Droit des personnes trans* et intersexuées
Transcription
Droit des personnes trans* et intersexuées
Travail de baccalauréat, mai 2016 Faculté de droit, UNIGE Droit et histoire : débats contemporains Prof. Sylvie Guichard Droit des personnes trans* et intersexuées : un ordre juridique fondé sur un « numerus clausus » des sexes est-il conforme à la dignité humaine ? Diego Alan Esteban 50 chemin des Cyprès 1226 Thônex [email protected] +41 79 833 73 70 1 Table des matières I. Introduction 3 II. Notions a. Personnes « LGBT » i. Orientation sexuelle et identité de genre ii. Personnes trans* et personnes intersexuées b. Le concept juridique de la dignité humaine 4 III. Le droit des personnes trans* et des personnes intersexuées a. En droit international et communautaire b. En droit étranger c. En droit suisse 8 IV. La dignité humaine des personnes trans* et des personnes intersexuées a. Principes généraux b. Conformité de la Suisse et réformes envisageables 15 V. Conclusion 19 VI. Bibliographie 20 2 I. Introduction Les revendications des personnes « LGBT »1 ont abouti à certaines des réformes légales les plus marquantes de ce début de XXIème siècle. Depuis que les Pays-Bas ont ouvert aux couples de même sexe le droit de se marier le 1er avril 20012, la non-discrimination de l’orientation sexuelle a gagné une place de choix dans le débat public contemporain ; par conséquent, de nombreux pays ont adapté leur pratique, les exemples les plus célèbres étant la France sur le plan légal3 ou les Etats-Unis d’Amérique sur le plan judiciaire4. Cependant, les questions juridiques relatives aux personnes LGBT ne se limitent pas à la seule problématique de l’orientation sexuelle. En effet, l’existence même de la catégorie des personnes trans* et intersexuées repose sur la problématique de l’identité de genre5. Par exemple, dans le monde, jusqu’en 2014 en tout cas, il n’était possible de se faire enregistrer à l’état civil qu’en tant que femme ou homme, cette situation excluant toute personne « noncisgenre »6. Cependant, il y a deux ans, la Cour suprême australienne a soutenu la création d’un « genre indéterminé » (une première mondiale) légalement reconnu, jusque dans les documents officiels7. Ce changement de paradigme juridique majeur fut également observé en Inde, où un arrêt de 2014 reconnut l’existence d’un « troisième sexe »8. Il est enfin temps de s’interroger sur la place que nos sociétés accordent à la problématique de l’identité de genre. Ainsi, un ordre juridique qui se limite à une binarité des sexes masculin et féminin peut-il encore aujourd’hui être considéré comme conforme aux droits fondamentaux, en particulier la dignité humaine, en cela qu’il ignore les particularités des personnes dont l’identité de genre diffère de la norme sociale cisgenre ? À plusieurs égards, nous considérons que cette question appelle une réponse négative. Après une présentation des notions de dignité humaine et de « personnes LGBT », nous nous intéresserons en particulier au statut des personnes trans* et intersexuées, au regard du droit applicable en suisse (y compris le droit international ratifié par la Confédération), tout en mentionnant quelques éléments pertinents de droit étranger et communautaire9. Ensuite, nous étudierons les principes qu’un ordre juridique doit observer pour réaliser dans les faits la dignité humaine des personnes trans* et intersexuées ; enfin, la Suisse sera mise à l’épreuve de ces principes, dans un chapitre également destiné à présenter les réformes nécessaires à la Confédération pour garantir la dignité humaine des personnes non-cisgenres. 1 L’expression « personnes LGBT » sera utilisée dans le texte de façon générique (voir infra II. a.). Art. 30 al. 1 du Code civil des Pays-Bas, instauré suite à un projet de loi du 21 décembre 2000 ouvrant le mariage aux couples de même sexe. 3 Loi n° 2013-404 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe (plus souvent appelée « mariage pour tous »), adoptée définitivement par le Parlement français le 17 mai 2013. 4 Décision du 26 juin 2015 de la Cour suprême des Etats-Unis d’Amérique (Obergefell v. Hodges, 576 U.S. ___ (2015)), déclarant contraire à la Constitution toute loi privant les couples de même sexe du droit de se marier. 5 Voir infra II. a. ii. 6 Voir infra II. a. ii. 7 NSW Registrar of Births, Deaths and Marriages v. Norrie [2014] HCA 11 (2 april 2014) ; voir infra III. b. 8 National Legal Services Authority v. Union of India, WP (Civil) N° 604 of 2013 ; voir infra III. b. 9 Voir infra III. b. 2 3 II. Notions Il est nécessaire d’entamer la réflexion en s’appuyant sur des bases claires, raison pour laquelle la première étape sera destinée à la définition des principales notions abordées. Le concept de la dignité humaine, de même que la nature des personnes LGBT (en particulier les personnes non-cisgenres), peuvent se définir à travers des approches philosophiques, religieuses, sociologiques et juridiques différentes : il ne sera traité ici que de la dimension juridique des notions abordées, le sujet ainsi limité se révélant déjà vaste. a. Personnes « LGBT » Les appellations de la catégorie sociale regroupant l’ensemble des « queers », à savoir les personnes qui ne sont ni hétérosexuelles, ni cisgenres, varient notablement. L’appellation anglophone « LGBT » (Lesbian, Gay, Bisexual, Transgender) est plus répandue, mais son équivalent francophone « LGBTIQ » (Lesbiennes, Gays, Bisexuel-le-s, Trans*, Intersexes, Questioning) est plus exhaustif. C’est l’expression « LGBT », plus courante, qui sera utilisée ici de façon générique pour désigner tous les queers dans leur ensemble. i. Orientation sexuelle et identité de genre Selon l’introduction aux Principes de Jogjakarta10, « l’orientation sexuelle est comprise comme faisant référence à la capacité de chacun de ressentir une profonde attirance émotionnelle, affective et sexuelle envers des individus du sexe opposé, de même sexe ou de plus d’un sexe, et d’entretenir des relations intimes et sexuelles avec ces individus ». De même, « l’identité de genre est comprise comme faisant référence à l’expérience intime et personnelle de son genre profondément vécue par chacun, qu’elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification de l’apparence ou des fonctions corporelles par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autres) et d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les manières de se conduire ». L’orientation sexuelle caractérise principalement les lesbiennes, gays, bisexuels ou pansexuels, alors que les personnes trans* et intersexuées, qui retiendront davantage notre attention11, sont caractérisées par leur identité de genre. Les deux problématiques sont indépendantes : l’identité de genre relève de la sphère individuelle, l’orientation sexuelle relève de la sphère relationnelle. « Chez les personnes trans* [et intersexuées], le sexe physique, l’identité de genre et le sexe ou genre reconnu juridiquement ne se recoupent pas forcément » ; de plus, les personnes trans* (voire intersexuées) peuvent avoir des enfants12. 10 Les Principes de Jogjakarta, principes sur l’application de la législation internationale des droits humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre (www.yogyakartaprinciples.org/principles_fr.pdf) (dernière consultation le 20.05.2016), voir infra III. a. 11 Voir infra II. a. ii. 12 RECHER Alecs, in ZIEGLER Andreas R./MONTINI Michel/COPUR Eylem Ayse, Droit LGBT : droits des gays, lesbiennes, bisexuels et transgenres en Suisse, 2ème édition, Bâle (Helbing) 2015, p. 104 N 2. 4 ii. Personnes trans* et personnes intersexuées Une personne trans* ou intersexuée est une personne « non-cisgenre », c’est-à-dire « qui ne peut pas s’identifier entièrement au sexe qui lui a été attribué à la naissance sur la base de caractéristiques physiques univoques »13. La terminologie des différents types de personnes non-cisgenres ne fait pas l’unanimité. Nous faisons ici le choix d’opérer une distinction en fonction de la possibilité, si elle existe, de déterminer le genre d’une personne « de façon univoque sur le plan biologique »14. Lorsque cela n’est pas possible, il s’agira de personnes intersexuées (une telle délimitation revêt une importance notable dans le domaine des opérations d’assignation sexuelle15). Dans tous les autres cas, il s’agira de « personnes trans* », une notion qui regroupe les termes de « transgenre », « transsexuel » et « travesti » (ce dernier terme étant bel et bien une forme de « trans », puisque selon les classifications anglophones, ce terme se dit « transvestite » en anglais). Cependant, l’existence même du terme de « transsexuel » est disputée16, raison pour laquelle il se justifie de regrouper tous ces termes dans la notion plus générique de « personnes trans* », un choix également opéré par l’association « Transgender Network Switzerland » (TGNS)17, qui fait autorité en la matière. b. Le concept juridique de la dignité humaine Le concept (juridique) de la dignité humaine fit son apparition en droit international dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948, qui reconnaît à tout être humain une « dignité inhérente », idée mentionnée à maintes reprises dans les dispositions de ce texte18. Selon la note préliminaire de la Convention de Genève du 12 août 1949, celle-ci vise à prohiber principalement « les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants et les traitements discriminatoires fondés sur les différences de race, de couleur, de nationalité, de religion ou de croyance, de sexe, de naissance ou de fortune »19. A l’époque, il s’agissait en particulier de s’opposer aux crimes de guerre, aux crimes contre l’humanité, à la torture, etc.20. 13 RECHER, in ZIEGLER/MONTINI/COPUR, p. 105 N 4. Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine, Attitude à adopter face aux variations du développement sexuel, Berne 2012, p. 7. 15 Voir infra III. c. 16 « Beaucoup de personnes trans* rejettent le mot « transsexualité » ou « transsexuel-le », parce que l’identité de genre n’a rien à voir avec la sexualité et parce que ces termes renvoient souvent à la nosographie psychiatrique qui considère le fait d’être trans* comme un trouble mental » ; lu in Transgender Network Switzerland (www.transgender-network.ch/fr/information-2/) (dernière consultation le 20.05.2016). 17 TGNS, Guide linguistique (www.transgender-network.ch/fr/medias/guide-linguistique/) (dernière consultation le 24.05.2016). 18 Cf. notamment art. premier, 22 et 23 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. 19 Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne du 12 août 1949, entrée en vigueur pour la Suisse le 21 octobre 1950 (Recueil Systématique 0.518.12). 20 Cf. notamment l’art. 5 ch. 1 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998, entré en vigueur pour la Suisse le 1er juillet 2002 (RS 0.312.1) et les art. 7, 8 et 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, entré en vigueur pour la Suisse le 18 septembre 1992 (RS 0.103.2). 14 5 La Suisse n’a introduit la dignité humaine en tant que telle21 dans son droit écrit qu’en 1999 (actuel art. 7 Cst22), au sein du projet de révision totale de la Constitution fédérale de 1874. Avant cela, le Tribunal fédéral avait déjà reconnu la dignité humaine comme principe constitutionnel non-écrit. Dans un arrêt fondateur remontant à 1964, la Haute cour avait effectivement constaté un cas de violation de la liberté personnelle, « droit inaliénable et imprescriptible destiné à garantir la dignité humaine »23, lui-même reconnu l’année précédente par le Tribunal fédéral comme droit constitutionnel non-écrit24. Pris isolément, le concept de la dignité humaine manque singulièrement de précision. Sa formulation dans la Constitution fédérale est particulièrement concise25 et ne permet pas de délimiter précisément sa portée. Selon le Conseil fédéral, « pour qu’une violation de la dignité humaine soit admise, il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu une atteinte à l’intégrité physique ou psychique : le droit à la dignité peut être invoqué aussi bien pour un cas de torture que pour le simple fait de ridiculiser une personne en raison de son appartenance à une minorité ou de porter atteinte à son identité »26, en référence à l’art. 261bis CP27. Pour la doctrine, l’art. 7 Cst est un principe de nature essentiellement programmatique28. Dans son message relatif à la révision totale de la Constitution de 1874, le Conseil fédéral expliquait que la dignité humaine « garantit à tout être humain le droit d’être traité de manière humaine et non-dégradante »29. RHINOW voit dans la dignité humaine l’idée que « chaque être humain n’est pas un objet du droit, mais un sujet de droit, et constitue une fin en soi »30. MAHON abonde dans ce sens et constate que la définition de la dignité humaine est « essentiellement négative : c’est le droit de ne pas être traité comme un objet, mais bien comme un sujet, une personne, unique et différente »31. Dans ses explications relatives à l’art. 7 Cst, le Conseil fédéral invoquait l’art. 3 CEDH32, qui dispose laconiquement que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou 21 Les art. 24novies et 24decies de l’ancienne Constitution de 1874, adoptés respectivement en 1992 et en 1999, faisaient déjà référence à la dignité humaine, dans les domaines de la génétique et de la transplantation. 22 Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. ; RS 101). 23 ATF 90 I 29, 37 X, in HOTTELIER Michel, La garantie de la dignité humaine : un droit fondamental à part entière, in Revue belge de droit constitutionnel, Numéro spécial vingtième anniversaire, Bruxelles (Bruylant) 2014, p. 369. 24 ATF 89 I 92 Kind X., in HOTTELIER, p. 369. 25 « La dignité humaine doit être respectée et protégée » (art. 7 Cst). 26 Message du 20 novembre 1996 relatif à une nouvelle constitution fédérale, FF 1997 I 142. 27 Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP ; RS 311.0). 28 Opinion partagée par AUER Andreas/MALINVERNI Giorgio/HOTTELIER Michel, Droit constitutionnel suisse, Volume II : Les droits fondamentaux, 2ème éd., Berne (Stämpfli) 2006, N 314 : « le respect de la dignité humaine se présente plutôt comme un principe directeur de toute activité étatique ». 29 FF 1997 I 141. 30 RHINOW René A., Die Bundesverfassung 2000, Bâle (Helbing) 2000, in BIGLER Olivier, La revision totale de la Constitution fédérale du 29 mai 1874 : entre droit, politique et histoire, les enjeux de l’écriture constitutionnelle, Neuchâtel (thèse de doctorat) 2013, N 96. 31 AUBERT Jean-François/MAHON Pascal, Petit commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, Zurich (Schulthess) 2003, art. 7 N 5. 32 Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, entrée en vigueur pour la Suisse le 28 novembre 1974 (CEDH ; RS 0.101). 6 traitements inhumains ou dégradants ». Il ajouta que « la garantie de la dignité humaine constitue le noyau et le point de départ d’autres droits fondamentaux, détermine le contenu de ces droits et constitue une valeur indicative pour les interpréter et les concrétiser »33. Selon AUER/MALINVERNI/HOTTELIER34, la dignité humaine ne se limite effectivement pas à l’interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (art. 3 CEDH, art. 10 al. 3 Cst) : l’égalité et l’interdiction des discriminations35 (art. 8 Cst), la liberté personnelle (art. 10 al. 2 Cst), le droit à des conditions minimales d’existence (art. 12 Cst), le droit à une sépulture décente (art. 15 Cst) et l’interdiction de la discrimination raciale (art. 261bis CP) en font également partie à titre de « leges speciales ». Le Conseil fédéral inclut également le droit d’être entendu (art. 29 al. 2 Cst), l’obligation pour les autorités de motiver leurs décisions (art. 35 al. 1 PA36) et le principe de l’égalité du droit de vote37. MAHON ajoute encore l’interdiction de l’arbitraire (art. 9 Cst), le droit à la vie (art. 10 al. 1 Cst), la protection de la sphère privée (art. 13 Cst), la protection contre l’expulsion, l’extradition et le refoulement (art. 25 Cst) de même que l’ensemble des garanties figurant aux art. 29 à 32 Cst, « de sorte que la portée propre de l’art. 7 en tant que droit fondamental indépendant ne paraît a priori pas très étendue »38. Il n’y a pas d’unanimité sur la question de savoir justement si la dignité humaine consacrée à l’art. 7 Cst peut être invoquée de façon autonome devant les tribunaux. Le Tribunal Fédéral, dans une récente jurisprudence relative aux conditions de détention dans la prison genevoise de Champ-Dollon (l’art. 3 al. 1 CPP39 ordonne d’ailleurs le respect de la dignité humaine de façon explicite aux autorités pénales), a ouvert la porte à cette possibilité40. MISIC41 et MAHON42 rappellent que la pratique jusqu’ici constante du Tribunal fédéral consistait à ne traiter l’art. 7 Cst qu’en relation avec un autre droit fondamental ; pratique justement remise en question43. Pour le Conseil fédéral en revanche, « la protection de la dignité humaine est, en quelque sorte, la dernière ressource du droit, au cas où la garantie de tous les autres droits fondamentaux demeurerait inefficace »44. L’applicabilité autonome de l’art. 7 Cst est 33 FF 1997 I 142. AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, N 302, 314, 504, 559, 1076 et 1520-1522. 35 MARTENET Vincent, Géométrie de l’égalité, 1ère éd., Genève (Schulthess) 2003, N 874, « l’interdiction de la discrimination et la protection de la dignité humaine sont […] étroitement corrélées ». 36 Loi fédérale du 20 décembre 1968 sur la procedure administrative (PA ; RS 172.021) 37 FF 1997 I 142 38 AUBERT/MAHON, art. 7 N 6. 39 Code de Procédure Pénale du 5 octobre 2007 (CPP ; RS 312.0). 40 Arrêt du Tribunal fédéral 1B_239/2015 du 29 septembre 2015 (non publié). Cet arrêt analyse la dignité humaine de façon autonome, fondée sur le grief d’une violation de l’art. 7 Cst (et non pas de l’art. 3 CEDH comme dans l’arrêt du Tribunal fédéral 6B_456/2015 du 21 mars 2016 (non publié)), sans faire dépendre le constat d’une violation de cette disposition de la violation d’un autre droit fondamental (« lex specialis »). 41 FLEINER Thomas/FORSTER Peter/MISIC Alexander/THALMANN Urs, Die neue schweizerische Bundesverfassung, Bâle (Helbing) 2000, p. 77 : « nach der bisherigen Praxis des Bundesgerichts ist die Menschenwürde zwar Teil des Verfassungsrechts, aber kein unmittelbar anwendbares Grundrecht ». 42 AUBERT/MAHON, art. 7 N 1. 43 Voir note 40. 44 FF 1997 I 142. 34 7 défendue notamment par le Tribunal fédéral45 et HOTTELIER46, mais combattue par KLEY et WEBER-DÜRLER47. Nous prenons également position pour une applicabilité autonome subsidiaire de l’art. 7 Cst : si les « leges speciales » réglant des aspects particuliers de la dignité humaine dans plusieurs domaines ne trouvent pas à s’appliquer, il devrait être possible de réprimer une atteinte à la dignité dans un cas que le constituant de 1999 n’avait pas envisagé. III. Le droit des personnes trans* et des personnes intersexuées A l’heure actuelle, le système de référence est la différenciation binaire entre hommes et femmes, une sorte de « numerus clausus » des sexes48. Pourtant, certains ordres juridiques étrangers ont explicitement réglé pour certains aspects le cas des personnes trans* ou des personnes intersexuées49. L’objectif de ce chapitre est de parcourir les normes applicables en Suisse (y compris le droit international ratifié par la Confédération, et même le droit communautaire de l’Union Européenne, dans la mesure où il est pertinent), de même que certaines problématiques concernant l’identité de genre qui ont donné lieu à des conséquences juridiques dans un droit étranger, afin de déterminer par la suite si les particularités des personnes trans* et intersexuées sont prises en compte dans l’ordre juridique, ou au contraire totalement ignorées, voire ciblées par des règles ouvertement discriminatoires. a. En droit international et communautaire Si MARTENET s’est montré critique envers la Cour européenne des droits de l’homme pour sa prise en compte insuffisante de la situation particulière des personnes trans* et intersexuées dans sa jurisprudence50, la question de l’application de la CEDH à ces personnes a pourtant déjà trouvé réponse à plusieurs reprises. En effet, dans un arrêt de 2003, la Cour avait constaté une violation de l’art. 8 CEDH (droit au respect de la vie privée et familiale) et admis le droit des personnes trans* et intersexuées à pouvoir recourir à une opération de conversion sexuelle, dont les coûts seraient pris en charge par les institutions sociales du pays membre en tant que traitement « médicalement nécessaire »51 ; l’arrêt « Schlumpf c. Suisse » a ainsi amené l’ordre juridique helvétique à s’adapter en conséquence52. L’arrêt « Goodwin c. Royaume-Uni »53 a de son côté permis d’admettre une véritable reconnaissance légale du 45 Voir note 40. HOTTELIER, p. 372 : « la garantie de la dignité humaine possède […] un champ opératoire propre, distinct des autres droits fondamentaux » ; voir également AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, N 314 : « Il n’est donc pas exclu qu’à l’avenir, l’art. 7 Cst. soit appelé à jouer, dans la jurisprudence, le rôle de liberté subsidiaire que remplit actuellement la liberté personnelle ». 47 Voir MAHON, art. 7 note de bas de page 22. 48 Expression utilisée par RECHER, in ZIEGLER/MONTINI/COPUR, p. 108 N 10. 49 Voir infra III. b. 50 MARTENET, N 930. 51 Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Van Kück c. Allemagne du 12 juin 2003. 52 Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Schlumpf c. Suisse du 8 janvier 2009. 53 Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Christine Goodwin c. Royaume-Uni du 11 juillet 2002, voir également arrêt B. c. France du 25 mars 1992. 46 8 changement de sexe dans les documents d’identité. Ce jugement a reconnu, au sens d’AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, « l’impossibilité, pour un transsexuel converti au sexe féminin grâce à une opération, d’obtenir un certificat de naissance lui reconnaissant le sexe féminin et l’interdiction de contracter valablement mariage avec un homme violent le droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH) et celui de se marier (art. 12 CEDH) »54. La problématique de l’identité de genre est prise très au sérieux par le Conseil de l’Europe, auteur de la CEDH et dont la Suisse est membre : son commissaire aux droits de l’homme a produit, le 29 juillet 2009, un document intitulé « Droits de l’homme et identité de genre »55, contenant des recommandations destinées aux Etats, afin qu’ils adaptent leur législation pour l’ouvrir aux personnes trans* et intersexuées. En ce qui concerne l’Union Européenne, la Cour de justice des Communautés européennes, dans un arrêt de 1996, a affirmé sans équivoque qu’une discrimination fondée sur le changement de sexe équivalait à une discrimination fondée sur le sexe56, la situation des personnes ayant changé de genre s’inscrivant ainsi pleinement dans le principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes. Pour le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU, « l’identité sexuelle est reconnue parmi les motifs de discrimination interdits »57 par l’art. 2 al. 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui dispose que « les Etats parties au présent Pacte s'engagent à garantir que les droits qui y sont énoncés seront exercés sans discrimination aucune fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l'opinion politique ou toute autre opinion, l'origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation »58 (selon le Comité, l’identité de genre est concernée par les trois derniers mots : « toute autre situation »). En novembre 2006, plusieurs fonctionnaires de l’Organisation des Nations-Unies mirent sur place une série de principes, nommés les « Principes de Jogjakarta » : il s’agissait de recommander aux membres de l’ONU plusieurs moyens juridiques destinés à appliquer la Déclaration universelle des droits de l’homme au cas des personnes LGBT, et portent tant sur les droits fondamentaux en tant que tels que sur des politiques publiques spécifiques (travail, logement, sécurité sociale, éducation, santé, asile, culture, etc.)59. Sur la base de ces principes, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté, le 18 décembre 2008, une Déclaration relative à 54 AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, N 269. Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Droits de l’homme et identité de genre (https://wcd.coe.int/com.instranet.InstraServlet?command=com.instranet.CmdBlobGet&InstranetImage=1829 911&SecMode=1&DocId=1458356&Usage=2) (dernière consultation le 30.05.2016). 56 Arrêt du 30 avril 1996 de la Cour de Justice des Communautés Européennes, P. v. S. and Cornwall County Council. 57 Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale sur la non-discrimination (E/C.12/GC/20). 58 Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966, entré en vigueur pour la Suisse le 18 septembre 1992 (RS 0.103.1). 59 Voir note 10. 55 9 l’orientation sexuelle et l’identité de genre60. Aujourd’hui, les Principes de Jogjakarta ont une influence considérable sur la (lente) transition juridique opérée dans plusieurs pays du globe. b. En droit étranger Si les personnes trans* et intersexuées sont relativement absentes du débat politico-juridique suisse, ce n’est pas forcément le cas ailleurs. En effet, les Etats-Unis vivent actuellement un vif débat autour de ce que l’on nomme les « bathroom laws », des lois adoptées le plus souvent dans le but d’obliger les personnes trans* ou intersexuées à emprunter les toilettes correspondant non pas à leur identité de genre, mais au sexe qui leur a été officiellement attribué ; la Caroline du Nord s’est récemment dotée d’une telle loi, considérée comme une des plus anti-LGBT du pays61. Ces lois s’ajoutent à d’autres, visant les personnes LGBT dans leur ensemble, qui autorisent la discrimination dans plusieurs domaines62, comme à l’armée63 ou au travail64 par exemple. Il faut relever que ces mesures offensives, qui attaquent un groupe spécifique de la population sur la base de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, sont généralement destinées à répliquer à d’autres lois, qui visent au contraire à ouvrir l’accès à plusieurs droits et prestations aux personnes LGBT65. Selon RECHER66, les premières apparitions de dispositions règlant expressément la situation de personnes trans* ou intersexuées remontent au XVIème siècle, dans les Codes des Etats allemands ; aujourd’hui, cinq pays autoriseraient un « troisième sexe » dans leur ordre juridique (Australie, Inde, Népal, Nouvelle-Zélande, Pakistan). 60 ILGA, Première déclaration sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre à l’Assemblée générale de l’ONU (http://old.ilga.org/news_results.asp?LanguageID=3&FileID=1213&ZoneID=14&FileCategory=46) (dernière consultation le 22.05.2016). 61 Projet de loi de la Chambre des représentants de l’Etat de Caroline du Nord, « Public facilities and security act » (House bill 2) (http://www.ncleg.net/Sessions/2015E2/Bills/House/PDF/H2v4.pdf) (dernière consultation le 23.05.2016), voir aussi un projet de loi déposé devant le sénat de l’Etat du Tennessee, le « Senate Bill 2387 » (http://www.capitol.tn.gov/Bills/109/Bill/SB2387.pdf) (dernière consultation le 23.05.2016). 62 Voir par exemple un projet de loi adopté en 2015 dans l’Etat d’Arkansas qui décrète que les normes locales anti-discrimination sont abrogées, la loi de l’Etat étant seule relevante dans ce domaine, alors qu’elle ne mentionne pas les critères de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre (« Interstate commerce improvement act », Act 137) (http://www.arkleg.state.ar.us/assembly/2015/2015R/Acts/Act137.pdf) (dernière consultation le 30.05.2016), ou un décret adopté en 2011 par le gouverneur de l’Etat d’Ohio qui ne contient plus le critère de l’identité de genre comme motif prohibé de discrimination, contrairement à la version antérieure (Ohio « Executive order 2011-05K ») (http://www.governor.ohio.gov/Portals/0/pdf/executiveOrders/EO201105.pdf) (dernière consultation le 30.05.2016). 63 L’inaccessibilité du service militaire pour les non-hétérosexuels fut renversée en 2011 (« Dont’t Ask, Don’t Tell Repeal Act of 2010 », Law 111-321 Sec. 1-2), mais les personnes trans* et intersexuées ne sont toujours pas ouvertement admises. 64 Voir note 61 (un licenciement ou un refus de servir un client en se fondant sur l’identité de genre est théoriquement admis lorsqu’aucune loi ne l’interdit, ce qui est justement le cas dans les exemples précités). 65 Par exemple, une loi fédérale interdisant explicitement les crimes de haine dirigés contre des personnes en raison de leur orientation sexuelle ou identité de genre, « Matthew Shepard and James Byrd, Jr. hate crimes prevention act » (Public law 111-84, Division E, Sec. 4701-4713) (https://www.gpo.gov/fdsys/pkg/PLAW111publ84/pdf/PLAW-111publ84.pdf) (dernière consultation le 30.05.2016). Voir aussi note 4. 66 RECHER in ZIEGLER/MONTINI/COPUR, p. 109 N 11. 10 Le cas de l’Australie est véritablement l’élément déclencheur de ce travail de baccalauréat. En 2014, suite au recours de Norrie May-Welby contre le refus de l’autorité d’état civil de la Nouvelle-Galles du Sud de lui reconnaître une identification officielle d’un autre sexe que « homme » ou « femme », la Cour suprême australienne rendit l’arrêt « NSW v. Norrie »67. Le principal apport de cet arrêt est d’avoir admis qu’une personne puisse avoir la possibilité de se décrire comme appartenant à un genre « indéterminé », et que ce genre soit légalement reconnu68. Les dénominations « transgender », « androgynous » ou « intersex » furent rejetées ; les personnes intersexuées d’Australie saluèrent ce choix, dans la mesure où partir du principe qu’une personne intersexuée doit d’emblée être assignée à une catégorie déterminée serait contraire à la garantie de l’identité de genre69. Il résulte de cet arrêt que l’Australie70 connaît désormais un « troisième genre » légalement reconnu, la Cour réfutant la légitimité du système de la binarité des genres71. Norrie May-Welby, envisage désormais de saisir l’ONU pour juger de la compatibilité de la loi australienne réglant la procédure de mariage avec la Déclaration universelle des droits de l’Homme : en effet, Norrie May-Welby allègue que le droit de se marier est universel, et que la loi australienne, qui en limite l’accès aux seuls hommes et femmes72, est contraire à ce droit73. Moins de deux semaines après le jugement dans l’affaire « NSW v. Norrie », la Cour suprême indienne rendit à son tour l’arrêt « NLSA v. Union of India and Others »74. Ce jugement a une portée plus générale et est plus complet que l’arrêt australien, qui traitait d’un cas précis. Il 67 Arrêt « NSW Registrar of Births, Deaths and Marriages v Norrie » [2014] HCA 11 (2 April 2014). NSW v. Norrie, N 46 : « a person may be other than male or female and therefore may be taken to permit the registration sought, as “non-specific” ». 69 BROWN Louise/BROWN Anna, « high court recognizes that “sex” in NSW may be other than male or female » (http://hrlc.org.au/high-court-recognises-that-sex-in-nsw-may-be-other-than-male-or-female/) (dernière consultation le 25.05.2016) : « the specific rejection of intersex as an appropriate label for a third category is also of benefit to intersex people, the majority of whom identify as male or female and wish to avoid the risk of default assignment into a third category of sex ». 70 Il faut cependant relever que l’essentiel de l’arrêt concerne l’interprétation des termes utilisés dans une loi de l’Etat du New South Wales, ce qui signifie que cette décision n’est exécutoire que pour cet Etat. Cependant, le simple fait que la Cour suprême australienne accepte l’existence d’un sexe autre que « homme » ou « femme » influera la pratique juridico-judiciaire du pays entier ; voir BROWN/BROWN (note 68), « the decision […] will not be automatically binding on the registration of sex in other states and territories. However, the approach to statutory construction taken by the Court and the recongnition that sex can exist outside male and female categories will influence judicial consideration of analogous legislation in other states and territories ». 71 NSW v. Norrie, N 35 : « the appropriate record of her change of sex was from “male” (as it may be taken to have previously been recorded outside of New South Wales) to “non-specific”. To make that record in the Register would be no more than to recognize, as the Act does, that not everyone is male or female ». 72 « Marriage act 1961 », 5 (1) « marriage means the union of a man and a woman to the exclusion of all others ». 73 The Daily Telegraph, « Norrie’s battle to get married despite being neither man nor woman » (http://www.dailytelegraph.com.au/lifestyle/relationships/norries-battle-to-get-married-despite-beingneither-man-nor-woman/news-story/74364f555980703ff29105037045edb6) (dernière consultation le 24.05.2016) « their application to marry was rejected, since Australian law states that “marriage is the union of a man and woman”. Norrie was even told that if they changed their application to say “female”, the marriage could go ahead. But Norrie isn’t someone who gives up easily. Eventually, officials agreed to provide the couple with a rejection letter, so they have something in writing to appeal against. They are lobbying marriage equality campaigners to not only talk about gay and lesbian marriage, and there may even be the possibility of a UN challenge ». 74 Arrêt « National Legal Services Authority v. Union of India and Others », The Supreme Court of India (15 of april 2014). 68 11 est à relever également que l’idée d’un troisième genre est déjà ancrée dans la culture indienne : le terme de « hijra », par exemple, regroupe plus ou moins toutes les personnes intersexuées ainsi que les personnes trans* présentant des caractéristiques du sexe masculin à la naissance. L’arrêt de la Cour est sans équivoque, affirmant que l’identité de genre est l’un des aspects les plus fondamentaux de l’autodétermination, de la dignité et de la liberté, et que personne ne devrait être obligé de recourir à un traitement médical pour obtenir la reconnaissance de son identité de genre75 (une cause qui reste d’actualité en Australie76). La Cour reconnut deux aspects à l’identité de genre, les caractères biologiques et les caractères psychologiques, en donnant la priorité à ces derniers, au motif que limiter l’analyse du genre d’une personne à sa constitution biologique conduirait à une vision binaire de l’identité de genre, binarité justement rejetée par les juges77. Ceux-ci vont encore plus loin, affirmant que les droits des personnes trans* et intersexuées ne devraient pas dépendre du sexe chromosomique, de l’appareil reproducteur, du sexe attribué à la naissance ou du genre social supposé78. La Cour autorise enfin le fait de pouvoir s’identifier comme homme, femme ou « troisième genre »79. L’arrêt indien exprime une position catégorique de rejet envers la binarité homme/femme. La Cour se fonde en outre sur un certain nombre de textes de droit international déjà abordés comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU80, la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU81 et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants82, mais également les Principes de Jogjakarta83. En effet, pour les juges indiens, l’absence d’une législation suffisante protégeant les droits des personnes trans* et intersexuées les expose à des discriminations, ce qui rend nécessaire la référence aux conventions internationales desquelles l’Inde est signataire84, de 75 NLSA v. Union of India and Others, N 20 : « each person’s self-defined sexual orientation and gender identity is integral to their personality and is one of the most basic aspects of self-determination, dignity and freedom and no one shall be forced to undergo medical procedures, including SRS, sterilization or hormonal therapy, as a requirement for legal recognition of their gender identity ». 76 BROWN/BROWN, « transgender […] people have long campaigned for surgery not to be required in order to change sex and this decision does not alter this requirement. People who identify other than male or female that do not undergo surgery will continue to remain ineligible for a sex “non-specific” designation in NSW ». 77 NLSA v. Union of India and Others, N 34 : « psychological factor and thinking of transsexuals has to be given primacy than binary notion of gender of that person ». 78 NLSA v. Union of India and Others, N 34 : « discrimination faced by this group in our society, is rather unimaginable and their rights have to be protected, irrespective of chromosomal sex, genitals, assigned birth sex, or implied gender role ». 79 NLSA v. Union of India and Others, N 129 (2) : « legal recognition of their gender identity such as male, female or as third gender ». 80 En particulier les art. 6 (droit à la vie), 7 (interdiction de la torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants), 16 (reconnaissance de la personnalité juridique) et 17 (droit au respect de la sphère privée). 81 En particulier l’art. 6 (droit à la vie). 82 Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984, entrée en vigueur pour la Suisse le 26 juin 1987 (RS 0.105), en particulier l’art. 2. 83 En particulier les principes 1 (droit à une jouissance universelle des droits humains), 2 (droits à l’égalité et à la non-discrimination), 3 (droit à la reconnaissance devant la loi), 4 (droit à la vie), 6 (droit à la vie privée), 9 (droit à un traitement humain lors d’une détention) et 18 (protection contre les abus médicaux). 84 NLSA v. Union of India and Others, N 49 : « due to the absence of suitable legislation protecting the rights of the members of the transgender community, they are facing discrimination in various areas and hence the 12 même qu’à d’autres instruments de protection des droits de l’Homme correspondant à ceux que protège la Constitution de l’Inde85, comme les Principes de Jogjakarta. c. En droit suisse Nous nous pencherons en particulier sur des problématiques majeures telles que le changement de sexe officiel et l’opération d’assignation sexuelle. GEISER affirmait en 1997 que « celui qui recherche des dispositions sur la transsexualité dans le droit suisse n’y trouvera rien »86. En effet, pendant longtemps, le législateur a soigneusement évité d’aborder la problématique de l’identité de genre87, préférant laisser les tribunaux se charger d’élaborer les principes de base dans ce domaine. L’adoption de l’Ordonnance sur l’état civil en 2004 permit d’insérer quelques dispositions réglant expressément le cas du changement de sexe88. Dans une prise de position datant de 201289, la Commission nationale d’éthique rappelait que « le système juridique suisse ne reconnaît que deux possibilités, ce qui, d’une part, repose sur l’hypothèse que le sexe d’une personne fait partie des marqueurs essentiels de son identité et ce qui, d’autre part, correspond à la vision traditionnelle selon laquelle toute personne est de sexe soit féminin, soit masculin »90. La Suisse pratique donc bel et bien la binarité - ou « numerus clausus » - des sexes. Dans une jurisprudence de 199391, le Tribunal fédéral a établi une série de règles concernant le changement de sexe officiel consécutif à une opération d’assignation sexuelle92. Le Tribunal fédéral arguait, en se basant toutefois sur une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme aujourd’hui obsolète93, que « la conception d’un droit national, qui, pour déterminer le sexe d’une personne, se baserait sur des critères purement biologiques, est par necessity to follow the International Conventions to which India is a party and to give due respect to other nonbinding International Conventions and principles ». 85 NLSA v. Union of India and Others, N 53 : « any international convention not inconsistent with the fundamental rights and in harmony with its spirit must be read into those provisions, e.g., Articles 14, 15, 19 and 21 of the Constitution to enlarge the meaning and content thereof and to promote the object of constitutional guarantee ». 86 GEISER Thomas, Aspects juridiques de la transsexualité, in DFJP, Mélanges, Neuchâtel 1997, p. 34. 87 L’Assemblée fédérale s’est plus souvent saisie de la question au cours de la dernière décennie ; voir par exemple l’interpellation ROSSINI du 12.12.2013 (CN ; 13.4229), concernant le rapport d’août 2014 du groupe santé de PREOS, « vers l’égalité des chances en matière de santé pour les personnes LGBT : le rôle du système de santé », mais voir également l’initiative parlementaire REYNARD du 07.03.2013 (CN ; 13.407), destinée à inclure l’orientation sexuelle, mais pas l’identité de genre (afin d’éviter de rendre le projet trop inacceptable aux yeux du parlement, selon un courrier électronique que nous a adressé l’auteur), parmi les critères protégés par la « norme antiraciste » (art. 261bis CP). 88 Ordonnance du 28 avril 2004 sur l’état civil (OEC ; RS 211.112.2), en particulier les art. 7 al. 2 let. o, 40 al. 1 let. j, 98 al. 1 let. h ou al. 2 let. c. 89 Voir note 14. 90 Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine, Attitude à adopter face aux variations du développement sexuel, Berne 2012, p. 15. 91 ATF 119 II 264 ; JdT 1996 I p. 336. 92 ATF 119 II 264 ; JdT 1996 I p. 336, 341 : « l’ordre juridique suisse ne contient aucune réglementation relative à la concrétisation juridique d’un changement de sexe opéré médicalement ». 93 Arrêts Rees c. Royaume-Uni du 17 octobre 1986 et Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990, renversés en particulier par l’arrêt Christine Goodwin c. Royaume-Uni du 11 juillet 2002 (voir supra III a.). 13 ailleurs tout à fait compatible avec la convention »94. Le Tribunal fédéral évoqua plusieurs jugements dans lesquels la nouvelle identité sexuelle (masculine ou féminine) de « personnes transsexuelles »95 fut reconnue au niveau cantonal ou communal, à travers une demande de rectification de l’état civil fondée sur l’art. 45 CC96. Il ressortait donc de la pratique suisse que seule une procédure judiciaire pouvait apporter la reconnaissance d’un changement de sexe dans l’état civil97 ; le Tribunal fédéral, bien qu’admettant l’idée d’un changement de sexe, précisa qu’il devait être « irréversible »98. Il découle de cette dernière exigence qu’une intervention médicale entraînant une stérilisation définitive est un prérequis au changement de sexe officiel99. Il s’agit d’une atteinte grave à la liberté personnelle et au droit au respect de la sphère privée, en violation manifeste de l’art. 36 al. 1 Cst100. En 2011, une interpellation déposée devant le Conseil national demanda au Conseil fédéral « d’interdire de pratiquer sur des enfants des opérations visant à leur assigner un sexe, du moins jusqu’à ce qu’ils aient acquis la capacité de discernement et sauf urgence médicale somatique »101. Le gouvernement répondit en ces termes : « un enfant dont le sexe est difficile à établir est confronté à de gros problèmes au quotidien, qu’il subisse ou non une opération chirurgicale. Par conséquent, le Conseil fédéral est convaincu qu’interdire toute opération visant à assigner un sexe en l’absence de raisons médicales somatiques ne résoudrait pas les problèmes que connaissent ces enfants »102, invoquant le même besoin de protection du bien de l’enfant103 que KIENER NELLEN évoquait implicitement. Le cas des personnes intersexuées mineures est à ce titre problématique. Avant la majorité, l’enfant est soumis à l’autorité parentale (art. 296 al. 1 CC), aux détenteurs desquels l’art. 304 al. 1 CC confère un certain pouvoir de représentation, qui permet de faire des actes au nom de la personne protégée104. Ce pouvoir est en particulier limité par le bien de l’enfant : « considération primordiale dans l’exercice de l’autorité parentale ; il constitue la finalité de toute action éducative »105. Avant que le mineur ne devienne capable de discernement, ses 94 ATF 119 II 264 ; JdT 1996 I p. 336, 340. ATF 119 II 264 ; JdT 1996 I p. 336, 341. 96 Code civil suisse du 10 décembre 1907 (CC ; RS 210). 97 ATF 119 II 264 ; JdT 1996 I p. 336, 342. 98 ATF 119 II 264 ; JdT 1996 I p. 336, 342 ; en d’autres termes, impossible de changer de sexe plusieurs fois. 99 A noter que « la Cour européenne des droits de l’homme n’a jugé aucune affaire concernant des exigences telles que la stérilisation obligatoire ou la chirurgie aboutissant à l’infertilité. Cela étant, la Recommandation CM/Rec(2010(5 du Comité des Ministres indique que « les conditions préalables, y compris les modifications d’ordre physique, à la reconnaissance juridique d’un changement de genre devraient être régulièrement réévaluées afin de lever celles qui seraient abusives » », in Conseil de l’Europe, Discrimination fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre en Europe, in Avis de droit de l’Office fédéral de l’état civil du 1 er février 2012, Transsexualisme, p. 7. 100 Voir infra IV b. 101 Interpellation KIENER NELLEN du 18.03.2011 (CN ; 11.3265), « Intersexualité. Modifier la pratique médicale et administrative ». 102 Avis du Conseil fédéral du 06.06.2011 (réponse à l’interpellation précitée). 103 « L’intérêt supérieur de l’enfant » est commandé par l’art. 3 de la Convention du 20 novembre 1989 relative aux droits de l’enfant, entrée en vigueur pour la Suisse le 26 mars 1997 (RS 0.107). 104 BUCHER Andreas, Personnes physiques et protection de la personnalité, 5ème éd., Bâle (Helbing) 2009, N 127. 105 VEZ Parisima, in PICHONNAZ Pascal/FOËX Bénédict (édit.), Commenaire romand, Code civil I, Bâle (Helbing) 2010, CC 301 N 5. 95 14 représentants légaux sont donc seuls compétents en matière de soins médicaux ; par la suite, « tout ce qui ressortit à la sphère des droits strictement personnels […] échappe, en principe, au pouvoir de décision des parents »106. L’opération d’assignation sexuelle est toutefois une intervention médicale constituant une grave atteinte à un bien de la personnalité du patient107, atteinte qui nécessite son consentement108. Le consentement est un acte juridique, qui doit donc être donné par une personne capable de discernement. Les personnes intersexuées mineures ayant la capacité de discernement peuvent ainsi consentir à une opération d’assignation sexuelle, à condition que le consentement soit donné de façon libre et éclairée109. En l’absence de la capacité de discernement, les mineurs intersexués ne peuvent pas exercer leurs droits strictement personnels de façon autonome. L’art. 19c al. 2 CC indique dans ce cas que la représentation est impossible concernant les droits qui ont un « lien étroit avec la personnalité ». La doctrine majoritaire estime que leur liste est exhaustive, et puisque l’opération d’assignation sexuelle n’en fait pas partie, les représentants légaux peuvent y consentir. Une partie de la doctrine s’oppose à cette opinion, certains allant jusqu’à comparer l’opération d’assignation sexuelle à une mutilation génitale, voire une stérilisation. La Commission nationale d’éthique estime, de son côté, que les enfants devraient pouvoir participer « aux décisions concernant des traitements médicaux avant même qu’ils soient capables de discernement, et qu’il soit tenu compte de leur avis autant que possible »110. En théorie, les personnes intersexuées mineures peuvent par conséquent, au sens de la doctrine majoritaire, se faire attribuer un sexe par le biais d’une opération d’assignation sexuelle décidée par les seuls représentants légaux, si elles ne sont pas capables de discernement. Quant aux personnes trans* visant à changer de sexe, la jurisprudence du Tribunal fédéral indique que ce changement doit être « irréversible », ce qui signifie qu’il est conditionné à une intervention médicale menant à la stérilisation, malgré une atteinte manifeste aux droits fondamentaux en violation évidente de l’art. 36 Cst. En ce qui concerne les personnes trans* qui ne s’identifient pas à leur sexe officiel mais ne veulent pas se ranger dans l’autre sexe, le « numerus clausus » des sexes les prive de toute autre issue. IV. La dignité humaine des personnes trans* et des personnes intersexuées L’objectif du présent chapitre est de confronter la conjoncture juridique actuelle concernant les personnes trans* et intersexuées aux exigences de la dignité humaine. Quels sont les principes en relation avec la dignité humaine qui s’appliquent spécifiquement à l’identité de genre ? La Suisse est-elle en conformité avec ces principes ? Si ce n’est pas le cas, quelles réformes lui faut-il envisager ? 106 CR CC I-VEZ, CC 301 N 6. MANAÏ Dominique, Les droits du patient face à la biomédecine, Berne (Stampfli) 2006, p. 35. 108 ATF 117 Ib 197 ; SJ 2004 I 117. 109 Voir l’art. 46 al. 1 de la loi genevoise du 7 avril 2006 sur la santé (LS ; K 1 03). 110 Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine, Attitude à adopter face aux variations du développement sexuel, Berne 2012, p. 13. 107 15 a. Principes généraux Pour que l’on puisse considérer qu’un ordre juridique réalise la dignité humaine des personnes trans* et intersexuées, il faut en premier lieu que les « leges speciales »111 de la dignité humaine soient respectés. Nous pensons en particulier à l’interdiction de la discrimination (prévue en Suisse à l’art. 8 al. 2 Cst) et à la liberté personnelle, ainsi que son corollaire, la protection de l’intégrité physique (10 al. 2 Cst). En effet, ces droits fondamentaux ont un lien direct avec l’essentiel des problèmes causés par le silence juridique vis-à-vis des personnes trans* et intersexuées, et mènent sur certains points à des conclusions similaires. Sur l’interdiction de la discrimination : Selon MARTENET, il est du devoir des autorités étatiques « d’adopter une législation qui ne satisfasse pas uniquement les attentes ainsi que les besoins de la majorité de la population, mais qu’elle tienne compte de la diversité de la société. Seule une telle législation est, à notre sens, compatible avec l’interdiction de la discrimination et le respect de la vie privée […] Aussi l’ordre juridique doit-il reconnaître, prendre en compte et protéger l’identité de chacun. […] une obligation, pour les autorités étatiques, de reconnaître pleinement et sans réserve la « nouvelle » identité sexuelle d’un transsexuel »112. Selon AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, « il y a discrimination lorsqu’une personne, se trouvant dans une situation similaire à une autre, fait l’objet d’un traitement inégal qualifié ayant pour but ou pour effet de la défavoriser, sur la base d’un critère de distinction qui porte sur un élément essentiel de son identité ne pouvant pas ou que difficilement être modifié »113. En guise d’illustration de ces principes, « lorsqu’une personne est licenciée au motif qu’elle a l’intention de subir ou qu’elle a subi une conversion sexuelle, elle fait l’objet d’un traitement défavorable par rapport aux personnes du sexe auquel elle était réputée appartenir avant cette opération. Tolérer une telle discrimination reviendrait à méconnaître, à l’égard d’une telle personne, le respect de la dignité et de la liberté auquel elle a droit et que la Cour doit protéger »114. Nous estimons que le « numerus clausus » génère à lui seul une importante quantité de discriminations, en cela qu’il oblige toute personne ne s’identifiant ni au genre masculin, ni au genre féminin, à se ranger dans l’une de ces catégories. La réalisation de la dignité humaine des personnes trans* et intersexuées dépend donc de la possibilité de demander, sans entraves excessives, un changement de sexe officiel d’une part115, la possibilité de s’identifier officiellement comme étant de genre « indéterminé » d’autre part. Nous sommes ainsi favorables à la mise en place d’un « troisième genre », destiné à garantir aux personnes trans* et intersexuées une certaine égalité de traitement vis-à-vis des hommes et des femmes, afin de réaliser pleinement et concrètement leur droit à l’identité de genre, considérée par la Cour 111 Voir supra II b. MARTENET, N 931 & 932. 113 AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, N 1076. 114 CJCE, P. v. S. and Cornwall County Council. 115 Selon MARTENET, N 933, « les autorités étatiques sont, en particulier, tenues de rendre possibles tous les changements administratifs propres à garantir la dignité d’une personne transsexuelle ». 112 16 suprême indienne comme une condition fondamentale de leur dignité116. Il ne s’agirait en aucun cas de l’octroi de privilèges à un groupe social déterminé, mais simplement de reconnaître que les membres de ce groupe se caractérisent par un certain nombre de particularités, auxquelles le droit doit s’adapter. Sur la liberté personnelle : « Il appartient, en effet, à l’Etat de prendre les mesures permettant à chacun de mener une existence digne - ce qui constitue le fondement de la protection des droits de l’homme - et notamment de bénéficier de sa propre identité sexuelle »117. Nous considérons comme évident le fait que l’exigence d’une opération - voire d’une stérilisation - comme condition préalable à un changement de sexe constitue à tout le moins un obstacle excessif à la reconnaissance (juridique) d’un état de fait telle que l’identité de genre (dans les cas où elle ne correspond pas à l’identité sexuelle officielle d’une personne). L’opinion doctrinale selon laquelle il est admissible d’ordonner l’assignation sexuelle d’un enfant intersexué, en l’absence de toute urgence d’ordre médical, est révélatrice des carences du système du « numerus clausus » des sexes. A notre avis, une opération d’assignation sexuelle basée sur des considérations purement esthétiques ou sociétales n’est plus admissible. Il se justifie davantage de permettre à toute personne née intersexuée d’être attribuée au moins par défaut dans un troisième genre « indéterminé » sur la base de conclusions médicales, comme cela se pratique avec les hommes et les femmes ; pour le reste, une possibilité de changer de genre sans entraves déraisonnables suffirait à compenser l’attribution « par défaut » à la naissance, si cette attribution diffère de l’identité de genre de la personne concernée. b. Conformité de la Suisse et réformes envisageables Sur l’interdiction de la discrimination : L’art. 8 al. 2 Cst ne fait pas mention de l’identité de genre parmi les critères protégés contre la discrimination. Cependant, la liste des critères étant précédée du terme « notamment », il n’est pas exclu que le Tribunal fédéral y intègre l’identité de genre à l’avenir118. Cependant, la simple existence d’un « numerus clausus » opère d’emblée une discrimination contre toute personne non-cisgenre : le système binaire homme/femme, en raison du fait qu’il se fonde sur une négation du caractère naturel des variations de l’identité de genre, conduit à des pratiques qui désavantagent en particulier les personnes trans* et intersexuées dans leur qualité d’êtres humains. Les règles établissant le régime du « numerus clausus » représentent ainsi une discrimination fondée sur l’identité de genre, discrimination à laquelle les personnes non-cisgenres ne peuvent pas échapper, et dont le taux de suicide important au sein de ces personne constitue un symptôme suffisamment alarmant pour provoquer une réaction sur le 116 NLSA v. Union of India and Others, N 7 : « the right to choose one’s gender identity is integral to the right to lead a life with dignity, which is undoubtedly guaranteed by Article 21 of the Constitution of India ». 117 MARTENET, N 933. 118 AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, N 1083. 17 plan juridique119. Nous considérons que la Suisse devrait suivre les exemples précités de l’Inde et de l’Australie et créer un genre résiduel « indéterminé » qui serait pour l’essentiel l’équivalent des genres masculin et féminin, destiné en particulier aux personnes ne s’identifiant ni à celui-ci, ni à celui-là. Il se justifierait également d’inclure expressément l’identité de genre parmi les critères de l’art. 8 al. 2 Cst. Hélas, les pouvoirs politiques suisses semblent particulièrement fermés à une adaptation du droit allant dans le sens d’une pleine reconnaissance de l’identité de genre. En témoigne notamment une motion datant de 2011 destinée à retirer la couverture par l’assurancemaladie obligatoire des frais liés au changement de sexe120. Dans sa réponse à l’interpellation KIENER NELLEN, le Conseil fédéral opina « qu’il n’est pas envisageable […] de créer une troisième catégorie de sexe, dont la reconnaissance pourrait poser problème à l’étranger »121. Selon BIGLER, lors des débats menant à l’adoption par l’Assemblée fédérale d’un projet de révision totale de la Constitution de 1874, « le Conseiller national THÜR estimait que le catalogue des minorités à protéger […] devait être aussi mis à jour, en incluant l’orientation sexuelle. […] Le critère de l’orientation sexuelle n’a pas été retenu, car jugé provocateur dans le contexte de la mise à jour »122. A ce jour, le parlement n’a été saisi d’aucune proposition visant à intégrer l’orientation sexuelle ou l’identité de genre au sein des critères protégés par l’art. 8 al. 2 Cst123. Sur la liberté personnelle : La jurisprudence du Tribunal fédéral de 1993 est particulièrement insatisfaisante ; selon l’OFEC, « la stérilisation, et a fortiori les interventions visant à construire des organes génitaux du sexe désiré, opérations comportant de graves risques pour la santé et qui ne sont pas nécessaires pour l’équilibre des personnes transsexuelles, ne peuvent être imposées comme une condition préalable à la constatation juridique du changement de sexe »124. Il faut cependant rappeler que toute discrimination n’est pas forcément condamnable ; les discriminations admissibles sont la ratio legis de l’art. 36 Cst : ce n’est qu’aux conditions de cette disposition qu’il est possible de déroger à un droit fondamental. Ainsi, un arrêt zurichois de 2011 considérait qu’une intervention chirurgicale rendant le changement de sexe « irréversible »125 constituerait une atteinte sérieuse à l’intégrité corporelle et au droit au respect de la sphère privée, « dont l’une des composantes est le droit de chaque individu à l’autodétermination, y compris sur le plan de la sexualité », raison pour laquelle une base 119 Selon l’association STOP Suicide, les personnes non-cisgenres ont jusqu’à 10 fois plus de risque de commettre un suicide (http://www.stopsuicide.ch/site/sites/default/files/docs/Publications_STOP_Suicide_et_LGBT.pdf) (dernière consultation le 30.05.2016). 120 Motion FÖHN du 10.06.2009 (CN ; 09.3524), « Changement de sexe. Fin du remboursement des prestations par l’assurance obligatoire des soins » ; lors des débats devant l’Assemblée fédérale, le Conseiller fédéral Burkhalter arguait qu’un « refus pur et simple et sans discernement de la prise en charge des coûts d’une opération de conversion constituerait vraisemblablement une atteinte à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme » (allocution du Conseiller fédéral Burkhalter, BO/CN 2011, p. 661). 121 Réponse n° 7 du Conseil fédéral du 6 juin 2011 à l’Interpellation KIENER NELLEN précitée (voir note 101). 122 BIGLER, N 780. 123 En ce qui concerne la dimension pénale de la discrimination, voir l’initiative parlementaire REYNARD précitée, en cours de traitement par l’Assemblée fédérale (voir note 87). 124 Avis de droit de l’Office fédéral de l’état civil du 1er février 2012, Transsexualisme, p. 7. 125 Voir ATF 119 II 264 ; JdT 1996 I p. 336, 342. 18 légale formelle serait nécessaire pour autoriser une telle atteinte (voir l’art. 36 al. 1 phr. 1 Cst), base légale en l’espèce inexistante en droit suisse126. La première condition de l’art. 36 Cst n’étant pas respectée, il y a lieu de constater le caractère illicite d’une telle pratique. La jurisprudence de 1993 doit donc être abandonnée par les autorités judiciaires suisses. Comme mentionné précédemment127, il n’y a pas d’unanimité sur la question de savoir si les représentants légaux d’un mineur intersexué incapable de discernement peuvent décider, en son nom, d’une opération d’assignation sexuelle. Nous nous rallions sur ce point à l’opinion de la Commission nationale d’éthique, qui affirme que « l’assignation d’une personne au sexe masculin ou féminin constitue en tout cas une atteinte inadmissible à sa liberté personnelle lorsqu’elle est effectuée pour des raisons sociales ou pour répondre au souci de sécurité juridique et qu’elle ne repose pas sur des raisons médicales ou sur le souhait sérieux de la personne concernée. Elle entraîne en outre une inégalité de traitement objectivement injustifiable »128. La Commission critique par ces propos la jurisprudence du Tribunal fédéral de 1993 précitée, ou encore la position du Conseil fédéral exprimée en réponse à l’interpellation KIENER NELLEN précitée. V. Conclusion L’existence juridique d’une personne trans* et intersexuée est loin de tout repos. S’il nous semble clair que la Suisse a de nombreux progrès à faire, c’est également le cas de la quasitotalité des pays du globe. Durant des décennies, nos sociétés ignoraient - sciemment ou non - les questions juridiques entourant la transidentité, allant jusqu’à qualifier de pathologique toute variation du comportement sexuel de l’être humain. Heureusement, nous assistons à un début encourageant de prise de conscience de la part des responsables politiques et judiciaires. Les Principes de Jogjakarta offrent une nouvelle vision d’un droit ouvert à la transidentité. Quant à elle, l’idée de créer un « troisième genre » fait lentement son chemin depuis deux ans. La volonté politique d’entamer des réformes indolores vers davantage d’égalité entre personnes cisgenres et non-cisgenres, en particulier dans les domaines du changement de sexe et de l’opération d’assignation sexuelle, fait cependant toujours défaut en Suisse. Et pourtant, ces réformes représentent une condition sine qua non de la réalisation de la dignité humaine dans notre pays. Actuellement, force est de constater qu’elle n’est pas respectée. Le changement de paradigme majeur que constituerait l’intégration d’un « troisième genre » dans nos ordres juridiques, si nous reconnaissons qu’il bouleversera des pratiques et des habitudes dont l’élimination demandera du temps, n’en devient pas moins nécessaire. Il mettra notre humanisme juridique à l’épreuve d’une saine modernité : nous espérons donc vivement que le résultat sera empreint d’une dignité humaine alignée sur le XXIe siècle. 126 Avis de droit de l’Office fédéral de l’état civil du 1er février 2012, Transsexualisme, p. 6. Voir supra III c. 128 Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine, Attitude à adopter face aux variations du développement sexuel, Berne 2012, p. 16. 127 19 VI. Bibliographie Doctrine AUBERT Jean-François/MAHON Pascal, Petit commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, Zurich (Schulthess) 2003. AUER Andreas/MALINVERNI Giorgio/HOTTELIER Michel, Droit constitutionnel suisse, Volume II : Les droits fondamentaux, 2ème éd., Berne (Stämpfli) 2006. BUCHER Andreas, Personnes physiques et protection de la personnalité, 5ème éd., Bâle (Helbing) 2009. FLEINER Thomas/FORSTER Peter/MISIC Alexander/THALMANN Urs, Die neue schweizerische Bundesverfassung, Bâle (Helbing) 2000. GEISER Thomas, Aspects juridiques de la transsexualité, in DFJP, Mélanges, Neuchâtel 1997. HOTTELIER Michel, La garantie de la dignité humaine : un droit fondamental à part entière, in Revue belge de droit constitutionnel, Numéro spécial vingtième anniversaire, Bruxelles (Bruylant) 2014. MANAÏ Dominique, Les droits du patient face à la biomédecine, Berne (Stampfli) 2006. MARTENET Vincent, Géométrie de l’égalité, 1ère éd., Genève (Schulthess) 2003. PICHONNAZ Pascal/FOËX Bénédict (édit.), Commenaire romand, Code civil I, Bâle (Helbing) 2010. ZIEGLER Andreas/MONTINI Michel/COPUR Eylem Ayse, Droit LGBT, 2ème éd., Lausanne, Neuchâtel, Zurich (Helbing) 2014. Publications officielles Avis de droit de l’Office fédéral de l’état civil du 1er février 2012, Transsexualisme. Bulletin officiel du Conseil national, session de printemps 2011. Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine, Attitude à adopter face aux variations du développement sexuel. Message du Conseil fédéral relatif à une nouvelle constitution fédérale. Principes de Jogjakarta : principes sur l’application de la législation internationale des droits humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre). Sources non-juridiques BIGLER Olivier, La revision totale de la Constitution fédérale du 29 mai 1874 : entre droit, politique et histoire, les enjeux de l’écriture constitutionnelle, Neuchâtel (thèse de doctorat) 2013. BROWN Louise/BROWN Anna, « high court recognizes that “sex” in NSW may be other than male or female ». 20