L`eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres

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L`eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Jean Carnesecchi
L'eau et les ténèbres (partie
1) : La gallerie des ombres
Publié sur Scribay le 23/03/2015
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
À propos de l'auteur
Salut à tous.
Je suis un lycéen dont le cerveau malmené par les hormones de croissance pond de
temps en temps une idée potable. J'aime écrire de la poésie, j'ai pleiiiiiins de projets
de nouvelles et autres textes, mais je manque cruellement de constance et de
motivation, sauf bien évidement quand je m'inscrit sur un forum où l'on peut publier
des textes, je crois que vous l'avez remarqué. Bref, j'espère réussir quelques projets,
théâtre, poésie, nouvelles voire romans.
Comme on dit "espérer ne coûte rien".
Je tiens à préciser au passage quelques petites choses :
- la date de naissance que j'ai donné ici n'est pas ma vraie date de naissance ; celle-ci
n'est que symbolique (et donc à partir de là, ça me concerne)
- j'ai tendance à faire des longues phrases qui contiennent beaucoup d'informations
mais qui ne sont pas très appréciées par mes professeurs qui trouvent que ces
longueurs diluent l'histoire et que leur lourdeur n'est pas ce que l'on pourrait
communément considérer comme joli, bien que moi ça me plaise et m'amuse même
si je dois admettre que les personnes ante-citées sont plus compétentes que moi pour
juger de l'intérêt de ce dont je parle, et si vous vous êtes perdu en cours de route, ne
vous inquiétez surtout pas car moi aussi.
- Lors des premiers mois d'inscriptions dans un forum ou ce genre de choses, j'ai
tendance à spammer pleiiins de trucs
- J'ai la fâcheuse tendance à utiliser l'expression "plein de trucs", ce qui en soit n'est
pas très beau à entendre, je vous le concède
- Je risque de tutoyer tous les membres de ce site, sans exception
Merci d'avoir pris le temps de lire ce petit descriptif.
NB : Mon plus grand projet est "Le Miroir de Glace", un roman d'aventure-fantasyjeunesse qui date de plus d'un an et demi. J'attends encore pour commencer à le
rédiger, mais je garde espoir de l'écrire un jour !
À propos du texte
Hugues Callidre, salarié à la Safe Soul Compagny, est envoyé comme assistant dans
la prison pour créatures maléfiques surnommée "La galerie". Sur place, Azarius, son
mentor, va lui apprendre comment les détenus sont confinés de manière assez
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
spéciale.
C'est dans ce vieux manoir lugubre que Hugues va être confronté à une chose qu'il
n'aurait jamais pu prévoir. Entre sorcières, ombres et spectres, le jeune homme va
devoir affronter... son destin ?
Si quelqu'un lit ce texte, qu'il n'hésite surtout pas à me signaler des trucs-bidules à
changer car j'en ai grand besoin.
Au passage, je remercie Edouard à qui j'ai plus ou moins emprunté la photo.
Bonne lecture !
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Table des matières
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des
ombres
L'eau et les ténèbres (partie 2) : Les six de pique
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des
ombres
Je suis convaincu que je me suis trompé d’adresse. Plutôt, je l’espère. C’est
toutefois impossible puisqu’il n’y a aucun autre bâtiment aux alentours. J’aurais dû
m’attendre à quelque chose de ce type. Après tout, un vieux manoir perdu au milieu
de nulle part est parfaitement présentatif des activités de la Safe Soul Society. Par
contre, je pensais qu’une prison pour créatures maléfiques aurait l’air plus…
sécurisée… et un peu moins vétuste. A part ça, bravo, le tableau est complet : nous
avons la vieille forêt lugubre devant, la plaine desséchée derrière et la pluie
torrentielle au-dessus… Tout est tellement cliché que l’ensemble ressemble à mise en
scène d’un film d’épouvante. Bref, je crois que tergiverser ne me servira à rien, sinon
à me faire tremper. Puisqu’une erreur d’adresse est à exclure, j’en conclus qu’à
l’intérieur m’attends quelque chose que je n’ai pas prévu. De toute façon, personne
ne m’a rien dit : pas un mail, pas un coup de téléphone, pas même une lettre que
j’aurais pu lire dans mon train comme n’importe quel personnage de roman : rien.
On m’a bien évidement sorti les salades des grandes occasions : « Tu apprendras
tout ce que doit savoir là-bas. » et « Ne t’en fais pas, on t’enverra les infos ! ». Je les
attends toujours…
Bon, je m’approche de la porte qui, j’en suis sûr, grince. Pas de sonnettes,
un simple battoir. Rustique, mais efficace car il fait un boucan du diable. D’autant
plus efficace qu’immédiatement, la porte s’ouvre toute seule, par magie sans doute.
Au passage j’avais raison : elle grince.
Si mon hôte est à l’origine de l’ouverture de la porte, il doit avoir des nerfs
d’acier car je reste pendant de longues minutes devant l’entrée, songeant à ce qui se
trouve dans cette vieille bâtisse. Au final, le paillasson est le premier à craquer et
m’envoie m’affaler sur le parquet poussiéreux. La porte se referme aussitôt et une
voix d’homme m’interpelle avec autorité.
« Relevez-vous, vous allez vous salir. »
Premier contact avec l’autochtone plus ou moins réussi. J’essaie de repérer
d’où vient la voix, mais ne vois personne jusqu’à ce qu’une main sombre m’invite à
me relever. Une fois debout, j’époussette ma veste en observant celui qui sera mon
instructeur. Il est grand ; au moins deux mètres. Ses cheveux sont courts et noirs, le
genre de noir que l’on ne peut apercevoir que lors des rituels apocalyptiques.
Mauvaise comparaison, des souvenirs me reviennent. Passons. Il porte un costume
chic noir et blanc dont le contraste de couleur est assez perturbant. Son visage… ah
non, il n’a pas de visage. Comment peut-il parler sans bouche ? Sinon, il porte juste
un léger collier de barbe tout aussi sombre que ses cheveux. Au vu de sa peau noir
d’encre, je crois qu’il n’est pas humain, ou alors en partie seulement. D’après les
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
informations parcimonieusement données avant mon départ, je pense savoir qu’il
s’appelle Azarius. Quand on y réfléchi, c’est vrai que ce n’est pas vraiment un nom
d’être humain. De peur de le vexer, je décide de ne pas le fixer plus longtemps.
« Je vois que vous êtes plutôt contemplatif, comme personnage » me lance-t-il après
quelques minutes passées à enlever la poussière de ma veste, sur laquelle,
accessoirement, il n’y a plus aucune trace de saleté. « Je vous ai vu attendre devant
la maison, devant la porte et maintenant devant moi. Ne jugez-vous pas que cela soit
assez pour le moment ? »
Il n’y aucune trace d’animosité, ni de moquerie dans ses propos. Plus
simplement, il n’y a aucune de trace d’aucune émotion. Toutefois, sa remarque me
fait réfléchir, et je décide de tendre ma main et de me présenter.
« Hugues Callidre. Je suis votre nouvel assistant. »
« Je constate que l’on ne vous a pas fourni beaucoup de données quant à votre rôle
en ces lieux » réponds Azarius sans me rendre ma poignée de main. « Plutôt que de
rester immobile dans cette pièce, je vous propose de faire une visite des lieux. »
Sur ce, il se dirige vers une pièce mal éclairée, un peu comme tout le reste
du manoir. Je n’aime pas beaucoup quand les choses commencent aussi vite, mais je
n’ai pas vraiment le choix. Je suis immédiatement Azarius et arrive alors dans ce qui
semble être un salon. Toutefois, confirmer cette affirmation me serait difficile au vu
de la luminosité trop faible. Même la grande fenêtre donnant sur la plaine ne fournit
pas assez de lumière pour voir le mur du fond. Fort heureusement, mon hôte est
conscient de mes facultés limitées.
« Attendez que j’allume la lumière… Je n’ai pas eu à utiliser les lustres depuis le
dernier assistant. Voilà. »
Soudain, le lustre s’illumine et je peux enfin distinguer les moindres grains
de poussière sur les fauteuils. Nous sommes bien dans un salon : sièges, tables
basses, guéridon, cheminée, étagères à bibelots… Après un brin de nettoyage, je suis
sûr que cette pièce sera plus conviviale. Je déduis toutefois qu’elle n’a pas été
utilisée depuis longtemps.
« Je pense que vous avez compris que cette pièce est le salon. Il ne me sera donc pas
nécessaire de vous le préciser. »
Au moment où je comprends toute l’ironie de ses paroles, Azarius traverse
la porte du fond pour atteindre une immense salle à manger. J’ai le droit à un
nouveau lustre allumé afin d’évaluer la longueur de la table. Elle est immense. Je ne
sais pas qui habitait ici avant la reconversion de ce manoir, mais il avait la folie des
grandeurs. Sur les murs, la galerie des ancêtres, austères comme il se doit, me
toisent d’un regard hautain. Je crois que je ne vais pas apprécier cette pièce.
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Sans commentaires, Azarius me fait ensuite passer dans la cuisine, puis
dans la salle de bain. En atteignant une salle fermée, je me rends compte que mon
guide ne touche pas le sol. Il marche, mais à environ une dizaine de centimètres du
parquet. En fait, il n’est pas si grand que ça... Bon, la peau noir sans fond, le manque
de visage, la lévitation, ça commence à faire beaucoup. Pendant qu’il déverrouille la
porte d’un mouvement de la main, je pose enfin la question qui me turlupine.
« Vous êtes quoi ? »
Aïe ! J’ai très, très mal formulé ma question. Azarius s’apprêtait à franchir
la porte, mais ma demande l’a fait s’arrêter dans l’embrasure. Il n’a pas d’yeux, mais
je sais qu’il me foudroie du regard. J’ai honte. Horriblement honte…
« Je veux dire, vous n’êtes pas humain… » commence-je en rougissant.
« Je vous félicite pour vos observations pertinentes » me coupe mon interlocuteur.
Etrangement, il n’y a pas de colère dans sa voix.
« Etes-vous un spectre ? » demande-je donc en me passant la main derrière la tête.
« Non, pas vraiment. Je suis une ombre. »
« Ah… »
J’ai beau avoir trois ans d’expérience dans la SSS, je ne sais pas ce qu’est
une ombre. Je décide ne pas poser la question de peur de me rendre plus ridicule que
je ne le suis déjà, et préfère attendre d’être seul pour chercher une réponse. Il doit
bien y avoir une bibliothèque dans cette bâtisse.
Azarius semble plutôt satisfait de mon acquiescement, bien que je suis sûr
qu’il est horriblement vexé. Il pénètre donc dans ce qui se révèle être une chambre.
Etant donné que mes valises s’y trouvent, je suppose qu’il s’agit là de la mienne.
« Grâce à vos talents de détective, vous avez sans doute deviné l’usage de cette
pièce, ainsi que la personne à qui elle est destinée » me lance Azarius.
Il est rancunier… En tout cas, je ne compte pas me laisser insulter par un
inconnu. Peut-être que je ne suis pas très doué, pas très fin et pas forcément très
malin, mais ce n’est sûrement pas à lui de me juger. Je m’apprête à envoyer une
répliquer cinglante, mais une petite voix dans ma tête me dit avec autorité de me
calmer. Je serre donc les poings et respire un grand coup. Après quelques secondes,
Azarius penche sa tête sur le côté.
« Vous êtes donc dans votre chambre. Cette pièce étant votre espace privé, je ne m’y
immiscerai en aucun cas sans votre permission. Avant de vous laisser vider vos
bagages, je tiens à finir la visite. »
Pour ce faire, il me contourne et sort de la salle. Un fois dans le couloir, il
reprend la parole.
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
« Vous m’avez l’air d’être plus raisonnable que votre prédécesseur. Il avait posé la
même question, tout aussi indélicatement soit dit en passant, et je lui avais fait la
même remarque ; il est vrai que je m’emporte facilement. Toutefois, il s’était mis en
colère, ce qui n’est pas votre cas. Je crois qu’il faudra que je revoie mon jugement à
votre égard. »
Je suis très flatté par la dernière phrase… Quoique… Pas vraiment, en fait :
il m’avait pris pour un demeuré ou un rageur. Bon, puisqu’il va « revoir son
jugement », je suppose que je n’ai pas à me formaliser pour si peu. Cependant, le « je
m’emporte facilement » me laisse pensif. Il pas montré la moindre trace d’un
quelconque énervement. Il faut absolument que je me renseigne sur les ombres et
leur comportement. Abrégeons, j’ai une visite à finir. Une fois dans le couloir à mon
tour, nous nous dirigeons vers les escaliers. Aux pieds de ceux-ci, Azarius s’arrête,
croise ses bras dans son dos et se retourne pour me faire face.
« Connaissez-vous le rôle de ce manoir ? »
« C’est une espèce de prison, non ? »
« En effet. Toutefois, ce n’est pas une prison comme n’importe quel vulgaire bloc de
béton dans lequel on enfourne des pelletées de créatures maléfiques pour des délits
mineurs. Ici, on n’entasse pas les détenus dans des cages. Vous a-t-on dit quelle
méthode était utilisée en ces lieux ? »
Non, mais je n’ai pas envie de l’avouer. Si je me souviens bien, ce manoir
est surnommé « La galerie ». Je ne crois pas que les ancêtres acariâtres de la salle à
manger soient à l’origine de cette appellation. Galerie pourrait faire référence à une
grotte… Non. Dans ce cas, Azarius ne m’aurait pas conduit vers des escaliers qui
montent. Galerie d’art ? Je ne pense pas. Tant pis, j’abandonne.
« Non, pas vraiment… »
« Ne vous en faites pas » me rassure Azarius. « Vous n’êtes pas le premier envoyé ici
à brûle-pourpoint. A dire vrai, je n’ai quasiment jamais accueilli quelqu’un ayant reçu
des informations sur cette prison. Le contraire serait relativement inquiétant au vu
de son niveau de sécurité. »
Petite pause durant laquelle Azarius se contente de flotter devant moi,
laissant ses derniers mots faire effet. Je suis sûr qu’il attend que je demande
comment les prisonniers sont enfermés ici. Je n’en ai pas envie. Je ne tiens pas non
plus à lui faire plaisir, mais je souhaite encore moins rester plus longtemps sans
renseignements. Tant pis, je n’ai pas les nerfs aussi solides que lui.
« Et quelle est cette fameuse méthode ? »
« Ravi que vous posiez la question » dit-il alors qu’en fait, son intonation ne donne
pas spécialement l’impression qu’il soit plus « ravi » que d’habitude. « Dans ce
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manoir, nous gardons les détenus dans des peintures. La technique est quelque peu
archaïque, j’en conviens, mais elle est particulièrement efficace sur les êtres
puissants. En conséquence, nous n’avons ici que des êtres hautement maléfiques. »
Je déglutis difficilement.
« Montez donc, je vous expliquerai en chemin. »
Nous grimpons donc les escaliers couverts d’un tapis déteint. Azarius
m’explique comment, à l’aide d’une peinture spéciale, on peut emprisonner
quelqu’un dans une toile. Il « suffirait » de peindre un paysage, puis de prononcer je
ne sais quelle incantation pour que la victime soit transportée dans le tableau. Je suis
certain que quelqu’un d’autre aurait trouvé tout ça passionnant, mais moi pas.
Azarius doit avoir travaillé son timing à la seconde, car à son dernier mot, nous
posons –ou plutôt je pose- le pied au premier étage.
« Ici sont retenus les esprits et ombres maléfiques » m’explique mon guide en
insistant bien sur le « maléfique ». Je suppose qu’il veut me faire comprendre
qu’aucun amalgame ne sera toléré. Leçon comprise et retenue, chef !
« Il est courant d’entendre des bruits et hululements dans cette partie du manoir, »
continue mon guide, « mais les détenus y sont inoffensifs. Sauf si vous êtes
cardiaque, bien entendu… Je ne vais pas vous faire entrer dans toutes les pièces car
ce n’est pas utile, mais sachez que les plus dangereux individus de cet étage sont
derrière cette porte. »
Azarius accompagne ses paroles d’un geste désignant une porte ouvragée
au fond d’un couloir obscur. Je remarque des symboles étranges. Mon appréhension
monte d’un seul coup. J’espère ne pas avoir à y aller trop souvent.
« La porte est doublée d’une rune de scellement. On ne peut ni en sortir, ni y entrer.
Des questions ? Non ? Alors passons à la suite. »
Je me contente d’acquiescer bêtement, puis me met à gravir les marches.
Je n’ai même pas une question qui me vienne à l’esprit. Sauf au sujet d’Azarius, bien
évidemment, mais je crois qu’il serait malaisé d’émettre à voix haute une
interrogation à ce sujet. Vers le milieu des escaliers, Azarius m’indique que l’étage
suivant est dédié aux sorcières.
« Je croyais que les sorcières étaient retenus dans des prisons matérielles. Pourquoi
y’en a-t-il ici ? »
« Tout simplement parce que ces peintures ont pour une grande part plusieurs
siècles. Autre époque, autres mœurs. N’oubliez qu’au moyen-âge, la question de la
détention des sorcières de se posait pas. On les brûlait » ajoute Azarius en voyant
mon air dubitatif.
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Je fais la moue. Au deuxième, nous nous arrêtons quelques instants durant
lesquels j’aperçois des jeunes femmes en train de s’agiter dans les tableaux. Elles
sont charmantes, mais leurs sourires sont un peu trop… trop tout court.
« Elles bougent… c’est normal ? »
« Plus un être est puissant, plus sa mobilité dans une peinture est grande. Ceux
retenus dans cet étage peuvent tous se promener dans leur environnement, mais pas
plus. »
Jugeant que tout a déjà été dit, Azarius se met aussitôt en mouvement vers
le dernier étage, mais il s’arrête pour ajouter :
« N’écoutez jamais une sorcière que vous ne connaissez pas, surtout prisonnière. Un
sinistre idiot nous a jadis causé une évasion. De nos jours, on manque de moyens
pour rattraper des créatures maléfiques… »
J’acquiesce encore, sans faire de commentaires. Je m’imagine mal faire
face à une sorcière. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs du stage de formation sur les
humains qui ont vendu leur âme au diable et ce genre de simagrées, et je le regrette,
mais à l’époque, je ne pensais pas me retrouver un jour sur le terrain. Je ne suis pas
un homme d’action.
« Le troisième étage est occupé par divers types de monstres » me révèle Azarius.
« Vous aurez l’occasion d’y entendre des bruits inquiétants, mais rien de grave.
J’espère que vous n’avez pas le sommeil léger. »
« Non, non… Mais de toute façon, je dors en bas, non ? »
« Cela n’a que peu d’importance. Les détenus sont particulièrement virulents durant
la nuit. Votre prédécesseur qui avait les nerfs facilement irrités les avait aussi
fragiles. Il a craqué et est parti. Alors, un conseil : faites attention après le coucher
du soleil. »
Charmante remarque. Je comprends pourquoi on ne m’a pas donné de plus
amples informations : j’aurais bien évidement refusé de venir. Maintenant, je ne peux
sans doute plus faire marche arrière. Je me suis fait avoir de A à Z… Comme
d’habitude, en fait.
Je constate que le troisième étage est effectivement peuplé d‘étranges
créatures hostiles et colorées. Je vois des serpents géants, des loups garous et
d’autres choses indéfinissables que je préfèrerai ne jamais avoir en face de moi.
Nouvelle recommandation de mon mentor :
« Evitez de passer devant cette porte. Derrière elle se trouve un monstre capable,
même au sein de sa peinture, d’aspirer la force vitale des personnes passant devant.
Nous l’avons mis en quarantaine, mais on n’est jamais trop prudent, surtout avec des
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êtres aussi pernicieux. »
Petite pause pour que je puisse profiter de l’environnement sonore et de la
dernière remarque. J’ai bien l’impression que mon guide prend plaisir à me faire
peur. Justement, il jette un coup d’œil par la fenêtre, puis se met à fixer le couloir
animé de bruits variés.
« Je n’aime pas beaucoup cette pluie… Elle dure depuis des semaines, et le manque
de lumière solaire excite les créatures. Elles se ragaillardissent chaque jour un peu
plus… En plus, l’humidité abime les toiles. »
Je me serais bien passé de ce commentaire. A présent, je crois que j’aurai
du mal à dormir cette nuit. Merci, Azarius ! Au moins, j’en suis maintenant sûr : il a
préparé son texte.
« Ils ne peuvent pas sortir, au moins ? » demande-je en hésitant.
« Non. Même au fait de leur puissance, ils ne pourraient pas sortir de leurs geôles.
Le seul moyen de s’échapper et de faire en sorte que le tableau soit gravement abimé
ou détruit. Vous ne courrez donc aucun risque. Si vous ne faites pas de bêtises,
évidement. »
Nouveau silence oppressant de la part de mon mentor tandis que les
bestioles s’en donnent à cœur joie. Je suppose qu’elles sont ravies d’avoir un
nouveau à effrayer. Les paroles d’Azarius ne me rassurent qu’à moitié, mais je décide
de ne pas écouter mon autre moitié, celle qui a la frousse de ces trucs-machins
bruyants.
« Bien, maintenant que la visite est finie, nous pouvons redescendre » me propose
Azarius.
« Mais… il reste un étage, non ? »
« Un étage ? » me demande mon mentor, légèrement crispé.
« Oui, de l’extérieur, j’ai vu un étage en plus. »
Azarius me considère un long moment, puis me répond enfin.
« Vous êtes peut-être un peu trop observateur, en fait. Toutefois, je ne vais pas vous
mentir afin d’éviter des désagréments. Au dernier étage, qui vous est interdit, se
trouvent des démons. »
« Des démons ? » répète-je en me rappelant toutes les vieilles légendes que l’on
m’avait raconté quand j’étais gamin. « Je croyais qu’ils avaient disparus. »
« Disons que ceux qui n’ont pas été emprisonnés sont partis. On ne se débarrasse
jamais vraiment de ces calamités. Maintenant, je tiens à être clair : vous ne devez en
aucun cas, pour aucune raison et sous aucun prétexte monter dans leur étage. Ces
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
êtres sont si puissants qu’ils pourraient vous tuer, même enfermés dans des
tableaux, même derrière des runes de protection. Je ne vous dis ces choses que
parce que si je ne l’avais pas fait, vous y seriez un jour ou l’autre monté pour jouer
les curieux, et je me serais retrouvé avec un nouveau cadavre sur les bras. Je tiens
donc à ce que cette porte reste close. »
Je tique en entendant « nouveau cadavre », mais je n’ajoute rien. Je devine
parfaitement ce qui est arrivé au collègue en question, mais je ne souhaite pas en
savoir plus. La réputation des démons est déjà bien étayée, alors je me passerai des
détails.
« C’est la curiosité qui a tué le chat » murmure-je.
« Elle vous tuera avec la même facilité, alors n’allez pas la titiller » me fait
remarquer Azarius. « Maintenant que nous avons visité tout le manoir, nous allons
redescendre pour que je vous explique vos tâches et votre quotidien. Suivez-moi. »
***
Il est vingt heures et je suis dans la salle à manger. Les tableaux de cette
pièce sont, comme je l’avais supposé, animés puisque que leurs regards méprisants
son constamment tournés vers moi, et ce où que j’aille. Je ne vais vraiment pas aimer
cette pièce, du tout !
Azarius m’a dit qu’il avait préparé une petite collation en vue de mon
arrivée. Je n’ai, comme d’habitude, aucune information sur les qualités de cuisinier
de mon hôte. J’ose espérer que son âge supposément avancé lui aura permis
d’acquérir des connaissances en cuisine. Si ce n’est pas le cas… je préfère ne pas y
penser. En tout cas, j’imagine bien Azarius vêtu d’un tablier de cuisine. C’est
grotesque… Je crois que je commence à être fatigué, je deviens tordu. Je suppose
que le voyage en train m’a épuisé. Bref, j’ai devant moi couteau, fourchette, serviette
et verre. Je suppose qu’il est en cristal. Les ancêtres ne devaient pas aimer boire du
vin dans de la vulgaire verroterie.
Enfin, Azarius arrive avec une assiette et la pose devant moi. Au menu ce
soir, cuisse de poulet, petits pois et carottes. Je ne sais pas trop ce que je dois
penser. Je prévoyais quelque chose de soit plus frugal, soit plus raffiné. Je veux dire,
Azarius ressemble plutôt à quelqu’un de distingué. C’est vrai ça ; qu’est-ce qu’il
mange ? Les ombres mangent-elles, au moins ? Elles n’ont pas de bouche, mais peutêtre ont-elles un autre moyen. Encore une donnée à chercher dans une hypothétique
bibliothèque. Pourvu qu’il y en ait une…
« Vous ne mangez pas ? » me demande Azarius.
« En fait, Je comptais vous poser la même question. »
« Vous êtes bien curieux mais peu renseigné » me signale mon hôte en retournant le
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couteau dans la plaie de mon ignorance. « Si vous avez besoin de le savoir pour
commencer de manger, je vais volontiers vous répondre. Les ombres ne mangent
pas. J’ose espérer que vous avez songé au fait que les ombres n’ont pas de bouche
avant de poser cette question. Maintenant, je vous suggère d’entamer votre repas. Je
tiens à ce que vous vous couchiez tôt pour être apte à travailler dès demain. »
Maintenant qu’il m’a expliqué en quoi consiste ma tâche dans ce manoir, je
pense que je ne serai pas si dépaysé que je l’imaginais. Tenir des dossiers sur les
détenus, l’état de leur tableau et leur état à eux aussi. Rien de très palpitant, mais je
vais devoir faire des visites aux pensionnaires. Charmante perspective… J’aurais
largement préféré m’occuper des archives du centre des juges. Depuis qu’un esprit
qui s’est cru malin a fichu le bazar là-bas, ils doivent tout reclasser. Des siècles de
condamnation de créatures magiques dans un bâtiment entier… Il parait qu’ils en
ont pour encore plusieurs années. En y réfléchissant bien, je crois qu’ici et là-bas se
valent plus ou moins, à ce détail près que « là-bas », je ne risque pas de me faire
agresser par une peinture. C’est ridicule, dit comme ça. « Ci-git Hugues Callidre,
mort suite à son agression par un tableau… » Je ne crois pas que ce genre d’épitaphe
soit retenu pour le tragique du décès. D’un autre côté, « mort enseveli sous de
vénérables compte-rendu de procès » ne sonne pas forcément mieux.
Bon. Rappelle-toi ce que te disait ta garce de grande-sœur : « Penser
positif ! » Bien, bien, bien : qu’y a-t-il de positif dans ma situation ? Hm… Je suis
encore en vie. Pour le moment, du moins. Je suis payé, mais juste assez pour ne pas
être considéré comme bénévole. Je vois du pays ? Entre la lande desséchée et les
bois maudits dans lesquels le grand méchant loup a dû égorger le petit chaperon
rouge, sa grand-mère et le chasseur après les avoir violés, je ne suis pas totalement
sûr que ce soit le meilleur argument que je puisse trouver. Ma rencontre avec
Azarius est-elle quelque chose de positif ? Il est trop tôt pour en juger… Hum ! Qui
pourrait bien envier ma situation ? Un suicidaire, sans doute. Pas de chance, je n’ai
pas envie de mettre fin à mes jours.
Si, il y a un point positif malgré tout ! La cuisine d’Azarius. Je ne suis pas
expert en cuisses de poulet, mais je sais dire si elles sont bonnes ou non, et celle qu’il
m’a servie est délicieuse. Mon hôte sait faire la cuisine ! Alléluia ! C’est un miracle.
Je suis d’autant plus content que moi, je ne sais pas cuisiner, sauf si l’on considère
que les nouilles au beurre appartiennent à l’art culinaire. Bref, mon estomac
m’ordonne de manger et je suis heureux de lui obéir. Je mange toutefois avec classe
puisque « grand chef cuisinier » est encore dans la pièce. Peut-être pourrai-je lui
demander de m’apprendre à cuisiner. Quand bien même il ne m’apprendrait qu’à
cuire du poulet et des légumes, je lui en serais éternellement reconnaissant. Ce diner
parvient à me faire oublier l’ambiance lugubre, les prisonniers maléfiques et les
bruits désagréables en provenance du troisième. Je pense que pour ce soir, je vais
essayer de ne pas trop m’en faire.
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
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Azarius avait raison : on entend très bien les monstres du troisième. Je
sens le glissement du serpent à côté de moi. Le rire des sorcières n’est pas non plus
ce que je considère comme rassurant. Mon Dieu. Je retire ce que j’ai dit tout à
l’heure : qu’est-ce que je fais là ? Je pensais que ce déplacement serait une
promotion, pas une punition ! A la fois, à quoi je m’attendais ? Etre muté dans une
prison… Si je m’en sors, je crois que je vais me faire engager pour le classement chez
les juges.
Un coup de tonnerre me rappelle qu’il pleut. Bien évidement : travail
pourri donc temps pourri. C’est désespérant. Au moins, je ne suis pas seul, mais ça y
ressemble. Azarius n’affiche aucune émotion. Il est plutôt froid et je trouve qu’il est
un peu trop calculateur pour être sympathique. Quoiqu’il fasse bien la cuisine. Je me
demande si le fait d’être une ombre permet de mieux tenir quand on est seul. Est-ce
que les créatures autres que les humains ressentent elles aussi des émotions ? De la
colère ? Sans doute. De la joie ? Aussi. De la tristesse ? Je vois mal Azarius pleurer,
d’autant plus qu’il n’a pas d’yeux. Bon, il faut admettre que ce n’est que le premier
jour. Je ne peux pas encore juger mon mentor. Remarque, on raconte que la
première impression est souvent la bonne. Je ne sais plus où j’en suis. Je regrette
déjà le sourire d’Amélie.
Je me demande ce qu’ils font, pendant ce temps, au bureau. Est-ce qu’ils
s’interrogent sur ce qu’il m’arrive ? Est-ce qu’ils pensent à moi ? J’aimerai y croire,
mais eux n’ont pas besoin de réconfort. Eux, ils sont déjà ensembles. J’aurais dû
saisir ma chance avec Amélie. J’aurais dû lui parler avant de partir. Maintenant, c’est
trop tard. Il n’y a pas de réseau, ici. Par miracle, il y a une prise à laquelle je peux
brancher mon ordinateur, mais c’est tout. Pas d’internet, donc pas de mail. Il parait
que ce lieu doit rester isolé. Azarius m’a bien fait comprendre que certains des
démons avaient autrefois des disciples qui peuvent leur être encore fidèles. Que se
passerait-il si un de ces fanatiques nous attaquait pour délivrer son maître, et
éventuellement tout le monde dans ce fichu manoir ? Je ne suis absolument pas prêt.
Je n’ai jamais affronté la moindre créature maléfique, je n’ai jamais croisé la route
d’un sorcier démoniaque. D’accords, j’ai déjà vu des reportages sur le sujet comme
les agressions dans les endroits louches, mais c’est tout. Ils donnaient juste les
consignes pour survivre, pas pour se défendre. Franchement, qu’est-ce que je fais
là ?
Est-ce que je suis en sécurité avec Azarius ? Je crois que lui ne risque rien,
mais moi, dans l’histoire ? Est-ce qu’il pourrait me défendre ? Il peut faire des tours
de magie : je l’ai vu allumer les lustres et déverrouiller la porte de ma chambre avec
dieu sait quel pouvoir. Que sait-il faire d’autre ? Moi, je ne sais rien. C’est clair : je ne
suis au courant d’absolument rien. Aucune info, même pas un petit conseil. Je suis
complètement perdu. Trop de questions, trop d’incertitudes pour dormir. Je n’arrête
14
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
pas de me retourner. Peut-être que je pourrai demander à Azarius de m’enseigner
quelques trucs, au cas où. Bah ! Demain est un autre jour. J’espère qu’il fera beau.
***
Bon. Tant pis, il ne fait pas beau. Pas beau du tout. J’entends la pluie
tomber de dessous ma couverture. Je suis encore à moitié endormi quand Azarius
toque à la porte. Malgré ma fatigue, je demande :
« Qu’est-ce qu’il passe ? »
Bon, ça, c’est ce que j’aurais aimé dire. En réalité, je n’ai réussi à bafouiller
qu’une espèce de « quoi qui gna ? » assez pathétique. Soit Azarius ne m’a pas
compris, soit il attend une question mieux formulée car il toque à nouveau. Qu’il
entre ! Ah, non, c’est vrai. « Je ne m’iscimierai… quelque chose… » Aïe ! J’ai mal à la
tête. Il avait dit quelque chose, hier. Bref, il n’entrera pas tant que je ne l’en aurai
pas autorisé.
« Tu peux entrer… » dis-je d’une voix dans laquelle transparait tout mon manque de
motivation.
Finalement, j’aurais peut-être dû ne pas autoriser Azarius à entrer. En
effet, il soulève ma couverture en me débitant un flot de parole dont seuls quelques
mots m’atteignent.
« Debout ! Il est déjà 9h ! Il y a du travail. Allez, vous n’êtes pas ici pour vous tourner
les pouces ! Sortez de votre lit ! Et plus vite que ça ! »
Au secours… Ma tête me torture, et Azarius aussi. Première journée : que
du plaisir ! Je n’aurais jamais pu penser que mon mentor puisse être aussi motivé
pour quoi que ce soit, et le travail moins que tout.
« C’est bon, on a toute la journée pour remplir ces damnés rapports ! » dis-je en
m’imaginant qu’Azarius va se calmer.
Peine perdue. Il parvient à me mettre debout et m’envoie m’habiller.
Quelques minutes plus tard, j’arrive en titubant dans la cuisine. Azarius m’a sorti de
quoi prendre un petit déjeuner même si lui ne mange pas. Il faudra que je le
remercie. Je pense qu’une tasse de thé me fera du bien. Mon crâne me fait toujours
aussi mal. Y-a-t-il de l’aspirine ? Je doute qu’il y ait une pharmacie à proximité. Je
suis crevé. J’ai passé une nuit quasiment blanche. Au final, j’ai tout de même réussi à
m’endormir, mais 2h de sommeil, ça ne me suffit pas.
Je finis ma vaisselle. Je crois que je dois aller voir Azarius pour qu’il me
mette au courant de l’ordre du jour. Où est-il ? Dans le salon ? Non, il n’y est pas.
Salle à manger non plus. Il a oublié de me montrer une pièce, ou quoi ?
« Et vous cherchez ? »
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Je sursaute en entendant cette voix derrière moi. Je ne sais pas comment,
mais Azarius parvient à surgir derrière moi sans que je m’en rende compte. Il a déjà
fait ça hier soir alors que j’allais me coucher. Je me mets à gesticuler en reprenant
mon souffle. Je ne parviens toutefois qu’à émettre des bruits inintelligibles. J’arrête
vite de bouger mes bras car cela me cause des douleurs dans ma cervelle.
« Je n’ai jamais été très doué pour les mîmes, alors allons travailler » me coupe
Azarius. Autoritaire et aucune pitié pour ma pauvre petite tête…
Il me mène à une porte que je n’avais pas vue la veille. Il la déverrouille en
effleurant la poignée du bout des doigts. La porte s’ouvre sur une grande
bibliothèque. J’avais raison. Il y a bien des livres dans cette prison.
« Alors, ces étagères sont pour les livres. Vous pourrez ainsi vous documenter sur les
diverses personnes présentes en ces lieux. »
J’y compte bien.
« De ce côté, ce sont les dossiers des pensionnaires. Enfin, là, vous avez les comptes.
Des questions ? »
« Est-ce que vous pourrez m’enseigner des trucs magiques ? Je ne sais pas, moi,
allumer les lustres, ouvrir les portes ou autre ? »
« Je ne me rappelle pas que professeur de magie faisait partie de mes attributions.
Quelles sont vos motivations ? »
« Bon, j’avoue… Ce sont vos histoires de disciples des démons qui m’inquiètent… Je
ne sais pas me défendre contre les créatures maléfiques. J’osais espérer que vous
pourriez m’apprendre ce genre de choses. »
Comme il en a l’habitude, Azarius me fixe longuement avant de me
répondre.
« Qui vous a dit que je sais me défendre contre les créatures maléfiques ? Si ça
trouve, je suis encore plus vulnérable que vous. Admettez que ce ne serait pas
pratique. »
Zut. Je n’y avais pas songé. Ça me semblait pourtant évident qu’il devait
maitriser des techniques de combat. Normalement, quand on est gardien d’une
prison, on… Qu’est-ce que j’en sais ? Oh, misère de misère. Et mon mal de tête qui ne
s’arrange pas… S’il connait au moins deux-trois sorts de soulagement des
souffrances, je pense que ce sera déjà pas mal…
« Si vous voulez vraiment savoir, je sais effectivement utiliser la magie offensive et
défensive » me révèle enfin Azarius. « Vous avez de la chance. »
« Vous pourriez me les enseigner ? » demande-je immédiatement.
16
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Temps de toise. J’en profite pour regarder quelques-uns des livres sur les
bibliothèques. Créatures étranges, créatures maléfiques, sorcières, esprits mauvais,
tout savoir sur les spectres… Lecture agréable en perspective. Je crains que ce ne
soient là mes livres de chevets pour les mois à venir. Pour le moment, je ne me sens
pas vraiment prêt à lire quoi que ce soit.
« C’est d’accords » finit par dire Azarius. « Je vous apprendrai à vous servir de la
magie… »
Je manque de lui sauter au cou, mais j’ai trop mal à la tête pour le faire. Et
puis, ce serait inconvenant ; je crains qu’Azarius soit assez prude. Je doute qu’il
parvienne à se trouver un jour une petite amie, si cela se fait chez les ombres, bien
évidement.
Céphalée ! Je ne sais pas pourquoi ça me revient, mais le nom scientifique
pour « maux de tête » est « céphalée ». Ça me fait une belle jambe. Je me masse le
front pour essayer de calmer la douleur quand Azarius remarque mon manège.
« Mal à la tête ? » me demande-t-il. « Je peux arranger ça. Si vous le voulez, bien
sûr. »
Je ne sais pas s’il le fait exprès ou non, mais il sort souvent des
incongruités. Bien évidemment, que j’ai envie qu’il me débarrasse de ma
« céphalée » !
Azarius presse son index et son majeur sur mon front, puis les retire pour
recroiser ses mains derrière son dos.
« Voilà. Je crois que vous travaillerez mieux ainsi. »
Le fourbe. J’aurais dû me douter qu’il ne me guérirait pas par pure
mansuétude. Je sais maintenant à quoi m’en tenir. Bon, maintenant que ma tête va
mieux, je vais pouvoir me mettre en quête d’un ouvrage susceptible de me
renseigner sur la nature profonde d’Azarius.
***
« Les ombres sont des êtres qui n’ont pas été dotés d’un corps lors de leur création.
Ainsi, il peut exister des ombres de végétaux, d’animaux ou plus simplement d’êtres
humains. Une ombre est immortelle, et seul un éclairage intensif peut la faire
disparaitre. »
Finalement, j’ai réussi à trouver un livre pour en savoir plus sur mon hôte.
« Les créatures magiques usuelles » de Claude Gravin. Un illustre inconnu à qui ma
mémoire ne réservera pas de place. Voilà, il a passé sa vie à écrire des bouquins et
ses lecteurs ne daignent même pas se souvenir de lui. La justice n’est pas le point
fort de la vie. Bref, il faut que je finisse mon chapitre au plus vite avant qu’Azarius ne
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
me surprenne en train de ne pas faire mon travail.
« Les ombres sont par nature collées aux objets matériels et constamment
raccordées à d’autres ombres. Ainsi, elles peuvent se déplacer sur les surfaces et se
fondre dans les espaces ombragés. Leur influence est limitée à cause de leur
immatérialité, mais une ombre humaine possède malgré tout la parole. »
Azarius ne corresponds pas vraiment à cette description. Il ne touche pas
le sol, il manipule les objets et je peux témoigner qu’il n’est pas immatériel. Je me
souviens encore de mon réveil précipité… La fin de l’article m’en apprendra sans
doute plus.
Bla, bla, bla… ombres animales, ombres transparentes, ombres
pernicieuses… Le titre de cette dernière partie résume assez bien mon mentor, mais
rien d’intéressant dedans. Transformation en ombre, malédictions, ombres
arrachées… Arrachées ? Ce doit être ça.
« Il est possible de séparer une ombre de son support par un rituel communément
appelé « arrachage ». Il permet à une ombre de devenir matérielle et
pluridimensionnelle, et ainsi interagir physiquement avec les objets. Toutefois, ce
rituel demande une grande puissance magique, et comme son nom l’indique, il faut
arracher l’ombre de son support. Cette dernière partie peut être particulièrement
douloureuse, voire entrainer des lésions majeures dans la structure de l’ombre. »
Ah… Je… je ne sais pas quoi dire. « particulièrement douloureuse »…
J’essaie d’imaginer un tel rituel, mais je ne parviens pas à me représenter la scène.
Au final, c’est sans doute mieux ainsi. Je jette tout de même un dernier coup d’œil au
chapitre pour voir s’il y a d’autres informations importantes.
« Si jamais une ombre arrachée touche le sol de son pied, elle se verra retourner à sa
condition première. »
Après cette lecture, je me demande si Azarius est le meilleur gardien
possible pour cette prison. Certes, il est immortel et maitrise la magie. Par contre, il
est vulnérable à une trop forte lumière et s’il revient sur le sol, il ne sert plus à rien.
En même temps, je ne sais pas si un humain serait plus efficace… Hm… J’en ai appris
plus, mais je ne sais toujours pas grand-chose. Il faudra que j’épluche d’autres livres.
Je vais reposer le livre sur son étagère poussiéreuse. Je retourne ensuite
m’assoir et place un dossier devant moi. Un dragon nommé Pyrostome. Il a détruit
beaucoup de villes et encore plus de villages, il a brulé des gens, en a mangé
d’autres, il a volé des richesses… Bon, pour tous ses crimes, il a été condamn…
« Tout se passe-t-il pour le mieux ? »
Je sursaute et envoie mon stylo fendre l’air. Azarius est encore une fois
apparu juste derrière moi. Je le hais quand il fait ça ! Par contre, j’ai eu de la chance
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
qu’il fasse sa visite surprise après que j’ai reposé mon bouquin. Je pense qu’il l’aurait
mal pris. Je respire un grand coup.
« Je ne supporte pas quand vous surgissez de nulle part pour me faire faire un
infarctus ! »
« Vous m’avez mal compris. Je vous demandais si tout se passait bien avant que
j’arrive » me répond Azarius.
« Oui, tout allait pour le mieux » dis-je en insistant sur le « allait ». « Je suis en train
de m’occuper du cas du dragon Pyrostome. »
« Ah… »
J’ai bien l’impression qu’Azarius connait ce dragon. Pourquoi ? Question
supplémentaire, mais je ne pense pas que je vais trouver une réponse, cette fois-ci.
Plus j’en apprends sur lui, moins j’en sais. C’est assez agaçant.
« Bon… Je vais vous laisser, dans ce cas… »
Je n’avais jamais vu Azarius dans cet état. Il n’est pas spécialement
troublé, mais le contraste avec son humeur habituelle est assez inquiétant. Je ne
saurai dire s’il est mélancolique ou inquiet, mais moi, je ne suis pas vraiment
rassuré. Je crois que vais lire la suite du dossier de ce dragon.
***
Une semaine que je suis là. Une semaine que la pluie continue de tomber.
Une semaine de dossiers en tout genre. Je n’en peux déjà plus. En plus, je n’ai rien
appris sur Azarius. De temps en temps, il regarde une fiche avec un drôle d’air, mais
il n’y a jamais rien d’important dessus. Allez, zou ! Autre détenu. Golem : pas de nom,
crime divers, perpétuité. Bon, je vais examiner son tableau, ça me fera une pause.
Je m’arrête brusquement. Quelqu’un vient de toquer à la porte du manoir.
Non, j’ai dû rêver. Qui pourrait bien venir ici ? Un sorcier maléfique sans doute. Ha,
ha, ha… Je vais prudemment voir qui se trouve sur la pallier. Si quelqu’un s’y trouve.
Pas besoin d’ouvrir la porte. Une dame d’une soixantaine d’années attend
déjà dans le hall. Elle est en train d’accrocher sa cape de pluie trempée sur le portemanteau. Elle porte une robe grisâtre et ses cheveux, de la même couleur que sa
robe, présentent encore des traces de jaune par-ci par-là. Son visage est très pâle.
Elle a un regard perçant et une bouche pincée. Vu comment elle me fixe, j’ai
l’impression qu’elle est en train de lire dans mon esprit. Elle me met très mal à
l’aise…
« Azarius est-il là ? » me demande la vieille dame.
« Ilsa ? » s’écrie –ou plutôt dit un peu plus fort que d’habitude- Azarius. « S’est-il
passé quelque chose ? »
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
« C’est à peu près ça » réponds la dénommée Ilsa en s’avançant dans le salon.
Azarius la suit, et moi, ne sachant quoi faire, je les rejoints. Dès le moment
où je pénètre dans la pièce, Ilsa recommence à me vriller du regard. Mon mentor
s’aperçoit de sa méfiance et intervient pour justifier ma présence.
« Tu vois là Hugues Callidre, mon nouvel « assistant ». Il est ici pour m’aider dans…
pour m’aider. »
Ilsa plisse les yeux, puis relâche son attention de moi. Elle se tourne alors
vers Azarius et sort d’une poche un paquet de carte. Je suis quasiment sûr qu’il s’agit
de cartes divinatoires bien que je n’en ai vues que très rarement. Tout à coup, Ilsa
chancelle et s’appuie sur le guéridon.
« Assied-toi » la prie Azarius. « Quelle heure est-il ? »
« Il doit être quatorze, quinze heures » réponds la veille femme en s’asseyant dans
un fauteuil. « Au moins soixante-dix ans… »
Je ne saisis pas vraiment le sens de sa dernière remarque, mais comme
mon mentor a l’air de comprendre, je ne m’inquiète pas. Celui-ci a d’ailleurs jugé
qu’il est temps de m’expliquer deux-trois trucs.
« Je vous présente Ilsa. Elle est une sorcière travaillant pour la SSS. Son rôle est de
garder l’accès au manoir côté forêt. Elle habite à environ une heure d’ici. »
« Enchanté » dis-je en m’inclinant légèrement. Ilsa me remercie en hochant
doucement la tête.
« Passons aux affaires urgentes » suggère-t-elle. « Ce matin, j’ai décidé de consulter
mes cartes. Elles ne mentent jamais, tu le sais bien. J’ai placé mes cartes comme il
faut, j’en ai tiré trois, comme d’habitude, puis j’ai commencé à les retourner. »
Sur ce, elle prend la première carte du paquet en main et la montre à
Azarius. Elle est bleue et en son centre se trouve un grand cercle céruléen. Je ne sais
pas grand-chose au sujet de la divination et ce genre de niaiseries pour bonnes
femmes, mais je sais que ce symbole est celui de l’eau.
« J’ai supposé que cela pouvait avoir un lien avec cette pluie qui tombe depuis
bientôt un mois » explique Ilsa. « Je suis sûr qu’elle n’est pas naturelle. Je flaire le
maléfice ; oh oui, je le sens ! »
« Le maléfice ? » s’étonne Azarius. « Qui pourrait avoir un quelconque intérêt à faire
pleuvoir ? »
« Je ne sais pas encore, mais j’en suis sûr : un maléfice ! »
Elle y croit dur comme fer, à son histoire de mauvais sort.
« Et la deuxième carte ? » demande mon mentor.
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
« Les ténèbres. » révèle la sorcière en tendant une carte noire. « C’est pour cette
raison que je suis venue ici. Tu es peut-être l’ombre dont parle la carte. »
Azarius ne réponds rien, mais prend la carte et la fixe silencieusement.
« Que dit la troisième ? » interroge-t-il sans quitter la carte des yeux. Enfin, des yeux,
façon de parler…
Ilsa, sans un mot, expose une carte non retournée.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? » s’exclame Azarius en l’attrapant. « Elle ne s’est pas
révélée ? »
En effet, alors qu’une des deux faces devrait afficher un signe quel qu’il
soit, les deux sont identiques. J’aimerais l’examiner de plus près.
« Je peux ? »
De nouveau, la vieille dame tourne la tête vers moi, mais cette fois-ci, il n’y
a pas de méfiance ou d’animosité dans son regard. Je ne sais pas ce qu’elle a vu,
mais elle a l’air assez surprise. Azarius, quant à lui, me tends la carte. Je la saisis,
mais quand je la retourne, le verso a changé.
Une sorte de « b » horizontal de couleur violacée. Je n’ai aucune idée de ce
que ça signifie. Toutefois, ce symbole semble plus éloquent pour mes deux collègues.
Mon mentor n’affiche aucune expression, mais je sens qu’il est soudainement plus
tendu ; Ilsa a quant à elle un mouvement de recul dans son fauteuil. Je crois que j’ai
besoin d’éclaircissements.
« Le passé… » murmurent les deux en même temps.
« Il est lié au tient » ajoute la sorcière. « J’ai bien l’impression que ta présence en ces
lieux n’est pas fortuite. Cette carte est un mauvais présage ! Un malheur va arriver,
j’en suis certaine ! Un malheur ! Tu m’entends, Azarius ? Il va se passer quelque
chose de mauvais, et ça te concerne ! » conclut-elle en me montrant du doigt. Elle a
l’air d’une prophétesse folle.
« Du calme ! Du calme ! » tente Azarius. « La prédiction est bien trop vague pour que
l’on puisse en tirer quoi que ce soit pour le moment. Il nous faut garder notre
calme. »
« Je t’aurais prévenu, Azarius ! » réplique aussitôt Ilsa, visiblement vexée. « Et toi
aussi, jeune homme ! Essaie donc de raisonner cette tête de mule : une menace pèse
sur ce manoir. Si jamais quelque chose survenait ici, vous pouvez en imaginer les
conséquences ! Je vous aurais prévenus ! » répète-t-elle.
Je pense qu’Azarius se figure bien mieux que moi les conséquences en
question ; il crispe sa main et n’ajoute rien. Grand silence oppressant.
21
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
« Tu resteras bien prendre le thé ? » demande finalement mon mentor.
Ilsa hésite quelques instants, puis soupire en fermant les yeux.
« Bien. J’accepte ton invitation, misérable inconscient. » dit-elle avec un léger ton de
plaisanterie.
***
Le thé est fini depuis au moins deux heures, mais Ilsa ne semble pas
pressée de partir. Je crois même que le thé l’a détendue : Azarius et elle sont partis
dans leurs souvenirs. Ils racontent leurs combats avec dieu sait quel monstre. Et tel
loup-garou qui aurait manqué de peu la sorcière, et tel démon qui aurait tué un ami…
Ils doivent être très, très vieux. A les entendre, ils chassaient déjà des créatures
maléfiques au XVème siècle. Je suppose que pas mal des trucs qu’ils ont affrontés se
sont retrouvés ici, et y sont toujours. C’est peut-être pour cette raison qu’Azarius
semble attristé par certains des dossiers. Un collègue perdu par-ci, des victimes
civiles par-là… Ça n’a pas dû être agréable, pour aucun des deux. Quand Ilsa
demande comment va un certain « Andrew », Azarius répond qu’il ne l’a pas vu
depuis longtemps, mais qu’il va sans doute repasser bientôt. De la visite ?
« Oh, mais il est déjà dix-neuf heures ? » s’écrie Ilsa. « Je vais devoir y aller, mein
Schatz. »
Mein Schatz ! Elle a appelé Azarius mein Schatz ? Je ne suis pas prêt
d’oublier ça. Ilsa finit sa tasse et se lève de son fauteuil. C’est bizarre, elle a l’air plus
vieille. Elle l’est, même. Ses cheveux sont tout à fait blancs et son visage est bien
plus ridé. Par contre, elle semble bien plus pimpante que tout à l’heure. Sans doute
que deux ou trois tasses de thé lui ont redonnée de l’énergie. Azarius la
raccompagne jusqu’à la porte. Je vais tenter ma chance pour voir si je ne peux pas en
apprendre plus.
« Voulez-vous que je vous raccompagne ? »
« Rhô, tout de même pas » répond-t-elle avec un sourire. « Je ne suis pas encore
assez vieille pour avoir besoin de me faire raccompagner. Et puis, de toute façon, je
suis venue avec mon balai. »
« Tu utilises encore cette antiquité ? » demande Azarius. « Tu l’avais déjà quand on
s’est rencontré. Tu devrais employer un moyen de transport plus moderne. »
« Dis-donc, toi. Il est à peine plus âgé que moi, je te signale. Bon, je vous laisse.
Gutten Abend. »
Sur ce, elle met sa cape de pluie, récupère son véhicule qu’elle avait posé
dans le hall, sort, fait quelques pas et s’envole dans un grand cri de joie. Azarius
referme la porte quelques instants après. Tant pis pour mes interrogations, mais ce
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
n’est que partie remise. Par contre, Azarius est toujours là.
« Alors, mein Schatz, que fait-on à présent ? »
« Appelez-moi encore une fois de cette manière et je vous désolidarise la tête des
épaules » me réponds sans sourciller mon mentor.
Heu… C’est une menace sérieuse, ou il plaisante ? Dans le doute, mieux
vaut changer de sujet rapidement.
« Il y a quelque chose qui m’intrigue chez Ilsa. Quand elle est partie, elle avait l’air
beaucoup plus vieille qu’avant. »
Nouveau moment de toise. Ça sent la révélation qui tue !
« Je pense que vous êtes désormais assez impliqué ici pour en savoir plus. »
J’avais raison. C’est parti les réponses.
« Vous et moi sommes loin d’être seuls, ici. En tout, quatre personnes gardent ce
manoir ; cinq avec vous. Ilsa garde la forêt, Andrew la plaine, Nikolaï le ciel et moi le
manoir. »
« Le ciel ? Et je n’ai vu personne dans la plaine en arrivant. »
« Vous auriez en effet eu du mal à remarquer Andrew : c’est un spectre. Quant à
Nikolaï, c’est un dragon. »
Une ombre, un spectre, une sorcière et un dragon comme gardiens d’une
prison pour créatures maléfiques… Ça me semblerais presque contre-productif, mais
Azarius a été très clair lors de mon premier jour : pas d’amalgames. Pas contre, ça
ne m’explique pas pourquoi ils ont été choisis. Je ne dis pas que la SSS est raciste,
mais elle a plutôt tendance à employer des humains. Je n’ose pas poser la fameuse
question, je crois qu’Azarius pourrait très mal le prendre.
« Savez-vous pourquoi nous avons été choisis pour garder cette prison ? » me
demande-t-il.
« Euh… Non. » bredouille-je, soudain envahi d’une gratitude sans bornes.
« Vous vous doutez bien que pour assurer la sécurité d’une telle prison, il fallait
trouver des personnes qui n’aient pas besoins d’être « remplacées », si vous me
permettez. Il était nécessaire de changer le moins possible de gardiens afin
d’éviter… bien des problèmes, entre autres. Conséquemment, des hommes ne
suffisaient pas à la tâche. De plus, les pouvoirs des humains sont assez limités, le cas
contraire indiquant une pratique de magie noire. »
Petite pause afin que je digère les informations.
« Comme vous le savez sans doute, les spectres ainsi que les ombres sont à peu près
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
éternels. Les dragons sont quant à eux dotés d’une extrême longévité. »
« Et Ilsa ? » le coupe-je. Parce que franchement, je ne vois pas ce qu’une femme qui
vieillit à toute blinde fait ici.
« Comme vous l’avez remarqué, Ilsa atteint assez rapidement un âge avancé. Vers
minuit, elle doit avoir autour de cent-vingt ans. Toutefois, lors du passage d’un jour
au suivant, elle regagne sa jeunesse. Ainsi, chaque journée, elle accomplit un cycle
lui garantissant une quasi-immortalité. »
« Et moi, dans tout ça ? »
Azarius croise ses bras dans son dos.
« Vous ? A dire vrai, je n’en sais rien. Je savais juste que l’on m’enverrait un
assistant, mais la raison ne m’avait pas été communiquée. »
« C’est illogique ! La SSS a mis en place une défense incroyable autour de ce manoir,
et un simple humain peut y débarquer comme ça ? Vous êtes sûr que l’on ne vous a
rien dit ? »
« Je l’ai affirmé et suis prêt à le répéter. Sachez tout de même que l’ordre m’est
parvenu de Mme Vannelières. Je ne suis pas en droit de remettre en cause ses
ordres, vous vous en doutez bien. »
Mme Vannelières est à l’origine de ma mutation ? La grande patronne de la
SSS a décidé que je devais venir ici ? La situation est de plus en plus bizarre. D’un
seul coup, je ne le sens plus du tout, ce manoir.
« Vous avez quelque chose à ajouter ? » demande-je. « Sinon, je crois que vais aller
me coucher. Ça fait un peu trop pour moi en un soir. »
« Hm… Je peux aussi vous faire part de mes inquiétudes. »
Je ne sais pas pourquoi, mais je suis comme figé. Sand doute le mot
« inquiétudes ». Je n’arrive pas à dire quoi que ce soit. Je n’arrive pas à bouger. La
peur me saisit soudain à la gorge.
« Nikolaï est vieux, à présent. Je ne lui donne même pas un siècle. Ilsa est
dépendante de son sort de jeunesse qui risque un jour de s’arrêter. Andrew a entamé
vers la fin du siècle précédent sa phase d’évanescence. Quant à moi… Disons que je
me fais vieux. Nous sommes tous quatre entrés en fonction au même moment : notre
fin s’approche chaque jour dangereusement. Hélas… Nous n’avons plus vraiment
notre place en ce monde moderne. Les autres entités magiques non plus. La magie
non humaine n’aura bientôt plus lieu d’être, et nous disparaitrons tous, je le sens
bien. La SSS est un des derniers remparts avant notre fin inéluctable. Il suffit de voir
les spectres : les seuls qui apparaissent encore sont maléfiques. Le monde change,
les peuples doivent évoluer avec. Nous, nous faisons partie du passé ; nous n’avons
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
pas de futur. Plus le temps va, plus mon impression se confirme. L’avenir est chaque
jour un peu plus gris… »
…
Je… non… ce, ce n’est pas possible… Je n’aurais jamais pu voir les choses
comme ça. Je ne sais plus quoi penser. D’un seul coup, je viens de perdre mes
repères. Tout me paraissait si simple avant. Mais maintenant… Azarius m’en a trop
dit. Je vais me coucher.
« Bonne nuit » souffle Azarius, avec une nuance d’excuse dans la voix.
***
« Qui t’es, toi ? »
« Moi ? Je m’appelle Hugues Callidre. »
« Et tu fais quoi dans la vie ? »
« Je suis employé à la SSS. En ce moment, je suis en fonction dans un vieux manoir
qui sert de prison. »
Le gamin me regarde avec un air étrange. A côté de lui, une petite fille fixe
le sol d’un visage boudeur. Elle tient dans sa main une feuille de papier noir.
Derrière eux, une grande forêt d’un noir absolu. Derrière moi, un désert gris.
« Pourquoi t’es là ? »
« Je ne sais pas. On m’a envoyé ici, mais personne ne m’a dit pourquoi. »
« Je crois pas que ce soit le hasard » affirme le gamin. « Tu es ici pour une raison. »
Tiens ! Ça me rappelle ce que disait Ilsa. En regardant mieux, je me rends
compte que la fillette est en train d’observer un squelette de lézard. Il y a un cercle
sombre autour des os. On dirait qu’il y a eu un feu.
« Qui t’a dit de venir ? » reprends le garçon.
« Il semblerait que ce soit Mme Vannelières, la patronne de la SSS. »
« La vieille peau ! » crache le gosse.
Je crois que quelque chose m’échappe. Déjà, le comportement du gamin.
Ensuite, la fillette a grandi. Elle tient un mouchoir dans sa main, en plus de la feuille.
Le mouchoir est transparent comme du verre.
« Pourquoi tu dis ça ? » gronde-je le garçon.
La fillette est une adolescente maintenant. Elle a lâché la feuille et le
mouchoir. Le vent est en train d’emporter les poussières du squelette sur le sol.
25
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
« Elle n’est pas gentille » réponds l’enfant. « Elle a fait des choses mauvaises. »
La fille est devenue une jeune femme, mais elle continue de vieillir. Le
mouchoir a disparu tandis que la feuille s’est agrandie.
« Mais toi, qui es-tu ? » demande-je au gamin.
La femme est devenue vieille et toute ridée… C’est Ilsa ! Qu’est-ce qu’elle
fait là ? La feuille est en train de prendre une forme humaine… Azar…
« Tu devrais le savoir, non ? » réplique le gosse alors qu’une lueur noire traverse son
œil. « Après tout, ne sommes-nous pas dans ton rêve ? »
« Mon rêve ? Comment ça, mon rêve ? »
Je me suis réveillé en sursaut. Un horrible cauchemar. Je ne vois pas
d’autres mots. Il faut que je me calme. Ce n’est rien de grave. Ce sont simplement les
paroles d’Azarius qui m’ont inquiété. C’est tout. Rien d’autre. Rien ! Recouche-toi et
rendort-toi au plus vite.
***
Je ne me sens pas bien du tout, ce matin. J’ai dû me lever du pied gauche.
« Vous n’avez pas l’air en forme » me signale Azarius. « Sont-ce les monstres du
troisième qui ont perturbé votre nuit ? »
« Mhh… Bof… »
Je n’ose pas vraiment lui parler de mon rêve. Je ne veux pas l’inquiéter
pour un simple cauchemar. Il a déjà assez de problèmes à gérer sans les miens. Je
vide ma tasse de café d’un trait. Il faut que je sorte faire un tour.
« Je vais prendre l’air. »
« L’eau surtout » réplique mon mentor. « Il ne s’est toujours pas arrêté de pleuvoir. »
Pour seule réponse, je me rends dans l’entrée, attrape un parapluie et sort
du manoir. En effet, il peut toujours. Je crois même que c’est encore pire qu’avant. Il
a dû y avoir des inondations en ville, depuis le temps. Je n’aime vraiment pas cette
pluie. Plus que d’habitude, en tout cas.
Je fais quelque pas autour du manoir. Je me sens déjà mieux. J’essaie de
relativiser les paroles d’Azarius. Plus de magie non humaine… Je suppose qu’il en
sait plus que moi sur le sujet, qu’il a su voir les signes. Est-ce que la SSS est aussi au
courant ? Qui sait ce qui se passe ? Est-ce que c‘est certain, au moins ? Je veux dire,
la fin des créatures magiques, ce n’est pas rien. Ça ne va pas arriver comme ça, du
jour au lendemain. Par contre, le jour où ça se fera, on sera mal.
26
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Je suis sûr que si j’en parlais à ma sœur, elle trouverait quelque chose de
rassurant à dire. Florence a toujours su positiver, même quand nos parents sont
morts. Je me demande comment ça se passe, pour elle en ce moment. Est-ce qu’elle a
enfin eu sa promotion ? Ah ! Ca me tue, ce manque de communication. Il aurait pu se
passer n’importe quoi depuis que je suis parti. Au final, moi aussi, je suis prisonnier
de ce manoir.
Je commence à avoir froid. Maintenant que je vais mieux, je pense que je
ferais bien de rentrer. Il doit y avoir des piles de dossiers à remplir.
« Allez-vous mieux, à présent ? » s’enquiert Azarius tandis que je range mon
parapluie trempé.
« Oui, un peu… » dis-je sans grande conviction.
Je remarque qu’un morceau de papier peint est en train de se décoller. Ça
doit être à cause de l’humidité. Pff… Si le manoir se met à tomber en morceau…
« Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais toute cette pluie a fait se décoller du
papier peint. » prévient-je Azarius. « Bientôt, les murs vont nous tomber dessus. »
Une tasse éclate sur le carrelage de la cuisine. Peut-être bien que les murs
sont en train de s’effondrer. J’accours dans la pièce où Azarius est immobile, figé
dans une espèce de frayeur démesurée.
« Oh non… » murmure-t-il soudain.
« Qu’est ce qui se passe ? »
Sans me répondre, il fonce dans le couloir et ne s’arrête que devant une
vieille tapisserie.
« Faites que je me trompe… » dit-il en faisant tomber la draperie.
Derrière, il n’y a rien. Je m’attendais à une porte secrète ou un passage
secret, mais il semblerait que ce ne soit pas le cas.
Azarius pose alors la main contre le mur, et celui s’évapore. Derrière, une
petite pièce en pierre contenant torches et divers autres objets étranges. Au fond de
cette loge, des escaliers plongeant dans l’obscurité.
Il doit y avoir en bas quelqu’un de pire qu’un démon pour être ainsi caché.
Je n’ai absolument pas envie de descendre. Je ne veux pas descendre ces escaliers.
Quoi qu’il y ait en bas, je n’ai pas envie de le savoir.
Azarius pénètre dans la petite pièce, saisit une torche et l’allume en
passant la main devant.
« Vous m’accompagnez » m’ordonne-t-il. Ce n’est plus le moment d’avoir peur. Tu
dois y aller. Tu dois. Tu dois ! Va-s-y. Il faut que tu y aille. Bouge !
27
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Je prends à mon tour une torche et l’allume avec un peu plus de difficulté
que mon mentor. Si jamais je dois me défendre, j’aurai au moins quelques notions de
magie, à présent. Bien, maintenant, il faut que je suive Azarius au fond des ténèbres.
***
Les escaliers sont longs et humides. Glissants, surtout. Les ténèbres sont
épaisses. Elles collent à la peau. Il fait de plus en plus froid. Jusqu’où va-t-on
descendre ? Les torches n’éclairent pas beaucoup. Une dernière pensée pour ma
sœur et mon frère…
Nous sommes arrivés au bas des marches. Devant nous, une lourde porte
en granit à double battants. Azarius me tend sa torche.
« Tenez-moi ça pendant que je la déverrouille. »
Il est hésitant. Je crois que lui aussi a peur. Lentement, il entame une série
geste alambiqués tout en murmurant des incantations. Peu à peu, ses gestes
s’accélèrent. Bientôt, je n’arrive même plus à distinguer ses membres. Enfin, il
appose ses mains sur la porte, et celle-ci s’ouvre brusquement, faisant entrer une
vague de froid dans cette antichambre des ombres. Azarius reprend sa torche, et se
met à avancer, pas à pas.
Un grand couloir, haut et large. Sur les murs, espacées régulièrement, des
colonnes gravées d’inscriptions étranges. Le sol est trempé. C’est sans doute la pluie
qui a inondé cette cave. Quand mon mentor passe entre les deux premiers piliers,
une lueur en émane soudain. Ce sont des runes de protections extrêmement
puissantes. Pour qui ?
…
Il y quelqu’un au fond de ce couloir. Quelque chose. Une présence. Une
présence froide et maléfique. Azarius l’a sentie, lui aussi. Il s’arrête. Plus aucun
bruit, sinon quelques gouttes qui tombent du plafond. Puis, comme une respiration.
Azarius lève sa main en direction de la chose, et une grande lumière illumine le bout
du couloir.
Au travers d’une légère brume, je distingue une ancienne fresque
représentant quelque chose comme l’enfer. L’eau en a abimé une grande partie, et
certains morceaux se sont détachés… Il y avait un prisonnier retenu dans cette
fresque. Un être tellement mauvais qu’il a été scellé dans les murs même d’un
souterrain protégé par une série de boucliers magiques. En voyant les grands trous
dans la peinture murale, Azarius n’a plus de doutes.
« Que de lumière… dans ma noire prison…
« Il » vient de parler. Une voix rauque et étouffée. Une vois insidieuse et
28
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
malfaisante. Je reste paralysé. Azarius éteint sa lumière.
« Votre présence ici-bas… ne vous servira à rien… J’ai déjà gagné… Vos destins sont
fixés… depuis bien longtemps… Vous avez… échoué…
« Tant que tu ne seras pas sorti de ce manoir, j’ai toujours l’avantage. Tu as beau
paraître fier, tu n’es même pas capable de passer tes protections » réplique Azarius
avec ce qui lui reste de courage.
Pour seule réponse, la barrière devant nous explose en milliers d’éclats
brillants qui s’estompent peu à peu. Mon mentor me pousse brusquement derrière
les piliers suivants. Une brume s’approche de nous, mais reste bloquée par le mur
magique.
« On sort. »
Je suis Azarius qui se dirige vers les escaliers. Je suis content de quitter
cette cave vivant. Je ne sais pas si j’ai envie ou non de savoir ce que c’était, mais je
tiens à être plus informé.
« Qui était-ce ? » demande-je finalement alors que mon mentor reforme la paroi de
derrière la tapisserie.
Une fois de plus, Azarius attend. Je ne crois pas qu’il hésite à me révéler
cette information, mais je suppose que la créature réveille en lui des souvenirs
douloureux. Il baisse la tête, puis passe sa main droite sur son visage.
« Metuendus. »
Je pense que c’est du latin. C'est donc un être ancien et maléfique, pire
qu’un démon…
« Metuendus est une entité obscure. Il existe depuis toujours, et depuis toujours, il a
semé partout où il allait la terreur et le chaos. Il y a bien longtemps, il avait sous ses
ordres une armée gigantesque : sorciers, démons, spectres, monstres… Il semblerait
que certains lui soient restés fidèles. La pluie qui continue de tomber était
définitivement destinée à faire s’évader notre hôte… Je crains que tu ne sois lié à
tout ceci, mais cela impliquerait… Non. Rien. »
Pause. Il m’a tutoyé ? Il m’a tutoyé, là et maintenant ? Mon dieu ! La
situation doit vraiment être désespérée.
Sans attendre, Azarius se rend dans le salon et se place en face du miroir
accroché au-dessus de la cheminée. Il fait pivoter la glace sur son axe, puis le reflet
se transforme.
« Avec ceci, nous pourrons contacter directement Mme Vannelières. Ce miroir est
justement réservé aux cas extrêmes… à condition qu’il fonctionne » conclut Azarius
devant le noir durable affiché sur le verre.
29
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
« Non, non, non, non… Moi ici… vous ne parlerez… à personne…
D’un geste, Azarius jette le miroir par terre. Il éclate et s’éparpille sur le
tapis. Aussitôt, mon mentor déplace par magie les objets présents sur le guéridon.
« As-tu déjà fais du spiritisme ? Eh bien voilà comment ça marche ! » s’écrie-t-il alors
que la table se soulève et se met à tourner de plus en plus vite.
A ce moment-là, tous les meubles présents dans la pièce se mettent à
léviter et à tourbillonner dans tout le salon. Je sens une grande force magique qui
s’accumule peu à peu au centre de la salle. Tout à coup, un choc ressemblant à une
explosion jaillit du guéridon et traverse le manoir entier. Azarius s’effondre sur le
sol, épuisé.
« J’espère… qu’il auront reçu le message. Il a dû atteindre la ville. »
Tandis que je l’aide à se relever, quelque chose d’étrange survient : la pluie
cesse de tomber. Je crains qu’il n’y ait pas que la ville qui ait reçu le signal.
***
Azarius est encore dans les pommes. L’effort a dû l’épuiser. Si jamais
quelqu’un vient, je suis sans défense. Je ne peux absolument rien faire, sinon rester
près de mon mentor. J’espère que des renforts vont bientôt arriver.
« Attention…
Je rêve ou j’ai bel et bien entendu quelqu’un parler ? C’était un murmure,
mais à présent, je ne crois plus aux mirages et aux illusions. Quelqu’un essaye de me
prévenir, mais qui ? Et de quoi ? Si j’ai bien compris, Metuendus est encore retenu
par les barrières et sa réincarnation l’ayant épuisé, il ne peut pas encore toutes les
passer. Donc… C’est que quelqu’un vient…
Je m’approche de la fenêtre et regarde au loin. Le ciel est toujours gris,
mais il s’est définitivement arrêté de pleuvoir. Le sol est trempé. En plissant les yeux,
je vois un point noir à l’horizon. Il se rapproche ! Est-ce que je dois prévenir
Azarius ? Il n’est plus en état de se battre. Mais moi, je ne pourrais surement pas
affronter un serviteur de démon. Mince ! Qu’est-ce que je dois faire ?
Soudain, Azarius se lève. Il a dû sentir quelque chose. Il s’appuie sur le
mur et jette un regard par la fenêtre. Un frisson le parcourt. Je n’ai plus peur. J’ai
soit épuisé mon cotât de frayeur pour aujourd’hui, soit je suis tellement stressé que
je ne sens rien de plus. Azarius se dirige vers la porte, et malgré son état, il sort sur
le perron.
La forme se précise à mesure qu’elle se rapproche. Un grand manteau
marron-gris qui avance en zigzagant. Qui avance très vite. Un peu trop même. La
chose est certaine à présent, ce n’est pas ou plus un humain. Mauvais signe : les
30
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
créatures magiques peuvent naturellement utiliser la magie, ce qui n’est pas le cas
des humains. Nous sommes cuits.
A ce moment-là, Azarius fouille dans la poche de sa veste et en sort… un
anneau de chasseur d’esprit ? Pourquoi a-t-il ce genre de chose sur lui ? Seul les
employés de la branche « sécurité » en possèdent. Je le sais : ma sœur en fait partie,
et elle aussi possède cette sorte de bague.
Contre toute attente, Azarius me tend l’objet au lieu de l’enfiler.
« Vous en aurez plus besoin que moi… » dit-il avec un ton de plaisanterie. Même
dans la pire situation, il n’a pas l’air de s’en faire plus que ça. Je pense que c’est dû à
la fatigue.
A peine enfile-je l’anneau que l’être encapuchonné s’immobilise à une
dizaine de mètre de nous. Il penche la tête et croise deux mains qui pourraient
appartenir à un serpent s’ils en avaient. J’ai l’impression qu’il essaye de tordre ses
doigts.
« Ccce cher Azariusss… Toujours debout ? »
La voix est sifflante comme une lame aiguisée. Elle me donne des frissons.
En fait, la température a chuté de plusieurs degrés. L’eau commence à geler à
certains endroits. Il fait vraiment froid. Quel est donc cette créature ?
« Ophiténos. Si à l’époque, j’avais su ce qui arriverait, je ne t’aurais pas laissé en
vie » réponds mon mentor avec une sécheresse qui lui est inhabituelle.
Notre interlocuteur se met à rire. Ses ricanements ressemblent à une craie
sur un tableau noir. L’air devient glacial. De la vapeur sort de ma bouche. Je me
demande si mon anneau peut me réchauffer. Soudain, j’entends Azarius dans ma
tête.
« Il faut essayer de gagner du temps. Ilsa et Nikolaï ne devraient pas tarder. Andrew
risque de ne pas venir s’il croisé notre adversaire. »
Compris. Il faut que j’intervienne. Ainsi, mon mentor aura le temps de
reprendre son souffle.
« C’était vous, la pluie ? »
Ophiténos tourne légèrement sa tête dans ma direction. J’ai l’impression
qu’il découvre que je suis là.
« Tiens, tiens… Le Callidre… Parfait ! En effet : la pluie, ccc’est moi. »
« Dans ce cas, tu ne dois plus être en état de nous attaquer de front » lance Azarius.
« Et toi, tu ne sssembles pas au meilleur de ta forme. Sssimple précccision :
persssonne ne viendra : les ondes ssspirites sss’arrêtent très facccilement… Je crois
31
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
que cccette prison a besoin… de quelques changements… Laisssse moi m’en
occuper ! »
« Plutôt mourir ! »
« CCC’était compris dans la propositttion. »
J’aperçois soudain une grande tâche sombre qui fonce droit sur nous
depuis les nuages. Nikolaï ! Il faut que je détourne l’attention d’Ophiténos.
« Et moi dans tout ça ? Ma présence, c’est vous aussi ? »
« En effet… Perssssonne n’ose vérifier sssi un ordre provient bien de Mme
Vannelières… Sssurtout quand cccet ordre imite parfaitement les vrais. Non ? »
Nikolaï est presque là. Il est énorme ! Si jamais il écrase notre ennemi, il
faut que je me tienne prêt à lever un bouclier. Par contre, je ne comprends toujours
pas pourquoi un être maléfique a tenu à ce que je sois ici. Trop tard pour les
révélations : je vois la gorge de Nikolaï rougeoyer.
Un gigantesque torrent de flammes s’abat sur Ophiténos. Malgré ma
surprise, je parviens à dresser une protection entre nous et le souffle du dragon.
Azarius a eu le même reflexe. Je regarde quelques instants la fournaise s’écraser sur
notre mur invisible. La chaleur est terrible, et la lumière aussi. Nikolaï est peut-être
vieux, mais il a encore du coffre.
« Laissez-moi faire. Il faut que vous récupériez » suggère-je à mon mentor
Soudain, le brasier s’éteint. Un grand tremblement secoue les alentours,
mais je ne parviens pas à distinguer quoi que ce soit à cause de la fumée opaque qui
transpire de partout. D’un geste, je repousse les fumeroles. Je sursaute en voyant la
scène.
Nikolaï est effondré sur le sol. Une grande balafre tache de rouge son
ventre. Puis, un peu noircit par le feu, Ophiténos s’extirpe des cendres.
Un grand serpent avec deux bras. Voilà à quoi il ressemble vraiment. Ses
yeux mauvais nous jettent un regard assassin. Son rictus démoniaque laisse voir des
crochets et de longues canines. Ses écailles ne brillent pas. Il n’est pas vert, ni
marron comme le sont habituellement les serpents, mais rouge sombre. Sa queue est
poissée de sang. Il serre les poings et se met à siffler de haine. Alors qu’il prend son
élan pour nous bondir dessus, une gigantesque main de pierre le saisit, le fait
tournoyer et l’envoie dans le ciel.
J’aperçois Ilsa sur son balai un peu plus loin. C’est sans doute elle qui a fait
surgir la main de terre. Ilsa se pose à côté de nous et descend de son véhicule pour
serrer Azarius dans ses bras. Elle pleure. Son visage assez jeune est traversé par
deux traits brillants.
32
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
« Andrew… et Nikolaï… ils, ils sont… » commence-t-elle avant d’éclater en sanglots.
« Ilsa, il faut agir maintenant. Est-ce que tu peux prendre Hugues sur ton balai ? »
demande mon mentor.
« Je… je ne crois pas. Il ne peut supporter qu’une personne… Est-ce que tu saurais le
monter ? » m’interroge-t-elle.
Je fais non de la tête. Je ne compte pas monter sans expérience sur ce
genre de chose. C’est un coup à se casser le crâne.
« Bon. Ilsa, il faut que tu aille en ville et que tu préviennes que Metuendus risque de
s’échapper. Va-s-y ! Nous allons essayer de le retenir. » conclut Azarius, la voix cassé
par le chagrin. Il serre une dernière fois la sorcière dans ses bras, puis elle
enfourche son balai et part vers la ville.
Azarius s’appuie sur le mur et soupire. Nous sommes seuls pour empêcher
un serpent humain de faire s’évader une créature de ténèbres. Je saisis enfin que
notre situation est inextricable. Nous sommes fichus.
« Et pour Ophiténos ? Que fait-on ? »
« C’est trop tard. » répond Azarius. « C’est fini, maintenant… »
A ce moment-là, le point noir qu’était devenu le serpent arrive sur nous à la
vitesse d’une comète. Il va s’écraser sur le sol. Je ne sais pas ce qui va se passer. Estce que c’est vraiment la fin ? Est-ce que nous sommes déjà vaincus ?
Comme une réponse, Ophiténos atteint le sol et le transperce. Là où il a
atterrit, il n’y a plus qu’un trou dans la terre. Tout devient calme. Le silence saisit la
plaine. Azarius baisse la tête.
Puis, la roche explose sous la pression d’une immense colonne de fumée
noire. La lande se fissure et le ciel s’obscurcit au-dessus du manoir. Des énormes
rocs jaillissent dans tous les sens. J’ai levé un bouclier juste à temps, mais le sol
continue de trembler sous nos pieds. Oui, c’est bien la fin. Metuendus est désormais
libre.
« Enfin… dehors…
La brume cesse soudain de monter et s’amasse en face de nous. Il nous
regarde. Il nous fixe, mon mentor et moi, comme deux fourmis sur son passage.
« Honneur aux anciens… s’écrie la nuée en projetant une rafale d’ombre sur Azarius.
Je n’ai même pas eu le temps d’esquisser un geste. Azarius non plus. Il a
disparu dans les ténèbres de la créature. Il a été absorbé. Je suis seul. Seul face à
une entité bien trop puissante pour moi. Il le sait. Il s’élève en une gigantesque
vague d’obscurité pour m’avaler. Je vais bientôt partir moi aussi. Adieu Florence.
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Adieu Félix. Je suis désolé. J’ai échoué.
***
La vague d’ombre s’abat sur Hugues et engloutit en même temps le
manoir. La fumée noire se concentre à l’endroit où se trouvait la prison. Il n’y a plus
rien dans la plaine déchirée. Le ciel est couvert de nuages sombres.
« Enfin ! Le premier Callidre est en ma possession… Plus que deux…
34
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
L'eau et les ténèbres (partie 2) : Les six de pique
Je suis une faignante. Il a trois piles de dossiers sur mon bureau, une
kyrielle d’affaires en cours, de la paperasse à remplir et je suis en train de fabriquer
des colliers avec mes trombones. Cherchez l’erreur. Je n’ai vraiment pas envie de
bosser. Je crois que c’est la pluie. J’ai toujours été sensible au temps qu’il fait.
J’aurais aimé voir un peu de soleil, ne serait-ce qu’un petit rayon de lumière. Mais
non : rien ! Pff ! Si mon supérieur entrait maintenant, il serait furieux. Je ne travaille
pas et j’ai les pieds sur le bureau. Rien que ça. De toute façon, mon chef est un
rageur. Et un sale type. Je suis sûr qu’il veut que je couche avec lui pour que j’ai ma
promotion. Hors de question ! Faut pas rêver. Et puis bon, j’ai déjà Augustin. Tiens !
Je ne l’ai pas vu depuis quelques jours. Il faudra que je l’appelle. Bref ! Peut-être
faudrait-il que je mette au boulot.
Génial ! J’ai toujours détesté les papiers à remplir. Je suis une femme
d’action, pas une fonctionnaire. Je laisse la partie administrative à mon bon-à-rien de
frère. Cela fait trois jours qu’il a été muté dans une prison. Je me demande pourquoi
on l’a envoyé là-bas. Apparemment, ce serait un truc assez secret, mais il ne m’a
toujours pas donné de nouvelles. Peut-être qu’il n’en a pas le droit. Au moins, je ne
me pose pas de question à propos de Félix. Oups ! Des pas dans le couloir. Vite, je
suis une employée modèle.
Ouf ! Ce n’est que Catherine, la doyenne de l’équipe. Elle n’a pas l’air spécialement
réjouie. J’ai peur de deviner ce qui la tracasse.
« Encore un meurtre… » soupire-t-elle. « Même type de victime, même méthode,
sans doute même assassin. »
Oh non ! C’est la septième jeune fille morte ce mois-ci. C’est horrible. Je
regarde le message imprimé qu’elle me tend. Julie Thrémond. Elle avait vingt-sept
ans seulement. C’est abominable. Encore une fois, le corps vidé de son sang a été
découvert dans le fleuve. Le sorcier qui est à l’origine de ces crimes va le payer, je le
jure ! Depuis presque un mois, il commet ses meurtres sous notre nez et parvient à
nous échapper. Je ne me sentirai mieux qu’en allant faire une ronde dans le quartier
obscur. Mal famé, mais ça me détends d’y être. Tant pis pour les dossiers. De toute
façon, je n’ai définitivement plus la tête à ça.
Alors que j’enfile mon manteau, Catherine acquiesce légèrement. Elle
tourne sa bague sur son annulaire et regarde par la fenêtre.
« Tu as raison d’y aller. Moi aussi, je j’aimais ça, mais je me suis un peu vieille
maintenant. Allez, sois prudente ! »
« Ne t’inquiète pas. Je ne suis plus une novice ! » réponds-je en souriant.
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Je mets mon chapeau et passe la porte. Puis, le dédale de couloirs. J’ai mis
à peu près six mois à m’y retrouver quand je suis entré à la SSS, mais maintenant, je
connais tout par cœur. Les yeux fermés, je pense que je me perdrais, mais bon, il ne
faut pas exagérer. Voilà. Au prochain virage, les grands escaliers. Je ne me lasse pas
de ce gigantesque hall, et encore moins des cinq lustres qui y pendent. Je trouve ça
reposant, cette vieille bâtisse du XIXème. C’est comme une bulle de nostalgie dans
un monde moderne abominablement gris. Je ne dis pas que le passé était plus coloré,
mais disons que ça change.
Je fais un petit coucou à Max, notre cher gardien. Il me répond en agitant
légèrement la main. Je crois qu’il sait où je me rends car je parviens à lire sur ses
lèvres « sois prudente ». Ah, mais qu’est-ce qu’ils ont tous, à s’inquiéter ? Même si je
tombais sur ce sorcier tordu, je pense que je suis apte à me défendre. En plus, avec
un anneau de la SSS, il n’y a pas grand monde qui irait me chercher des noises. Bof.
Penser positif ! Ils se font du souci pour moi, donc je compte pour eux. C’est un bon
signe. Comme quoi des phrases toutes simples peuvent remonter le moral.
Avec la pluie diluvienne qui se déverse sur la ville depuis presque un mois,
je me demande si je vais reprendre ou non mon parapluie. Hm… Dans le quartier
obscur, je pense qu’il sera plus encombrant qu’autre chose. Tant pis ! Etre mouillé,
ce n’est pas si grave.
Alors, à qui vais-je rendre visite en premier ? Gregor ? Mélanie ? Fravilius ?
En fait, la question ne se pose même pas : Gregor. Déjà parce qu’il est le plus sympa,
mais surtout parce qu’il sert dans sa taverne une des meilleures bières de la ville. De
contrebande, certes, mais bon… Allez ! Direction : « l’antre de Faust » !
Avec toute cette flotte, il devient difficile d’éviter les flaques. Je crois que
j’aurais même pu prendre des bottes, même si c’est inélégant au possible. A droite
maintenant. Voilà ! Au bout de la ruelle, je vois le panonceau indiquant l’entrée du
quartier obscur. Il n’y a même pas besoin d’indicateurs : les ruelles y sont plus
étroites, les bâtiments plus anciens et les rues moins éclairées. En général, on ne se
trompe pas. Il me reste environ cinq minutes de marche pour atteindre le bar. Je n’ai
pas la patience d’attendre, alors je mets à courir. Bon, courir set un bien grand mot
puisque cette entreprise risque d’être difficile dans les ruelles exiguë si je tiens à
éviter les passants. Disons qu’une allure soutenue sera le mieux.
En passant devant certains magasins, je me dis qu’une petite inspection
pourrait ne pas être superflue, mais en équipe. Seul, même pour un chasseur
d’esprits, c’est dangereux. Je remarque que certains des encapuchonnés
s’enfouissent un peu plus dans leurs manteaux quand ils aperçoivent mon anneau. Je
suppose qu’ils ont des choses à se reprocher. Ou plutôt à cacher, car je les vois mal
avoir des remords. Ce qui est dommage avec cet arrondissement, c’est que c’est là
que les magouilles magiques douteuses se sont installées. A l’inverse, les plus riches
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
créatures magiques sont parties vers la Défense ou ce genre d’endroits. C’est pour
ça que le quartier obscur est autant stigmatisé, mais je le répète : c’est vraiment
dommage. On y trouve des gens charmants… et d’autres un peu moins, cela
s’entend.
J’arrive enfin à une bâtisse dont les grandes fenêtres laissent passer une
lueur un peu jaunâtre. J’entends de la musique à l’intérieur. Pas d’hésitations : je
rentre !
Maintenant que les clients me connaissent un peu, j’évite le gros silence en
passant la porte. Ils n’aiment pas beaucoup les employés de la SSS, sauf quand ce
sont des… amis ? Le terme est un peu exagéré. Bref ! Je me souviens de la première
fois, celle où tout le monde s’était tu. C’était très oppressant. Heureusement, je n’ai
plus ce genre de problème. Je m’installe à une table vide. Je remarque quelques
personnes qui sortent. Je doute qu’ils soient innocents. Pas grave ! Je n’ai pas
l’intention de poursuivre des sorcelleux aujourd’hui.
Gregor vient à ma table. Son grand sourire laisse voir tous ses crocs.
« Hé ben, ma poulette ! Tu fais fuir tous mes clients ! »
Se faire appeler « ma poulette » par un loup-garou a quelque chose
d’assez… comment dire ? Perturbant. Toutefois, on s’y fait.
« Tous tes clients à embrouilles, oui ! Tu devrais me remercier. »
« Ho, ho, ho ! Si c’est pour boire à l’œil, tu peux toujours rêver ! Par contre, je peux
te faire une bise. »
« Sûrement pas ! J’ai déjà un petit copain. »
« Dommage ! Alors, qu’est-ce que je te sers ? »
« Une bière, tu t’en doute ! »
Pendant que Gregor va me chercher de quoi me désaltérer, j’en profite
pour observer les buveurs. Je remarque Devonard, l’antiquaire, en train de fricoter je
ne sais quoi avec un type louche. Comme d’habitude, quoi. Sinon, dans le coin
opposé, trois inconnus me regardent en tenant des messes basses. Méfiance ! Il
faudrait que je trouve un de mes indics. Peut-être que j’obtiendrai des informations
sur notre mystérieux tueur en série. J’irai discuter avec les ombres après avoir bu un
coup. Le pianiste joue plutôt bien. Ça change !
Ah ! Revoilà le patron avec une chope.
« Bonne chance pour ta ronde ! » me lance-t-il en déposant le verre devant moi.
Franchement, la vie serait moins bien sans Gregor.
Quelqu’un entre dans le bar. Encore un individu suspect puisqu’il est
37
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
littéralement enfoui dans plusieurs épaisseurs de capes. Il s’approche du comptoir
lentement, tournant la tête à droite et à gauche, puis il appelle Gregor. Il lui
chuchote un truc dans l’oreille, et enfin retourne dehors. Le patron revient à ma
table, l’air un peu soupçonneux
« Il voudrait te parler, apparemment. Dehors. Tu as ta bague ? »
Encore un qui se fait du mouron pour moi. Je suis prudente pourtant.
« Evidement ! Dès que je viens dans ton bouge, je prends mes précautions. »
Je finis ma bière, je la paye puis pars à la rencontre de ce mystérieux
messager. Mieux vaut être prête à se défendre.
L’inconnu m’attend en face, dans l’ombre. Je ne crois que ce soit une
embuscade, même s’il est visiblement tendu. D’une main sèche et abimée, il m’invite
à m’approcher. Je m’exécute tout en gardant une distance de sécurité. On n’est
jamais trop prudent. L’inconnu se met ensuite à parler d’une voix cassé par l’âge.
« Mademoiselle… Vous cherchez le coupable de ces meurtres… Non ? »
J’acquiesce légèrement.
« Sachez que cela a un lien avec l’archi-mage Nérosis… Si vous allez l’interroger,
parlez-lui du vol qui a eu lieu récemment dans ses bureaux… »
Il en sait, notre informateur. Et il en dit beaucoup. Je ne sais pas ce qu’il va
me demander en retour, mais je risque de ne plus pouvoir faire marche arrière.
« Après ces révélations, je suppose que vous attendez une contrepartie. »
« Je ne sollicite qu’une protection… Vous vous doutez que savoir ce genre de chose
peut-être… mortel… »
Je pense que la SSS peut lui accorder une défense, après ce qu’il vient de
déclarer. C’est chose courante chez les indics. Bon, je vais l’amener aux bureaux et
j’irai voir l’archi-truc plus tard. Par contre, je ne sais pas encore si je dois avertir
quelqu’un de ma visite à Nérosis… Si l’entretien ne donne rien, je risque de subir des
retombées néfastes. Tant pis ! Au pire, je ne risque pas de me faire agresser en
chemin. Je jette un coup d’œil derrière moi pour m’assurer que tout va bien.
« Bon. Suivez-moi, et vite. Je crois que vous tenez à ne pas vous attarder ic…
Trop tard ! Mon indic est par terre. Pas besoin de se poser la question : il
est mort. De la fumée sort de dessous ses vêtements. Je me range derrière l’angle et
forme immédiatement un bouclier. Aucun bruit. Hm… Si l’on avait voulu
m’assassiner, on n’aurait pas attendu que je me retourne. Ce n’était pas moi qui étais
visé, mais bel et bien mon informateur. Je crains que personne ne parvienne à
l’identifier, faute de cadavre. En tout cas, maintenant, c’est certain, je vais aller voir
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
l’autre haut-placé. Quant à mon indic, je ne parviens pas à éprouver beaucoup de
regrets. Je ne le connais pas assez pour savoir s’il en mérite ou non. Je suppose que
dès que je serai partie, quelqu’un viendra récupérer ses affaires. Mieux vaut le
fouiller avant.
Quelques amulettes, deux trois objets étranges et un vieux tome de magie
noire. Rien que de très habituel. Je pense que je vais faire un rapport, puis cet
aprèm, j’irai rendre visite à Machin-chose. Quelle journée pourrie !
***
Ok ! Nérosis est ultra riche. Il est le PDG d’Amulhex, une des plus grosses
boites de fabrique de gris-gris en tout genre. Sa société a survécu à plusieurs OPA et
fait partie des 50 plus grandes entreprises au monde. Accessoirement, il a aussi
fabriqué des armes pendant la guerre. Facilement reconvertible en cas de besoin, le
personnage… Je ne suis pas sûre de l’apprécier. Et réciproquement s’il a des choses
à cacher. En fait, je m’en fiche. S’il est lié de quelque manière que ce soit avec ces
meurtres, je le lui ferai payer ! Du calme. Mon indic m’a parlé d’un vol. Le mage
n’est peut-être pas responsable, finalement. Quoique… Oh, j’en sais rien ! J’aviserai
sur place.
Je sors du siège de la SSS et me rend dans le métro. Dans quelque arrêt, je
serai aux environs de sa tour. Il y a tout de même un bon point : à cette heure-ci, il
n’y a pas grand monde dans les transports en commun. Je chope une place assise
pour permettre à mes jambes de se reposer. Par contre, il y a encore une personne
suspecte à proximité. Non, je ne suis pas raciste, mais les gens qui portent
constamment des manteaux à capuches ne sont pas exempts de tout soupçons. Je
sais très bien de quoi les nécromanciens sont capables, alors j’ai tendance à me
méfier de ce genre de types.
C’est bon. Je suis arrivée à destination. Je sors de la rame et une fois
dehors, j’atterris sous le déluge. Cette pluie qui ne s’arrête pas ! Bon, plus vite je
serai chez ce cher Nérosis, plus vite je serai au sec. Je traverse et manque de me
faire renverser par un chauffard. Je l’abreuve d’insultes plus pour soulager mes nerfs
que pour me venger l’incident, puis je repars vers les gratte-ciels.
Après l’obligatoire porte automatique, je me dirige directement vers
l’accueil.
« Bonjour. Je voudrais voir M Nérosis en urgence. Est-il disponible ? »
Je laisse subrepticement entrapercevoir mon anneau afin d’accélérer
l’accession à ma demande. Ca à l’air de marcher puisque la secrétaire ne consulte
même pas l’emploi du temps de son patron et l’appelle direct. Je ne parviens pas à
entendre ce qu’elle dit, sans doute à cause d’un truc magique de silence. Enfin, elle
raccroche son téléphone.
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
« M Nérosis accepte de vous recevoir tout de suite. Dernier étage. » m’indique
sèchement la demoiselle.
Malgré le regard suspicieux du garde, je pénètre dans la cage de verre.
Amusant. L’ascenseur est à flanc de paroi. Je peux observer jusque très loin la ville,
depuis ce point de vue qui ne cesse de monter. Bientôt, je vais pouvoir distinguer le
siège de la SSS. C’est bon ! Je le vois. Par contre, je pense que mon appartement est
un peu trop loin et trop bas pour que je puisse l’apercevoir. Dommage…
Une petite sonnette me signale que je suis déjà arrivée au niveau de
l’archi-mage. La porte s’ouvre sur une antichambre tapissée de rouge, aux moquettes
mauves et aux sièges matelassés jaune vif. Je n’ai même pas besoin d’attendre car
c’est Nérosis en personne qui vient m’ouvrir la porte pour me faire entrer.
« Je suis ravi de vous rencontrer ! J’espère que la SSS n’a rien de grave à me
reprocher. » dit-il en me serrant la main chaleureusement. Puis, il me conduit dans
une pièce aux murs de verre et me fait assoir dans un fauteuil devant son bureau. Il
s’installe en face de moi et se met à sourire.
Il est assez vieux. Plus qu’il ne le laisse paraitre, en tout cas. Il porte un
long manteau violet foncé richement décoré de fils d’or, avec liseré argenté et
volutes florales qui brillent. Ses doigts sont assez longs et fins. Il porte de
nombreuses bagues de couleurs et formes très diverses. Je constate qu’il a une
fausse dent en… en diamant ? Je vois comment il dépense son fric !
« Mademoiselle… Callidre ? » me demande-t-il comme si mon nom était marqué sur
mon front.
« Effectivement. Comment me connaissez-vous ? »
« J’ai déjà rencontré un de vos ascendants. Vous lui ressemblez beaucoup… »
Je n’aime pas beaucoup le voir prendre l’avantage dans la conversation. Autant en
venir au fait, ça m’arrange.
« Bien ! Je vais être franche : avez-vous été la victime d’un vol récemment ? »
Oulla ! Ça l’a plus que déstabilisé. Il a perdu son air béat, il a décroisé ses
doigts et il me regarde maintenant comme si je l’avais menacé de mort.
« Co… comment le savez-vous ? Même ma secrétaire n’est pas au courant ! »
« Disons qu’un informateur anonyme m’a avertie… Et il l’a payé au prix cher ! Alors
je n’irai pas par quatre chemins : que s’est-il passé ? »
C’est bizarre. Ma réaction a l’air de la calmer.
« Vous ressemblez vraiment à votre ancêtre. J’ai l’impression d’être avec lui, quand
vous me parlez… Le même ton autoritaire, la même nervosité… »
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Que des points positifs, en somme… Je ne sais pas s’il se fiche de moi, mais
il a intérêt à me répondre, et vite. Sinon, tout archi-mage qu’il est, je lui file une
claque.
« Bon. Et ma question ? »
« Oui, bien sûr… Il y a quelques semaines, un individu s’est introduit dans cette
pièce, et a dérobé un artefact se trouvant dans cette étagère. »
Il accompagne ses propos d’un geste du doigt. Je me retourne et remarque
qu’à côté de la porte du bureau se trouvent deux vitrines où sont stockés divers
objets qui, je le suppose, sont tous magiques et de grande valeur. Je note que sur un
des étages, il y a une place vide.
« Ce qui est étrange, voyez-vous, c’est que toutes ces reliques sont protégées par une
vitre pare-balle, un puissant sortilège de bouclier, une alarme et une rune
individuelle de défense. Et je ne vous parle pas des protections de cette salle…
Pourtant, malgré toutes ces précautions, il n’y avait aucune trace d’effractions, ni la
vitre, ni les sorts n’avaient été détériorés de quelque façon que ce soit, mais le plus
intrigant est que les caméras de surveillance n’ont rien vu. Elles sont dotées de
systèmes d’antibrouillage, et quelqu’un est parvenu à les tromper. Je n’ai aucune
explication à fournir. Je ne parviens même pas à comprendre comment mon voleur a
pu entrer dans le bâtiment sans laisser de traces… Le crime parfait… »
Je ne connais personne dans le quartier obscur qui soit capable d’un tel
exploit. Même le cambrioleur le plus doué qui me vient automatiquement en tête n’y
parviendrait pas… C’est donc un nouveau. Flûte ! C’est très mauvais signe.
« Qu’est ce qui a été pris ? »
Le mage hausse le sourcil. Je pense qu’il se demande s’il peut ou non me
faire confiance. J’espère que oui, ça m’aiderait bien.
« Le bâton de Klingsor… Je ne sais pas si vous connaissez cet instrument, mais il
particulièrement dangereux… »
« En effet, je ne connais pas. A quoi sert-il ? »
« Il sert… à faire pleuvoir. Le magicien hongrois s’en servait pour se déplacer sur
des nuages, comme en témoigne la fresque de la Wartburg… Cet objet vient donc
d’Europe de l’est. »
« Je vois… »
Je ne suis pas tout à fait au courant de la mythologie germanique, en
réalité. Par contre, je crois savoir ce qui se profile. Il manque toutefois une donnée.
« Quel jour vous l’a-t-on volé ? »
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
« Le jour précédant le début de la pluie… ainsi que le premier meurtre… »
Qu’est-ce que ça veut dire ? Un inconnu se sert d’un truc pour faire
pleuvoir, et assassine des jeunes femmes. Je ne vois ni le lien, ni l’intérêt.
« Comment les deux données pourraient-elles être connectées ? »
« Voyez-vous, pour faire fonctionner le bâton, il faut consommer une grande quantité
de magie… Bien plus qu’il n’y en a en une seule personne… si vous voyez ce que je
veux dire… »
…
Ah oui, je vois ! Je vois surtout qu’il n’a parlé de ce vol à personne, et qu’il
a ainsi permis le meurtre de sept personnes, tout ça pour une affaire de réputation,
si c’est bien ce que je pense. Quelle ordure ! Je m’en vais lui coller un pain !
Je n’en ai pas l’occasion. L’archi-mage s’effondre brusquement sur son
bureau en renversant un pot à stylos. Un filet de sang coule de ses lèvres. Ses yeux
sont révulsés. Je crois bien qu’il est… Je prends son pouls. Oui, il n’est plus. Il
semblerait que notre mystérieux cambrioleur soit aussi un homicide assez doué pour
effacer ses éventuelles traces. Et aussi qu’il me suit ! Oups ! Je plonge derrière ma
chaise. Comment ai-je pu oublier les précautions de base ?
Finalement, j’ai l’autorisation de vivre. Je me relève et contemple le corps
inerte de Nérosis. Je vais devoir prévenir la police. La journée était dure ? Ça va être
encore pire…
***
Je rentre. Il est 22h. Je suis crevée. Après les interrogatoires, les
explications et tout le toutim, je n’en peux plus. Dieu merci, demain, c’est mercredi
donc j’aurai l’occasion de faire la sieste sur les dossiers. Felix est en train de
regarder un film. Je pense que je vais l’envoyer se coucher.
« Tu n’as pas cours, demain ? »
Il met le film sur pause.
« Non ! Demain, c’est journée pédagogique. » m’annonce-t-il avec un grand sourire.
« Parfait ! Tu viendras avec moi pour faire mon boulot pendant que je me reposerai,
d’accords ? »
Il se met à rire. Au moins, quand il rigole, je me sens un peu mieux. Depuis
que les parents sont morts, ça me soulage de voir qu’il a réussi à retrouver une vie
normale.
« Bon, plus sérieusement, j’ai préparé du poulet au curry, pour ce soir. »
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Ah ! Miracle ! Je le prends dans mes bras pour le remercier. Que ferais-je
sans mes chers petits-frères. Bon, l’autre est je ne sais où, mais ce n’est pas grave. Je
lui envoie un texto en espérant qu’il le recevra. Pourvu que tout se passe bien. Il
faudra que je me renseigne sur la « galerie ». Drôle de nom, pour une prison.
Pendant que je mange, je récapitule les choses faites et à faire. Fait :
progresser dans l’enquête, remplacer le néon de la salle de bain, passer l’aspirateur.
A faire : les courses, la lessive, remplir les dossiers à la SSS, et bien sûr, chasser du
fantôme dans un immeuble en rénovation. Ça, ça sera chouette, pour changer un
peu. Voilà le genre de taches que j’aime. Je crois que je vais aller finir mon repas
devant la télé. Après deux assassinats sous mes yeux, j’ai besoin de me détendre.
***
Tuuut ! Tuuut ! Tuuut !
Conner*** de réveil ! Je ne serai jamais tranquille dans cette vie ? On est…
vendredi. Enfin une bonne journée. Je vais pouvoir utiliser mes talents de femme
d’action ! Quelle heure est-il ?
…
7h30 ! Quoi ! Je dois être au boulot dans une demi-heure ! Vite ! Vite ! Je
m’habille en quatrième vitesse. Pas le temps de s’inquiéter aux sujets de l’élégance
vestimentaire. Je préfère ne pas me regarder dans le miroir de peur d’être prise par
l’envie de corriger tout un tas de détails. J’engloutis un semblant de petit-déjeuner
pendant que Félix me regarde avec un air que je traduis comme « Tu es encore en
retard. » M’en fiche ! Pas le temps de s’en préoccuper. Malgré un temps bien trop
important passé à essayer d’ouvrir une brique de lait dite « ouverture facile », je
parviens à ne pas perdre mon sang froid. Je déboule dans l’entrée et enfile mon
manteau de pluie. J’empoigne mon parapluie et l’ouvre brusquement, sans vraiment
réfléchir. Impossible de passer la porte avec ! Je dois le refermer et ensuite passer.
Grand-mère le disait bien : on n’ouvre pas un parapluie à l’intérieur. En plus c’est
censé porter malheur. Pff… Une belle journée en perspective.
« A ce soir ! » hurle avant de claquer la porte. Je dévale les escaliers si vite que je
m’étale sur les dernières marches. Je réussi à me rattraper de justesse. J’ai un peu
mal aux poignets, mais c’est pas trop grave. J’ouvre la porte de l’immeuble et me
prends une rafale de vent en pleine figure. Inutile de compter sur mon dispositif antidiluvien avec de telles bourrasques. Zut !
Courir sous la pluie n’a jamais été très agréable, mais quand une tempête
s’abat sur vous en même temps, c’est vraiment la galère ! Je suis furieuse contre le
monde. Rien que ça ! Si je tiens ce type et son bâton de Klingsor, je crois savoir où je
vais le mettre.
43
L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
J’arrive enfin au siège de la SSS. Je suis à peine en retard, mais j’ai envie
de vomir. On ne doit jamais courir après avoir mangé. J’entre et me dirige vers les
vestiaires. J’espère que je ne serai pas la dernière. J’ouvre la porte.
« Salut, cocotte ! »
Si qui que ce soit d’autre m’avait appelé comme ça, je lui aurais transformé
le visage en un authentique Picasso. Fort heureusement pour Paul, je ne m’énerve
pas à ce sujet puisque c’est précisément pour m’embêter qu’il m’affuble d’un surnom
pareil. Zut ! Je suis bien la dernière de l’équipe. Encore… Il faudrait que je me
réveille un peu plus tôt. Plus facile à dire qu’à faire…
« Salut tout le monde ! »
« Tu es encore en retard, Florence. » m’indique Vincent en souriant. « Contrairement
à ce que pensent certains, on peut être poli et ponctuel. »
Je vais rejoindre Catherine et Lucille pour me changer. Comme d’habitude,
notre chère doyenne est déjà prête de pied en cap. J’enfile vite fait le gilet antipossession, le pantalon noir obligatoire et les gants de rétention avant d’enfin mettre
le grand manteau réglementaire. Je ne suis peut-être pas à l’heure, mais je suis
rapide. Le temps de réarranger mes cheveux, et je me voilà parfaite pour bouter un
esprit hors de son squat.
Quoique… j’hésite… Est-ce que je mets l’anneau sur ou sous le gant ?
Question existentielle numéro un ! Je remarque que le chignon de Sylvie est en train
de se défaire, comme chaque fois. Il faudrait qu’elle le serre un peu plus, parce que
le style méduse est un peu dépassé.
Une clochette sonne. Il est 8h15, l’heure de partir. Finalement, je me
décide pour l’anneau sur le gant. Nous quittons le bâtiment par un dédale de
couloirs, puis nous nous mettons en route vers notre mission.
Le vent s’est un peu calmé, depuis tout à l’heure. Je peux donc utiliser mon
parapluie. Je préfère continuer de me taire à propos de mon enquête. Non pas que je
ne fasse pas confiance à mes coéquipiers, mais vu le nombre de morts par
informations, je tremble pour eux si je leur disais quoi que ce soit. Par contre, il
faudra que je…
Bililip ! Bililip !
Mon téléphone ! Pas maintenant ! Mince ! Qui ça peut être ? Je me mets un
peu à l’écart pour répondre à Augustin. Paul me lance un regard complice. Je
décroche.
« Allo, c’est Augustin.
« Oui, salut ! » dis-je d’une voix crispée. « Je suis désolé, mais tu ne m’appelle pas au
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
meilleur moment, là. Avec mon équipe, on est en fonction. »
« Ah ? Désolé ! »
« Je te donnerai un coup de fil dès que j’aurai fini. Allez, bise ! »
« Bises ! »
Je raccroche. Pfiou ! Je rejoins les autres qui semblent ne pas s’être
aperçus de mon impromptu. Tant mieux ! Nous approchons du quartier en
rénovation. Le spectre que nous devons attraper se trouve dans une vieille maison
sans propriétaire depuis bien longtemps. Elle a du charme mais on va la remplacer
par un bon gros immeuble de béton… Dommage…
Vincent sort de sa poche la clé de cette demeure. Tout d’abords, il ouvre le
vieux portail rouillé que toute battisse hantée se doit d’avoir, puis nous traversons le
jardin. Je fais une petite pause pour observer un peu plus en détails cette habitation.
Elle devait être magnifique, à l’époque. Tiens ? Une balançoire se met à bouger. Je
crois que l’esprit veut nous faire comprendre que nous ne sommes pas les bienvenus.
Peine perdue !
« Vous vous croyez drôle ? » lance-je à l’objet qui s’immobilise alors.
J’aurais peut-être mieux fait de me taire. Maintenant, il sait qu’il ne nous
fera pas partir d’ici sans mettre le paquet. J’espère que les autres ne m’ont pas vu.
Si ! Catherine hoche la tête de désapprobation. Je souhaite qu’elle ne l’évoque pas
dans le rapport. Je me mets à rougir.
Une fois à l’intérieur, nous allumons tous notre anneau qui émet une lueur
rougeâtre, sauf Thomas puisque qu’il n’est pas « chasseur » mais « portier ». C’est
lui qui va envoyer notre spectre en détention. Vincent sort le mandat signé par un
juge.
« Vous êtes ici illégalement. Vous devez quitter les lieux, faute de quoi nous serons
dans l’obligation de vous arrêter. »
Le sceau apposé sur le papier se met à briller d’une faible lumière bleue.
Notre coupable est tout près ! Toutefois, le manque de réaction de sa part indique
qu’il se montre réticent à partir. Les deux vases placés dans le hall éclatent. Premier
avertissement. Il ne veut pas nous ici.
« Ecoutez ! Vous n’avez plus rien à faire en ce monde. Pourquoi ne partez-vous
pas ? » s’exclame Vincent.
Aussitôt, le petit lustre du couloir tombe sur nous. Catherine, la plus vive,
parvient à lever un grand bouclier au-dessus de nous. Le cristal éclate en une pluie
de fragments étincelants qui restent en suspension. Un rai de lumière passe entre les
rideaux et vient illuminer cette myriade d’étoiles. C’en est presque magique…
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Magique ?
« Illusion ! » hurle-je.
Les autres membres clignent des yeux. Ils se sont eux aussi fait avoir par
ce piège. L’esprit est malin. Puisqu’il ne peut pas nous posséder, il va tenter de nous
mettre hors d’état de nuire par d’autres moyens, et il a failli réussir. Il va falloir être
sur nos gardes. Vincent se met à réfléchir au plan d’action.
« Florence et Paul, vous restez au rez-de-chaussée. Sylvie, tu viens avec moi au
premier et Catherine, et Vincent, allez fouiller dans le grenier à la recherche
d’éventuelles infos. »
Il l’a fait exprès ! Il sait que Paul et moi ensemble, ça va finir en guerre
atomique. Et voilà l’autre qui se met à rire. Andouille, va ! Bon, puisque nous n’avons
pas le choix…
Nous pénétrons dans le salon qui n’a rien de particulier. De grandes
tentures noires opaques bloquent la lumière du jour. Tout est poussiéreux et couvert
de toiles d’araignées. Je suppose que notre spectre va nous allumer la cheminée ou
faire tourner les fauteuils. C’est ce qui se fait de plus commun. Il y a bien quelques
originaux, mais c’est plutôt rare. Par exemple, il y avait le tapis-trou qui…
Le miroir se met à se répandre. C’est un original. Je m’en serais bien
passé.
« C’est toujours mieux que l’horloge » me fait remarquer Paul.
« Je n’en suis pas aussi sûre… »
Nous tendons tous deux la main vers la menace. Nos anneaux s’illuminent.
Rien de plus. Le spectre résiste à notre attaque.
« Qu’est-ce que c’est que ce délire ? » s’écrie Paul.
Le miroir continue de s’étaler sur les murs, le sol. Je me retourne pour
sortir de la pièce, mais la porte a disparue. Pris ! Comme des débutants. Nous
reculons jusqu’au mur. La surface brillante se rapproche. Est-ce que c’est mortel ?
Est-ce qu’il va nous faire sortir ? D’un seul coup, je me rends compte que nous
risquons d’y passer. Si je meurs, que va devenir Felix ? Avec Hugues à l’autre bout
du pays, avec ses parents et sa sœur dans la tombe, qu’est-ce qu’il va lui arriver ?
« Au secours ! On a un problème ! » Nous sommes deux pour crier. Faites que les
autres arrivent à temps.
La surface brillante atteint ma bottine. Par reflexe, je lève le pied. Et
Augustin à qui j’avais dit que je téléphonerais… Je ne l’avais pas revu depuis presque
une semaine. J’ai juste eu la chance de l’entendre ce matin. Le miroir commence à
me grimper dessus. Bientôt que je serais morte, en mission, comme mes parents. Je
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
jette un coup d’œil à Paul, au moins aussi blême que moi. Il inspire un coup, puis me
lance un regard disant « rendez-vous dans l’au-delà, ma cocotte ! ».
Tout devient noir. Une main me secoue l’épaule. Une voix, au loin. De la
lumière. Une grande lumière rouge. Est-ce que c’est ça mourir.
Une claque me ramène à la réalité. D’instinct, je pose ma main sur ma
joue. Thomas est penché au-dessus de moi. C’est lui qui m’a réveillé. Qu’est-ce qui
s’est passé ? Est-ce que tout était réel ?
« Que… qu’est… » Je n’arrive pas encore à parler. Les paroles refusent de sortir de
ma gorge.
« Une autre illusion, plus puissante cette fois-ci. » m’explique Vincent. « Il se sert des
objets brillants pour nous attraper. Sylvie était paralysée devant une chandelle.
Après s’être occupé d’elle, on a entendu un cri en bas. Quand on est arrivés, le
spectre était en train de t’étrangler. C’est pour cette raison que tu n’arrives pas à
parler. »
« Où… est…il ? »
« Il s’est enfui par la fenêtre. Je pense qu’il ne reviendra pas ici. »
Je me masse le cou. Je suis horriblement vexée. Je croyais que je ne me
ferai plus avoir par des esprits. Je m’étais trompée. J’ai envie de pleurer, je ne sais
pas trop pourquoi. L’échec ? La douleur ? La peur ? Toutes ces choses que j’ai
pensées avant de m’évanouir… Je ne me sens pas bien. Je reste assise par terre. Je
remarque soudain Paul, étendu sur le tapis. Il a du sang dans les cheveux. Je me
redresse brusquement.
« Ne t’inquiètes pas. » me dit Vincent en me retenant. « Il a juste reçu un mauvais
coup sur le crâne. Il ira bientôt mieux. »
Cette fois-ci, je n’arrive pas retenir mes larmes. Je n’ai pas su veiller à la
sécurité de mes équipiers. J’ai échoué. Je me sens inutile, faible… Je pars en
sanglots.
« Je crois qu’on va rentrer. » déclare Catherine. « On a besoin d’un peu de repos. Je
m’occuperai du rapport cette après-midi. »
« J’avais rarement vu un spectre aussi puissant. » indique Thomas. « Je pensais
qu’après la première illusion, il n’arriverais pas à nous avoir à nouveau. En fait, il n’a
fait que tâter le terrain pour ensuite nous cueillir. »
« Pourquoi… a-t-il essayé… de me tuer ? »
Mes coéquipiers haussent les épaules les uns après les autres. Un fantôme
meurtrier…
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Nous retournons à la SSS. Il pleut toujours. Paul va un peu mieux. Par
contre, je me sens toujours aussi mal. Une fois dans les vestiaires, je m’assois et ne
bouge plus. Je ne me sens pas de m’agiter.
« Je crois que tu ferais mieux de retourner chez toi pour te reposer. » me suggère
Vincent.
J’accepte. Je ne suis plus capable de m’occuper de quelque paperasserie
que ce soit. Je me change. Je sors. Je prends le chemin de l’appartement. Ce n’est
sans doute qu’un ressenti de la journée, mais je me sens déprimée. Le temps, la
situation, les évènements… Tout cela devient opprimant. Je suis parcourue de
frissons. J’ai du mal à retenir mes larmes. Je respire un bon coup.
« Mademoiselle ? »
Je me retourne brusquement.
« Pourrais-je vous emprunter quelques-uns de vos inssstants ? »
Un type embobiné dans un grand manteau marron. Ses mains sont vertes
et écailleuses, et il les tord littéralement. Il commence à faire très froid. C’est un
nécromancien !
Soudain, il a un mouvement de recul. Il se dirige vers une petite ruelle
obscure.
« Je… Oubliez ccce que je viens de dire. Je dois partir. »
Il s’enfuit en glissant sur le sol. Je mettrai ma main au feu que c’est lui,
notre tueur en série. Il m’a vue, jeune fille entre vingt et trente ans, mais je crois que
mon anneau l’a rebuté. Je pars à sa poursuite. Hors de question qu’il s’échappe. Je
pénètre dans la venelle, puis m’arrête brusquement. Je n’ai pas ma bague ! J’ai dû la
laisser dans les vestiaires, en enlevant mon gant. Et moi qui allais le suivre. Eh ! Si je
n’avais pas mon anneau, pourquoi m’a-t-il épargné ? Aucune idée, mais je vais
retourner illico à la SSS pour signaler ça au plus vite. Peut-être pourra-t-on éviter un
autre meurtre.
Alors que je me remets à courir, je me rends compte que je vais un peu
mieux. Les chocs de ce genre, ça requinque ! Surtout que maintenant, j’ai l’espoir
que nous pourrons arrêter ce cinglé.
***
Hélas, non. Nous n’avons pas pu empêcher ce nouvel assassinat. C’est
encore plus horrible qu’avant, et ce pour deux raisons : je pouvais coincer ce
salopard, et surtout, j’ai peur de m’habituer à tout ça. Ces morts ne m’affectent
quasiment plus. Je me sens odieuse, froide… Je me demande ce qui ne va pas. Est-ce
que ce serait le fait de vivre entouré d’esprits ? Je n’ai pas envie que Félix finisse
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
comme moi. J’aimerais le dissuader d’intégrer la SSS, mais il y tient. Il veut devenir
juge. Que faire ?
Flûte ! J’ai complètement oublié d’appeler Augustin ! Il va croire que je
l’évite. Il faut que je me fasse pardonner. Avec les émotions que j’ai subies hier, ça
m’étais sorti de la tête. Il faudrait que…
Je rêve.
Je rêve totalement.
Il s’est arrêté de pleuvoir…
Miracle ! J’ai une idée ! Je vais l’inviter au resto, ce midi ! J’espère qu’il ne
m’en voudra pas trop.
« Allo ? C’est Florence ! »
« Ah ! C’est toi ? J’ai eu peur, hier soir. Comme tu ne m’appelais pas, j’ai cru qu’il
t’était arrivé quelque chose de grave. »
« C’est à peu près ça… »
« Tout va bien, maintenant ? »
« Oui, oui ! Ca va super ! »
Petit silence. Je le brise.
« Ca te dirait d’aller au restaurant, ce midi ? Ca fait depuis longtemps qu’on ne s’est
pas vus. »
« Ok ! J’ai justement plus de temps, aujourd’hui ! »
« Je te propose le « Susanoo », le restaurant japonais. »
« Il parait qu’il est délicieux. On se retrouve quand ? »
« Autour de midi, ça te va ? »
« Ca me va ! A tout à l’heure ! »
« Bises ! »
« Bises ! »
Je raccroche. Ouf ! Tout va bien de ce côté-là. Félix doit prendre un
sandwich à cause de ses horaires, et Hugues… je me demande ce qu’il mange. S’il
doit se préparer lui-même à manger, ce doit être comique : pâtes au beurre chaque
jours ! Le pauvre…
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L'eau et les ténèbres (partie 1) : La gallerie des ombres
Désolé d'avoir ajouté si peu cette semaine, mais... des fois, c'est un peu dur de se
remettre dans l'ambiance. En plus, je me suis lancé dans une autre série de textes,
mais cette autre étant basée sur des défis, il me faut encore plus respecter les délais.
Bref, en espérant que ça vous plaise, à la semaine prochaine.
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