Page 1 NAISSANCE ET ABANDON D`UN BEAU PROJET

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NAISSANCE ET ABANDON D’UN BEAU PROJET
1957 / 1960
Gannet venait d’élargir notre cercle familial. C’est avec ce robuste voilier qu’un projet, que l’on
peut toujours qualifier a posteriori selon son humeur, devait être réalisé. Aujourd’hui, certains le
classeront dans la catégorie des projets fous et insensés, d’autres dans celle des projets
exceptionnels et enthousiasmants. Ce débat ne semble guère passionnant. L’essentiel c’est qu’il ait
existé et que sa consistance soit suffisante à justifier cette petite narration.
Consistant, il l’est car il a marqué profondément notre existence pendant de nombreuses années.
L’idée d’un tour du monde avec femme et enfants a germé assez rapidement sur un sol propice.
Avec le recul, j’hésite encore entre un penchant naturel à l’aventure et le refus immature d’une
société impitoyable. Mais par contre je n’hésite pas à éviter le piège d’une discussion philosophique
à ce sujet. Discussion à laquelle je consacrerai peut-être un jour un autre chapitre. Toujours est-il
que ce projet de tour du monde familial en voilier avait bien pris corps malgré les oppositions
nombreuses mais prévisibles, au point que nous étions maintenant face à la réalité qui prenait corps
avec l’arrivée de Gannet.
Depuis un an déjà nous avions commencé les travaux préparatoires. Notre bel appartement de
Rouen, témoin de nos premières amours de jeunes mariés, qui avait déjà vu la naissance de trois
adorables petites filles, Isabelle en 53, Sylvie en 54, Gaëlle en 57, avait été vendu et nous avions
émigré à la campagne en location dans une petite fermette, où naquit notre quatrième et non-moins
adorable, mais ô combien regrettée fille Nathalie, début 59. Cette installation avait un triple but.
Celui de mobiliser des ressources financières, celui de disposer d’un espace suffisant à la
préparation matérielle d’un tel projet, et enfin celui de nous préparer tous progressivement à une vie
plus spartiate.
La vie était dure à la campagne, mais personnellement j’en garde un souvenir ému et laisse à
Marielle et aux enfants qui se souviennent de cette époque le droit de me contredire, mais peut être
dans un autre récit car je ne vois guère comment gérer un tel Forum sans sortir un peu trop
radicalement du sujet. Gannet avait trouvé sa place dans un arrière-port de Rouen. Pendant quelque
temps encore je m’absentais quatre jours par semaine pour visiter ma clientèle en Normandie et
Picardie. Le week-end et quelques autres jours volés à mon travail nous permettaient d’avancer
dans notre préparation.
Nous avions une cinquantaine de lapins et près de deux cents poules. Le fait que ce petit monde
soit en liberté ne donnait pas trop de travail à Marielle qui avait bien assez à faire avec la marmaille,
la maison et le jardin potager. Nous vendions nos œufs dans les grands restaurants de Rouen.
Encore fallait-il trouver les nids, ce qui devait poser de très rares petits problèmes de fraîcheur.
Nous n’avions pas l’eau courante et j’avais bricolé une citerne en charge alimentée par un puits et
chargée par une grosse pompe Japy manuelle. Et cette pompe me remet en mémoire les froids
intenses dont nous avons souffert en ces hivers de 58 et 59, le corps de pompe a claqué sous l’effet
du gel, à l’intérieur de l’arrière-cuisine !… Nous avions mesuré trois degrés dans la chambre des
enfants. Notre seul chauffage était une cuisinière au gasoil dans la cuisine.
Ma préparation personnelle prenait de plus en plus de temps à mon travail professionnel. Tant et si
bien que je vendais mes cartes et me consacrais entièrement à cette préparation. D’abord, je
conduisais le bateau à Cherbourg pour y réaliser les aménagements dessinés par mon ami Claude
Nouel. J’admets sans mal que cela fut une grave erreur car non seulement ce n’était pas nécessaire
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et nous aurions pu utiliser les emménagements tels qu’ils étaient, mais encore et surtout, ce fut une
ponction importante et inutile sur notre maigre budget. J’en profitais pour débarquer le moteur et le
refaire entièrement. Probablement inutile aussi, mais la tentation pour un ancien mécanicien était
trop grande et le coût fut pratiquement nul. À Cherbourg, je logeais chez un ami Radio-Amateur,
Gilbert Lerouge, grand technicien en tout genre s’il en est. Lui et son épouse me furent d’une
grande aide en bien des domaines. Car j’étais devenu Radio-Amateur aussi. À l’époque, c’était
inutile d’espérer pouvoir communiquer avec la terre entière à l’aide de moyens radio-électriques
commerciaux. J’avais donc suivi le cursus normal, construction de deux ou trois stations – dont une
au moins doit prendre feu - avant de réussir à en faire marcher une, passage du brevet de radiotélégraphique obligatoire pour l’obtention d’une licence et d’un indicatif. Et puis passage d’un
examen technique et obtention du code « F2 SC Maritime Mobile » avec lequel je trafiquais sur les
ondes jusqu’en 1962.
Ce fut l’époque de toutes les acquisitions de nouvelles connaissances et autres découvertes. Il fallait
être suréquipé mais aussi prêts à affronter toutes sortes de situations. Toute la famille passa sur le
billard afin de laisser à terre un appendice inutile et dangereux en cas de crise au milieu de la grande
bleue. Et c’est beau-papa qui pratiqua ces salutaires ablations. Il en profita pour me donner quelques
« cours » sur l’art et la manière de faire une suture. Un autre ami, notre dentiste familial me donna
aussi plusieurs cours d’initiation à son art. Ce qui me permit d’intervenir lors d’un long week-end
que Marielle avait choisi pour débuter un abcès dentaire. Elle souffrait réellement très fort avec en
plus la perspective de deux longues journées fériées à attendre pour espérer en finir. Pris d’une pitié
amoureuse, je commençais par le diagnostic : eau froide ça calme, eau chaude c’est intolérable.
Prémolaire inférieure apparemment intacte. Pression évidente - due sans doute à la putréfaction du
nerf - qu’il faut réduire par l’ouverture de la dent. L’outillage de mécanicien n’est pas
particulièrement adapté, mais il faudra faire avec. La perceuse date du siècle dernier, un genre de
gros truc à manivelle avec deux engrenages pour deux vitesses, et un gros mandrin. Seuls les vieux
reconnaîtront la chose. Bien que la disproportion soit flagrante, le mandrin accepte un petit foret
d’un millimètre. J’explique bien à Marielle que le plus important c’est de ne bouger en aucun cas,
même si la douleur est difficilement supportable car le grand risque, c’est de casser soit la dent, soit
le foret dans la dent. Et à tourner la manivelle, bien droit et léger of course. Je vois les copeaux
monter indiquant que le foret mort bien. Une dizaine de tours plus tard, Marielle commence à
grogner et cela devient dur. En mécanique, lorsque le foret débouche, il y a une petite résistance au
dernier copeau, je pensais donc à ceci tout en recommandant encore à Marielle de ne pas bouger. Et
puis tout à coup, je réalisais l’infamie. L’engrenage central était coincé sur l’aile du nez de ma
torturée et il n’y avait guère d’issues à forcer. On en rit … aujourd’hui… À reprendre donc les
choses en main sans bouger, ni la perceuse, ni la tête, et à re-tourner la manivelle avec une extrême
délicatesse et légèreté. Cinq ou six tours plus loin, je débouchais effectivement dans la chambre
telle que je l’imaginais d’après les explications de notre ami dentiste. Je retirais l’instrument
délicatement et injectais dans le trou de l’alcool à 90°, puis de l’eau de Javel presque pure. Non
seulement toutes les douleurs disparurent dans l’instant mais encore, dès le Mardi matin, j’eus droit
aux compliments de notre dentiste qui m’assura que ses élèves auraient fait un trou moins net. On
est ajusteur ou l’on ne l’est pas…Encore faut-il qu’un ajusteur ait à sa disposition un souffredouleur exceptionnel, ce qui heureusement était mon cas.
Le stage à la Météo locale me passionnait. C’était encore l’époque où l’on prenait ses propres cartes
sur une émission télégraphique permanente en Morse. Je me souviens d’une interminable série de
chiffres à cinq unités dont le tracé sur une carte dessinait parfaitement les lignes isobariques. Mon
brevet de télégraphiste me servait aussi à cela.
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Et puis nous naviguions, pour nous entraîner. Comme j’aurai peut-être l’occasion de le détailler
dans un autre chapitre, Marielle et moi avions découvert la voile sur le requin de notre ami Claude
Nouel dans des circonstances assez extraordinaires. Ensuite, après avoir fait un stage à l’école des
Glénans, j’ai acheté notre premier ”navire” un grondin quillard. Et puis nous avons aussi navigué
sur l’autre bateau de Claude Nouel, un joli petit cotre, la ”Dame de Caux”.
Le retour du Gannet de Cherbourg à Rouen fut une belle et joyeuse équipée à laquelle participaient
plusieurs amis dont l’incontournable Claude Nouel et puis un beau-frère sympa Jacques Bachelier.
Nous eûmes l’occasion de vérifier la solidité de cette coque massivement structurée de 50 mm de
teck dans les hauts et pitchpin dans les fonds sur membrures doubles en chêne tors, doublé cuivre
jusqu’à la flottaison. Nous remontions la Seine en pleine nuit lorsque, vers le Pont de Tancarville,
nous heurtâmes une tonne immergée sous la poussée d’un courant de vives-eaux de huit nœuds
environ. Notre vitesse propre était également de huit nœuds. D’où un total de seize nœuds sur le
fond. Le choc d’une violence inouïe rameuta tout le monde sur le pont, certain de vivre un instant
pour le moins délicat. Eh bien non, nous eûmes beau chercher partout, il nous fut impossible de
trouver la moindre trace d’entrée d’eau. Mis à terre un peu plus tard, le charpentier de marine
s’émerveilla devant la modicité du dégât. Quelques centimètres de bordé furent changés et le cuivre
soigneusement remis en place sur son feutre d’origine qui sentait encore le suif, alors que le bout de
pitchpin retiré fleurait encore bon la sève de résineux ! (bordé en 1910, ce qui impliquait
probablement une coupe au milieu du siècle précédent, vers les 1850, et même peut-être avant).
Printemps 60, avec ses nouveaux emménagements et son inventaire complet, le bateau est
pratiquement prêt à appareiller pour de longs voyages. En conséquence nous embarquons et
quittons définitivement notre petite fermette en laissant une fois de plus de nombreux et merveilleux
souvenirs, emportant avec nous notre petite provision de nostalgie. La Presse en fit tout un plat et
nous eûmes droit à de nombreuses photos et reportages. Il est vrai que la chose était rarissime à
l’époque. Partir autour du monde avec femme et enfants relevait de l’aventure à l’état pur sinon de
l’inconscience. Marielle réglait tous les problèmes d’intendance et d’approvisionnement. Isabelle
était une belle et sage petite fille de sept ans, petite maman, elle avait l’art de s’occuper des petits.
Chaque photo prise d’elle à l’époque la montrait avec un petit dans les bras. Sylvie, cinq ans et
demi, était notre espiègle acrobate née. On la retrouvait partout où l’on pouvait monter. Elle aurait
de quoi sur le bateau et ferait « mousse » à merveille… dans quelques années. Gaëlle n’avait pas
encore trois ans et s’occupait surtout du chien entre les pattes duquel elle passait de délicieux
moments. Un peu plus jeune, elle lui donnait même les restes de son biberon. Le chien en question
était un Beauceron deux fois plus gros qu’elle. Quant à Nathalie, elle n’avait pas encore un an et son
bon caractère le disputant à sa bonne bouille nous remplissait de joie.
Tout ce beau petit monde n’était pas prévu lors de la naissance de ce projet. Mais s’il est une chose
que nous n’arrivions pas à maîtriser, c’est bien la bénédiction du bon Dieu. Il faut se replacer dans
le contexte de l’époque et réaliser que les choses ont bien changé. En bref, il semblait qu’il nous
faille reconsidérer notre projet tous les deux ans avec, en toile de fond, l’accroissement de la
difficulté à le réaliser.
Il n’était pas question de rester plus longtemps à Rouen où le stationnement le long du quai n’était
pas des plus confortables ni des plus sures. Nous partîmes donc nous loger à Deauville où le Yacht
Club nous accueillit avec plaisir et quasi-gratuité. C’est un bassin à flot et le marnage y est peu
sensible. L’amarrage se faisait donc cul à quai et la corvée du réglage des amarres nous était en
principe épargné. Sauf qu’une nuit, seul à bord car Marielle était partie chez ses parents avec la
marmaille, je me retrouvais glissant au fond du lit avec la sensation que quelque chose de très
anormal se passait. Le port était en train de se vider à la suite d’un mauvais fonctionnement de la
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porte écluse et Gannet se trouvait littéralement suspendu par l’arrière. Heureusement que les taquets
et bittes d’amarrages étaient solides. Il fallut un peu d’ingéniosité pour maîtriser la suite de
l’incident, mais nous nous en sortions sans dommage. Nous étions une demi-douzaine à essayer de
limiter les dégâts sur les bateaux accessibles. D’autres bateaux subirent des dégâts importants en
rompant leurs moyens d’amarrage et quelques craquements sinistres raisonnèrent dans le port cette
nuit-là. Lorsque Marielle était là, nous sortions de temps en temps pour nous entraîner mais surtout
pour le plaisir. Nous carénions le bateau en une seule marée. Amarré le long d’un quai extérieur, le
bateau s’échouait et nous brossions le doublage cuivre énergiquement. Nous n’appliquions aucune
peinture sous-marine car le cuivre fabriquait son propre oxyde protecteur et la carène était
généralement assez propre.
Il ne manquait en fait qu’une seule chose pour appareiller définitivement et commencer notre
périple. C’était une fois de plus et comme souvent, le nerf de la guerre, l’argent. Après toutes ces
années de préparation et de dépenses, quelques fois somptuaires, le porte-feuille était vide. Je
partais avec une représentation de Champagne, mais il me fallait d’abord atteindre un territoire qui
ne soit pas la France. Avec quatre enfants, il n’est pas question de vivre en vagabond complètement
désargenté, surtout à l’étranger. Une cinquantaine de milliers de Francs auraient suffi, mais tout cela
avait pris trop de temps et je me sentais piégé. Il fallait absolument faire quelque chose, et vite car
même le pain de tous les jours venait à manquer. Un panneau « à vendre » n’eut strictement aucun
succès. Sûr qu’à Deauville, on n’est pas au cœur du marché pour un bateau de cette taille, si
d’ailleurs marché il y a. Alors l’idée de « descendre » sur la Côte d’Azur en auto-stop pour
s’adresser au véritable « marché » s’imposa et fut mise à exécution séance tenante. Marielle repartit
pour Reims avec les enfants et le chien. Et moi, je trouvais rapidement un lift pour Ste. Maxime, un
ami des beaux-parents.
Je les quittais dès la Côte atteinte et trouvais un camion qui me conduisit jusqu’à Cannes.
Pratiquement sans argent, je prenais une chambre dans un petit hôtel très bon marché de la vieille
ville. Ma première visite fut pour une Agence Maritime nommée Glemot dont je devenais
concurrent quelques années plus tard. Pour le moment, je fus assez surpris de les voir sortir un
dossier complet du mon bateau. Le gentil Monsieur mit certaines formes pour me décourager, mais
il y parvint assez bien. Le bateau était trop vieux, trop loin, etc… Trop loin aussi pour être loué. Il
faudrait d’abord et avant tout l’amener ici. Peut-être l’Agence voisine, Strauss, aurait d’autres idées.
Non, cohérence hautement professionnelle, les arguments furent identiques. Pas d’autres Agences
en vue sauf une succursale du Chantier Anglais Camper & Nicholson où le Major Burton me reçu
avec beaucoup de gentillesse mais sans aucune perspective. Cette nuit-là fut agitée. Dès le
lendemain matin, je reprenais la route du stoppeur en direction de Marseille. Le monde des tour-dumondistes est assez petit et Marcel Bardiaux à Cherbourg m’avait dit qu’un gars sympa, Bernard
Moitessier était expert vendeur dans une Agence de Marseille. Probablement je me trouverai là
devant un autre type d’interlocuteur et peut-être me comprendra-t-il mieux que les autres. Marseille,
le vieux port. Une jolie petite Agence juste à côté de la mairie, face à la bonne mère. Bernard
Moitessier est absent, il termine son Josuha à Carrare pour un prochain départ autour du monde. Le
directeur de l’Agence me reçoit gentiment et me tient pratiquement le même langage que les
Cannois. Désespéré, j’ai la main sur la clenche lorsqu’il me rappelle en me disant... « vous avez
l’air d’en connaître un rayon, cela vous plairait-il de prendre la place de Bernard ? »… Tu parles
Charles. Même avec les maigres 600 Francs mensuels offerts généreusement, plus une petite
commission sur les éventuelles ventes, je lui aurais baisé les pieds à ce bon Monsieur. Affaire
conclue. Il n’y a plus qu’à retourner à Deauville et amener le bateau ici. Ce que j’entreprenais
immédiatement sans m’attarder un instant de plus à Marseille.
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Autres routiers sympas et le port de Deauville est retrouvé avec émotion. Marielle revient pour
m’aider à préparer le voyage et puis, elle repartira à Reims avec les enfants jusqu’à ce que j’arrive à
Marseille. Le panneau « à vendre » est retourné et une inscription plus tentante rameute la
population au point qu’il faut prendre des rendez-vous. Elle stipule « Cherche équipier pour
croisière de rêve : Deauville – Vigo – Lisbonne – Tanger – Palma de Mallorque – Marseille.
J’interviewe toute la journée et sélectionne quatre gaillards qui me plaisent. Le premier, celui qui
sera mon second fait état d’une assez grande expérience, malheureusement il se couchera dès le
départ pour ne se relever qu’à la Corogne, malade comme un chien. Le second, Jean, m’intéresse
car c’est un étudiant en math et la navigation astronomique ne semble pas avoir de secret pour lui.
Le troisième, Joseph, est un petit malin, commerçant en vêtements de la rue du sentier, il n’a jamais
navigué, mais prétend apprendre très vite, ce qui sera le cas effectivement. Le quatrième, jacques,
est un voyou authentique propriétaire d’un bar à Nation. Il a de gros bras et pas mal de jugeote ce
qui est quelques fois compatible. Il n’a jamais fait de voile non plus.
En résumé, il n’y en a qu’un seul qui puisse faire état d’une expérience suffisante. Mais je ne me
fais aucun souci et ceci pour deux raisons. D’abord, je me sens tout à fait capable de me passer de
cet équipage dans son entier, sauf de l’argent qu’ils vont verser à la caisse commune à titre de
participation aux frais. Ensuite, je leur donne deux ou trois jours pour faire exactement ce que je
leur aurais appris à faire. Et c’est exactement comme cela que les choses se passeront, à part notre
incurable malade. Le départ est presque immédiat et je ne leur donne que deux jours pour se
préparer. Pour chacun, les adieux sont courts et déchirants à la fois. Pour la nième fois, Marielle
repartira à Reims avec les enfants et le chien dans la Frégate Domaine. Elle commence à connaître
la route.
Je décidais de tirer un grand bord sur les Scilly au Sud Ouest de l’Angleterre. Et ensuite, un grand
bord sur le Cap Finistère. Les vents dominants étant du secteur Ouest, tantôt Suroît, tantôt Noroît, je
cherche à éviter l’entrée dans le Golfe de Gascogne. Nous aurons généralement beau temps et
effectuerons ces deux premières étapes en cinq jours. En fait, quatre jours pour apercevoir les côtes
espagnoles, et un jour à la cape avant d’entrer à la Corogne. Au soir du quatrième jour, l’horizon au
Nord-Ouest est catastrophique et laisse présager un coup de vent de Noroît. Pour aborder une côte
inconnue, ce n’est pas très enthousiasmant, d’où la décision de passer la nuit à la cape. Bonne
décision car nous n’aurions pas eu le temps d’embouquer le chenal de la Corogne avant d’essuyer
les soixante nœuds que nous prenions sur le râble à la tombée de la nuit. En moins d’un quart
d’heure, la mer était véritablement démontée. Mais nous passâmes une nuit relativement agréable à
l’abri dans le doghouse à écouter les interminables histoires de gangsters vécues par notre ami
jacques. Avant de mettre à la cape, nous avions rebroussé chemin sur une dizaine de Miles, ce qui
nous mettait à une distance raisonnable de la côte afin de nous permettre de dériver gentiment
pendant le coup de vent. Nous ne devions dériver que d’un mille et demi dans toute la nuit. Un peu
de calme à l’aube nous permettait de faire demi-tour et de faire cap sur la Corogne. On pouvait
évaluer la hauteur de la houle qui maintenant ne brisait pratiquement plus et s’arrondissait à une
quinzaine de mètres de hauteur en moyenne. Un contact avec un radio-amateur de Reims me permit
de donner de nos nouvelles à la famille. Ce qui fut possible seulement deux ou trois fois pendant
toute la traversé en raison d’une propagation peu propice. Par contre je tissais des liens plus
réguliers avec les OM de Marseille, ce dont je récolterai les fruits à notre arrivée.
La Corogne est un charmant petit port de pêche où nous entrons par un long chenal et mouillons
tout à fait dans le fond entre des petits bateaux de pêche à l’évitage. La marche arrière refuse de
s’enclencher et nous évitons de justesse un abordage. Le cafouillage est minime et je constate que
mon équipage est bien efficace malgré son naviage tout récent. Pendant que la moussaille s’égaille
dans la ville et accompagne mon second défaillant à la gare, je démonte l’inverseur et fais ce qu’il
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faut pour que cela ne se reproduise plus. J’en termine en fin d’après-midi. Entre-temps la moussaille
a fait des connaissances et la perspective d’aller danser ce soir les émoustille les uns et les autres
plus que moi-même qui ne cesse de penser à ma chère moitié « qui m’attend là-bas au pays ». Avant
de nous y rendre, nous changeons de mouillage et allons nous mettre « along side » d’un quai
d’accueil de l’Arsenal où les militaires nous invitent gentiment. Très belle soirée en effet, nous
sommes un Samedi du mois d’Août et le bal a lieu en plein air sous les tonnelles mais l’assistance
est en grande tenue, robes longues, smokings et uniformes. Il y a pas mal de marins de la Navy
Espagnole. Nous découvrons une société un peu guindée et il se révèle presque impossible d’inviter
la moindre damoiselle à danser. Pour ma part, je me bornerai à jouir du spectacle et de la musique.
Nous rentrons à bord assez tard dans la nuit et sur notre passage, nous nous régalons d’une pastèque
qui, tombée d’on ne sait où depuis l’ouverture du bal, forme avec des centaines de consœurs des
pyramides impressionnantes. On nous dit que c’est pour le marché de demain.
Départ avec regret dès l’aube du lendemain, l’équipage aurait préféré faire la grasse matinée en ce
beau Dimanche, mais moi, seul maître à bord, j’ai hâte de rejoindre mon poste à Marseille. Puisque
nous avons fait halte à la Corogne, nous ne ferons pas escale à Vigo comme prévu. Cap sur le Tage
que nous embouquerons à 21 :00 heures le lendemain soir après une descente vertigineuse à plus de
dix nœuds au portant sous les Alizés du Portugal. Nous laissions derrière nous un sillage
impressionnant. Le spectacle de notre remontée du Tage restera gravé dans notre mémoire pour
longtemps sans doute, en tout cas c’est vrai pour moi. La côte qui précède Lisbonne de Cascais à
Lisbonne en passant par Estoril est entièrement éclairée sur des dizaines de kilomètres et cette
démesure confère un petit côté irréel au spectacle. L’entrée dans le petit port fut assez acrobatique.
À cette heure de la marée descendante, le courant était de plus de six nœuds. L’entrée du port ne
mesure guère plus d’une quinzaine de mètres et l’on se retrouve brutalement avec le nez du bateau
dans une zone calme sans courant, alors que l’arrière continue à dériver, ce que la trajectoire
prévoyait, mais le déséquilibre est inévitable, il ne faut pas s’endormir sinon c’est le pilier d’entrée
assuré. Dodo sans plus attendre.
Le lendemain se passe à briquer le bateau de fond en comble et à se promener dans Lisbonne. En fin
d’après-midi, à visiter les environs et aller voir de près les plages fameuses d’Estoril.
Le soir venu, soirée Fado oblige, nous nous mettons sur notre trente et un. Jacques, notre voyou qui
a des relations partout où il passe, et cela sur un simple nom, sorte de mot de passe que seuls ces
gens-là doivent connaître, nous fait mener par le taxi dans une boîte à Fado où nous passons une
soirée formidable, enivrés par cette mélopée triste et romantique à la fois, mais combien prenante et
envoûtante. Le micro passe de main en main et chacun y va de son propre texte inventé sur le
champ sur l’air inlassablement répété. Bien que visiblement étrangers, on ne nous exonère pas de
cette tradition et chacun d’entre nous de blablater n’importe quoi sur l’air du Fado joué par trois
guitares, une basse, énorme, et deux normales à première vue. Très joli en tout cas. Retour à bord et
petit-déjeuner au petit jour accompagnés de nos chanteuses, mais en tout bien tout honneur
naturellement. Nous resterons à Lisbonne un jour de plus que nous mettrons à profit pour nettoyer
le bateau de fond en comble. L’après-midi nous voit à nouveau sur les plages d’Estoril, mais le soir
nous allons nous coucher de bonne heure dans la perspective d’un départ à la prochaine étale de la
nuit qui a lieu vers une heure du matin. Nous partirons, encore à regret, et retrouverons dès la sortie
du Tage les Alizés qui nous ont si bien réussi quelques jours auparavant et qui nous propulseront
vers Tanger en moins de trente-trois heures.
Tanger que nous apercevrons Samedi au petit jour. À prendre le mouillage en fin de matinée. Et
puis, après un rapide arrosage pour enlever le sel des embruns, quoique ce ne soit pas mauvais du
tout pour la conservation des bois, nous partons à la découverte d’un bon restaurant dans la vieille
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ville. Naturellement notre Jacques national trouve ses marques instantanément et comme par
miracle. Nous sommes considérés comme des hôtes de marque à qui l’on propose même de profiter
du voyage pour transporter des cigarettes de contrebande à Marseille, ce que le soussigné Capitaine
refuse catégoriquement. Ce qui n’empêchera pas ces beaux Messieurs de venir à Marseille quelques
mois plus tard et de relancer la proposition. De toutes manières la rémunération proposée me
semble tout à fait insuffisante en considération du risque encouru. Et puis, à son tour, Tanger est
oubliée et Gannet trace un nouveau sillon en Méditerranée cette fois. Sillon tout petit car l’absence
de vent est presque totale. Nous restons plantés là, entre Gibraltar sur notre gauche et le Rif que
nous voyons culminer à 1600 mètres sur notre droite. Nous découvrons les calmes de la
Méditerranée, calmes absolus que je n’aurais jamais imaginés. En Manche, il y a toujours du vent et
il ne vient à personne l’idée de mettre au moteur en raison d’un manque de vent. Pourtant après
vingt-quatre heures de cette situation ridicule, je décide de mettre au moteur. Avec la petite
appréhension de l’autonomie car, à Tanger, j’ai refusé de faire le plein en raison d’un prix que je
jugeais trop élevé. Je devais bientôt apprendre à mes dépens qu’en Méditerranée, on fait le plein à
chaque occasion et qu’un voilier, aussi bon soit-il, doit souvent marcher au moteur. Pour le moment
donc, à tracer un long sillon, mécanique cette fois, en direction de Palma de Mallorque. Près de
mille miles que nous espérons bien faire à la voile si la brise veut bien se lever. Mais de brise, point,
et ce jusqu’à une cinquantaine de miles au Sud Sud-Est d’Ibiza.
Et là, minuit, on ne fait pas dans la dentelle en Méditerranée, tout le monde au dodo sauf l’homme
de barre qui était, je crois me souvenir, Joseph, l’homme des fringues du Sentier, et une rafale à
décorner les bœufs vient coucher le Gannet sur le flanc et déchirer la grand-voile dont on ne sait
guère pourquoi elle était à poste alors qu’elle aurait dû être ferlée en l’absence de vent depuis
Gibraltar. Et puis une accalmie. C’est paraît-il comme cela que les choses se passent en ces lieux.
Attention toutefois car l’accalmie en question ne dure que quelques secondes et puis ça repart de
plus belle. En moins de dix minutes, la mer semble être à son paroxysme. Nous avons eu tout juste
le temps de ranger la toile en l’assurant fermement sur la bôme que nous amarrons à l’un des
pataras. La têtière est partie en tête de mât avec la drisse et tout cela fait un beau méli-mélo avec les
antennes et le marocain. Mais ce n’est guère notre problème pour le moment. Les creux sont
maintenant de près de cinq mètres, et ils sont espacés d’une vingtaine de mètres. Rageur, le vent que
j’évalue à soixante nœuds écrête toutes les vagues. Nous sommes en fuite à sec de toile et capelons
une vague sur dix par l’arrière. Pas très drôle malgré le fait que nous soyons tous bien amarinés. Je
tiens régulièrement une estime de notre route qui ne cesse de varier au gré du vent qui lui-même
change de direction d’une manière erratique. Le tracé est resté longtemps sur ma carte. Cela m’a été
longtemps un sujet d’étonnement. À l’aube le vent semble vouloir se calmer un peu et mon estime
nous localise à 70 miles au Sud Sud-Est d’Ibiza, ce qui veut dire que nous avons perdu environ
vingt miles sur notre route. Le calme se confirme et vers midi nous pouvons envisager la réparation
de la grand-voile. Vue et ressentie du niveau du pont, la mer semble être suffisamment calme pour
entreprendre une montée au mât pour démêler le sac de nœuds qui s’y trouve depuis hier soir et qui
ne s’est pas arrangé depuis. Je grée une chaise à calfat sur l’un des pataras. Drôle d’idée que je vais
payer sans délai, mais en montant directement sur le grand mât, je n’aurais pas pu atteindre le mélimélo qui se situait à mi-chemin entre les deux mâts. Je me fais hisser par l’une des dernières
manœuvres qui passe par un réa en tête de mât, la balancine, directement entre les mains puissantes
de Jacques. Dans les premiers mètres, cela ne va pas trop mal et je me tiens fermement aux deux
pataras. Mais comme j’aurais dû le prévoir, ces derniers se resserrent et lorsque l’angle devient très
petit, rien n’empêche plus la chaise à calfat d’amorcer un tour de manège autour des pataras, et puis
deux, et puis trois, sans que je puisse m’y opposer. Par contre, je déguste car mes bras se contractent
vainement et mes cuisses se coincent régulièrement entre la chaise et les câbles et ça fait un mal de
chien. Mes hommes me crient qu’ils ne peuvent plus ni monter ni descendre, et pour cause, la
balancine est maintenant entrelacée intimement avec les deux pataras. Et contrairement à la
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perception que l’on en avait du pont, cela bouge énormément. En un éclair je n’entrevois que la
solution de sauter dans le vide pour attraper le grand mât. Je suis à mi-distance entre les deux mâts
et à environ deux ou trois mètres au-dessus de la barre de flèche basse du grand mât qu’il me faut
atteindre si je ne veux pas me fracasser sur le pont. Et c’est bien là que j’atterrirai… et resterai,
enlaçant amoureusement le grand mât, jusqu’à ce que le calme soit revenu. Car le calme est bien là,
mais sur un espar fixe. La chaise à calfat se balance maintenant entre les deux mâts et c’est bien ce
que le code recommande : hisser à un endroit visible n’importe quel objet insolite si l’on veut
montrer qu’on est en difficulté.
Est-on en difficulté ? That is the question. Avec le vent qui a de nouveau disparu, ce n’est pas avec
les seules voiles d’avant et le tape-cul que l’on avancera. Et même avec la grand voile, on aurait
pratiquement fait du sur-place. Il faut impérativement mettre au moteur pour rejoindre Ibiza, la plus
proche. Calculs fait et refaits, on devrait tomber en panne de gasoil avant d’y arriver, ou y arriver
tout juste. Une question de quelques litres de consommation en plus ou en moins. Comme il n’y a
bientôt plus rien à manger à bord, il n’y a pas à tergiverser. Alors on envoie des messages avec la
lampe torche aux quelques cargos croisés sur la route. Mais personne ne semble comprendre ;
Pourtant le code Q international est très simple et la demande de gasoil s’exprime par un simple
groupe de trois lettre (dont je ne me souviens plus la composition). Finalement, le moteur s’arrêtera
faute de carburant au milieu du port d’Ibiza. Incroyable mais vrai. Et c’est sur notre erre que nous
prendrons notre mouillage. Inutile de préciser que l’une des toutes premières choses que nous fîmes
fut le plein de gasoil sans même regarder le prix. Le pompiste ne voulait pas croire que nous étions
dehors pendant cette tempête qui avait fait tant de dégâts sur l’Île en ce début de Septembre 1960.
Pour autant que je me souvienne, l’équipage devait se borner à un petit tour rapide en taxi dans la
campagne, avide de bonne terre ferme et puis chacun se mit au travail pour réparer les stigmates du
coup de vent. À monter en tête de mât avec la drisse de foc et le démêlage se révéla plus ardu
encore que prévu. La réparation des voiles fut rapidement bouclée grâce aux petites mains habiles
de Joseph notre couturier du Sentier. Sitôt le marché terminé, et cela comprenait un jambon fumé
qui ne se conservera même pas jusqu’à Marseille tant il flattait l’odorat et s’attaquait joyeusement à
la moindre résistance, nous repartions en direction de Palma toute proche. Traversée très courte, à la
voile seule sous une petite brise de Sud-Est et par beau temps.
La majesté du site est incomparable et l’approche de la ville est un véritable régal pour les yeux. De
nombreux et grands bâtiments civils et religieux des dix au douzième siècle occupent toute l’avantscène. Nous mouillons au Yacht Club dont les locaux luxueux nous impressionnent. L’accueil est à
l’avenant. Classe, modicité et gentillesse règnent en ces lieux. À cette époque, c’était le seul port de
plaisance à Palma, tout petit et intime, sous la merveilleuse cathédrale, à côté du port de pêche et
jouxtant un grand chantier naval. Aujourd’hui, c’est la grande baie de Palma tout entière qui est
consacrée à la plaisance devenue aussi déplaisance par l’administration et les coûts que cette
débauche, en grande partie d’origine germanique, n’a pas manqué d’engendrer. Mais nous sommes
encore en 1960 et le Royal Yacht Club brille de tous ses feux. Je fais faire une petite réparation à
l’inverseur dans les ateliers mécaniques du chantier et il m’en coûte le prix d’un kilo de pain en
France. J’apprends que le salaire mensuel d’un ouvrier espagnol est l’équivalent du salaire
journalier d’un ouvrier français. Et de surcroît je bénéficie d’une grande gentillesse. Jacques a vite
fait de retrouver ses potes dans la vieille ville et nous sommes invités à la corrida. Je n’aime pas
trop, mais c’est assez incontournable. À la nuit tombée, nous nous régalons d’extraordinaire viande
de taureau et terminons la soirée dans les bars du quartier chinois où Jacques n’en finit pas de conter
ses aventures appelant ses potes à témoigner. La voyoucratie est bien internationale. Bien imbibés,
nous retrouvons le bord sans grand mal grâce à un taxi tardif, le Yacht Club étant quant à lui ouvert
jour et nuit.
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Il est urgent de terminer ce voyage. L’atmosphère est tendue et une bagarre intervient entre Jacques
et Joseph, à sens unique, bien entendu. Nous appareillons malgré le ciel bas et tirons droit sur
Marseille sans envie particulière d’aller nous enquiller dans le Golfe du Lion. Nous sommes déjà en
Septembre et il y a presque un mois que nous avons quitté Deauville. La traversée est rapide,
pratiquement toujours sur le même bord, grand largue bâbord amure à plus de dix nœuds avec tout
dessus. On ne voit rien devant et pourtant nous devrions déjà apercevoir la côte Marseillaise lorsque
qu’un avion nous survole à raser la tête de mât, et puis il repasse une seconde fois, toujours dans la
même direction, semblant vouloir nous attirer vers une autre route. Et il avait bien raison le bougre
car, sans préavis, nous nous trouvons devant une véritable falaise que nous devinons maintenant à
travers les Stratus bas. Faute de visibilité, nous étions en train de nous préparer un atterrissage
brutal sur l’île du Riou, à quelques encablures de Marseille. L’erreur de cap depuis Palma était
extrêmement faible mais suffisante faute de correction de dernier instant pour manquer gravement
notre destination. Prévenus en quelque sorte par notre avion sauveteur, probablement de
l’Aéronavale, nous pouvions éviter le désastre. Merci les gars.
Nous déboulions littéralement sur Marseille en laissant les îles du Frioul sur notre gauche. Quelques
mois plus tard, un nouvel ami marseillais, marin lui-même, nous disait avoir été très impressionné
ce jour-là par la vision de l’approche aussi rapide d’un voilier en provenance du large dans ce
mauvais temps. C’est bien vrai que plus rien ne nous faisait peur et que nous aurions peut-être dû
porter un peu moins de toile en la circonstance. À prendre un mouillage impressionnant d’efficacité
sur le quai de passage devant la Mairie avec une bonne trentaine de spectateurs qui, à notre grand
étonnement brandissaient en les portant haut en un geste de bienvenue quelques belles bouteilles de
Champagne. Il s’agissait des radio-amateurs marseillais qui étaient en effet parfaitement au courant
de notre arrivée par nos contacts quasi-journaliers, mais dont nous n’en attendions pas tant de
gentillesse. Il y avait là un « melting-pot » incroyable de gens de professions variées et diverses qui
allaient tous en ce qui les concernait, nous aider grandement à nous insérer dans cette ville
cosmopolite. En attendant nous célébrions avec joie et enthousiasme la réussite de notre beau
voyage auquel seule manquait mon petit Marion qui n’allait pas tarder à venir nous rejoindre avec
armes et bagages et toute cette petite marmaille qui commençait à me manquer sérieusement. Ce
mois de mer et d’aventures resterait certes un très beau souvenir, mais il m’avait quand même volé
un mois de bonheur familial.
Les bureaux de Yacht Méditerranée où je prenais ma place sans plus attendre se trouvaient juste à
côté de la Mairie et je n’avais qu’à traverser la rue pour m’y rendre. Le personnel était composé du
directeur, d’un expert vendeur, le déjà célèbre Bernard Moitessier et de deux secrétaires. L’agence
avait été fondée par deux pilotes du Port de Marseille. L’accueil fut chaleureux d’emblée et l’on me
trouvait un petit coin pour installer mes affaires. Bernard était encore à Carrare pour la finition de
son Joshua et il ne semblait pas opportun d’occuper dès maintenant son bureau. En fait, il ne devait
plus revenir à l’agence pour y travailler, il se consacrait entièrement à son départ prochain.
Dans les deux jours, Marielle arrivait avec armes et bagages accompagnée de sa sœur Pascale qui
l’avait bien aidée dans ce véritable petit déménagement. La Frégate Domaine était pleine à craquer
et c’est tout juste si chacun avait son petit espace vital. De plus, pendant le voyage, le chien avait eu
la mauvaise idée de tomber dans une fosse à l’on ne saura jamais quoi, mais très nauséabonde, on
imagine aisément la suite, active et olfactive. Chacun s’installait et trouvait sa place dans les
nouveaux aménagements du bateau. Quatre vaste couchettes pour les enfants occupaient l’avant du
bateau entre la soute à voiles et le carré disposé en salon salle à manger, à tribord notre propre
couchette était formée du divan dont le dossier se relevait pour rejoindre une couchette simple audessus et en abord, ce qui en faisait un véritable lit de 120, et lorsque le dossier était en position
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divan, la couchette supérieure qui comportait un rideau pouvait éventuellement servir à un petit
dodo solitaire. En face du divan, il y avait une grande bibliothèque qui pouvait s’escamoter pour
donner accès à une armoire de rangements divers. Le grand mât était emplanté à la limite du
quartier des enfants et du carré. Il y avait quatre tables gigognes qui pouvaient ainsi occuper soit
toute la place pour une vaste tablée, soit une toute petite place contre le pied du mât. La descente du
doghouse donnait sur le carré et sur un accès à tribord de la cuisine, très spartiate, et à bâbord d’une
cabine indépendante qui servait aussi de salle radio et navigation. L’accès à la salle des machines se
faisait soit par la cuisine, soit par une claire-voie près du poste de pilotage. Il y avait également une
vaste claire-voie au-dessus du quartier des enfants, plus un grand panneau de pont pour l’accès à la
soute à voiles.
La vie s’organisait vite grâce à l’aide précieuse apportée par les radio-amateurs. Les enfants allaient
à l’école du panier à une centaine de mètres au-dessus de la Mairie. Le spectacle de cette petite
équipe descendant la passerelle tous les matins valait le coup d’œil. Il nous fallait être assez
vigilants car nous étions véritablement exposés à la foule. Nathalie ne marchait pas encore et passait
de bons moments dans un youpala suspendu aux pataras. Et dès qu’elle se mit à marcher, elle fut
surprise à passer d’un bateau à l’autre, ce qui, rétrospectivement fait dresser les cheveux sur la tête.
Je fonds en me remémorant cette extraordinaire tranche de vie.
Mon travail me plaisait énormément et je ne tardais pas à en récolter les fruits. Moins d’une
semaine après mes débuts, je vendais mon premier bateau. Je n’avais pas été bien loin. Notre voisin,
le « Thalassa » appartenait à un couple fort sympathique avec lequel nous établissions des relations
d’amitiés dès les premiers contacts. Xavier était un grand marin et pratiquait la location de son
voilier depuis quelques années déjà et Thalassa était un bien beau bateau, un peu plus petit que le
nôtre, un Dervin pour autant que je me souvienne. Katzy une charmante blonde germanique faisait
l’artiste dénudée pour faire bouillir la marmite. Il faut dire qu’elle était d’une grande beauté. Nous
avons entretenu d’excellentes relations pendant de nombreuses années. Toujours est-il que ce fut ma
première vente, suivie rapidement d’une seconde et puis, le plis étant pris, nous arrivions
rapidement à la vente routinière hebdomadaire. Il faut dire que le réservoir était grand et que les
pannes de la « Nautique » regorgeaient de magnifiques bateaux. Je vendais à Xavier le très beau «
Graziella » qui appartenait alors à Charles Vanel que je rencontrais à cette occasion. Je vendais
également le bateau de Gaston Deferre, mais là, je n’obtins jamais la moindre commission. Nous
n’avions pas en effet que des bons et sympathiques clients. Marseille regorgeait aussi de gens
difficiles à vivre.
Et puis Joshua était terminé et venait prendre une place à couple de Gannet. Que de bons souvenirs
aussi. Bernard et sa compagne Marie-Thérèse passaient de nombreuses soirées avec nous. Bernard
m’aidait à rédiger des articles pour le Bulletin de la Société Nautique. Et puis, lorsque je pouvais
voler un peu de temps à mon travail, notamment le Dimanche, nous nous promenions dans les
belles calanques de Pormiou et Sormiou. Quel dommage que de telles relations ne soient que
passagères. Nous ne devions les revoir qu’une fois ou deux avant de les perdre définitivement.
Quand même, Isabelle et Sylvie ont signé comme témoin de leur mariage en la Mairie de Marseille.
Un autre client devenait aussi un ami. Jérôme Meunier. Il ”descendait” de Paris où il avait vendu le
”Caveau de la Huchette”. Il cherchait un voilier pour emmener sa petite famille à Tahiti, ça c’est du
vrai client pour moi. Je lui servais toutes mes sollicitudes et nous visitions tous les voiliers
hauturiers de la Côte. Trop grand, trop petit, trop cher, trop malade, il y avait toujours
l’incontournable incompatibilité entre les moyens et les aspirations. Qu’à cela ne tienne, on
s’installe et l’on se remet au travail en attendant mieux. Son grand charisme lui ouvre les portes de
chez Danone où il occupe rapidement un poste clé régional. Tant et si bien qu’il se voit offrir
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l’opportunité de progresser en prenant de hautes responsabilités en Alsace. C’est bien loin pour
respirer l’air iodé de la mer, alors il refuse et découvre qu’il n’y avait pas d’alternative. Il est donc
tout à fait libre et les visites de bateaux reprennent de plus belle, et les bonnes bouffes aussi.
Heureusement qu’il y a ces dernières car, de bateau, il n’en est pas plus question maintenant
qu’auparavant, le paramètre pognon - prétention ne s’étant pas amélioré. La lecture assidue des
offres d’emploi le mène à Paris pour une interview. Il revient avec des tickets en première classe sur
le Tahitien qui quitte Le Havre le mois prochain. Sacré Jérôme, il me donnera une nouvelle leçon
sur la recette du ”comment atteindre son but”. Sauf que pour moi, Tahiti n’était pas un but, c’était
plus vaste et englobait obligatoirement le bateau et l’indépendance que cela implique.
Dès la première semaine de notre installation devant la Mairie à Cannes, le chien prenait la poudre
d’escampette. Sans doute le confinement pour un animal habitué à courir la campagne et dont
l’origine est le gardiennage de bovidés ne convenait guère. Après quelques jours de vaines
recherches, nous abandonnions l’espoir de le retrouver. Lorsqu’en une belle fin de Dimanche en
rentrant d’une balade en mer, nous passions sous les murs de la Légion Étrangère. Et là-haut, tout
petit, je croyais bien reconnaître notre Beauceron (qui malheureusement n’était plus le ”Ralph” cité
ci-dessus, mais ”Irak”, mais ceci est une autre affaire). Dès le lendemain, je me pointais à la salle de
garde de ladite Légion. Le Sergent de service m’écouta attentivement tout en manifestant une
incrédulité croissante devant ma prétention à récupérer mon chien. À la Légion, un chien c’est
sacré, et malheur à celui qui menace un tant soit peu la tranquillité d’un légionnaire. Comme
j’insistais, il lui vint une idée et me demanda d’attendre là quelque instant. À son retour, il
m’expliqua que le chien en question était dressé à l’attaque et qu’il venait d’organiser une rencontre
en champ clos, comme dans les films du Far-West. Je me tiendrai à vingt mètres et le légionnaire
commandera l’attaque. Ce que j’acceptais sans hésiter. Fallait-il que je sois bien certain qu’il
s’agissait de mon chien, que j’avais moi-même dressé à l’attaque. En même temps que son ordre
d’attaquer, je criais ”Irak au pied”. Le chien s’élança et me désobéit pour la première fois. Au lieu
de se ranger immédiatement à ma gauche, il me sauta littéralement à la figure en me léchant
amoureusement. Les légionnaires présents n’en revenaient pas. Quant à celui qui venait de
l’adopter, je lui disais que je lui offrais le chien et que j’allais revenir avec le pedigree. Ce que je fis
dès le lendemain. Un chien qui s’enfuit, est un chien qui n’est pas heureux. Il faut savoir en tirer la
conséquence.
La vie était belle et l’harmonie régnait à bord. Tant et si bien que Bertrand manifesta l’envie de
nous rejoindre. Il ne manquait en effet que lui. Je n’étais pas le Docteur Marsh et ne pouvais
prétendre avoir cinq filles, il faudrait probablement me satisfaire de mes quatre beautés. Le
cinquième se devait de rompre cette belle série, mais cela, nous ne le saurions que dans neuf mois
car, à l’époque, il ne serait venu à personne l’idée de prévoir, neuf mois à l’avance, si les dragées
seraient roses ou bleues. Vous me direz que c’est bien autre chose qu’il aurait fallu prévoir, et c’est
bien facile à dire aujourd’hui. Dans les années soixante, nous en étions encore à la bible du docteur
Ogino qui malheureusement ne fonctionnait pas avec une proportion importante de la gent féminine
dont Marielle faisait partie. Par pudeur, je ne m’étendrai pas sur cet événement que je me bornerai à
qualifier. Était-il heureux ou inopportun, voilà bien la question. Sans hésitation, je vote pour les
deux. Inopportun, il l’était, heureux, il l’est devenu et notre seul fils Bertrand est venu en quelques
sortes couronner les transports d’un couple heureux.
Et c’est sur cette ultime bénédiction du Bon Dieu que fut prise définitivement la décision
d’abandonner ce projet extraordinaire.
Gannet est passé entre plusieurs mains depuis cette époque et jusqu’à aujourd’hui. Il a été
modernisé par l’excellent chantier Lambert d’Hyères, Achille Fould, le ministre des PTT des années
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70 l’a possédé. Il est maintenant en Bretagne et d’après mes renseignements, il a toujours le
doublage cuivre d’origine de 1910. Malheureusement, je crois savoir qu’il a perdu son bon moteur
Kelvin. Par contre, il a trouvé la fiabilité des matériaux modernes, l’inox, le nylon, le dacron, le
kevlar, les winches, le SatCom, le GPS et j’en passe.
Quant à nous, il nous a semblé préférable d’émigrer à terre et c’est près de nos amis Jérôme
Meunier que nous avons planté nos pénates. Appartement moderne surplombant la cour des
Baumettes dont le voisinage était bruyant, c’est le moins que l’on puisse dire. Enfin, cela ne devait
pas durer car l’Agence Méditerranée fut vendue à des Pied-Noirs qui avaient deux fils de mon âge à
caser. Il me fallait reprendre la route, et je n’allais pas bien loin. Le propriétaire d’un Port Privé de
Toulon avait déjà fait plusieurs démarches pour me débaucher car il avait besoin d’un bon vendeur,
et après deux ans passés à Marseille, ma réputation s’étendait déjà au-delà de l’horizon.
Nous emménagions dans une jolie villa du Faron à Toulon. Nous étions toujours aussi heureux. Je
vendais de 1962 à 1964, près d’un bateau par jour... Exactement 600 en deux ans. C’était la belle
vie, nous achetions un terrain pour construire etc... Mais tout cela devrait faire l’objet d’une autre
narration car nous sortirions sérieusement du présent sujet qui était de regarder d’un peu plus près
les circonstances de la naissance et de l’abandon d’un projet assez passionnant.
Regrets ? Oui, énormes, surtout en ce qui concerne les erreurs qui m’incombent dans la conduite de
cette affaire. Mais comme chacun sait, les regrets sont vains lorsqu’ils ne peuvent servir à redresser
la barre, ce qui est le cas ici. Le regret le plus significatif est celui d’avoir privé ma petite famille
des fruits de notre longue préparation
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