La république et la mosquée
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La république et la mosquée
1 Jalila Sbaï La République et la Mosquée : genèse et institution(s) de l’islam en France. La principale conséquence, en métropole, des politiques musulmanes menées sous la 3ème République, notamment celles concernant les trois pays d’Afrique du Nord, fut l’installation de l’Islam en France. La Genèse de l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris et d’autres structures plus laïques telles que les foyers, l’hôpital Francomusulman de Bobigny s’adressant spécifiquement aux musulmans d’Afrique du Nord ; dévoile que le fait musulman, ‘la chose’ musulmane en France, ont commencé à se construire en réponse à une conjecture bien particulière. Il s’agissait pour les pouvoirs publics de concilier plusieurs politiques contradictoires, dont l’Islam en tant que « religion et communauté »1, constituait l’élément central. Ceci donna à ‘l’Islam Français’ cette double légitimation –objet de toutes les controverses encore aujourd’hui-, à savoir d’être à la fois, Islam en France et Islam de France, avec pour première caractéristique, la subsidiarité de l’aspect cultuel et religieux. Construit en double objet dès son origine, ‘l’Islam Français’ bien qu’il intéressa exclusivement les musulmans d’Afrique du nord ambitionnait de concilier, les politiques diplomatiques françaises à l’égard du monde musulman, les politiques coloniales de la France et les contraintes métropolitaines, concentrant ainsi de nombreuses contradictions, tout en jouant de leurs interactions. 1 A prendre ici dans le sens de pratiques cultuelles et culturelles. 2 L’islam de France : le religieux au service de la diplomatie : C’est au cours de la première guerre mondiale que cette construction du fait musulman dans sa double acception : l’Islam en et Islam de France, voit le jour. En 1916, les pouvoirs publics français manifestèrent leur intention de donner une traduction concrète à l’idée d’utiliser des personnalités musulmanes originaires de l’empire dans le jeu diplomatique international. En effet, une double mission, politique et militaire, connue sous le nom de mission d'Egypte était envoyée au Hedjaz auprès du chérif de la Mecque. La mission politique était composée uniquement de personnalités musulmanes d'Afrique du Nord et d'Afrique Occidentale Française2 et elle était dirigée par ’Abdelqader Ben Ghabrit3. Ces objectifs, définis par le président de la république lui-même4, étaient par ordre d’importance d'entrer en relation avec le Chérif de la Mecque après la révolte arabe de 1916, afin de lui manifester le soutien de la France et de ses populations musulmanes dans sa lutte contre la domination ottomane, de souligner la magnanimité de la France à l’égard de l’Islam et des Musulmans, de répondre à la question sur le khalifat si elle était posée de la manière suivante : « vous indiqueriez très nettement que les affaires d'obédience 2 Pour l'Algérie, de l'Agha Sahraoui et Si Mustapha Cherchali, professeur honoraire à la medersah d'Alger et cadi de Draâ El Mizen; pour la Tunisie, de Si Chadly Okby, caïd de la banlieue de Tunis et de Si Larbi ben Ech Cheikh, notable de la régence; pour le Maroc, de Si Ahmed Skiridj, nadir des Habous à Fes-Djedid; pour l'Afrique occidentale, du cadi supérieur Abdou Kane. 3 Plus connu sous le nom de Si Kaddour Ben Ghabrit, cet important personnage avant sa mission au Hedjaz, avait déjà joué un rôle essentiel dans l'établissement du protectorat marocain, et était devenu un des principaux inspirateurs de la politique musulmane de la France. Simple drogman au début de sa carrière, il devint consul à Fès, ministre plénipotentiaire honoraire et recteur de la mosquée de Paris; ceci pour ces fonctions en France. Il était également chef du protocole du makhzen marocain et conseiller des sultans Alaouites et ce jusqu'à sa mort le 24 juin 1954. 4 Lettre en date du 1er septembre 1916, du ministre des affaires étrangères à Ben Ghabrit, dans laquelle les caractères et les objectifs de la mission politique sont définis. 3 religieuse ne sont considérées par le gouvernement français que comme étant du domaine exclusif de la conscience et qu'il est bien résolu à s'en tenir absolument à l'écart »5. Ceci constituait le premier volet des recommandations présidentielles. Elles entendaient clarifier les positions françaises dans cette région sur les questions qui l’agitaient : la question du khalifat arabe en autres. La mission elle-même fut un signal fort adressé aux anglais, une fois découverte la correspondance Hussein-Mac Mahon6. Le second volet des recommandations était d’obtenir du chérif de la Mecque qu’il autorise l’achat de deux hôtelleries, l’une à la Mecque, l’autre à Medine, destinées aux pèlerins de l’empire français. L’achat de ces deux hôtelleries souleva la question de la propriété des lieux et une association loi 1901 fut créé. Elle regroupait tous les membres de la mission politique et prit le nom de Société des Habous des Lieux saints de l’islam. Pour qu’elle soit tout à fait irréprochable aux yeux des musulmans –selon les croyances des autorités françaises-, elle fut déclarée en 1920 à la préfecture d’Alger, en terre d’Islam. Cette société allait non seulement s’occuper des biens habous acquis au Hedjaz, mais également représenter l’islam de France dans toute sa dimension diplomatique. Elle joua un rôle particulier dans toutes les négociations d’après-guerre avec le monde arabe par l’intermédiaire de son président, Si Kaddour Ben Ghabrit, l’homme de la politique musulmane de la France. Le succès de cette mission politique, à qui la presse et les revues 5 Lettre du ministre des affaires étrangères adressée à Si Kaffour Ben Ghabrit, le 1 er septembre 1916. MAE, série Guerre 1914-1918, sous-sérire : Affaires musulmanes, volume : 1685. 6 Voir sur ces questions, Henry Laurens : « L’Orient Arabe : arabisme et islamisme de 1798 à 1945 », A. Colin, Paris 1993 ; et Nadine Picaudou : « La décennie qui ébranla le Moyen Orient 1914-1923 », Complexe, 1992. 4 spécialisées avaient fait un large écho, faisait ressurgir un vieux projet indigènophile : la construction d’une Mosquée à Paris, symbole de la France ‘puissance musulmane’. C’est à partir de ce moment, que l’islam français, se construira sous son double aspect, d’Islam de France et d’Islam en France. L’Institut Musulman de la Mosquée de Paris sera le symbole du premier et les autres structures le symbole du second. Genèse de la construction de l’islam de France : L’Institut Musulman de la Mosquée de Paris le projet assimilationniste : mosquées et collèges arabes à Paris et à Marseille : Le projet de construction d’une mosquée à Paris fut, pour la première fois, clairement énoncé dans les débats de la Société Orientale - Société Littéraire et Scientifique - de mai 1846. En considération de la complexité de la question et sur proposition de son président, une commission fut nommée. Le rapport de cette commission fut discuté lors des séances du 22 mai et 24 juin et le débat porta dès lors sur un projet beaucoup plus important, celui de la création simultanée, à Paris et à Marseille, d’une mosquée, d’un collège et d’un cimetière musulman. Ces deux débats posaient les fondements de tous les débats futurs sur la question du rapport à l’islam et aux musulmans en France. Ils contenaient en effet l’ensemble des arguments -qu’ils aient été favorables ou défavorables à leur vision religieuse et laïque implicite - qui perdurèrent jusqu’au milieu des années 1930, sous des formes ou des terminologies à peine plus distinctes. Ces fondements furent : 1) La centralité de la question algérienne. Celle-ci, resta un argument fondamental pour presque tous les 5 projets concernant l’installation des musulmans en France ; 2) L’incompatibilité des statuts civils et religieux : le musulman ne connaît de lois, que celle du Coran, et celle-ci est incompatible avec les lois françaises ; 3) L’échec de la logique de despotisme éclairé dont l’exemple donné est celui de Mohammed Ali en Egypte : « la France n’a pas d’ennemis plus grands en Egypte que les jeunes gens qui ont été élevés, instruits au milieu de nous….la plupart des jeunes gens qui viennent d’Europe ont perdu tout sentiment religieux, ils deviennent ivrognes, et se déconsidèrent aux yeux de leurs compatriotes ». Principale référence des opposants à l’enseignement des musulmans en métropole, cette thèse de l’abandon des jeunes par les autorités françaises, une fois de retour chez eux, se retrouva également chez le gouverneur de l’Algérie et les résidents généraux au Maroc et en Tunisie, réputés pour leur hostilité à l’instruction des Nord-Africains en métropole dans l’entre deux guerres : « ils deviendraient des fauteurs de troubles à l’ordre public, une fois de retour chez eux ». Ce rapport, transmis au ministre secrétaire d’Etat au Culte, le 2 décembre 1846 posait comme préalable, à toute tentative d’assimilation des Algériens musulmans ; l’assimilation religieuse par la construction en premier de la mosquée et du cimetière, dont l’exécution ne pouvait rencontrer de problème grâce à : 1°- l’article cinq de la charte royale qui protège tous les cultes sans exception ; 2°- la ferveur avec laquelle est vécue la foi musulmane, son respect pour les autres cultes, la coexistence des musulmans avec tous les autres cultes dans leurs pays et leur tolérance envers ces cultes. Cette assimilation religieuse semblait nécessaire aux rédacteurs du rapport parce que, sans elle, il ne pouvait y avoir de projet civilisateur visant à long terme l’assimilation des Algériens aux Français. Au début de 1847, ce 6 rapport fit l’objet d’une correspondance fournie entre le ministre des Cultes et différents ministères. Mais la capitulation d’Abd el Qader étant alors pratiquement acquise, c’est finalement le ministre des affaires étrangères qui lui mit un terme au projet, qui fut enseveli pour ne réapparaître qu’en 1894. La problématique posée dans ce rapport, l’idée de l’assimilation et de la civilisation des indigènes, devant passer par l’identité religieuse, conditionnera, et pour longtemps, les rapports entre la France et « ses musulmans ». La reconnaissance de « l’autre » (plus tard Algérien, Tunisien, ou Marocain) ne pouvait passer que par la reconnaissance de son identité religieuse qui, en retour, devenait un obstacle à son intégration. La question de l’enseignement en général, et de l’enseignement arabe, en particulier, destinés aux musulmans en métropole fut d’emblée subordonnée à la question religieuse et le resta. Nous sommes sous la monarchie de Juillet, la France est un pays catholique et l’idée de la mission civilisatrice se concevait d’abord dans une dialectique religieuse, plutôt que dans une logique profane ou laïque, qui elle, aurait pu passer par une reconnaissance culturelle plutôt que religieuse. Or, cette dialectique perdura, même quand le projet réapparaîtra en pleine crise sur la question de la séparation de l’église et de l’état. l’expansion coloniale et la mosquée : Le projet fut relancé auprès du ministère des Affaires Etrangères en 1894 par Ch. Rouvier, alors Résident Général à Tunis, et réduit au simple projet de construction d’une mosquée à Paris, geste qui aurait témoigné de la bienveillance de la France à l’égard de la religion musulmane auprès des Algériens et Tunisiens musulmans. Le ministre des Affaires Etrangères, 7 Hanotaux, soutint le projet d’autant plus que CH. Rouvier avait d’emblée réglé la question du financement aux moyens de souscriptions algériennes et tunisiennes qui auraient couvert en grande partie les frais de construction. Charles Dupuy, président du conseil et ministre de l’intérieur, mit l’accent sur la question algérienne. En effet, au cours de cette même période, il fut question en Algérie non seulement de la réforme de l’enseignement religieux (primaire –medressa- et supérieur), mais également de la gestion du culte musulman, dont «le clergé» fut salarié par l’Etat. Le projet trouva son principal soutien au sein du parti colonial de la métropole, parmi les orientalistes, les sujets ottomans et égyptiens résidents à Paris. On forma une société du nom d’Agence Nationale, une pétition fut signée et envoyée au Ministère de l’Instruction Publique, des Beaux-Arts et des Cultes, avec le principal argumentaire suivant : « si les musulmans fréquentent en si petit nombre Paris en particulier et la France en général, c’est parce qu’ils n’ont pas de lieu symbolisant une patrie commune et ce lieu ne peut-être que la mosquée ». L’Agence Nationale lança même une souscription et des dons furent recueillis à son siège : 15, rue de la Ville-l’Evêque dans le VIIIe arrondissement à Paris. La nouvelle provoqua une levée de bouclier dans la presse, et des articles hostiles7 et xénophobes8, parurent régulièrement, à partir du 8 mai Ainsi, dans le Provincial du 11 mai 95 : « les orientalistes français sont des observateurs d’une extraordinaire perspicacité. Ils ont remarqué que les musulmans fréquentent peu Paris et, naturellement, ils se sont posé la question : pourquoi les musulmans ne viennent-ils pas, comme tout le monde, faire la noce à Paris ? L’explication qu’ils ont trouvé après de longues et laborieuses recherches et assez inattendue. Si les musulmans montrent un si faible empressement à goûter les joies de la vie parisienne, c’est parce que notre capitale a beau leur offrir une imitation assez réussie du paradis de Mahomet, il y manque un accessoire essentiel, la transition indispensable entre les mélancolies terrestres et les voluptés paradisiaques : la mosquée. ». Signé ; J. Derriaz. 7 8 1895 et tout au long de l’année suivante. Le réformisme musulman ne resta pas à l’écart de ce débat francofrançais et contribua à la polémique par l’intermédiaire du journal l’Orient, en reprenant des propositions que le Sultan Abdul Hamid aurait faites aux autorités françaises. En plus de la mosquée, qui se devait d’être le point de ralliement de tous les musulmans d’Europe, il plaidait pour la fondation d’une université musulmane qui aurait pris le pas sur celles des pays orientaux. L’idée d’écoles religieuses filtra aussi à travers les articles de presse. Il semblerait, que les 25 membres du Comité de l’œuvre de la Mosquée se soient servis de la presse pour tester l’opinion française au sujet d’écoles religieuses musulmanes. Toutefois, le discours de Jules Cambon, gouverneur de l’Algérie, le 27 juin 1895, lors de l’ouverture des travaux du Comité, n’élucida pas la question. Il resta vague au sujet de l’importance d’un centre musulman à Paris et du rôle de la politique musulmane de la France. Le comité sollicita une aide du gouvernement et le principe d’un terrain concédé par l’Etat fut décidé sur l’intervention d’Emile Combes au conseil des ministres du 8 janvier 1896. Mais le massacre des arméniens en Anatolie, l’instabilité politique en Algérie et le bras de fer qui s’engagea entre les républicains et les catholiques, à la suite de l’affaire Dreyfus (18941906), écartèrent momentanément le projet de la scène politique française. En 1905 et en plein débat parlementaire sur la séparation de l’église et de l’Etat, le projet est relancé du Caire par les journaux européens et Egyptiens annonçant la construction imminente d’une Mosquée à Paris. Un autre exemple de l’hostilité que rencontre le projet au lendemain du discours de J.Cambon paru dans le monde du 30 juin 1895 : « Autrefois, les chevaliers de la France allaient combattre les musulmans en terre sainte ; aujourd’hui, les arrières petits-fils des croisés élèvent une mosquée à Paris pour les arrières petits neveux des sarrasins. Autres temps, autres mœurs ! 8 9 Cette œuvre pieuse est même mise sous le patronage de réformateurs égyptiens tels que Mohammed Abdou, mufti du Caire, Abdel Rahman El Chirbini, un grand Cheikh d’Al Azhar, et d’un autre cheikh d’Al Azhar d’origine marocaine, Elach El Kébir El Maleki. L’initiative du projet est attribuée à une princesse Egyptienne, petite-fille du vice-roi Ibrahim, et des souscriptions sont même lancées. La correspondance très fournie qui, de juillet à novembre1905, a fait suite à cette annonce entre les différents ministères (Affaires Etrangères, Intérieur, Colonies), et le consulat général de la France au Caire, laisse penser qu’il s’agissait d’une intrigue internationale dont on ne connaissait pas l’origine. Au-delà du caractère burlesque de l’épisode, il montre néanmoins à quel point l’installation de l’islam en France était, depuis 1895, un enjeu d’importance qui n’engageait pas ou pas seulement les intérêts français mais également ceux du monde arabe et musulman. L’Institut Musulman de la Mosquée de Paris : La loi sur la séparation des Eglises et de l’état, ne mit pas fin aux désirs du parti colonial d’avoir une mosquée à Paris. L’idée resurgira une nouvelle fois en 1916 avec la Première Guerre mondiale dans le cadre plus large de la nécessité d’une politique musulmane prônée par les coloniaux. En avril 1916, M. Bourdarie membre du comité consultatif des Affaires indigènes et directeur de la Revue indigène, soumet à la commission interministérielle des affaires musulmanes9 (CIAM) un projet de construction d'une mosquée à Paris : « Plus que jamais la France a besoin d'une politique musulmane 9 J. Sbaï : « Organismes et institutions de la politique musulmane », Maghreb-Machrek, n°152, avril-juin 1996. 10 nettement définie et qui se traduise tantôt en geste de sympathie ou de bienveillance, tantôt en acte d'équité politique ou administrative. Qu'elle ait obtenu dans la guerre le concours de plusieurs centaines de mille de musulmans lui crée vis-à-vis d'eux des devoirs plus grands. Aussi, en attendant des réformes dont le parlement a voté le principe à l'unanimité, le gouvernement entoure les combattants musulmans d'une grande sollicitude et leur donne des satisfactions morales….. »10 Le succès de la mission politique envoyée au Hedjaz aidant, le 26 octobre 1916, une association loi 1901 fut déclarée à la préfecture de police sous le nom de Comité de l'Institut musulman à Paris, se donnant pour mission l’édification d’un centre de réunion11 pour les musulmans. La CIAM, suggèra dans un premier temps de confier la réalisation du projet à la Société des Habous des Lieux Saints de l’Islam et de faire participer les musulmans de l’empire par l’intermédiaire de souscriptions. La reprise des débats, au cours de l’année 1919, mit l'accent sur le fait qu'il s'agissait d'une oeuvre politique et non confessionnelle; que la demande devait apparaître comme relevant uniquement de l'initiative musulmane et non dictée par la pression des événements. La discussion porta d’abords sur la dénomination à adopter pour désigner la mosquée. On proposa : Université musulmane, Institut musulman, Collège musulman, Fondation musulmane, Cercle musulman. Augustin Bernard, qui faisait parti de la CIAM demanda à ce qu’on évite toute appellation tendant à laisser croire qu’il s’agissait d’une œuvre d’enseignement : « un enseignement musulman ne peut ni ne doit être crée à Paris, les études théologiques ne sauraient être suivies comme le sont 10 11 Procès-verbaux de la CIAM, série 2MI 102, vol. 6, MAE, Nantes. c’est nous qui soulignons. 11 celles des universités égyptiennes ou marocaines». Lyautey plaida dans le même sens et dit clairement son hostilité au projet d’un Institut Musulman : « vers la fin de la guerre, la France et surtout Paris ont éprouvé le légitime besoin de faire un geste de reconnaissance à l'adresse des soldats musulmans tombés glorieusement pour la France. (......) Il venait tout naturellement à l'esprit d'honorer la mémoire de ces braves par la construction d'un monument qui rappelât leur religion à laquelle ils avaient la réputation d'être rigoureusement fidèles - d'où l'idée de la mosquée, que Paris ne possède pas encore….c'est dans l'accouplement de ces mots ' Mosquée et Institut musulman' que réside le danger. Je ne crois pas au danger d'une Mosquée à Paris. Ce sera un édifice public facile à surveiller…. Je demande donc instamment que l'idée et les mots de ' création d'un institut musulman à Paris ' soient biffés des projets approuvés par le gouvernement…. ». La CIAM se prononça finalement pour l’appellation : d’Institut Musulman. La société des Habous et des Lieux Saints de l’Islam proposa en arabe : al ma’had el islami. Il fallut attendre le 30 janvier 1920, pour que le gouvernement présente un projet de loi en vue de la création à Paris d'un Institut musulman. Publiquement présenté d'un point de vue culturel, afin de légitimer la subvention des 500.000 francs, accordée à la Société des Habous des Lieux Saints de l'Islam pour la construction de la Mosquée. L'Institut était destiné à être un centre de réunion pour intellectuels devant servir à mieux faire connaître la culture musulmane. Le projet fut aussi présenté d’un point de vue moral : la France avait une dette envers ses soldats musulmans qui avaient combattu pour elle pendant la Grande Guerre. La construction de la Mosquée et de l'Institut ne fut confiée de façon officielle à la Société 12 des Habous des Lieux Saints de l'Islam que le 19 août 1921. Si Kaddour Ben Ghabrit fut chargé de recueillir les fonds nécessaires pour la construction dans les pays d'Afrique du Nord, « afin de garder à ces édifices tout leur caractère d’œuvre française » conformément au vœu de la CIAM. La Mosquée fut inaugurée le 15 juillet 1926 par le Sultan du Maroc Moulay Youssef, et par le Président de la République Gaston Doumergue. Et le 12 août, ce fut le tour de l’Institut, c’est à dire la salle de conférence, de l’être par le bey de Tunis Mohammed El Habib. Paris devenait une vitrine de l’Islam, avec son édifice religieux réservé à l’élite musulmane de passage à Paris, sa bibliothèque, son Hammam, son hôtellerie, et l’Institut musulman allait symboliser une ambassade de l’Islam en France, dont Ben Ghabrit serait l’ambassadeur. Avec la Mosquée de Paris, le centre de la politique musulmane, dans son aspect diplomatique, se déplaça du Maroc, à Paris. Ben Ghabrit figure de prou de cette politique musulmane de la France, veilla très jalousement sur ce petit royaume, tout en excluant la mosquée de la gestion des musulmans en France. Il alla même jusqu’à affirmer que les œuvres sociales ne relevaient pas de l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris. La politique musulmane menée envers les musulmans de France devint, dès lors, une politique départementale, de contrôle, de gestion et de surveillance des musulmans en métropole, dont les maîtres d’œuvre seront la préfecture de La Seine et le conseil municipal de Paris. 13 L’Islam en France : contrôle, gestion et surveillance des musulmans de la métropole L’islam en France se construisit parallèlement, conformément à une pratique coloniale qui avaient cours en Algérie et que le parti colonial rêvait d’importer en métropole : à défaut du Code de l’Indigénat, les musulmans d’Afrique du Nord venus travailler en France seront considérés d’une façon à gommer les différences entre « sujets » algériens et « protégés » tunisiens ou marocains. L’ensemble des structures mises en place pour l’accueil et la gestion de cette main d’œuvre visait à la regrouper et à l’isoler du reste de la société française. Ces structures étaient de deux ordres, administratives avec les Services des Affaires Indigènes Nord Africaines (SAINA), de protection sociale avec les foyers, dispensaires, infirmeries, Hôpital Franco-Musulman. Les Structures administratives : les services des affaires indigènes nord-africaines (SAINA) Les SAINA ont pour origine les bureaux d’Affaires Indigènes crées en 1916 à Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux, Bourges, Clermont Ferrand. Ces bureaux étaient liés au service des travailleurs coloniaux (T.C), crée par le ministère de la guerre en septembre 1916. Les bureaux des Affaires Indigènes avaient pour tâche l’enregistrement des réclamations, de rendre la justice, embaucher les indigènes sans travail, et au besoin à les rapatrier. 14 Ces bureaux devaient permettre l’homogénéisation des groupes et leur maintien dans des cadres d’administration directe. L’encadrement de cette main d’œuvre nord-africaine était composé de fonctionnaires détachés d’Algérie, de Tunisie et du Maroc, chargés « de recréer l’atmosphère du pays d’origine » : cafés maures et salles de prières commencèrent alors à se répandre en région parisienne. Ils cessèrent de fonctionner une fois la guerre terminée. A la suite de rixes dont les Nord-Africains auraient été responsables à Paris, une première proposition en vue de créer un service spécial pour les indigènes fut émise en 1923 par le conseil municipale de Paris. Reprise en juillet 1924, elle aboutit à l’arrêté du 10 avril 1925, par lequel le préfet créa à la préfecture de police une section destinée à compléter les services existants (celui des étrangers notamment) pour la surveillance et la protection des indigènes nord-africains en résidence ou de passage à Paris. Cette section forma un nouveau bureau rattaché à la division du cabinet de la préfecture de Police. En juillet 1925 deux sous-sections, l’une pour les questions de surveillance et de police, l’autre pour celles de la protection et de l’assistance, virent le jour. Le contrôle et la surveillance consistaient en : 1) La recherche et l’identification des conscrits et réservistes rebelles. 2) La surveillance préventive des hôtels, cafés, et restaurants. 3) L’identification des nordafricains en métropole et la délivrance de papiers d’identités aux « sujets » et « protégés » français qui en étaient démunis. 4) Les mesures de refoulement et d’expulsion des indésirables. Ce service fut installé 6, rue Lecomte, dans le 17è arrondissement de Paris et porta entre autres dénominations le nom de Bureau Arabe ! 15 L’assistance, que l’on peut aisément qualifier de mesures d’isolement ou de mise à l’écart de la société française, consistait en : 1) Le placement des ouvriers nord-africains et la délivrance des cartes de chômage ; 2) La prise en charge des victimes d’accident de travail et l’obtention de certaines aides telle que les allocations familiales ; 3) Le règlement des contentieux administratifs et juridiques, surnommé parfois le bureau des Shikayat à Paris, où « certains plaideurs se provoquent au serment sur le Qoran de la mosquée accompagnés d’un inspecteur des Affaires Indigènes à la Mosquée….On ne saurait trop souligner l’intérêt qu’il y a à voir fonctionner ce service des Chikayat, reproduction de l’expéditive et paternelle justice du bled. »12. 4) l’alphabétisation en français en cours du soir pour adultes. L’idée de départ avait été de détacher pour cette tâche des instituteurs spécialisés de l’enseignement indigène, avant qu’elle soit confiée à la Ligue pour l’instruction des illettrés. En 1936, 1500 nord-africains étaient inscrits à ces cours. Notons qu’à la même époque, il y avait 50.000 nord-africains dans Paris et sa région et 110.000 dans toute la France. Restreints au département de la Seine dans un premier temps, des SAINA furent crées à Saint-Etienne, Marseille et Bordeaux, par décret du 27 octobre 1928, et organisés par trois arrêtés du 3 novembre 1928, à la suite d’un vœu émis par la commission interministérielle des affaires musulmanes. Les organismes de protection sociale et sanitaire : Les foyers : les premiers foyers pour les musulmans d’Afrique du Nord avec salles de prières furent crées en métropole pendant la Grande 12 Joanny Ray : Les Marocains en France. Institut des Hautes Etudes Marocaines, T.XVIII ; 1938 ; p. 343. 16 Guerre sous l’impulsion de différentes associations13 et comités. Ce n’est qu’en 1926-1927, et après avoir découvert les taudis de la banlieue nord-ouest de Paris, qu’un mouvement en faveur de la création de foyers officiels avait vu le jour. En mars 1926, le Conseil Municipal de Paris « invitait l’administration à organiser des foyers pour les indigènes nordafricains… »14. En juillet 1926, un Service des Foyers et Dispensaire au Service des Affaires Indigènes fut institué. Le 2 décembre 1927, une délibération approuvait la construction du premier foyer aux Grésillons, dans la commune de Gennevilliers. Il n’ouvrit ses portes qu’en 1930 et comptait une centaine de lits, avec une salle de prière, un café et une salle de cours. Le gérant devait être français, le tenancier du café et les deux personnes chargées de l’entretien étaient marocains15. Six autres foyers furent ensuite crées dans la région parisienne entre 1930 et 1936 et fonctionnaient sur le même model : Boulogne-Billancourt, Asnières, SaintOuen, Charenton, Colombes, et à Paris. Cette floraison de foyer était due en partie, à la création d’une société dite « Régie des foyers ouvriers nordafricains », société subventionnée sur la requête du Secrétaire Général de l’Institut Musulmans de la Mosquée de Paris16. Dans cette logique de contrôle et de surveillance des musulmans d’Afrique du Nord, les intellectuels nord-africains furent soumis à des 13 Parmi celles-ci : Les Amitiés Musulmanes. Délibération du 26 mars 1926. 15 Les conditions d’entrée au foyer étaient : être nord-africain, célibataire, payé soixante-dix francs par mois. |J.Ray, 1938, p. 346]. 16 Le Conseil municipal invitait dans une délibération du 31décembre 1931, le Préfet de la Seine à solliciter des pouvoirs publics l’autorisation pour la ville de Paris de procéder à l’émission d’un emprunt de la somme de 16.812.500 francs qui serait mise à la disposition de la Société qui devait se constituer et dans les conditions fixées par une convention spéciale. La société s’engagea à acquérir pour le compte de la ville de Paris, vingt terrains d’environ 900 m², à y construire vingt foyers avec les sommes mises à la disposition, à gérer pendant 45 ans ces foyer, à remettre 40% du capital sous forme d’actions d’apport pour associer la ville aux bénéfices d’exploitation, à verser à intervalles réguliers les sommes appelées à faire face aux échéances de l’emprunt, enfin à remettre les locaux en toute propriété à la ville de Paris à l’expiration des 45 ans. 14 17 mesures similaires. Encore une fois, c’est le conseil municipal de la ville de Paris qui fut à l’origine de deux centres : selon une délibération du 18 décembre 1931, le conseil « invitait l’administration à créer à Paris un foyer pour les travailleurs intellectuels nord-africains indigènes, français ou protégés ». Sa création, son organisation et son fonctionnement furent confiés à la Direction de l’Enseignement de la Préfecture de la Seine et non pas à la SAINA de Paris. Le foyer Intellectuel nord-africain devait fonctionner en collaboration avec le Cercle intellectuel de la Méditerranée : « composé d’intellectuels indigènes Nord-Africains habitant Paris et le département de la Seine et de Français d’origine à qui leurs tendances, leurs études, leurs travaux, leur passé ont donné l’expérience de la vie africaine et de l’état d’esprit musulman. ». Le foyer ouvrit ses portes à la fin 1932, au 26 de la rue Gay Lussac ; avec la bénédiction du protectorat marocain et une subvention de 2000 francs. La commission interministérielle des affaires musulmane n’accepta le projet qu’à partir du moment, où elle eut la certitude que seuls les intellectuels nord-africains et français en feraient partie, à l’exclusion des Syriens, Libanais et Egyptiens vivants à Paris. Le foyer ferma ses portes en 1936, soit trois ans après son ouverture et le cercle disparut par la même occasion. Dispensaires et Infirmeries : plusieurs dispensaires réservés uniquement au Nord-Africains furent crées à Paris et sa région. On y parlait l’arabe. Ces structures étaient censées soigner les infections considérées comme propre aux maghrébins : maladies héréditaires, tuberculose, accidents de travail, maladies vénériennes. C’est une délibération du conseil municipal de Paris qui fonda le premier dispensaire d’hygiène en novembre 1925, rue Lecomte, dans les mêmes locaux que la S.A.I.N.A. Deux autres dispensaires furent crées à la 18 même période à Paris, l’un attaché au foyer nord-africain, et un autre dans le XVe arrondissement. Trois autres virent ensuite le jour à proximité des foyers de la région parisienne : deux à Gennevilliers dont l’un était privé, le troisième à Boulogne-Billancourt. L’Hôpital Franco-Musulman de Paris : l’autre grande œuvre. L'appel en faveur de l'hôpital franco-musulman adressé par le comité de fondation en mars 1927, demeure un model du genre. On y retrouve parmi les signataires tous ceux qui avaient cautionné l’appel en faveur de la construction de la Mosquée : « La politique traditionnelle de la France à l'égard du monde de l'islam lui a valu en Orient et dans tous les pays méditerranéens le privilège de sympathies profondes. Notre pays se doit de ne pas oublier que cette situation lui crée aussi des devoirs moraux que, sous aucun prétexte, il ne doit éluder. Notre protection pacifique et libérale, notre collaboration toujours plus intime, dont les bienfaits ont été reconnus au cours de leurs récentes visites et par S.M. le sultan du Maroc et par S.A. le Bey de Tunis, nous ont valu, durant la guerre, l'appoint de milliers de soldats musulmans venus à la France comme à une seconde patrie; elles nous ont procuré, depuis la paix, le concours utile d'une main d'œuvre sans cesse plus nombreuse. « Il faut bien convenir que les événements ont ici devancé nos prévisions et il nous reste encore certaines mesures à prendre sur notre sol même, pour nous acquitter pleinement de notre mission civilisatrice. La condition actuelle des musulmans en résidence ou de passage en France doit être améliorée: elle peut l'être rapidement. L'inauguration d'une mosquée et de l'institut musulman ont été, dans l'ordre religieux et intellectuel, un geste des plus heureux. Une oeuvre sociale reste à mener à bien, et c'est sa 19 réalisation que se propose le comité de l'hôpital franco-musulman de Paris. » L’hôpital franco-musulman fut avant tout une œuvre départementale : seuls la ville de Paris et le Département de la Seine en avaient supporté la charge financière et ils entendaient en conserver la direction. Bien qu’un comité de propagande ait été formé, dont Si Kaddour Ben Ghabrit était le vice-président, celui-ci n’avait réuni aucun fonds et n’avait participé à aucune mesures de réalisation. L’hôpital franco-musulman aura une organisation adaptée à « la condition et aux besoins des indigènes nord-africains » selon ses promoteurs. Les médecins comprenaient l’arabe et avaient connaissance des mœurs indigènes. La plus grande partie des infirmiers était des Algériens, comme les médecins détachés des départements d’Algérie. Une salle de prière et un cimetière avaient été adjoints à l’hôpital qui fut inauguré en mars 1937. A la fois, instrument privilégié d’une politique des égards vis à vis du monde musulman, dont l’Institut de la Mosquée de Paris fut le symbole par excellence, et outil d’une politique de gestion et de contrôle des musulmans vivant sur le sol français, l’Islam français ne renoncera jamais à cette double identité qui lui a été assignée dès son origine. La politique musulmane dont il est issu, n’a pas été une politique religieuse consciemment assumée, bien que tenant compte du fait religieux, dans ce sens où il n’a jamais été question, sous la troisième république de réformer l’Islam de l’Empire ou de l’unifier d’une manière ou d’une autre. Bien au contraire, la politique suivie était de le laisser évoluer dans sa diversité culturelle en prenant bien soin de ne pas le laisser se réformer./. Décembre 2005