Vers une culture du troc?

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Vers une culture du troc?
02
Gros plan
24 février au 3 mars 2016 - N° 793
Vers une culture du troc?
D
Pourquoi jeter alors que l’on
pourrait donner? Et surtout,
pourquoi tout monnayer?
Si les notions de gratuité,
de dons et d’échanges sont
encore timides en Suisse
romande, de belles initiatives
fleurissent entre Lausanne,
Vevey ou Collombey. Des
cabines de téléphone remplies de livres à donner, des
marchés où rien ne s’achète,
des sites internet d’objets à
donner, des services ou des
savoirs à échanger, tout est
gratuit et ça bouscule les
habitudes. Tour d’horizon.
Magaly Mavilia
Sur www.leregional.ch
•L
es ressourceries
communales
• Liens, vidéos:
ce qui se passe ailleurs
• Réseaux d’échanges:
www.rers.ch
• www.marchegratuitduchablais.ch
• www.lanuitdelalecture.ch
• www.facebook.com/trocopole
• SEL: http://enlien.ch
• Le monde est petit:
079 445 92 90.
10’000
livres auraient
transité gratuitement
dans les boîtes
à livres lausannoises
iminuer l’impact écologique et limiter le gaspillage
en permettant à des objets
d’être réutilisés plutôt que
jetés, voilà l’idée de la gratuité. Le
but de toutes ces initiatives est également de proposer une alternative
aux échanges monétaires, en encourageant le partage et la solidarité, et
d’inciter à la réflexion sur notre propre
consommation.
Les boîtes à livres
Echanger les savoirs
Le site du Réseaux d’échanges réciproques de savoirs de Lausanne et de
Suisse romande (R.E.R.S.) regroupe
toutes les structures qui proposent
des échanges de compétences gratuits dans les domaines les plus variés.
Conversation en anglais, méditation,
aide en informatique. Mais attention,
personne ici ne va repeindre votre plafond, mais vous expliquer comment
faire.
Pour participer, il suffit de s’inscrire, et
pas besoin de donner pour recevoir. Le
but est de se former dans la gratuité.
Idem pour le Système d’Echange Local
(SEL), qui permet à tout un chacun
d’échanger des services, des savoirs et
des biens sans argent. Georges cherche
de l’aide pour construire un abri de jardin tandis que Marie aimerait partager
ses connaissances en anglais. Paul a
une table à donner, tandis que Pierre
a besoin d’une perceuse. Autant de
Durant son contrat au sein du dicastère Durabilité et Campus de
l’Université de Lausanne, Emilie Crittin a monté le Troc-o-Pole.
Un endroit où les membres de la communauté universitaire peuvent apporter des objets dont ils n’ont plus l’utilité et qui sont mis
gratuitement à disposition. Créé en collaboration avec la Fédération
des associations d’étudiant-e-s (FAE) et l’association Unipoly, cet
espace suscite l’enthousiasme et espère semer l’idée que la récup,
finalement, c’est à la fois durable et tendance!
Quels sont les avantages
d’un espace où les choses
se donnent gratuitement?
>Cela a des impacts financiers,
Seconde main
«Je suis moitié Québécoise, précise
l’éco-sociologue Emilie Crittin, qui a
monté le Troc-o-Pole de l’Université
de Lausanne (voir interview ci-contre),
et la culture de la récupération et du
seconde main est beaucoup plus développée dans les pays germanophones
et scandinaves. Ici, la plupart des gens
ont l’impression que cela «fait pauvre»,
mais les mentalités sont en train de
changer».
«Il y a une émergence d’une mode
vintage de la récupération, remarque
Olia Marincek, secrétaire générale à
la Fédération des associations d’étudiant-e-s de l’Université de Lausanne
(FAE). En termes de démarche durable,
cela ne va pas forcément dans le bon
sens puisque l’esprit revient dans un
mode de consommation, mais c’est
déjà un mieux».
«Depuis des années, poursuit Emilie
Crittin, je me fournis uniquement
des objets dont j’ai besoin en seconde
main, même mes appareils photo.
Je récupère pratiquement tous mes
meubles parmi les objets encombrants.
Bien sûr, il faut une certaine patience.
J’aurais les moyens d’acheter du neuf,
mais je ne le fais pas, par conviction et
par conscience écologique et sociale».
Le Troc-o-Pole est un endroit où les membres de la communauté universitaire peuvent apporter des objets dont ils n’ont plus l’utilité et
qui sont mis gratuitement à disposition. DR
possibilités grâce aux antennes actives
à Lausanne (Chailly et sous la gare),
Oron, Lavaux, et ailleurs en Suisse
romande. Comment ça marche? Via le
site enLien.ch, les membres publient
leurs offres et demandes de services, savoirs et biens et gèrent leurs
échanges sans argent. Pour bénéficier
de cette plateforme, il faut d’abord
s’inscrire sur le SEL de sa région (voir
liens en fin d’article).
«Dans le cadre des «Cafés décroissance» organisés mensuellement à
Pôle Sud, Lausanne, nous avons lancé un marché gratuit, informe Elise
Magnenat. Le 8 mars, un échange de
graines et de semences sera organisé
à l’issue de la projection du film «En
quête de sens». Ce n’est pas un troc, on
amène ce que l’on a en trop et on repart
avec ce dont on a besoin».
Début 2012, Zouzou Vallotton de Bex et
Patricia Bloch de Monthey, créaient Le
Monde est petit. Basée à Vevey, cette
fondation est un réseau d’échanges de
savoirs et de rencontres actif du Cha-
«On amène ce que l’on a
en trop et on repart avec
ce dont on a besoin».
E. Magnenat, organisatrice du
marché gratuit de Lausanne
blais à la Riviera. «Il n’y a ni notion de
cours, ni d’échanges – une heure contre
une heure - mais juste l’envie de partager des intérêts communs en passant
un moment ensemble, explique Zouzou Vallotton. Il n’y a aucun échange
financier et pas de cotisation d’inscription. Nous rencontrons toutes les
personnes intéressées et les mettons
en relation selon leurs demandes. Le
but c’est de sortir de ses habitudes,
oser prendre le risque de rencontrer
l’autre et faire des découvertes. Seul
on va plus vite mais ensemble on va
plus loin».
Les marchés gratuits
A notre connaissance, deux marchés gratuits existent dans notre région, à Vevey
sous la Grenette (photo de page 1), le
prochain aura lieu le 20 mars, de 10h à
14h et le second à Collombey, prochaine
édition le 10 avril dans la cour du collège
de Corbier. En Suisse romande d’autres
marchés existent, à Delémont, Neuchâtel
et Sion.
Celui de Vevey a lieu une fois par saison.
Tables et chaises sont mises à disposition
et l’accès est gratuit et sans inscription.
«Ce qui est important pour nous, précise
Yvan Luccarini, membre du comité de
l’association Viv(r)e la gratuité, c’est qu’il
n’y ait aucune obligation de réciprocité.
C’est une sorte de ressourcerie. Sur le
même principe, nous récupérons de la
nourriture dans les commerces pour préparer une soupe qui est offerte, sachant
que les gens amènent aussi leur piquenique. L’idée de la gratuité est de faire des
choses en dehors de toute logique financière. Pour l’association, la question est
de pouvoir se rencontrer, créer des liens
autour d’une autre forme d’échanges que
des échanges monétaires».
«Aujourd’hui, poursuit le militant, nous
vivons dans une société où l’on a «marchandisé» toutes les dimensions de notre
vie, même jusqu’au plus intime, ce qui
pousse à l’individualisme. Ainsi, lorsque
l’on a besoin de quelque chose, on peut
tout simplement l’acheter, et plus personne ne va sonner chez le voisin. Cette
situation nuit au lien social. La gratuité
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Emilie Crittin :
«Réutiliser plutôt que jeter»
R. Fux
CONSOMMATION
Gros plan
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s’oppose à cette idéologie dominante qui
dit que tout a un prix alors que nous
disons que ce qui a de valeur n’a pas de
prix. Le tronc commun qui unit les gens
qui ont initié ce projet, c’est le souci de
la politique: créer un débat politique
constant et non pas seulement en période électorale, repolitiser les gens pour
qu’ils se réintéressent à l’organisation de
leur société».
6000 adeptes sur Facebook
Marianne Lièvre, Collombey, a eu l’idée
de créer un marché gratuit alors qu’elle
traversait une période difficile. Très vite
rejointe par deux amies, Jessica Valero,
Monthey et Sarah Girad, St-Maurice,
elles montent un marché et une page
sur Facebook qui compte actuellement
6000 membres.
A Collombey, le marché a lieu en avril
et en octobre. «C’est en entendant parler du marché de Vevey que j’ai eu l’audace de me lancer, explique Marianne
Lièvre. Nous y offrons aussi une soupe,
des gâteaux et des boissons, c’est avant
tout un moment convivial et utile pour
des personnes qui, parfois, ne peuvent
même pas s’offrir ce qui est bon marché. Nous avons dû cependant mettre un
holà, car certaines personnes venaient
prendre des tonnes de choses pour les
revendre ensuite, et ça, ce n’est pas dans
l’esprit de ce que nous faisons. Comme
pour quelque chose de payant, les gens
doivent se demander s’ils en ont vraiment besoin, ou tout simplement envie».
www.marchegratuitduchablais.ch
Sur Facebook, il existe d’autres sites
d’objets à donner selon les régions, taper
simplement «objets à donner» et la ville
qui vous intéresse. Il faut ensuite s’inscrire et être aux aguets; les belles choses
partent très vite!
Quelque 10’000 livres auraient
transité gratuitement dans les
boîtes à livres lausannoises initiées en mars 2015 par Xavier
Vasseur (photo), responsable
du comité d’organisation de
la Nuit de la lecture: «Tout le
monde annonçait que ça n’allait
pas tenir deux semaines, que
les boîtes et les cabines téléphoniques mises à disposition
par Swisscom subiraient des
déprédations». Et bien non, les
boîtes à livres continuent de
ravir les lecteurs qui donnent
autant qu’ils prennent. «Ce qui
marche le mieux, ce sont les
livres pour enfants, là nous
sommes toujours un peu en
manque, ça part très vite»,
confie ce lecteur passionné qui
projette d’ouvrir 6 nouveaux
spots cette année à Lausanne
(géolocalisation sur: www.
lanuitdelalecture.ch ou via
Facebook). D’entente avec la
Municipalité, voilà un projet qui
a fait des émules, notamment à
Villeneuve, où les propriétaires
des Editions à l’envers, Aleina
Ribeiro Hamdi et Terry Fernandez ont installé une petite
bibliothèque sur la Grand-Rue.
«Comme nous habitons au-dessus, c’est amusant d’entendre
les commentaires des gens, qui
parfois lisent des extraits ou se
demandent s’ils osent vraiment
prendre un ouvrage de valeur.
Nous donnons aussi parfois des
livres que nous publions». Le
couple espère pouvoir installer une cabine téléphonique
en face de chez eux pour que
les gens puissent y déposer
des objets, de la vaisselle, des
habits.
évidemment, et c’est important
pour les étudiants. Nous souhaitons mettre en avant une alternative aux échanges monétaires, une
économie durable créatrice de lien
social, favorisant l’entraide, le partage solidaire, l’échange de services.
Il y a en ce moment dans le monde
énormément d’initiatives de transition plus généralisées et de moins
en moins de satisfaction par rapport
au modèle économique actuel. La
création de lieux comme celui-ci
permet de retrouver du sens et c’est
aussi un acte contre le gaspillage
et l’obsolescence programmée des
objets. La réutilisation d’objets en
circuit fermé va peu à peu favoriser
une diminution de l’extraction des
matières premières.
Certaines déchetteries possèdent leur propre ressourcerie, quelle différence?
>
Il est important d’aller dans ce
sens, mais il faut aussi que l’initiative soit portée par les citoyens au
sein de leur quartier. Les déchetteries sont souvent décentrées, ce
n’est pas le plus favorable en termes
de lien social et toute une frange de
la population peut difficilement y
aller. Des lieux d’échange doivent
aussi être installés dans des quartiers vivants. Dans tous les cas, ces
initiatives permettent de répondre
à l’aberration écologique et économique de la destruction d’objets
en bon état. Il serait intéressant de
savoir quelle économie, en termes
de tonnage, représentent les ressourceries pour les communes (voir
ci-contre).
les déprédations dans les jardins Incroyables Comestibles, où l’idée est
que les citoyens se réapproprient
l’espace urbain pour faire pousser
des légumes dont tout le monde
peut bénéficier. Mais cela fonctionne dans le respect, parce qu’il
s’agit d’une démarche participative
citoyenne.
Les commerçants pourraient
ne pas le voir d’un bon œil?
>
Ce n’est pas la même chose. La
personne qui se rend dans un commerce veut du neuf. Et créer des
espaces où les choses se donnent
pourrait générer des emplois, si
ces lieux étaient subventionnés.
Dans tous les cas, ceux-ci font
partie d’une réappropriation de
notre mode de vie. Une forme de
transition citoyenne émerge, des
coopératives d’énergie, agricoles,
nous nous dirigeons vers un tournant du modèle socio-économique
dominant. Une véritable volonté
citoyenne va dans ce sens, regardez
le succès du film «Demain». Le but
n’est pas de revenir en arrière mais
d’expérimenter de nouvelles façons
de vivre. On essaye de résoudre les
problèmes de façon trop globale,
à mon sens les solutions locales
sont plus efficaces, parce que les
gens y participent, qu’il y a cette
conscience du pouvoir collectif que
l’on a un peu oublié mais qui refait
surface.
Aimeriez-vous créer d’autres
espaces de consommation durable comme le Troc-o-Pole?
>
Je souhaiterais inspirer d’autres
lieux de ce genre et je suis à disposition des communes intéressées.
Si les citoyens sont impliqués dans
la mise en place de ces espaces et
peuvent se les approprier, cela ne
peut que fonctionner. On craignait
Emilie Crittin, éco-sociologue,
aimerait inspirer d’autres Troco-Pole en Suisse romande.
DR