doute, pression et mensonge - CHU Sainte

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doute, pression et mensonge - CHU Sainte
La Presse Plus, 17 mai 2015, page NA
DOSSIER SPÉCIAL
ramener à la maison souffrait d'un mal jusqu'alors
insoupçonné.
DOUTE, PRESSION
ET MENSONGE
Qu'on adopte un enfant dit « à besoins
particuliers » ou un enfant de la liste ordinaire, pour
lequel il faut attendre plus longtemps mais qui est
théoriquement en parfaite santé, il y a un risque,
préviennent les experts.
Comment savoir si l'enfant qui est devant nous est
tel qu'on nous le décrit ? Peut-on faire confiance aux
médecins et aux employés des orphelinats à l'autre
bout du monde ? Les parents sont-ils soumis à des
pressions pour adopter des enfants plus malades
qu'ils n'en ont l'air ? La fiabilité des dossiers
médicaux des enfants offerts en adoption varie
grandement d'un pays à l'autre.
«Il y a des choses qui sont cachées. D'autres qui
sont mal diagnostiquées. C'est par exemple très
difficile d'avoir un portrait exact en Europe de
l'Est. »
— Le Dr Jean-François Chicoine, spécialiste de
l'adoption internationale et pédiatre à l'hôpital
Sainte-Justine
Gabrielle Duchaine La Presse
Il estime qu'un quart des enfants placés
en orphelinat y souffrent du syndrome d'alcoolisme
foetal. Pourtant, seulement 2 % des dossiers
médicaux provenant de cette région du monde
contiennent ce diagnostic.
Être sur ses gardes
Si les voyages d'adoption sont généralement
l'aboutissement d'un rêve, il arrive que les choses
tournent à la catastrophe.
LE MAUVAIS BÉBÉ
Notre enquête a révélé de nombreux cas où des
parents ont découvert, une fois à l'autre bout du
monde, que le dossier médical qu'on leur avait
envoyé n'était pas fidèle à la réalité. Certains sont
repartis bredouilles et le coeur brisé.
Lorsque Martin Des Rochers et Izabella Brodowska
sont arrivés à l'orphelinat kazakh où ils devaient
rencontrer leur fille pour la première fois, on leur a
mis le mauvais bébé dans les bras.
D'autres ont ramené un bébé qu'ils croyaient en
bonne santé pour découvrir, une fois au Québec,
qu'il souffrait d'un grave problème de santé.
D'autres encore se sont fait mentir en plein visage.
Alors qu'ils venaient chercher une fillette de 7 mois
dont le dossier disait qu'elle était prématurée, une
employée leur a amené un enfant d'âge préscolaire
présentant les traits caractéristiques de la trisomie.
« La fiabilité des dossiers médicaux dépend
beaucoup du pays d'où ils proviennent », explique le
Dr Jean-François Chicoine, grand spécialiste de
l'adoption internationale et pédiatre à l'hôpital
Sainte-Justine. Lui-même a souvent appris à de
nouveaux parents que le bébé qu'ils venaient de
« Ce n'est pas la bonne », a dit M. Des Rochers.
L'employée a repris l'enfant sans broncher et leur a
amené leur fille.
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C'était en 2010. Le couple, deux professeurs de
cégep, avait été prévenu du manège avant même de
quitter le Québec.
Il donne l'exemple d'un bébé qu'il a examiné à l'âge
de 4 mois. Le poupon avait des cataractes. Il était
pratiquement aveugle, mais les nounous ne s'en
étaient jamais rendu compte. « Si je ne l'avais pas
vu, je ne sais pas combien de temps ça aurait pris
pour que quelqu'un s'en rende compte. Il aurait
peut-être été trop tard pour l'opérer. »
« L'agence d'adoption nous avait dit que ça arrivait
souvent au Kazakhstan qu'on tente de donner un
bébé plus malade que celui qu'on venait chercher.
Ils nous avaient prévenus qu'il faudrait refuser le
premier enfant qu'on nous amènerait.
Au Québec, ce ne sont pas toutes les agences
d'adoption qui font affaire avec un médecin
outremer pour que les enfants soient examinés avant
d'être adoptés. Dans les pays étrangers, certaines
font affaire avec des médecins expatriés, d'autres
avec des médecins locaux. Et d'autres se fient au
diagnostic de l'orphelinat.
— Martin Des Rochers
C'est lui qui a écopé de cette difficile tâche. « Même
si je savais que c'était une espèce de ruse, je tenais
un être humain dans mes bras. C'est déchirant de
dire : celle-là, je n'en veux pas. On se sent coupable.
Il y a peut-être des gens qui n'arrivent pas à dire
non. »
« Les pays [où les Québécois adoptent] ne sont pas
si équipés que ça. Je ne crois pas qu'ils mentent
sciemment. Pour eux, ce qu'ils ont écrit est
suffisant », note Johanne Lemieux, travailleuse
sociale et psychothérapeute spécialiste de l'adoption.
DES DOSSIERS TROUÉS
Le Dr Jonathan Halevy est pédiatre à Hô Chi MinhVille. Chaque année, le médecin d'origine
israélienne examine une trentaine d'enfants destinés
à l'adoption internationale.
Il témoigne de la difficulté de bâtir un dossier
médical complet pour des enfants qui vivent en
orphelinat. « C'est comme faire du travail de
détective. On ne connaît pas l'histoire familiale. On
ne sait pas si la mère prenait de la drogue ou de
l'alcool. Quand ils sont bébés, il y a certains troubles
mentaux qui sont plus difficiles à dépister », dit-il.
« Les parents qui adoptent ont le droit et le devoir de
connaître l'état de santé de leur enfant. Mais des
fois, c'est impossible de remplir les trous », admet le
médecin.
Sans compter que les responsables des orphelinats
ne sont pas toujours à l'affût de l'état de santé de
leurs pupilles.
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trouver une famille à des orphelins qui n'en auraient
autrement pas eu, nuance Mme Goupil.
Les « bébés-cadeaux »
Le Dr Jean-François Chicoine, pédiatre et spécialiste
de l'adoption internationale, voit les choses
autrement. Les pays, dit-il, «n'ont pas de soins pour
ces enfants, alors ils essaient de les envoyer ailleurs.
Il y a des pays, comme ici, où c'est plus facile. Il y a
trop de pression sur les parents ».
Gabrielle Duchaine La Presse
La pression est forte pour que les agences
d'adoption trouvent des parents aux enfants dits à
«besoins particuliers ». Des pays vont jusqu'à offrir
des « bébés-cadeaux » aux agences qui font le plus
grand nombre de jumelages.
Les autorités du Viêtnam, par exemple, attribuent
une cote aux agences d'adoption selon le nombre
d'enfants à besoins particuliers qu'elles réussissent à
placer et leur dynamisme dans la recherche de
parents pour ces enfants.
Meilleure est leur cote, plus ils ont accès à des
enfants inscrits sur la liste dite « régulière », qui sont
théoriquement plus jeunes et en bonne santé,
explique Josée-Anne Goupil, directrice du
Secrétariat à l'adoption internationale du Québec.
C'est sans compter les ententes à l'amiable sur le
terrain.
« C'est assez facile de négocier directement avec le
directeur de l'orphelinat. D'établir par exemple
qu'on aura droit à trois enfants de la liste régulière
si on fait adopter trois enfants à besoins spéciaux.
Des choses comme ça arrivent. »
— Employée d'une agence
Le Viêtnam ne serait pas le seul à avoir de telles
pratiques. Au Québec, on appelle ça des « bébéscadeaux ».
Aux yeux du pays pourvoyeur, il s'agit de miser sur
les organismes les plus performants dans le but de
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En attendant d'être
adoptés
Textes : Gabrielle DuchainePhotos : Olivier
Dans certaines villes du Viêtnam, jusqu'à 3 % des
nouveau-nés sont abandonnés, souvent parce qu'ils
sont malades ou qu'ils souffrent de malformations.
Ces bébés grandissent dans des orphelinats où ils
sont élevés par des nounous en attendant d'être peutêtre un jour adoptés. Nous avons visité deux
orphelinats de la région d'Hô Chi Minh-Ville qui
font affaire avec des agences d'adoption du Québec.
Certaines images peuvent choquer.
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orphelinats qui donnent des bébés-cadeaux aux
agences qui arrivent à faire adopter beaucoup
d'enfants à besoins spéciaux.
Un guichet unique pour
l'adoption ?
« La question des listes et des enfants à besoins
spéciaux, c'est arrivé graduellement, mais en même
temps assez rapidement, explique Mme Goupil. La
manière dont on s'est installé pour travailler n'est
pas nécessairement adaptée à toute cette réalité. »
Gabrielle Duchaine La Presse
Conscient des nombreuses lacunes dans la façon
dont fonctionne actuellement l'adoption dans la
province, Québec jongle avec l'idée d'instaurer un
guichet unique afin que tous les futurs parents soient
accompagnés de la même manière et aient droit aux
mêmes services.
DES LACUNES
En janvier, de nombreux acteurs du milieu de
l'adoption se sont rencontrés. Leurs constats sont
nombreux.
«Un échec d'adoption, c'est un échec de trop,
tranche la directrice du Secrétariat à l'adoption
internationale du Québec (SAI), Josée-Anne Goupil.
Il faut trouver comment on peut faire pour ne pas
que ça arrive ; comment on peut s'assurer que tout
au long du processus, les [futurs) parents soient
accompagnés correctement. »
Un élément, toutefois, ressort. Il existe des lacunes,
des parents ont vécu des difficultés, ils doivent être
mieux accompagnés avant, pendant et après le
processus, estime Mme Goupil. Autant lorsqu'ils
choisissent les besoins spéciaux avec lesquels ils
sont à l'aise que lorsqu'ils reçoivent le rapport
médical d'un enfant.
Au Québec, l'adoption internationale a atteint un
creux historique et les délais d'attente pour les futurs
parents ont explosé. Pendant ce temps, les enfants
offerts en adoption sont plus âgés et ils ont une santé
de plus en plus fragile. Volontairement ou non, de
plus en plus de parents se tournent vers l'adoption
d'enfants dits « à besoins spéciaux ».
« Est-ce qu'on peut les aider à comprendre ce que ça
veut dire ? A décoder ce qui est dit, mais aussi ce qui
n'est pas dit ? Qu'est-ce qui est dit et qui n'est pas
dit ? Et après coup, quand l'enfant arrive, comment
on peut les diriger, soit dans la recherche de
services, soit dans l'accueil de leur enfant pour que
nos enfants vivent des adoptions qui répondent à
leurs besoins. »
Bien que la majorité de ces adoptions comblent de
bonheur les nouveaux parents, on note de nombreux
ratés, comme l'a révélé notre enquête.
Une autre des inquiétudes du SAI est celle de
l'iniquité : selon la région ou l'agence avec laquelle
ils font affaire, des parents sont favorisés par rapport
à d'autres.
Des dossiers médicaux erronés. Des parents qui ne
réussissent pas à trouver un médecin pour les
conseiller dans leurs démarches, d'autres qui
arrivent dans un orphelinat à l'autre bout du monde
pour découvrir que leur enfant a des problèmes de
santé plus graves que prévu. Des pays ou des
« Il faut que ça se fasse de la même façon, qu'un
parent réside sur la Côte-Nord et qu'il adopte au
Viêtnam, où qu'il vive en Outaouais et adopte en
Colombie. »
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— Josée-Anne Goupil, directrice du Secrétariat à
l'adoption internationale du Québec
Pour pallier ces lacunes, plusieurs idées sont
envisagées. Parmi elles, celle d'un guichet unique.
« Est-ce qu'on pourrait penser que les parents
puissent s'inscrire à une seule place [contrairement à
la situation actuelle, où il existe une dizaine
d'organismes spécialisés selon les pays] ? Et que
dans leur processus d'évaluation, on puisse
leur donner toute l'aide dont ils ont besoin, ça
pourrait être une solution. »
La France n'a qu'un organisme agréé pour tous les
adoptants. Pourrait-on faire la même chose ici ?
demande Mme Goupil. Ou bien avoir un organisme
par continent ou par pays ?
Une révolution qui ne fait pas l'unanimité au sein
des agences, avons-nous constaté au fil de nos
entrevues.
« Pour arriver à un changement comme ça, il faut
être capable d'aller chercher l'ouverture de tous les
participants. »
Une rencontre est prévue à la fin du mois de mai.
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