Untitled - Cégep du Vieux Montréal
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2 La technique est-elle synonyme de progrès ? l’œil oblique numéro 8 2 Sommaire Avant-propos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 William Beauchemin Production et aliénation Sous la supervision de Martin Godon. . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Mariève Mauger-Lavigne L’homme ne naît pas homme, il le devient Sous la supervision de Xavier Brouillette. . . . . . . . . . . . . . 17 3 4 La technique est-elle synonyme de progrès ? Les textes de ce huitième recueil de L’Œil oblique ont été écrits dans le cadre d’un concours annuel de textes philosophiques, ouvert à tous les étudiants des cégeps. Cette année, le thème du Concours Philosopher était : « La technique est-elle synonyme de progrès ? » Parmi les concurrents, deux étudiants du Cégep du Vieux Montréal inscrits dans le programme Histoire et civilisation se sont particulièrement illustrés. Avec son texte Production et aliénation, rédigé sous la supervision de Martin Godon, William Beauchemin s’est mérité la cinquième place tandis que le texte L’homme ne naît pas homme, il le devient de Mariève MaugerLavigne, rédigé sous la supervision de Xavier Brouillette, s’est vu attribuer le deuxième prix. Aujourd’hui, tous les deux sont inscrits à l’Université de Montréal. William Beauchemin a entrepris un baccalauréat en philosophie, et Mariève Mauger-Lavigne un baccalauréat bidisciplinaire en science politique et philosophie. C’est avec une grande joie que nous reproduisons ces excellents textes et que nous offrons nos félicitations aux deux lauréats. Xavier Brouillette Martin Godon 5 6 William Beauchemin Histoire et civilisation Production et alliénation Ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. René Descartes, Discours sur la méthode, 1882. L’une des thèses du matérialisme dialectique est le caractère structurant des moyens de production. En effet, la capacité et les moyens pris pour produire serviraient de fondements à l’ordre social. La preuve réside dans l’évolution des sociétés : l’ordre social d’une société traditionnelle qui base son économie sur l’artisanat sera totalement différent de celui d’une société postmoderne qui repose sur l’automatisation des forces productives. Ainsi, lorsqu’on observe la notion de progrès dans la philosophie continentale, on assiste à une rupture profonde dans son développement historique. Elle est tout d’abord dépendante et inhérente à la technique pour permettre la création de forces productives dégageant l’humain des labeurs les plus difficiles pour, ensuite, lorsque la production acquiert un nouveau paradigme, devenir réfractaire à la technique. C’est cette évolution quelque peu alambiquée que nous tenterons de dégager durant le présent travail en répondant à une interrogation typiquement postmoderne : la technique est-elle synonyme de progrès ? Ou la technique, source de progrès, d’aliénation ou de liberté ? Pour tenter de comprendre les relations complexes qu’entretiennent progrès et technique, nous tenterons de cerner le concept de progrès grâce à la vision de plusieurs auteurs modernes et de le mettre en relation avec l’évolution de la 7 technique à travers les moyens de production et les thèses des philosophes de l’école de Francfort. 1. Le progrès L’idée d’une « Histoire » humaine est à la base de l’idée de progrès. Elle en découle par cette volonté rationnelle de s’inscrire dans une croissance positive linéaire, par cette imposition d’un présent qui doit toujours être meilleur que ce qui le précède. L’humanité présente sent le besoin de se justifier ontologiquement face au passé. C’est ainsi qu’apparaît l’idée de progrès. En effet, la conception du progrès n’est pas immanente à l’homme, elle relève essentiellement de son interprétation de l’histoire. Par exemple, les philosophes présocratiques, en conceptualisant le temps comme un phénomène cyclique, ne dégagent pas d’idée de progrès. Mais, puisque « tout être humain concret est toujours singulièrement situé 1 », on comprend que c’est la prise de conscience de cette singularité et unicité historique qui lui souffle la nécessité d’une progression pour réussir à se concrétiser dans le temps. Le progrès serait donc « d’abord un projet qui se vit 2 » intersubjectivement par la société qui se le donne, c’est-à-dire à travers une volonté générale. L’application d’éléments des optiques rousseauiste et sartrienne à l’essence du terme de progrès semble adéquate pour plusieurs raisons. Premièrement, elle permet la compréhension de la volonté de transcendance intrinsèquement reliée au progrès. Deuxièmement, elle explique la discorde sur ce qui compose le progrès par l’hétérogénéité et la diversité des composantes de la société où un consensus est impossible. Et troisièmement, elle s’ajuste à la conception de l’État moderne ayant comme objectif le progrès. 1 2 8 De Beauvoir, S. Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1947, p. 15. Sarte, J-P. L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996, p. 30. À ce titre, la modernité constitue l’apogée du concept de progrès : Habermas nous dit que « le concept de “modernité” traduit toujours la conscience d’une époque qui se situe en relation avec le passé 3 ». Les auteurs modernes seront les premiers à formuler les objectifs que vise le progrès comme projet de société dans la continuité idéologique des Lumières. Rousseau définira donc la meilleure société possible comme permettant « la conservation et la prospérité de ses membres 4 ». Cette conception moderne du progrès rejoint celle de Kant. Celui-ci nous propose une finalité historique qui mène à « un état où tous les germes que la nature a placés en elle [l’espèce humaine] pourront être complètement développés 5 ». Ces germes sont notamment la capacité de « vouloir tout diriger seulement selon son point de vue 6 », c’est-à-dire l’autonomie de l’individu, qui dériverait et coexisterait avec « la plus grande liberté 7 » possible. Nous pourrions donc affirmer que le projet progressiste s’inscrit dans une volonté de donner le plus de liberté et d’autonomie aux individus qui composent la société. Cependant, cette plus grande autonomie et cette liberté des individus qu’on appelle progrès s’obtiendraient par une rationalisation du monde. En effet, l’autonomie et la liberté ne pourraient s’acquérir que par la compréhension de l’environnement dans lequel elles doivent se manifester. L’individu qui ne comprend pas le monde n’est pas libre, car il est enchaîné à l’ignorance comme les prisonniers de l’Allégorie de la caverne de Platon. La connaissance grâce à la raison serait ainsi la clé de voûte ou le moyen moderne du progrès. 3 4 5 6 7 Habermas, J. « La modernité : un projet inachevé », Critique, 1981, p. 951. Rousseau, J-J. Du contrat social, Paris, Gallimard, 2001, p. 123. Kant, I. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Paris, Gallimard, 2009, p. 34. Ibid., p. 15. Ibid., p. 18. 9 À l’instar des présocratiques et de leur logos, cette compréhension du monde transite par les sciences où l’on tente de comprendre l’ordre de l’univers dans une volonté d’unification par la raison. C’est d’ailleurs toujours ce que tentent les physiciens avec leurs théories du Tout : rationaliser l’univers. Nous voyons donc que la volonté de progresser pousse l’homme à développer les sciences dans l’objectif d’acquérir une plus grande liberté et autonomie. Cette volonté se concrétisera par l’évolution démesurée de la technique qui se manifestera par l’évolution des moyens de production. 2. La technique Cette rationalisation du monde comme moyen pour atteindre le progrès est exposée notamment par Max Weber. Il nous dit que « le travail scientifique est solidaire d’un progrès 8 », car il a « des buts techniques […] en vue d’orienter l’action pratique 9 ». La compréhension scientifique permettrait donc le progrès par sa capacité d’adapter les moyens techniques dont dispose l’homme en le libérant du travail mécanique. Le travail mécanique, lorsqu’accompli par un humain, serait un travail aliénant dû à son caractère répétitif. On pense ici à la transition d’artisan à prolétaire. Le premier est une force productive qui répète un ensemble de mouvements pour parvenir à la création d’un produit fini qui est le sien. Le second exécute le même geste indéfiniment dans une dynamique de production mécanisée où il n’est qu’un rouage pour la réalisation d’un bien appartenant à son patron. 8 9 10 Weber, M. Le savant et le politique, Paris, Plon, 1963, p. 87. Ibid., p. 88. On remarque donc que l’ouvrier prolétaire est beaucoup plus aliéné que l’artisan, car cette répétitivité rend la pratique de l’activité productive absurde dans le sens camusien du terme 10. L’individu le pratiquant aliène sa raison par le travail inutile qu’il inflige à son corps. L’évolution technique est ici pour une première fois réfractaire au progrès. Mais observons plus en profondeur si l’automatisation du travail mécanique permettrait le progrès. Le travail mécanique, lorsqu’accompli par un objet technique, serait alors une forme de libération de l’individu, car il lui permettrait de s’affranchir des contraintes matérielles et physiques de la production. Au niveau historique, ce transfert du rôle productif de l’homme à la technique s’est effectué dans le dernier siècle, où l’humain a développé une ingénierie dans le but de répondre aux attentes du système capitaliste. Selon Habermas, le capitalisme régule aujourd’hui les rapports de domination et de production puisque la production exponentielle est la condition sine qua non du fonctionnement de ce système. La technique, par l’automatisation de la production, devient plus efficace que l’humain, le remplace et modifie donc la structure sociale. L’évolution de la technique serait donc une forme de progrès puisque, libérant l’homme du travail mécanique, il lui permet celui de la raison. Cette hypothèse semble à première vue alléchante. Cependant, l’automatisation du travail et l’évolution technique entraînent des conséquences imprévues. 10 Voir Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus. 11 Toujours d’après Habermas, la technique évoluerait selon une dynamique où : Ce sont d’abord les fonctions de l’appareil de locomotion (les bras et les jambes) qui ont été […] remplacées, puis la production d’énergie (du corps humain), puis les fonctions de l’appareil sensoriel (les yeux, les oreilles, la peau) et pour finir les fonctions du centre de commande (le cerveau) 11. On voit donc que, du remplacement des forces productives mécaniques, la technique tend à remplacer les forces productives intellectuelles. Cette création d’une raison technique en dehors de l’humain est déjà concrétisée par l’utilisation de la logique formelle comme moteur de fonctionnement informatique. Cette hypothèse est appuyée par Kant lorsqu’il définit cette même logique comme « la science des règles de l’entendement en général 12 ». Schopenhauer va lui aussi dans ce sens quand il définit (avec Aristote) « la logique […] en tant que théorie ou méthode pour arriver aux conclusions exactes 13 ». Ces deux définitions rejoignent clairement le concept de raison. Cette évolution nous montre le caractère menaçant de l’évolution technique. Elle ne se limite pas seulement à une libération des affres du travail mécanique, mais s’étend ultimement à un remplacement de la raison humaine. Aujourd’hui, l’automatisation s’étend réellement à la sphère de production d’un travail intellectuel. En effet, dans l’article L’ère du reportermachine, Stéphane Baillargeon nous parle d’« un programme d’intelligence artificielle qui peut couvrir un match de baseball et produire vite fait bien fait, en deux secondes top chrono, plusieurs versions d’un texte neutre et factuel 14. » C’est à un 11 Habermas, J. La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1968, p. 13-14. 12 Kant, I. Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 2006, p. 144. 13 Schopenhauer, A. L’art d’avoir toujours raison, Clamecy, Éditions des mille et une nuits, 2000, p. 13. 14 Baillargeon, S. « L’ère du reporter-machine », Le Devoir, 25 mars 2010. 12 lent remplacement de la pensée par la machine que nous assistons. La technique, dans le cadre de notre système économique, réussit à devenir autonome dans son évolution pour répondre aux besoins exponentiels de croissance de la production. C’est également ce que veut dire Hans Jonas lorsqu’il affirme que les développements techniques ont tendance « à acquérir leur propre dynamique contraignante […] et qu’ils débordent le vouloir et la planification de ceux qui agissent 15 ». Comment la technique peut-elle être alors synonyme de progrès si elle remplace l’esprit humain, source de la liberté et de l’autonomie des individus ? C’est donc sous le couvert de la libération du travail que la technique réussit à brimer paradoxalement la liberté et l’autonomie des individus en réfléchissant pour lui. Marcuse nous dit que « l’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales 16 ». Il est certain que la cohésion des forces sociales provient d’un renoncement, d’une aliénation et donc d’une perte de liberté et d’autonomie des individus qui font partie de ces forces. Il s’agit d’une aliénation qui provient du remplacement actuel de la raison humaine par une raison technique. Après une première aliénation résultant du transfert de la production de l’artisan au prolétaire aliéné, la technique nous montre encore une fois son caractère régressif par le transfert de l’être raisonnable à celui de l’individu déléguant sa raison à la technique. 15 Jonas, H. Le principe de responsabilité, Paris, Flammarion, 1998, p. 75. 16 Marcuse, H. L’homme unidimensionnel, Paris, Les éditions de Minuit, 1968, p.7. 13 Les conclusions dégagées montrent bien le caractère paradoxal de l’évolution technique et de la volonté de progression. La technique peut être au service du progrès en offrant une rationalisation du monde et donc du savoir. Cependant, depuis le début de son utilisation, dans le cadre d’une société capitaliste où la production doit suivre une courbe exponentielle, elle devient un danger pour l’autonomie et la liberté des individus. Enthousiaste, l’homme moderne a vu dans la technique la promesse de sa libération, sans se rendre compte des effets néfastes de cette arme. Dans une perspective humaniste, le renversement du mode de production actuel pour recentrer la raison au cœur de la production offre une piste de solution à ce problème. La lutte pour le progrès n’est pas terminée, elle transite maintenant par des pistes de solutions alternatives où la technique, par son caractère aliénant, n’est plus la voie privilégiée. Ne serait-il pas temps de comprendre que notre liberté et notre autonomie tant désirées requièrent l’endossement total de nos responsabilités face à ce que nous avons engendré autant au niveau écologique, qu’humain ? 14 BIBLIOGRAPHIE Almeras, G. « Progrès », Les notions philosophiques, t.2, Paris, Presses universitaires de France, 1990, p. 2064-2066. Baillargeon, S. « L’ère du reporter-machine », Le Devoir, 25 mars 2010, p. A1. De Beauvoir, S. Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1947, 407 p. Habermas, J. « La modernité : un projet inachevé », Critique, n°413, t.XXVII 1981, p. 958. Habermas, J. La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1968, 213 p. Hegel, G. W. F. La raison dans l’histoire, Paris, Plon, 1965, 313 p. Héraclite. Fragments, Paris, Gallimard, 2002, 378 p. Jonas, H. Le principe de responsabilité, Paris, Flammarion, 1998, 470 p. Kant, I. Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 2006, 747 p. Kant, I. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Paris, Gallimard, 2009, 125 p. Latour, B. et L. Bibard. « Technique », Les notions philosophiques, t. 3, Paris, Les presses universitaires de France, p. 2550-2553. Machiavel, N. Le prince, Paris, Hatier. 2007, 215 p. Marcuse, H. L’homme unidimensionnel, Paris, Les éditions de Minuit, 1968, 281 p. Médina, J., et autres. La philosophie comme débat entre les textes, Paris, Magnard, 1984, 615 p. Métayer, M. La philosophie éthique, Montréal, Éditions du renouveau pédagogique, 2008, 375 p. Piotte, J-M. Les Neufs clés de la modernité, Montréal, Québec Amérique, 2007, 238 p. Rousseau, J-J. Du contrat social, Paris, Gallimard, 2001, 255 p. Sarte, J-P. L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996, 110 p. Schopenhauer, A. L’art d’avoir toujours raison, Clamecy, Éditions des mille et une nuits, 2000, 93 p. Weber, M. Le savant et le politique, Paris, Plon, 1963, 87 p. 15 16 Mariève Mauger-Lavigne Histoire et civilisation L’homme ne naît pas homme, il le devient Pourquoi un marcheur au parc de la Visitation se voit-il d’abord attiré par l’immense barrage électrique qui y trône, et non par la beauté contemplative de la rivière des Prairies ? Martin Heidegger invoquerait probablement la fascination de l’homme pour la technique et il n’aurait pas tort. Plus que jamais, les avancées technologiques importantes dans les domaines de la médecine et de la génétique nous laissent entrevoir un progrès scientifique considérable. Toutefois, Heidegger ne porterait pas un tel jugement. Selon lui, la fascination envers la technique masque son essence véritable, qui, elle, n’a rien de technique. En fait, pour répondre à ses besoins et parvenir à ses fins, l’homme arraisonne la nature, il la soumet à sa propre raison industrieuse. Évidemment, cela lui donne l’impression de la contrôler et de la maîtriser. Or, il s’agit d’une dangereuse illusion : avec les changements climatiques et les désastres écologiques que nous vivons, force est de constater que l’homme, en se proclamant « maître et possesseur de la nature » (Descartes), court à sa perte. Les avancées technologiques ont toujours été source de fascination, toutefois, mènent-elles vraiment vers le progrès ? Pour évaluer la notion de progrès, il ne suffit pas de comprendre l’essence de la technique, comme le proposait Martin Heidegger. En fait, le progrès dont il sera question est celui de l’humanité. Or, pour savoir s’il y a progrès, nous jugeons primordial de porter notre regard sur celle-ci. Il s’agira donc dans ce texte de questionner l’essence de l’humanité d’un point de vue technique. Ce rapport fondamental de l’humanité à la technique a été 17 exploré par plusieurs philosophes. Néanmoins, depuis les années 1920, les scientifiques ont apporté un éclairage nouveau sur cette question. Il s’agit de la théorie de l’homme néoténique. En biologie, la néoténie 1 désigne le prolongement de caractères juvéniles à un âge avancé chez certains animaux. Comme l’a expliqué Dany-Robert Dufour, appliquée à l’homme, cette théorie nous force à le concevoir « [...] comme un être à naissance prématurée, à la fois incapable d’atteindre son développement germinal complet et cependant capable de se reproduire et de transmettre ses caractères de juvénilité 2 [...] ». À titre d’exemple, la boîte crânienne non fermée, l’absence du système pileux et des dents démontrent qu’effectivement, les bébés naissent incomplets. Cette incomplétude à la naissance implique alors « un retard immensément accru du moment où l’on devient adulte 3 ». Selon cette théorie, le rapport de l’humain à la technique acquiert une toute nouvelle dimension. L’homme incomplet doit se parachever ex utero et, par conséquent, avec les ressources extérieures dont il dispose. De cette obligation naît nécessairement un rapport technique avec l’environnement. Ainsi, compte tenu du caractère néoténique de l’homme, il lui devient primordial d’agir sur son environnement et de modifier ce qui l’entoure afin de créer un milieu propice à son parachèvement. L’être humain s’avère donc un animal éminemment technique. Cette technique se manifeste sous les traits de ce que nous nommons généralement la culture 4. Cette notion correspond en fait à tout ce qui émane d’un savoir transmis dans le but de compléter la nature première de l’homme. Ainsi, avec la 1 2 3 4 18 Étymologiquement, neo pour « nouveau », et teinein pour « étendre ». D.-R. Dufour, On achève bien les hommes, 2005, p. 18. P. Sloterdijk, La domestication de l’Être, 2000, p. 55. D.-R. Dufour, On achève bien les hommes , 2005, p. 18. mise en place d’une société, puis d’institutions, cette culture sert d’abord à la modification de l’environnement pour en faire un monde, et ensuite à la modulation de son comportement afin de lui donner sa pleine humanité. L’humanité désigne donc le résultat de ces aménagements techniques visant à parfaire l’être humain. En ce sens, son incomplétude originelle le pousse à mettre en place des normes et des contraintes, processus que Jean-François Lyotard, cité par Dany-Robert Dufour, nomme l’hommestication 5. Nul n’a autant saisi les conséquences de cette théorie sur notre compréhension de l’essence de l’humanité que Peter Sloterdijk. Ce philosophe allemand, tout comme Dany-Robert Dufour, adhère au théorème néoténique et s’interroge sur l’humanisme en tant qu’« anthropotechnique ». Selon lui, obligé de se parachever en société, l’humain crée de toutes pièces une « sphère de groupe » qui doit posséder « les caractéristiques d’un utérus externe aménagé par la technique 6 ». Dans sa conférence Règles pour le parc humain, Sloterdijk présente cet aménagement du monde sous l’angle de l’humanisme littéraire, qu’il définit comme « [...] une manière de faire sortir l’être humain de l’état sauvage 7 [...] ». Car, en vertu du fait que l’homme ne naît pas homme, mais le devient, la meilleure façon pour qu’il puisse parvenir à cet état d’humain est l’éducation. « La bonne lecture apprivoise », dira-t-il à cet effet. Il ne s’agit pas d’une simple métaphore : l’humanité prend forme grâce aux « télécommunications créatrices d’amitié utilisant le média de l’écrit 8 ». C’est grâce à ces pratiques que l’être humain accède au monde et à son humanité. Sloterdijk désigne ces techniques comme tendres, c’est-à-dire « conditionnées par 5 6 7 8 Ibid, p. 97. P. Sloterdijk Règles pour le parc humain, 2000, p. 55. Ibid, p. 16. Ibid, p. 7. 19 les opérations symboliques des sciences et [...] vantées ou blâmées dans les discours sociaux 9 ». Cependant, toujours selon Sloterdijk, derrière l’humanisme littéraire réside un « grand impensé » face auquel, depuis l’Antiquité, l’homme a fermé les yeux. En effet, la culture des livres et des écrits, bien qu’elle soit créatrice d’humanité, présuppose une « sélection par anthologie ». Par conséquent, il y a ceux qui choisissent les textes à lire et ceux qui effectuent les lectures. Dans tout rapport technique, il y a donc des éleveurs et des élevés. Pour Sloterdijk, cet humanisme représente la « domestication » de l’être humain, où un petit groupe a toujours été en mesure de choisir le visage de l’humanité à faire. Néanmoins, Sloterdijk constate l’échec de ce projet humaniste. Il affirme que dans notre monde contemporain, avec l’avènement de nouvelles technologies de communication et, surtout, avec le règne des médias et de la culture de masse, la coexistence et les liens sociaux entre les gens ont complètement changé. De ce fait, les « grandes sociétés modernes ne peuvent plus produire que marginalement leur synthèse politique et culturelle par le biais des médias littéraires, épistolaires et humanistes 10 ». Les médias du divertissement pullulent et ils ont comme conséquences directes la bestialisation et la désinhibition des hommes. On observe alors une valorisation des pulsions et des passions primaires 11. C’est précisément à la lumière de ce phénomène que Sloterdijk observe la mort lente de l’humanisme littéraire. Par conséquent, tenir la défaite de l’humanisme pour acquise implique la reconsidération complète des moyens techniques utilisés par les hommes. Selon Sloterdijk, avec la maîtrise 9 P. Sloterdijk,La domestication de l’Être, 2000, p. 66. 10 P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain, 2000, p. 13. 11 Voir Bernard Stiegler dans Philosophie Magazine, mars 2010, p. 49, qui parle même, d’un point de vue freudien, de la consolidation d’une « société sans surmoi ». 20 des biotechnologies et la manipulation du génome humain, tout porte à croire qu’une autodomestication génétique, une « planification explicite des caractéristiques 12 [humaines] » sera le prochain moyen technique humanisant. Du point de vue de la thèse néoténique, cette étape s’inscrit dans le cours des choses, puisque les progrès dans l’humanisation de l’homme sont directement liés aux techniques mises en œuvre afin de le compléter. Or, si cette méthode est conforme à la réalité biologique de l’homme, pourquoi serait-il pervers de le transformer par des autotechniques et manipulations génétiques 13 ? Cette thèse controversée soulève plusieurs questions, notamment du fait que ces nouvelles techniques dures s’opposent à l’humanisme littéraire considéré comme tendre. En effet, ce désir de maîtriser le génome humain se manifeste par la volonté de pouvoir planifier et choisir explicitement les caractéristiques de notre descendance. L’éventuelle maîtrise des caractères génétiques normalement donnés et imposés chez l’homme brouillerait évidemment la sélection naturelle et l’évolution de l’espèce. Pour Sloterdijk, sous le mode d’une sélection prénatale, l’homme opérerait sur sa propre espèce un « affinement affectif et somatique 14 », le conduisant vers une compréhension de son monde améliorée et beaucoup plus subtile. Nous pouvons ainsi revenir à notre questionnement initial. Ce dévoilement total, cohérent avec le caractère néoténique de l’humain, conduirait-il vraiment au progrès de l’humanité ? Des groupes comme la World Transhumanist Association 15, l’Extropy Institute 16 ou Les mutants 17 acceptent avec ferveur 12 13 14 15 16 17 P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain, 2000, p. 43. P. Sloterdijk, La domestication de l’Être, 2000, p. 89. Ibid, p. 67. www.transhumanism.org http://www.extropy.org/principles.htm http://www.lesmutants.com/manifeste.htm 21 cette humanisation par sélection génétique. Dans ce monde jugé conservateur, l’être humain étouffe et n’évolue plus, pensent-ils. Mettre un frein à ces découvertes et possibilités scientifiques serait directement entraver le développement de l’espèce humaine. En effet, produire un nouvel homme, plus beau, plus fort et plus performant s’inscrit dans le cours de son évolution technique. Bien qu’on pourrait croire ces idées marginales et peu répandues, certains phénomènes comme le désir de vouloir contrôler son humeur et sa concentration, d’améliorer son corps et de rendre moins apparents les signes de vieillesse nous démontrent que, dans la société, des idées à saveur posthumanistes règnent 18. Ces positions radicales doivent toutefois être critiquées. À cet effet, Jürgen Habermas propose une position qui mérite une attention toute particulière. Pour lui, l’idée qu’un être humain puisse déterminer l’apparence et les caractéristiques d’un autre individu insère nécessairement un biais particulier à nos rapports aux autres et dans la compréhension que nous avons de nous-mêmes. Face à ce que la vie nous donnera, nous sommes tous égaux et nous dépendons tous « des hasards génétiques ». Cependant, accepter ces manipulations intentionnelles de notre génome, c’est accepter de contrevenir à l’égalité induite par la « loterie naturelle » de la vie. Faire ce genre de choix, c’est nous rendre dépendants de quelqu’un, et ce, de manière irréversible 19. Le lien entre programmeur et programmé relève en quelque sorte de l’esclavagisme puisque celui dont les caractères génétiques sont issus d’une intention ne naît pas libre et égal aux autres. L’individu planifié se retrouve d’une certaine façon aliéné face à celui qui choisit et « cela fait naître une relation à plus d’un égard asymétrique 20 ». Les normes sociales, morales et juridiques qui subsistent 18 A. Robitaille, Le Nouvel homme nouveau, Montréal, Éditions du Boréal, 2007, p. 19 J. Habermas, L’avenir de la nature humain. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2002, p. 97. 20 Ibid., p. 97. 22 entre les gens en sont donc entièrement troublées et remises en question. D’ailleurs, Sloterdijk avait insisté sur le fait que toute technique, qu’elle soit anthologique ou génétique, repose sur un pouvoir de sélection. Avec l’humanisme littéraire, les techniques tendres faisaient appel à l’autonomie de l’élevé en lui permettant de questionner et penser l’humanité à laquelle il était confronté. Mais, dans le cadre des techniques dures, comme l’a expliqué Habermas, cette liberté de réflexion et de questionnement n’existe plus. L’homme présélectionné n’a aucunement la possibilité de changer les choses. La position dans laquelle il se trouve est inéluctable. À la lumière de ces réflexions, comment juger si l’humanité progresse vraiment grâce à la technique ? Depuis le mythe grec où Prométhée permet à l’homme nu de survivre sur terre en lui donnant l’art et la technique, l’intuition selon laquelle le destin de l’homme demeure profondément lié à ses habiletés techniques existe. Or, même si l’avenir de l’humanité semble se dessiner autour des techniques dures des manipulations génétiques, est-ce une raison pour abandonner un humanisme plus traditionnel ? La domestication du genre humain s’est toujours opérée au nom d’un idéal d’humanité. À travers la version d’un mutant ou d’un quelconque homme postmoderne aux aptitudes hyper performantes, quelle image de notre humanité essaie-t-on de promouvoir ? Notre maîtrise des biotechnologies est telle qu’actuellement nous sommes davantage fascinés par le potentiel exploitable de l’être humain que par les enjeux réels que soulèvent ces modifications. À vouloir outrepasser nos capacités humaines, pour reprendre le langage d’Heiddeger, nous nous dirigeons certainement vers un arraisonnement de l’homme par l’homme. 23 BIBLIOGRAPHIE Dufour, Dany-Robert. On achève bien les hommes, Paris, Denoël, 2005, 371 p. Habermas, Jürgen. L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Paris, Gallimard, 2002, 176 p. Heiddeger, Martin. Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, 349 p. Robitaille, Antoine. Le Nouvel homme nouveau, Montréal, Éditions du Boréal, 2007, 220 p. Sloterdijk, Peter. Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, 61 p. Sloterdijk, Peter. La domestication de l’Être, Paris, Mille et une nuits, 2000, 111 p. Stiegler, Bernard. « Nous ne faisons plus attention », Philosophie Magazine, mars 2010, n° 37, p. 49-51. 24