Vive l`euro fort ! - Institut de l`entreprise

Transcription

Vive l`euro fort ! - Institut de l`entreprise
REPÈRES ET TENDANCES
COMPTES
CONTROVERSE
NATIONAUX
Vive l’euro fort !
JEAN-PIERRE PATAT*
L
La remontée de l’euro n’est sûrement pas due,
comme on le prétend couramment, à la « volonté »
des autorités américaines de faire baisser le dollar, mais bien plutôt à un rééquilibrage lié à la fin
des illusions sur la « nouvelle économie », à la crise
de confiance qui affecte les marchés financiers
outre-Atlantique, aux disciplines macroéconomiques mieux observées dans la zone euro qu’aux
Etats-Unis. Surtout, voir dans la force de la devise
européenne un facteur nécessairement négatif
pour la croissance et la compétitivité relève d’une
vision trop mécaniste et d’une méconnaissance
des leçons du passé. Enfin, l’euro fort est une condition de l’attractivité et de l’autonomie de la sphère
financière européenne.
L
Sociétal
N° 41
3e trimestre
2003
’euro semble décidément une
devise dont le comportement
sur les marchés déroute les analystes. Après sa naissance, le 4 janvier 1999, il valait 1,19 dollar. Alors
que tout le monde s’attendait à ce
qu’il soit ferme et même se renforce,
il a subi une dépréciation quasi continue, l’amenant, en septembre 2000,
à un cours contre dollar de 0,83,
inférieur de 30 % à celui de son
introduction. Il a enregistré ensuite
une hausse, elle aussi, quasi continue : si ce redressement n’est pas
en lui-même surprenant quand on
considère le niveau extrêmement
bas où il était tombé, c’est sa vigueur
et son ampleur qui déconcertent.
Pourquoi une remontée si vive ? Et
quel impact économique peut-elle
avoir ?
Les véritables ressorts des mouvement de fonds exigent généralement
du recul pour êtres décelés. On se
bornera donc à lancer quelques
pistes d’analyse. Lors du mouvement
* Directeur général honoraire de la Banque de France.
20
de dépréciation, les observateurs,
la première surprise passée, avaient
finir par bâtir un scénario qu’ils estimaient suffisamment explicatif : l’attractivité de l’économie américaine,
son dynamisme et la profitabilité de
son secteur productif ne pouvaient
que renforcer le dollar, spécialement
au détriment de l’euro, monnaie d’un
ensemble économique où la croissance était nettement inférieure à
celle des Etats-Unis, et qui cumulait de surcroît des particularités
structurelles – prélèvements obligatoires, régimes sociaux, marché
du travail – jugées rédhibitoires aux
yeux des marchés. Dans cette
logique, on comprend que les analystes soient perplexes devant la
remontée de l’euro : le décalage
entre l’Europe et les Etats-Unis ne
s‘est pas réduit, même si la croissance s’est nettement affaiblie dans
les deux zones, et notre continent
ne paraît pas sur le chemin de combler son « retard » en matière structurelle. Aussi a-t-on tendance à
privilégier désormais une explication : nous serions face à une stratégie délibérée des autorités
américaines pour faire baisser le dollar, afin de stimuler les exportations
et de renforcer la croissance.
LES VRAIES RAISONS DE
LA BAISSE DU DOLLAR
C
ette explication paraît révélatrice du véritable complexe que
VIVE L’EURO FORT !
les Européens éprouvent depuis plusieurs années face aux responsables
économiques et monétaires américains, supposés incomparablement
plus efficaces et plus subtils que leurs
homologues de la zone euro.Ainsi,
les mêmes qui s’extasiaient sur la
force du dollar, témoin à leurs yeux
des performances remarquables de
l’économie américaine, ne sont pas
loin aujourd’hui de s’extasier sur
sa faiblesse : ce qui caractérise une
économie puissante ne serait plus
la fermeté de sa monnaie, mais la
capacité de ses dirigeants à provoquer sa baisse…
C’est pousser un peu loin le paradoxe. Depuis 1995, les autorités
américaines ont fait d’un dollar fort
l’un des piliers de leur politique économique et financière. Qu’elles
soient sur le sujet moins claironnantes depuis que les Républicains
sont aux affaires est un fait, mais cela
n’autorise pas à en déduire que la
vapeur est renversée. Un dollar
ferme est en effet crucial pour
conserver une certaine attractivité
aux marchés de capitaux américains
et financer le colossal déficit des
paiements courants, qui atteint
désormais 4,7 % du PIB. Il nous
paraît douteux que le Trésor américain prenne le risque de sembler
« organiser » un mouvement de
baisse ; si, en effet, les marchés finissaient par être convaincus d’une
telle attitude, il pourrait s’en suivre
une chute difficilement contrôlable
mettant en péril les équilibres financiers. Quoiqu’on puisse en penser,
il est beaucoup plus facile de provoquer la baisse d’une monnaie que
sa hausse, car la confiance se perd
rapidement et se regagne lentement.
On objectera que le dollar a déjà
connu des baisses prononcées dans
le passé, par exemple en 1994 et
1995, et que cela a moins affecté les
Etats-Unis que leurs partenaires.
Peut-être, mais à l’époque l’économie américaine, avec un déficit des
transactions courantes relativement
modéré, de l’ordre de 1,5 % du PIB,
était beaucoup moins dépendante
des capitaux étrangers pour assurer son financement.
ture peu brillante de la zone euro.
Mais il ne paraît pas absurde, en
cette période de grande incertitude,
N’y aurait-il pas une explication plus
que des investisseurs soient attirés
simple ? Même si elle continue d’enpar une zone de stabilité monétaire,
registrer des performances supésans déséquilibre externe, avec des
rieures à celles de la zone euro,
marchés de capitaux qui ont certes
l’économie américaine
souffert ces derniers
est tombée du piédestal
mois mais où la déontoIl est beaucoup
du haut duquel elle avait
logie, pour ne pas dire
longtemps dominé ses plus facile de
l’honnêteté des interveconcurrentes. Les illu- provoquer la
nants
sions du « nouveau paran’a, globalement, jamais
baisse d’une
digme », c’est-à-dire d’un
été mise en doute. On
relèvement sensible et monnaie que sa
remarque d’ailleurs que
durable du potentiel de hausse, car la
le renforcement du cours
croissance non inflationde l’euro est allé de pair
confiance se
niste, qui avaient tant
avec une amélioration
contribué à entretenir la perd rapidement
continue, depuis plus d’un
« bulle » spéculative et le et se regagne
an, du solde des investissurinvestissement, se sont
sements directs dans la
lentement.
dissipées. Nul ne conteste
zone. D’ailleurs, le cours
que la productivité améde l’euro s’est apprécié,
ricaine demeure supérieure à celle
non seulement contre le dollar, mais
de l’Europe, mais le gap n’est plus
également contre la livre sterling
tel qu’il puisse encore justifier chez
(dont les évolutions suivent soules non résidents une orientation
vent, il est vrai, celles du dollar), et
aussi massive de leurs placements
contre le yen.
en faveur de l’économie américaine.
Dans ces conditions, d’autres facTAUX DE CHANGE,
teurs qui avaient pu passer au
CROISSANCE ET
second plan dans le passé sont de
COMPÉTITIVITÉ
nouveau pris en considération, à
uel peut être l’impact éconocommencer par le différentiel de
mique et financier de ce rentaux d’intérêt. Est-ce un hasard si
forcement de la devise européenne ?
l’euro à entamé sa remontée dans
Au cours de 1,15 dollar, l’euro se
les premiers mois de 2002, alors
situe un peu au-dessus de la
qu’étaient désormais connus les
moyenne des cours observés ou calnouveaux chiffres de la producticulés (pour les périodes où il n’exisvité américaine, très en retrait sur
tait pas en tant que devise sur les
les premières estimations, et que
marchés) depuis une vingtaine d’anpar ailleurs l’écart de taux à court
nées : soit entre un point haut
terme en faveur de la zone euro
proche de 1,40 (1992 et 1995) et
s’était significativement élargi, suite
un point bas un peu inférieur à 0,70
aux baisses massives des taux amé(1985). Des calculs de taux de
ricains après les attentats du 11 sepchange dit d’« équilibre », c’est-àtembre ?
dire prenant en compte les différentiels de prix et les soldes des
Mais sommes nous uniquement face
paiements courants, effectués par
à une baisse du dollar ? L’euro n’y
le FMI et par la Commission euromettrait-il pas un peu du sien ? Tout
péenne, convergent autour de 1,25.
serait-il si noir en Europe que sa
Il semblerait donc qu’en retrouvant
devise ne ferait que profiter des
des niveaux proches de son cours
fautes des autres, et n’aurait en elled’introduction, l’euro ne soit pas
même aucun pouvoir attractif ? On
pour autant surévalué. Personne ne
se gardera de faire preuve d’un optiprétendait d’ailleurs qu’il l’était le
misme peu en phase avec la conjonc-
Q
Sociétal
N° 41
e
3 trimestre
2003
21
REPÈRES ET TENDANCES
4 janvier 1999 : ce que certains craignaient, c’était son appréciation.
Pour essayer de nous caler sur des
valeurs du passé peut être plus familières, un euro valant 1,18 dollar correspond à un dollar à 5,56 francs.
Or le cours d’un dollar pour 5,50
francs a toujours été considéré,
sinon comme normal (qu’est ce qui
est normal sur le marché des
changes ?), du moins comme une
référence ayant économiquement
un sens.
Evidemment, pour certains secteurs
d’activité, les biens intermédiaires,
l’industrie aéronautique, un euro à
0,83 dollar était plus avantageux
qu’un euro à 1 ou 1,18 dollar. Mais
on ne peut pas croire que les responsables de ces entreprises aient
considéré comme pérenne une
situation caractérisée par des cours
aussi extravagants que ceux que
nous avons connus en 2000 et 2001.
Sociétal
N° 41
3e trimestre
2003
22
ravant, la faiblesse de notre devise
allait de pair avec des déficits extérieurs récurrents. Ajoutons que,
pour nombre d’industries européennes à contenu technologique
élevé, ce n’est pas le prix qui est toujours le plus déterminant pour
emporter les marchés. Et si l’on veut
regarder en dehors de notre pays,
comment relier les corrélations évoquées plus haut avec la croissance
brillante des économies américaine
et britannique entre 1995 et 2000,
alors même que leurs devises ne
cessaient de se raffermir ?
QUATRE MOTIFS
DE SATISFACTION
P
our tout dire, l’appréciation de
notre devise – si son cours se
maintient aux environs de son cours
d’introduction de 1999 – nous paraît
en définitive bienvenue, pour quatre
raisons.
D’abord par son incidence sur le prix
Des calculs inquiétants circulent :
des produits importés, d’autant plus
selon un organisme de conjoncture,
intéressante que le dollar reste la
une baisse de 10 % du dollar aurait
monnaie de facturation de plusieurs
un impact négatif de 0,8 point la prematières premières, notamment, on
mière année et de 1,6 point les
le sait, du pétrole. D’autre part, la
deuxième et troisième années sur
solidité de la devise est un puissante
le PIB de la zone euro. Cela signifieincitation pour le secteur productif
rait-il qu’en 1999 et 2000, la dépréà renforcer sa compétitivité strucciation de 30 % de l’euro aurait été
turelle. Il n’est pas douteux que l’apresponsable de plus de la moitié de
pareil
productif
la croissance de la zone, et
américain a gagné en
qu’en 2003, en l’absence du La fermeté
efficacité durant les
raffermissement de la
années de hausse du
monnaie européenne, la de l’euro, si elle
dollar.
zone euro connaîtrait une se maintient,
croissance, non de 1,1 %, traduira et
Troisième raison : la fermais de plus de 2,5 % ?
confortera
meté de l’euro, si elle se
maintient, traduira et
Ne restons pas prisonniers l’attractivité et
confortera une attracde schémas trop méca- l’autonomie
tivité grandissante de
nistes. Une monnaie forte
nos marchés de capine conduit pas forcement de nos marchés
taux ; ainsi pourra proà une perte durable de de capitaux.
gressivement émerger
compétitivité, bien au
cette « identité » monécontraire ; en témoigne
taire et financière européenne,
l’exemple de la France qui a remarc’est-à-dire une situation de relaquablement restauré la compétititive autonomie de comportement
vité de son secteur productif durant
des marchés d’actions et d’obligala période de stabilité du franc dans
tions d’une zone qui représente la
le Système monétaire européen,
deuxième puissance économique
entre 1987 et 1998, alors qu’aupa-
CONTROVERSE
mondiale. L’extrême faiblesse de
l’euro durant plusieurs années a évidemment handicapé la manifestation d’une telle « identité ».
Enfin, il existe un quatrième motif
de satisfaction qui peut paraître de
l’ordre du symbole, et à ce titre
secondaire. Mais il nous semble
important que la production de la
zone euro soit correctement évaluée en regard de celles de ses
grands concurrents. Nombre de statistiques internationales sont libellées en dollars courants ou en euros
courants : dans l’écart qui s’était fortement creusé entre les PIB américain et européen (à tel point que
le premier était en 2001 supérieur
de 65 % au second), il y avait évidemment une large part d’ « effet
change ». On ne peut évidemment
pas nier que les Etats-Unis aient
durant cette période accumulé une
forte avance sur l’Europe, mais il faut
la ramener à ses justes proportions.
De même, parmi ceux qui déplorent
le fait que le PIB britannique soit
désormais supérieur au PIB français (1 597 milliards d’euros contre
1 464 en 2001), pour en tirer des
jugements peu flatteurs sur notre
économie, il n’est pas sûr que tous
réalisent que l’appréciation de la
livre sterling contre l’euro entre
1998 et 2000 a contribué pour l’essentiel à ce « rattrapage », bien plus,
en tout cas, que le différentiel de
croissance dont a bénéficié l’économie britannique, assez modeste
en comparaison de l’avance que
nous avions accumulée pendant plus
de trente ans.
La zone euro a, nul ne le conteste,
de sérieux problèmes de croissance.
La solution à ces problèmes relève
de mesures structurelles susceptibles d’accroître significativement
le potentiel de production et non
de stimulants artificiels, transitoires,
voire néfastes dans la mesure où ils
peuvent inciter les acteurs économiques à s’abstenir de s’attaquer
aux vrais dossiers. l