliminer le moindre son dans la ville. On avait donc le droit de dénoncer un camarade ou un voisin
pour recevoir quelques cadeaux en échange.
Le Maitre des silences continua d’exterminer le moindre son. Il supprima aussi les mots. Lui seul eut
le droit de parler au nom de tous.
A chaque nouvelle interdiction, à chaque nouvelle arrestation, la ville perdait ses couleurs.
Un jour, elle s’effaça toute entière. Les habitants, qui s’étaient habitués à vivre sans un mot,
oublièrent peu à peu le son de leurs voix.
Les oiseaux quittèrent la ville pour aller chanter ailleurs. Les autres bêtes quant à elles souffraient en
silence prises au piège des muselières. Ni aboiement, ni miaulement.
Un jour de printemps, un voyageur pénétra dans la ville. Il portait un sac et des vêtements colorés.
Aveuglés par tant de couleurs et terrorisés par cet homme qui ne leur ressemblait pas, les habitants
se réfugièrent immédiatement chez eux.
L’étranger s’arrêta sur la grande place, ouvrit son sac et en sorti une petite flûte.
Les soldats du Maitre des silences se précipitèrent dans sa direction pour confisquer l’instrument et
arrêter le voyageur, quand celui-ci se mit à jouer un air doux et tranquille.
A la grande stupéfaction de tous, les gardes demeurèrent immobiles comme sous le charme de la
flûte.
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La mélodie de l’étranger s’éleva toujours plus vive et toujours plus forte sur la place.
Peu à peu, les gens ouvrirent grands leurs fenêtres pour laisser la musique entrer chez eux. Puis ils
sortirent dans la rue et se rassemblèrent sur la place.
En quelques minutes, une foule entière se pressa autour du musicien. On se mit à battre des mains et
taper du pied.
Puis ce fut une danse comme on n’en avait jamais vu !
Tout à coup, les couleurs réapparurent plus vives que jamais et les visages s’illuminèrent. Toute la
ville se mit alors à chanter.
Pour le Maitre des silences un tel vacarme n’était guère supportable. C’était comme si chaque note
lui frappait un coup terrible sur le crâne.
Rouge de colère, il s’enfuit à toutes jambes de la cité. Jamais on n’entendit plus parler de lui.
Depuis ce jour, la ville existe à nouveau, avec ses bruits et ses silences, comme dans toutes les villes.
Mais les habitants n’ont pas oublié.
Chaque année, ils se rassemblent sur la grande place pour fêter la libération et faire beaucoup de
bruit !
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