Insularité et idiotie

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Insularité et idiotie
Insularité et idiotie chez William Faulkner
Insularité et idiotie
Le monologue intérieur de Benjy dans
Le Bruit et la Fureur
Through the fence, between the curling flower spaces, I could see them hitting.
They were coming toward where the flag was and I went along the fence.
Luster was hunting in the grass by the flower tree. They took the flag out,
and they were hitting. Then they put the flag back and they went to the
table, and he hit and the other hit. Then they went on, and I went along the
fence. Luster came away from the flower tree and we went along the fence
and they stopped and we stopped and I look through the fence while Luster
was hunting in the grass.1
Littérale mais incompréhensible, linéaire mais fragmentée, la «voix» qui ouvre
Le Bruit et la fureur déroute le lecteur. L’effet conjoint d’une parole ressassante et
nominative et du «flou» infraconceptuel nous confronte à un espace hermétique.
S’inspirant d’une tirade de Macbeth2, Faulkner choisit de commencer son
roman sur le monologue intérieur d’un idiot congénital, Benjy. C’est à travers son
regard que l’on pénètre au cœur de la chute de la famille Compson, image de
l’effondrement d’un monde, le Vieux Sud.
1.W. Faulkner, The sound and the fury, éd. par D. Minter, New York, 1994 (5ème edition), p.3. Pour la
traduction française, W. Faulkner, Le bruit et la fureur, trad. par M-.E. Coindreau, Gallimard, Paris, 1972 :
« A travers la barrière, entre les vrilles des fleurs, je pouvais les voir frapper. Ils s’avançaient vers le drapeau, et
je les suivais le long de la barrière. Luster cherchait quelque chose dans l’herbe, près de l’arbre à fleurs. Ils ont
levé le drapeau et ils ont frappé. Et puis ils ont remis le drapeau et ils sont allés vers le terre-plein et puis il a
frappé, et l’autre a frappé aussi. Et puis, ils se sont éloignés et j’ai longé la barrière et ils se sont arrêtés, et
nous nous sommes arrêtés aussi, et j’ai regardé à travers la barrière pendant que Luster cherchait dans
l’herbe. », p.21.
2.« It is the tale told by an idiot full of sounds and fury, signifying nothing », in Macbeth, V, 5.
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REVUE TRACÉS n°3 - été 2003
L’autisme du personnage justifie la création d’un espace littéraire spécifique.
Le monologue intérieur, ne peut pas par définition, être entendu dans l’univers
fictionnel. Cet effet de clôture est radicalisé par la figure de Benjy, physiquement et
mentalement incapable de parler. Statut étrange de ce texte donc, où se superposent
deux insularités, celle du discours intérieur et celle de l’autisme. Il a pour objet un
monde créé en dehors des mots par une conscience emmurée, pourtant représentée
par «la voix de l’idiot» ; mimesis langagière d’une infralangue. Il s’agit moins d’une
expérience clinique que d’un artifice littéraire. L’auteur nous pousse dans un premier
temps à adhérer à une convention littéraire – un récit à la première personne – avant
de la violer, car un autiste ne peut pas dire – je –.
La décision de délivrer la conscience d’un cas clinique et une certaine vision du
monde légitime la création d’un langage spécifique, sensualiste et alogique, fait de ce
qu’on appellera «l’idiotisme» comme forme linguistique, qui trouve son origine
dans une conscience donnée et ne possède pas d’équivalent syntaxique dans une
conscience autre.
Interroger la perméabilité du monologue de l’idiot permet de réfléchir à la capacité
de cette île textuelle à créer un espace de communication avec le lecteur, à «faire roman».
I
Le monologue de Benjy se présente comme une véritable chorégraphie des sens.
Le personnage compense en effet son infirmité par une acuité sensorielle décuplée.
Son seul mode d’appréhension du monde est l’usage de ses sens, sa conscience
réduite à ce qui attire son attention et lui permet de se constituer un monde où il peut
se repérer et se déplacer.
Déplacement spatial mais aussi temporel par la synesthésie : un mot, une sensation
olfactive ou visuelle lui évoquent d’autres perceptions antérieures. La vision de la
roue de voiture neuve dans la remise, le jour de ses 33 ans, s’associe chez lui à une
parole de Dilsey (la vieille servante noire) dans son enfance et lui fait revivre ce
moment. Ce fonctionnement synesthésique détermine surtout un certain rapport
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au temps. F. Pitavy, dans sa thèse Faulkner romancier, parle de « trente années
d’histoire contenues dans un seul moment fluide»1, selon un déroulement linéaire
mais non chronologique, où événements présents et souvenirs passés sont perçus
sur un même plan. J.P. Sartre, dans Situations I, analyse l’enfermement du
personnage faulknerien dans un présent informe toujours déjà passé, privé de
possibles et antiromanesque2.
Si le traitement du temps est subjectif, la notion de subjectivité est rendue
problématique par l’autisme de Benjy : sa conscience, dénuée d’autoréflexivité,
incapable d’intersubjectivité, se constitue dans la restitution du monde extérieur.
Parole qui paraît objective parce que, précisément, elle s’enracine dans une subjectivité absente à elle-même. Parole descriptive et littérale, mais fruit d’une pensée
incapable d’abstraire.
Dès l’incipit, l’univers perçu se défait en entités indépendantes. Les choses
apparaissent et disparaissent sans raison, en dehors de tout devenir logique. Benjy ne
voit pas les actions comme des totalités signifiantes, mais les décompose jusqu’au
vertige. La plupart des phrases sont de structure simple, seules la juxtaposition et
la simultanéité temporelle persistent. Benjy ignore les relations entre les objets,
entre les objets et leurs effets, et n’établit aucun lien psychologique (responsabilité,
autorité) ou mécanique (causes à effets) entre les personnages et leurs actions. D’autre
part, l’absence de structure négative et interrogative révèle l’incapacité à conceptualiser des possibles, ce qui intensifie l’insularité d’une parole unidimensionnelle.
Le monologue de Benjy évoque tout autant la réduction phénoménologique, dans
l’ouverture aux choses et le refus de synthétiser les perceptions, que le psychisme
enfantin, par l’emploi d’un langage qui ne connaît ni forme passive ni transitivité.
Ces rapprochements qui, selon nous, n’éclairent que très partiellement le texte
renvoient tous deux à la tentative de saisir un rapport originel au monde. Celui-ci
s’exprime dans un discours où la littéralité génère de l’idiotisme, la transparence de
l’indéchiffrable.
Nous pouvons parler d’insularité à plusieurs titres : Benjy est une figure de
l’enfermement, isolé à la fois de sa famille et de l’histoire qu’il raconte. Il évolue dans
1.F. Pitavy, William Faulkner romancier, publié par le Service de reproduction des thèses de Lille III, 1981.
2.J-.P. Sartre, Situations I, Gallimard, Paris, 1947.
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le monde étroit qu’il a créé. Son discours, en outre, se caractérise par ce qu’on peut
appeler un langage à plat, sans épaisseur ni aspérités. Le traitement du temps et une
objectivité dissociée du sens participent à l’émergence d’une voix littérale qui déroule
une succession (non hiérarchisée) de faits de perception. Réceptacle du monde extérieur,
Benjy rapporte le discours des autres personnages comme une perception parmi d’autres :
There were two beds. Quentin got in the other one. He turned his face to the wall.
Dilsey put Jason in with him. Caddy took her dress off.
“Just look at your drawers.” Dilsey said. “You better be glad your maw aint seen you.”
“I already told on her.” Jason said.
“I bound you would.” Dilsey said.1
Le monde clos de Benjy se mire dans un paysage linguistique qui possède
un fonctionnement autonome, des règles qui lui sont propres. Indépendamment
de la lecture, il est le lieu d’une expérimentation qui consiste, au-delà de ce qui
serait un discours de personnage, à re-produire la conscience de l’idiot, figurée
par un espace fictionnel aux contours bien définis, notamment par l’usage de
typographies différentes, l’italique notamment qui indique le passage à une autre
sphère temporelle :
I sat down and he took off my shoes and rolled up my trousers. “Now, git in that
water and play and see can you stop that slobbering and moaning.”
I hushed and got in the water and Roskus came and said to come to supper and Caddy said
“It’s not supper time yet. I’m going.”
She was wet…2
Le discours de l’idiot est aussi une image de l’univers déployé dans le roman
puisque la fragmentation de la voix figure l’éclatement de la famille Compson.
1.Op. cit, p.47. « Il y avait deux lits. Quentin s’est mis dans l’autre, il s’est tourné contre le mur. Dilsey a couché Jason avec lui. Caddie a enlevé sa robe. – Regardez-moi un peu votre culotte , dit Dilsey. Vous avez de la
chance que votre maman ne vous voit pas. – J’ai déjà dit ce qu’elle avait fait, dit Jason – Ca ne m’étonne
pas, dit Dilsey. », p.95 de la traduction française.
2.Op.cit, p.11. « Je me suis assis et il m’a enlevé mes souliers et il a relevé mon pantalon. ‘Allez vous amuser
dans l’eau et tâchez de cesser vos plaintes et vos pleurnicheries.’
Je me suis tu et je suis entré dans l’eau et Roskus est venu dire que le dîner était servi et Caddy a dit :
‘Ce n’est pas encore l’heure de dîner. Je n’irai pas.’
Elle était mouillée. », p.36.
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Le langage à plat enfin, en dehors de toute stratégie narrative, non inscrit dans
une durée, déconstruit le roman. Les effets d’ellipse et de fragmentation se déploient
jusqu’à l’incohérence et au non-sens :
We were in the hall. Caddy was still looking at me. Her hand was against her mouth
and I saw her eyes and I cried. We went up the stairs. We stopped again, against the
wall, looking at me and I cried and she went on and I came on, crying, and she shrank
against the wall, looking at me. She opened the door to her room, but I pulled at her
dress and we went to the bathroom and she stood against the door, looking at me.1
Le lecteur ne peut pas identifier l’action et les déplacements des personnages.
La voix de l’idiot ressasse et fige, brise la progression narrative, empêche une constitution évolutive des personnages et fait ainsi éclater la forme romanesque.
II
Figure illusoire du narrateur parfait, l’idiot est un affront à l’existence de la
narration. Le langage présente les faits, dit tout sans invention. Il apparaît comme
une forme d’impertinence vis-à-vis de l’art comme représentation du monde. Son
discours est débarrassé de toute normalité interprétative ou émotive, visible dans
l’absence de ponctuation interrogative ou exclamative, mais exhibé dans son
impuissance à délivrer du sens. C’est ici, selon nous, qu’on peut distinguer le
langage de l’idiot en tant que tel et le dispositif d’écriture horizontal qui le
travaille. En effet, la présence de l’auteur est visible dans l’agencement des séquences
temporelles et dans la création de lignes de force structurantes. Le déroulement
des épisodes converge vers la scène fondatrice, dont Faulkner a souvent dit qu’elle
était la vision à l’origine de l’écriture du Bruit et la Fureur : Caddy dans l’arbre, la
1.Op. cit, p.44. « Nous étions dans le corridor, Caddy me regardait toujours. Elle avait la main sur la bouche
et j’ai vu ses yeux et j’ai crié. Nous avons monté l’escalier. Elle s’est arrêtée encore, contre le mur, les yeux
sur moi, et j’ai crié, et elle s’est remise à marcher, et je l’ai suivie en criant, et elle s’est blottie contre le mur en
me regardant. Elle a ouvert la porte de sa chambre et je l’ai tirée par sa robe, et nous sommes allés dans la
salle de bains, et elle est restée contre la porte en me regardant. », p.90.
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culotte tachée de boue, observée par ses trois frères, dont Benjy.
Les scènes de mort et de dépossession se succèdent et se confondent au sein d’une
construction symbolique forte : elles encadrent le moment où l’idiot est renommé,
mort symbolique du personnage au langage. Dépossession qui se prolonge dans
l’évocation de sa castration. Elles préparent également la scène du mariage de Caddy :
ce jour là, Caddy meurt à elle-même et à sa famille, cet événement traumatique est
la cause directe des épisodes présents vécus par l’idiot. Le fonctionnement nivellant
et synesthésique du langage de Benjy est atténué par l’ébauche d’une progression
signifiante, comme si la parole de l’idiot ponctuée par “I was trying to say” cherchait
à saisir au plus près l’image perdue de la sœur trop aimée, Caddy.
L’auteur met en place des indices pour le lecteur : outre la variation typographique, certains détails (le changement de nom, le feu, la bouteille remplie de
lucioles, les fleurs) distinguent des scènes similaires, agissent comme des points de
repères. Ces indices sont aussi les fondements de l’ordre de Benjy et participent donc
à la possibilité d’une symbiose entre le déroulement linéaire du monologue et l’acte
de lecture, qui ne se fait pas dans une distance ré-ordonnatrice ; la fragmentation
même fait sens.
La distinction entre le langage de l’idiot et le dispositif d’écriture se retrouve à
l’échelle microstructurelle :
“Bring his bowl here”, Dilsey said. The bowl went away1.
Deux lectures sont possibles. D’une part, l’idiolecte de Benjy est lisible dans la
neutralité du rapport des paroles, la littéralité du fragment descriptif transparent
à la perception que Benjy a de l’objet en mouvement. Mais on se situe aussi
dans une écriture du montage et de la rupture. Le substantif «bowl» est repris et
change de fonction. Tout se passe alors comme si on basculait vers un autre point
de vue. S’agit-il d’une forme de subjectivité impalpable de l’objet, d’une omniscience
qui joue avec le langage de l’idiot pour accentuer l’effet d’étrangeté ? Par-delà la
focalisation permanente du personnage, le dispositif d’écriture s’autonomise et
génère une diffraction ténue des points de vue. La porosité de la conscience de Benjy,
1.Op. cit, p.17. « – Apporte moi son bol, dit Dilsey. Le bol s’en est allé. », p.45.
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qui fait exister les objets de l’intérieur par une projection non formulée, remet en
perspective le caractère insulaire de la voix de l’idiot en interrogeant l’existence d’une
frontière claire entre la conscience et le monde. Cette forme d’ubiquité se justifie
par l’autisme d’un personnage qui ne se conçoit pas comme entité séparée du monde
qui l’entoure. La circulation entre le moi de Benjy et le monde permet au narrateur
de faire émerger une nouvelle forme de parole poétique, qu’on peut dire lyrique, dans
la mesure où elle établit un lien entre la particularité d’une voix et le monde, paradoxale
puisqu’elle n’est pas le fruit d’un je lyrique. Par-delà l’existence problématique
d’un moi vide, cette «forteresse du vide»1, une voix chemine. Le discours de l’idiot
renoue contre toute attente avec le flux de conscience dans une forme subtile d’intersubjectivité avec le monde. Cependant, le montage littéraire que nécessite le discours
de l’idiot engendre un lyrisme qui ne se fait ni sur le mode de l’introspection ni sur le
mode de l’épanchement, lyrisme déployé également dans le Nouveau Roman.
III
L’étrangeté fascinante de la voix de l’idiot trouve aussi sa source dans la mue
immédiate de l’univers littéral de Benjy en monde poétique.
Le premier aspect de cette poéticité est le déploiement de tropes appréhendés
par le langage de l’idiot comme des faits. Ces figures sont habituellement les effets
d’une transposition poétique, elles se forment dans l’écart entre un référent et
l’image qui l’exprime. Or, dans la parole de l’idiot, l’expression imagée n’est pas le
fruit de cette distance, elle est la plus transparente possible au signifié perçu. Les
fonctionnements mentaux de Benjy engendrent ainsi des idiotismes. L’impossible
identification de ce qui l’entoure aboutit à la métaphore “we ran up the steps and
out the bright cold into the dark cold”2. La confusion entre agents et effets, entre
matériel et immatériel à la syllepse :
1.B. Bettelheim, La forteresse vide. L’autisme infantile et la naissance du soi, trad. de l’anglais par Roland Humery,
Gallimard, 1972.
2.Op. cit, p.5. « Nous avons monté les marches en courant, et nous sommes entrés du froid brillant dans le froid
noir. », p.25.
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We went to mother’s room, where she was lying with the sickness on a cloth on her head1.
Le brouillage des sens à la synesthésie : “we could hear the roof and the fire”,
dont les occurrences sont nombreuses. Dans la lecture, l’idiotisme se fait poésie. On
touche là à un paradoxe : c’est au cœur de ce qui constitue l’insularité du discours
qu’est rendue possible la communication avec le lecteur. Le passage du sémiotique
au poétique s’opère ici de façon instantanée, la parole abolit tout béance entre les
deux. Au ras du signifié, le langage est d’emblée métaphorique.
Cette poéticité est à l’origine d’une onirisation du réel observé, visible dans la
personnification des objets ou encore dans l’inversion magique qui consiste à
accorder aux animaux et aux choses une activité plus intense qu’aux hommes :
T.P. fell down. He began to laugh, and the cellar door and the moonlight jumped away.2
Her rings jumped on Caddy’s back.3
Enfin, se créent des effets musicaux, émerge ce que J.Kristeva appelle un
« hétérogène au sens et à la signification »4, dans les rythmes et les jeux sur
le signifiant. Ces effets s’enracinent à nouveau dans le regard spécifique que l’idiot
porte sur le monde : son incapacité à varier sur l’axe paradigmatique (une sensation
renvoie exclusivement à une expression) crée de véritables ritournelles poétiques :
“Dan howled” et “And I could hear the roof” sont sans cesse ressassés par la voix.
When she go up she began to splash water on Quentin, and Quentin splashed
water on Caddy. Some of it splashed on Versh and me and Versh picked me up
ant put me on the bank. He said he was going to tell on Caddy and Quentin, and
the Quentin and Caddy began to splash water on Versh. He got behind a bush.5
1.Op. cit, p.26. « Nous sommes allés dans la chambre de Maman où elle était couchée avec la maladie sur la
tête, sur un linge. », p.61.
2.Op. cit, p.25. «T.P. est tombé. Il s’est mis à rire et la porte de la cave et le clair de lune se sont enfuis d’un bond.»
3.Op. cit, p.40. « Ses bagues ont sauté sur le dos de Caddy. », p.83.
4.J. Kristeva, « Le sujet en procès : le langage poétique », in L’identité, séminaire interdisciplinaire dirigé par C.
Levi-Strauss, Grasset, Paris, 1977.
5.Op. cit, p.12. « Quand elle s’est relevée elle s’est mise à éclabousser Quentin, et Quentin a éclaboussé
Caddy. Et Versh et moi, on a été éclaboussés un peu aussi, et Versh m’a pris et m’a mis sur la rive. Il a dit
qu’il rapporterait ce que Quentin et Caddy avaient fait, et alors Quentin et Caddy se sont mis à éclabousser
Versh. Il s’est réfugié derrière un fourré. », p.37.
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Le pouvoir magique des patronymes, l’épure de la syntaxe, la simplicité du
vocabulaire, provoquent un ressassement incantatoire, une forme de surprésence
des êtres et des choses.
L’insularité du discours n’enferme plus, elle se fait miroir d’un monde poétique.
De la même façon, le monologue ouvre un espace symbolique où chaque élément
fait sens et participe à l’élaboration de la fiction romanesque. C’est sous cet angle
que l’on peut étudier le dernier tableau du monologue : le jour de l’enterrement
de la grand-mère, les enfants Compson sont éloignés de la maison familiale et
couchés par Dilsey dans la maison des esclaves. Filtrée par le regard de l’idiot, la
scène est néanmoins d’emblée signifiante : les personnages se constituent à partir
d’un détail ou d’une parole. Le geste de Quentin (se tourner contre le mur) renvoie
à son impuissance à adhérer au réel, sa peur de la sexualité. L’absence de la mère
marque sa démission auprès de ses enfants ; la culotte tachée de boue s’insère dans
un système de signes, symbole même de la perte de sa virginité. De même, la
couleur noire devient le principal «événement» de l’univers sensoriel de l’idiot, la
perception de la couleur se mue en forme romanesque puisque l’obscurcissement
progressif du tableau contient en creux la déliquescence de la famille. Ce symbolisme
se déploie aussi bien à partir d’un imaginaire universel (celui des couleurs, blanche,
rouge, et noire, ou celui de l’opposition entre l’ombre et la lumière) que de la vision
chavirante de l’idiot.
I wasn’t crying but I couldn’t stop. I wasn’t crying but the ground wasn’t still, and
then I was crying. The ground kept sloping up and the crows ran up the still. T.P.
tried to get up. He fell down again and the cows ran down the hill. Quentin held
my arm and he went toward the barn. Then the barn wasn’t there and he had to wait
until he came back (…) I held on to it.1
L’expression de la contradiction souligne la déstabilisation de Benjy et le constitue
comme personnage capable de ressentir des émotions élémentaires. L’animation
chaotique des objets, la frénésie animale dans un mouvement de va-et-vient excessif
1.Ibid, p.14. « Je ne pleurais pas, mais je ne pouvais m’arrêter. Je ne pleurais pas, mais le sol n’arrêtait pas de
bouger et puis je me suis mis à pleurer. Le sol montait toujours et les vaches grimpaient la colline en
courant. T.P. a essayé de se relever. Il est retombé et les vaches ont descendu la colline au galop. Quentin m’a
pris par le bras et nous sommes allés vers l’étable. Et puis l’étable n’était plus là, et il a fallu attendre qu’elle
revienne (…) Je m’y suis cramponné. », p.39-40.
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évoque tout autant le vacillement de sa conscience que le marasme dans lequel
s’enfonce sa famille. La brusque disparition des éléments et la tentative de lutter
contre cette évanescence s’inscrivent dans la problématique de la perte et de la
ressaisie de la soeur, fondement à la fois narratif et réflexif du roman. Littéralité
quasi phénoménologique, onirisme poétique, symbolisme romanesque : trois angles
d’attaque du texte possibles.
Le signe est donc polymorphe. L’expression “Caddy smelled like trees” est à la
fois perception sensorielle, refrain poétique, et symbole de sa virginité. Le substantif
«fence» (barrière) absolument omniprésent dans les premières pages du roman est
un élément spatial structurant du monde de l’idiot, un signifiant qui scande le
texte, et le signe évident de l’enfermement du personnage. La transfiguration du
littéral en littéraire prend sa source dans le regard de l’idiot qui abolit toute
médiation interprétative, qu’elle soit psychologique ou conceptuelle. Le langage à plat
se retourne en monde autre où se construit en épaisseur le roman dans l’expérience
conjointe d’écriture et de lecture. Le renversement généralisé du synesthésique au
symbolique, de l’antinarratif en romanesque, de la description objective en une
poéticité onirique ne se loge pas dans un écart ni dans les remplis d’une écriture en
volumes mais dans les lignes de l’immédiateté. L’expérience de déconstruction du
roman par le langage de l’idiot et de reconstruction par la lecture s’actualisent
simultanément. Le lecteur, guidé par le narrateur, est amené à élaborer une fiction
cohérente. Il ne peut figer le texte dans la pure présence qu’il dit : la lecture s’effectue
d’emblée sur le mode poétique et symbolique. Ainsi la quête de la sœur ne relève
pas d’une progression narrative traditionnelle ou d’un rapport psychologique entre
personnages, mais de la tentative de fixer son image, donc d’une forme symbolique.
En même temps, le lecteur est immergé dans le monde restreint d’une conscience
idiote, personnage parmi les personnages. Son absorption est la condition paradoxale
de la construction romanesque. La vision tronquée de Benjy génère une intimité
avec ce monde pourtant rendu étrange par ce même regard. Elle nous permet
d’adhérer à l’invraisemblance romanesque, et prépare ainsi la lecture de l’ensemble
du roman. C’est au sein de cette façon de lire (une forme de co-création) que réside
le caractère expérimental du Bruit et la Fureur.
L’île nous a d’abord renvoyé au solipsisme de la conscience d’un personnage
étranger aux autres, à ce qu’il est, à ce qu’il dit ; un miroir exact mais brisé, tellement
fragmentaire qu’il devient un affront au sens, à la création artistique ; image même
de l’incommunicabilité entre l’idiot et les personnages, dont le lecteur fait partie.
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Mais le discours insulaire est en réalité le miroir où se reconstitue des unités, où le
lecteur reconstruit des espaces littéraires. Le monologue de Benjy n’est donc pas un
volume dans lequel il faudrait pénétrer, mais une ligne horizontale à laquelle il s’agit
d’adhérer. La conversion n’est d’ailleurs pas passage mais immédiateté. On peut
replacer l’insularité discursive dans la totalité de l’œuvre : le monologue de l’idiot
est, dans l’économie du roman, un lieu clos, synonyme d’un rapport primitif
au monde d’une conscience balbutiante. Il initie l’exploration progressive de la
conscience qu’esquisse Le Bruit et la Fureur. Dans cette partie liminaire, Faulkner pose
la matière première de son roman, les éléments encore informes de son
univers, des éléments que les parties suivantes viendront déployer. Matrice du
processus de création romanesque exhibé de façon réflexive.
Lucie TANGY
Bibliographie
Bettelheim Bruno, La forteresse vide. L’autisme infantile et la naissance du soi, trad. de
l’anglais par Roland Humery, Gallimard, 1972.
Faulkner William, The sound and the fury, éd. par D. Minter, New York, 1994
(5ème edition).
Faulkner William, Le bruit et la fureur, trad. par M-.E. Coindreau, Gallimard,
Paris, 1972.
Kartigoner Donald, The meaning of Form in Faulkner’s Novels, University of
Massachussets Press, 1979.
Kristeva Julia, «Le sujet en procès : le langage poétique», in L’identité, Séminaire
interdisciplinaire dirigé par C. Levi-Strauss, Grasset, Paris, 1977.
Pitavy François, William Faulkner romancier, publié par le Service de reproduction
des thèses de Lille III, 1981.
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Ros Stephen M., Faulkner’s inexhaustible voice. Speech and Writing in Faulkner, University
of Georgia Press, 1989.
Sartre J-.P., Situations I, Gallimard, Paris, 1947.
Vickery Olga, The Novels of William Faulkner. A critical interpretation, Louisiane State
University Press, 1964.
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