Article_Amélioration génétique des abeilles
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Article_Amélioration génétique des abeilles
L’Espace Vétérinaire N°115, Mars – Avril 2014, pages 4-5 Amélioration génétique des abeilles Ismaïl Boujenane Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II Introduction La génétique des abeilles est différente de celle des espèces animales d’élevage classiques (bovins, ovins…). De plus, les abeilles n’ont pas été assez sélectionnées par l’homme dans le passé parce que les bases de leur reproduction n’ont été comprises que tardivement. L’élucidation de la méthode de reproduction chez les abeilles a ouvert la voie à des travaux d’amélioration génétique avec souvent des résultats mitigés. Le but de cet article est d’apporter aux apiculteurs et aux amateurs de l’apiculture quelques informations de base sur la génétique des abeilles. Génétique des abeilles Une colonie d’abeilles est constituée d’une reine (mère), de plusieurs bourdons (pères) et de leurs descendants ; eux-mêmes composés de femelles et de mâles. Les œufs des abeilles éclosent, qu’elles soient fécondés ou pas. Les abeilles femelles (reines et ouvrières) se développent à partir des œufs fécondés, alors que les mâles (bourdons) sont issus des œufs non fécondés. Une abeille femelle possède 16 paires de chromosomes, c’est-à-dire un total de 32 chromosomes, alors que le mâle ne possède qu’un seul jeu de 16 chromosomes. En effet, les femelles reçoivent une copie des 16 chromosomes de leurs mères (reines) et l’autre copie de leurs pères. Ainsi, les femelles sont dites diploïdes (elles possèdent une paire de chacun des 16 chromosomes), alors que les mâles sont haploïdes, car ils n’ont qu’une seule copie des 16 chromosomes qu’ils ont héritée de leurs mères. Par conséquent, les femelles ont une mère et un père, alors que les mâles ont une mère seulement, mais pas de père. La reproduction par le développement à partir des œufs non fécondés est appelée parthénogenèse. Puisque les femelles (reines et ouvrières) ont des paires de chromosomes, elles portent deux allèles à chaque locus (position des gènes sur le chromosome) ; un allèle sur chaque chromosome de la paire. Si les deux allèles d’un même locus sont identiques, la femelle est homozygote à ce locus ; alors que s’ils sont différents, elle est hétérozygote. Dans le cas de l’hétérozygotie, un allèle peut masquer l’expression de l’autre allèle, il est dit dominant. L’allèle qui ne s’exprime pas est dit récessif. De même, les allèles d’un locus hétérozygote peuvent être codominants ; aucun allèle ne l’emporte sur l’autre. Par ailleurs, puisque les bourdons sont haploïdes, ils n’ont qu’un seul chromosome portant un seul allèle à chaque locus ; ils sont dits hémizygotes. Dans ce cas, l’allèle présent au locus s’exprime qu’il soit dominant ou récessif. Dans une colonie, une reine vierge est accouplée à 10-20 bourdons. Les descendants issus de chaque bourdon constituent une famille (appelée en anglais ‘subfamily’). L’ensemble des familles issu d’une reine et de plusieurs bourdons constitue ce qui est désigné en anglais par ‘superfamily’. Les œufs produits par la reine (ovules) contiennent un exemplaire de chacune 1 des 16 paires de chromosomes, c’est-à-dire que la reine transmet aléatoirement 50% de ses gènes aux descendants. Quant aux spermatozoïdes produits par le bourdon, ils sont tous génétiquement identiques car le bourdon est haploïde. Ainsi, les ouvrières d’une colonie (descendants femelles) sont issues de la même mère et d’un ou de plusieurs pères. Les ouvrières provenant d’un même père sont dites des pleins sœurs (elles ont les deux parents en commun). Celles issues de pères différents sont dites des demi-sœurs (elles n’ont que la mère en commun). Toutefois, les abeilles pleins sœurs sont génétiquement plus apparentés que les pleins sœurs des autres espèces animales. En effet, les pleins sœurs des abeilles ont 75% des gènes en commun (elles reçoivent des spermatozoïdes tous identiques de leurs pères haploïdes (1 x 50%=50%) et des gamètes à moitié identiques de leur mère (1/2 x 50%=25%), alors que les pleins sœurs des autres espèces d’élevage n’ont que 50% des gènes en commun. C’est la raison pour laquelle elles sont dites en anglais ‘supersisters’. Les ouvrières appartenant à différentes familles ont la même mère, mais des pères différents. Ce sont des demi-sœurs et ont 25% des gènes en commun (1/2 x 50%=25% des gènes de la mère et 0 x 50%=0% des gènes des pères). Des abeilles issues d’un même père sont donc génétiquement très proches les unes des autres. Mais ce qui les rapproche le plus sont les caractères provenant du père (50%) beaucoup plus que ceux issus de la reine (25%). Dans des cas très rares, deux bourdons frères (ils ont la même mère) s’accouplent avec la même reine. Leurs descendants sont apparentés les uns avec les autres comme des pleins sœurs et non comme des demi-sœurs, car les spermatozoïdes de deux bourdons frères sont identiques. Cette relation de parenté très étroite qui existe entre les ouvrières d’une même colonie explique la solidarité, l’altruisme et le comportement dont elles font preuve. Elle explique aussi l’aide qu’elles apportent à la reine mère pour élever plus de sœurs. En effet, la reine est génétiquement plus apparentée avec ses sœurs ouvrières qu’avec ses propres descendants (75% vs. 50%). L’accouplement de la reine vierge avec les bourdons a lieu 5 à 6 jours après sa naissance au cours du vol nuptial sans qu'il y ait fécondation immédiate, c’est-à-dire avant que la reine ne commence la ponte des œufs. Les spermatozoïdes issus des 10 à 20 géniteurs, avec qui elle est accouplée, sont stockés dans la spermathèque de la reine pour toute sa vie. Si celle-ci n’est pas suffisamment remplie durant le premier vol nuptial, la reine peut effectuer un autre vol nuptial. Mais, souvent un seul vol est suffisant pour que la spermathèque soit remplie. Cependant, les spermatozoïdes d’un seul bourdon sont plus que suffisants pour remplir la spermathèque de la reine, car un bourdon produit environ 10 millions de spermatozoïdes. Mais dans l’intérêt de la colonie, la reine prend la peine de s’accoupler avec 10 à 20 bourdons durant le vol nuptial afin d’avoir plus de diversité génétique au sein de ses descendants. Par conséquent, le nombre important de géniteurs auxquels la reine est accouplée explique la variabilité génétique observée au sein des colonies. Chez les abeilles, la ségrégation (séparation aléatoire des paires de chromosomes pour produire les gamètes) pendant la méiose se produit dans les ovaires des reines uniquement. Toutes les cellules du mâle étant haploïdes, la méiose des cellules germinales ne peut produire que des gamètes mâles ayant toutes le même génotype. Aucun brassage génétique n'intervient pendant cette méiose. Puisque tous les spermatozoïdes d’un bourdon sont identiques, aucune variation n’est introduite à partir du mâle. Il apparaît donc que le mâle retransmet, sous forme de spermatozoïdes, le même génotype que celui qui le constitue et qui constituait l'ovule dont il est issu par parthénogenèse. Par conséquent, les nouveaux gamètes ont pour origine les reines ; les bourdons ne font que propager les gamètes déjà existants, c’est-à-dire ceux qu’ils ont reçus de leurs propres mères. Ainsi, le mâle n'est qu'un duplicateur et convertisseur de 2 format ; il duplique fidèlement le génotype d'un seul ovule (celui dont il est issu) dans des millions de spermatozoïdes (chaque bourdon produit environ 10 millions de spermatozoïdes identiques). Il apparaît donc qu’un descendant femelle reçoit un gamète à partir de la reine (mère) qui produit l’œuf et un autre gamète à partir d’une autre reine qui a été transporté sous forme de spermatozoïdes par un mâle (Figure 1). D'un point de vue génétique, on ne devrait pas parler de ‘père' d'une abeille, mais plutôt de ‘grand-mère'. Ainsi, une abeille femelle a donc comme parents génétiques une mère et une grand-mère, alors qu'un mâle n'a qu'une mère. M R R d R Mère Fille M R G mère N-2 M Père N-1 N R Mère Mâle Figure 1. Transmission du matériel génétique des parents aux descendants (R : reine ; M : mâle ; N : numéro de génération) Au niveau d'un locus, les spermatozoïdes d'un mâle fournissent toujours le même allèle, mais une fois sur 10 ou sur 20 environ car la reine est accouplée à 10-20 mâles, alors que la reine propose toujours l'un de ses deux allèles. Le phénotype qui en résultera au locus dépendra des règles de dominance entre les allèles maternel et paternel. Mais, ce sont les allèles de la reine qui seront les plus présents pour ce locus. Cependant, au niveau global, la reine fournit avec chaque ovule une combinaison d'allèles à chaque fois différente. Alors que le mâle fournit toujours la même combinaison. Cette constance due à la faible variabilité dans les spermatozoïdes (10-20 variantes en général) va globalement orienter les phénotypes présents dans la colonie. Ainsi, on voit le rôle extrêmement important que jouent les reines bellesmères (au travers de leurs fils) dans une ruche par la constance des allèles qu’elles imposent tout au long de la vie de la reine. Par conséquent, les ovules de la reine assurent la variabilité génétique et la dizaine ou la vingtaine de jeux de spermatozoïdes dans la spermathèque assure une certaine constance ou stabilité génétique. Détermination du sexe chez les abeilles Pendant longtemps, la parthénogenèse a été considérée comme la base de la détermination du sexe chez les abeilles. Mais, cette théorie s’est avérée fausse. Actuellement, il a été démontré que la détermination du sexe chez les abeilles n’est due ni au nombre de chromosomes ni au fait que l’œuf soit fécondé ou pas. Elle est contrôlée par un locus sexuel avec 15 à 20 allèles (notés par exemple par a, b, c, d…). Ainsi, si un œuf fécondé est hétérozygote au locus sexuel (2 allèles différents sur les 2 chromosomes de la paire), il se développera en femelle (reine ou ouvrière). En revanche, s’il est homozygote (2 allèles identiques sur les 2 chromosomes de la 3 paire) ou hémizygote (1 seul allèle), il se développera en mâle. Toutefois, les œufs fécondés et homozygotes au locus sexuel sont apparemment non viables. Ils sont détruits par les ouvrières juste après l’éclosion. Selon cette théorie, les abeilles femelles se développent à partir des œufs fécondés qui sont hétérozygotes au locus sexuel, c’est-à-dire les œufs qui ont par exemple au locus sexuel les allèles ab, ac, bc, cd… Alors que tout œuf homozygote à ce locus, par exemple aa ou bb ou cc…, serait un mâle qui ne se développera pas ; il meurt. Par conséquent, tous les oeufs fécondés et homozygotes au locus sexuel sont létaux et n’éclosent pas. Les mâles se développent à partir des œufs non fécondés et ils sont haploïdes, c’est-à-dire ils ont un seul allèle sexuel ; par exemple a ou b ou c, etc. Si une reine ayant les allèles ab au locus sexuel est accouplée à un bourdon avec un allèle sexuel c, les œufs fécondés issus de cette reine auront au locus sexuel les allèles ac ou bc. Puisque ces œufs sont tous hétérozygotes au locus sexuel, leur taux d’éclosion serait de presque 100%. En revanche, si la reine avec les allèles ab est accouplée à un mâle ayant au locus sexuel l’allèle b par exemple, 50% des œufs fécondés auront ab au locus sexuel et 50% auront bb. Puisque les œufs avec les allèles bb ne vont pas éclore, la viabilité des œufs fécondés de cette reine est seulement de 50%. C’est ce qui se passe lorsqu’une reine est accouplée avec un bourdon frère de la même colonie. Si c’est le cas, la colonie serait peu productive. Pour être sûr d’avoir un taux d’éclosion élevé, les reines ayant une combinaison d’allèles sexuels doivent être accouplées avec des bourdons originaires des reines ayant d’autres allèles sexuels. C’est ce souci de variabilité qui est derrière l’accouplement de la reine vierge avec plusieurs bourdons au cours du vol nuptial. Amélioration génétique A l’instar des autres espèces animales d’élevage, les abeilles peuvent être améliorées afin qu’elles réalisent des performances élevées pour les caractères d’intérêt. Deux méthodes d’amélioration génétique sont utilisées : l’élevage en race pure et l’élevage en croisement. Comme pour les autres espèces, un plan d’amélioration génétique doit commencer par la connaissance des races qu’on souhaite améliorer et par le choix des caractères d’intérêt à améliorer : le rendement en miel, la douceur, la tenue du cadre, la tendance à l’essaimage, la résistance aux maladies… Cependant, il ne faut pas perdre de vue que plus le nombre de caractères à améliorer est réduit, plus le progrès génétique réalisé est élevé. De même, en raison de la vie en société des abeilles, la colonie (reine et ses descendants qui sont les ouvrières et les bourdons) est l’unité sur laquelle le plan d’amélioration est basé. L’élevage en race pure est pratiqué par les éleveurs des reines car la sélection des reines est un moyen simple pour améliorer certains caractères. Deux années complètes sont nécessaires pour évaluer une génération de reines : l'année de l'introduction des reines et l'année d'après où s'exerce la sélection. Afin de réussir le plan de sélection, il faut éviter les accouplements des reines avec les bourdons externes à la population. Pour cela, l’accouplement et la sélection se font au sein d’une petite population fermée ou station de fécondation, qui est un endroit où la topographie et d’autres facteurs réduisent l’impact des bourdons non inclus dans le plan de sélection. La majorité des plans de sélection se base sur la sélection massale avec un testage sur descendance. La procédure générale consiste à élever des reines à partir des meilleures colonies. Pour faire une évaluation objective, les reines sœurs issues du même accouplement 4 (groupes de testage) sont réparties sur plusieurs ruchers de testage (réseau de testage). Ceci permet de mettre en condition de production les filles d’une reine afin de connaître le plus précisément possible le potentiel de la reine en sélection ; c’est le testage sur descendance. De plus, ce testage doit être effectué sur des colonies d’abeilles (les filles de souches) élevées dans des sites où la végétation est diversifiée et placées loin les unes des autres. Sur ces colonies, on effectue un contrôle de performances, c’est-à-dire le recensement de l’expression phénotypique de caractères à améliorer. Une note est affectée à chaque colonie pour le caractère considéré. Les données collectées sont ensuite analysées et les colonies sont évaluées génétiquement. Une fois que les colonies sont évaluées, les meilleures colonies sont sélectionnées et vulgarisées. Cependant, avec l’élevage en race pure, la consanguinité est inévitable. Ce qui diminue la vigueur de la population et le taux d’éclosion à travers l’augmentation de l’homozygotie au locus sexuel. Ceci explique la raison pour laquelle les apiculteurs sélectionneurs sont incapables d’établir une race supérieure d’abeilles. En effet, la méthode consistant à sélectionner les meilleures reines et à les accoupler avec les mâles qu’elles produisent, qui a été utilisée avec succès chez les espèces d’élevage classiques, ne peut être appliquée chez les abeilles, car l’accouplement d’une reine avec les bourdons de la même colonie aboutit à une faible éclosion. Pour assurer une bonne qualité des abeilles, l’apiculteur opte pour l’introduction de nouveaux génotypes et l’utilisation d’un nombre élevé de géniteurs à chaque génération. L’élevage en croisement a lieu lorsque des souches consanguines ou des races sont croisées. Il est plus compliqué que l’élevage en race pure. L’élevage en croisement peut inclure 3 ou 4 races. L’utilisation du croisement chez les abeilles est une approche très intéressante. Il permet de corriger les caractères qui font défaut chez une souche (reine mère) en favorisant son accouplement avec les mâles des autres souches ayant le caractère désiré. De plus, l’intervalle de génération des abeilles étant court favorise l’utilisation des croisements. Insémination artificielle (IA) L’abeille est le seul insecte qui peut être inséminé instrumentalement. Ce qui permet aux sélectionneurs de contrôler les accouplements entre les reines et les bourdons. L’IA permet deux aspects importants qui ne sont pas possibles avec les reines accouplées naturellement : - Les reines peuvent être accouplées à un seul bourdon, ce qui simplifie la sélection sur des caractères spécifiques ; - Les reines peuvent être accouplées à des centaines de bourdons, ce qui maintient la variabilité génétique. Pratiquement, le sperme est extrait à partir de centaines de bourdons de différentes colonies, il est mélangé ensemble, puis il est utilisé pour inséminer plusieurs reines. Ces reines sont dites en anglais ‘supermated queens’ ; elles ont une viabilité élevée du couvain du fait de la diversité élevée des allèles sexuels, ce qui permet d’avoir plus d’abeilles dans les colonies. Ainsi, l’IA offre de nouvelles opportunités pour développer et maintenir des souches sélectionnées d’abeilles d’un intérêt particulier et qui pourront, en cas de besoin, être croisées pour assurer une grande variabilité dans la population. Les bourdons utilisés en IA sont sélectionnés à partir des souches exprimant des caractères désirables, comme la résistance aux maladies, la production élevée, la docilité… 5 Conclusion La génétique des abeilles est différente de celle des autres espèces d’élevage classiques. Les femelles sont diploïdes, alors que les mâles sont haploïdes. La détermination du sexe est contrôlée par un locus sexuel. Les œufs fécondés hétérozygotes à ce locus seront des femelles (reines et ouvrières), ceux qui sont homozygotes seront des mâles non viables. Les mâles vivants sont issus d’œufs non fécondés. Malgré ces spécificités, l’amélioration génétique, à travers la sélection en race pure ou le croisement, est possible. Elle est réalisée en sélectionnant les meilleures reines. Cependant, pour éviter les effets néfastes de la consanguinité, les reines sont accouplées à plusieurs bourdons. En fin, l’IA facilite l’amélioration génétique en choisissant le mâle à accoupler avec la reine. De même, elle permet d’assurer une grande variabilité au sein d’une population en inséminant les reines par les spermatozoïdes de plusieurs bourdons. 6