1 De la production à l`utilisation des connaissances Une

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1 De la production à l`utilisation des connaissances Une
De la production à l’utilisation des connaissances
Une analyse des recherches dédiées aux paysans au Cameroun
Par
Félix-Marie Affa’a
Maître de conférences (Université de Yaoundé I, Cameroun) et doctorant au
Département de management
(Université Laval, Québec Canada)
741 Desaulniers Gatineau Québec Canada J8R 1H3
[email protected]
Résumé
De nombreuses évaluations et analyses (UNESCO, 1985; Sanyal et al., 1999; Éla, 1971,
1994, 1998; Santerre et Mercier-Tremblay, 1982; Affa’a et Des Lierres, 2002) démontrent que
les diverses tentatives de réforme de l’enseignement et de la recherche camerounais qui ont
eu cours depuis la fin des années 1960 n’ont pas réussi à intégrer et à adapter à la société
les systèmes scolaire, universitaire et de recherche. Les programmes de formation et de
recherche universitaires en particulier demeurent inadaptés, inadéquats, extravertis. Y
intégrer des connaissances produites localement et, encore plus, les savoirs et les savoirfaire traditionnels, demeure peu concevable. En cette ère de l’avènement de l’économie et de
la société de savoir, sur quels facteurs pourrait-on s’appuyer pour mettre les résultats de la
recherche au service de la réduction de la pauvreté et de la marginalisation des paysans?
Pour répondre à cette question, nous avons analysé des documents des recherches dédiées
aux paysans en complément aux analyses curriculaires publiées il y a quelques années
(Affa’a et Des Lierres, 2002). Il s’agit d’un échantillon hétérogène de 1413 études réalisées
dans diverses disciplines et publiées entre 1993 et 2005. Ces études ont en commun d’être
dédiées aux paysans - agriculteurs, éleveurs ou pêcheurs traditionnels - à leurs pratiques, à
leurs conditions d’existence ou à leur milieu de vie. Dans l’analyse de ces documents, nous
tentons de suivre la circulation des connaissances de leur production à leur utilisation. En
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plus des documents de recherche, les données analysées proviennent des textes officiels
des institutions, des plans stratégiques de développement de l’enseignement supérieur et de
la recherche du Cameroun, du Document de la stratégie nationale de réduction de la
pauvreté du Cameroun, des documents des politiques et des attentes des bailleurs de fonds.
Les résultats obtenus démontrent que 1) des connaissances utiles sont créées dans le
domaine étudié; 2) des technologies simplifiées sont développées à l’intention des paysans,
en général illettrés; 3) mais les connaissances et les technologies produites parviennent
difficilement aux utilisateurs potentiels; 4) peu de connaissances et de technologies sont
développées pour les utilisateurs intermédiaires et pour l’industrie de production des biens et
des services.
L’ensemble suggère trois utilisations possibles des résultats obtenus. Ces utilisations
s’appuieraient sur les modèles développés dans l’exploitation des résultats de cette
recherche : 1) le développement d’un curriculum de formation à l’utilisation des
connaissances en partant des structures en réseaux des recherches dédiées aux paysans;
2) l’extension de ce type de curriculum à d’autres disciplines en cas de réussite; 3) le
développement d’un réseau de systèmes sociaux orientés vers la société et l’économie du
savoir. Nous travaillons à présent à la mise en œuvre de ce curriculum d’un type nouveau.
Introduction
Le système de production, de transformation et de transfert des connaissances sont en
processus de modification, au Cameroun comme ailleurs dans le monde, pour mieux appuyer
le développement économique et contribuer à la Stratégie nationale de réduction de la
pauvreté. La recherche universitaire tente plus spécifiquement de répondre aux besoins de la
société et, en particulier, à ceux du système informel de production dans lequel s’activent 80
% des couches les plus pauvres du pays.
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Ce texte présente une synthèse des analyses suivant différentes approches des curricula,
des documents de recherche, des textes d’orientations politiques des gouvernants et des
bailleurs de fonds relatifs au développement de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Le but poursuivi est de dégager et de décrire les facteurs sur lesquels il faudrait travailler pour
transformer le système en vue de l’habiliter à contribuer plus efficacement au bien-être social
et à la réduction de la pauvreté. Des modèles sont développés pour guider l’intervention en
préparation pour tenter de rompre le cycle des réformes qui n’aboutissent qu’à un
remaniement des programmes de formation et de recherche hérités de la colonisation.
La démarche s’inscrit dans la perspective de la gestion organisationnelle des connaissances.
Elle s’appuie essentiellement sur trois théories : la théorie historique et culturelle de l’activité
(Engeström, 1987; 1999; Miettinen, 1998, 1999); la théorie de la triple hélice (Etzkowitz et
Leydesdorff, 2000) et la théorie de la création de connaissances organisationnelles (Nonaka,
1994). Nous ajoutons aux apports de ces théories, des concepts puisés dans l’analyse et le
développement curriculaire pour élaborer les différents modèles développés.
Les approches analytiques tiennent de l’analyse de contenu, de l’analyse par la méthode des
mots associés et de l’analyse des réseaux sociaux. La théorisation ancrée (grounded theory)
selon l’approche de Locke (2001) permet d’assurer la cohérence des différentes approches
analytiques pratiquées. Ce texte présente la synthèse des quatre niveaux de résultats
obtenus à date et pose les bases de l’intervention envisagée.
1. L’analyse de la construction de l’objet de recherche et des interactions entre les
acteurs
Nous avons analysé les arguments utilisés par les auteurs d’une soixantaine d’articles en
sciences des aliments affiliés principalement à l’École Nationale Supérieure des Sciences
Agro-Industrielles de l’Université de Ngaoundéré (Affa’a et Dalkir, 2006). Cette analyse de
contenu, inspirée de Locke et Golden-Biddle (1997), a permis 1) d’examiner la construction
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d’un objet de recherche selon la théorie historique et culturelle de l’activité et 2) d’analyser les
interactions entre le gouvernement, le système de recherche et les utilisateurs potentiels des
connaissances produites par les recherches analysées. Les figures 1 et 2 présentent une
synthèse des résultats obtenus.
Figure 1 : L’objet de recherche appliquée et l’utilisation présumée des connaissances et des
technologies dans un environnement comportant un secteur informel important. Le trait
discontinu indique les activités qui sont juste envisagées, mais non encore engagées.
La donnée majeure de cette figure 1 est de démontrer que les connaissances et les
technologies, mêmes produites à dessein pour un groupe social défini, ne parviennent que
difficilement aux utilisateurs potentiels (objet d’application 2). En mettant en perspectives le
résultat qui précède et l’analyse des interactions entre les intervenants dans les recherches
analysées, nous avons développé le modèle illustré en figure 2. L’accent y est mis sur la
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construction de l’objet de recherche et les interactions entre les chercheurs du domaine
étudié, le gouvernement et le monde paysan, associé au secteur informel.
Gouvernement
(Orientations des politiques et des programmes
de recherche
Promotion du processus participatif)
Programme national de vulgarisation et de
recherche agricole (PNVRA)
Secteur privé
(industries)
Secteur informel
(agriculteurs traditionnels, petits
commerçants)
Activités de subsistance
Système principal de production
pour le développement
économique
Système de recherche
Institutions nationales
de recherche
(universités, instituts et
centres de recherche)
C
I
R
A
F
Figure 2 : Relations entre le gouvernement, le système de recherche, l’industrie (désignée le
Secteur privé dans le document de la Stratégie de la réduction de la pauvreté) et le secteur
informel. Le modèle est une modification de la triple hélice 1 de Etzkowitz et Leydesdorff
(2000 : 111). CIRAF : Centre international pour la recherche en agroforesterie
Les chercheurs élaborent des technologies et des procédés particuliers pour résoudre les
problèmes de pauvreté et de marginalisation des paysans. Ces technologies et ces procédés,
utilisables en milieu rural pour une production familiale ou artisanale, sont très différents de
ceux dont aurait besoin l’industrie de transformation pour produire les mêmes aliments, par
exemple. Le Professeur Etzkowitz, l’un des concepteurs de la théorie de la Triple hélice, a
écrit ce commentaire à propos de notre modèle : Adding a fourth helix might cause the triadic
model to lose its creative dynamic (Etzkowitz, 2006 : 79). Notre objectif n’étant pas de
modifier à tout prix un modèle établi, mais de trouver ou d’en élaborer un qui nous permette
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d’utiliser la connaissance pour sortir rapidement les paysans camerounais de l’extrême
pauvreté et de la marginalisation. Nous continuons donc notre exploration.
2. Les thèmes explorés dans les recherches dédiées aux paysans
Aussi, avons-nous poursuivi par l’analyse d’un corpus formés de deux échantillons, l’un de
1290 documents des recherches dédiées aux paysans telles que définies plus haut et l’autre
de 123 publications de l’Institut de recherche agricole pour le développement (IRAD).
L’analyse par la méthode des mots associés a été retenue pour la première étude qui porte
sur les thèmes explorés dans les documents des recherches dédiées aux paysans pour la
période 1993-2004 (Affa’a, document de travail de thèse). Une combinaison de la méthode
des mots associés et de l’analyse des réseaux sociaux est explorée sur les 123 publications
commises en 2005 par des chercheurs de l’IRAD (Affa’a et Dalkir, arcticle soumis).
Les résultats obtenus sont relatifs à deux facteurs déterminants du processus de réforme
envisagé. Il s’agit :
1) de la circulation et de l’utilisation des connaissances produites par les recherches
endogènes;
2) de la définition des problématiques de recherche en association avec les utilisateurs
potentiels des résultats et de la pratique de l’interdisciplinarité, voire de la transdisciplinarité.
Ces résultats nous amènent à constater que la formation à l'utilisation des connaissances ne
fait partie ni des curricula, ni des stratégies d’enseignement-apprentissage formels existants
dans le système universitaire camerounais. Il nous apparaît pourtant qu’elle devrait être
ajoutée aux facteurs de transformation du réseau de transfert et d'utilisation des
connaissances. Etzkowitz (2002 : 14) propose qu’une telle formation soit dispensée à
l’extérieur du cadre de la salle de classe ou, plus précisément, dans le contexte d’utilisation
des connaissances ou des technologies désirées. La figure 3 présente le modèle de
curriculum proposé. Il combine deux principes de la théorie dynamique de la création
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organisationnelle des connaissances, l’intériorisation et la socialisation, de Nonaka (1994) à
l’apprentissage organisationnel assorti de la recherche de bonnes pratiques (benchmarking).
Formation à l’utilisation des connaissances
Connaissances
explicites produites de
par le monde
Connaissances
intégrées en processus
d’application
M
a
t
INTÉRIORISATION
i
è
r
Développement des outils de
e Connaissances
gestion et de traitement;
développement des capacités de
produites
p
transformation de l’information et
localement
r
des connaissances importées et
e
endogènes
m
i
è
INTÉRIORISATION
r
e
Informations diverses
accessibles par les media
(Internet, revues, journaux,
etc. )
S
O
C
I
A
L
I
S
A
T
I
O
N
V
a
l
e
u
r
a
j
o
u
t
é
e
Des professionnels de la gestion
des connaissances capables :
1- de transformer des
connaissances théoriques en savoirfaire;
2- d’adapter des techniques et
des technologies importées;
3- de gérer l’implantation et le
suivi de technologies nouvelles dans
le système local de production.
Connaissances
tacites
Processus de tri, d’adoption, d’adaptation, d’appropriation, d’apprentissage et d’utilisation des
connaissances
Figure 3 : Les étapes du traitement de l’information et de la transformation des
connaissances explicites préconisées dans la formation à l’utilisation des connaissances
3. Les réseaux de coauteurs, les réseaux de thèmes de recherche et l’interdisciplinarité
L’échantillons de 1290 documents des recherches dédiées aux paysans est également utilisé
pour étudier la collaboration aux niveaux des auteurs, de leurs institutions d’affiliation et la
coopération internationale. C’est la méthode des réseaux sociaux qui est utilisée dans ces
cas où nous considérons que deux auteurs ont collaboré s’ils ont cosigné un document de
recherche. L’objectif poursuivi est de décrire et de dégager les caractéristiques des réseaux
de coauteurs formés spontanément dans le contexte des recherches dédiées aux paysans.
L’intention sous-jacente est d’utiliser ces réseaux comme des amorces dans la mise en place
d’équipes de recherche et de réseaux de traitement des connaissances destinés à rendre le
domaine de recherche plus efficace dans sa contribution à la réduction de la pauvreté. La
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figure 4 montre le plus important réseau isolé sur les huit estimés viables. Il est susceptible
de servir d’amorce à un réseau de traitement des connaissances qui s’étend à l’échelle du
pays.
Figure 4 : Le réseau de coauteurs extrait du réseau brut de l’échantillon des auteurs des
recherches dédiées aux paysans (1993-2004)
4. La cohérence dans les documents produits par les principaux acteurs des réformes
passées et en cours
Pour vérifier le niveau de cohérence qui prévaut entre les principaux acteurs qui interviennent
dans les réformes du système de production des connaissances au Cameroun, nous avons
procédé à une analyse de contenu thématique comparée. Les thèmes dégagés des
recherches dédiées aux paysans ont été comparés à ceux dégagés des écrits endossés par
les gouvernants, d’une part et ceux endossés par quelques bailleurs de fonds internationaux,
d’autre part. Les résultats obtenus ont ensuite été combinés à ceux de l’analyse des
arguments utilisés par les auteurs des articles pour justifier la pertinence sociétale de leurs
travaux. C’est sur la base de tout cela qu’a été élaboré le modèle de la figure 5 (Affa’a, article
soumis).
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Figure 5 : Des ponts pour combler les fossés qui existent entre la théorie et la pratique; les
politiques publiques, la formation et la recherche; les sciences de la nature et les sciences de
la société. Les traits parallèles et discontinus représentent les ponts à développer; les
doubles flèches représentent les échanges d’information et de connaissances.
Conclusion : Les étapes vers la mise en œuvre du curriculum d’initiation à l’utilisation
des connaissances
Ce projet est une initiative individuelle menée à date sans financement ni appui institutionnel
ferme. Nous sommes présentement engagé dans une recherche active des appuis
nécessaires pour préparer la mise en œuvre du curriculum d’initiation à l’utilisation des
connaissances au Cameroun. Il s’agit donc de retourner sur le terrain plaider en faveur de
l’appropriation du projet par les acteurs des différents niveaux. Nous présentons également le
projet aux institutions et aux spécialistes internationaux susceptibles d’appuyer ou
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d’accompagner le processus. Une fois terminée la phase de l’appropriation, il est envisagé
d’organiser une conférence de recherche de bonnes pratiques et d’échange d’expériences
(benchmarking) pour préparer la recherche de financement pour mettre en œuvre la phase
expérimentale du curriculum.
Travaux cités
Affa’a, F.-M., 2006. L’analyse de documents scientifiques par la méthode des mots associés :
le cas des recherches dédiées aux paysans et plubliées par des auteurs résidant au
Cameroun au cours de la période 1993-2004. Document de travail de thèse.
Affa’a, F.-M., articles soumis. Les caractéristiques d’un réseau de coauteurs des recherches
dédiées aux paysans du Cameroun (1993 à 2004).
Affa’a, F.-M. et Dalkir, K., articles soumis. Application of social network analysis on research
themes reveals a new critical success factor for education and research reform in
Cameroon.
Affa’a, F.-M. et Dalkir, K., 2006. Linking University Research to Production Systems within the
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