08-Michele Guiraud.p65

Transcription

08-Michele Guiraud.p65
Fabula burlesca de Jupiter y
Europa de Manuel de Pina
Michèle Guiraud
Université de Nancy 2 - França
L
a biographie de Manuel de Pina, dont le nom figure
parfois dans les anthologies de texte ou les histoires
littéraires, reste encore à être approfondie. Rares
sont en effet les informations que nous avons pu trouver
concernant cet auteur. Tout comme António Serrão de Castro,1
Manuel de Leão2 ou encore D. Joseph de la Veja,3 il fait partie de
ces érudits séfardis4 du XVIIe siècle dont l’impact littéraire et
parfois même le rôle politique ont été méconnus des historiens.
Ces auteurs partagèrent le même goût pour la poésie baroque
et, en raison de leur situation de nouveaux-chrétiens, connurent
les rigueurs de l’Inquisition. Manuel de Pina, né à Lisbonne en
1616,5 eut la chance de quitter le Portugal comme bon nombre
de ses coreligionnaires. Si l’on n’a aucune date concernant cet
exil, on sait que, dans un premier temps, il s’installa à Bruxelles6
1
Voir, GUIRAUD, 1997, p. 5-39; GUIRAUD, 2002, p.189-203;
GUIRAUD, 2010, p. 35-57.
2
Voir, GUIRAUD, 2007, p. 57-65.
3
Voir, GUIRAUD, 2008, p. 289-302.
4
Voir, DÍAZ ESTEBAN, 1994. Plus particulièrement l’article de
Javier Huerta Calvo consacré à Manuel de Pina, p. 215-228.
5
THE JEWISH ENCYCLOPEDIA, p. 44.
6
SCHOLBERG, 1967, p. 60.
131
Fabula burlesca de Jupiter y Europa... Michèle Guiraud – p. 131-145
où il fréquenta Juan de Prado, D. Nuno de Figueroa et Juan de
Faria, autres Juifs comme lui ayant fui la péninsule Ibérique.
Ces derniers, également férus de poésie, composèrent plusieurs
poèmes en son honneur. Manuel de Pina vécut ensuite à
Amsterdam7 où il prit le nom de Jacob de Pina.8 Si l’on ne connaît
pas la date de sa mort, on sait pour le moins qu’il était encore
en vie en 1660, année où il écrivit un poème intitulé: "Cancho
fúnebre na lamentable falta do... Haham Saúl Levi Mortera".9
Présentation de l’œuvre
L’ouvrage sur lequel nous avons travaillé fait partie de la
Bibliothèque Alfonso Cassuto et se trouve à la UB d’Amsterdam,
numéro 0119960151. Un autre exemplaire est signalé à la
Bibliothèque nationale de Madrid, sous le numéro R.11.887.10
Les deux ouvrages portent le même titre, à savoir, Chanças / del
ingenio, y dislates / de la Musa. / Dirigidas al muy noble, y Magnífico
/ Sñor, / Jerónimo Nuñez / de Acosta, / Cavallero hijodalgo de la caza
de / su Magestad. el Rey / Don Juan IV. de Portu- / gal, y su agente en
/ los estados de / Holanda. En bas de page est écrit: Compuestas por
Manuel De / Pina, Natural de la / Insigne ciudad de / Lisboa. / Año
1656. L’œuvre se compose d’une première dédicace de l’auteur
adressée à Jerónimo Nunes da Costa – vraisemblablement son
mécène, p. III-VII, suivie d’une autre dédicace adressée au
lecteur, p. IX-XIII, de plusieurs poèmes écrits par ses amis de
Bruxelles, p. XIV-XXVI, d’une série de poèmes, soit trente-neuf,
7
F:\Israël Salvator Révah definição de Israël Salvator Révah e
sinónimos de Israël Salvator Révah (espanhol).mht
8
SCHOLBERG, 1967, p. 61.
9
SCHOLBERG, 1967, p. 62.
10
SCHOLBERG, 1967, p. 63.
132
Revista do CESP – v. 31, n. 45 – jan.-jun. 2011
p. 1-94, et d’une comédie burlesque, p. 95-134. Si cette dernière,
intitulée La mayor hazaña de Carlos VI, a été analysée, 11 en
revanche, l’ensemble des poèmes n’a fait l’objet, à notre
connaissance, d’aucune étude approfondie.
L’auteur dédie son œuvre à Jerónimo Nunes da Costa,12
gentilhomme de la maison du Roi, qui était alors l’agent de D.
Jean IV dans les Provinces-Unies. Celui-ci occupera encore les
mêmes fonctions durant le règne de D. Pierre II. La famille
Nunes da Costa, en effet, rendit de nombreux services au
Portugal.13 Jerónimo Nunes da Costa, de son vrai nom, Moisés
Curiel, était le fils de Duarte da Costa, auquel l’auteur fait
référence. Celui-ci était également l’agent de D. Jean IV mais en
Allemagne.
Fabula burlesca de Jupiter y Europa
Cette composition poétique figure aux pages 1-8. Elle est
rédigée en espagnol. L’auteur s’exprimait dans les deux
langues, portugais / espagnol, mais l’espagnol offrait souvent
une plus large diffusion. Nous avons choisi cette composition
car elle nous semble être un exemple probant du ton et du style
de l’auteur. Cherchant à faciliter la lecture des extraits donnés,
nous avons actualisé le texte en séparant les mots mais nous
avons tenu à préserver les majuscules ainsi que l’orthographe
ancienne afin de ne pas l’altérer. Ce poème, comme tous les autres,
porte les marques d’une tradition littéraire et correspond
parfaitement au goût de la société portugaise du XVIIe siècle.
11
12
13
Voir, SCHOLBERG, 1967, p. 64-80.
GUIRAUD, 2007, p. 58-59.
Voir, GUIRAUD, 1992.
133
Fabula burlesca de Jupiter y Europa... Michèle Guiraud – p. 131-145
Comme beaucoup d’écrivains séfardis, ne voulant pas
rompre avec toute culture hispanique, Manuel de Pina
transporta les diverses formes de vers et de strophes espagnols
dans la poésie néo-hébraïque. Dans une continuité avec leur
passé, ces intellectuels sentirent aussi le besoin de lire et
d’échanger les idées dans des Cercles comme ils le faisaient
dans leur terre natale.
En Europe, la société du XVIIe siècle vivait une crise à tous
les niveaux, à la fois politique, économique, sociale, religieuse
et scientifique. Les nouveaux-chrétiens de la péninsule
Ibérique, lesquels avaient dû quitter leur pays, savaient plus
que toute autre personne ce que pouvait signifier l’infortune et
le changement. Dans ce contexte général, l’art de la
Renaissance, qui prônait l’harmonie et l’optimisme ne
correspondait plus à la dure réalité du moment. Le mouvement
baroque offrait une réalité complexe, faite de contrastes,
montrant la fuite du temps et l’obsession de la mort.
Si les cours baroques choisissent, néanmoins, une
certaine évasion à travers les fêtes somptueuses, nombreux
sont aussi les hommes de lettres, tel Manuel de Pina, qui
optent pour la dérision. Ils composent des poèmes en
parodiant les thèmes et le style hérités de la Renaissance.14
Ainsi, utilisent-ils toujours la fable mais d’une manière
différente. La fable mythologique apparaît dans le monde
antique comme la manière poétique de raconter une histoire.
La langue classique utilise le terme de fable pour désigner les
récits de la mythologie antique, à savoir les aventures des
dieux et des héros antiques.15 En réaction contre les images
14
Voir par exemple, en Catalogne, [F:\Barroco_ Culturcat_
Generalitat de Catalunya.mht]
15
GALLEGO GIMÉNEZ, p. 6.
134
Revista do CESP – v. 31, n. 45 – jan.-jun. 2011
élaborées à la Renaissance, la fable devient burlesque. Luis de
Góngora traita de manière burlesque les thèmes
mythologiques, par exemple, en 1618, dans la Fábula del Píramo
y Tisbe16 et le modèle fut fixé par Polo de Medina avec la Fábula
de Apolo y Dafne, en 1634.
Le mythe de l’enlèvement d’Europe par Jupiter fut une
source d’inspiration pour la littérature grecque et latine. Il
inspira par la suite de nombreuses œuvres tant sur le plan
littéraire qu’artistique. Il semble être à la mode au début du
XVIIe siècle puisqu’on le trouve utilisé par plusieurs auteurs
de la péninsule Ibérique comme, par exemple, en Catalogne,
avec Francesc Vicent Garcia qui compose la Faula de Júpiter i
Europa, de148 vers.17
Un bref résumé du mythe: Europe était la fille du roi
Agénor, roi de Phénicie et sœur de Cadmos. Alors qu’elle était
en train de jouer sur la plage avec ses compagnes, Zeus la
voyant s’éprit d’elle. Pour la séduire, il se métamorphosa en
taureau blanc et se prêta aux jeux et caresses des jeunes filles.
Europe s’enhardit et monta sur son dos. C’est alors que Zeus
l’emporta et traversa la mer jusqu’en Crète. De cette union
naquirent Minos, Rhadamanthe et Sarpédon. Cet épisode
marque le début de la dynastie crétoise. Les romains ont
assimilé Zeus à Jupiter.
Manuel de Pina, qui avait connaissance vraisemblablement
des fables burlesques déjà écrites à son époque que ce soit sur
ce mythe ou sur les amours de Jupiter et Danaé18 ou encore sur
16
Voir, JURADO DOMÍNGUEZ, febr. 2007.
BARRERA LÓPEZ, 1979, p. 3.
18
Voir, TRAVER VERA, 1996, p. 211-234. Par exemple, Francesc
Vicent Garcia a composé Faula de Júpiter i Dànae.
17
135
Fabula burlesca de Jupiter y Europa... Michèle Guiraud – p. 131-145
celles d’Apollon et de Daphnée,19 se place, dès son titre, dans
la démystification. Il affiche ainsi sans ambigüité la négation du
mythe et adopte une attitude critique par rapport aux topiques
littéraires. On est loin, en effet, de la tradition pétrarquisante par
rapport à la représentation de l’amour.
La fable raconte une histoire que l’on peut diviser en trois
moments: la présentation des personnages et la localisation; le
déroulement de la scène avec la rencontre et l’enlèvement de la
jeune fille; la conclusion (les conséquences de l’acte). Pour
replacer le récit dans la réalité, l’auteur n’hésite pas à insérer le
style direct des échanges entre les personnages et à s’adresser
directement au lecteur. Il utilise des expressions familières,
recours communs à ce type de poésie burlesque, et, aux termes
poétiques, il mêle un vocabulaire banal qui, sorte d’antithèse,
accentue le contraste. À cela s’ajoute, l’utilisation constante du
double sens des mots.
Le ton burlesque est donné dès le début du poème, la
jeune fille Europe est "tan bizarra" (si gracieuse) que "Que
siendo parte del Mundo, / Todas las del Mundo abarca"
(qu’étant partie du monde / elle comprend et/ou embrasse
toutes les parties du Monde). En effet, le nom de celle-ci
signifierait "à l’aspect large ou large terre". La thématique
sexuelle est donnée par le verbe "abarca". Hérodote assimilait
l’Europe à la Grèce, en opposition à l’"Afrique" et l’"Asie". Ces
deux dernières, compagnes de la jeune fille, loin d’être
19
Par exemple, dans la péninsule Ibérique, Faula de Apolo i Dafne
de Francesc Vicent Garcia ou Fábula de Apolo y Dafne de Polo de
Medina. On peut citer également, en France, une comédie
mythologique, Iphis et Lante, tirée des Métamorphoses d’Ovide, écrite
en 1634, par Isaac de Bensserade ainsi qu’une comédie en musique,
en 1650, Les Amours d’Apollon et de Daphnée, composée par Charles
Coypeau d’Assoucy.
136
Revista do CESP – v. 31, n. 45 – jan.-jun. 2011
d’ascendance divine sont "dos vezinas" (deux voisines).
L’aparté entre parenthèses "(Ay quien dize a comer natas)"
(certains disent pour manger des gâteaux à la crème / offrir le
meilleur de soi aux autres) accentue la touche populaire de ce
premier tableau.
En lien au thème énoncé, se développe, la thématique
florale. Thème fréquemment employé dans la poésie baroque
avec l’idée de profusion, d’exubérance, de printemps et de
jeunesse. Mais ici, la floraison glisse très vite vers la défloraison.
On trouve ainsi le champ lexical de "flores" (fleurs), "guirnaldas"
(guirlandes), "mil flores" (mille fleurs) jusqu’à la perte de la
virginité "de su flor Jupiter usa" (Jupiter use de sa fleur).
L’auteur, par dérision, semble vouloir rester fidèle au récit
d’Ovide: "elle s’approche et lui présente des fleurs […]. Elle
pare ses cornes de guirlandes de fleurs".20 L’expression qui
introduit la deuxième scène: "A darse un verde" place le lecteur
dans une atmosphère irrévérencieuse avec l’idée de "faire
quelque chose à satiété" que renforce: "Entre lo roxo y lo verde"
(avoir une aventure).
L’harmonie et la paix pourraient se dégager de cet espace
bucolique du "campo" (campagne), la présence du bétail n’est
pas sans rappeler le cadre des églogues. Néanmoins, dans un
procédé de monde à l’envers, ce paysage idyllique, qui dans la
tradition était en consonance avec les sentiments amoureux, ne
va susciter que désir brutal. Dans la présentation des
personnages, le dieu est tout de suite associé au mot "luxuria"
(exubérance, abondance mais aussi excès, luxure) et à celui de
"chispa" (étincelle). L’auteur joue sur le double sens du mot,
rappelant que Jupiter a pour attribut la foudre et qu’il plaît tout
de suite à la jeune fille. Celle-ci le remarque parmi tous les
autres en raison de sa couleur "un blanco toro" (un taureau
20
OVIDE. Métamorphoses, Livre II.
137
Fabula burlesca de Jupiter y Europa... Michèle Guiraud – p. 131-145
blanc). Dans le culte à Jupiter, les Romains offraient une chèvre,
une brebis et un taureau blanc dont on avait eu soin de dorer les
cornes. Les adjectifs employés par l’auteur traduisent la
psychologie des deux personnages. Europe apparaît "apacible"
(paisible), "asustada" (effrayée) tandis que Jupiter, héros rabaissé
au niveau du grotesque, n’est plus que le "reboçado en la maula"
(pané, dans la tromperie), le "socarrón" (sournois). Avec les
verbes "gozar" (jouir), "apetecer" (avoir envie), on entre
désormais dans la trivialité et la couleur blanche, symbole de
pureté, dérive vers l’expression "siendo / Ella el blanco, de sus
ancias" (étant / Elle la cible de ses envies). La relation à l’aimée
dans la tradition classique, où la nymphe est décrite en partant
du haut vers le bas, se présente tout le contraire: "besar sus
plantas" (baiser ses pieds), "lame sus manos de plata" (lèche ses
mains d’argent), "ablandarla el pecho" (adoucir sa poitrine), "el
ardor de sus ojos" (l’ardeur de ses yeux). Les allitérations en "l"
avec l’amplification dans le choix des mots: "lame" (lèche), "el
lamedor" (le léchage), l’association des deux substantifs
"lameduras besos" (actions et effets de lécher, baisers)
entretiennent l’équivoque. Ces termes utilisés, contraires à
l’amour chevaleresque, apparaissent comme un contrepoint aux
amours d’Angélique et Médor dont il est fait référence: "Medoro"
– personnage de l’Orlando furioso de l’Arioste –, "el agradecido
amante" (l’amant reconnaissant) d’Angélique qui soigna ses
blessures. Enfin, le parallélisme dans les vers: "Quiere hazer
juego de toros / S y el, de sortija, y de lança" (elle veut faire une
course de taureaux / et lui, de bague et de lance) et les allusions
qui s’ensuivent provoquent le rire. Zeus était vénéré, en effet,
dans toute la Grèce et, en son honneur, on célébrait de grandes
fêtes accompagnées de compétitions et de jeux. L’expression
"courir une lance" se dit au jeu de bague de la course à la lance
pour décrocher et enlever une bague. L’association des mots
"lengua de â vara" et "lança" nous autorise à penser au proverbe
populaire: "Coup de langue est souvent pis que coup de lance".
138
Revista do CESP – v. 31, n. 45 – jan.-jun. 2011
L’auteur semble prendre plaisir à manipuler les équivoques à
travers les expressions familières voire triviales de la jeune fille:
"guevo" (sexe). Il joue constamment sur la polysémie: "quieres
sal" (sel / charme) / Yo te passare por agua (je te passerai à l’eau
/ je te baptiserai). On assiste, de plus, à un crescendo donné à la
fois par le vocabulaire et les sonorités: "Bozes davan las dos
Ninfas" (les deux nymphes criaient en pleurant, "Grita Europa,
y no le valen / los sollozos, y las ancias" (Europe crie et ne lui
servent à rien / les pleurs ni les envies), "La hermosa ninfa
llorava" (la belle nymphe pleurait), "Teme Europa" (Europe a
peur), "Dado aperros yva el toro / Como si fuera en la plaça" (le
taureau criait / Comme s’il était dans l’arène). L’action est rendue
par le jeu des oppositions avec les idées de "jeter, lancer" mais
aussi d’"attacher": "Con la presa al mar se arroja" (avec la prise à
la mer il se jette), "Se quiere, echar con la carga" (il veut se
débarrasser de sa charge), "echar perlas à puercos" (donner des
perles aux pourceaux), "Ella agarrada de un cuerno, / El asido
de sus faldas" (elle accrochée à une corne, / Lui accroché à ses
jupes). Manuel de Pina parodie le style héroïque de l’épopée
maritime : "Gallarda sulca las aguas, / Y con llevarle à la vela /
Va con dos remos por banda" (Gaillarde elle sillonne les eaux, /
Et l’amenant à la voile / Va avec deux rames de côté du bateau
comme ceinture); la métaphore de la voile est la robe d’Europe
qui flotte au vent. De même, l’image de la "Bestia, pero bestia
mala" (bête, mais sale bête) est-t-elle développée pour finir avec
l’image du pourceau à laquelle s’oppose la métaphore de
Jupiter désigné comme "el novio de Xarama" (le fiancé de
Xarama) – les taureaux les plus braves étant, selon la tradition,
ceux qui vivaient sur les bords du Tage et du Xarama. Jupiter est
converti en personnage vulgaire, réclamant une "fabor" (relation
sexuelle occasionnelle), demande que l’auteur tourne en
ridicule en jouant sur les phonèmes: "No del Cielo de sus
glorias / Mas del suelo de sus nalgas" (non du ciel de ses gloires
/ Mais du bas de ses fesses). L’idée de relation sexuelle se
139
Fabula burlesca de Jupiter y Europa... Michèle Guiraud – p. 131-145
poursuit avec les jeux de mots sur "apelo/ Pelo": "Pero ya no
ay mas apelo / Que a los pelos de la manta, / Dexa que te
ocupe toro / Si no quieres quedar vaca" (Mais maintenant il n’y
a pas d’autre appel / Qu’aux poils de la couverture / Laisse
que le taureau s’occupe de toi / Si tu ne veux pas rester une
vache) et la "esphera de la cama" (la sphère du lit) remplace la
sphère céleste. Europe est comparée à Io, autre maîtresse de
Jupiter que celui-ci transforma en vache.
La troisième scène se déroule en Crète. L’idée de "quitter,
enlever", se poursuit avec l’assouvissement du désir pour le
taureau et la désillusion d’Europe: "Temia del laberyntho / La
salida, no lo entrada / La cabellera de cuerno / Se quita el Dios
de las trampas / Y se desuella, el pellejo" (Elle craignait du
labyrinthe / La sortie, non l’entrée / La chevelure de corne / le
Dieu des tromperies l’enlève / Et s’enlève la peau). Le verbe
"desollar" signifie à la fois "enlever la peau à un animal" et au
sens figuré "ruiner". L’auteur se plaît à détourner le sens de
certains mots comme "entrée / sortie" du labyrinthe et il
multiplie ainsi les allusions sexuelles: "diran lenguas malas /
Que le à quitado el pellejo" (les mauvaises langues diront / Qu’il
lui a enlevé sa peau, au sens de virginité), "Y es, en cierto modo,
estafa" (Et c’est, d’une certaine façon, une demande de quelque
chose de valeur par artifices ou tromperies), "la luxuria
asomada" (la luxure qui se laisse voir). Le dénouement est le
retour à la triste réalité: "Torear, es galanteo / Pero el ser toro es
infamia" (tauréer est galanterie / Mais être taureau est infamie)
et l’intervention de l’auteur constitue une mise en garde et une
première morale à la fable: "No he visto transformación / Mas
bestia, y mas escusada, / Que dexa el que se haze toro / Para el
tiempo en que se casa" (Je n’ai pas vu de transformation / Plus
bête et plus différente de l’habituelle, / Que montre celui qui se
fait taureau / Au moment où il se marie). Ce retour à la réalité
marque une pause, et un changement de ton, pour dénoncer la
fausseté des attitudes humaines. Mais l’action reprend et
140
Revista do CESP – v. 31, n. 45 – jan.-jun. 2011
l’auteur adopte à nouveau son ton burlesque, s’appuyant sur le
champ lexical du jeu et du bétail: "Y con sus onze de oveja" (Et
pour donner à entendre que quelqu’un se mêle de ce qui ne le
regarde pas), "amenaça" (crie pour mener le troupeau), "Fullero
[…] / Y à la primera que juega / Haziendo flux se la clava"
(Trompeur / Et à la première qu’il joue / Ayant les cartes de son
côté il la lui plante". Au moment crucial de la relation
amoureuse, on retrouve la thématique florale mais ridiculisée:
"Malvas, y paja le sirven / De lecho a la desdichada, / Y aun que
en malvas no ha nacido / Oy se ha dormido en las pajas"
(Mauves et herbe lui servent / De lit à la malheureuse / Et bien
qu’elle ne soit pas d’humble naissance / Aujourd’hui elle n’a pas
été attentive pour profiter des occasions). Description, on ne peut
plus antipoétique, où l’odeur de la transpiration se mêle au
parfum habituel des jasmins et où les genêts, plantes peu
poétiques avec lesquelles on fait les balais, constituent la base du
lit nuptial: "Dava el copioso sudor / Da sus cuerpos tal fragancia
/ Que el lecho humilde parece / De jasmines, y retamas" (Un tel
parfum se dégage de leurs corps / Que l’humble lit semble / De
jasmins, et genêts); l’amour chevaleresque a laissé place à la
seule relation sexuelle: "Que en afloxando el amor / El apetito
adelgaça" (Car en effleurant l’amour / L’appétit s’amenuise), le
verbe "afloxar" signifiant "passer au tamis une céréale pour
obtenir la fleur", d’où l’idée ici de "déflorer". Jupiter est relégué
au rang d’humain grossier: "Al Cielo Jupiter sube / De la cama
mas cercana, / Que sus cielos, y sus glorias / Siempre an parado
en la cama" (Jupiter monte au Ciel / Du lit le plus proche / Car
ses cieux et ses gloires / Ont toujours fini au lit 21 ); le
mouvement ascendant et descendant traduit le comique de la
situation.
21
Voir par exemple, GARCIA MASEGOSA, 1998.
141
Fabula burlesca de Jupiter y Europa... Michèle Guiraud – p. 131-145
Une morale, en guise d’épilogue, parachève cette
rencontre amoureuse:
"Huye el Dios rufian en fin
Y deja Europa burlada,
Para que en ella escarmienten,
Las solteras, y casadas.
Y sepan que el mejor campo
De la muger es la casa
Por que siempre las salidas
Suelen parar en entradas."
(Le Dieu ruffian s’enfuit enfin
Et laisse Europe trompée,
Pour que par cet exemple se corrigent,
Les célibataires, et les femmes mariées.
Et qu’elles sachent que la meilleure campagne
De la femme est la maison
Parce que les sorties toujours
Finissent habituellement en entrées.)
On retrouve dans cette conclusion quelques-uns des mots
clefs et leur contraire: "campo" espace ouvert / "laberyntho",
"casa" espace fermé; "entrada" entrée / "salida" sortie. Le décor
enchanteur s’est refermé sur celui du désenchantement. Ainsi,
Manuel de Pina, à travers la parodie de la thématique amoureuse,
met-il en garde la femme, victime de l’hypocrisie du jeu
amoureux. La drôlerie fut pour beaucoup de séfardis comme
lui le moyen de détourner ou d’affronter la triste réalité.
Pourtant, malgré le réalisme et la sincérité de son auteur,
l’œuvre Chanças fut loin d’être appréciée puisqu’elle fut
interdite de publication, et ce à trois reprises, par la
communauté judéo-portugaise d’Amsterdam,22 en raison de
son caractère irrévérencieux.
22
REVAH, p. LXXIV-XCI.
142
Revista do CESP – v. 31, n. 45 – jan.-jun. 2011
Ce poème ne donne qu’un faible aperçu de la valeur
littéraire de l’auteur. Dans un exercice de style éminemment
baroque, Manuel de Pina, à l’instar d’un Quevedo, mêlant le
culte au populaire, le grave au burlesque, a su traiter non sans
une certaine profondeur la psychologie de l’âme humaine.
Bibliographie
BARRERA LÓPEZ, Trinidad. La fábula burlesca de Júpiter y Io, de
Juan del Valle y Caviedes. In: Anales de literatura hispanoamericana,
n° 8, p. 3, 1979.
[F:\Barroco_ Culturcat_ Generalitat de Catalunya.mht]
DÍAZ ESTEBAN, Fernando. Los judaizantes en Europa y la literature
castellana del siglo de oro. Madrid: Letrúmero S.L., 1994.
GALLEGO GIMÉNEZ, Cristina. Les faules mitològiques burlesques
catalanes dins de la modernitat barroca. Una particular apropiació de la
mitologia clàssica, p. 6. [http://openaccess.uoc.edu/webapps/o2/
bitstream/10609/358/1/36192tfc.pdf]
GARCIA MASEGOSA, Antonio. Los amores humanos de Zeus. Vigo:
Servicio de Publicaciones de la Universidad de Vigo, 1998.
GUIRAUD, Michèle. Jeu de canne à Lisbonne (1666). Étude d’un
poème d’António Serrão de Castro. Quadrant, Université PaulValéry-Montpellier III, n. 14, p. 5-39, 1997.
GUIRAUD, Michèle. Arcs de triomphe érigés en la ville de Lisbonne
(1666); extrait d’un poème inédit d’António Serrão de Castro,
Espaces de l’image. Revue XVIe-XVIIe, Nancy 2, v. 3, p.189-203, 2002.
GUIRAUD, Michèle. Fêtes baroques à Lisbonne: compositions
poétiques d’António Serrão de Castro (1666). In: GUIRAUD,
Michèle (Dir.). Fêtes et traditions dans le monde luso-hispanophone,
Mélanges en l’honneur de Nicole Fourtané. Nancy: Presses Universitaires
de Nancy, 2010.
143
Fabula burlesca de Jupiter y Europa... Michèle Guiraud – p. 131-145
GUIRAUD, Michèle. Fêtes de cour à Lisbonne: Triumpho Lusitano,
applausos festivos (1668) de Manuel de Leão. In: GUIRAUD,
Michèle. La mémoire historique dans les Lettres et les Arts de l’aire
romane, P.R.I.S.MI., Université Nancy 2, n. 8, p. 57-65, 2007.
GUIRAUD, Michèle. Mémoires d’une ambassade portugaise à
Mannheim: Alientos de la verdad en los clarines de la Fama (1687) de
D. Joseph de la Veja. In: FOURTANÉ, Nicole; GUIRAUD, Michèle
(Dir.). Mémoire et culture dans le monde luso-hispanophone. Nancy:
Presses Universitaires de Nancy, 2008.
GUIRAUD, Michèle. Fêtes de cour à Lisbonne: Triumpho Lusitano,
applausos festivos (1668) de Manuel de Leão. In: La mémoire historique
dans les Lettres et les Arts de l’aire romane. P.R.I.S.MI., Université
Nancy 2, n. 8, p. 58-59, 2007.
GUIRAUD, Michèle. Marchands-banquiers juifs dans le Portugal
de la deuxième moitié du XVIIe siècle. In: Actes du Colloque Les juifs
et l’économique. Miroirs et mirages, Toulouse, PUM, 1992.
[F:\Israël Salvator Révah definição de Israël Salvator Révah e
sinónimos de Israël Salvator Révah (espanhol).mht]
JURADO DOMÍNGUEZ, Purificación. Fábula de Píramo y Tisbe,
Luis de Góngora. Comentario del texto y comparación con otras
versiones. Revista Digital, n. 28, v. 1, feb. 2007.
OVIDE. Métamorphoses, Livre II.
REVAH, I.S. Les écrivains Manuel de Pina et Miguel de Barrios et
la censure de la communauté judéo-portugaise d’Amsterdam. In:
Tesoro de los judios sefardies, Estudios sobre la historia de los judios
sefardies y su cultura, v. VIII, Jerusalem-Israel, p. LXXIV-XCI.
SCHOLBERG Kenneth R. Manuel de Pina y La May, Thesaurus,
Tomo XXII, Núm. 1, 1967, p. 64-80.
THE JEWISH ENCYCLOPEDIA. New York-London, 1945. t. X.
TRAVER VERA, Ángel Jacinto. El mito de Dánae: interpretación y
tratamiento poético desde los orígenes grecolatinos hasta los Siglos de
Oro en España. Cuadernos de filología clásica: Estudios latinos, n. 11,
p. 211-234, 1996.
144
Revista do CESP – v. 31, n. 45 – jan.-jun. 2011
Resumo
Manuel de Pina faz parte daqueles eruditos sefardins do
século XVII cujo impacto literário e às vezes o papel político
foram desconhecidos pelos historiadores. Atravès dum
poema Fabula burlesca de Jupiter y Europa, enxerto da obra
dela Chanças del ingenio, composta em 1656, analisaremos
a maneira burlesca de tratar do mito e da temática do
amor.
Résumé
Manul de Pina fait partie de ces érudits séfardis du XVIIe
siècle dont l’impact littéraire et parfois le rôle politique
ont été méconnus des historiens. À travers un poème
Fabula burlesca de Jupiter y Europa, extrait de son œuvre
Chanças del ingenio, composée en 1656, nous analyserons
la façon burlesque de traiter le mythe et la thématique
amoureuse.
145