le conte de la clairière des fées et le dialogue

Transcription

le conte de la clairière des fées et le dialogue
L’IMAGINAIRE
L’imaginaire
1 - La clairière des fées (conte)
2 - La vie onirique (dialogue
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La clairière des fées (conte)
C’est une clairière au fond des bois.
Les fées y habitent depuis mille ans
Elles y dansent nues tous les soirs.
A minuit, trois d’entre elles racontent l’histoire du dragon-bouc.
Celle qui raconte le mieux est élue.
On l’installe couchée face au ciel et on lui donne du plaisir
Autant de fois qu’elle sait dire des noms d’étoiles.
Tout autour de la clairière, les arbres sont abattus, c’est un amas de troncs
et de branches, un endroit interdit, impossible d’y parvenir
Les fées ont un secret, et le dragon-bouc de la montagne est là pour le
découvrir.
Un jour, une petite fille s’est perdue dans les bois
Elle était partie chercher des girolles
Elle arrive à la clairière au fond des bois.
« Qu’allons nous en faire, se demandent les fées ?
Cachons-la au dragon-bouc. S’il la découvre, c’est terrible ! »
La fille s’est installée chez les fées,
Elle grandit, est très belle, très imaginative et tout à fait imprévisible
Elle pleure parfois et les fées ne savent pas quoi faire pour la consoler.
Tous les jours, elle vit la vie des fées
Habite dans leur maison de feuilles et de branches
Maison en pierres peintes et écorce de châtaignes.
Les fées lui apprennent tout :
Comment exciter le tonnerre et faire tomber la pluie
Comment rendre un homme amoureux de soi pour toute la vie
Comment faire la tarte aux myrtilles
Et comment mentir au dragon-bouc.
Tous les vingt-huit jours le dragon-bouc sort du ventre de la terre
Au milieu d’un torrent de lave rouge
Il s’installe dans une cabane à Baitch
Au milieu des crottes de bouc
L’IMAGINAIRE
Pas très loin de la clairière des fées.
Le dragon-bouc envoie son petit serviteur au bonnet rouge chez les fées
Pour les convoquer au sabbat
Le grand sabbat du dragon-bouc
Le jour de plaisir du dragon.
Le petit serviteur au bonnet rouge arrive dans la clairière des fées,
Il dit : « Je suis le serviteur du dragon-bouc. Ce soir il sera chez vous, et
vous savez ce qu’il faut faire
Vous le savez depuis mille ans ».
Tous les vingt-huit jours les fées se préparent.
Elles s’habillent en jupes droites ou jupes plissées
En cotillon rouge ou habit d’ivoire.
Elles se mettent des parfums rares derrière l’oreille
Préparent des tartes aux myrtilles et de l’eau de vie de framboise
De la quiche aux oignons et des quartiers entiers de côtes de veau.
Au coucher du soleil, elles se mettent en route en longues files pour aller
chez le dragon-bouc,
À Baitch
Chacune avec une petite lumière, une bougie.
Le dragon-bouc est grand comme un géant et a les bras comme des arbres
Ses jambes sont comme des troncs et son ventre est dur comme un roc.
Les fées lui font la haie, il avance entre elles et écoute leur chant.
Le petit serviteur au bonnet rouge trottine derrière les fées
Il surveille tout et si l’une des fées n’a pas l’air d’être heureuse
Il lui fouette les jambes avec des orties.
Toute la nuit, les sons de tambourins envahissent le vallon de Baitch
Il retentit de la musique des violons, à en fendre l’âme
Les fées prennent soin du dragon-bouc, elles veillent à son plaisir
Les arbres eux-mêmes en pleurent d’émotion.
A quatre heures du matin a lieu le concours des histoires.
Une fée est tirée au sort, elle doit inventer une histoire sur-le-champ
Et parler jusqu’à l’aube blanchissante.
Savez-vous comme c’est difficile d’inventer une histoire comme ça sans
préparer ?
Histoire de sang, histoire d’amour
Histoire de fer ou de satin
Histoire sur n’importe quoi
La fée qui a été désignée raconte.
Heureusement, la plupart du temps, elle arrive à inventer une histoire
Chaque fois une nouvelle histoire, jusqu’à l’aube blanchissante
Au moment où le dragon-bouc s’endort d’un seul coup
Et se met à ronfler plus fort que le tonnerre sur les montagnes.
Le petit serviteur le ramène alors en le tirant par les bottes
L’IMAGINAIRE
Il le jette dans le ventre de la terre, le puits de lave rouge.
Si le dragon-bouc n’a pas été content de l’histoire, le serviteur au bonnet
rouge prend son couteau d’argent, tire la fée par les bras et l’emmène dans
les sous-bois où il l’égorge comme un petit poulet
Le sang dévale les pentes de la montagne, il arrose les myrtilles et rend
leurs taches impossibles à ôter sur le linge.
Quand tout est fini, le petit serviteur au bonnet rouge embrasse la fée sur
les lèvres et lui redonne la vie
Il la ramène à la clairière des fées
Elle n’en garde qu’un vague et mauvais souvenir.
Si le dragon-bouc a été content de l’histoire, le petit serviteur jette la fée
qui a raconté dans le ventre de la terre, avec le dragon-bouc. Elle ne ressort
que trois jours après et ne peut pas dire ce que le dragon lui a fait pendant
ce temps-là, sous peine de vraie mort.
Voilà comment se passe un sabbat.
Toutes les lunes pleines.
Jusqu’ici tout va bien, les fées ont toujours réussi à cacher l’existence de la
fille au petit serviteur.
La fillette a l’amour dans la tête
Elle rêve d’un prince qui vivrait au-delà des arbres abattus
Un fils de roi aux épaules solides et aux hanches étroites qui chanterait tout
le temps
Qui la prendrait sur ses épaules pour la promener sous les hêtres
Elle en rêve toutes les nuits
Elle en rêve tous les jours et va souvent s’asseoir près des arbres abattus,
elle y reste des après-midi entières à chantonner
Parfois, elle se lève, se déshabille et danse nue sous les grands hêtres
Les fées se disent : « Notre protégée a grandi. Elle a l’amour dans la tête
et va se faire repérer par le petit serviteur au bonnet rouge. Elle sera
choisie la prochaine fois pour raconter. Que va-t-elle dire, elle qui est si
jeune et ne sait pas inventer les histoires ? »
Le serviteur au bonnet rouge a senti qu’il y avait quelque chose de bizarre
chez les fées, il a épié
Il a rôdé autour de leur clairière, observé
Un jour il a vu une fille sortir de la clairière et danser nue sous les hêtres
Une presque jeune fille
Il a tout observé, tout entendu, tout vu et tout répété à son maître, le
dragon-bouc.
Une nouvelle lune est venue
Le serviteur au bonnet rouge est arrivé très tôt chez les fées.
Il n’est que huit heures du matin, personne n’est prêt.
C’est la panique quand les fées aperçoivent le serviteur
Elles ont peur pour la fille, peur qu’elle soit vue
L’IMAGINAIRE
Alors, elles la cachent sous un édredon blanc, recroquevillée.
Seules ses petites fesses dépassent, et le petit serviteur les voit
Il dit aux fées : « Ce soir, le sabbat n’aura pas lieu à Baitch, mais ici, chez
vous ».
Le soir est arrivé, et le dragon-bouc est arrivé dans la clairière des fées, il
inspecte leur maison
Et lorsqu’il voit un petit derrière sous un édredon blanc
Il tire et soulève.
Il voit la fille dont lui a parlé le serviteur et clame : « Haha, je te tiens ! »
Il la prend par la main, la fait sortir et la met au milieu des fées
Devant le feu de branches de hêtre qui brûle rouge
Il demande à la fille de raconter une histoire sur le champ, comme ça.
Toutes les fées tremblent de peur.
Mais la fille raconte l’histoire de la robe en papier crépon mise trois fois de
suite et déchirée sur le côté
La pluie sur la robe et comment le papier se mouille et se défait, il n’y a
rien à faire
La fille raconte la honte des femmes de voir leur habit devenir tout mou,
s’en aller par petits bouts mouillés
Elle raconte la peur des femmes d’être sans habits devant des hommes qui
les montrent du doigt.
Le dragon-bouc rit, il aime beaucoup cette histoire mais à ce moment là on
entend le chant du premier oiseau et on voit les lueurs de l’aube
blanchissante
Le dragon-bouc dit : « Vite vite raconte-moi vite la fin de l’histoire avant
que je rentre chez moi », mais la fille répond que cela n’est pas possible,
que l’histoire est très longue et qu’il faut attendre la prochaine lune.
Le dragon menace, mais rien n’y fait, il ordonne : « Viens chez moi ! »
Il insiste mais d’un coup s’endort. Le petit serviteur le ramène alors à
Baitch en le tirant par les bottes et le jette dans le puits de lave rouge.
Le dragon-bouc n’a pas eu le temps de dire « content pas content » et le
serviteur ne sait pas quoi faire de la fille.
Autour de la clairière, il y a maintenant de la brume
C’est un endroit triste à mourir
On raconte que vingt petits enfants s’y sont perdus dans les bois
Dévorés peut-être par le dragon-bouc.
Le dragon-bouc sent mauvais,
Oui, il pue, rien ne vient à bout de son odeur de bouc.
Il mange des myrtilles pour avoir meilleure haleine, ça lui sert de
dentifrice, des myrtilles rouge sang
Il se brosse les dents avec des peignes en cheveu de fée
Il se lave avec du savon de fée, mais cela ne sert à rien
Il pue toujours autant
L’IMAGINAIRE
Est-ce que c’est ça, le secret des fées ?
Toutes les fées tremblent et disent à la fille : « Ne va jamais à Baitch ! »
Mais la fille, elle, trouve que le dragon-bouc est intéressant
Elle est curieuse
Alors, elle décide de se déguiser en arbre.
Elle creuse un arbre et se met dedans. Puis elle quitte la clairière
doucement
Avance petit pas à petit pas vers la maison du dragon-bouc, si lentement
que le petit serviteur au bonnet rouge ne voit rien
Elle arrive en haut du vallon de Baitch et voit la maison du petit serviteur.
C’est une cabane en pattes de poulet, recouverte de côtelettes de mouton,
Ça sent horriblement mauvais
Il y a des chiures de bique partout, sur les volets et sur les portes
Sur le toit et le rebord des fenêtres
La fille attend.
Elle voit le dragon-bouc qui sort du puits de lave rouge et mange les
feuilles des arbres en guise de salade
Avec de la bouillie d’asticots et de la sauce violette aux myrtilles
De la sauce au sang de fée, miam miam
Elle ne bouge pas, elle observe le dragon-bouc qui mange, rote, pète et pue
Qui se couche de tout son long dans la crotte de bique, avec ses poils de
bouc jaunes dégoûtants.
Tout à coup, le dragon aperçoit la fille et crie : « Je t’ai vue ! »
Le serviteur au bonnet rouge se précipite
La fille s’enfuit, mais elle est gênée par son habit d’arbre et bute sur un
caillou
La voilà par terre et le petit serviteur l’attrape, la traîne jusqu’à la cabane
« Donnons-lui la soupe rouge », dit le petit serviteur au bonnet rouge
« D’accord ! » dit le dragon
Le serviteur prépare un chaudron, il rit de toutes ses dents
Il y met de l’eau, du sel et de la moutarde et du safran
Des courgettes et des poivrons, de la bave de chien et des moustaches de
chat coupées en petits morceaux,
Il rajoute des petits morceaux de verre et chantonne : « Bois ma mignonne,
bois la soupe rouge
Bois ma jolie ».
Mais la fille ne veut pas boire, elle pleure et appelle au secours
« Raconte une histoire, dit alors le dragon-bouc, et tu gagneras un jour de
soupe ».
Alors la fille raconte.
Elle raconte l’histoire du petit enfant qui n’avait pas de tête et celle du
renard à la queue rouge
L’IMAGINAIRE
L’histoire de la sieste interrompue par les cloches d’automne et celle du
cheval qui riait tout le temps
Elle raconte l’histoire de la machine qui n’avait pas besoin de se mettre en
route et celle du baobab aux pommes cannibales
Elle raconte l’histoire de…
Mais déjà vient l’aube blanchissante.
A l’aube, le dragon s’endort d’un seul coup.
Le petit serviteur au bonnet rouge met la fille dans sa cabane recouverte de
crottes de biques et lui donne du sang à boire, toujours du sang, toujours du
sang.
Elle boit et se couche sur un tapis de feuilles mortes envahi par des
fourmis.
Elle pleure et appelle au secours mais rien ne vient, sauf le vent qui
murmure : « Si demain tu es dans l’embarras, écoute-moi bien, voilà les
histoires que tu raconteras ».
Le lendemain, le petit serviteur au bonnet rouge réveille la fille dès l’aube,
il lui donne des habits d’écorce et des souliers de pierre grise, elle s’habille
à toute vitesse
Il la conduit devant le chaudron rouge et lui ordonne de boire, mais elle ne
veut pas, elle crie tant et tant que le dragon-bouc arrive : « Laisse la
tranquille, dit-il au serviteur, qu’elle me raconte d’abord des histoires ».
Alors la fille raconte ce que lui a dit le vent.
Elle raconte l’histoire du feu qui s’allumait avec de l’eau et celle de
l’oiseau qui volait au-dessus des nuages
L’histoire du miel qui ne collait pas aux doigts et celle de l’arbre qui
marchait tout seul
L’histoire de l’église qui ne voulait pas mourir et celle de la vallée aux
asticots,
L’histoire de la pendule qui sonnait toutes les vingt minutes et celle de la
pomme acidulée.
A l’aube blanchissante, le dragon-bouc s’est endormi.
Le petit serviteur conduit la fille dans la cabane, il lui donne à boire du
sang toujours du sang
Il la couche sur le lit de feuilles mortes envahi par des fourmis et lui
demande de se déshabiller mais elle ne veut pas et le petit serviteur la laisse
tranquille
Elle dort.
Au milieu de la nuit suivante, elle se réveille : c’est une feuille de hêtre qui
parle. Elle dit : « Demain matin, raconte exactement ce que je vais te dire
et tu seras sauvée. Prends dans ta main une branche d’arbre et mets autour
de ton cou un collier de dents de poulets. Quand tu en seras à la moitié de
tes histoires, le dragon te demandera la suite et tu lui diras : « Je veux
bien, mais va d’abord te laver ».
L’IMAGINAIRE
Le lendemain matin, le serviteur emmène la fille dans un enclos de chèvres,
de biquettes et de brebis et là, il l’oblige à traire du lait pour le dragon, et
aussi à nourrir les tout petits chevreaux à la tétine, ceux dont on fait ensuite
des côtelettes
Le petit serviteur dit : « Tu as tort de t’opposer au dragon-bouc, il est le
maître et si tu fais ce qu’il veut, tout ce qu’il veut, et même si tu fais
semblant, tu auras une vie tranquille et tu seras la reine des fées. Dis au
dragon le secret des fées et il t’obéira ».
Mais la fille ne veut pas. Elle écoute poliment mais ne répond pas. Alors le
serviteur jette son bonnet rouge par terre et le piétine avec ses bottines en
cuir. Il est tellement en colère que ses yeux ressemblent à de la braise.
Le dragon-bouc arrive et demande la raison du vacarme.
La fille dit : « C’est votre serviteur qui a pris un coup de froid et va
attraper une congestion pulmonaire ».
Le dragon-bouc fait coucher son serviteur sur un lit de fougères, lui apporte
de l’eau de vie d’oiseau de proie et de la tisane de chou, de quoi remettre
n’importe qui sur pied, mais rien n’y fait et le serviteur est rouge de fièvre,
il transpire tant et tant qu’il y a de la buée sur les carreaux.
La petite fille sort et s’assied près du dragon-bouc. Elle prend dans sa main
la feuille de hêtre et met autour de son cou un collier de dents de poulets.
Le dragon dit : « Raconte-moi une histoire » et la fille répond : « Je veux
bien, mais va d’abord te laver ».
Alors le dragon-bouc va jusqu’au torrent
Il ôte sa peau de bique et plonge tout nu dans l’eau froide
Il grelotte et la petite fille en profite pour se sauver.
Comment finit cette histoire et que vais-je dire maintenant, moi qui fus
autrefois dragon-bouc ?
Moi qui suis maintenant le mari de la fille qui s’est sauvée ?
Vais-je oser répéter ce qu’elle m’a dit au creux de mon cou tandis que je
berçais nos enfants ?
Ce qui m’est arrivé et comment nous nous sommes retrouvés ?
Il le faut et voici.
Après s’être enfuie, la fille a eu pitié de ma tristesse de dragon-bouc
toujours tout seul et obligé de boire du sang tous les jours, quelle horreur !
Elle est revenue un soir à Baitch et m’a fait une quiche aux lardons. J’en ai
mangé et cela a eu un effet inattendu : je suis devenu comme tout le monde,
un homme.
Nous nous sommes assis sur le pas de la cabane, à Baitch.
Nous avons regardé les étoiles et c’était si beau que nous n’avons rien dit.
Puis j’ai demandé à la jeune fille de me raconter une histoire.
Elle m’a dit : « Attends, il faut d’abord que j’écoute les étoiles ».
J’ai attendu et elle s’est mise à raconter.
L’IMAGINAIRE
Elle m’a raconté l’histoire du verre qui ne se vidait jamais de son eau et
celle du gendarme qui n’avait plus qu’une dent
L’histoire de la table qui courait plus vite qu’un cheval et celle du lit qui
répétait à tout le monde l’histoire des gens qui avaient dormi dedans
L’histoire du peintre qui faisait des portraits de femme avec du savon et
celle des arbres qui s’étaient réunis pour discuter sous la lune
L’histoire du diamant qui était jaloux du soleil et celle de la jeune mariée le
soir de ses noces.
Et tandis qu’elle racontait, je me suis endormi
La tête sur ses genoux, la tête contre son ventre,
Tous les deux sous les étoiles.
L’IMAGINAIRE
La vie onirique (dialogue)
[ C. est une ancienne élève mais elle est devenue mon « professeur de
chansons ». Ayant négligé jusqu’ici cette part essentielle de la vie, elle m’a
aidé sur le tard à combler mon retard en me faisant connaître Arthur H et
Pauline Croze, Camille et Grand corps malade etc. J’ai à son égard une
dette infinie.
Douée d’une rare intuition, perpétuel éclat de rire et joyeusement féminine,
elle était toute désignée pour mener ce dialogue sur la vie onirique.]
*
Je voudrais d’abord te demander à quelle époque de ta vie tu as écrit ce
texte. S’insère t-il dans un contexte de vie particulier ?
C'était à l’été 2001, pendant les vacances et au cirque de Lescun, dans les
montagnes des Pyrénées. Connais-tu cet endroit ?
Un peu…
Tu sais alors que la beauté de la nature y saisit le voyageur, lorsqu’il monte
de la vallée d’Aspe, sombre et vaguement hostile, et qu’il débouche sur le
cirque enchâssé dans les montagnes et baigné de lumière. Je passe mes
vacances à cet endroit enchanteur, dans la maison de famille de ma
compagne. J’y ai aussi un atelier de fortune pour le modelage de pièces en
argile. Et si tu vas jusqu’au fond du cirque, sur le flanc est du pic du
Billare, tu parviendras à un endroit que la tradition familiale nomme « la
clairière des fées ». Il se trouve sur la pente d'une colline, en dessous du lac
de Lhurs.
Cette année là, je rédigeais un ouvrage professionnel1. L’esprit tout empli
de cette écriture, je m’efforçais cependant au cours de mes promenades de
laisser mon mental en jachère et d’être attentif à l’imaginaire. Jachère,
glanage… J’aime ces mots paysans qui reflètent bien l’état d’esprit
nécessaire à « l’inspiration », cet état tant recherché par les poètes et les
artistes et dont on dit qu’il ne survient qu’après la « respiration ». Pour
accueillir le rêve créatif, il faut d’abord faire le vide en soi !
Peu avant notre arrivée, il y avait eu à la clairière des fées une tornade
localisée et très violente qui avait ravagé les bois de hêtres en faisant une
sorte de couloir d’abattis de trois cent mètres de large. Aussi, lorsque nous
avons voulu y aller, les arbres étaient-ils à terre dans tous les sens. On
pouvait à peine avancer. Ce cadre était tellement fantastique qu’il s’est
alors emparé de mon imaginaire et une histoire m’est venue, toute simple
au départ. Elle s’est ensuite déployée au fur et à mesure de la promenade,
1
Le métier de coach, Eyrolles 2002.
L’IMAGINAIRE
avec les personnages, les épisodes. Le nom de « clairière des fées » était en
lui-même si évocateur !
Est-ce que tu as déjà raconté ce texte en public ?
Oui, mais peu souvent. Je ne le trouve pas très facile à raconter car il est
plus littéraire que narratif à cause des longues énumérations de contes de
toute nature que fait la jeune fille. Mais je vois une seconde raison pour
hésiter à raconter ce conte : son caractère très onirique. Pourtant, justement
à cause de cet onirisme, c’est l’un de mes contes préférés ! Il est rempli de
symboles qui, un peu comme Jung le montre dans ses livres, ont un
caractère universel auquel je n’ai réfléchi que dans un second temps. Peutêtre m’en feras-tu découvrir de nouveaux ?
Peut-être…
Quelques semaines après cette marche et après avoir considérablement
travaillé le texte en contenu et en rythme, je l’ai raconté une première fois à
un public. Je me souviens m'être bandé les yeux pour ne pas voir
l’auditoire, être totalement dans mon histoire et mieux traduire ainsi
l'atmosphère du conte.
Après la racontée, une femme est venue me voir. Elle m’a dit qu’elle avait
été très remuée par ce conte, qu’elle s’était sentie agressée dans sa féminité.
J’étais désolé. Il m’a fallu du temps pour lui expliquer que l'imaginaire
n'est pas dangereux en soi mais que, lorsqu'il nous remue en profondeur,
c'est qu'il y a peut-être quelque chose à traiter au niveau psychologique. Il
peut en effet se passer dans la vie adulte quelque chose d’analogue aux
frayeurs qu’éprouvent les enfants en entendant un conte et qui est à ce
moment là l’écho de leur intériorité. Comme pour les enfants, l’inconscient
est touché. Mais, comme pour eux, le conte reste un moyen formidable
pour se libérer d’un frein intérieur. C’est la mystérieuse transmission
d’inconscient à inconscient à laquelle je m’abandonne en écrivant ou en
racontant. Mais je ne suis pas expert psychologique en la matière et je
m’arrête !
Pour ma part, je n'ai pas du tout été dérangée, c'est important que tu le
saches. J’ai dévoré cette histoire et m’en suis nourrie. Je ne l'ai pas
trouvée violente.
J'en suis heureux mais il faudrait nous entendre sur cette notion de
violence. Car il y a dans ce texte une pulsion vitale extrêmement forte, pas
toujours bien canalisée. Même les rites de la clairière des fées, par exemple
celui du sabbat, comportent une part violente.
Est-ce que tu as écrit le texte en une seule fois ?
L’IMAGINAIRE
La trame a été faite en une seule fois au cours de la fameuse promenade,
puis j'ai ajouté dans un second temps le titre des histoires que raconte la
petite-fille. Je suis pour cela allé puiser dans mes tiroirs secrets où je tiens
une liste des histoires que je rêve d’écrire un jour, à partir d’une image ou
d’une évocation. Ce sont juste quelques mots. Ah ! Le « baobab aux
pommes cannibales » !
L’histoire que raconte la jeune fille et que j’ai introduite après coup
consciemment est celle de la robe en papier crépon qu’une femme porte sur
elle et qui laisse apparaître sa nudité lorsque vient la pluie. J’ai inventé
cette histoire parce qu’elle correspond bien au miracle de la parole, si
souvent et si heureusement utilisé dans tant de contes.
Tu penses à un conte en particulier ?
A Shéhérazade dans les 1001 nuits, bien sûr. La même chose se passe dans
la clairière des fées : comment un personnage est transformé par le pouvoir
de la parole. Dans les 1001 nuits, c’est le roi Sharyar. Ici, c’est le dragonbouc.
Se retrouver dévêtue au milieu de gens habillés est un rêve universel et très
désagréable. La honte…
Lorsque ce n’est qu’un rêve, surtout si ce n’est pas récurrent, ce n’est pas
très grave. Mais parfois, c’est dans la réalité que l’on est accablé par sa
nudité. Une jeune femme m’a ainsi récemment raconté l’une de ses
premières grandes hontes. Elle avait six ans et était en colonie de vacances.
Un soir, elle a traversé toute nue le couloir du dortoir pour aller aux
toilettes et a été aperçue par des garçons. Lazzi… Ah ! Pouvoir se défendre
contre le regard des impurs ! C’est ce qu’on appelle, je crois, la force de la
pudeur.
Est-ce que la clairière des fées s'insère dans un ensemble de contes ?
Pas vraiment. C'est un texte à part parmi les contes que j’ai créés, hormis
celui intitulé La princesse et le crapaud.
Résume-le, s’il te plait
C’est l’histoire d’un crapaud qui a un « enfant dans le ventre ». Sur le
chemin, il croise une princesse qu’une sorcière tient attachée par le cou.
Les uns et les autres arrivent dans une cabane et y passent la nuit. A minuit,
la princesse entend le crapaud qui dit : « Crève, crève… » Ce qu’elle finit
par faire en tuant le crapaud. L’enfant est libéré. Tu vois, tout finit très
bien, comme dans La clairière des fées.
Ce qui est commun aux deux histoires, c’est la part importante qu’y a
l’onirisme. On y rêve sans raison, sans savoir comment cela va finir, sans
L’IMAGINAIRE
penser au caractère symbolique des figures qui apparaissent, ou des objets.
Le mental s’efface devant le rêve.
Deux histoires purement oniriques dans ton répertoire, c’est tout ? Tu
m’étonnes…
Il y en a sans doute d’autres, mais je ne les ai pas en tête en te parlant car
j’ai tendance à faire à leur égard une autocensure d’ancien ingénieur. C’est
tellement difficile de sortir de la logique et du raisonnable ! Et puis, je
crains aussi de raconter ce type d’histoire, parce qu’il y a finalement peu
d’adultes qui entrent facilement dans l'imaginaire.
Pourtant Shrek, Ratatouille, le Roi et l’oiseau… Les films d’imagination
sont adorés par le public, tu le sais.
Il y a une différence essentielle entre un conte raconté et ce même conte
mis en images dans un film – mais je ne porte pas de jugement de valeur
car j’ai bien apprécié les films que tu cites. Avec le conte, l’auditeur crée
lui-même son monde imaginaire, il invente les lieux, les costumes etc. Il
peut donc s’approprier le conte à sa façon. Dans un film, cette
appropriation est beaucoup plus difficile car tout est mâché. Pour ma part,
je suis heureux de voir un film onirique lorsque l’histoire est bien troussée,
mais il ne me fait pas autant rêver qu’une histoire.
Mon expérience de conteur me montre que, face à un texte du type
Clairière des fées, les adultes demandent souvent : « Quel est le sens cette
histoire ? » ou encore « Pourquoi l’as-tu écrite ? » Et comme je reste
bouche bée, incapable d’expliquer le pourquoi et le comment, ils sont
déçus.
Ce type d’histoire peut également toucher, chez le lecteur ou le spectateur,
une souffrance enfouie dans l’inconscient ou un rêve de vie abandonné.
Cela peut provoquer chez certains des réactions hostiles. En tant qu’auteur,
je n’y peux pas grand-chose. En tant que conteur, je dois faire attention au
public qui m’écoute car cela ne sert à rien de choquer inutilement ou de
scandaliser. Ainsi, je ne raconterais pas a priori la Clairière des fées à un
public de vieilles dames, mais je me fais peut-être des idées car il s’en
trouverait sûrement qui seraient ravies.
Est-ce que tu as hésité sur la création de certains personnages ?
Il y a quatre grands personnages dans ce conte : les fées, la jeune fille, le
serviteur et le dragon-bouc.
Je n'ai pas eu beaucoup d'hésitation pour les fées. Elles sont entre femmes,
sauf au moment du sabbat où l’une d’entre elles se trouve contrainte
d’entrer en sexualité avec le dragon-bouc. Tiens, je viens de dire « entrer en
sexualité » comme on dit « entrer en religion » et c’est vrai qu’il y a des
analogies.
L’IMAGINAIRE
Pour la petite fille, ce fut assez facile. Elle arrive vers les dix ans chez les
fées, devient jeune fille. Ce qui m’a le plus intéressé chez elle, c’est la fin,
avec la façon dont elle accepte d’apprivoiser le dragon-bouc alors qu’elle
pourrait ne pas revenir vers lui. C’est l’un de nos rêves
masculins universels : être apprivoisé par la gent féminine malgré notre
côté « pourceau ».
Le serviteur est comme beaucoup de serviteurs du conte de fées, un peu
bête, très docile.
Le personnage central est le dragon-bouc. Il n’est pas vraiment sadique,
mais très égocentrique. Il contraint, oblige, non pas pour faire souffrir mais
parce qu’il cherche son plaisir sans penser à l’autre. C’est banalement viril,
avec le côté « ogre sexuel » des mâles soumis à l’instinct de reproduction.
Ainsi, lorsqu’il voit le petit derrière de la fille caché sous l’édredon, c'est en
même temps « sexuel » puisqu’il s’agit d’un élément érotogène du corps
féminin et « ogresque » puisque cela provoque chez le dragon un désir de
captation.
J'ai bien identifié ces quatre personnages. Mais j’en ai vu un autre : les
émotions…
Quelle émotion ? Celle du conteur ou celle présente dans le conte ?
Celle du conte.
Qu'est-ce que tu appelles « émotion » ?
C'est ce qui fait le lien entre tous les éléments de l’histoire, du début à la
fin, une sorte de musique qui génère des émotions. La musique de cette
histoire…
La musique au sens vrai du terme ? Je ne me souviens pas qu’il y ait des
sons dans cette histoire. Si je passe aux registres de la PNL2, ce conte est
kinesthésique, visuel, olfactif et gustatif, mais pas « auditif ».
Je n'ai pas très envie de faire l'analyse psychologique des émotions qui se
dégagent de ce texte, la peur que ressentent les fées par exemple. Mais il y
en a une dont je voudrais te parler pour faire écho à ce que tu dis : la joie. Il
y a eu pour moi une vraie joie à créer ce texte, un plaisir à plonger dans le
rêve, une jubilation de l'imaginaire et, tout cela d'une façon assez
exubérante. Un peu comme lorsqu'on écoute de la musique et que notre
âme se met tout d’un coup à ressentir la vie à l’état pur, la vie qui palpite, le
cœur de la vie qui bat plus fort et nous donne une envie de vivre, quelle que
soit l’émotion ressentie à ce moment là, même si c’est de la nostalgie,
même si c’est du chagrin. Toi qui es musicienne, tu dois saisir ce que je dis.
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PNL : Programmation Neuro Linguistique.
L’IMAGINAIRE
Oui, c’est ce que j’ai perçu du début jusqu’à la fin. La musique du cœur, la
musique du conte.
Ah c’est ça ! Je comprends à présent l’émotion musicale dont tu parles !
Pour compléter ce que tu dis, il y a quelque chose de très important dans ce
conte : le procédé littéraire qui consiste à aller à la ligne. Ce texte ne
pourrait pas se concevoir en prose classique. Il nécessite un style haché qui
donne du souffle.
C'est cela que je perçois comme du rythme.
Absolument. Je suis d'accord.
Revenons au dragon-bouc. Est-ce un animal imaginaire ou bien le
croisement d’un bouc et d’une chimère ?
C'est un animal féerique. Le dragon crache le feu, habite dans des cavernes.
Mais il ne se suffit pas à lui-même, il faut en lui une pulsion animale dont
le bouc est l’archétype.
D'où vient le nom de « Baitch » ? Je te demande cela par simple curiosité.
C’est un autre endroit du cirque de Lescun, une cabane de bergers que l’on
rencontre monte vers le pic d'Anie, à une heure et demie de marche du
village. C'est un endroit sauvage et dégoûtant. Il y a des crottes de moutons
partout, celles où je fais se vautrer le dragon-bouc.
Parlons à présent du « format » du conte que tu utilises. Est-ce une
structure de conte classique avec un début, des péripéties et une fin, comme
dans les contes traditionnels de l'enfance ?
La clairière des fées est bâtie selon la structure traditionnelle du conte. Il y
a d’abord une situation initiale, stable et représentée couramment par le « Il
était une fois ». Dans une deuxième étape apparaît un bouleversement avec
la formule classique « un jour… ». La troisième étape est celle des
épreuves de l’héroïne, avec de multiples rebondissements. Enfin, la
quatrième étape est celle de la réussite avec un nouvel ordre établi.
Dans la clairière des fées, la deuxième étape commence lorsque le petit
serviteur voit la petite fille danser nue sous les hêtres. C’est alors que
commence la troisième étape, les épreuves qui feront d’elle une femme.
Est-ce que tu prévois à l’avance l’effet que tu souhaites provoquer chez les
lecteurs ou spectateurs ?
Je laisse les lecteurs imaginer ce qu’ils veulent, et ressentir ce qu’ils
veulent, cela ne m’appartient pas. Je me prépare aux diverses réactions,
c'est tout. Le comédien qui recueille les applaudissements ne sait pas ce que
les gens vont dire du spectacle en rentrant chez eux. Le travail des
professionnels est fini et ils ne peuvent pas contrôler ce qui s’en dit,
L’IMAGINAIRE
heureusement ! Mais si, avant le spectacle, le comédien a l’intention de
faire rire et le tragédien l’intention de faire pleurer, je trouve cela assez
normal.
Le travail du conteur, c’est de faire rêver. Pour ce type de conte, je voudrais
que les gens se laissent porter par leur imaginaire, qu’ils ne cherchent pas à
comprendre. Ce n’est qu'une histoire.
Comment rêverais-tu qu'un homme de vingt ans réagisse à cette histoire ?
Ah ! Je n'ai jamais pensé à ça ! Bien sûr, il y a dans ce conte la part de ma
personnalité et ma propre histoire. J’ai très tôt ressenti les pulsions
sexuelles du dragon-bouc et la tentation de la violence sexuelle. J’étais si
jeune ! Tout homme, en tant que mâle d’une part et être humain de l’autre,
doit affronter l’éternel combat entre sa nature animale égocentrique et le
souci de la femme qui est, comme lui, membre de l’humanité donc digne de
respect.
Ce que j'aimerais que comprennent les jeunes hommes en lisant ce conte,
c’est qu’il s'agit ni de se laisser aller aveuglément à leurs pulsions, ni de les
tuer. J’aimerais qu’ils comprennent que, dans ce combat, une femme
aimante est la meilleure alliée et que, dans cette croissance, l'imaginaire
partagé avec le conjoint est une ressource merveilleuse. J’aimerais que les
jeunes hommes et les jeunes femmes saisissent que la vie onirique est une
part essentielle de la vie amoureuse. Souvent, on réduit cela aux
« fantasmes » et ce terme a une connotation péjorative. Je ne suis pas
opposé aux fantasmes sexuels, mais je trouve que la vie onirique est
beaucoup plus large que le fantasme. Je n’aimerais pas que l’on dise de ce
texte « Ah ! La clairière des fées ! C’est un fantasme de viol, ou de
pédophilie, ou de voyeurisme ». Ce serait réduire le conte à sa « part
d’ombre », comme dirait Jung.
Et si je te pose la même question pour un homme entre quarante et
cinquante ans ?
C’est un peu plus facile puisque j’ai soixante ans ! A ces âges, la pulsion
est moins forte, mais existe toujours. Elle ne peut plus se déployer autant
qu’autrefois mais perdure sous d’autres formes.
J’ai très envie de faire lire ce texte à l'un de mes fils. Il apprécie les textes
imaginaires.
Vas-y, vas-y !
Une autre question. Comment fais-tu pour « sculpter » des personnages de
contes ? C’est au sculpteur que je parle à présent.
Le procédé de création est relativement identique à celui du modelage. Je
commence par ébaucher une forme générale. Puis, la forme apparaît,
L’IMAGINAIRE
littéraire pour les contes ou plastique pour les formes en argile. A un
moment, souvent au milieu de la création, le personnage prend vraiment
forme, avec son caractère.
Mais cela ne se produit que pour les créations nées de l’inconscient et pour
lesquelles je ne connais rien au début, lorsque je prends soit mon stylo, soit
mes « mirettes » de modelage. Pour d’autres créations, j’ai une démarche
initiale plus mentale avec une idée au départ, typiquement lorsque je veux
respecter l’anatomie en sculpture.
Quel serait le personnage que tu préférerais sculpter réellement ?
Il y a quelques années, je t’aurais dit tout de suite dit : le dragon-bouc et
d’ailleurs, je l’ai créée un peu après. J’ai aussi fait une statue du serviteur.
J'aimerais bien modeler la jeune fille, mais c’est difficile : elle évolue
tellement au cours du conte ! Et puis il y a sa puberté que je ne sais pas
pour l’instant représenter en sculpture. L’acte de sculpture, par essence,
fige. C’est une différence essentielle avec une histoire que l’on raconte.
Pour les fées, ce serait un sacré « challenge » que de les sculpter !
Dans ton conte, comme dans beaucoup d’autres, il y a le rapport au sang
et au besoin de boire du sang.
Le sang est évidemment lié à la sexualité, a cause du cycle féminin des 28
jours. Je n’y ai pas réfléchi au moment de la création, cela m’est juste
apparu évident intuitivement qu’il fallait introduire le sang. Mais l’affaire
va plus loin puisque le dragon-bouc boit lui aussi du sang. Est-ce seulement
personnel ou est-ce un archétype ? Je ne sais pas. Je sais seulement que l'un
des supplices imaginaires que je redoute le plus serait d’avaler des petits
éclats de verre et d’en saigner à l'intérieur.
Le sang est partout dans cette histoire. Pourquoi ? Je ne sais pas.
Moi, je vois le sang comme de la vie. Boire le sang, cela ramène au Christ.
C'est la vie.
Je ne peux que te donner raison.
Dans ce conte, les femmes sont à l'honneur. Par contre les hommes, le
serviteur et le dragon-bouc, sont étranges, sales. Il aurait pu y avoir une
sorcière femme, mais non… Cela doit être un texte difficile à lire par des
hommes. Est-ce que tu en es conscient ?
Je suis conscient de la différence entre hommes et femmes dans ce conte,
mais je ne partage pas ton avis. Ce conte, de façon paradoxale, me semble
plutôt destiné à des hommes. Le vrai héros, c'est en effet le dragon-bouc.
Pour lui comme pour tous les hommes, c'est un gros travail d'apprivoiser sa
sexualité et de canaliser sa violence sexuelle. A notre époque, cela l’est
d’autant plus que les hommes ne savent plus très bien comment se situer,
L’IMAGINAIRE
s’il faut qu’ils laissent aller leurs pulsions pour demeurer des mâles ou s’ils
doivent privilégier le respect de la femme.
Le dragon-bouc n'est pas sympathique. C’est un mâle inachevé qui n’a pas
intégré sa dimension d’être humain.
Normal ! [ J]
OK, ok ! Mais les femmes, je parle des fées, sont souvent, elles aussi, des
êtres immatures. Certaines ont du mal à participer de façon joyeuse à la
rencontre sexuelle. La jeune fille du conte a du mal à établir une alliance
avec le dragon-bouc, malgré les histoires qu’elle lui raconte. Peut-être fautil la pureté et l’innocence de la fin pour que sa parole se faufile enfin dans
le cœur du dragon-bouc, l’apprivoise et en fasse un homme ?
Quant aux fées, on ne sait pas ce qu’elles deviennent à la fin, je ne m’en
suis pas préoccupé.
C'est la même chose pour le serviteur. A t-il continué avoir un dévouement
total par rapport à son maître ?
Dans ce genre de conte, c'est le lecteur qui imagine la vie des personnages.
Le conteur le fait de son côté quand il prépare son travail. Lorsque j'ai
commencé à raconter des histoires, j’ai appris que l'un des procédés
consiste à imaginer les dessous de l'histoire, ce qui n'est pas raconté. Je
procède ainsi pour les contes que je déniche chez d’autres, mais je ne le fais
pas pour les contes que je crée. Donc, je ne sais pas répondre à ta question.
J'imagine que le serviteur va rester nunuche et va bercer les enfants du
couple. Toujours aussi bêta. Je ne connaissais pas Harry Potter au moment
de la création de ce conte, mais je l’imagine assez semblable aux « elfes de
maison ».
Le serviteur a pourtant une importance capitale. Il est celui qui crée le lien.
Une rencontre immédiate entre la fillette et le dragon-bouc est impossible à
imaginer. Le serviteur est un intermédiaire.
La jeune fille n’accable pas le serviteur.
Exact.
Quel est le décor que tu préfères ?
Transformons-nous en oiseaux et survolons les Pyrénées. Je regarde : je
visualise en effet toutes les scènes lorsque j'écris un conte.
Il y a le territoire des fées, celui du dragon-bouc, à moins d'un kilomètre de
l’endroit l’un de l’autre. Entre eux, il y a un tapis de montagnes avec de
douces pentes herbues. La scène que j'imagine le mieux, ce sont les fées qui
avancent lentement dans le crépuscule avec leurs bougies, les soirs de
sabbat. Avec de la musique et des chants. Une procession.
L’IMAGINAIRE
Cette scène m’a été assez directement inspirée par celle que l'on voit dans
le film Fantasia, avec l'Ave Maria de Schubert en fond musical. Quelque
chose de très paisible, de très « priant ».
Dans le même ordre d'idées, quel est pour toi le moment le plus palpitant ?
C'est celui de la panique des fées, lorsque le dragon-bouc découvre la
fillette cachée sous l’édredon. Suspense…
Le petit derrière...
Oui. L'aspect ogre du dragon-bouc se montre à ce moment là. Mais il ne la
mange pas. Il lui demande de raconter une histoire et les fées ont peur. Oh !
La terreur des fées… Oh la peur des adultes lorsque les enfants doivent
affronter une terrible épreuve !
Tout est possible...
Oui, tout. Et la première histoire que raconte la fillette, c'est celle de la
femme avec du papier crépon, avec la détresse des femmes qui sont
déshabillées par le regard des hommes. Le dragon-bouc ne comprend pas
cette histoire. Il rit. Il ne sait pas que son rire reflète son attitude violente
vis-à-vis des fées, la loi qu’il leur impose. Il ne s'intéresse pas du tout à ce
qui se passe dans la tête des fées, ni dans la tête de la petite-fille. Il est
incapable d’altérité.
Mais je te retournerais bien la question sur le moment le plus palpitant.
Quel est-il pour toi ?
Le même passage que toi. C'est typiquement un moment comme celui là
auquel je m'arrêtais lorsque je racontais des contes à mes enfants le soir.
Pour les mettre en appétit pour le lendemain.
Haha !
Que penses-tu du secret des fées ? Est-ce que leur secret, c'est la petite-fille
? Et puis, que deviennent-elles ? A mon avis, elles continuent à être fées.
Mais elles ont toujours des secrets, des pouvoirs et continuent à vivre dans
la clairière.
Le secret existe avant que les fées recueillent la petite fille. Le conte dit
explicitement : « Les fées ont un secret et le dragon-bouc et là pour le
découvrir ».
À la fin, on ne sait toujours pas quel est ce secret. Est-ce le fait que le
dragon-bouc est finalement aimable malgré son aspect repoussant ? Je me
le suis demandé après avoir écrit l’histoire et puis j’ai laissé courir. Quel
serait le charme des femmes si elles n'avaient pas de secret ?
Les fées vont rester avec leurs secrets féminins. Je n'ai pas envie d'aller
fouiner pour savoir.
L’IMAGINAIRE
J'ai été très touchée par une sorte de ponctuation du conte, le moment de la
brume.
Etrange, en effet. Je me suis dit : qu’est ce que ça vient faire là-dedans,
cette histoire de brume ? C’est arrivé dans ma tête, comme ça.
Aurait-il fallu que je supprime la brume parce qu’elle n’a pas de sens
immédiat ? Elle n'apporte rien à l'histoire. Mais je l’aime et je n'ai pas
voulu ôter ce passage. C’est le secret de ce genre d’histoire : on ne
comprend pas tout.