1 L`art européen contemporain menacé par le droit de suite1 Victor

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1 L`art européen contemporain menacé par le droit de suite1 Victor
L'art européen contemporain menacé par le droit de suite1
Victor Ginsburgh
Professeur à l'Université Libre de Bruxelles
et CORE, Université catholique de Louvain
Une loi faite avec les meilleures intentions peut engendrer des effets contraires à l'objectif
poursuivi. Le droit de suite paraît bien être une mesure qui illustre ce principe. Son
introduction dans l'Union Européenne devrait être sérieusement repensée, s'il en est
encore temps.
Introduction. Le droit de suite, qui frappe les oeuvres graphiques et la sculpture, que les
pièces soient uniques ou non, implique que lors d'une revente, un pourcentage du prix
obtenu est reversé à l'artiste qui a créé l'oeuvre, ou à ses descendants jusqu'à 70 ans après
son décès. On verra d'ailleurs que cette part est faible, puisque les sociétés qui
administrent le droit en prélèvent une partie non négligeable, en justification de leurs frais
généraux, souvent exagérément élevés.
La Commission Européenne a suggéré d'introduire cette mesure dans l'ensemble
de l'UE, mais la Grande-Bretagne, où elle n'avait pas encore cours, s'y est fermement
opposée. Au plan économique, ce droit est supposé accroître l'efficacité sur le marché de
l'art: son introduction aurait comme conséquence, comme l'a prétendu le Commissaire
européen Monti, d'encourager les jeunes talents. L'argument juridique est qu'il faut
protéger l'artiste graphique et plastique contre l'exploitation que feront plus tard de son
oeuvre les marchands et autres spéculateurs. Il s'agit de mettre l'artiste graphique,
"incapable de se défendre", sur le même pied que l'écrivain, le musicien, l'interprète ou le
compositeur. Ceci suggère une "assimilation" du droit de suite aux droit d'auteur
(copyright), alors que, comme l'écrit Cornish2, le droit de suite est "l'antithèse du
copyright" parce qu'il est prélevé sur des oeuvres uniques plutôt que sur leur
reproduction.
La volonté, souvent excessive, parfois ridicule, d'harmonisation au sein de
l'Europe peut faire perdre de vue les effets négatifs que l'uniformisation peut entraîner.
Manifestement dans ce cas-ci, le souci d'harmonisation l'a emporté sur le souci
d'efficacité.
1 Cet article est basé sur C. Bogle and V. Ginsburgh, Introducing droit de suite into the EU. An economic
analysis, Temas de Integracao 3 (1999), 113-137.
2 W.R. Cornish (1989), Intellectual Property: Patents, Copyright, Trade Marks and Allied Rights, London:
Sweet and Maxwell.
1
Contexte historique. Le concept de droit de suite est né en France vers 1890, à la suite
de récits, parfois vrais, concernant des artistes vivant dans la misère alors que marchands
et collectionneurs s'enrichissaient en se revendant leurs oeuvres. Le pathétique qui
entourait ces quelques cas et le sentiment d'injustice à leur égard a incontestablement joué
un rôle important dans l'invention de ce nouveau droit.
Depuis lors, un nombre important de traités internationaux destinés à protéger les
droits de artistes ont été signés. Le plus important est la Convention de Berne pour la
protection des oeuvres littéraires et artistiques, modifiée par l'Acte de Paris en 1971.
L'article 14ter stipule que l'on confère à l'auteur d'une oeuvre d'art originale ou d'un
manuscrit un droit inaliénable (c'est-à-dire, auquel il ne peut pas se soustraire, même s'il
le voulait) qui lui octroie un pourcentage du prix lors de toute transaction ultérieure de
son oeuvre. Cependant, le détail des dispositions a été laissé à l'appréciation des
législations nationales, ce qui explique que l'application des conventions internationales
est loin d'être uniforme.
C'est principalement dans les pays dans lesquels prévaut le common law, dont la
Grande-Bretagne et les Etats-Unis, que l'on peut noter l'absence d'une législation sur le
droit de suite (à l'exception curieuse de l'état de Californie). Des études sur l'opportunité
du droit ont été menées dans les deux pays, et ont indépendamment conclu qu'il ne fallait
pas l'introduire. On peut évidemment se demander si cette différence n'est pas due à
l'écart de tradition entre common law et notre type de droit.
Dans les pays où ce droit n'existe pas, on introduirait évidemment, en même
temps que le droit, une rétroactivité qui lèse les propriétaires actuels lorsqu'ils revendent
une oeuvre qu'ils possèdent. La Grande-Bretagne, où la non-rétroactivité des lois est la
règle, peut par conséquent invoquer de solides arguments contre l'instauration d'un tel
droit pour les oeuvres qui circulent déjà sur le marché.
Propositions de la Commission. En 1991, la Commission Européenne (DG XV) a lancé
une campagne destinée à harmoniser les divers systèmes de droits intellectuels en vigueur
dans les différents pays et a publié un document qui contient un chapitre sur le droit de
suite.3 Elle a mené un certain nombre de consultations, et a également entendu des
témoins privilégiés lors d'audiences publiques tenues notamment en 1991, 1994, 1995 et
1996. Parmi ces témoins figuraient évidemment des représentants des sociétés de droits
d'auteurs dont on peut imaginer qu'ils ont largement fait pression en faveur de
3 COM(90) 584 final, 17.1.1991 et COM (96) 97 final 96/085 (COD).
2
l'introduction du droit. Ce qui est certain, c'est que la Design and Artists Copyright
Society Ltd participe depuis 1993 à la campagne d'introduction du droit de suite en
Grande-Bretagne et se réclame d'avoir eu un grand nombre de réunions avec les
responsables de la DG XV. Il est clair que les milieux marchands des pays où le droit de
suite est déjà en vigueur ont également fait pression pour qu'il soit étendu à la GrandeBretagne. Il aurait certainement été préférable pour eux de dénoncer le droit chez eux,
plutôt que d'essayer de l'imposer chez les autres.
Il en est résulté qu'en février 1995, la majorité des états-membres de l'UE a voté
en faveur de l'harmonisation en justifiant que "la généralisation du droit de suite mettrait
ainsi un terme aux inégalités qui frappent les artistes contemporains dans les différents
pays membres et constituerait une occasion de développer de façon harmonieuse le
marché de l'art en Europe".4
Cette prise de position a probablement été renforcée par l'affaire dite Phil Collins,5
à l'occasion de laquelle on s'est aperçu que non seulement les artistes de pays où le droit
de suite est appliqué ne perçoivent rien si leur oeuvre est revendue dans un état où ce
droit n'existe pas, mais que l'inverse est vrai aussi: un état dans lequel le droit de suite
existe prélève ce droit, même si l'artiste dont l'oeuvre est revendue a la nationalité et vit
dans un pays où le droit n'existe pas.
Les dispositions. Les dispositions portent sur les types d'oeuvres couverts et sur les taux
de prélèvement. Sont soumises au droit de suite toutes les reventes d'oeuvres d'artistes
vivants ou décédés depuis moins de 70 ans. Sont comprises comme oeuvres d'art les
oeuvres uniques et les multiples en tirage limité (gravures, lithographies, sculptures tirées
à plusieurs exemplaires). Le droit est, comme nous l'avons déjà dit, inaliénable et
s'applique à tous les artistes ressortissants d'un état membre ou d'un état non membre s'il
existe un accord de réciprocité.
Le montant pris en considération pour le calcul du droit est le prix de vente, que la
valeur de l'oeuvre ait augmenté depuis son acquisition, ou diminué. Les oeuvres vendues
à moins de 1.000 Euros ne sont pas imposées; pour le reste, les taux sont dégressifs: 4%
pour les oeuvres inférieures à 50.000 Euros, 3% sur les oeuvres entre 50.000 et 250.000
Euros et 2% au delà.
4 Commission of the European Communities, "Proposal for a European Parliament and Council Directive
on the resale right for the benefit of the author of an original work of art," Brussels, 13.03.1996 COM (96)
97 final 96/085 (COD). Le proposition a fait l'objet d'un certain nombre d'amendements durant une session
du Parlement Européen en avril 1997 et a été adoptée par 326 oui, 64 non et 60 abstentions.
5 Phil Collins and Others (1993) ECR I-5145.
3
Le droit est inefficace et néfaste. Les partisans du droit de suite prennent pour argument
que l'artiste est en position de faiblesse devant les éditeurs et les marchands et qu'il est
nécessaire de le défendre. Ils condamnent les profits que les intermédiaires et les salles
de vente se font "sur le dos" de l'artiste. Cependant, la plupart des économistes qui ont
analysé sérieusement les conséquences du droit de suite ont conclu à son inefficacité. Ils
soulignent que le droit de suite risque de détériorer la position des artistes contemporains,
de reduire le commerce secondaire (c.à.d. les échanges qui suivent la première
transaction entre l'artiste et son acheteur), et surtout de déplacer le commerce
international vers les pays où le droit n'est pas introduit, ni près de l'être, comme la Suisse
ou les Etats-Unis.
Effet du droit de suite sur les prix. C'est précisément au moment où le jeune artiste en a
le plus besoin, que le droit de suite le met dans une position où il doit renoncer à une
partie de ses revenus. En effet, il vend une oeuvre, sans renoncer6 à un certain droit lors
des reventes futures de celle-ci (le droit de suite); ce droit futur se paie évidemment lors
de la première vente et le prix qu'il obtiendra sera réduit à concurrence de la valeur
actualisée des droits futurs. Ce n'est pas trop grave s'il récupère effectivement (c'est-àdire s'il devient célèbre et que son oeuvre se revend), ce qui est loin d'être assuré
lorsqu'on pense au grand nombre d'appelés et au petit nombre d'élus.7 Bref, un "tiens" au
moment de la première vente vaut mieux que deux "tu l'auras" lors d'une hypothétique
revente! Plaçons nous néanmoins dans le bon cas où l'artiste devient célèbre et que son
travail se revend cher. C'est alors qu'il n'en a plus vraiment besoin qu'il retouchera, grâce
au droit de suite, ce qu'il a perdu lorsqu'il était jeune. Au mieux le droit de suite transfère
donc d'une période de vaches maigres vers une périodes de vaches plus grasses. Quant
aux descendants, il vaut beaucoup mieux pour eux que leur père ou grand-père artiste leur
laisse, au moment de son décès, quelques oeuvres pour le cas où...
Le vendeur aussi supporte des risques, notamment celui d'une baisse du prix. Il
devrait donc, si le droit de suite était "juste", être compensé en cas de perte. Or le droit est
dû, quelle que soit l'évolution des prix.
Effet sur l'offre artistique. Si, pour les raisons exposées plus haut, les artistes font face à
une baisse des prix lors de la première vente, il en est, à la marge, qui hésiteront à
embrasser la carrière. Il y a peu de doute que cet effet négatif sur l'offre sera faible, mais
6 Rappelons que le droit est inaliénable, donc même si l'artiste voulait y renoncer, il ne pourrait pas.
7 Singer estime qu'en moyenne, un artiste sur 3000 connaîtra un jour une certaine célébrité. Voir Singer, L.
(1990), The utility of art versus fair bets in the investment market, Journal of Cultural Economics 14, 1-13.
4
il est impossible qu'il "contribue de façon décisive au développement de l'art moderne
dans l'Union Européenne", comme a pu le prétendre le Commissaire européen Monti, qui
est aussi professeur d'économie en Italie. Il devrait savoir que lorsque le prix diminue,
l'offre diminue aussi. C'est ce que l'on enseigne, en Belgique en tous cas, dès la première
candidature!
De toute manière, les artistes sont dupés. En effet, une fois le droit de suite instauré, il
faut le gérer, c'est-à-dire le collecter et le redistribuer. Et c'est là qu'arrive la horde des
sociétés de droits d'auteurs qui, même si elles collectent beaucoup, redistribuent moins.
Quelques exemples, même s'ils n'ont rien à voir de façon directe avec le droit de suite. La
Spadem, une des sociétés françaises responsable de le distribution des droits d'auteurs, est
déclarée (en 1995) en cessation de paiement en tous cas pour ce qui est dû aux auteurs
(un défaut de 1,3 milliards de FF seulement). L'Adami, une consoeur de la première, paie
un salaire de 68.000 FF par mois à son directeur, mais se trouve dans l'impossibilité de
verser les droits à Charles Bronson, Sean Connery et Laura Antonelli parce qu'elle ne
trouve pas leur adresse. La Sacem, encore une (je vous avais prévenu que c'était une
horde) emploie 1.490 personnes pour administrer 12.000 comptes actifs: un employé
pour 8 comptes! Un compositeur-interprète de mes connaissances paie des droits d'auteur
à la Sabam lorsqu'il organise lui-même des concerts où sont jouées ses propres oeuvres.
Et il récupère, 12 à 15 mois plus tard 40 à 50% de ce qu'il a payé. C'est logique: il y a,
entre les deux, quelques menus frais d'administration. J'arrête ici les exemples; il y en a
plein d'autres et qui ne sont pas moins croustillants.
L'art détourné vers d'autres destinations. Les législations hétérogènes encouragent
évidemment les transactions à se déplacer vers les pays où la loi est plus favorable,
notamment vers ceux dans lesquels le droit de suite n'est pas en vigueur. Mais il est
possible de détourner la législation en vendant dans un pays à droit de suite, tout en
déposant l'oeuvre dans un pays où le droit n'existe pas. C'est précisément ce qui est arrivé
en 1994 avec une toile de James Ensor, déposée à Luxembourg (où il n'y a pas de droit de
suite), et mise aux enchères par télévision interposée à l'Hôtel des Ventes Mosan à Liège.
La peinture a atteint 8 millions de nos francs, a été acquise par un français qui a ainsi
évité quelque 240.000 francs de droit de suite.
Les pays à droit de suite n'ont donc rien à gagner; quant aux acteurs (marchands,
acheteurs et vendeurs), même s'il évitent le droit de suite, ils encourent des coûts de
transactions dus aux frais de transport, assurances, etc. Il y a donc une source évidente de
gaspillages économiques. Sans compter les procès et les frais d'avocats. Il est amusant -5
si l'on peut dire -- de citer Justice Laddie, un juriste britannique spécialisé dans le droit
d'auteur, qui écrit que "les exceptions détaillées et pédantes à la protection des auteurs
sont non seulement difficiles à comprendre, mais, en outre, elles renforcent le sentiment
que toute reproduction d'une oeuvre protégée, aussi innocente soit-elle, est une violation
du droit".8
Le texte de la Commission se contredit. Il explique que des divergences entre les
législations nationales des pays membres provoquent des distorsions qui ont des effets sur
le commerce international. Donc harmonisons. Qu'il existe des pays hors U.E. dans
lesquels il n'y a pas de droit de suite est, par contre, jugé comme tout à fait secondaire et
le texte explique longuement qu'il n'y a aucune raison de penser que le commerce va se
détourner vers les pays sans droit de suite, comme la Suisse et les Etats-Unis.
Et pour minimiser l'effet, la Commission suggère un taux s'élevant à 2%
"seulement" sur les oeuvres de plus de 250.000 Euros. Mais il est évident que ce taux est
suffisant pour encourager les exportations vers les Etats-Unis. Les 2% sur une toile de
250.000 Euros font 5.000 Euros, alors qu'il n'en coûte que quelque 1.750 en frais de
transport et d'assurance pour amener l'objet aux Etats-Unis. Il y a donc un gain de plus de
3.000 Euros en vendant à New York plutôt que dans l'U.E. Plus l'oeuvre est chère, plus
l'économie augmente: on peut ainsi éviter de perdre 45.000 Euros sur une peinture de 3
millions.
S'agit-il d'une menace sérieuse? Peut-on dire quelque chose sur le nombre de
peintures qui seront concernées et sur la perte que le droit de suite occasionne et
occasionnera, s'il entre en application en Grande-Bretagne, au marché européen? Il est
évidemment difficile de donner des réponses précises, mais une indication peut être
trouvée à partir des chiffres présentés dans le Tableau 1, qui donne une vue sur les ventes
aux enchères de tableaux (passibles du droit de suite) dans le monde, entre 1993 et 1995.
Comme on peut le voir, la grande majorité des toiles sont relativement bon marché, et
seules quelque 1.500 oeuvres dépassent le prix de 150.000 Euros. Il s'agit précisément là
des oeuvres dont New York capture entre 60 et 80% des ventes, alors qu'il n'y a pas
encore de droit de suite en Grande-Bretagne. La France réalise moins de 5% du chiffre
d'affaires mondial. Il serait certainement exaggéré de dire que la maigre part des salles
françaises est due au fait que le droit de suite y est prélevé, mais il est clair qu'il a
contribué à la destruction du marché de l'art français après 1945.
Il est évident que l'introduction du droit de suite (et de la TVA de 5% suggérée
par l'U.E.) en Grande-Bretagne contribuera à déplacer vers New York la partie la plus
8 Justice Laddie (1996), Copyright: over-strength, over-regulated, over-rated? EIPR 5.
6
rentable du marché. C'est d'autant plus vrai que 40% des oeuvres vendues à Londres sont
importées à partir de pays ne faisant pas partie de l'U.E.9 Resteraient dès lors en Europe
les oeuvres mineures, moins profitables, ainsi que celles d'artistes morts depuis plus de 70
ans et dont les oeuvres ne sont plus soumises au droit.
Tableau 1
Peintures vendues aux enchères 1993-1995
(unités and %)
__________________________________________________________________
Monde
(unités)
Londres New York France Allemagne Autres
(%)
(%)
(%)
(%)
(%)
___________________________________________________________________
Moins de Euro 1.500
64.200
7.3
3.2
19.3
2.6
67.6
Euro 1.500 à Euro15.000
61.200
13.2
13.7
14.3
3.6
55.2
Euro 15.000 à Euro150.000
14.100
20.2
34.4
10.8
3.8
30.8
Euro 150.000 à Euro750.000
1.383
24.0
57.8
6.7
1.8
9.7
117
22.2
69.4
5.1
-
3.4
Euro 1.5 million à Euro 3 millions
46
15.2
73.9
2.2
-
8.7
Plus de Euro 3 millions
27
7.4
77.8
7.4
-
7.4
Euro 750.000 à Euro1,5 million
___________________________________________________________________
France: Inclut les enchères à Calais, Lyon, Paris and Versailles seulement; Allemagne: Inclut les
enchères à Berlin, Cologne, Hambourg and Munich seulement. Dans la colonne "Autres" sont donc
incluses un certain nombre de petites salles de ventes françaises et allemandes.
Source des données de base: CD-Rom Mayer.
A l'incitation que donne le droit de suite de vendre à New York ou en Suisse, il
faut ajouter le risque de voir les collectionneurs domiciliées dans l'U.E. laisser les
oeuvres achetées dans ces pays (sans quoi elles sont soumises à des droits d'entrée dans
l'U.E.). Et l'on décourage, par la même occasion la formation de collections en Europe, et
donc la possibilité future pour des dations ou des donations à des musées européens.
Les effets anti-redistributifs du droit de suite. Je n'en ai pas terminé avec les effets
néfastes, malheureusement. En effet, on a dit que le droit de suite avait des vertus
redistributives: lorsqu'il est jeune, l'artiste vend à des prix assez faibles, mais il sera
9 Ce chiffre m'a été aimablement communiqué par Christie's et Sotheby's.
7
compensé plus tard de son infortune, puisqu'il touchera le droit de suite sur la revente de
son travail. Il y a deux raisons pour lesquelles ce raisonnement est faux.
Premièrement, comme je l'ai déjà dit, l'existence du droit de suite réduit le prix de
la première vente. Si l'artiste a la chance de recevoir le droit de suite plus tard, il
récupérera en moyenne ce qu'il a perdu lorsqu'il était jeune, déduction faite des frais de
gestion. Il y a donc éventuellement redistribution dans le temps, mais pas entre individus.
En deuxième lieu, la redistribution du droit de suite est très inégalitaire, comme
on peut s'y attendre. J'ai fait quelques calculs pour la France, basés sur les ventes
publiques entre 1993 et 1995.10 Quelque 50 artistes (en fait, dans 35 cas, leurs héritiers)
touchent 40% du total redistribué. Les héritiers de Giacometti et de Picasso sont les plus
heureux (environ 75.000 Euros par an), tandis que l'artiste qui est rangé cinquantième
reçoit 1.500 Euros. Ceci représente par conséquent le montant maximum que chacun des
2.000 artistes (rangés de 51 à 2050) peut espérer toucher (en moyenne, chacun d'eux
perçoit 450 Euros par an). Ceci implique que le montant perdu par les jeunes peintres à
cause du droit de suite, est redistribué à Giacometti, Picasso, Bonnard, Van Dongen,
César, Buffet, Matisse, Vlaminck, Chagall, ou à leurs héritiers qui ne sont probablement
pas vraiment dans le besoin. Et on ose parler de redistribution!11
Il y a cependant des cas où le droit de suite est redistributif. En Allemagne, il est
versé à une caisse sociale pour artistes nécessiteux et âgés. En Finlande et en Suède, il
sert à aider les jeunes artistes. En France, les ventes par les galeries sont exemptées du
droit de suite, qui est remplacé par une contribution sociale destinée aux artistes âgés.
Mais diable, pourquoi appeler droit de suite et mettre un chapeau de droit intellectuel sur
quelque chose qui est tout bonnement une contribution à la sécurité sociale. Je suis loin
d'y être opposé, mais il ne faut pas jouer avec les mots, et il faut appeler un chat un chat.
Post-scriptum ajouté en août, en guise de conclusion morale. Dans une décision du
Conseil de l'Union Européenne prise fin juin 1999, le Royaume-Uni a obtenu un
ajournement sine die du droit de suite pour ce qui le concerne. Il est important de
mentionner que le Royaume-Uni était le seul pays de l'Union à se battre contre
10 Voir V. Ginsburgh (1997), Le droit de suite, in Comité des Galeries d'Art, Les Galeries d'Art en France
Aujourd'hui, Paris: L'Harmattan.
11 Les chiffres qui sont donnés par l'ADAGP (une des sociétés française de droits d'auteurs), sont plus
optimistes. Evidemment! L'ADAGP a calculé que 38 artistes perçoivent 30% du total, les 250 artistes
suivants perçoivent également 30% et qu'il reste 40% pour les 2.200 derniers. Voir Ameline (1997), Le
droit de suite dans l'Union Européenne: Harmoniser sans entraver le marché de l'art, Rapport d'Information
déposé par la Délégation de l'Assemblée Nationale pour l'Union Européenne, Assemblée Nationale n°3305,
p.44.
8
l'introduction du droit. Les autres pays membres ont essayé de réduire le taux, tout en
suggérant de l'imposer au Royaume-Uni. Pas très subtil. Mais tout est bien qui finit bien:
chacun a obtenu ce qu'il voulait. Le Royaume-Uni évite le droit, tous les autres pays de
l'U.E. l'ont, comme ils l'ont proposé et tel est pris qui croyait prendre!
9