Les cahiers de la Maison Jean
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Les cahiers de la Maison Jean
A V I G N O N n 105 ° 7,50 € http://maisonjeanvilar.org ISSN 0294-3417 1968 Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Maison Jean Vilar CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR - N° 105 - JUILLET 2008 !"#$%&'(%)%'*)'+,-./0%01%2340%&%%&*5'*5'+%%&',6*%%7340%& N° 105 - JUILLET 2008. Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:52 Page 1 Trop de 68 tue 68 À peine sortis d'une commémoration bourgeoise, forcément bourgeoise puisque médiatisée par ceux-là mêmes - hommes et femmes d'affaires, d'art ou de politique souvent devenus cyniques - qui prétendaient ne tenir à rien et s'accrochent à tout, voici le festivalier invité à se resservir du plat gaucho-gaullo-facho, à faire la guéguerre et l'amour à la fois, et tout le bazar nostalgique. La Maison Jean Vilar pouvait-elle ignorer ce rab de fulgurances et d'insultes ? Non. La mise à distance des événements nous permettra peut-être de comprendre pourquoi Vilar, en sa personne et en son art, s'est trouvé à ce point en bout de piste, incarnation de toutes les horreurs capitalistiques. Sachons donc éviter la frénésie et nous poser, avec les outils d'aujourd'hui, les questions d'hier restées vivantes. Les temps difficiles que nous traversons ressemblent à un rappel à la réalité : fini de rire et de rêver ! La démocratisation culturelle est un tel échec qu'il vaut mieux la ranger au magasin des souvenirs, le théâtre service public une vieille lune qui pâlit sous l'éclairage cru du calcul égoïste. La nomenklatura des Rassasiés d'hier prendra bien, à son tour, le chemin de la sortie poussée par les Dévorants d'aujourd'hui, pires que les pères… Mais le pire n'est pas toujours sûr : observons qu'il existe aussi, en de nombreux endroits fameux ou discrets, des niches de résistance qui n'abritent ni des chiens ni des héros mais de simples artisans du spectacle vivant, et qui font honnêtement leur travail sans être pour autant les valets du fric ou des flics. Mais pour combien de temps ? Voici quarante ans, Vilar servit donc de punching-ball aux enragés de tous bords : «Katangais» gauchistes qui lisaient entre les lignes de son festival les oukases de la police culturelle, nervis d'extrême droite qui lui reprochaient d'avoir fait entrer les chevelus dans leur gîte rural, notables offusqués qui lui donnaient le baiser du boa, et ceux qui l'avaient déjà abandonné dans les dédales de leurs déclarations. Comme Victor Hugo dont il aurait volontiers inscrit le nom au fronton de son théâtre, Vilar se retrouvait seul contre tous. Cette solitude-même, finalement souhaitée par lui, continue d'éclairer d'un jour complexe les débats, intéressés ou désinteressés, autour de la chose culturelle, artistique, intellectuelle, particulièrement dans le cadre du service public. Vilar savait, comme le directeur de théâtre des Enfants du Paradis et de Jacques Prévert, que la nouveauté, bah ! c'est jamais que du neuf avec du vieux !, mais aussi qu'il avait donné à son effort (inutile ? dérisoire ?) pour un théâtre populaire les lettres d'une noblesse encombrante. Non qu'il faille aujourd'hui jouer comme lui, monter les mêmes pièces que lui dans les mêmes théâtres : ce n'est pas à cela que nous invitent les noms de Vilar et de ceux qui l'accompagnent dans son temps*, mais à poursuivre un effort recommencé pour tenter de concerner les Défavorisés plus que les Gavés, le peuple plus que le pipeul, en attendant qu'une meilleure société favorise un meilleur théâtre. Et puis quoi ! Nous autres sociétés psychanalysées qui jouissons sans entraves, savons désormais que le sacrifice du bouc émissaire n'a jamais délivré du Mal. Il est en ce siècle des caractères qui sont comme des caryatides dans un entresol. Ne doutons pas que Vilar, grand lecteur de Chamfort, s'était lu dans ce magnifique aphorisme de cet autre ennemi de toute Terreur. Jacques Téphany * Voir notre hommage à Hubert Gignoux en fin de cahier et notre rappel de la personnalité de Michel Saint-Denis dans le supplément consacré aux rencontres d'été (Cahiers 105 bis).. 1 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:52 Page 2 Béjart en Avignon 1966 - 1969 À Béjart qui souhaite, dès 1957, donner un spectacle à Chaillot, Vilar répond ne pas avoir rendu au TNP son seul caractère théâtral pour le laisser revenir à d'autres activités parallèles… Les deux hommes se rapprochent définitivement en 1963 grâce à Maria Casarès, interprète de La Reine verte, essai de spectacle total alliant plusieurs disciplines dont Vilar admire et salue l'audace. Leur amitié artistique se concrétise deux ans plus tard avec la venue dans la Cour d'honneur du Palais des papes, du Ballet du XXe siècle (1966, XXe Festival d'Avignon). Maurice Béjart reviendra chaque année jusqu'en 1969. Cette invitation est la manifestation de l'ouverture, par Vilar, du Festival d’Avignon à d'autres disciplines et la fin de l'exclusivité théâtrale : la danse n'est plus une activité parallèle mais centrale. Bientôt le cinéma, puis le théâtre musical avant d'autres formes de recherches contemporaines, feront entrer Avignon dans une ère nouvelle. Il faudra attendre 1974 pour qu'un autre rêve prenne forme entre Béjart et Paul Puaux, successeur de Jean Vilar à Avignon, celui d'un festival concentré dans un enclos de pureté : à l'abri des tumultes de la ville, au cœur d'une aire limitée autour du Palais des papes, Béjart envisageait une véritable Acropole où la danse serait rituellement célébrée dès le matin avec un salut au soleil ! Puis, au long de la journée, l'enseignement de toutes les formes de chorégraphies (classiques, modernes, traditionnelles, venues de tous les horizons du monde…) alterneraient avec les spectacles des compagnies françaises et étrangères. Un spectacle collectif associant danseurs professionnels et amateurs devait parachever cette exaltation des corps et des esprits en une immense fête populaire… Comme avec Vilar en 1970, ce rêve d'une ville entièrement prise par la danse - ce qui ne laissait pas d'inquiéter - n'a pu se réaliser pour des raisons essentiellement économiques. Rêvant d'une « association » avant l'heure pour un bail à long terme, Vilar souhaite qu'Avignon soit pour Béjart ce qu'il fut pour lui-même en 1947 : non pas un lieu de tournée comme un autre, mais une plateforme de création, un rond-point à la fois artistique et populaire où son art sera reconsidéré au contact d'une ambiance nouvelle née de quelques assemblées de plein air, dans ces rapports public et artistes qu'Avignon, après dix-neuf ans, est un des rares lieux à offrir. Et de conclure, visionnaire : Avignon doit être aussi bénéfique à Béjart que Béjart sera bénéfique aux Avignons 1966-1976 ! Mais l'économie du Festival est - déjà - fragile, et le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, où exerce le Ballet du XXe siècle, n'a pas les moyens d’offrir à Avignon les créations ardemment souhaitées par Vilar. 2 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 2 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:52 Page 3 Maurice Béjart et le Ballet du XXe siècle au Festival d’Avignon 16 chorégraphies signées Maurice Béjart ont été programmées en 4 Festivals (1966 à 1969) dont 3 créations majeures : Messe pour le temps présent (1967-1968) sur la musique électronique de Pierre Henry, un ballet inspiré par l'Inde, Bakhti (1968-1969), Nuit obscure (1968-1969) d'après saint Jean de la Croix, qu'il interprète lui-même avec Maria Casarès. 1966 Bacchanale, musique Richard Wagner Sonate à trois, (d’après Huis clos de Sartre), musique Béla Bartok Pierre et le loup, chorégraphie Patrick Belda Pas de deux - Opus 5, musique Anton Webern Boléro, musique Maurice Ravel L'Art de la barre, musique Johann Sebastian Bach Erotica, musique Tadeusz Baird Cygne Variations pour une porte et un soupir, musique Pierre Henry 1967 1 Messe pour le temps présent, musique Pierre Henry, création à Avignon (reprise en 1968) Roméo et Juliette, musique Hector Berlioz (reprise en 1969) 1. Maurice Béjart dans Nuit obscure, Avignon 1968. Photo John R. Johnsen. 2. Répétition du Ballet du XXe siècle dans la Cour d’honneur, 1967. Photo Mario Atzinger. 3. Hitomi Asakawa et Jorge Donn répètent Roméo et Juliette, 1967. Photo Mario Atzinger. 1968 Bakhti, création à Avignon (reprise en 1969) Cantates, musique Anton Webern (reprise en 1969) La Nuit obscure d’après saint Jean de la Croix, création à Avignon (reprise 1969) Ni fleurs ni couronnes, musique Fernand Schirren, 1968 Le Sacre du printemps, musique Igor Stravinsky, 1968 Messe pour le temps présent 1969 Les Quatre fils Aymon, chorégraphie Maurice Béjart, Lorca Massine et Paolo Bortoluzzi, musique Fernand Schirren (création en France). A la recherche de... : L’Art de la barre / Cantates / Nuit obscure / Bakhti / Hi-Kyo / Nomos Alpha Roméo et Juliette Exposition - Projections du 4 au 26 juillet Maison Jean Vilar - Entrée libre 3 3 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 4 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 4 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 5 Le danseur est-il encore un danseur ? Maurice Béjart Car la technique moderne, quoiqu'en disent certains vieux abonnés et certaines ballerines qui ne veulent pas voir la vérité en face, est bien plus difficile que la technique académique. Un ballet de Balanchine présente plus de difficultés qu'un «pas de deux» dans lequel la tricherie est fréquente (j'ai vu les plus grandes danseuses de l'Opéra tricher d'une façon épouvantable dans les passages hautement techniques et sans qu'aucun abonné - ou balletomane averti - ne le soupçonne !) Une grande chorégraphie contemporaine est plus difficile qu'un ballet du répertoire au même titre qu'une sonate de Boulez exige davantage du pianiste qu'une sonate de Liszt, sur le plan lecture, technique et même sensibilité. C'est précisément un phénomène musical qui aujourd'hui oblige le danseur à multiplier sa formation, à acquérir une culture certaine. Lorsque l'on danse sur une page de Minkus ou d'Auber, un petit sourire stéréotypé sur les lèvres suffit à faire passer le… ballet ! Or quand on interprète Webern, Stravinsky ou Bartok, le regard, l'être, toute la compréhension doivent participer à cette science, à cette beauté musicale. Si ce n'est pas le cas, le ballet ne passe pas la rampe. Voilà ce qui exige des danseurs une culture, une intelligence et une profondeur à laquelle ils n'ont pas été habitués par des siècles de vieilles pianistes tapant sur leur piano des mélodies insensées. La révélation du XXe siècle réside avant tout dans l'introduction de la musique dans le ballet ; ceci grâce à Diaghilev d'abord, car avant lui on dansait sur n'importe quel bruitage. Aujourd'hui, Coppélia est du bruitage et la musique concrète, de la musique ! D'où pour le danseur un réel besoin de culture, une ouverture non seulement sur le monde des arts, mais sur le monde tout court, avec la petitesse peut-être du quotidien mais la grandeur surtout de ses nécessités. M. B. [1968] ▲ Etre danseur devient de plus en plus difficile. Hier, le danseur ? Un personnage de cour, un bouffon que s'attachent quelques princes ; il n'y a pas si longtemps n'allait à l'opéra qu'une certaine aristocratie qui avait élu le ballet comme divertissement esthétique, réunion mondaine ou encore antichambre pour la galanterie. Alors le danseur était aussi bien cheval de course que personne entretenue, la créature qui dispense un peu de rêve, qui symbolise la jeunesse qu'on regrette, la beauté des formes qu'on ne peut plus atteindre… Tout cela sous un éclairage frivole et désabusé. Il est maintenant de plus en plus difficile d'être un danseur parce que des masses sans cesse grandissantes ont pris conscience de ce qu'était la danse. Depuis une quinzaine d'années, nous avons assisté à un déferlement de troupes folkloriques qui, d'une part ont réveillé le ballet endormi, d'autre part ont drainé au spectacle chorégraphique un public qui jusqu'alors l'ignorait. L'arrivée de Katherine Dunham, un éblouissement. Se succèdent les fameux ballets de l'Amérique latine, des compagnies orientales et extrême-orientales, des troupes russes (Moisseiev et Breioska), des danseurs noirs… leurs saisons parisiennes s'allongent devant un public populaire de plus en plus nombreux et enthousiaste. Ce même public est ensuite allé voir des ballets occidentaux, des ballets qui n'avaient plus rien de commun avec le folklore, mais ce public demandait ce qu'il demande au cinéma, au roman, à la vie quotidienne, autre chose que ce que la danse était habituée à lui offrir. C'est pourquoi le danseur doit à la fois perdre son aura mythique et la conserver tout en y ajoutant une nouvelle dimension. Il lui faut demeurer une créature lointaine mais en se rapprochant du public. La difficulté naît du paradoxe, ce paradoxe qui est un des plus sûrs chemins vers l'art en devenir. D'autre part on exige du danseur toujours plus de technique, ce qui est normal, toujours plus de pureté. A ne pas oublier que si les grands noms de l'histoire de la danse - les grands mythes passés - revenaient parmi nous, nous serions excessivement déçus, désabusés. Hitomi Asakawa et Paolo Bortoluzzi dans Bakhti, 1968. Photo Mario Atzinger. 5 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 6 SIGNES AVANT-COUREURS L'occupation de l'Odéon 14 mai : Les Ballets de Paul Taylor débutent au Théâtre des Nations. 15 mai : le ministre avertit le directeur du Théâtre et des maisons de la Culture, Francis Raison, de la menace d'occupation de l'Odéon le jour même. Ses instructions : «Eviter tout affrontement sanglant, laisser les portes du théâtre ouvertes, dialoguer avec les manifestants». Les manifestants pénètrent dans le théâtre vers 22h30, profitant de la sortie du public. Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud rejoignent le théâtre où Francis Raison les attend. Jean-Louis Barrault s'avance vers le public. Il reconnaît Jean-Jacques Lebel et interpelle Julian Beck : «What a wonderful happening, Julian !» Barrault veut discuter avec les étudiants. Il se défend de diriger un théâtre «bourgeois», argumente en faveur du Théâtre des Nations, demande que Paul Taylor puisse continuer à se produire. «Qu'il joue gratuitement !» réclament les protestataires. Grand chahut, la situation devient incontrôlable. Le Comité d'action révolutionnaire (C.A.R.), auquel Raymond Rouleau apporte son soutien, prend le pouvoir. À l'aube, un communiqué est diffusé : «L'action n'est pas dirigée contre une personne ni un répertoire mais contre une culture bourgeoise et sa représentation théâtrale. L'Odéon cesse pour une durée illimitée d'être un théâtre. Il devient un lieu de rencontre entre ouvriers, une permanence révolutionnaire, un lieu de meeting ininterrompu.» Un large calicot barre dorénavant le fronton de l'ex Théâtre de France où flottent des drapeaux noirs et rouges : «L'Odéon est ouvert». Barrault est convoqué au ministère, reçu par le directeur de cabinet en compagnie de Francis Raison et de Jean Darcante. Malraux ne paraît pas. À l'Odéon, les bureaux ont été investis et le matériel réquisitionné. Climat d'hystérie générale. Le 16 mai, Daniel Cohn-Bendit vient instruire le procès. Injustement. Un mois plus tard, revenant sur ces moments, Barrault écrira : «Le 16 mai, vers minuit, j'ai reçu un déclic. Tout ce qui avait existé avant, tout ce que nous avions bâti, au prix de combien d'efforts et de sacrifices personnels depuis 9 ans, ne pourrait plus continuer. Cette bourrasque charriant de tout, tournait, qu'on le veuille ou non, une page importante de notre vie. Profonde sensation, comparable à une vision, qui pouvait paraître incompréhensible.» Lors des débats, Barrault avait lancé, ironiquement, le 16 mai : «Soit, Barrault est mort, mais il reste un homme vivant. Alors qu'est-ce qu'on en fait ?». Le lendemain, Le Figaro n'a retenu de la déclaration que «Barrault est mort». Et le général de Gaulle aurait ajouté : «Il faut l'enterrer !» Francis Raison transmet à JeanLouis Barrault «le profond mécontentement qu'a suscité, en haut lieu, cette phrase malheureuse». L'occupation se poursuit. Des milliers de personnes défilent chaque jour. Le CAR maîtrise les prises de parole. Selon les termes de MarieAnge Rauch-Lepage, «l'occupation de l'Odéon fut véritablement une utopie en acte». Barrault et quelques proches, ainsi que des techniciens et des comédiens, assurent dans son bureau une «permanence de surveillance». Dès le 18, dégradation de la situation. Vols, problèmes de LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 Affichage sauvage, 1968. Collection Bibliothèque nationale de France / Maison Jean Vilar. Théâtre de France, mai 68 sécurité, risques d'incendie... Le 22, Barrault est convoqué à la direction du Théâtre et des maisons de la Culture. On lui transmet la demande du ministre pour qu'il se mette en rapport avec l'EDF et les PTT, sous sa responsabilité, pour couper l'approvisionnement. Barrault refuse, «scandalisé». Le lendemain, Le Figaro titre : «Jean-Louis Barrault désavoué par son ministre». «Serviteur, oui ; valet non !» répond Barrault dans Le Figaro du lendemain (24 mai), estimant «plutôt honorable» d'être désavoué dans ces conditions. L'évacuation aura lieu le 14 juin, sans heurts. Le théâtre a été dégradé. Des munitions, grenades, cocktails Molotov, de l’essence étaient stockés sous la scène. «Pourquoi ce gâchis ? Pour rien», dira Barrault, effondré. Quelques mois plus tard, il créera son Rabelais à l'Elysée-Montmartre, une ancienne salle de catch et de boxe… d’après Jean-Louis Barrault de Paul-Louis Mignon, éd. du Rocher, 1999. 6 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 7 Une plaisanterie La classe politique restée lucide (ou cynique, André Malraux en tête), s'est rassurée en voyant la foule des manifestants défiler sans s'arrêter devant la Chambre des députés, sautillant et jetant d'ironiques « hop ! hop ! hop ! », avant de se rendre à l'OdéonThéâtre de France qu'elle prit sans coup férir. Décidément, le mouvement de Mai serait une plaisanterie. N'était-il pas plaisant, en effet, d'imaginer le monde à venir dans un théâtre, et plus particulièrement dans LE théâtre de la bourgeoisie, celui dit de France de même que l'ORTF en était la voix ? Par-delà les destins personnels de Jean-Louis Barrault et de Jean Vilar (Avignon continuera avec puis sans Vilar ; Barrault, tel un Phénix, renaîtra de salle de catch en gare et patinoire désaffectées), il convient de s'interroger sur les lieux d'expression de cette révolution. Il y eut, certes, les usines occupées, les universités surchauffées, les rues incendiées, mais - et peut-être surtout - deux lieux de spectacularisation qui ne pouvaient mieux correspondre à cette société du spectacle autant que de consommation : le Théâtre de l'Odéon et le Festival d'Avignon, devenus, le temps d'un printemps, laboratoires de l'imaginaire. Victor Hugo, déjà, dans Quatrevingt-treize, avait remarqué que la Convention s'était tenue dans un théâtre de toile et de bois, lui aussi emporté par les tempêtes de l'Histoire. À croire que tout avenir se construit dans l'éphémère… Jacques Téphany « Barrault est mort, il reste un homme vivant » Qu’il me soit permis de dire qu’un artiste est en constant conflit avec lui-même. Chaque jour il se supprime pour se refaire. Chaque matin, il meurt pour renaître. C’est sa condition humaine, qui, par phénomène de compensation, vient en balance avec celui qui, au contraire, chaque matin, se confirme dans son égoïsme et sa paresse intellectuelle pour pouvoir tout garder. Dans ces conditions, comment l’artiste ne serait-il pas sensible à cette remise en conscience de la société ? [...] Quand la grève générale fut décidée, afin de pouvoir la suivre au même titre que les théâtres lyriques, le T.N.P. et la ComédieFrançaise, nous avons demandé au Comité d’action révolutionnaire de libérer le théâtre afin d’occuper les lieux. Cette demande a été encore refusée. Dernier point. Nuit du 21 mai. Après avoir exécuté, à contrecœur, l’ordre d’évacuer le théâtre, les membres du Théâtre de l’Odéon ont erré autour de la bâtisse pour voir ce qui s’y passait. Il y a une limite à l’obéissance et cette limite en l’occurrence, c’est de passer pour un lâche. C’est pourquoi nous sommes revenus. On me reproche de ne pas m’être retiré chez moi ! A-t-on perdu à ce point le sens de la communauté humaine ? Me voit-on me désolidariser de mes camarades ? On me reproche de ne pas m’être tu ! Vous m’aviez demandé de parler ! Pouvais-je le faire sans être là ? N’oublions pas que ceux qui nous «occupent» ne sont pas des ennemis. Loin de là. Bien sûr, dans de telles périodes on rencontre «de tout». Mais il y a à présent, «de tout» partout ! Depuis neuf ans, je suis fier et heureux d’être le serviteur volontaire d’un théâtre qui appartient à la Nation et qui a ses assises dans le quartier de la jeunesse. Et voilà qu’on me «désavoue». Je répondrai dans le style «à la mode» : «Serviteur, oui ; valet, non !» Encore une fois je ne peux pas croire que l’actuelle déclaration ministérielle puisse venir de l’homme André Malraux. Voici donc, par voie de presse puisque c’est la nouvelle méthode, voici ma réponse aux services du ministère : «Etre désavoué dans de telles conditions me paraît plutôt honorable.» Jean-Louis Barrault extrait d’un article paru dans Le Figaro, 24 mai 1968 7 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 8 Vilar, Béjart, le bazar Alors qu'il se réjouit à l'idée de faire d'Avignon 68 le rendez-vous d'une jeunesse internationale dont il a salué la révolte, alors qu'il a renoncé, dans un élan d'honnêteté politique, à servir les intérêts d'un gouvernement qui lui a commandé une étude sur la réforme de l'Opéra, Vilar est bientôt pris à contre-pied par une contestation qui tente, par tous les moyens, de détourner Avignon de ses buts fraternels. Vieille lune, valet de la bourgeoisie, préfecture de police intellectuelle, supermarché de la culture, le Festival est emporté dans une tempête de mots débordant bientôt en marée d'insultes. Au-delà des outrances et des excès inévitables lorsque l'histoire s'accélère, comment un mouvement d'idées aussi intransigeant et généreux que celui de Mai 68 a-til pu se caricaturer à ce point en juillet, c'est ce que notre manifes- 1 tation de l'été 2008 ne parviendra évidemment pas à exposer. Erreur de cible ou de « casting » comme on dirait aujourd'hui, après Jean-Louis Barrault, Vilar endosse les costumes de tous les mauvais rôles, surtout celui de la vache sacrée qu'il n'est plus question de respecter. Mais celui qui ne reniait pas son origine populaire de simple boutiquier résiste en opposant à ses Pharisiens une force assez tranquille pour retenir une colère jupitérienne… On ne lui fera renoncer à rien, pas même à son Festival amputé. Alors qu'on démissionne impoliment Barrault de l'Odéon, Vilar tient bon, écoute, plie sans rompre, ne se laisse pas fixer d'autres règles du jeu que celles qu'il a lui-même choisies et attendra vainement, les quelques années qui lui restent à vivre, les réponses aux questions qu'il s'est lui-même posées bien avant qu'on les lui impose. Il faut lire dans ce on l'anonyme vindicte des possédants qui avait déjà harassé le patron du TNP et d'Avignon et qui revenait, sous le déguisement inattendu d'une drôle de révolution, à l'assaut d'une indiscutable honnêteté. 2 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 8 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 9 2 4 1. Echauffourées, place de l’Horloge, entre manifestants et CRS. 2. Aux pieds des marches du Palais des papes. Photos Yvon Provost. 3. Débat au Verger Urbain V. Photo Maurice Costa. 4. Affiche Avignon 1968. Coll. BnF/MJV C'est bien davantage par le poids des mots que par le choc des photos que nous entreprenons de raviver le souvenir de ces jours et de ces nuits hésitant encore entre couleurs et noir-etblanc, moins pleins de fureur et de mystère que de bruit et de cruauté. Tout ça pour ça ? Au visiteur d’en décider. Exposition du 4 au 26 juillet Maison Jean Vilar Entrée libre 3 9 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 10 Festival d’Avignon 1968 meeting improvisé avec Vilar, J. Beck et les comédiens du Living 19 juillet Messe pour le temps présent dans la Cour : prise de parole de G. Gélas et des comédiens À 1h du matin, les CRS dégagent la place de l'Horloge Repères chronologiques 14 février 1ère conférence de presse de Vilar annonçant le programme du Festival 29 mars Signature du contrat avec Julian Beck 13 mai Arrivée des comédiens du Living Theatre plus tôt que prévu 14 mai Conférence de présentation du Living par Françoise Kourilsky à la Maison des jeunes 15 mai Installation du Living au Petit lycée Mistral inoccupé 7 juin Communiqué de Vilar modifiant le programme du Festival 21 juin Conférence de presse à Paris : annonce du programme définitif 9 juillet Condamnation d'un comédien du Living pour attentat à la pudeur 12 juillet Conférence de presse de Vilar au Verger à 18h 14 juillet Arrivée du Ballet du XXe siècle (Maurice Béjart) en soirée 15 juillet Conférence de presse de M. Béjart au Verger à 11h30 17 juillet Manifestation sur la place de l'Horloge à 18h30 1ère dans la Cour du Sacre du printemps. Des contestataires tentent de passer par-dessus les barrières 18 juillet Conférence de presse de Jacques Robert (programme cinéma) et Guy Erismann (programme musical) au Verger à 11h30 12h30, affiches sur le Palais des papes : « Les 13 questions posées au Festival » et « Supermarché de la culture » 13h, annonce de l'interdiction par le préfet du Gard de La Paillasse aux seins nus, pièce de Gérard Gélas 18h30, manifestation place de l'Horloge avec J.-J. Lebel, Intervention des CRS, arrestations 21h, annulation d'Antigone par le Living Theatre aux Carmes (séance réservée aux CEMEA) suite au désaccord sur la manière de soutenir le Théâtre du Chêne Noir. Le public, massé sur la place pénètre dans le cloître, LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 20 juillet Ouverture des Assises au Verger à 17h 21h, Antigone aux Carmes pour les CEMEA avec les comédiens du Chêne Noir assis au fond de la scène et des invités en surnombre dans la régie et sur les galeries 0h30, commando dans la cour du Petit lycée Mistral, un jeune homme aux cheveux longs est tondu dans la rue 21 juillet Agitation suite aux événements de la veille 22 juillet Réaction très négative de J. Beck à la lettre du Maire concernant son contrat Réunion d'un Comité de défense du Festival à 16h30 à la Mairie Répétition publique de Paradise now aux Carmes, en soirée 23 juillet Discussions autour du contrat du Living Messe pour le temps présent dans la Cour d’honneur Répétition générale de Paradise now de 22h30 à 3h du matin 24 juillet J. Beck se fait régler en espèces la totalité de la somme prévue par son contrat 1ère de Paradise now aux Carmes. Des contestataires tentent de forcer l'entrée, violences verbales pendant tout le spectacle 10 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 11 25 juillet 2ème représentation, archi- comble, de Paradise now : le public resté à l'extérieur réclame l'ouverture des grilles. Chahut dans la rue avec le Living jusqu'à 3h du matin 26 juillet Conseil des adjoints : interdiction de jouer Paradise now dans la rue. Création de A la recherche de, chorégraphie de M. Béjart, dans la Cour d'honneur 3ème représentation de Paradise now, le spectacle est aussi à l'extérieur : un comédien du Living, grimpé en haut des grilles harangue le public, certains se jettent dans les bras de la foule 27 juillet Débat houleux au Verger : on commente l'interdiction de jouer dans la rue 28 juillet Au Verger à 18h30, J. Beck lit ses Déclarations en 11 points et renonce à participer au Festival 29 juillet Meeting du PSU avec J. Sauvageot : prise de parole de J. Beck 30 juillet Agitation en soutien au Living, manifestation couchée pour empêcher l'accès au Palais, échauffourées, arrestations 31 juillet Départ du Living, point presse de Béjart sur la soirée du 4 août 3 août Clôture des Assises du Verger 4 août Aïoli (annoncé le 1er par Raoul Colombe) et spectacle Béjart sur les berges du Rhône 5 et 6 août Orages et annulation du spectacle de la Cour le 5 8 août Dernière du Sacre du printemps 10 août Dernière de Messe pour le temps présent 12 août Projection de Mister Freedom de W. Klein dans la Cour 13 août Conférence de presse, bilan du festival 14 août Le Festival s'achève avec la projection de Baisers volé de François Truffaut dans la Cour suivie d'un débat au cinéma Le Paris Chronologie établie par Marie-Claude Billard Conservateur en chef Bibliothèque nationale de France Maison Jean Vilar Jaguar, film de Jean Rouch dans la Cour, lâcher de pintades en fin de projection 11 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 12 Le Living Theatre L'aventure du Living commence au début des années 50 à New York lorsque Julian Beck (né à New York en 1925) et Judith Malina (née à Kiev en 1926), deux fous de théâtre passés par le cours d'Erwin Piscator, décident de créer leur théâtre. Dès 1947, ils choisissent de l'appeler Living Theatre. Ce nom est peut-être dû à Edward Gordon Craig dont l'éphémère école à l'Arena Goldoni à Florence en 1913 devait promouvoir «le théâtre vivant». Issus d'un milieu juif et revendiquant leur judéité, ils partagent le même engagement anarchiste et pacifiste et surtout, après avoir découvert Artaud et Brecht, centrent leurs recherches sur le renouvellement du langage théâtral, sur les techniques d'entraînement de l'acteur et la participation du spectateur avec le souci d'agir sur les nerfs autant que sur l'esprit. Pour eux, trois étapes marquent des débuts en marge de la société et du circuit économique : . 1951-52 : premiers pas à Cherry Lane Theatre . 1954-55 : parfaire le métier dans le Grenier de la 100e Rue aménagé en lieu de vie et de spectacle, où chacun paie selon ses possibilités. . 1959-63 : fonder le Living Theatre et se faire connaître dans le lieu aménagé sur trois étages à l'angle de la 14e Rue et de la 6e Avenue. 1 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 12 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 La notoriété vient en 1959 avec The Connection (contact ou intermédiaire) de Jack Gelber. Une pièce d'inspiration beatnik sur la communication et la drogue, mêlant étroitement réalité et fiction qui leur vaut d'être invités en Europe et à Paris dans le cadre du Théâtre des Nations en 1961 et de nouveau en 1962. C'est la 1ère compagnie off Broadway à traverser l'Atlantique. Entre mai et octobre 1963, la création et le succès de The Brig (taule, mitard ou cachot) de Kenneth H. Brown, n'empêche pas la fermeture du théâtre pour loyer impayé et dettes fiscales. Condamnés à la prison, ils pourront néanmoins partir en tournée et tenir leurs engagements à Londres. Enfin sortie de « l'horreur financière » selon l'expression de Julian Beck, la troupe choisit l'errance, sans port d'attache ni subventions, sillonne l'Europe d'est en ouest, du nord au sud dans 4 minibus Volkswagen et ajoute de nouveaux comédiens au petit groupe venu des EtatsUnis : 150 villes ont été visitées avant Avignon. Ainsi naît l'image d'une communauté hippie passée maître dans l'art de vivre et de faire du théâtre sans artifices, qu'il s'agisse de vêtements, de costumes, de décors ou d'argent. Un théâtre pour changer la vie et revenir à une nature harmonieuse et humaine, un théâtre qui appelle à la transformation de soi. « Prenons nos barricades, abattons les murs de nos prisons intérieures » c'est le message de The Brig qui raconte le quotidien d'une prison disciplinaire de marines engagés dans la guerre du Vietnam, un spectacle mondialement connu, filmé par Jonas Mekas. « Refusons la loi de la guerre » dans Antigone d'après Brecht, créée en Europe en 1967. « Vivons maintenant » leçon de Page 13 Paradise now (Le Paradis, maintenant) préparé pour le Festival d'Avignon et qui, sur le thème de la solitude et de l'angoisse humaine propose de régénérer le monde. 2 Mysteries and smaller pieces créé à Paris en 1964, également présenté à Avignon est une suite de séquences laissant une part à l'improvisation et considéré comme la carte de visite du Living. Elle décline les multiples effets destinés à surprendre, à atteindre le spectateur et enchaîne gymnastique scénique, modulations vocales et images symboliques nourries de références à la Kabbale et à l'Orient. L'ensemble réunit les 3 éléments nécessaires à une expérience théâtrale « totale » : participation physique du spectateur, conte, transcendance. Le Living Theatre arrive à Avignon, début mai 1968, au faîte de sa réputation et de son art. Mais les événements feront apparaître des contradictions dont Julian Beck aura du mal à sortir sans équivoque. M.-C. B. 1. Le Living Theatre au cloître des Carmes, Avignon 1968. Photo Yvon Provost. 2. Julian Beck et Judith Malina. Photo Georges Glasberg. 13 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 14 La Cité heureuse Le Living Theatre au Festival d’Avignon par Lucien Attoun pas pour choquer les membres de la compagnie, qui estiment que toute action que leur existence peut susciter est génératrice même si elle n’est que provocation. Non-violents convaincus, ils ont un goût prononcé pour l’agression morale, une des «formes positives capables de changer le monde, beaucoup plus que ne le feront les voies révolutionnaires classiques». Affichant hautement leur liberté et leurs convictions, ce qui importe pour eux, c’est d’abord l’impact de leurs actes indissociables de leur action théâtrale. Néanmoins à voir le succès fait au Living par un public hétérogène, on peut se demander, avec Julian Beck lui-même, quelle peut être réellement l’efficacité révolutionnaire de telles actions : «Nous sommes partis pour construire un temple et Photo Maurice Costa Tandis que des comédiens et des étudiants veulent contester sa vingt-deuxième édition, bon nombre de fidèles du festival, dépités ou désorientés, bouderaient Avignon ; le virage amorcé il y a deux ans serait définitivement déviationniste. Le ballet, la musique et, surtout, le cinéma qui y font une entrée massive n’auront laissé cette année au théâtre que la portion congrue : deux reprises et une création du seul Living Theatre (1). Mais Vilar, en ouvrant son festival à toutes les confrontations, est fidèle à son propos : Avignon doit être un lieu de rencontre et de dialogue. La présence du Living Theatre à Avignon est cependant l’occasion pour certains, faisant flèche de tout bois, de tenter de jeter le discrédit ou l’anathème sur le festival. Et, bien entendu, ces réactions défavorables ne sont LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 nous n’avons rassemblé que du bois pour faire une hutte (2)». Beck est modeste : ils ont déjà une chapelle ! Mais il semble que l’exaspération et la haine qu’une société peut provoquer chez un artiste soient moins fortes que les liens qu’elle tisse pour le maintenir dans ses rets. Symboles tragiques, à l’image même d’un monde qu’ils veulent changer, Beck et Malina, depuis leurs premières expériences du Cherry Lane, en luttant bien souvent, et de plus en plus, avec les moyens propres au système, ne font en définitive que se battre à ses côtés et non contre lui. Judith Malina, attachante et brûlante Antigone, ressent bien l’ambiguïté de sa position : «Chaque fois que j’accepte un dollar, je me sers du système guerrier et sanglant, et je lui apporte mon soutien (3)». Les comédiens du Living, chantres de la liberté, sont, à leur corps défendant, victimes d’un système économique et social et prisonniers de leurs contradictions. Refusant toute idéologie, pour protéger leur propre liberté, et rejetant tout à la fois Marx, Confucius, Jésus-Christ, ils apparaissent essentiellement comme des pacifistes et des anarchistes sentimentaux et non pas comme les révolutionnaires qu’ils voudraient être. Parlant en leur nom, Rufus Colins, qui a dirigé avec Beck et Malina la création de Paradise now, pense «qu’il y a deux façons de changer la société : la transformer ou la détruire et tout recommencer». [...] 14 16/06/08 7:53 Et je crains fort qu’en prenant le chemin de l’exil volontaire en Europe, le Living se soit, hélas ! engagé dans une impasse. Quoi qu’il pense encore aujourd’hui de «l’impossibilité de créer aux Etats-Unis, la lutte révolutionnaire y prenant le pas sur toute action artistique», le Living, en perdant le contact avec la réalité américaine, qui fut son ferment et sa source, en s’enfermant en Europe dans son ghetto communautaire, tend à devenir, nécessité de vivre faisant loi, le portedrapeau d’un anticonformisme de bon aloi. En donnant bonne conscience à un public-voyeur qui l’accapare, le revendique et le récupère, le Living se laisse peu à peu annihiler. Au théâtre, comme ailleurs, on a le public que l’on se donne. Parce que le Living semble accepter le public choisi pour lui, et non par lui, il entretient et développe l’équivoque. En agressant ce public, comme dans Antigone, cèdera-t-il à la provocation gratuite ou bien veut-il marquer le refus de ce public ? Et, en effet, si le Living veut changer le monde, il ne pourra le faire qu’avec ceux qu’il tient pour opprimés. Sinon, comment réussir «le renversement de tous les gouvernements par l’amour» que suggère Malina ? [...] La rigueur et l’exigence étant les qualités premières de Beck et Malina et ne pouvant encore maîtriser totalement «la destruction des formes théâtrales établies», le Living rejette les textes structurés au profit de la création collective dont Paradise now (Le Paradis maintenant) devrait être une étape importante. [...] Paradise est un spectacle construit en dix rounds où le public «invité à assister à un ensemble de visions et d’actions nous préparant tous à accéder au paradis c’est-à-dire à l’aprèsrévolution» est spectateur et arbitre. Les cinq premiers rounds Page 15 Photo Yvon Provost Cahiers 105:Mise en page 1 montrent le monde tel qu’il est aujourd’hui, tandis qu’au cinquième point culminant du spectacle, la violence se transforme en non-violence. Bien entendu les derniers rounds présentent «les voies qu’il faut prendre pour arriver à la révolution». Paradise est une exploration d’un monde futur que nous ne pouvons même pas concevoir «tellement le nôtre est le produit de la violence». Conçu selon un schéma de trois parties - une suite de rites destinée «à préparer le corps et l’âme à la révolution», la communauté rêve sur elle-même, et enfin la combinaison des deux parties le spectacle se termine par une fable brechtienne : «comment l’homme peut appliquer sa réflexion à changer le monde». L.A. Extraits d’un article paru dans Les Nouvelles littéraires 25 juillet 1968 Lucien Attoun est directeur-fondateur de Théâtre Ouvert, Centre dramatique national de création. (1) Les trois troupes françaises ayant été retirées après les événements de mai (2) Voir l’étude de S. Dhomme, dans Art et création, n°1 (3) Dans le Living Theatre, de Pierre Biner. 15 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 16 Eclats de juillet Avignon 68 dans la presse par Rodolphe Fouano Dans sa thèse consacrée au Festival d'Avignon*, Catherine Arlaud assure que l'on n'a jamais tant parlé d'Avignon qu'au cours de l'été 1968 : le bureau du Festival a dénombré alors 36 envoyés spéciaux des journaux nationaux, 9 envoyés spéciaux régionaux, 170 représentants de la presse française et 75 journalistes venus de 19 pays étrangers. Pour la seule presse écrite, on relève 11 quotidiens nationaux, 117 quotidiens régionaux, 112 périodiques français et 70 journaux étrangers qui ont parlé du Festival en 3.000 articles. Dans ces conditions, il ne pouvait être question de proposer ici à proprement parler une revue de presse. Les bribes qui suivent donnent cependant une idée assez précise du contexte et des éclats qui ont émaillé cette mémorable 22e édition. Morceaux choisis. «Avignon : le Festival amputé» annonce L'Aurore dès les 08-09 juin, expliquant : «Les festivals d'été vont subir les contrecoups de la crise sociale.» Un festival «sérieusement entamé», confirme Paris Jour (10 juin), après la décision de Vilar de supprimer les spectacles dramatiques initialement programmés. France-Soir choisit l'angle people pour passer l'information : «François Périer ne jouera pas Le Diable et le Bon Dieu au Festival d'Avignon.» En raison de l'amputation de la partie française de la programmation, La Gazette provençale assure que «la grande manifestation locale ne sera plus qu'un pâle reflet de ce qu'on pouvait envisager» et pose sans détour la question suivante : «Jean Vilar a-t-il tout fait pour sauver le Festival d'Avignon ?» L'article, signé «Jean Marc», est très critique. La prise de position politique de Vilar est en cause. Quant au Living Theatre, on y lit qu'il propose un «spectacle pour hippies de Saint-Tropez discutable pour Avignon qui voulait garder son titre prestigieux de capitale de l'art dramatique». «Est-il sage d'avoir maintenu le festival cette année ?» demande Le Figaro du 26 juin, considérant que «la décision de Jean Vilar peut remettre en question vingt ans d'efforts et de prestige grandissant». Claude Baignières cite Claudel : «L'ordre est le plaisir de la raison ; le désordre, le délice de l'imagination». Il assure que «Les révoltés de mai préféraient le délire au plaisir», avant de mettre en garde : «Avignon peut devenir un temple de l'anarchie stérile si une intelligence de fer n'y met pas bon ordre.» Après la conférence de presse de Vilar, Combat (24 juin) présente Avignon 68 comme «un Festival de la libre discussion» ; «Le XXIIe festival d'Avignon sera le festival LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 de la contestation (...), l'accent sera mis sur le forum permanent qui se tiendra tous les jours au Verger d'Urbain V», confirment Les Nouvelles littéraires (27 juin) qui titrent : «Vilar contesté». «Le Festival d'Avignon sera-t-il le lieu privilégié de la contestation culturelle ?» demande Pierre Kyria dans Combat (8 juillet), en rappelant que Vilar en a fait «un carrefour où les recherches esthétiques, voire avant-gardistes, rejoignent l'expression la plus haute des exigences artistiques, fussent-elles traditionnelles.» Lors de la conférence de presse, Michel Debeauvais a présenté les Assises qui se tiendront du 20 juillet au 3 août, comme «une étape de réflexion pour aider à trouver la place du théâtre dans la société», raconte La Marseillaise (13 juillet). Le Progrès de Lyon, dans son édition datée du lendemain, parle d'un «festival qui marquera une nouvelle évolution» ; France Nouvelle titre : «Avignon 68, déception ou espoir ?» et L'Accent termine prudemment son article par ces mots : «La sagesse veut que nous attendions de voir pour juger». «Festival tronqué» (on y revient !), insiste cependant Le Dauphiné Libéré (17 juillet), qui pose que «les Avignonnais ne reconnaissent pas leur Festival» tout en concédant qu'Avignon «demeure un festival auprès duquel ceux d'il y a vingt ans sembleraient bien pâles.» Car, poursuit le journaliste, Daniel Goloubinsky, «tout prend un relief nouveau», puisqu' 16 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 17 «il n'y aura pas cette année à Avignon de théâtre de texte. Les mots ne seront plus qu'un accessoire accompagnant parfois l'essentiel. L'essentiel, c'est maintenant le geste, l'attitude corporelle.» Peu convaincu de cette évolution esthétique, Le Provençal, le même jour, assure que «la kermesse de la contestation va recherche d'une société nouvelle (...) Quelques-uns de leurs supporters hippies et beatniks se rassemblent quotidiennement place de l'Horloge, face à l'Hôtel de Ville, pour méditer.» La Marseillaise demande «qui a intérêt à couler le festival d'Avignon ?» et met en cause «ces contestataires à tout prix qui ont quitté battre son plein». Le 19 juillet, Le Dauphiné Libéré écrit : «M. Henri Duffaut s'est étonné de voir le festival d'Avignon pris pour cible par certains manifestants.» Le Maire plaide : «Depuis 23 ans, la Ville d'Avignon organise un festival qui a accueilli des milliers de jeunes. Cet effort, les Avignonnais seuls le supportent, ils ne comprendront jamais que l'on nuise à leur festival.» Dans la même édition, on raconte comment Vilar est pris à partie par «un millier de jeunes». Parmi les plus virulents interlocuteurs, on cite Jean-Jacques Lebel : «Jean Vilar, on s'en fout ! Depuis 20 ans, vous faites du théâtre bourgeois, dans un contexte touristique, pour une société de consommation. Remettez-vous en question...» Le Figaro (19 juillet) confirme ce qu'il appelle «un dialogue tumultueux» : «Assis sur les marches du palais des papes, l'autre soir, une trentaine de jeunes gens hirsutes distribuaient des tracts réprouvant «l'engagement bourgeois du festival»... La fracture culturelle est manifeste. France Soir (19 juillet) estime qu'il «pourrait bien y avoir du grabuge avec les comédiens du Living Theatre (...) Eux-mêmes se définissent comme des anarchistes non violents à la récemment l'Odéon pour refluer sur Avignon.» Robert Dubrou, dans son article «Les gauchistes contre le festival d'Avignon ?» réfute leur argumentation contre la «culture bourgeoise», dénonce un «verbiage révolutionnaire», met en cause le caractère «spontané» des manifestations et assure que cette attitude ne porte pas «des coups à la politique culturelle du pouvoir gaulliste» mais au Festival même, «tentative et dans une certaine mesure réussite d'une diffusion de la culture». La question de l'erreur de «cible» est posée. Et le ton monte. «Une cabale contre Vilar se prépare-t-elle ?» demande Combat (20 juillet). Jean Vilar est attaqué sur tous les fronts, tant à gauche qu'à droite. Le Figaro (20 juillet) relaie la parole de Jean-Pierre Roux, député d'Avignon, qui a déclaré : «L'écroulement du 22e festival était parfaitement prévisible. Sa nouvelle orientation qui, depuis des années, est de choquer et non de plaire avait soulevé de justes réserves... Nous ne voulons plus de contestations sordides mais un festival d'une qualité incontestable.» La Gazette provençale (20 juillet) assure qu'il «faut nettoyer Avignon». Morceaux choisis : «Hier soir, après la représentation des ballets de Béjart au Palais des Papes, de nouveaux et sérieux incidents ont éclaté, nécessitant l'intervention des CRS et des Gardes Mobiles. Ceux qui se sont juré de démolir le Festival d'Avignon continuent leur œuvre dévastatrice, promettant même d'être plus nombreux ce soir, puisqu'ils espèrent l'arrivée de «commandos» venant de Nanterre. Comme il n'y a pas que l'avenir du festival qui est en jeu mais aussi la réputation d'Avignon et la prospérité de son commerce, on se demande ce que l'on attend pour expulser de la ville cette horde crasseuse qui s'est installée chez nous. Certainement il aurait été préférable qu'on ne favorise pas cette installation et que l'on ne tolère pas que des individus se vautrent à moitié nus sur les pelouses entourant les monuments et se livrent parfois à des scènes qui devraient les conduire tout droit en correctionnelle.» Le journal regrette que les personnes interpellées la veille aient toutes été relâchées écrivant «pourtant certains n'avaient ni papier, ni un sou en poche. Il y avait aussi des étrangers !» «Laissera-t-on les «enragés» inquiéter les Avignonnais et chasser les touristes ?» liton sous la plume d'Antoine de Canalis dans Le Méridional (20 juillet). Là encore, on appelle «à nettoyer les écuries d'Augias», dans une lettre ouverte pour le moins musclée, xénophobe, raciste, antisémite, qui prétend refléter «l'opinion quasi unanime de la population» : Avignon doit être protégé des «crasseux», des «miteux de tout poil, toutes vêtures, couleurs, nationalités imprécises, forbans de tout acabit» ! Sur une seule colonne, Le Monde (20 juillet) relate l' «incident» (sic) 17 éclats de juillet Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 qui a marqué le premier jour du festival : l'interdiction par le préfet du Gard de La Paillasse au seins nus, la pièce de Gérard Gelas, «susceptible de troubler l'ordre ou la tranquillité publique» et les réactions en chaîne : des jeunes gens, dont certains venus de Paris et se disant ex-occupants de l'Odéon, regroupés derrière Gérard Gelas et Jean-Jacques Lebel pour «un meeting avec débat public sous le signe de la contestation», le refus du Living Theatre, en signe de solidarité, de jouer le soir même Antigone, et la menace de Maurice Béjart de «suspendre ses ballets jusqu'à la levée de l'interdiction préfectorale». ParisPresse (20 juillet) annonce : «Les Page 18 enragés de l'Odéon descendent à Avignon». Dans l'édition du lendemain, nouvelle déclaration de J.-P. Roux : «Avignon ne deviendra pas une poubelle». Le journaliste rappelle que la veille, Jean Vilar a été traité de «cabotin» et de «valet du capitalisme». La Marseillaise dénonce les «criailleries des excités de tout bord, députés ou vagabonds.» La confusion est assez générale. Les incidents se multiplient et beaucoup ont le sentiment d'une manipulation certaine. Le Provençal (21 juillet) relaie la conférence de presse du Maire dans laquelle ce dernier a déclaré : «Si on crée l'affolement, on nuit au tourisme.» Pour le reste, le journal, dans un encadré titré LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 «Halte au complot contre le festival», cite un communiqué reçu du P. C. dénonçant des «incidents adroitement téléguidés» où «pouvoirs publics, réaction avignonnaise, agitateurs gauchistes se partagent le travail. Les CRS complètent l'association». Jean Faure, dans Le Dauphiné libéré (22 juillet), décrit un Vilar «visiblement éprouvé par la tension de ces derniers jours» mais ne se dérobant à aucune question au cours des rencontres internationales qui se tiennent au Centre de séjour. Ses propos sont rapportés : «Si le Festival n'était pas populaire, il n'aurait pas servi de lieu d'expérience et de contestation.» L'Humanité (22 juillet) rend compte des menaces qui pèsent sur le festival. Son envoyé spécial, Philippe Madral, dénonce «une véritable escalade de provocations qui ne cherchent visiblement, sous couvert de «défense de l'ordre», qu'à aboutir à l'interdiction du festival et plus particulièrement de son colloque sur le «Théâtre dans la société». Un «jeu de manœuvres évidentes», selon lui, où les «contestataires» serviraient finalement le pouvoir gaulliste. D'où la création, à l'initiative de la Fédération du Parti Communiste Français de Vaucluse d'un «comité de défense du festival». Dans Combat (23 juillet), Maurice Clavel estime que les contestataires d'Avignon, d’où il revient, sont «cohérents, logiques» : «Ils nous excitent à penser, à tout repenser, à tout refaire.» Le Méridional (23 juillet) résume les «prises de positions sur le Festival», demandant si la «raison l'emportera enfin sur la folie ?» J.-J. Lebel est stigmatisé et malgré l'annonce de l'arrivée de Jacques Sauvageot le 28 juillet, le journaliste, qui salue «la saine réaction de la population avignonnaise, la vigilance des autorités, les distances prises par la direction du Festival envers ces gauchistes», assure que «les jeunes contestataires sont désemparés». Le Monde (23 juillet) relate les 18 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 incidents qui se sont produits dans la nuit du 20 au 21 : l'attaque du «local - dépendance du lycée Mistral - où sont logés les membres de la troupe du Living Theatre» et la tonte, vers minuit, rue de la République, l'artère principale d'Avignon, d'un «contestataire aux cheveux longs». Le journal rapporte la déclaration de Vilar : «... Ceux qui ont commandé ou guidé de loin ces groupes se déshonorent, déshonorent la ville qui nous accueille, nous déshonorent tous, artistes, organisateurs et ouvriers.» Le lendemain, dans Combat, Maurice Clavel qui se présente comme le «modeste cofondateur et factotum des deux premiers Avignon, auteur, chargé de presse, plumitif, machiniste, figurant, serviteur de scène», rappelle la «radieuse et neuve pauvreté de l'entreprise» qui «n'a en rien déchu de son inspiration première.» Et de poursuivre : «Le Festival d'Avignon en soi n'est pas contestable. Ce qui peut l'être, et cela seul qui fut contesté, c'est l'ingestion culturelle à bon compte et bonne conscience qu'il a peu à peu offerte malgré lui, en vertu d'une implacable loi de ce monde - ce monde que les jeunes contestent, en quoi ils sont, à ce festival, obscurément secourables...» Aussi considère-t-il la «contestation globale des enragés... profondément sage», souligne que l'œuvre et la personne de Vilar n'ont pas été mises en cause, et qualifie d'un «petit peu bourgeois» le refus de Béjart de parler aux «interrupteurs qui ont, voici deux mois, libéré la parole.» Paris Page 19 Presse (23 juillet) annonce : «Les ex-enragés de l'Odéon décident d'abandonner le festival à son triste sort.» Le Monde (25 juillet) consacre un assez long article à «Avignon en proie à la contestation», dans lequel Nicole Zand revient en détail sur les événements et les débats qui ont émaillé le Festival, en citant largement les propos extrêmistes de la presse régionale. Elle observe qu'en «ce mois de juillet les Avignonnais, à cause du Festival, se retrouvent malgré eux dans le climat de mai.» Le calme semble alors à peu près revenu dans la cité des papes qui ne vit plus au rythme des charges de la police depuis le samedi précédent. Pourtant, la création de Paradise Now donne lieu le jour même à de nouvelles contestations. Bertrand Poirot-Delpech, qui juge par ailleurs assez sévèrement le spectacle, raconte dans Le Monde du lendemain comment Vilar a été violemment pris à partie dans cette «sombre affaire de contrôle des entrées à l'origine des incidents» et conclut : «On aurait préféré ne pas vérifier avec lui cette nuit à quel point les fils tuent vilainement leur père quand ils lui doivent trop». Le 27 juillet, toujours dans Le Monde, Poirot-Delpech publie un entretien avec Vilar dans lequel ce dernier justifie l'ensemble de ses choix au cours des semaines qui viennent de s'écouler : «... S'arrêter, je pense décidément que ç'aurait été une lâcheté, une fuite. J'aurais mauvaise conscience (...) Pourquoi donc arrêterait-on le théâtre dès que l'histoire bouge ? (...) Il faut se salir.» Il assure que ce qui vient de se passer à Avignon «n'est qu'une caricature de ce qui s'est passé en mai», reconnaît que «le Festival n'a jamais été révolutionnaire», qu'il est «prisonnier de la société bourgeoise et capitaliste dont nous crevons», mais avec l'ambition, précisément, de «toujours retrouver dans ce cadre un terrain un peu moins bourgeois, un peu moins capitaliste.» Et d'ajouter : «Cette affiche nous traitant de «super marché culturel», elle sort d'un atelier que nous hébergeons. La voilà, la vraie contestation.» Il annonce encore qu'il pense ne plus jouer Shakespeare, «le grand maître», estime que «les événements politiques vont enfin nous débarrasser du grand répertoire» et conclut qu'il «faut peut-être tout recommencer par la banlieue». Dans Le Figaro de la veille 19 éclats de juillet Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 (26 juillet), Claude Baignères a opposé «le bon sens méridional» à la «contestation subventionnée». Observant que les «révolutionnaires venus en Avignon pour saborder le Festival disposent de vastes moyens financiers», il met en cause la «spontanéité de la contestation qui vise à éliminer Vilar d'Avignon comme elle a privé Barrault de l'Odéon.» Comme Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde, Claude Baignères évoque aussi le calme absolu de Vilar «impassible... faisant front aux injures, les bras croisés sur le seuil du Cloître des Carmes, «se métamorphosant en une statue qui impose le respect aux plus excités» et pensant, de son propre aveu, à... «Brigitte Bardot et à bien d'autres thèmes rafraîchissants» ! L'Humanité (28 juillet) continue de parler d'un «complot contre le Festival d'Avignon», comme Les Lettres françaises (24-30 juillet) qui rendent compte des «menaces qui pèsent sur le XXIIe festival». Le lendemain, Paradise now est interdit pour cause d'exploitation de l'œuvre hors de la scène. Le Figaro explique la décision du Maire dont il cite les arguments et publie aussi un article titré «Le contesté d'Avignon» dans lequel Michel Droit diffamme Jean Vilar avec une mauvaise foi évidente. Bertrand Poirot-Delpech, envoyé spécial, poursuit de son côté son feuilleton dans Le Monde. Il y présente le conflit qui oppose désormais le Living Theatre à la municipalité d'Avignon comme «une nouvelle phase de la véritable guérilla menée contre le Festival par ceux qui ont juré sa mort.» «Pourquoi cet acharnement ? demande-t-il ? parce qu'Avignon leur semble une manifestation capitaliste, bourgeoise, mercantile, touristique, aliénante, répressive, policière ; bref, contraire au seul théâtre qui vaille à leurs yeux, le théâtre de rue gratuit, libre et tourné tout entier vers la révolution.» Et d'ajouter : «Malgré un climat Page 20 irréel de grabuge et d'intoxication propre à faire casser les nerfs et tomber les masques, la critique radicale du festival est restée théorique. Il a donc fallu paralyser les débats, grossir toutes choses, nommer «appareil» l'in- J.-J. Lebel écrit aussi : «Quant au festival qui prétend se dérouler normalement alors qu'une bonne part de ses participants et «acteurs» sont des policiers, en uniforme ou pas, sa fonction n'est-elle pas de cacher, de mas- dispensable secrétariat, traiter de SS Vilar et les quelques bénévoles du service d'ordre, qualifier de répression la moindre limitation inévitable de liberté.» Avant de conclure : «La preuve essentielle est faite, à défaut d'autres, et de bonne ou de mauvaise foi, que, la jeunesse révolutionnaire de mai refusant tout dialogue avec le système, la ville des papes ne peut plus être le lieu de rencontre sans exclusive qu'elle se croyait. Le pont d'Avignon est coupé.» A la suite de l'article, le quotidien publie des extraits d'une lettre adressée par JeanJacques Lebel dans laquelle «l'animateur du Happening», exoccupant de l'Odéon et contestataire remarqué du festival (c'est ainsi qu'il est présenté), s'élève contre «l'atmosphère de terreur policière qui règne à Avignon» et contre «cette campagne d'intoxication qui l'a pris pour cible, le désignant comme le chef d'un complot, d'une armée d'ombres ou de dangereux agitateurs.» quer, comme tout spectacle, la réalité politique immédiate ? Le masque est tombé. Festival de la contestation ou de l'illusion de la contestation ? Les spécialistes de la culture dans de telles circonstances sont au pied du mur : leur inaction ou leurs actions purement symboliques ne les intègrent-elles pas dans le système d'exploitation en tant qu'écran de fumée ? Il serait malhonnête de leur part d'esquiver une remise en question intégrale de la culture et de son rôle dans la société actuelle.» Avec le recul que permet un hebdomadaire, Le Nouvel Observateur (29 juillet-4 août) propose un résumé analytique des événements et met au jour les ambiguïtés du «micro-mai d'Avignon» dans un dossier coordonné par Christian Maurel. Pourtant, à cette date, il était encore prématuré de dresser le bilan de la 22e édition. Un nouveau coup de théâtre se produit en effet le 29 juillet lorsqu'après l'interdiction de Paradise now, le LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 20 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Page 21 Living décide de se retirer du Festival. Les 14 points de la longue déclaration de Julian Beck sont résumés dans Le Monde (30 juillet) qui rapporte aussi la déclaration officielle du Maire évoquant la «rupture de contrat». Le quotidien raconte que le «dimanche soir, le spectacle de ballets de Maurice Béjart n'a finalement pas été troublé malgré quelques tentatives». Béjart a «assuré le Living Theatre de [sa] sympathie», mais a estimé que son devoir était de jouer. «A la sortie du spectacle, poursuit le journaliste, une petite manifestation s'est déroulée au cours de laquelle Jean Vilar a voulu expliquer sa position. Des cris hostiles ont été poussés à l'adresse de Béjart et de Vilar.» Les choses semblent doucement rentrer dans l'ordre. Le lundi est marqué par la relâche. «Seul «spectacle» prévu en marge du festival, conclut le journaliste, la réunion avec Jacques Sauvageot, organisée par la fédération départementale du P.S.U.» Le Provençal (31 juillet) publie une interview de Jean Vilar qui se déclare «l'homme paratonnerre du Festival». La journaliste, Michèle Grandjean, raconte comment Vilar «s'est fait insulter en public, défendre en public, embrasser en Nous avons joué. C'est notre victoire. A leur violence verbale, nous ne répondons pas par la violence. C'est notre victoire. Le Verger devait être ouvert à la discussion. Il l'est, la preuve... C'est encore une victoire.» Dans Les Nouvelles littéraires (1er août), Matthieu Galey livre à son tour son récit. Il fustige les «rigolos d'Avignon» où «les «christs» en vacances prennent des mines de Judas trahis, et les groupuscules, menés de loin par le mousquetaire Jean-Jacques Lebel et le bouillant agitato-sociologue Lapassade (...) travaillent au corps de paisibles badauds, qui les écoutent, plus goguenards qu'effrayés.» «Certes, poursuit-il, après le mai de 1968, le théâtre, lui aussi, doit changer et ce n'est pas Jean Vilar, pourtant vilipendé par ces énervés, qui me contredira.» Mais il lui semble que les «révolutionnaires» en question n'ont pas tant envie que cela de faire cette révolution... Vilar l'admet dans Le Provençal (31 juillet), un «danger existe» et pèse dorénavant sur le Festival : celui de voir la municipalité «exercer un contrôle qui n'avait jamais existé depuis vingt ans, et de ce fait transformer le plus libéral des festivals en une manifestation parfaitement conservatrice.» Le «Nous sommes évidemment prêts à donner des représentations gratuites, mais nous sommes aussi conscients de ce que nous vivons dans une société dite «de consommation». Cette initiative est censée «réaffimer l'esprit de notre festival», assuret-il. Assez pompeusement, le journaliste termine par ses mots : «Espérons qu'une telle décision fera réfléchir tous ceux qui n'ont cherché jusqu'à présent - par bêtise ou par calcul - qu'à nuire à un festival populaire qui reste notre honneur national.» Dans Le Nouvel Observateur (5-11 août), Christian Maurel développe une analyse plus critique : «Comment cet homme de théâtre (un des plus grands), entouré de toute une théorie de comédiens qui se sentaient confusément menacés dans leur métier, dans leur fonction par la révolution culturelle que propose la compagnie du Living, a-t-il pu se borner pendant un mois à n'être qu'un employé ce ce qu'on appelle au théâtre le contrôle ?» demande-t-il, en assurant : «Les «enragés» ont transformé Paradise now en un événement politique qu'il ne serait pas devenu sans eux. En revanche, seul le Living pouvait, actuellement, leur apporter une telle possibilité de secouer l'ima- public» et «a subi, en l'espace de quinze jours, plus de chocs émotifs qu'une sensibilité normale ne pourrait en supporter.» Elle souligne son calme exceptionnel face à la contestation, calme que Vilar lui-même justifie : «Ils mènent un combat. Le nôtre est de jouer. lendemain, L'Humanité rend compte de la conférence de presse de Vilar et de Béjart qui ont annoncé une représentation gratuite des Ballets du XXe siècle le 4 août, sur l'île Saint-Bénézet. Vilar a déclaré notamment : ginaire social.» Mais le journaliste est en colère : «Dans la trappe le Living, et alors l'euphorie s'est emparée de la ville où tout le monde se réconcilie : ce que l'on avait refusé obstinément à ces gueux, le droit de jouer gra- 21 éclats de juillet Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 tuitement en plein air, voilà qu'on décide brusquement de le faire sous le pont d'Avignon. Que tout le monde vienne dimanche ! On attend 20.000 personnes. L'adjoint au maire offre un aïoli monstre. Vilar s'exclame : «Cette fois-ci, il n'y aura pas de porte !" et, en prime la troupe de Béjart dansera sur une estrade (...) Il ne restera sur les murs du palais qu'une affiche lacérée : «Non à la culture de Papape». Où va le Festival d'Avignon ? Il nous a montré cette a n n é e l'odieux visage que prend la bureaucratie culturelle dès qu'elle est prise à p a r t i e . Malraux avait dit à Grenoble : «L'art a conquis son autonomie.» Vilar pourrait dire aujourd'hui à Julian Beck : «Que voulez-vous que j'y fasse ? Les Avignonnais n'en veulent pas de votre paradis...» puis il remettra sans doute sa démission au maire. Un de plus. Du coup, l'année prochaine, Avignon affichera peut-être Feydeau, Roussin et Mireille Mathieu. Cela aura au moins le mérite de la clarté.» On le sait, Vilar ne démissionnera pas. Bien au contraire. Dans une interview publiée dans Combat (7 août), il assure même que ce qui s'est passé l'a renforcé dans ses convictions et lui a redonné une «certaine confiance en lui». Il confie que les événements d'Avignon lui ont permis de refaire ses «classes politiques en ayant pu étudier les méthodes de la contestation : la ruse, la propagation de la fausse nouvelle, l'intoxication, l'amplification de l'événement, la valeur de l'ironie, du sourire aussi, un courage extraordinaire chez ces non-violents qui contestaient...» Sur le Page 22 fond, il redit sa conviction : «on ne fera pas la révolution par le théâtre ; je l'ai dit aux brechtiens il y a des années. C'est la révolution qui créera son propre théâtre.» Quoique le Festival ne s'achève que le 14 août, Avignon semble vivre la dernière semaine «à l'heure de la réflexion». C'est le titre d'un article du Dauphiné Libéré (7 août) qui rapporte ces propos de Vilar : «Je ne pense pas que [Julian Beck] voulait purement et simplement entraîner la fin du Festival. Mais ce que luimême et les contestataires voulaient, c'était éliminer le spectacle de Béjart, sur place, et le remplacer par un immense happening ; c'était obliger Béjart à partir et moi aussi évidemment.» La journaliste, Marie-Thérèse Blanc, semble considérer que la fin de la récréation est venue. Elle rend compte avec ravissement de «l'aïoli gigantesque» et assure que «ce ne sont pas quelques contestataires ni les contre-manifestants animés d'un zèle singulier et suspect qui viendront à bout du festival d'Avignon dont le rayonnement depuis 22 ans n'a cessé de s'étendre dans le monde entier et qui reste l'un des plus grands festivals de création.» Alleluia ! Valeurs actuelles (15-21 août) parle du «carnaval d'Avignon», revient sur les 1.500 kg de pommes de terre, 300 kg de morue, 200 litres d'huile, 150 kg d'ail et 800 œufs qui ont été nécessaires pour monter l'aïoli offert par Henri Duffaut à ses LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 administrés, qualifie Vilar de «personnalité progressiste oscillant entre la provende d'Etat et le stalinisme le plus authentique», et revient sur les malentendus et la surenchère qui ont marqué ce «feu d'artifice rougeâtre». Pourtant, Vilar le sait, rien ne sera plus comme avant. Le Festival s'est «politisé» et son directeur assure qu'il est trop tôt pour concevoir ce qu'il va devenir. Chaque journal y va de son bilan et tous insistent sur la fréquentation qui a battu des records. Vilar enchaîne les interviews le 8 juillet dans L'Humanité et dans Le Méridional notamment ; la parole est aussi donnée à la municipalité, non seulement dans la presse locale, mais encore dans Combat (10 août) où H. Duffaut déclare qu' «Avignon doit trouver un juste équilibre» entre avant-gardisme et clacissisme. Il souhaite une «plus grande collaboration entre la ville et le festival», un festival qui ne doit pas «désorienter» les Avignonnais... ou dans Le Monde (16 août). Dans La Marseillaise (13 août) Vilar confie : «Ce ne sont pas quelques injures qui me feront abandonner le navire (...) Je sais bien que nous sommes dans une société bourgeoise qui marque tout mais nous pouvons faire quelque chose. C'est ce que nous faisons.» Les journaux relaient les chiffres donnés lors de la conférence de presse de clôture : 136.000 spectateurs contre 122.000 l'année précédente. Vilar annonce qu'il va prendre des vacances jusqu'au 15 octobre et achever son livre Chronique romanesque, lire son courrier accumulé depuis un mois... (Le Figaro du 14 août). Edith 22 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:53 Rappoport, envoyée spéciale de France Nouvelle (14 août), parle d'un «bilan en points d'interrogation». Claude Sarraute, dans Le Monde (16 août) revient sur les attaques dont Vilar a été l'objet et étend son analyse à la situation de l'ensemble des festivals de théâtre, en posant une question directe : «A quoi bon les festivals ?» Mais avant cette radicale question, Le Monde (15 août) reprend les chiffres de la fréquentation record d'Avignon 68 : plus de 60.000 spectateurs ont assisté aux Ballets du XXe siècle, 3.500 aux cinq représentations du Living, 40.000 aux séances de cinéma. Le quotidien mentionne l'ultime incident du festival : le lâcher de pintades sur la scène, dans la cour du Palais des papes après la projection du film de Jean Rouch, Jaguar. L'article, en conclusion, rapporte ces mots de Jean Vilar, prononcés lors de la conférence de presse finale : «Pour terminer heureusement et afin de faire enrager nos intellectuels «enragés», je citerai un mot d'un grand écrivain anarchiste et révolutionnaire, André Malraux : «Je sais maintenant, écrit-il (dans La Lutte avec l'Ange) qu'un intellectuel n'est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne la vie.» Même après la clôture du Festival, la presse continue de nourrir le débat sur Avignon. Claude Roy, dans un article du Monde (21 août) titré «Jean Vilar est-il un traitre ?», revient sur le «curieux procès qu'on a tenté de faire à son créateur et animateur» dont on semble exiger, à gauche, remarque-t-il, «qu'il soit à la fois Dullin et Lénine, Georges Pitoëff et Mao Tse-toung (...) Ce qu'en juillet et août 1968 certains reprochent à Jean Vilar, c'est que le Festival d'Avignon ne soit pas devenu, par un coup de sa baguette magique, une enclave féérique où seraient abolis subitement le pouvoir de l'argent, le Page 23 système capitaliste et la culture privilège de classe. Il faudrait que Vilar-Prospero, à lui seul, ait réalisé en Avignon le type de société qu'un mouvement de masse sans précédent, des jours de barricades, des millions de grévistes, une secousse sociale profonde, ont encore, à cette date, échoué à instaurer.» Un important article des Lettres Françaises (28 août) explique que «ce n'était pas Vilar qui était contesté», mais que c'est la «notion acceptée d'art qui se trouve secouée.» Et audelà de la «corrida culturelle» surfaite d'Avignon, l'auteur, Emile Copfermann, s'intéresse à la «transformation ou la disparition d'institutions culturelles dépassées par les événements», à l'échelle européenne : si à Paris, Barrault a perdu l'Odéon-Théâtre de France, à Milan, par exemple, Giorgio Strehler a démissionné du Piccolo Teatro... La Gazette provençale, dans son édition du 31 août, n'a toujours pas digéré l'aïoli, «pique-nique géant... sorte de kermesse scout aux allures d'agapes bouffonnes, montrant par là que (le Festival) était incapable d'éviter la confusion entre manifestation popu- Festival trouvera une sève nouvelle ou se momifiera suivant qu'il choisira d'être le Festival de la jeunesse ou le Festival des notables». Nous laisserons le mot de la fin à Jean-Lin Vidil, dans Réforme (31 août), qui écrit : «Avignon, juillet-août 1968, c'est la France : un peuple rassemblé, de la gauche à l'extrême droite, rassemblé pour maintenir l'ordre, parler de bon sens et de culture, préparer des réformes. En marge, quelques nostalgiques de la contestation, manifestement opposés au régime mais bien peu d'accord sur les voies et moyens : la non-violence généreuse et le réformisme paternaliste s'y manifestent tout autant que l'extrêmisme ou l'anarchisme jusqu'auboutiste. Pour se donner du courage, on mime les barricades. On attend la prochaine.» Plus que jamais, Avignon est apparu en 1968, comme le miroir de la France : un brillant reflet de chienlit ou de démocratie, on choisira. R.F. * Le Festival d'Avignon 1947-1968, thèse de droit soutenue en juin 1969 à l'Université de Montpellier. laire et divertissement populacier». Cependant, le journal (l'article est signé par l'ensemble de la rédaction) invite à tourner la page dans sa «Péroraison» : «La parole est à l'avenir. Que le prochain Festival, dans sa volonté de confrontation s'ouvre plus largement encore à toutes les tendances de l'art», estimant que «le 23 Cahiers 105:Mise en page 1 inédit 16/06/08 7:53 Page 24 Vilar en colère Le fonds Jean Vilar recèle quelques trésors encore inédits dont ces «Diverses notes (et brouillons)» consignées par Jean Vilar pendant le XXIIe Festival d’Avignon «certaines, idiotes, pour mémoire». Extraits. 31 juillet 68 Vous défendez extrêmement mal une cause juste, c'est-à-dire une transformation de cette société injuste : vous usez de petits moyens, sinon de moyens bas, et qui vous disqualifient ; et en définitive vous usez des pires moyens de cette société très policée que vous dites combattre : le mensonge, la fausse nouvelle, l'insulte grasse, l'intoxication, le mépris de la liberté des autres. Certains d'entrevous, et les plus méprisants, ne sont-ils pas des cadets en rupture de ban de la bonne et opulente bourgeoisie ? Il suffit de vous écouter répondre à des ouvriers et à de modestes employés. Ah, cette morgue ! Vous dressez contre vous des gens de la plus humble condition, cheminots, machinistes, employés, petits marchands, ouvriers de toutes catégories, et il faut les retenir de vous chasser. Vous dites : « Le théâtre dans la rue ! », ce qui est un mot d'amateur, de provocateur ou tout simplement d'ignorant. Et que n'allez vous, à l'heure de l'entrée, dans les fabriques ou les usines de la périphérie ou de la région ! Mais à cette heure, à huit heures, vous ronflez. Vous êtes des fainéants. Qu'y a-t-il de commun entre le travail et vous ? Des mots, et « parole ne paye pas farine ». Des mots que la révolte de Mai vous a appris et que vous ne faites que répéter comme esprits demeurés. Vous n'êtes que des hurleurs, des tapageurs de la nuit, des fils de famille qui allez chercher le mandat paternel et hebdomadaire au bureau de poste de la rue de la République. […] Depuis douze soirs, vous avez chaque soir perdu la bataille tout en accomplissant une mauvaise action : tenter de dresser des Avignonnais les uns contre les autres. Car il y en a qui souhaitent, exaspérés, vous voir ou en tôle ou loin d'ici, et d'autres, dont je suis, qui acceptent mal, et accepteront toujours mal, les réactions policières. Cependant, je vous le dis et je vous le répète, et ceci comme au premier jour : jugeant votre action néfaste sur un plan de politique générale (et j'ajoute révolutionnaire), je maintiendrai, à ma place, ces manifestations, ce festival, fait et construit peu à peu au cours des ans, pour les Avignonnais, pour Avignon, pour ceux de la périphérie, du département, de la région (près de 50% d'occupation des places). Pour terminer, depuis quinze jours que nous dialoguons avec vous, que nous vous écoutons, que je vous écoute, j'ignore toujours quelle est votre doctrine politique et, -si cela est trop ardu pour vos petites têtes de fils de bourgeois - j'ignore toujours quel but à court terme vous souhaitez atteindre. Je n'entends que hurlements, raisonnements, pour les neuf dixièmes, de piètres élèves de classe de philo, de révoltes de boudoirs, de masturbation intellectuelle, de réclamations irréalistes. Et quel but enfin voulez-vous atteindre en manifestant ici ? La suppression des représentations théâtrales ? But dérisoire au regard d'un Che Guevara, d'un Mao, d'un Lenine, d'un Trotsky. Relisez-les donc, vous qui n'êtes pas nos camarades, et retournez dans vos salons. Vous êtes des êtres vains et dangereux parce que vous jouez à l'émeute et qu'on ne joue pas avec cela. […] Ce qui surprend aussi, c'est que vous pensiez que les choses puissent se limiter aux violences verbales et vous paraissez surpris quand un homme exaspéré par dix jours d'injures, d'intox, de fausses nouvelles, de mensonges à son égard, d'insultes personnelles, menace de vous casser la figure. Pour vous, les mots n'auraient-ils aucune valeur ? Je reconnais bien là des intellectuels fils de famille. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 24 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 25 25 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 26 Le chemin de la révolution que nous avons choisi n'est pas celui par lequel vous voulez nous faire passer Jean Vilar (noté par Paul Puaux le 22 juillet 1968) Autre texte, écrit dans la même dynamique, avec la même écriture large, certainement le même jour, le début ou la fin, ou autre chose… hommes d'action et cela nous navre. Bref, vous avez perdu une bataille ici même et nous ne sommes pas tellement heureux de l'avoir gagnée contre vous. Vous verrez qu'un jour qui n'est pas lointain, nous nous retrouverons, du moins sur le plan de l'action sociale, du même côté, dans la mesure où nous avons été, ici même, en deux camps opposés en ce qui concerne, disons, l'activité idéologique du Festival d'Avignon. Vous avez gagné une chose cependant, du moins je le crains : à réveiller chez les plus conservateurs de cette ville la volonté, à partir de l'an prochain, de faire du Festival d'Avignon un lieu de snobisme, de la haute bourgeoisie la plus sclérosée, des révolutions de salons et de leurs vices. Alors vous verrez que le Living Théâtre sera invité et acceptera de présenter ces nudités et ces érotismes à cette bourgeoisie nationale et internationale, l'une et l'autre à la recherche d'excitations nouvelles, de nouvelles pratiques physiques et autres. Nous nous sommes, quelques-uns, et en bien moins grand nombre que vous, opposés à votre façon de faire, à vos directives, à votre conception des choses, parce que rien de clair, hors de quelques mots d'ordre et quelques propositions à réaliser dans l'heure, ne nous paraissait déboucher sur une politique réaliste pour la rentrée d'octobre. Manifester devant la Mairie d'Avignon sans les Avignonnais me paraîtra toujours dangereux et inutile […]. Dans les événements que nous avons vécus ensemble au cours de ces dix derniers jours, il y a trop d'absurde, de situations trop dérisoires, pour que nous puissions nous résoudre dans l'avenir à continuer ce combat pacifique, mais violemment verbal, contre vous. Il faudra que vous passiez de ce verbalisme [illisible] à l'action. Alors, depuis dix jours, que je dialogue avec vous, que je vous réponds, que je vous écoute, il m'apparaît que chacun de vous est une petite société avec sa susceptibilité et comme son nationalisme de frontière idéologique, que cela ne débouche sur rien sinon des cris. Cela n'a peutêtre guère d'importance pour vous qui, en définitive, appartenez à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, soit à la bonne société aisée, soit à cette fraction de ceux qui peuvent étudier. Jean Vilar Transcription Roland Aujard-Catot Avec le happening informe (ou volontairement informel ?), nous sommes loin de la violence directe d'Aristophane, du culot de Tartuffe de Molière, de la composition musicale du Sacre du Printemps en 1911, de l'éclat de Châtiments, de l'audace en 1857 des Fleurs du Mal, des œuvres de Courbet. Dans l'histoire du spectacle (et donc des arts), ce spectacle n'est qu'une caricature de l'audace et du courage, de la pensée et de l'invention. (J.V. Note éparse) Le Living Theatre aux Carmes, Avignon 1968. Photo Yvon Provost LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 ▲ Vous êtes venus ici pour critiquer et transformer le Festival d'Avignon. Vous auriez mieux fait de vous répandre dans les quartiers, de faire du porte-àporte, et de convaincre les Avignonnais de réclamer une nouvelle conception du Festival d'Avignon, ces Avignonnais sans lesquels vous ne ferez jamais rien, ces Avignonnais qu'en définitive vous n'avez même pas dressés contre nous, ces Avignonnais dont vous n'êtes parvenus - voir ces soirées de la place des Carmes - qu'à lasser l'indifférence. Vous êtes de piètres politiques, de maladroits Ce n'est pas l'imagination que vous avez amenée au pouvoir, c'est la masturbation, «l'enmanuélisation», ce qui après tout et au nom de la liberté, est aussi le droit de la droite de toutes et de tous. 26 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 27 Quelques mois plus tard... Démisionner, c’eût été fuir Auriez-vous admis que le responsable de cette affaire depuis vingt-deux ans abandonne ? Il m’est arrivé de rendre mon tablier. Deux fois. Mais alors la cuisine, les ustensiles et les fourneaux étaient en ordre ou en ordre de marche. Démissionner, c’eût été fuir. Enfin, si nous avons vécu des heures ingrates l’an dernier, eh bien ! qu’y a-t-il là d’étonnant ? De l’enquête de 1967 réalisée par la sociologue Jeanine Larrue,* il ressort que sur 100 spectateurs, 64 ont moins de 30 ans ; que sur ces 100 spectateurs, 58 sont des élèves, des étudiants ou des enseignants de mois de 30 ans. Nous avons bénéficié de cette présence de la jeunesse depuis toujours. Il était inévitable qu’à l’heure où elle prend violemment conscience d’ellemême, de ses revendications, elle exprime à Avignon, pacifiquement ne l’oublions pas, cette prise de conscience et ces revendications. Nous avons tout fait pour que le Festival continue - et, vous le voyez, il continue. Mais nous avons tout fait, aussi bien, pour que nul événement cruel ne ternisse ces manifesta- tions de l’été qui, depuis plus de quinze ans, grâce à la générosité de la ville et à la très libérale organisation des C.E.M.E.A., offrent à la jeunesse française et étrangère un hébergement à des prix modiques, un accueil fraternel et des représentations que vous avez jugées souvent exemplaires. Ai-je besoin de rappeler qu’en aucune manière, «Avignon», ses organisateurs, la municipalité, n’ont industrialisé cet afflux de la jeunesse ? Nous l’aurions pu. Aisément. Ai-je besoin de rappeler que nous ne sommes pas des exploiteurs ? Que nous ne sommes pas des exploitants ? Que ce Festival est chaque année déficitaire ? Qu’aucun de nous ne tire un profit commercial, un gain autre que celui de son salaire, des ces longues années de présence, de ces nombreuses heures d’inquiétude et de préparation ? Et qu’en définitive, la récompense d’Avignon est d’avoir, par l’exemple et par la pratique, par la persévérance et, mon Dieu, par l’invention, aidé précisément à transformer la notion du spectacle et tout autant à faciliter la naissance 27 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 28 puis l’expansion désintéressée, à établir les assises enfin d’une culture au service de tous ou du moins offerte à tous. Peut-être - et il ne faut pas craindre de se poser la question - peut-être l’établissement d’une authentique culture populaire est-il une illusion romanesque. Celle-ci a-t-elle jamais existé ? Ce théâtre communautaire dont nous rêvons tous ou presque tous, je veux dire ce théâtre non pas à tout prix révolutionnaire ou impu!sif mais naviguant sûrement à contre-courant des habitudes, des traditions confortables et œcuméniques, des politiques installées, des droits acquis, le théâtre pour le peuple, pour le populaire, pour l’ouvrier des villes aussi bien que pour celui des campagnes isolées, ce théâtre n’est-il qu’une utopie nécessaire ? N’est-il qu’un idéal ? Comme l’égalité ? Ou la liberté ? Du moins cette vue d’apparence pessimiste eu égard à notre entreprise ne nous a jamais arrêtés dans notre action depuis toujours. Nous continuons et nous continuerons. «Il ne faut parler, dit Nietzche dans Humain, trop humain, que de ce que l’on a surmonté.» Eh bien ! oui. Ce n’est donc pas, vous l’admettrez volontiers je pense, ce n’est donc pas l’obstination rigide qui nous invite à persévérer et à maintenir. C’est précisément cette vue pessimiste mais souriante des choses, de celles entre autres que l’on a surmontées, qui nous incline à poursuivre le chemin. Il se peut que, dans l’avenir, une action que nous ne pouvons aujourd’hui concevoir transforme absolument les spectacles des vastes assemblées. En attendant cette nuit ou cette journée, nos manifestations proposent des lieux de réflexion, de création, de rencontre, de discussion. Si j’avais conscience que notre organisation soit mécanique, commerciale, obéisse aux lois du capitalisme ou sauvage ou policé, ait créé un «super-market», alors il va de soi que celui qui vous parle abandonnerait. Il n’en est pas question. Il n’en fut pas question l’été dernier. Jean Vilar Conférence de presse, présentation du programme du XXIIIe Festival, 14 mars 1969. * Jeanine Larrue, Le Festival et son public, Cahiers du Conseil culturel, suppl. n°15 à Avignon-Expansion, juillet 1968, 19 p. Leurs buts étant non pas la suppression mais la transformation des spectacles du Festival d'Avignon à leur façon, et pour cela : - envahir la Cour d'honneur et le Cloître - un vaste happening à 3.200 personnes - éliminer sur place (= sur scène) les spectacles de Béjart et même ceux de Beck (submergé) (et dont je crois avoir perçu le drame personnel) - Ils n'ont, avec la faiblesse de Beck, qu'étouffé le spectacle de Beck (Paradise) que, pour ainsi dire, du fait de l'intrusion de plus de 70 personnes sur le plateau, personne n'a vu. - Ils n'ont jamais réussi à arrêter un spectacle de Béjart, jamais réussi à discuter avec le public de la Cour, jamais parvenu à imposer leurs improvisations. (J.V. note éparse) 1 1. Le Living Theatre aux Carmes, Avignon 1968. 2. Jean Vilar, débat au Verger Urbain V. Photos Yvon Provost LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 28 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 29 2 29 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 30 Père, gardez-vous à gauche ! par Bertrand Poirot-Delpech Dans le précédent numéro de nos Cahiers, nous avons déjà utilisé les ressources du Cahier de l’Herne consacré à Jean Vilar (1995). Continuons et profitons de cet arrêt sur les images de 68 pour rappeler le souvenir de ce grand chroniqueur et ami de Jean Vilar qu’était Bertrand Poirot-Delpech. Le texte que nous redécouvrons ici est assez éloquent pour que nous lui laissions tout simplement la parole. mécénat public était une idée du Front populaire et de la Résistance. Cette double origine la rendait suspecte au gouvernement de l'après-guerre. Le T.N.P. n'est pas né, on le sait, d'une initiative ministérielle, mais d'une ligne budgétaire ajoutée en douce par un fonctionnaire opiniâtre, Jeanne Laurent. La droite trouve légitime que l'argent du contribuable aille à l'école privée, mais elle se plaindra régulièrement qu'il profite à des spectacles « orientés », entendez : qui ouvrent les yeux du peuple. De Gaulle a admis de subventionner un art critique envers l'Etat, parce que c'était là un caprice du génial Malraux. Sa majorité, elle, rechigna, notamment lors de la création, à l'Odéon, des Paravents de Jean Genet, jugés attentatoires à l'honneur de l'armée. La fragilité du système est apparue en 1968 lors de l'occupation du même Odéon. Malraux a laissé sans consigne le pauvre Jean-Louis Barrault, contraint de pactiser avec la « chienlit », et d'endosser à lui seul, comme y sera obligé Vilar, les tares du capitalisme. Le T.N.P. a mieux résisté aux remous de la contestation ; sans doute grâce à la position géogra- LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 Jean Vilar et le Living, meeting improvisé sur le plateau des Carmes. Photo Maurice Costa ▲ L'indignation est un sentiment comique, étant signe d'impuissance. La seule fois que j'y ai cédé, si fort qu'elle me reste en travers après vingt-trois ans, c'est devant l'offense faite à Vilar, un soir de juillet 1968, en Avignon. Il serait temps que je m'explique ce remâchement, car il n'affecte, évidemment, que moi. Je ne viens pas commémorer ; horreur de ces choses. Je me libère. Les faits. Quand viennent les vacances de 1968, la contestation étudiante de mai est morte de sa belle mort. Les slogans anarchosurréalistes commencent à s'effacer des murs. Défilés et élections de la trouille ont remis sur pied hiérarchies, privilèges et bagnoles. Seule la jonction étudiants-ouvriers aurait pu changer le cours de l'Histoire. Elle n'a pas eu lieu, faute d'horizon commun, les premiers rêvant de consommer moins, et les seconds davantage. En juillet, quelques meneurs du Quartier latin se trouvent en manque de sales bourgeois et de provocations. Le capitalisme ayant résisté aux cageots en flammes, restait son maillon mou : la culture instituée. Arracher à l'élite l'exclusivité du patrimoine artistique grâce au phique de Chaillot, sur la rive droite, près des beaux quartiers, loin des barricades. Le gouvernement y a fait interdire une pièce de Gatti contre Franco sans rencontrer de résistance, décision que de Gaulle dut prendre un certain plaisir à faire assumer par Malraux, ancien combattant républicain de la guerre d'Espagne. Avignon symbolise une réussite dérangeante, pour les anarchistes comme pour les conservateurs : jouissance artistique et civisme progressiste y ont été servis ensemble, avec un égal bonheur. On imagine mal la cour d'honneur jouant sous la protection policière. Qui plus est, le Festival est sur la route des vacances méditerranéennes. Pour les derniers gauchistes privés de cibles, la tentation est grande de tester les défenses de la gauche légaliste et de ses pèlerins non violents. Le prétexte est fourni par l'invitation au Cloître des Carmes de la troupe New-yorkaise de Julian Beck, le Living Theatre. Beck a signé avec le Festival, et demandé bon prix, pour des représentations payantes, comme il est partout d'usage. Rompant avec sa parole, par une démagogie dont les gens de théâtre, fonctionnant aux bravos, sont coutumiers, il a prétendu ne pas jouer si l'entrée n'était pas 30 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 gratuite. Le Festival et Vilar n'ont pas accepté cette fantaisie unilatérale. Ils étaient décidés à se battre sur ce principe. Beck, lui, vit l'occasion de mettre en scène une sorte de happening pour la bonne cause. Et de s'accrocher aux grilles closes des Carmes, en roulant des yeux de martyrs vers les caméras appointées d'une chaîne américaine amie… C'était manière de donner aux prestations du Living un sens politique qui leur faisait cruellement défaut. Paradise now poussait jusqu'à la caricature la mode new-yorkaise des interminables pantomimes à base de striptease, de chorals bouche fermée, de bougies, d'encens, et de rites indo-vasouillard. Pour la petite histoire, et à la gloire des specta- Page 31 teurs « locaux », je citerai un mot définitif, entendu sur les gradins après trois heures de ces fausses audaces. A son mari qui refusait de quitter le Cloître dans l'espoir, probablement, que le spectacle se corserait un peu, une solide Avignonnaise lança, avec l'accent le plus tonique et le plus prometteur : « Viens, té, je te ferai le Living à la maison ! » Le public tira de cette invite l'autorisation de s'avouer son ennui, et vida les lieux en quelques minutes, laissant le Living à ses chétives et somnolentes nudités. Le soir de contestation maximum, Vilar a été amené à faire de sa personne un barrage en faveur de la billetterie payante, adossé aux grilles du Cloître. Il était conscient de l'absurdité de la situation à laquelle on l'acculait. Mais il n'était pas homme à se dérober, si désireux qu'il fût d'admettre au théâtre, il l'avait assez prouvé, un public exclu de la fête pour des raisons financières ou culturelles. C'est alors que j'ai vu une poignée de gauchistes rivaliser d'abjection. Comme Vilar, mains dans les poches, puis bras en croix, refusait de répondre aux invectives, il s'est trouvé un minable petit con pour crier au patron du T.N.P. : « Tu te branles ? », « Tu te prends pour le Christ ? », et pour lui cracher physiquement au visage. Le petit con, qui a fait carrière dans les médias, n'était autre que l'héritier d'une des plus grandes dynasties d'industriels, amené là par sa maman. 31 Père, gardez-vious à gauche ! Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Les fils à papa jetaient leur gourme en insultant l'ennemi de classe tant haï : les choses rentraient dans l'ordre. Les vacances en famille pouvaient commencer. Pendant ce temps, les gens de théâtre qui s'intituleraient euxmêmes les enfants de Vilar, s'étaient bien gardés de venir lui prêter main-forte. On n'a jamais su où ils étaient. Ils « savaient », puisque les radios faisaient des flashes et des gorges chaudes des manifestations d'Avignon. Mais non : aucun des animateurs de la décentralisation ne fit le voyage. Père gardez-vous à gauche ! S'il se trouve des belles âmes théâtrales pour signer dans ce Cahier des textes éplorés sur l'héritage splendide, qu'elles sachent que Vilar, sans se faire d'illusion (ce n'était pas son genre), remarqua cette absence systématique. Dans l'entretien qu'il voulut bien me donner pour Le Monde (27 juillet 1968), et où il répétait cette évidence, bêtement perdue de vue, que si l'Art devait attendre une société parfaite pour se manifester on l'attendrait longtemps, il s'étonna de la solitude où la « famille » l'avait laissé. Au moment de nous quitter, dans l'arrière-salle de l'auberge d'où il vit monter tant de foules amies, la tête en feu, vers la fête de la Cour d'honneur, Vilar se ravisa. Son visage s'était creusé, quelques jours plus tard, la mort allait lui faire un premier signe, Avignon 68, je l'affirme, avait sonné l'hallali ; mais il souhaitait que personne n'en fût rendu responsable, et que ne soit pas mentionné son étonnement devant le lâchage des héritiers. Tout compte fait, la solitude lui allait bien. Vilar plaidait, par l'exemple et par son entreprise, pour une éthique distincte des aléas de l'Histoire, les transcendant. C'est un peu ce qui s'est passé quand les exidéologues se sont « rabattus », il n'y a pas d'autres mots, sur les Page 32 « Droits de l'Homme ». A ceci près que pour Vilar le minimum moral sur quoi fonctionnait l'art théâtral ne s'arrêtait pas à ces Droits. La Scène ne serait en repos que quand les humiliés et les affamés viendraient saluer dans le soleil en même temps que les éternels nantis. Depuis vingt ans, les insulteurs cracheurs de juillet 1968 sont devenus les grand profiteurs et les futés stratèges du néolibéralisme manipulateur et écraseur de faibles. Le star système que Vilar avait su refuser, ils s'y vautrent. Les attardés qui parlent encore de morale en art, on leur rit au nez. C'est toute l'époque, en somme, qui poussait Vilar à bout, devant les grilles des Carmes, et lui indiquait la sortie. Au-delà de lui, une pensée était mise à mal, à mort. B. P.-D. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 Jean Vilar pris à partie. Photo Yvon Provost 32 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 33 Le Théâtre pourquoi ? par Lucien Attoun Entre deux tours de scrutin, les dernières espérances nées en mai, avec la révolte des étudiants et la grève générale qui la suivit, ont paru s’être consumées aux feux de la Saint-Jean. Mais tout ne sera pas consommé. Par-delà la force et la limite des slogans mobilisateurs, par-delà les excès et les anathèmes et quelle que soit la profondeur des déceptions étroitement mélangées aux espoirs barrés, ceux qui écriront l’histoire de la grande explosion de mai retiendront le bouleversement des esprits qu’elle a provoqué, le moment de réflexion un instant suspendue qu’elle a suscité, le grand point d'interrogation sur soi posé, avec angoisse et sérénité, confiance et lucidité, qu’elle a imposé. Comment penser qu’il ne restera rien de ces discussions menées par des groupes composés de gens de tous âges inconnus les uns des autres, se formant spontanément dans les rues du Quartier Latin et alentours, où des hommes envahis par le sentiment de leur propre dignité, se révélant à eux-mêmes, échangeaient à tout propos leur appréciation de la situation nouvelle ? Combien d’hommes et de femmes avaient pris la parole, ces jours-là, pour la première fois de leur vie, en public, sans micro, dans l’enceinte du Théâtre de France croulant de monde et participé aux échanges poétiques ou fumeux, ironiques ou violents, mais toujours sympathiques parce que tenus dans la griserie de la libération des esprits se décalaminant ? Il n’a manqué dans ces forums ininterrompus, ici comme ailleurs, qu’un patient et ingrat travail d’explication qu’il fut impossible de mettre sur pied tant le bouillonnement fut soudain. Dans une profession aussi ouverte et peu structurée que le théâtre, mais où le cloisonnement est paradoxalement très fort, des tentatives, souvent contradictoires, n’ont cessé depuis la mi-mai de remettre en question les conditions de vie de cet art en France (assez étrangement, personne n’a semblé vouloir remettre en question le théâtre lui-même : le théâtre pourquoi ? C’était pourtant, me semble-t-il, la première question génératrice à laquelle il aurait fallu répondre tout d’abord). Bien entendu, même si de nombreux projets élaborés pour l’avenir se réclament d’une idéologie socialiste, il ne s’agit point à court terme d’une révolution, impuissante à s’épanouir sans les conditions objectives existant dans la société elle-même dont le théâtre n’est que le reflet. Ce n’est peut-être pas encore une voie nouvelle qui s’est tracée définitivement, mais seulement, et c’est déjà beaucoup, une brèche, importante parce qu’irréparable, qui s’est ouverte. Ce sont les habitudes mentales de l'homme de théâtre, et cela à tous les échelons, qui ont été atteintes. L. A. Extrait d’un article paru dans Europe septembre 1968 33 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 34 Transmettre cette utopie... Entretien avec Jean-Jacques Lebel Dénonçant la fonction répressive de l'industrie culturelle, Jean-Jacques Lebel, inventeur du happening en France, auteur et plasticien, a analysé le Festival d'Avignon comme un «supermarché» dans un pamphlet paru en 1968*. 40 ans après, il nous accorde un entretien dont il n’a pu, faute de temps, amender la retranscription mais dont il accepte la publication telle quelle. Vous me dites que j'incarne le lien entre la prise de l'Odéon et l'agitation d'Avignon, en 1968. Je n'incarne rien du tout ! Je ne crois ni en Dieu ni au diable... Tout cela me fait rigoler. Quant aux commémorations de 68, j'ai pris soin de refuser toute espèce de polémique. Si j'ai accepté de m'exprimer dans les Cahiers de la Maison Jean Vilar, c'est parce que vous m'offrez la place de développer un argument. Ni moi, ni Julian Beck ou Judith Malina n'avons jamais attaqué Jean Vilar. Il ne faut pas tout confondre. J'avais même plutôt de la sympathie pour lui et je crois que c'était réciproque. Nous nous sommes rencontrés des dizaines de fois, nous avons bu des coups ensemble. «Béjart, Vilar, Salazar» ? Je n'ai jamais proféré de bêtises pareilles ! Rappelons la critique générale que nous essayions de formuler alors. Je dis bien essayer, sans prétendre que nous ayons réussi. Le Festival d'Avignon nous apparaissait comme une «machine», en référence aux théories des philosophes et sociologues de l'Ecole de Francfort. Nous dénoncions l'industrie culturelle qui fabrique des produits culturels consommés par la clientèle culturelle. Cela n'a rien à voir avec Jean Vilar en tant qu'individu. Il nous semblait que la critique qui portait à l'époque sur l'Université - déjà formulée à son époque par Artaud, notamment dans sa Lettre aux recteurs des Universités européennes que nous avons republiée dans Le Pavé, le journal du Mouvement du 22 mars auquel j'appartenais pouvait être appliquée au théâtre. L'Université n'était qu'une usine de crétinisation générale, transformant les étudiants en robots, leur enseignant la soumission au lieu de leur transmettre un savoir. Le problème semble loin d'être réglé quarante ans plus tard... Nous estimions qu'il ne fallait pas nous laisser enfermer dans un face à face étudiants / CRS et encore moins dans une contestation gentillette de l'Université. D'où la prise de l'Odéon. Il s'agissait plutôt de savoir quel rôle rêvaient de jouer des individus autonomes qui essayaient de trouver leur place dans une société occupée - comme on le dit d'un territoire - par des LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 machines institutionnelles qui les écrasent et dont l'Université et l'industrie culturelle sont les plus évidentes. On ne peut pas nier, par exemple, le rôle des productions hollywoodiennes dans la fabrication de l'idéologie de l'empire américain. Je ne fais pas de parallèle mais les industries culturelles constituent des machines fabriquant des produits vides de sens que l'on veut faire avaler par les clients. Le tourisme est aussi une industrie, et les hôteliers, les restaurateurs ont tout intérêt à ce qu'une masse énorme de clients radine chaque année. Et pour cela, il faut que la ville reste bien calme. On bouffe dans les restaurants et on va au spectacle après. Voyez ceux que l'on appelle aujourd'hui les Bobos, avatars de la gauche caviar, qui ont besoin de divertissement, au sens anglais d'entertainment. J'ai beaucoup discuté de ce phénomène avec Vilar qui était persuadé du contraire pensant qu'il suffisait de poser les problèmes sociaux, philosophiques, esthétiques, culturels au sens large, sur une scène de théâtre, pour éveiller la conscience des gens. Le plus curieux dans cette histoire, c'est que Judith Malina et Julian Beck pensaient plus ou moins la même chose ! Une espèce de théâtre engagé fait de bons sentiments... En regardant de plus près, il nous apparaissait que Vilar était utilisé comme un homme de paille : derrière lui, les permanents du Parti communiste se servaient du 34 16/06/08 7:54 Festival d'Avignon comme d'un masque pour mener leur politique, occuper le terrain et faire de la culture de gauche. Comme ils l'ont fait aussi à l'Université qu'ils ont cherché à démocratiser, mais sans jamais remettre en question le fondement même de l'industrie culturelle. Vous me faites valoir que Barrault et Vilar n'étaient pas les pires. Cette approche personnalise et ne signifie pas grand chose. A nos yeux, ce qui importait, c'est qu'il était écrit «Théâtre de France» sur l'Odéon. C'est ce symbole de la culture française dont Malraux et de Gaulle étaient fiers, ce qu'ils appelaient la «grandeur de la France», que nous voulions toucher. Il s'agissait de combattre l'impérialisme d'une certaine culture qui ne posait jamais les bons problèmes, et qui mélangeait, par exemple, Claudel (en qui nous considérions autant l'ambassadeur de France que le responsable de l'enfermement de sa sœur) et Genet, selon une confusion mentale totale. Nous ne nous sommes pas attaqués à Jean-Louis Barrault en tant que personne, mais à l'institution, au représentant officiel de la France nommé par Malraux et de Gaulle. A Avignon, nous avions affaire au «théâtre de la gauche», mais avec paradoxalement le même mode de fonctionnement. Il y avait une espèce de collusion entre les syndicats, le T.N.P. et les comités d'entreprises. On emmenait le peuple aux bons spectacles pour remonter le moral des troupes. On retrouvait ce vieux cauchemar léniniste de la conscience apportée au prolétariat de l'extérieur par des sujets supposés savoir : «Nous sommes des intellectuels, nous avons tout compris, et, gentils sacrificiels, nous condescendons à apporter des produits culturels au bon peuple pour élever sa conscience.» C'est cette démarche que nous critiquions ; pas du tout la bonne foi de Jean-Louis Page 35 Barrault et encore moins celle de Jean Vilar. Mes échanges avec ce dernier étaient tendus mais cordiaux. Je dois à l'honnêteté de rappeler que Vilar s'est physiquement mis en danger, lors du Festival de 1968, pour éviter à certains d'être passés à tabac. Le SAC - service d'action civique - sévissait. Les jeunes gens qui portaient des cheveux longs, qu'ils appartinssent ou non au Living Theatre, étaient traités de "pédés" et étaient tabassés à coups de barre de fer. Quant aux filles, elles étaient violées et jetées entre les mains des CRS qui attendaient avec leurs paniers à salade en rigolant. Certaines ont été rasées à la tondeuse et abandonnées à poil sur le bord de l'autoroute. J'ai raconté tout ça à Vilar qui a eu du mal à le croire. Il était bouleversé d'apprendre la collusion de certains membres du service d'ordre du festival avec les pires réactionnaires. On cassait du hippie et les attaques racistes étaient également nombreuses. Un pauvre gars noir, originaire de la Guadeloupe, a été sauvagement agressé à plusieurs reprises. Un matin, place de Photo Maurice Costa Cahiers 105:Mise en page 1 35 16/06/08 7:54 Page 36 Transmettre cette utopie Cahiers 105:Mise en page 1 Rassemblement place de l’Horloge : Jean-Jacques Lebel entouré ici de Gérard Gélas et André Benedetto. Photo Yvon Provost. l'Horloge, Vilar, que j'avais alerté, s'est personnellement interposé pour éviter que des machinistes ne lui cassent la gueule encore une fois. Comment voudriez-vous que je ne le trouve pas sympathique ? Je ne dirais pas que l'on s'aimait, mais nous avions quand même des valeurs en commun. Car encore une fois il s'agissait d'une lutte non contre des individus mais pour des idées. Ce n'était pas en revanche le cas avec Paul Puaux qui appelait, avec le PC, à «isoler les gauchistes et autres anarchistes…» Selon lui, nous n'avions pas le droit de manifester, de critiquer le Festival. Nous avions certainement des torts. Ce serait idiot de prétendre le contraire, mais nous n'étions pas les seuls. Dans Le Procès du Festival d'Avignon que vous citez, et que je n'ai pas relu depuis 40 ans, j'ai en effet parlé de "combat". C'est vrai qu'il y a eu des moments physiques. Mais je parlais de combat au sens sym- bolique. Nous dénoncions la farce, la comédie d'Avignon. Et les frontières artificielles entre l'art et la vie. Je n'ai rien inventé ; tout cela vient de John Cage et de Dada. Le rite théâtral a besoin de ces frontières pour constituer son espace propre d'écoute. Tout cela a été théorisé depuis très longtemps... Les happenings (qu'on appelle aujourd'hui performances alors que ce n'est pas du tout la même chose) essayaient de faire descendre le tableau de son cadre et de se répandre dans la vie, sur la scène sociale. Appuyant sur certains points névralgiques de la machine de l'industrie culturelle, comme à Avignon, nous avons fait descendre le théâtre dans la rue, en le faisant sortir de son espace protégé pour atteindre au vrai drame, le drame social, qui n'est plus joué par des acteurs professionnels mais par tout le monde. Avec le recul, ça ne manque pas d'intérêt. Il y avait permutation LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 de rôles entre les spectateurs qui, habituellement passifs, devenaient actifs et les acteurs qui quelquefois ne comprenaient pas ce qui se passait et devenaient passivement spectateurs de ce qui se jouait en dehors de leur contrôle. C'était une utopie, j'en conviens, qui traduisait notre rêve de faire de la politique autrement. Non pas de façon aliénée, robotisée, en adhérant à un parti ou à un syndicat, en distribuant des tracts et en applaudissant à des meetings de la manière la plus crétinisante, mais en engageant sa subjectivité totale dans un drame social, une action qui déborde toutes les frontières plus ou moins imaginaires, plus ou moins institutionnalisées entre le théâtre et la vie, la peinture et la vie, la musique et la vie... Je ne dis pas que ce que nous faisions était bien, c'est là une autre question. Mais la culture était pour nous non un produit mais une manière de vivre. Et c'est 36 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 bien en ce sens qu'il s'agissait d'une utopie. On a vu depuis des responsables politiques comme Michel Rocard, devenu dinosaure d'un parti fossilisé, renoncer à leurs rêves d'autogestion et assurer qu'il faut des professionnels pour faire de la politique. Eh bien non ! Le droit de participer aux choix fondamentaux de sa propre existence dans le domaine de la politique, du social, du culturel ou de l'artistique est un droit fondamental qui ne doit pas être délégué. La vie n'est pas un avion qui doit être piloté par un professionnel ! Et je me demande à cet égard si Jean Vilar n'était pas devenu le fonctionnaire d'une machine qui, à son insu, fabriquait des produits pour le supermarché d'Avignon. Il ne voulait pas le voir parce que ça lui faisait mal, mais des doutes devaient l'animer. Je serais très intéressé de lire son journal intime. Je n'ai jamais remis les pieds au Festival d'Avignon et j'ignore donc si l'analyse reste valable aujourd'hui. Je ne suis pas un nostalgique. Je refuse même absolument que l'on me colle sur le dos cette vieille étiquette de contestataire, c'est un mot que je n'aime pas. Il ne veut rien dire. Je suis un être humain qui cherche sa voie, point à la ligne. Les critiques à l'encontre de Vilar et du T.N.P. peuvent être aussi adressées au Living. Dans les années 80, L'Homme masse, avec ses travelos, n'est pas moins aberrant. Là aussi il y avait reproduction du même à l'infini. Il ne faut pas faire toujours la même chose, sinon ça cesse d'être radical. Pour ma part, j'ai arrêté de faire des happenings en 68. C'était devenu inutile puisque tout le monde en faisait et quelquefois admirablement bien. Je suis passé à autre chose. Nous ne sommes pas les propriétaires de ces questionnements. J'ai eu des échanges passionnés avec Tana Kamine venu comme moi travailler à la clinique de La Page 37 Borde, et avec mon ami Félix Guattari. Tout le mouvement de l'anti-psychiatrie, en posant la question de ce que sont la folie et la normalité, a essayé de transformer les relations sociales. Ce sont de vrais problèmes qui ne sont pas seulement chez Artaud ! Certains posent que l'on vit dans une société capitaliste, que l'on est payé pour fabriquer des produits, qu'il importe donc de gagner du fric, que tout le reste est de la blague. J'estime pour ma part qu'il faut établir une distinction radicale lorsqu'on parle de culture entre un produit et une œuvre. C'est valable pour le Festival d'Avignon comme pour le Centre Georges Pompidou, les musées ou l'industrie du disque... Considérez une production, quelle qu'elle soit (théâtrale, cinématographique, picturale...) et demandez-vous s'il s'agit d'un produit fabriqué pour et par le marché _ car la culture est bien un marché avec ses vendeurs et ses acheteurs et son ministère où des gens sont chargés de subventionner les uns plutôt que les autres _ ou d'une œuvre. Artaud, avec sa pensée de feu, est celui qui a posé ces questions-là de façon définitive en définissant l'œuvre comme un objet qui fait passer de l'invisible au visible quelque chose que la société ne peut pas admettre, ne peut pas et ne veut pas voir. Ainsi l'œuvre ne saurait obéir au marché. Non qu'elle doive absolument lui désobéir, mais elle est en dehors. Actuellement, on voit de plus en plus de simples produits du marché. La réflexion se complique du fait que certains arrivent à fabriquer une œuvre même à Hollywood ! Alors, pourquoi pas à Avignon ? Je n'en disconviens pas. Vous me demandez si certains metteurs en scène n'apparaissent pas comme des fonctionnaires de la contestation. Ils devraient du moins admettre qu'ils ne subvertissent rien. Ils divertissent, assurément. Alors cynisme ? Je ne veux pas juger. Tout ce que je sais c'est que les choses ont beaucoup évolué depuis 68 quoi qu'en prétendent les gens qui épousent des guitaristes et qui veulent tourner la page... Pas plus que la Commune de Paris, 68 n'est une page que l'on tourne ! C'est de l'Histoire vivante qui continue aujourd'hui ; c'est la vieille taupe qui fait son chemin. Vous avancez les noms de Jan Fabre, de Rodrigo Garcia, vous évoquez la programmation actuelle du Festival d'Avignon ou celle du Rond-Point que dirige Jean-Michel Ribes et vous me demandez si un théâtre subventionné peut prétendre subvertir. Certainement pas. Car alors ce n'est pas de censure qu'il s'agit mais d'auto-censure. Ne s'adaptet-on pas aux codes et aux règlements de l'institution à l'intérieur de laquelle on travaille ? Cela ne met pas en cause la bonne foi des artistes ; c'est une question d'élaboration mentale, ce que Guattari appelle le «fonctionnement machinique». Il ne faut pas choquer les bailleurs de fonds, les élus locaux, les tutelles, les sponsors et même pas les restaurateurs et les hôteliers... Il ne s'agit pas là d'une attaque personnelle, mais d'une réflexion critique sur le fonctionnement de la société dans laquelle nous vivons. J'ai en effet écrit qu'en 68 nous voulions venger tous ceux 37 Transmettre cette utopie Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 que nous admirions et que la société avait méprisés : Artaud, Péret, Breton, Flora Tristan... Venger la poésie... Pas venger avec des coups de couteau ! Evidemment, ce sont encore là des métaphores. Je ne suis pas un monstre buveur de sang. Je fais simplement preuve d'idéalisme. Mea culpa ! Je relisais récemment, les larmes aux yeux, les Mémoires de Louise Michel. A un moment, elle raconte qu'elle remarque un jeune homme lisant du Baudelaire sur une barricade. Ils discutent ensemble de poésie pendant des heures tout en repoussant l'attaque des Versaillais ! Ce sont là des choses qui me remplissent d'un peu d'espoir. Beaucoup de ceux qui nous ont précédés nous ont montré la voie. Efforçons-nous d'en être dignes ! Il faut transmettre cette utopie, faute de quoi il ne restera que les guitaristes et les Rolex... Ce serait invivable. Il y aurait de quoi se flinguer. Vous me demandez s'il est pertinent d'expliquer 68 à ceux qui ne l'ont pas connu. Est-ce seulement possible ? Je me le demande. Certains font des films pour la télévision avec une clef trotskysante, d'autres avancent l'orthodoxie gaullienne tandis que le Parti communiste assure que Moscou représentait l'avenir du monde face à des communistes critiques qui leur opposaient Budapest... L'idéal serait de transcender tout cela pour saisir l'événement historique, en posant l'Histoire comme une science. Mais la science historique présupposerait qu'il existât une Vérité. Je n'y crois pas. On rentre dans la religion. Nous vivons aujourd'hui dans un Etat policier qui se cache de l'être. Ce sont les événements et les mouvements collectifs qui forcent les gens à faire tomber leurs masques. On l'a vu en 68. Et c'est ce qui manque aujourd'hui. Page 38 Tract distribué à Avignon, juillet 1968. Collections Maison Jean Vilar. Moi, provocateur irrécupérable ? C'est encore un terme ridicule ! Je ne prétends pas être irrécupérable et je ne suis pas un provocateur. Ou alors disons que j'essaie d'abord de provoquer ma propre réflexion. Propos recueillis par Rodolphe Fouano * Procès du Festival d'Avignon, Paris, Pierre Belfond, coll. «J'accuse», 1968, 190 p. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 38 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 39 Avignon 68, l’impossible héritage* par Emmanuel Ethis Emmanuel Ethis est Professeur des Universités, Président de l'Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse. Il a dirigé à la documentation Française l'ouvrage Avignon, le public réinventé (2002) et co-écrit cette année avec Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas, Avignon, le public participant aux éditions de l'Entretemps / Documentation française. Selon une idée aujourd'hui répandue et partagée, la seconde moitié des années soixante doit être examinée à la lumière d'une vague contestatrice d'une société dite de consommation. Cette remise en question ne revêt pas uniquement l'uniforme de la contestation. Dans Les Choses (prix Renaudot 1965), Georges Perec dépeint la mise en scène de cette société et des nouveaux rites de consommation accompagnant désormais l'entrée dans l'âge adulte, et décrit les aspirations à l'autonomie de la génération du baby-boom. « Autonomie, oui, mais à quelles fins ? » s'interrogent certains. Le sociologue Émile Durkheim n'aurait pas manqué d'interpréter cette période des Trente Glorieuses dans les termes de l'anomie progressive. En effet, ces années d'expansion économique qui entraînèrent une sorte d'illimitation du désir, allaient parallèlement provoquer une indétermination de l'objet de ce désir et précipiter chez les individus livrés de plus en plus à eux-mêmes les sentiments de frustration et d'inquiétude vis-à-vis d'un monde où soudain tout devient apparemment possible. Inquiétude et frustration augmentées de la confrontation inédite et fascinante des individus avec le monde entier engendrée par le développement des médias audiovisuels : une seule chaîne de télévision jusqu'en 1963, deux jusqu'en 1972… Sur cette télévision, symbole technique du progrès, mais qui, de fait, uniformise les pratiques collectives, se fonde un espoir de développement culturel des masses qui n'est pas sans rappeler, institutionnellement et idéologiquement, l'ambi- * Référence à l'ouvrage de Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l'héritage impossible, Paris, La Découverte, 1998. Affichage sauvage Avignon 1968 Collections Archives départementales Vaucluse « Comme la société de cour se trouve dans l'impossibilité d'agir autrement que dans la conversation, le drame français classique représente non plus des actions mais des dialogues et des déclamations qui échappent en général aux regards des spectateurs ». Nobert Élias La société de cour tion du Festival des origines. Or, comme l'a souligné Pierre Bourdieu, cet espoir, dans les formes qu'il prend à la télévision, est aux yeux du public populaire, un des indices de ce qui est parfois ressenti comme une volonté de tenir à distance le non-initié ou, comme disait un enquêté à propos de certaines émissions culturelles, de parler à d'autres initiés «par dessus la tête du public»1. Ainsi en va-t-il de la réaction des téléspectateurs, faite de perplexité et d'hostilité, lorsque l'ORTF diffuse en 1967 la tragédie d'Eschyle, Les Perses. 39 Avignon 68, l’impossible héritage Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 La révolution télévisuelle - tout comme la révolution estivale des congés payés - concorde avec le rêve d'une modernisation synonyme de régénération pour le monde des petits travailleurs. À leur manière, le Festival d'Avignon et sa Cour d'honneur se présentent comme l'un des modèles de cette modernisation instruite par l'imaginaire industriel du XIXe siècle2, selon lequel le progrès s'inscrit dans l'ordre d'un monde où, pour tous, harmonie sociale et bonheur résonnent avec développement économique. Au-delà des apparences, Mai 68 va effectivement interroger la cohabitation tranquille de toutes ces productions construites depuis l'après-guerre, et dont le seul point commun est d'être recouvertes par l'étrange tourbillon idéologique du progrès social, version dix-neuvième : un progrès associé quotidiennement au plaisir procuré par les technologies qui pénètrent dans tous les foyers et leur apportent le confort domestique. Peu à peu, la conquête sociale des congés payés se mue en industrie touristique déclinant les thèmes du soleil et de la sérénité3 : la société de consommation détourne la civilisation des loisirs utopiques des «trois D» (Délassement, Divertissement, Développement de la personnalité), au profit d'une civilisation des loisirs de consommation des trois S (Sea, Sex and Sun). La culture «jeune» et le marché qu'elle représente offrent à cette société de consommation ses colorations : yé-yé, TSF, flirt, jean et cheveux des hommes de plus en plus longs, tout en composant avec la France de Guy Lux et des Cinq dernières minutes. Dans les polémiques de Mai 68, on a souvent avancé qu'il fallait remettre en question cette France endormie sur ses valeurs reléguées, à droite comme à gauche, à l'arrière-plan du jeu capitaliste. Page 40 Collections Archives départementales Vaucluse Dans Mai 68, d'aucuns décèlent aujourd'hui une ambivalence entre un refus quasi-réactionnaire des mutations sociales en cours et la soumission des individus à celles-ci. On stigmatise la société bourgeoise et toutes les institutions où les mécanismes de transmission de son autorité sont à l'œuvre. Et, de même que la lutte contre l'université bourgeoise a permis de mettre à nu les rouages de la machine universitaire, la lutte contre la Cour d'honneur - supermarché de la culture au cœur d'Avignon - doit permettre de dénoncer la machine culturelle contrôlée par la bourgeoisie. À Cannes, en mai 68, quelques réalisateurs français - parmi lesquels Godard, Truffaut, Malle et Berri4 - ont LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 obtenu la clôture prématurée du Festival après avoir occupé la scène de la grande salle du Palais des festivals. A l'instar du palais de ces «enragés de luxe», la Cour d'honneur du Palais des Papes apparaît aux «enragés contestataires du peuple» d'Avignon comme le symbole d'une tradition où s'est enfermée la culture bourgeoise ; [on y présente la pauvre] alternative du classicisme et de l'avant-gardisme d'un supermarché culturel qui porte en lui toutes les tares, tous les embellissements, toutes les escroqueries du système où il s'est intégré - il peut donc être tenu pour représentatif de ce système et de centaines d'autres institutions semblables globalement désignées par le mot «culture»5. 40 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Au jour le jour, la presse de l'époque se fait l'écho de ces polémiques : elle s'efforce de rendre compte de toutes les contradictions suscitées par l'événement et des difficultés qu'elle rencontre pour le penser ou, simplement, avoir sur lui un point de vue. Les tentatives de bilan sont révélatrices tant des questionnements que des apories qui se sont cristallisés autour de la Cour d'honneur et qui, jusqu'à nos jours, reviennent de façon récurrente hanter les débats festivaliers. Ainsi, Édith Rappoport, journaliste à France Nouvelle, tente à partir de la lecture de l'enquête de Janine Larrue6 d'objectiver le fait que, s'il n'est pas populaire, le Festival n'en est pas pour autant bourgeois. Elle écrit : Elle est née à la suite des événements de mai. En Avignon, aux yeux de beaucoup de gens, seul le théâtre gratuit dans la rue possédait une vertu révolutionnaire magique. Pourtant cette vieille idée, ébauchée dans les premiers projets de théâtre du Peuple en 1903, semblait avoir fait son temps. Le spectacle dans la rue, réclamé par le Living Theatre avec trop de maladresse, lui a été refusé par la municipalité. Il s'agissait là, selon Jean Vilar, d'une querelle d'hommes. Pourtant cette idée a fait son chemin puisque la troupe de Béjart a dansé gratuitement sur les bords du Rhône devant 10 000 personnes auxquelles la municipalité avait offert l'aïoli traditionnel arrosé de vin.»7 Édith Rappoport renvoie dos-àdos les 2 % de patrons et le 1 % d'ouvriers sans se poser la question, pourtant essentielle, de la représentativité de ces 2 % au regard du nombre de patrons dans la population active française, et de ce 1 % rapporté au nombre total d'ouvriers en France. Cet article donne bien le ton d'une époque où, très majoritairement, le public du Festival est traité dans les termes d'un projet social. Ainsi, dans Le Monde, c'est le passé de Vilar que l'écrivain Claude Roy, un temps inscrit au Parti Communiste, oppose au 1 % d'ouvriers dans la Cour d'honneur : Avignon le type de société qu'un mouvement de masse sans précédent, des jours de barricades, des millions de grévistes, une secousse sociale profonde, ont encore à cette date, échoué à instaurer. Comme il est déraisonnable, évidemment, de demander à Jean Vilar, en un tournemain, de réussir là où étudiants, ouvriers et intellectuels n'ont pas réussi, fallait-il donc que faute du «tout», on choisisse le «rien» ? […] Si on admettait qu'en naufrageant le Festival, Jean Vilar aurait seulement puni les troupes qui avaient accepté d'y jouer, les jeunes qui souhaitaient s'y rencontrer et discuter, et fait aux ennemis du «mouvement de mai» le plus beau cadeau qu'ils puissent souhaiter, on en vient à conclure que ce n'est pas la position de Vilar qui est ambiguë et contestable, mais celle des contestateurs.8 Nombreux furent alors les commentateurs (et plus rares les hommes de théâtre…) qui, à l'instar de Claude Roy, vinrent à la rescousse du travail de Vilar à Avignon, en prenant appui sur cette jeunesse qui vient s'y rencontrer et discuter. Cette jeunesse n'est guère différente de celle évoquée à propos du TNP, qui a contribué à faire croire que Ce qu'en juillet et août 1968, certains reprochent à Jean Vilar, c'est que le Festival ne soit pas devenu, par un coup de baguette magique, une enclave féerique où seraient abolis subitement le pouvoir de l'argent, le système capitaliste et la culture privilégiée de classe. Il faudrait que VilarProspero, à lui seul, ait réalisé à Collections Bibliothèque nationale de France / Maison Jean Vilar ▲ «L'une des bases sur lesquelles le Festival reposait implicitement depuis sa création a été remise en question : c'est le terme de populaire appliqué au Festival qui a été le plus souvent contesté» ; «Festival bourgeois peut-être, mais de la culture», disent les uns… «Festival bourgeois peutêtre, mais le moins bourgeois des Festivals», répliquent les autres… L'enquête sociologique de Janine Larrue leur a donné la meilleure des réponses : 2 % seulement de patrons du commerce et de l'industrie, contre 60 % d'étudiants, d'enseignants et d'artistes ! 1 % d'ouvriers, il est vrai… Mais qui le sait mieux que Vilar, lui qui lutte depuis 20 ans pour faire accéder toutes les couches de la société au théâtre ? Si dans le public de la Cour d'honneur on ne voit pas encore de bleus de travail, on ne voit pas non plus de peaux de vison. L'agitation qui a secoué le Festival d'Avignon a été due, en partie, à une prise de conscience soudaine et irréfléchie de problèmes auxquels les hommes de théâtre peuvent se heurter dans la conquête d'un public ouvrier. Page 41 41 16/06/08 7:54 Vilar avait des facultés particulières pour réunir des publics différents. S'il parvint à attirer au théâtre un public rajeuni, il ne faut pas pour autant supposer que le fait d'être jeune neutralise tout type d'appartenance sociale. C'est pourtant ce que les uns et les autres ont le plus de mal à admettre. Lorsque parurent les résultats de l'enquête de 1967,9 la vieille gauche institutionnelle, désireuse de prendre position et voulant continuer à croire à un festival de théâtre populaire (relayée en cela par certains «enragés»), lance un rappel à l'ordre au Vilar des origines victime, selon elle, d'un «incident de parcours» : Certes, personne n'oublie qui est Jean Vilar et ce qu'il reste malgré tout ; d'autre part, certains peuvent penser que «l'incident de parcours» dont il vient d'être victime (lui qui jusqu'ici avait conduit sa carrière d'une manière exemplaire) n'est qu'un phénomène relativement mineur et qui sera peut-être rapidement camouflé, Jean Vilar étant tout de même un personnage un peu «tabou». [À propos des manifestants venus déranger le Festival], Vilar a précisé qu'il ne s'agissait que d'une caricature des révoltés de mai - c'est possible - mais alors, pourquoi la présence de ces caricatures de révoltés a-telle rendu évident que le Festival d'Avignon était une caricature de festival populaire et que Jean Vilar était devenu une caricature de Vilar […]. Nous sommes venus à Avignon pour y jouer le rôle de «révélateur», afin de faire apparaître la véritable nature du Festival et de la culture bourgeoise qu'il distille.10 Page 42 Un bref incident est survenu mardi soir à la fin de la projection du film de Jean Rouch, Jaguar, dans la cour du Palais des Papes. En effet, devant près de deux cents spectateurs qui n'avaient pas encore quitté la cour, des contestataires ont jeté des pintades sur la scène, et, pour justifier ce geste, ont tenté d'expliquer les raisons de la surproduction et de la mévente de ces volailles dans la région avignonnaise. Mais à peine les orateurs avaient-ils commencé à prendre la parole sur un sujet dont il est question depuis deux jours en Avignon que l'un des contestataires fut expulsé assez vivement par un groupe de machinistes, que la tension avait sans doute rendus un peu nerveux. Tous les spectateurs alors sortirent devant le Palais des Papes où eut lieu une discussion sur la «liberté d'expression» au Festival.11 Par-delà ces prises de positions revendicatives, c'est dans un article du journal Le Peuple, signé François Albéra, que l'on trouve exposée la synthèse la plus étayée de la façon très avignonnaise de décliner la culture bourgeoise devenue, selon certains, imperméable à la contestation : Les agriculteurs du Vaucluse, pour leur part, rejoignirent la contestation et leurs actes débouchèrent sur la question de la liberté d'expression, l'axe critique le plus développé après celui de la mise en cause de la culture bourgeoise : LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 Après les événements de maijuin, Jean Vilar avait annoncé que place serait faite au Festival d'Avignon à la contestation. Au sein d'assises du Théâtre, on devait examiner en commissions des problèmes tels que «théâtre et révolution», «liberté d'expression», etc. ; […] Or, à l'heure actuelle, toutes ces commissions se sont retirées de l'enceinte du Festival. Pourquoi ? Parce que sans que Jean Vilar, ni aucun organisateur ne proteste, l'une des troupes invitées à Avignon, le Living Theatre, a été interdite. […] L'interdiction faite au Living de jouer dans la rue, gratuitement, remet en question la conception jusque-là admise officiellement de culture populaire. En fait, en Avignon, c'est le danger de la remise en question de cette culture, la promotion de moyens d'action culturelle concrets et ce qu'ils impliquent qui a déclenché les mécanismes de répression mis en place. Comme le public des Maisons de la Culture d'André Malraux, celui du Festival d'Avignon est en grande partie composé de touristes et de membres de classes moyennes et dirigeantes : il est donc un Festival bourgeois, le pourcentage des travailleurs qui se rendent dans la Cour d'honneur Collections Archives départementales Vaucluse Avignon 68, l’impossible héritage Cahiers 105:Mise en page 1 42 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 Page 43 Collections Bibliothèque nationale de France / Maison Jean Vilar demeurant infime (ce sont des ouvriers-alibis qui économisent toute l'année pour «descendre au Festival»). Par conséquent, il s'agit là de la manifestation d'une culture de classe. Ce que le Living Theatre voulait avec sa pièce Paradise now, c'était supprimer la notion de spectacle, d'artistes, faire descendre les acteurs avec les spectateurs dans la rue ; ce qu'il voulait, en jouant sur la Place de Champfleury - un quartier ouvrier - c'était faire accéder la population au théâtre, gratuitement, sans qu'ils aient à se rendre au Palais des Papes. […] En instaurant un rapport mercantile (billets) et un rapport de consommation (spectacle-spectateurs) de l'œuvre au public, les gardiens de cette culture servent en effet les intérêts d'une catégorie sociale en intégrant, en «récupérant» n'importe quel message même révolutionnaire ; ainsi joue-t-on Brecht dans les théâtres bourgeois, ainsi joue-t-on Max Frisch au Grand Théâtre, devant la haute bourgeoisie qui applaudit12. Le seul fait de séparer la réalité du théâtre en en faisant un spectacle que l'on attend, applaudit, et qui cesse au baisser du rideau, l'intègre au système et l'annihile. […] Des manifestations demandent le retrait du spectacle de Maurice Béjart de la Cour d'honneur et le boycott du spec- tacle par les spectateurs. Le mardi 30 juillet, les manifestants se couchent devant le Palais des Papes en scandant des slogans aux spectateurs qui doivent les enjamber. […] Le silence se fait sur ce qui se passe réellement au Festival d'Avignon (presse et T.V. n'en parlent pas ou donnent des informations fausses) : ce qui s'y passe est en effet le constat d'une faillite d'une politique culturelle menée à grand tapage sous Malraux - les Maisons de la Culture étaient devenues l'alibi du régime -, le refus d'une industrie culturelle qui se confond en Avignon avec celle du tourisme, sur laquelle on comptait déjà appuyer la politique des loisirs organisés.13 Alors qu'il confie dans le Dauphiné Libéré : Que voulezvous, ces jeunes, ils ne savent pas ce que j'ai fait ici depuis vingt ans, leurs pères le savent, mais leurs pères ne disent rien14 -, Jean Vilar, ne reviendra que très indirectement sur ces polémiques dans la conférence de presse donnée en clôture du Festival, évoquant le succès rencontré par l'édition 68 et parlant de sa popularité quand on attendait l'analyse de sa qualité populaire : Ce festival aurait dû avoir une très grande ampleur si les événe- ments politiques n'en avaient décidé autrement. Malgré tout, il a eu ce qu'on pourrait appeler le mérite d'exister, de ne pas sombrer, et les œuvres présentées ont reçu un excellent accueil du public. C'est ainsi que la moyenne de fréquentation des spectacles de Maurice Béjart dans la Cour a atteint pour dixneuf représentations 100 %.15 On pourra doubler ce chiffre de fréquentation l'année prochaine. Contrairement à ce qui a pu être hâtivement dit, la popularité du Festival poursuit sa courbe croissante et les 15 000 spectateurs supplémentaires prouvent que, malgré les terribles coups qui lui ont été portés, la grande manifestation culturelle demeure le principal atout de la Cité des papes. Nous avons frôlé le danger et le pire pouvait arriver. À tort ou à raison, nous avons tenu, nous n'avons pas cédé.16 Ce que déclare Vilar est vrai : les manifestations n'ont pas entamé la fréquentation de la Cour d'honneur, le public a répondu présent. On peut cependant regretter que les discussions centrées sur le 1 % d'ouvriers n'aient pas permis - climat tendu oblige - d'engager une véritable analyse permettant de connaître ce public de la Cour et de comprendre ce que vient précisément chercher cette infime minorité d'ouvriers dans l'offre de culture distillée à Avignon. Dans cet Avignon 68, sans doute fallait-il voir chez les nouveaux prétendants à l'entrée dans le monde du théâtre une revendication assez semblable à celle qu'exprimèrent les acteurs de la Nouvelle Vague dans le monde du cinéma : une place à laquelle l'institution accorderait valeur et reconnaissance. Au demeurant, dans les années suivantes, la remise en question du Festival par le biais de la gratuité et de la rue sera très vite oubliée : le théâtre de rue devient une forme 43 Avignon 68, l’impossible héritage Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:54 théâtrale contemporaine à part entière et la gratuité, qu'il revendique politiquement à l'époque, est convertie en demandes de subvention auprès des pouvoirs publics ou des municipalités qui l'accueillent17. L'énergie focalisée sur la Cour en 1968 donna naissance au festival off, qui sublime paradoxe - fut présenté quelques années plus tard comme un immense marché du spectacle vivant où viennent préparer leurs saisons à venir de nombreux directeurs d'établissements culturels, organisateurs de tournées, directeurs de théâtre18. Et, lorsqu'il s'agit de défendre ses créations, le off s'affirme comme le lieu de régénérescence du in et ses représentations comme autant de contrepoints à la Cour. Il voit son public - et le présente même ainsi - comme un public spécifique. S'il existe bien des adeptes du off de type «exclusif», le festival aujourd'hui est pourtant une entité qu'il faut envisager dans son ensemble et avec toutes ses nuances, du off Page 44 au in , du «in du off» au «off du in» et du «off du off» à cette société de Cour qu'il faudrait, en bonne logique, appeler le «in du in». Cette société de Cour, décrite souvent comme la partie la plus institutionnalisée du festival, est aussi l'une des plus critiques face aux propositions du in. On y trouve toutes les catégories sociales. Mais ceux qui choisissent d'être là ont des attentes de spectateurs émaillées d'exigences singulières susceptibles de transformer parfois leur tribune en tribunal. Dans la Cour, l'activité du public avignonnais se dévoile investie - il faudrait dire réinvestie - dans sa fonction politique. E. E. Je tiens à remercier ici tous ceux qui m'ont accompagné dans la rédaction de cet article par nos conversations et nos échanges : Damien Malinas, Gianni Giardinelli, Samuel Perche, Jacques Téphany, Laure Adler, Hortense Archambault, Jean Caune, Vincent Josse, Jack Ralite, Jean-Louis Fabiani, Christiane Bourbonnaud et Jean-Claude Passeron. 1. Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 35. 2. Cf Jean-Pierre Le Goff, «Aux origines de l'idéologie managériale» in Le Mythe de l'entreprise, critique de l'idéologie managériale, 1992. 3. A. Laurens, «Le thème du soleil dans la publicité des organismes de vacances», Communications, n° 10, 1967, p. 35-50. 4. Il faut noter que parmi ces derniers, certains - comme Truffaut avec Baisers volés programmé en 68 à Avignon - n'ont montré que très peu de continuité dans leur solidarité avec les mouvements contestataires en maintenant sans discussion la présentation de leur film dans la Cour d'honneur. 5. Jean-Jacques Lebel, Procès du festival d'Avignon, supermarché de la culture, Paris, Éditions Belfond, 1968, p. 10. 6. Jeanine Larrue, Le Festival et son public, Cahiers du Conseil culturel, suppl. n°15 à Avignon-Expansion, juillet 1968, 19 p. 7. Édith Rappoport, France Nouvelle, 14 août 1968. 8. Le Monde, 21 août 1968. 9. Op. cit. 10. Marcel Mirant, Le Monde, 16 août 1968. 11. Le Monde, 15 août 1968. 12. Dans l'année qui suit la sortie du texte de Pierre Bourdieu, La misère du monde, recueil d'entretiens sociologiques - et non texte de théâtre - on a pu repérer plus de vingt mises en scène de ces paroles «sociales», comble d'une provocation vis-à-vis de ceux qui en sont les porteurs et qui n'a soulevé que très peu de controverses, paradoxe bien ordonné de notre contemporanéité. 13. François Albéra, Le Peuple, 10 août 1968. 14. Jean Vilar, Le Dauphiné Libéré, 31 juillet 1968. 15. Le Monde, 15 août 1968. 16. Le Provençal, 14 août 1968. 17. Cf. Elena Dapporto et Dominique Sagot-Duvauroux, Les Arts de la rue. Portrait d'un secteur économique en pleine effervescence, Paris, La Documentation française, DEP, 1997. 18. Alain Léonard et Gérard Vantaggioli, Festival Off Avignon, Paris, Éditions des Quatre Vents, 1989, p. 41. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 Les livres de théâtre de 1968 La bibliothèque Armand Gatti de Cuers dans le Var s’est donné pour mission de rassembler un fonds incomparable de publications théâtrales. Ses animateurs, Françoise Trompette et Georges Perpès, nous offrent ici une vue d’ensemble sur le livre de théâtre de l’année 68 où le lecteur attentif découvrira quelques perles intéressantes... 44 16/06/08 7:54 Page 45 xxxxxxxxxxxxx Cahiers 105:Mise en page 1 45 16/06/08 7:54 Page 46 xxxxxxxxxxxxx Cahiers 105:Mise en page 1 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 00 46 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Page 47 68 et après ? Enquête Les événements de 1968 ont-ils marqué un tournant en matière théâtrale ? Brèves rencontres avec quelques artistes au parcours emblématique qui nous ont confié leur point de vue. André Benedetto auteur et metteur en scène, directeur du Théâtre des Carmes à Avignon En 68, j'avais déjà fait ma révolution culturelle depuis deux ans ! Notre manifeste, 007, en référence au premier roman de Ian Fleming, réclamait dès le 1er avril 1966 quinze mesures assez radicales : La culture aux égouts !... les classiques au poteau !... En 66, ça bougeait de tous les côtés, dans de nombreuses régions du monde. En juillet, nous avons joué pendant le Festival, un acte inconvenant à l'époque qui a fait sauter un verrou. D'autres compagnies ont suivi l'été d'après. Le Off était né, mais je l'ai lancé sans le vouloir. En Mai 68, l'agitation a touché Avignon comme de nombreuses villes de province. Puis le Living Theatre est arrivé, suscitant de nombreuses réprobations, notamment dans la presse de droite. Et en juillet a éclaté à Avignon comme un second mois de Mai ! On s'est bien amusé quelquefois, mais globalement j'en garde un très mauvais souvenir. Nous évoluions dans de terribles contradictions. De nombreux contestataires s'en prenaient à la culture de "Papape" et à Vilar comme s'il représentait la société capitaliste à lui tout seul. Certes nous souhaitions de nouveaux actes culturels pour sortir de l'académisme supposé... Mais j'ai pris mes distances avec certains extrêmistes bien avant la fin du Festival. La contestation politique l'emportait souvent sur la contestation cultu- n'ai pas changé... Certes mes pièces ont évolué, mais je reste inspiré par les mêmes motivations : se désengager, s'émanciper... 1966 avait créé un grand espoir ; en regard, 68 a été un feu de paille. Cependant si 68 n'a rien inventé, les événements ont constitué un terrain favorable au développement du renouveau théâtral qui a perduré. On ne doutait de rien à l'époque. Nous nous étions lancés dans une forme de théâtre engagé assez exemplaire. Les spectacles étaient suivis par des groupus- On observera que tous nos interlocuteurs évoquent ici les noms de Peter Brook, Antoine Vitez et Ariane Mnouchkine. Comment en effet ne pas considérer que ce trio marque la conquête de l’espace théâtral qui va s’opérer dans les années 70 ? Peter Brook dans l’espace architectural (Théâtre des Bouffes du Nord, carrières de Boulbon et des Taillades et autres lieux inattendus dans le monde entier), Antoine Vitez dans l’espace dramatique (Catherine d’après Aragon, «Faire théâtre de tout...»), Ariane Mnouchkine dans l’espace du spectateur (1789 et 1793, spectacles déambulatoires). C’est pourquoi ils illustrent ces «brèves rencontres». S’ils furent les héritiers de 68, comment ne pas s’interroger sur leurs propres héritiers... ? relle. Au Cloître des Carmes, un soir, le fils Michelin a craché sur Vilar. La contestation se retrouvait main dans la main avec la classe dominante ! Une confusion qui reste à analyser, quarante ans plus tard. La contestation avait sombré dans le déraisonnable. Je n'ai rien à renier. Il paraît que je cules mêlant toutes les tendances et des débats étaient exigés par la salle. Cela a continué quelques années pour se déliter peu à peu au cours des années 70. Je situerais le tournant en 1975. De jeunes metteurs en scène réunis à Grenoble ont alors décrété que le théâtre populaire, 47 68, et après ? Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 c'était de la soupe pour les cochons... Le théâtre a cependant continué de se diversifier. On a joué de toutes les manières : en long, en large, en étrave, en rond, dans les rues, un peu partout... Et puis au bout de vingt ans, on est revenu au théâtre frontal mais après avoir mené toutes les expériences possibles. Non que nous soyons rentrés dans le rang, mais certaines pratiques semblaient dépassées. 68 ne peut pas s'oublier. Qu'on le veuille ou non, le mouvement a été porteur d'immenses espoirs pour toute la société. Ce fut la plus grande grève de France, le plus exceptionnel mouvement de masse, des droits fondamentaux ont été acquis au cours de ces quelques semaines de lutte. Beaucoup de jeunes universitaires et artistes s'intéressent aujourd'hui à cette période que l'on ne peut pas effacer. Elle a marqué durablement le cinéma, le théâtre, les arts plastiques... C'est insensé de penser que ça peut s'effacer. C'est un point de résistance majeur et d'utopie. Denis Chabroullet auteur et metteur en scène, directeur du Théâtre de la Mezzanine, compagnie indépendante 68 a constitué un moment fondamental dans l'évolution de la société française. Tout découle de cette explosion. J'avais 15 ans à peine, mais si j'ai fait du théâtre, c'est grâce à 68 et au foisonnement des années qui ont immédiatement suivi. Je me souviens des comédiens d'Ariane Mnouchkine venant rencontrer les élèves dans les lycées ; je me souviens du Grand Magic Circus ; et de Grotowski ; et de Kantor qui ont tant apporté. De Julian Beck aussi. Des spectacles merveilleux de Brook... Tout cela a constitué le terreau duquel je suis issu. Même si l'on n'était pas entièrement d'accord avec les propositions de l'époque, on se nourrissait de toutes ces utopies, il y Page 48 avait une ligne. Sans utopie, on ne peut pas avancer. La liberté semblait en marche, la parole gagnait du terrain, les mômes d'ouvriers pouvaient espérer accéder à une certaine culture, à l'éducation... Sans 68, je n'aurais jamais fait de théâtre. J'aurais été sans doute garagiste ou pompier... Quelle désillusion, 40 ans plus tard. La volonté politique a disparu et depuis quelques mois tout s'écroule comme un château de sable... Quant au spectacle vivant, il est en décomposition. Seules les grosses machines de l'institution ont les moyens d'exister et je regrette qu'elles ne conduisent pas davantage d'opérations sur le terrain. Pour le reste, tout ce qui n'est pas propre, lisse, uniforme, est rejeté hors des circuits sclérosés de la diffusion. Les choix du public ne peuvent même pas s'exprimer. Les programmateurs sont enfermés dans la spirale de l'auto-cen sure avec la peur de déplaire aux élus ; élus animés eux-mêmes par la peur de déplaire aux électeurs... Reste le Off d'Avignon, comme un miroir du théâtre pauvre, le symptôme de l'engouement et du désespoir des compagnies indépendantes cherchant le public malgré tout. 2008 n'est pas beau ! Mais il ne faut pas baisser les bras. C'est le résultat de tous les gouvernements qui se sont succédé. C'est l'échec de l'homme. Tout disparaît, petit à petit. A Paris, il n'y a même plus de pavés ! Le goudron les a recouverts. Pourtant on ne pourra pas échapper longtemps à la révolution. Les gens finiront pas descendre dans la rue... Le terreau est pourri, il ne pousse plus rien. Bien sûr que le théâtre et plus largement la culture, l'éducation, ont un rôle à jouer. Mais on ne va guère dans ce sens-là. Nous sommes dans une période où tout est mou. C'est un problème de société qui dépasse largement le domaine du théâtre. Nous sommes en démocratie : c'est le plus fort qui LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 gagne... Aujourd'hui, chacun vit de plus en plus dans sa bulle. On s'enferme, on construit des murs partout. La société est triste et il n'est pas facile d'y réaliser ses pensées. Gérard Gélas auteur et metteur en scène, directeur du Théâtre du Chêne noir à Avignon 1968, étape importante de l'histoire du théâtre ? Je ne pense pas. L'évolution était déjà en marche à travers Jerzy Grotowski, le Living Theatre, l'Odin Theater et d'autres encore. Quant à ma Paillasse aux seins nus, elle a été écrite un an et demi plus tôt. La seule vraie révolution théâtrale, c'est Artaud dont tous les gens de théâtre qui ont compté sont les disciples, à commencer par Grotowski ou le Living. Il a annoncé tout ce qui s'est cristallisé en 68. Je n'étais pas à Villeurbanne en 68. J'avais 20 ans et j'étais un inconnu avec mon petit théâtre que la police avait fait murer ! La Déclaration de Villeurbanne n'a rien de fondateur à mon sens. D'ailleurs tous ceux qui, là-bas, ont secoué le cocotier sont rapidement entrés dans les rangs pour poursuivre leur carrière de préfets de la culture, parfois avec talent, au gré des nominations. C'est du côté des compagnies qu'il faut chercher le théâtre qui exprimait l'esprit de 68. Gardons-nous d'idéaliser, mais comment ne pas penser à Antoine Vitez, à Ariane Mnouchkine ou à Peter Brook ? Dans des registres différents, ils ont su capter l'ère du temps, même si on ne peut les réduire à cela. Au Théâtre du Chêne noir, nous étions plus jeunes, sous l'influence d'Artaud et, en ce qui me concerne, marqué par la fréquentation de Vilar. Nous étions à la recherche de nouvelles manières de dire et aussi de s'organiser avec des collectifs d'artistes, sans administration... Nous vivions en communauté 48 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Page 49 1789 par le Théâtre du Soleil, mise en scène Ariane Mnouchkine, 1970. Photo Martine Franck / Magnum dans une ferme visitée deux fois par jour par la police qui cherchait de la drogue, du sexe et des armes... semblables à nos maîtres du Living. Cela donnait des spectacles différents qui semblent bien lointains aujourd'hui. Ariane Mnouchkine a beaucoup évolué sans pour autant entrer dans le rang. Son dernier spectacle parle de l'un des problèmes les plus cruciaux de notre époque. Brook est probablement celui qui a le moins dévié d'un point de vue esthétique. Il reste inébranlable. Si l'on relit mon livre Opéra-tion, le premier titre de la collection de Théâtre Ouvert dirigée par Lucien Attoun, on peut se demander si nous n'étions pas fous. La recherche de la provocation, le sexe, tout y était. Au point que lorsque je vois du Jan Fabre aujourd'hui, je rigole. Seule différence, nous ne sombrions pas dans la scatologie. Si aujourd'hui les nouveaux chercheurs européens ont quelque chose de novateur, c'est dans la merde et dans l'urine. Chacun jugera... Rodrigo Garcia est bien différent, lui est un authentique écrivain. On ne peut pas les associer. Le théâtre se serait-il réembourgeoisé ? Si c'est le cas, l'embourgeoisement est précisément à chercher chez un Jan Fabre ! Le théâtre doit être un véhicule de la pensée. L'engagement fondamental d'Ariane Mnouchkine me semble autrement plus fondamental que le pipi-caca de Jan Fabre ! Le théâtre n'est pas seulement un travail sur la forme ; c'est pourquoi ce n'est pas une matière pour plasticien. Ce que Jan Fabre croit découvrir a été fait 35 ans plus tôt ! Mais il n'est pas le seul. Et ils sont nombreux à se parer des attributs de la révolte alors qu'ils vivent et travaillent dans un confort inouï, grassement payés par les plus grands festivals d'Europe pour cracher et uriner sur le Bourgeois. La contestation aujourd'hui ? Ils font semblant ! On est loin de Dullin, d'Artaud, et même de Vilar, nos pères fondateurs ! Tout le monde n'est pas Molière qui prenait l'argent du roi et qui moquait la cour... Il y a des artistes actuellement qui questionnent le monde mais ils sont minoritaires, loin de la pantomime qui consiste à revenir sur 68 quarante ans plus tard. Les problématiques sont aujourd'hui ailleurs. «Forget 68» ? Cohn Bendit n'a pas tort. Ne soyons pas nostalgiques ou passéistes. L'artiste doit vivre au présent ! C'est un citoyen doué d'une âme qui l'amène à tutoyer l'invisible. Gérard Maro metteur en scène, directeur du Théâtre de l'Œuvre à Paris 68 a libéré le théâtre qui était jusque-là enfermé dans un certain formalisme bourgeois. Beaucoup de spectacles ont été conçus autrement, échappant à l'ossature traditionnelle qui se réduisait souvent à l'évolution psychologique des personnages 49 68, et après ? Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 et au suivi de l'intrigue. Certains remettaient en cause l'assujettissement du théâtre au texte, et l'on pouvait alors en effet proposer des spectacles sans un mot. Mais dans le même temps ont émergé des œuvres très écrites, par exemple avec Arrabal. En 1969, l'Orlando furioso de Luca Ronconi, présenté sur des places publiques et dans un pavillon désaffecté des Halles à Paris, avec ses scènes multiples et mobiles, a marqué les esprits. Les propositions du Living Theatre aussi. Comme de nombreux autres, nous nous sommes beaucoup inspirés de ces formes sans partager nécessairement les engagements fondamentaux de ces compagnies. 68 apparaît comme un exceptionnel foisonnement avec des spectacles d'intervention dans la rue, dans les usines. Il ne me semble pas que les idéaux de l'époque ont fait long feu. Bien au contraire. Le théâtre de rue, aujourd'hui consacré, est par exemple direc- Page 50 tement issu de 68. Plus généralement, les techniques lancées alors, notamment celles de Grotowski, ont été progressivement digérées par le théâtre qui en a fait son miel, d'où l'apparition de formes nouvelles. Fils de 68 ? Je ne sais pas. J'avais 20 ans à ce moment-là. Fatalement, ça m'a influencé. Nos compagnies indépendantes sont nées en tout cas de ce mouvement. Nous avons cherché à produire nos spectacles sans passer par l'établissement auquel nous n'avions pas accès. Cet élan s'est tassé parce que le maillage théâtral établi par le ministère de la Culture a conduit bon nombre des créateurs à être récupérés par le système. Devenus responsables de structure, confrontés aux réalités, ils sont assimilés à des chefs d'entreprise. Faut-il conclure à l'embourgeoisement ? Probablement, et cela s'explique en raison de l'obligation de moyens. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 Jean-Louis Martinelli metteur en scène, directeur du Théâtre Nanterre-Amandiers. Le théâtre n'a pas échappé au mouvement de 68 ; peut-être l'at-il même précédé. En 68, j'étais lycéen à Rodez, en classe de Première. Je me suis investi alors dans la réflexion estudiantine. Mon engagement au théâtre n'est intervenu qu'en 1973-74. Nous espérions alors que notre action théâtrale allait changer le monde, une ambition directement issue de 68 ! Je me suis aperçu depuis que tout cela n'était qu'illusion et utopie : le théâtre ne changera vraisemblablement pas le monde. Mais si je me suis engagé dans cette voie, c'est en tout cas pour raconter des histoires à mes contemporains en espérant avoir une prise sur la marche du monde. L'aventure de Vilar, celle du Living Theatre, la réflexion professionnelle menée en 68 à Villeurbanne, je les ai lues, mais je n'ai pas vécu cette période-là. 50 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 ▲ Mes "grands frères" de théâtre ont été plutôt Chéreau à Villeurbanne, puis plus tard Vitez... C'est de l'après-68. J'ai relu récemment la Déclaration de Villeurbanne. Force est de constater que 40 ans plus tard nous revendiquons toujours les mêmes choses ! La question de l'équilibre Paris/province reste d'actualité. Quant à la notion de "non-public", c'est un fantasme : il y a du monde dans les salles de spectacle ! S'adresser à ceux qui ne vont jamais au théâtre, élargir le public est évidemment notre projet. Mais on se sert à tort de cette notion pour la relier à l'échec de la démocratisation culturelle. Je ne suis pas d'accord. Le maillage du paysage théâtral français est considérable. La décentralisation a largement progressé. On observe cependant un phénomène nouveau qui ne cesse de gagner du terrain et que je trouve préoccupant : le développement de l'ingénierie culturelle. En 68, les errements du Living Theatre s'en prenant à Jean Vilar opposaient des artistes à un artiste. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que l'artiste n'est plus que l'outil de la mise en place d'une politique culturelle. Cette évolution est corroborée par un constat : peu d'artistes sont présents, par exemple, aux Rencontres de la rue de Valois... Le théâtre capable de changer la vie ? C'était une illusion, évidemment ! Au bout du compte, nous sommes aujourd'hui sur des bases plus saines. Après le baccalauréat, j'ai entrepris des études d'ingénieur. Mon objectif était de participer au progrès de l'humanité ! Rapidement, j'ai compris là aussi que ce n'était qu'illusion ! La notion de progrès s'est effondrée dans tous les domaines. Je n'y crois plus, personnellement. Quant à la révoluCatherine d’après Les Cloches de Bâle d’Aragon, mise en scène Antoine Vitez, 1975. Photo Antoine Vitez Page 51 tion, je ne sais pas si j'y ai jamais cru... J'espère seulement croire encore à l'émergence du fait poétique et à la déflagration qui peut s'opérer en chacun des individus. Même s'il s'agit de plus en plus d'un contre-poison. La perspective n'est évidemment pas individuelle. Sinon, pourquoi diriger un théâtre ? Dès lors que l'on est dans un espace public, a fortiori quand le théâtre est dirigé par des artistes, on peut essayer de bâtir un dialogue avec la communauté. Certains ont su se doter d'un outil personnel. Je pense par exemple à Ariane Mnouchkine. Mais des lieux institutionnels comme le Théâtre national de Strasbourg ou les Amandiers de Nanterre peuvent aussi permettre de construire une conversation avec une communauté de spectateurs. Et ce n'est pas rien ! Sur la fonction de transformation du corps social, nous sommes sûrement plus lucides qu'en 68. Notre impuissance est peut-être toute relative, mais elle est à l'image du politique qui, à l'échelon d'un pays ou d'une nation submergée par les mouvements économiques du monde, n'en peut mais... On peut espérer que des voix se lèvent, mais j'ai peu d'illusions. Daniel Mesguich acteur, metteur en scène, directeur du Conservatoire national supérieur d'art dramatique J'ai vécu 68 à Marseille, bien à l'écart du soulèvement de la capitale. Le Paris rouge, ou noir, était un peu le "grand frère", mais en même temps la Sorbonne et l'Odéon semblaient bien loin de la Cannebière ! Si j'avais été à Avignon cette année-là, j'aurais sans doute fait partie des idiots qui ont insulté Vilar. Je l'avoue à ma honte. Je me voulais révolutionnaire pur et dur, gauchiste comme on disait. Parlons d'aujourd'hui. Les mouvements de l'Histoire ne sont évidemment pas duplicables, mais je ne suis pas sûr qu'un nouveau Mai 68 choisirait comme lieux symboliques et stratégiques pour s'établir l'Odéon ou le Festival d'Avignon... Il y avait là une part de sacré. 68 n'a pas créé de formes nouvelles au théâtre, mais a sans aucun doute exercé une influence par ses retombées dans les consciences. Le Chêne noir de Gérard Gélas émergeait... On entendit aussi davantage parler du Bread and Puppet Theatre, de la Mama de New York, du Living Theatre évidemment, de Grotowski... Mais les impros, la liberté, en dépit de tout ce que l'on a pu dire, ne génèrent pas de formes nouvelles. C'est dans l'oppression qu'elles apparaissent, l'Histoire nous l'enseigne ! J'adore 68, c'est une date fondamentale de l'Histoire de France et je ne discrédite pas le mouvement qui a été largement salutaire pour l'évolution de la société. Je suis moi-même fier d'avoir été éveillé en 68 et d'avoir découvert des mondes entiers de pensées qui m'ont radicalisé. L'utopie a toujours du bon. Cela signifie que l'on ne se contente pas de ce qui est. C'est le mouvement même de la pensée et de l'action des hommes. Certes, l'esprit de 68 a l'air aujourd'hui perdu au profit de quelque chose de bien obéissant. Les jeunes gens semblent rentrés dans les systèmes, le militantisme éteint et la réflexion collective, sociale, absente. Mais l'on ne sait jamais... Ce silence militant pourrait bien être le symptôme de grands hurlements... Bernard Murat metteur en scène, directeur du Théâtre Edouard VII à Paris Je ne sais pas si 68 a été déterminant dans le secteur du théâtre en particulier ; c'est la société dans son ensemble qui a évolué. Les événements ont simplement accéléré la prise de conscience esthétique. On a observé des changements en matière d'éclairages, de 51 68, et après ? Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 costumes... Des artistes comme Giorgio Strehler ont marqué ces années-là. Le répertoire aussi a évolué, au détriment du théâtre politique. J'avais 27 ans en 68. J'étais à Paris, très actif au Syndicat français des artistes. J'ai ensuite suivi l'itinéraire politique que l'on sait. Communiste à 20 ans, trotskyste après 68, dans les années 70-71. Aujourd'hui patron, je finirai peutêtre mes jours dans la peau d'un vieux socio-démocrate ! Les idéaux de 68 semblent un peu oubliés aujourd'hui. L'évolution du théâtre ? Certes, il y a de très beaux spectacles ici ou là, mais c'est un jugement subjectif. Objectivement, le secteur public qui avait la prétention de se redéfinir en 68 à Villeurbanne, fonctionne sur un système de rentes de situation pour une quinzaine de préfets de la culture. Vitez, Mnouchkine, Brook ont été des phares. Mais la génération qui a suivi a profité de l'officialisation de la culture sans mener à son tour de grandes aventures. Beaucoup de directeurs de centres dramatiques ne veillent qu'à protéger leur situation privilégiée. Cela n'agace pas le directeur de théâtre privé que je suis et que j'ai choisi d'être ; ça agace l'ex-trotskyste ! On a été évidemment ingrat et très injuste en 68 avec Barrault et Vilar. Quelle bouffonnerie ! Eux n'avaient ni l'un ni l'autre de rente de situation... Il faut protéger le maillage et la base socio-culturelle de la diffusion du spectacle vivant dans notre pays. Sans perdre de vue une réalité désolante : le nombre de spectateurs n'augmente pas. Demandons-nous pourquoi. Cherchons comment attirer dans les salles ceux qui n'y vont pas. L'argent public doit favoriser la création de jeunes auteurs ou d'auteurs d'accès difficile, au lieu de servir à monter des classiques avec des vedettes de cinéma et à financer des productions jouées au mieux 40 fois, tournée comprise. On marche sur la tête ! Je n'ai jamais estimé que le théâtre soit un facteur de révolution au sens politique. D'ailleurs, les périodes révolutionnaires produisent souvent Page 52 un théâtre médiocre. Je n'y crois pas. Je ne crois qu'au sensuel : il contient et complète le sens. L'émotion artistique est la première étincelle de la réflexion. Le théâtre est une affaire intime. Les lendemains qui chantent ? Je tire un trait sur tout ça. Cependant malgré la période médiocre dans laquelle nous vivons, gardons espoir en l'avenir. Concernant le domaine du théâtre, le progrès sera possible le jour où l'Etat envisagera le problème au niveau de l'Education nationale au lieu de se focaliser sur le nombre de compagnies subventionnées. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 Jacques Nichet metteur en scène, ancien directeur du Théâtre national de Toulouse Vous m'interrogez sur Mai 1968 et le théâtre. Cela me renvoie vers l'Ecole normale supérieure, dans cette joyeuse troupe universitaire de l'Aquarium entre 1964 et 1968. Nous avions le simple désir de jouer ensemble aussi bien Les Grenouilles d'Aristophane que Monsieur de Pourceaugnac de Molière. Pourtant la réflexion menée par la Fédération du Théâtre universitaire remettait 52 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 ▲ cette pratique innocente en question. Pourquoi singer les professionnels au lieu d'affirmer notre identité ? Nous étions étudiants, nous jouions devant des étudiants, pourquoi ne pas mettre en scène notre situation d'étudiants ? Nous avons ainsi décidé d'abandonner les classiques pour adapter un livre si débattu à l'époque, Les Héritiers de Bourdieu et Passeron et pour mettre en scène les différents mécanismes de la sélection qui aboutissent tout au long de la scolarité à un tri social. Notre spectacle, L'héritier ou les étudiants pipés, a été créé à l'Ecole le 3 mai 68. Il nous semblait désormais essentiel d'écrire sur la réalité la plus brûlante, comme le cinéma en était capable. Pour parler du présent, faut-il se réfugier dans les chefs d'œuvre du passé ? Comment les artistes et les intellectuels peuvent-ils témoigner du monde et réfléchir avec le public sur son changement ? C'était la question de Mai 68 toujours aussi actuelle. En 1972, le Théâtre de l'Aquarium, devenu un "collectif" d'une quinzaine d'acteurs et de techniciens professionnels, monte Marchands de ville au TNP à Chaillot. C'était une variation clownesque de Main basse sur la ville. Sous prétexte de "rénovation urbaine", des promoteurs, alliés des grandes banques, s'emparent de quartiers "insalubres" et expulsent leurs locataires vers de lointaines banlieues. Pour voir une troupe inconnue débouler ainsi dans un théâtre national, il fallait que 68 fût passé par là ! Notre spectacle et notre mode de fonctionnement étaient emblématiques de l'époque : un travail d'enquête, une écriture collective, un salaire égal pour tous comme chez Ariane Mnouchkine qui nous a invités à la rejoindre à la Cartoucherie de Vincennes dès Les Bouffes du Nord, le théâtre de Peter Brook, à Paris. Photos Jean-Guy Lecat Page 53 1973. Jeune compagnie indépendante, nous voulions sauvegarder notre liberté dans notre lieu et continuer d'inventer un répertoire qui soit le nôtre. Nous poursuivions ainsi ce mouvement de questionnement permettant de mettre au jour les contradictions de notre société. Pendant une dizaine d'années nous avons cherché ainsi à faire entendre sur scène la parole de ceux qui n'étaient plus entendus. C'est durant ces années fécondes que j'ai eu la chance de rencontrer l'extraordinaire Dario Fo que je suis si heureux d'avoir pu retrouver un après-midi chez lui à Milan à l'occasion de Faut pas payer ! Pourquoi après la création en 1980 au Centre dramatique national de Béziers dans la mise en scène de Jacques Echantillon, a-til fallu attendre un quart de siècle pour que cette farce magistrale resurgisse dans un autre théâtre public ? Cela donne à réfléchir sur les liens qui existent entre Mai 1968 et l'institution théâtrale... Dario Fo, en nous faisant rire aux éclats, annonce dès 1974 la crise que nous traversons toujours : les délocalisations d'usines, les pertes d'emploi, les restaurants du cœur assiégés, les expulsions... Tout ceci, semble-t-il, dépassé. L'idéal de 1968, plus de justice et plus de transparence entre les hommes, est-il lui aussi dépassé ? Jean-Michel Ribes auteur, metteur en scène et réalisateur, directeur du Théâtre du Rond-Point à Paris Il est évident que 68 a marqué le théâtre. Le Living, les approches de happenings et au-delà le théâtre de performance correspondent à une libéralisation des esthétiques. 68 a révélé la capacité d'accueillir des jaillissements habituellement repoussés de la scène. La mise en scène a cessé d'être basée sur le seul texte, ce qui a ouvert des horizons nouveaux. Paradoxalement, cet héri- tage est aujourd'hui sensible dans des expressions contraires à ce qu'était 68. Par un retour de balancier, ce sont de nouveau les auteurs, et donc les textes, virés de la scène en 68, qui expriment le mieux la contestation. L'avantgarde est devenue classique. En revanche, le slam est une formule sidérante de textes qui rappelle la puissance jaillissante et la capacité de culot, l'énergie de 68. Rodrigo Garcia ? C'est l'avant-garde nécessaire ! Mais, même s'il y a une fraternité d'expression évidente, nous avons perdu la violence qui s'exprimait par exemple chez Jean-Jacques Lebel. 1968 a été un moment de formidable liberté qui n'a rien à voir avec la campagne de récupération orchestrée actuellement. Ce furent les grandes vacances de l'esprit. J'y crois encore. C'est pourquoi nous proposons au Théâtre du Rond-Point des utopies, de l'inattendu, comme un saut dans le vide. Le théâtre ne doit pas négliger le désir et le plaisir. A cet égard encore, je n'ai pas renoncé aux idéaux de 68. Certains voudraient liquider 68... C'est aller un peu vite. On ne liquide pas les peuples qui bougent et qui s'inventent. Et pour ma part je préfère le bordel de la pensée aux raisons closes. Jean-Pierre Vincent metteur en scène, directeur de compagnie Sur le plan artistique, je ne crois pas que 68 corresponde à un tournant majeur de l'histoire du théâtre. Les choses avaient commencé avant. D'abord la première décentralisation, mais aussi l'annonce de la deuxième : la révolution que j'appellerais "planchonienne" a posé, dès les années 60, la question de l'artistique dans sa relation avec le contenu politique. C'est aussi avant 68 que sont apparus les premiers spectacles d'Ariane Mnouchkine, de Patrice Chéreau, d'Antoine Vitez et de quelques autres qui 53 68, et après ? Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 participaient d'un processus de rénovation, voire de révolution, du théâtre français dans ses perspectives artistiques. Le mouvement était très actif, largement entamé et d'une certaine façon pouvait déjà faire modèle. Mai 68 a ainsi été plutôt une sorte de secousse, mais pas plus que 5 sur l'échelle de Richter ! Quant à la dimension politique, à la structuration du théâtre français, à la destinée personnelle de Jean Vilar et des autres directeurs de la première décentralisation réunis à Villeurbanne, je pense que 68 a servi d'accélérateur, ou positif ou négatif, pour traiter un certain nombre de questions. Je vais participer au colloque organisé ce printemps 2008 à Villeurbanne. J'estime, depuis déjà une dizaine d'années, qu'il est déterminant de se réunir et de poser des concepts pour réorienter à moyens termes les structures du théâtre public en France. Si ça se passe à Villeurbanne ce sera très bien. Si ça se passe aux Entretiens de Valois, ce sera très bien également ! Les deux initiatives peuvent se complèter. Vous me demandez si les idéaux de 68 m'ont guidé lorsque je dirigeais de grandes institutions. Je n'ai jamais raisonné en ces termes. Peut-être étais-je un M. Jourdain qui faisait du 68 sans le savoir ? Mais je ne crois pas. Ma réflexion politique sur le théâtre avait commencé avant. Je ne suis pas un soixante-huitard ; je suis un pré-soixante-huitard ! En 67, j'étais acteur et assistant dans la compagnie de Patrice Chéreau à Sartrouville. Ma première mise en scène a été La Noce chez les petits bourgeois en octobre 68 au Théâtre de Bourgogne. Quant à mon premier spectacle à Chaillot, c'est Capitaine Schelle, Capitaine Eçço de Rezvani, en 1971. Plus tard, de 1975 à 1983, nous avons essayé de réaliser avec tout mon groupe une sorte de révolution artistique au Théâtre national de Strasbourg. Cette révolution était Page 54 en germe avant 68 dans les réflexions situationnistes et dans les réflexions de diverses officines gauchistes. Mais il faut bien remarquer qu'au TNS je me suis coulé dans les structures institutionnelles telles quelles. Je n'ai rien bouleversé. Je pensais qu'il était possible de faire un autre théâtre dans ces structures-là. En maintenant la stabilité d'une institution que j’estimais nécessaire à l'équilibre du théâtre français. Nourrir cette institution d'une nouvelle nourriture artistique me semblait en revanche essentiel. Sinon, je n'y serais pas allé. J'ai suivi la même logique à la Comédie-Française de 1983 à 1986 puis aux Amandiers de Nanterre à partir de 1990. Tout cela n'a aucun lien particulier avec 68. Ce processus était commencé en moi et en d'autres bien avant. Ce qui reste de 68 au théâtre, c'est l'occupation de l'Odéon et la samba sanglante d'Avignon. Mais sur le plan de l'histoire artistique du théâtre, il ne s'est rien passé du tout ! Vous m'opposez que la mémoire collective associe volontiers 68 aux happenings, à la création collective... Cela n'a pas fait beaucoup de petits ! Ce fut comme un feu d'artifice suivi d'un orage : tout a été éteint. Bien sûr qu'il y a des succédanés. On voit par exemple resurgir des happenings. Mais cela existe depuis les dadaïstes et les surréalistes ! Ce fut un moment de l'histoire de l'art d'avant-garde. Or l'art d'avantgarde est essentiellement minoritaire et éphémère. Et le danger de l'avant-gardisme est de constituer rapidement l'arrière-garde d'une nouvelle avant-garde qui ressemble extrêmement à la précédente... Il en faut ! Il peut y avoir des trouvailles importantes, mais je ne pense pas que Julian Beck et Judith Malina aient fait beaucoup d'enfants... Vous observez que je n'ai pas prononcé le terme d'utopie. Il ne fait pas partie de mon vocabulaire en LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 effet. Moi je travaille sur ce qui est réalisable, sur la transformation, et sur un rapport essentiel avec ce qu'il est convenu d'appeler le public et que d'autres nomment les publics. On est dans un rapport de tension amicale mais continuelle avec la sensibilité dominante, avec ce qu'on peut penser que sont les gens, en face du théâtre, de l'art, de la politique, en face de leur destin... C'est sur ces points qu'il faut être actifs. Et il y a plusieurs façons de l'être. Je peux être actif en montant Le Silence des communistes, mais aussi en essayant de toucher tout à fait autrement les gens, et bien davantage de gens, avec L'Ecole des femmes. C'est un processus de transformation continuelle du théâtre. L'utopie ? Je n'ai jamais rêvé de façon pure. Quant aux gens que j'ai vus rêver ainsi, ils me sont souvent apparus soit comme des escrocs, soit comme des personnes incapables de mettre en œuvre des choses pratiques. Propos recueillis par Rodolphe Fouano 54 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Page 55 Jouer avec Jean Vilar par Claude Confortès Plutôt que de revenir encore et toujours sur la nostalgie du printemps théâtral de 68, Claude Confortès a eu l’idée de nous adresser un extrait d’un projet d’autobiographie qui nous parle sur le mode tendre du héros des journées de juillet 68 : Jean Vilar. Et cela du point de vue de la vie même, du plaisir, et de certaine joie de vivre. Il ne faudrait pas en effet pétrifier la personne de Jean Vilar en statue du Commandeur, en saint laïc sacrifié sur l’autel des politiques culturelles ! Cet être avait aussi de fréquentes légèretés... Juillet 1947 à Paris. Les restrictions, les « tickets » de pain, de viande, de lait, l'Office National du Cuir, un organisme provisoire qui distribue au comptegouttes, aux artisans concernés, les peaux d'animaux divers (veaux, vaches, cochons…) dont ils ont besoin. C'est l'administration où, par l'intermédiaire d'une voisine qui y travaille, vient de se faire engager, comme coursier, un lycéen pauvre de banlieue qui désire gagner trois sous durant les vacances d'été pour faire face aux achats de livres et de cahiers indispensables à ses études, à la prochaine rentrée scolaire. Cet organisme est situé Passage Edouard VII, à cent mètres du théâtre du même nom. Un bel aprèsmidi, entre deux courses, ce jeune grouillot - qui passe son temps à lire tout ce qui lui tombe sous la main (poèmes, pièces, romans, essais philosophiques) et qui écrit quelques « piges » pour deux ou trois journaux (ce qui lui permet de se payer, une ou deux fois par semaine, une place de théâtre ou de cinéma), ce saute-ruisseau décide de se lancer dans la visite de cette luxueuse salle dite de « boulevard » dont il n'a jamais franchi le seuil et où se produisent régulièrement les plus prestigieuses vedettes de la scène. Une des portes d'accès est ouverte pour les spectateurs qui viennent louer leurs places. Il pénètre très discrètement dans le hall désert, où, seule, une employée s'affaire, au fond, derrière un guichet. Il regarde vaguement les affiches en jetant un coup d'œil en biais vers la caissière plongée dans ses comptes, tête baissée. De l'autre côté, il y a un grand escalier d'où lui parviennent des éclats de voix. Sans se faire voir, il monte les marches lentement, en silence. Il débouche dans l'entrée d'une vaste salle que l'on nomme « Foyer ». Dans cet espace vide et magnifique, rouge et or, qui lui paraît démesuré, plusieurs acteurs sont en plein travail. Ils profèrent des mots étranges, extraordinaires. Notre curieux se glisse dans un coin, s'accroupit derrière un pilier. Et il ouvre grand ses yeux et ses oreilles, émerveillé. C'est la première fois de sa vie qu'il voit des comédiens préparer un spectacle. Une dame majestueuse qu'il ne reconnaît pas, assise sur une chaise, écoute avec une grande attention. On s'adresse à elle avec beaucoup de considération, en l'appelant « Madame Dussane ». Il reconnaît Alain Cuny (qu'il a vu au cinéma dans Les Visiteurs du soir ) et surtout Jean Vilar qui l'a bouleversé, il y a peu, au Théâtre des Noctambules, au Quartier Latin, dans La Danse de mort de Strindberg. Après une petite heure dont il n'a pas perdu une miette, il repart comme il était venu, sur la point des pieds. Personne ne l'a remarqué. Le garçon de course, c'était moi. Je venais d'assister à la répétition de Tobie et Sara de Paul Claudel, pièce présentée en septembre 1947 au premier Festival d'Avignon, que Jean Vilar venait de créer. Neuf ans plus tard j'entrais à l'École d'art dramatique Charles Dullin, où Cuny et Vilar furent mes professeurs. Six années après, je devais me retrouver, en Avignon, sur la scène de la Cour d'honneur du Palais des Papes, comédien dans le spectacle L'Avare aux côtés du génial fondateur du T.N.P. Quand Vilar m'a engagé comme acteur au T.N.P. en janvier 1961 pour la création dans sa mise en scène de Loin de Rueil, comédie musicale sur un texte de Raymond Queneau (tiré de son roman Pierrot mon ami, adapté par Roger Pillaudin) et une musique de Maurice Jarre (1) ; je me suis trouvé intégré à ce que l'on appelle au théâtre une troupe permanente pareille à celle de la Comédie-Française ou du Centre International de Recherche Théâtrale de Peter Brook. Les comédiens sont à plein temps. Sur les contrats il y avait, en ces années-là, une clause d'exclusivité. Impossible de participer, durant la durée de l'engagement, à des tournages de télévision ou de cinéma. Le rythme des jours de travail est très tendu : deux à trois création par saison, avec de brèves tournées un peu partout, en France, en Europe et ailleurs, des 55 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Page 56 théâtre du début à la fin des répétitions. Soit je reste en attente dans la loge qui m'est attribuée, où je me livre à des occupations diverses (mémorisation du texte de mes rôles, écriture du courrier, lecture), tout en me tenant prêt à répondre aux demandes du metteur en scène ou de ses collaborateurs, soit je m'installe dans la salle et j'assiste aux répétitions des après-midi entiers, à admirer le travail des excellents acteurs de la compagnie du T.N.P. C'est ce que je fais le plus souvent. Un jour, je suis assis derrière Jean Vilar en train de régler une scène importante entre Valère (Roger Mollien) et Maître Jacques (Michel Bouquet). Dans un moment de temps mort pour une histoire de changements d'accessoires par les régisseurs, je prends mon courage à deux mains et m'avance vers lui : « Monsieur Vilar, s'il vous plaît, j'aimerais bien prendre des cours de mise en scène » Tout en surveillant ce qui se passe sur le plateau, sans me regarder, il me répond : « Je ne donne pas de cours de mise en scène. Assieds-toi près de moi et regarde ! » J'obéis. Un jour pendant une pause, Vilar se penche vers moi et me confie : « Première phase du travail : la distribution des rôles. C'est un moment très important. Si tu as fait une bonne distribution, tu as déjà réussi la moitié de ta mise en scène. Si tu te trompes de comédien, tu es fichu. Tu vas perdre un temps précieux à essayer de lui expliquer son rôle. Il comprendra plus ou moins bien. Il aura beaucoup de mal. Il sera à côté du personnage un jour sur deux. Toute l'équipe sera énervée. Le climat sera très mauvais ! ». Un technicien crie : « On reprend ! » - «Merci ! » répond Vilar. Il interrompt sa confidence. Il se tourne vers le plateau et se replonge dans la répétition. Au fur et à mesure des heures passées près de ce créateur qui pour moi est un maître, j'observe qu'il met en pratique deux ou trois principes de base : en fait, il dirige le moins possible les acteurs. Il leur fait confiance. Après leur avoir indiqué le moment et le lieu de leur entrée en scène (à la cour, au jardin, au lointain, à la face …), il leur demande d'essayer de trouver eux-mêmes leur place sur le plateau, vis-à-vis de leurs partenaires et du rapport avec le public, au cours de la séquence qu'ils ont à « acter ». S'ils hésitent, il leur donne deux ou trois indications de comportement. Mais il préfère que ce soit les comédiens qui proposent, qui choisissent et qui, finalement, trouvent. Par ailleurs, au cours d'une scène en train de se jouer, il se lève et circule dans l'immense salle du Palais de Chaillot jusqu'aux derniers rangs. S'il constate que le texte proféré sur le plateau ne lui parvient pas de manière satisfaisante, il demande aux interprètes d'articuler leurs répliques d'une voix plus soutenue. Jean Vilar (Harpagon) dans L’Avare de Molière, 1952. Photo Bernand / Enguerand. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 ▲ répétitions l'après-midi, des représentations de six ou sept spectacles en alternance, le soir et en matinée pour les scolaires et au cours des week-ends. En outre, compte-tenu du nombre de représentations fixé sur le « cahier des charges » de ce théâtre public, le laps de temps consacré au montage d'un spectacle était limité pratiquement à cinq ou six semaines. C'est pourquoi il était demandé à tous les comédiens participant à une création, même à ceux qui n'avaient que des petits rôles, d'assister à toutes les répétitions, afin de répondre immédiatement à tous les essais impromptus que désirerait faire le « régisseur». Ce type de préparation très rapide était possible à cette époque-là, grâce à un grand nombre de fidèles abonnés. Le T.N.P. pouvait ainsi donner plusieurs représentations d'avant-premières à guichet fermé, les salles pleines. Ce qui servait de dernière mise au point accélérée, en public, avant la présentation du spectacle à la presse et aux critiques. Quand j'ai été retenu, en janvier 1962, pour interpréter le petit rôle de La Merluche dans L'Avare mis en scène par Jean Vilar, je me suis retrouvé dans cette étrange situation : après avoir répété mes courtes scènes sur le plateau, à peu près une heure tous les deux jours avec les partenaires concernés, Jean Vilar (Harpagon) et Philippe Avron (dans le rôle de Brindavoine) : Acte III, scène 1 (3 répliques) - Acte III, scène 9 ( 3 répliques). Dans cette dernière séquence, Molière a écrit que La Merluche entre en courant. Il ne voit pas Harpagon qu'il bouscule et fait tomber. Vilar avait une peur bleue des chutes. Comme j'avais fait beaucoup de sport et d'acrobaties, j'étais assez douée pour ce genre de cascade. J'ai demandé à Vilar de me faire confiance et de se laisser conduire. Je lui ai montré, au ralenti, comment j'allais faire. J'arrivais près de lui, je le prenais dans mes bras, je le serrais contre moi et me laissais tomber par terre, en le maintenant au-dessus de moi. Il n'y avait aucun risque. Quand cette suite d'actions était effectuée dans le mouvement, c'était tout à fait crédible pour les spectateurs. Tous les comédiens qui assistaient à la scène étaient d'accord. On a recommencé doucement. On a refait la scène deux, trois, quatre fois, de plus en plus vite. Vilar prit confiance. Et finalement, nous nous lançions, enlacés, dans une culbute impressionnante. Vilar était tout content. À aucun moment il ne touchait le sol et ne ressentait la moindre douleur. Je le serrais dans mes bras comme une femme bien-aimée que je voulais protéger. Petite scène, grand frisson. En définitive, nous avons eu des relations très amicales,Vilar et moi : il avait été mon professeur au Cours Dullin et fut mon metteur en scène dans trois créations du T.N.P. en 1961 (Loin de Rueil, Arturo Ui, La Paix). Hors de ces brefs moments de travail actif, je suis obligé par contrat, comme toute la troupe, d'être au 56 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Page 57 57 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Page 58 Mais ce qui me fascine le plus, c'est une sorte de secret qu'il a pour diriger la mise en scène d'une grande pièce classique en cinq actes comme L'Avare. De ses années d'étude du violon, Vilar a gardé une qualité d'écoute très musicale. Il est d'une sensibilité rare aux cadences des phrases, au rythme des dialogues, des monologues. Et je m'aperçois qu'il dirige les comédiens, comme un maestro dirige les musiciens d'un orchestre philharmonique, en leur précisant le tempo de chaque mouvement d'une symphonie. Vilar adopte, au départ, pour chaque acte, un tempo constant, à chaque fois différent. Par exemple, il peut donner au premier acte le tempo « vivace », pour le deuxième le tempo « andante », pour le troisième « presto », pour le quatrième « largo », pour le cinquième « allegro ». Il en résulte, pour le spectacle, une richesse, une invention, un renouvellement extraordinaires. Tels les instrumentistes d'un ensemble musical qui suivent les indications de leur chef d'orchestre, tout le groupe des comédiens enchaîne les répliques sur le même tempo - à quelques nuances près - aussi bien « lento ma non troppo », qu'« allegretto vivace » ou « accelerendo » Le résultat est une cohérence exceptionnelle, une suite de cadences très efficace, une harmonie générale unique du déroulement de l'action dramatique. C'est ce qui a contribué certainement au grand succès populaire, reconnu dans le monde entier, des spectacles inoubliables du T.N.P. René Char a dit, à propos de la création du Festival d'Avignon et du T.N.P. : « C'est une chance. Une de ces doubles fleurs qui se produisent quelquefois dans l'histoire : un haut lieu admiré, visité, glorifié, pour un événement et des fastes anciens, redevient disponible pour un second destin, tout aussi fameux que le premier. Ainsi Avignon. Grâce à Jean Vilar, la vieille cité des Papes a fait place, sans se changer, à une jeune ville inspirée, centre pilote d'un théâtre européen indiscuté. Félicitons, remercions Jean Vilar : le théâtre du Palais des Papes à Avignon et le Théâtre National Populaire, nul n'a fait mieux que lui, et si durablement. Parmi toutes les faims déçues et insatisfaites de la jeunesse, en voilà au moins une, la faim du théâtre, qui a reçu de Jean Vilar son aliment complet » (2). C. C. (1) - Avec le compositeur Maurice Jarre, et son orchestre d'une vingtaine de musiciens - chorégraphie : Dirk Sanders - comédiens, chanteurs, danseurs (parmi d’autres) : Philippe Avron, Laurence Badie, Armand Bernard, Nicole Croisille, Charles Denner, Claude Evrard, Christiane Minazzoli, Jean Rochefort, Rosy Varte … (2) - Radio France - Emission de Roger Pillaudin : Jean Vilar : un homme, une œuvre (1966). LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 58 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Page 59 Hommage à Hubert Gignoux Un grand homme de province par Pierre-Etienne Heymann L’hommage que nous rendons ici à Hubert Gignoux pourrait sembler hors cadre en regard des thématiques de juillet 68 qui sont l’objet de ce numéro des Cahiers. Pourtant il nous a paru indispensable de faire entrer dans le débat la question du théâtre populaire et la réponse qu’y apportait la décentralisation théâtrale à travers l’évocation de cette figure fondatrice. Hubert Gignoux dans son impromptu Une très bonne soirée (1968), essai de mise en théâtre de tous les débats de cette époque effervescente. Photo Michel Veilhan Hubert Gignoux nous a quittés le 26 février, à l'âge de 93 ans. On sait le rôle pilote qu'il a joué dans la phase conquérante de la décentralisation théâtrale. Instructeur national d'art dramatique en 1945, il invente les stages d'Education Populaire de la Jeunesse et des Sports, où se formeront tant de cadres du théâtre public (Roger Planchon raconte comment, comédien débutant, il fut maquillé par Gignoux lors de son premier stage !). Envoyé par Jeanne Laurent à Rennes en 1949, il y fonde la Comédie de l'Ouest, autour d'une troupe de comédiens locaux qu'il est chargé de « chaperonner ». En 1957, il succède à Michel Saint-Denis à la direction de la Comédie de l'Est, il en fait une institution phare qui, grâce au rayonnement de son Ecole, essaimera à travers la France entière et à l'étranger (notamment en Suisse, au Portugal, en Espagne, au Canada, etc.). En 1971, à 55 ans, il choisit de quitter Strasbourg, pour mener une seconde carrière, comme comédien. Certains ont voulu voir dans ce départ un choix de vie, le constat d'une usure après 25 ans de bons et loyaux services (et Hubert Gignoux lui-même a entretenu cette explication). Pour ma part, même si j'admets qu'une remise en cause personnelle a joué un rôle certain dans sa décision, je l'interprète différemment. Il s'agit, à mon sens, d'un acte politique : Gignoux se rendait compte qu'il avait été dupé par les pouvoirs publics qui, s'ils avaient accepté d'attribuer à la Comédie de l'Est le label de Théâtre national, n'avaient accordé en réalité qu'une décoration, une coquille vide, sans le statut ni le financement d'un théâtre national. Et Gignoux ne se sentait plus l'énergie de mener une nouvelle bataille, d'autant qu'il comprenait que les temps avaient changé. Je me souviens du récit qu'il nous a fait au retour d'une rencontre avec le Président Pompidou : il pressentait que le pouvoir était désormais aux mains des Toussaint Turelure, que le pire était à venir, et la décentralisation en voie de « re-centralisation ». 59 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Hubert Gignoux, on le sait trop peu, a été un homme de courage et de ruptures. Ce fils de la grande bourgeoisie a fini par adhérer au Parti Communiste ; ce patron réputé autoritaire est devenu membre du Conseil syndical du SFA. De même l'artiste n'a jamais été timoré ni frileux, à l'inverse de tant de ses confrères. En 1962, au moment des accords d'Evian, sa mise en scène d'Horace, pacifiste et antimilitariste, violemment iconoclaste, ne se contente pas d'une « relecture » d'un classique : elle appréhende frontalement la réalité politique française. En 1970, avec Turelure (L'Otage et Le Pain dur réunis en un même spectacle), il n'hésite pas à déranger (à Strasbourg, il ne faut pas l'oublier) les communautarismes confessionnels. Gignoux ne s'est jamais satisfait de ses succès (Mille francs de récompense de Victor Hugo, qu'il avait exhumé ; La Visite de la vieille dame de Dürrenmatt, son auteur) ; au contraire, il est toujours demeuré attentif aux formes nouvelles, et à l'écoute des mouvements de la société : au printemps 1968, il crée Une très bonne soirée (la dernière a lieu le 14 mai !), un montage de textes qui interroge avec véhémence la fonction du Théâtre et le bilan de la Décentralisation. Sitôt après l'explosion de mai 68, il met en chantier un nouveau spectacle, La Prise de l'Orestie, confrontation des protagonistes d'Eschyle et d'un Chœur d'étudiants en colère, la culture cultivée et sa contestation. Soucieux de dépasser la contradiction entre le service du public (« Le devoir de communication était devenu pour moi, sinon la cause unique, du moins le principal contrôle d'une activité de metteur en scène et de comédien, telle que je l'entendais ») et la recherche artistique, simultanément il développe les tournées Tréteaux dans les petites communes d'Alsace, et suscite la création à Strasbourg d'un théâtre d'essai, Les Drapiers, où des comédiens et metteurs en scène permanents de la troupe (rémunérés par la Comédie de l'Est) peuvent aborder un répertoire plus difficile pour l'époque (Beckett), ou se livrer à des recherches formelles (par exemple des créations avec les Percussions Page 60 Comme on le dit de ceux qui trouvent un trésor, Hubert Gignoux est «l’inventeur» du chef-d’œuvre de Victor Hugo, Mille francs de récompense, dans lequel il interprétait le rôle du Major Gedouard, héros de l’Empire poursuivi et ruiné par les forces réactionnaires de la Restauration. Photo Michel Veilhan de Strasbourg). On a reproché à la première génération de la Décentralisation de ne pas avoir fait confiance à de nouveaux auteurs ; Gignoux n'hésite pas à accueillir les premières pièces de Gatti, à inviter « en résidence » Jean Audureau, à faire venir à l'Ecole Jerzy Grotowski encore inconnu en France. C'est lui qui a décelé le talent naissant de Bernard-Marie Koltès, plus tard de Laurent Gaudé, dont il a été le lecteur attentif et exigeant. Il faudrait également parler de son travail de pédagogue, de son attachement viscéral à l'Ecole, dont il avait hérité de Michel Saint-Denis et pour laquelle rapidement il s'était passionné. De l'acteur qu'il fut : Hamlet, le vieil Horace, Turelure, ont laissé à Strasbourg de grands souvenirs ; plus tard, au service de jeunes auteurs, il y a eu Pétain dans Villa Luco de Jean-Marie Besset, le vieil ouvrier du Nord dans Entre chien et loup de Daniel Lemahieu, bien d'autres. La mort d'Hubert Gignoux est emblématique, car avec lui disparaît, après Jean Vilar et Jean Dasté, celui qui a voulu porter au plus haut l'ambition LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 de la Décentralisation : le théâtre d'art le plus exigeant, au service du public le plus large. Lui qui proclamait : « De tous les instruments de structuration de la conscience, le théâtre m'a très vite semblé le plus honnête, le moins oppressif et le plus stimulant », dénonçait dès 1983 « le rejet de cette vérité essentielle que la substance même de l'œuvre théâtrale est inséparable de son usage par un public ». Hubert Gignoux appartient désormais à l'histoire du Théâtre, il est indispensable que de nouvelles générations s'emparent de cette histoire pour la prolonger. P.-E. H. Pierre-Etienne Heymann a été directeur de l’Ecole du TNS sous la direction d’Hubert Gignoux. Hubert Gignoux laisse deux livres remarquables : Histoire d'une famille théâtrale (Editions de l'Aire, 1984) et Un rire (L'Harmattan, 2001). 60 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Page 61 Une si tenace probité, une si constante altitude par Jacques Lassalle Même unifiés par la cohérence d'une pensée, d'une sensibilité, d'une curiosité, d'une intelligence des hommes, d'une vision de l'Histoire et du monde, il est plusieurs Hubert Gignoux : le patron de théâtre, le metteur en scène, l'acteur, qui fut aussi de la Comédie Française -, le pédagogue, l'artiste et le citoyen engagés, l'infatigable lecteur et re-lecteur, le chroniqueur et l'essayiste, le cinéphile et l'amateur éclairé d'athlétisme ou de rugby, le découvreur enfin, sans doute celui qui de tous, avec l'ami, éclaire et détermine chacun des autres. C'est du patron de théâtre que j'aurais aimé parler d'abord. Après tout, même si je n'ai appartenu ni de près ni de loin à ses familles de Rennes et de Strasbourg, il m'a été donné de diriger douze ans après lui, et huit ans durant, le TNS. Il n'avait probablement pas été étranger à ma nomination, et j'ai pu mesurer, jour après jour, combien par-delà l'action des trois directeurs qui lui avaient succédé (Perinetti, Fornier, Vincent), son influence restait prégnante, tant au théâtre qu'à l'Ecole, sur les hommes, - souvent encore ceux qu'il s'était choisis -, sur les lieux, sur les pratiques sinon les rites, sur le public enfin. J'aurais aimé parler aussi de l'homme d'après le TNS. Il lui restait trente-quatre ans à vivre lorsque je l'ai rencontré, et sous la discrétion, la ponctualité, exemplaire, qu'exigeait le statut d'artiste indépendant qu'il s'était désormais choisi et qui lui inspirait parfois quelques inquiétudes quant à ses lendemains d'in- termittent, j'ai compris, jour après jour, quel observateur il entendait rester de notre monde et de notre théâtre ; quelle action il entendait encore mener, à sa manière, hors de tout circuit officiel, en faveur des écritures, des formes, des luttes, des perspectives nouvelles qui commençaient d'apparaître. Oui, j'aurais aimé évoquer la figure plurielle de ce Gignoux des années 80 et, qui sait, réduire les apparentes contradictions de cet arpenteur infatigable de Paris et de sa banlieue, de ce grand-père attendri par ses quatre petits-enfants en son cher St Jean-le-Puy. Mais Louis Cousseau, en ordonnateur éclairé et généreux de notre petite fête, m'a demandé de m'en tenir - si possible brièvement - à l'acteur et à l'auteur qu'il m'a été donné de mettre en scène et de préfacer. Je ne peux que lui obéir. Un dimanche du printemps 1976, en matinée, nous nous apprêtions à jouer Un couple pour l'hiver, ma troisième pièce. Il y avait au moins trente personnes dans la salle et nous étions proches de la dernière. On m'apprit la présence d'Hubert Gignoux. Trois anciens élèves du TNS (Christiane Rorato, Martine Kalayan, Christian Drillaud) étaient dans la distribution. Ceci expliquait sans doute la visite de leur ancien directeur. Il avait la réputation d'être aussi sévère qu'attentif. Je rentrai donc en scène, cachant vaille que vaille mon inquiétude à mes camarades. À la fin de la représentation, il demanda à me voir. Très intimidé, je le rejoignis dans le hall. Il était bien aussi grand, aussi impressionnant qu'on me l'avait dit. Mais il ne faisait rien pour le paraître. Il me parut au contraire amical et très direct. Il m'apprit que depuis quatre ans déjà il avait quitté, à 56 ans, la direc- tion du TNS et que, depuis, il ne se voulait plus que simple artiste intermittent. « Cela nous change, pensaije alors, de tous les ordinaires squatters à vie de la décentralisation ». L'ex-directeur du TNS rendit hommage à ses élèves qui avaient attiré son attention sur notre spectacle, et s'enquit de la situation de notre Studio-Théâtre, de son financement, de son rapport à la ville de Vitry et à la salle Jean Vilar alors tout récemment inaugurée. Le spectateur-lecteur me parla de la pièce, la trouva juste dans son traitement du couple, moins convaincante dans ses moments de satire ou de critique sociale et finit par m'inviter très chaleureusement à continuer d'écrire. Par la suite, il n'oublia jamais de me demander à chacune de nos rencontres si j'avais une nouvelle pièce en chantier, et devant mon air penaud ou embarrassé, il ne manquait jamais d'ajouter avec le ton fâché que l'on imagine : « Ecrire est pourtant votre priorité, je vous l'ai déjà dit mon p'tit vieux ». « L'artiste intermittent » enfin me proposa très simplement ses services. Sidéré par tant de simplicité, éperdu de gratitude, je ne savais que répondre. « Si le cœur vous en dit, bien sûr », précisa-t-il alors avant de rejoindre ses anciens élèves qui l'attendaient, vaguement anxieux. Ainsi débuta entre nous un dialogue de 32 années qui, aujourd'hui encore, continue à me construire, maintenant que l'autre, que lui, l'ami, fait semblant de n'être plus là. L'acteur Hubert Gignoux, l'acteur Hubert Gignoux me rejoignit en quatre occasions : Monsieur Rémy dans Les fausses Confidences de Marivaux (Vitry-St Denis 1978) ; Albert dans Olaf et Albert d'Heinrich Henckel (Athénée 1981) ; Pétain dans Villa 61 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Luco de Jean-Marie Besset (TNS 1988) ; Le roi Pelée dans Andromaque d'Euripide (Avignon. Cour d'honneur 1994). Longtemps j'avais songé à d'autres rôles pour lui : Monsieur Ouine adapté du roman éponyme de Bernanos, le violoncelliste, protagoniste du Jubilé de Danielle Sallenave, pour lequel, à la suite de l'auteur, nous nous serions souvenus sans doute de Pablo Casals et de Rostropovitch, d'Aragon et de Victor Sjöström, tout à la fois le maître et l'interprète de Bergman dans Les Fraises sauvages. Mais Hubert venait d'entrer à la ComédieFrançaise et je dus renoncer à l'un et l'autre de ces projets, qui auraient dû inaugurer la salle Gignoux que nous venions d'aménager au TNS. C'est encore lui que j'aurais voulu mettre en scène dans Lear. Craignant de ne plus en avoir tout à fait la puissance physique, et de ne pouvoir en tenir « la distance », les larmes aux yeux, il refusa : « C'est trop tard, mon p'tit vieux. Sachez en tout cas que vous m'avez fait là un des plus beaux cadeaux de ma vie ». Je regretterai jusqu'à mon dernier jour l'image de déchéance sublime, de Job de charnier, de monarque pour asile de nuit, que Gignoux eût pu donner de son roi Lear. Diriger Hubert Gignoux, c'était pour moi relever au moins trois défis : - Arracher l'acteur aux réflexes de chef de troupe qu'il avait été si longtemps, l'inviter à renoncer à la surveillance des autres, pour n'être plus en charge que de lui-même. - Amener l'artiste-citoyen, encore très engagé, à dépasser un certain volontarisme, une certaine univocité du sens et du jeu, au profit d'une expression moins évidemment, moins immédiatement recevable. - Enfin, obtenir de l'homme autant que de l'interprète, le consentement au risque spéléologue de plongées incertaines dans l'inconnu du texte et l'obscur de soi. « Faire la clarté, n'est-ce pas susciter de nouvelles énigmes plus profondes ? » se demandait dans le même temps Bernard Dort. En bref, il s'agissait d'amener Hubert Gignoux à substituer progressivement un théâtre de l'ambivalence, de l'intime, de l'entrechien-et-loup, de l'indécidable et de l'innommable, à un théâtre de l'affirmation, de l'immédiate autant qu'illusoire transparence. L'affaire n'allait pas de soi. L'acteur Page 62 avait ses repères, le citoyen ses convictions, l'ancien maître d'œuvre ses ruses, l'homme ses secrets et ses défenses. C'est qu'au théâtre aussi il existe un département des secrets-défense. Je pourrais remplir un livre de nos divergences et de nos ruptures. Il serait tour à tour drôlatique, doux-amer, déchirant. Mais si durs qu'aient pu être nos échanges jusqu'à interrompre, parfois, notre dialogue -, je reçus toujours, au lendemain des premières représentations, un message de lui, écrit ou téléphonique, qui me remerciait de ma ténacité. « Vous n'avez pas cédé, mon p'tit vieux, et vous avez eu raison ». C'est à ce prix, que son Albert, son Pétain, son roi Pelée restent comme quelques-uns de mes plus beaux souvenirs d'acteur. Hubert, qui s'étonnait, pour s'en régaler plus à l'aise, que j'aie pu songer à lui pour jouer des vieillards aussi peu recommandables, avait su, comme personne, alterner ou mixer, en en mêlant les couleurs, la férocité aristophanesque - dürrenmatienne - du pouvoir (Pétain, Pelée), la folie, les pulsions meurtrières (Albert), la tendresse, imprévue, bouleversante d'un vieux roi face à sa jeune déesse d'épouse (le mortel Pelée face à l'immortelle Thétis). L'auteur Outre de nombreuses notes de travail, commentaires de mises en scènes, analyses critiques (parmi elles, autour des années 50, un intrigant Anouilh et beaucoup plus tard, vers la fin de sa vie, un curieux et frondeur opuscule consacré à son cher Corneille), outre donc, la production continue de textes aussi divers que précieux, Hubert Gignoux a publié deux livres : en 1984, Histoire d'une famille théâtrale (Editions de l'Aire), en 2001, Un Rire (Editions de l'Harmattan). Ces deux livres, indispensables désormais à tout chercheur, et plus généralement à tout curieux des fondements de nos théâtres d'aujourd'hui, Hubert Gignoux (désignons-le désormais par ses initiales H.G), ne les écrivit pas sans scrupules, et même certains jours sans tentations d'abandon. J'y vois plusieurs raisons : - Chez un homme d'action et de réaction comme l'était H.G, l'exégèse, le commentaire après-coup, ne vont LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 105 jamais sans susciter quelque soupçon. Il est toujours intéressant de consulter les citations qu'un auteur place en exergue à ses livres : la première des six citations (pas moins) auxquelles H.G fait référence en tête de ses deux livres, est celle du romancier Joseph Conrad, dont il ne manquait jamais de préconiser la lecture aux jeunes auteurs : « On travaille d'abord, on théorise ensuite. C'est une occupation divertissante et égoïste, sans aucune utilité pour quiconque et qui a de bonnes chances de conduire à des conclusions erronées ». Certes, H.G ne prétendait pas théoriser. Il n'empêche. C'est un singulier paradoxe pour un essayiste que de moquer d'entrée le principe même de sa démarche. La compréhension d'H.G, de l'homme et de son œuvre ne dépend pas que de ce paradoxe. Mais elle en participe. - On connaît la misère de l'édition théâtrale, son absence de marché lorsqu'elle ne relève pas des programmes scolaires ou de l'actualité médiatique. H.G souffrit sûrement, sans jamais le manifester, des difficultés que rencontrèrent ses livres lorsqu'il fut question de les éditer. Il n'ignorait rien de ces difficultés, affirmait trop vite et trop fort en rire et s'y résigner, et il fallut tout l'intérêt et toute la généreuse obstination de ses amis, Jean-Pierre Sarrazac, en particulier, pour que ses écrits fussent publiés. - H.G était un lecteur récurrent et ravi d'Aristophane, Rabelais, Montaigne, Corneille, Saint-Simon, Labiche, Diderot, Jarry, Vitrac, Sartre, Beckett, Marquez, Baktine, Karl Valentin, Hasek, Dario Fo, Rezvani, bientôt de Koltès ou de Gaudé, ses découvertes. Au cinéma aussi, sa prédilection allait aux iconoclastes, aux subversifs rieurs et radicaux. Il avait par exemple une passion pour l'italien Marco Ferreri. Mais à l'inverse de son éducation grand'bourgeoise, entre Forez et Valais, entre Pascal et Calvin, il avait gardé l'empreinte des auteurs de la NRF, Gide, Valéry, Claudel et aussi de son premier maître Chancerel (auquel il resta fidèle) et de Copeau (qu'au fond il n'aimait guère). D'une certaine façon, il se sentait condamné à écrire comme eux, prisonnier, pensait-il, d'un besoin de rigueur, d'une organisation rhétorique et rationnelle de la pensée, d'un res- 62 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 7:55 Page 63 Hubert Gignoux dans Mesure pour mesure de Shakespeare, 1952. Photo Michel Veilhan pect stylistique de la forme. Il le déplorait, sans songer un instant à le renier, ce qui à ses yeux eut pris valeur de trahison. Il s'ensuivait chez lui, le sentiment douloureux d'une dissociation, d'un écartèlement interne tant politique, culturel, esthétique, affectif, que littéraire. En quelque sorte, il s'éprouvait tout à la fois Anatole France, et ceux qui à sa mort (Breton, Aragon…) avaient craché sur son cercueil. Ici comme dans bien d'autres domaines, il ne faut pas suivre H.G jusque dans l'excès de ses pudeurs, de sa modestie, de ses doutes, à la limite certains jours de l'autodestruction. Il suffit de le lire, de le relire. Ce sera chaque fois une leçon de clarté, de probité intellectuelle, de respect du lecteur, autant que de frondeuses intuitions, de nonconvenues prospectives. Histoire d'une famille théâtrale est indispensable à notre intelligence des origines et des enjeux de la décentralisation. Mais elle l'est aussi si nous voulons entrevoir quelque chose de notre avenir et comprendre les raisons que nous avons encore de faire du théâtre. Un Rire, trop méconnu encore, est une invitation jubilante faite aux étudiants, aux praticiens, aux spectateurs, et pas seulement à eux, de reconsidérer, d'œuvre en œuvre, les significations, la portée et peutêtre un nouvel usage possible de nos rires de théâtre. Il faut conclure. Si tard. Si vite. Par-delà la vie, en son absence même, mon dialogue avec Hubert Gignoux n'est pas près de se terminer. J'avais coutume de dire qu'avec Fernand Ledoux (mon professeur au Conservatoire), avec Bernard Dort (à l'Université et sans discontinuer après), il était un de mes trois maîtres-fondateurs. Sans le lui avoir jamais vraiment dit, j'avais mis mes pas dans ses pas de directeur et de « patron ». Aujourd'hui je pense plus encore à l'homme seul, libre, d'une irrémédiable indépendance, qu'il choisit jusqu'à la fin de devenir et de rester. Il m'avait fait l'honneur de me demander la préface de son premier livre, comme le feront quelques années plus tard les proches de Bernard Dort lorsqu'il s'était agi de publier un recueil d'hommages à son œuvre. Double, immense, et paralysante joie. J'étais jeune encore et si intimidé par Hubert Gignoux, autant par l'homme que par sa demande, qu'après des semaines d'alarmes et d'esquisses brouillonnes, j'avais fini par me désister, désespérant de pouvoir finir dans les temps. Il renouvela pourtant sa demande pour son second livre et cette fois je parvins à honorer le rendez-vous. Mais longtemps, sûrement, il me tint rigueur de mon premier renoncement. Il croyait sans doute aux raisons que je lui en avais données mais, selon lui, elles ne suffisaient pas à m'en excuser tout à fait. Un jour, quelque temps après la publication d'Histoire d'une famille théâtrale, nous nous étions croisés dans l'étroite ruelle qui mène à Théâtre Ouvert. Il passa, me dépassa, sans un regard. Étonné, désemparé, je risquai un misérable : « Bonjour, Hubert ». Il s'arrêta, se retourna, me considéra longuement et finit par me demander, dans un de ces accès d'étonnement qu'il savait si bien feindre : « Vous n'êtes pas mort ? ». Mort, je ne sais pas, je ne sais plus, Hubert, si je l'étais, ce jour-là, sous votre regard. Mais vous, là, maintenant, ah, certes vous n'êtes pas mort ! En ces temps de mutation incertaine et triviale, en ces temps d'amnésie effrontée, de culte du résultat, de démagogie plus médiatisable encore si elle est imbécile, vous êtes plus vivant que jamais, et votre exemple nous oblige, nous obligera longtemps à rester debout. J. L. Les textes de P.-E. Heymann et J. Lassalle sont extraits de l’hommage rendu par la profession à Hubert Gignoux le 31 mars 2008 au Théâtre du Vieux -Colombier, hommage organisé par Louis Cousseau, ancien secrétaire général du TNS. 63 Cahiers 105:Mise en page 1 16/06/08 Maison Jean Vilar 7:55 Page 64 La Maison Jean Vilar est accompagnée par son cercle de mécènes : Association Jean Vilar Bibliothèque nationale de France Ville d’Avignon 8, rue de Mons Montée Paul Puaux 84000 Avignon Tél. 04 90 86 59 64 Fax. 04 90 86 00 07 www.maisonjeanvilar.org [email protected] Les Cahiers de la Maison Jean Vilar : Directeur de la publication : Roland Monod Président de l’Association Jean Vilar Directeur de la rédaction : Jacques Téphany dir’ecteur délégué de l’Association Jean Vilar Rédacteur adjoint : Rodolphe Fouano La Maison Jean Vilar est subventionnée par : Ont collaboré à ce numéro : Marie-Claude Billard, Conservateur en chef Bibliothèque nationale de France - Maison Jean Vilar, Lucien Attoun, Claude Confortès, Emmanuel Ethis, Pierre-Etienne Heymann, Jacques Lassalle Secrétariat de rédaction et réalisation : Frédérique Debril LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N°105 64 A V I G N O N n 105 ° 7,50 € http://maisonjeanvilar.org ISSN 0294-3417 1968 Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Maison Jean Vilar CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR - N° 105 - JUILLET 2008 !"#$%&'(%)%'*)'+,-./0%01%2340%&%%&*5'*5'+%%&',6*%%7340%& N° 105 - JUILLET 2008.