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Le traducteur et le devoir d’intertextualité Sabine Savornin CRLGCTL-Université de Provence Aix [email protected] Résumé : « Traduire le Même, l’Autre et le Soi » : la traduction ou comment dire la même chose autrement, pratique dialogique pour moi proche du haikai et de son mode d'écriture. Composition collective, réécriture et mot de saison : le haikai pose des difficultés linguistiques de traduction. Mais il pose aussi des questions d’ordre éthique, notamment concernant l'intertextualité, très présente en poésie japonaise. Comment le traducteur peut-il et doit-il rendre cette intertextualité ? Fidélité, choix, démarche : à travers divers exemples, j’envisagerai ce que je perçois comme des devoirs du traducteur vis-à-vis de l’auteur mais aussi, et peut-être plus encore, vis-à-vis du lecteur. Mots clés : traduction, intertextualité, haikai, haiku, reformulation, choix traductifs, devoir Abstract : Translating or how to say the same in a different way : translating is for me a dialogical practice very close to the writing of the haikai. Collective composition, rewriting – or “rewording”- : translating a haikai presents a number of linguistic difficulties. But it also sets some ethical questions just like how to render and respect intertextuality. Intertextuality is very common in Japanese literature. How can the translator make this intertextuality visible ? Fidelity, selection, process : through some examples, I will consider some of what I call duties of the translator vis-à-vis of the author, and, most of all perhaps, vis-à-vis of the reader. Keywords : translation, intertextuality, haikai, haiku, rewording, choices, duty Introduction « Traduire le même, l’autre et le soi » : tel était l’argument de la journée doctorale organisée par le Centre de Recherche de Littérature Générale et Comparée et de Traduction Littéraire le 17 février 2006 à l’Université de Provence à Aix-en-Provence. « Traduire le même, l’autre et le soi » ou « traduire », car traduire comporte toujours ces trois composantes, combinées à différents niveaux à savoir, d’une part, celui de l'écriture –celle de l’auteur- puis, d’autre part, celui de la réécriture –celle du traducteur-. 1 Nous nous attacherons ici à l’intertextualité, forme particulière de ces composantes – « le même », l'«autre » et le « soi »- et plus précisément, à partir de plusieurs exemples de traduction de haikai, à sa restitution dans le texte traduit. Nous considérerons alors le rôle du traducteur, ses devoirs et les conséquences de ses choix traductifs en faisant un parallèle entre les techniques et enjeux théoriques de la traduction dite littéraire et ceux de la traduction dite technique. 1. L’autre et le soi 1.1. Traduire est réécrire Traduire est une forme d’hospitalitéi, une façon d’accueillir l’Autre. Le rôle d’un traducteur consiste effectivement à savoir restituer la parole d’un autre, en sachant la respecter. La traduction implique le dialogue, entre l'auteur du texte source (TS) et le traducteur, rédacteur du texte cible (TC)ii. Le dialogue est nécessaire à la traduction, à sa réalisation. En effet, traduire consiste à « dire la même chose autrement »iii. Il n’existe pas, pour un texte source, une seule et unique traduction : il est possible de dire les choses autrementiv. Ce postulat est d'ailleurs ce qui rend la traduction possible. D'un point de vue théorique, comme le rappelle Ricœur , la traduction est impossible : il ne peut exister qu’un seul texte source et il n’existe pas de traduction parfaite, fantasme semble-t-il de tout traducteur et qui justifierait le désir de retraduction visant à cette perfection en réalité inatteignable v . Il n’y a pas de traduction parfaite comme il n’y a pas, Ricœur le rappelle, deux œuvres d’art identiques : une œuvre d’art en tous points identique à une première œuvre ne saurait être qu’une copievi. De même, rappelant le paradoxe soulevé par le logicien Quine, Ricœur souligne que la traduction est «une équivalence sans adéquation »vii. Il n’existe pas de troisième texte, sous-jacent à un texte source et à un texte cible, qui contiendrait le sens sans équivoque du premier texte. Le processus traductif s'apparente donc à une réécritureviii tout comme le texte source luimême, envisagé dans une perspective intertextuelle et mémorielle de la littérature, peut s'apparenter à une réécriture à partir de textes antérieurs ou à une « traduction intralinguale », la possibilité d’une « reformulation » –« rewording »- étant possible au sein d’une même communauté linguistiqueix. 1.2. La présence de l’autre La présence d’un autre texte dans un texte peut se faire de différentes façons. La notion d'intertextualité, terme apparu en 1966 sous la plume de J. Kristeva x et dans la suite des travaux sur le dialogisme de Bakhtine, recouvre aujourd'hui des conceptions diverses et parfois divergentes sur cette présence de l'autre dans un texte. Plus ou moins visible (citation, allusion…), dans la suite de l'esprit d'un texte ou en vue de le détourner de façon plus ou moins critique et ironique (pastiche, parodie…), l'intertextualité englobe, prise dans un sens large, des pratiques littéraires différentes. Ses pratiques elles-mêmes connaissent parfois des appellations différentes selon les théoriciens et les typologies et théories auxquelles ils les rattachent. 2 Nous comprendrons ici l’intertextualité comme la présence de liens entre plusieurs textes, liens qui peuvent être anachroniques et plus ou moins flagrants mais qui ne sauraient être contestés, et le dialogue plus ou moins nourri auquel inévitablement celle-ci invite. 1.3. Le haikai est un dialogue L’intertextualité, le dialogue sont des données inhérentes à la nature et au mode d'écriture du haikaixi, poème japonais formalisé au 17ème siècle par Bashō (1644-1694). Rappelons que le haikai, s’il a contribué à la mise en évidence puis à l’indépendance d’un verset de 17 syllabes, s’inscrit dans une pratique de composition collective tandis que le haiku est un poème autonomexii. Le haikai découle du renga –poésie en chaîne pour reprendre les termes d’A. Delteil- et, plus précisément, du haikai no renga. Il s’agit du premier verset –hokkuxiii– d’un poème plus longxiv. Un poète composait le premier verset de 17 syllabes (5/7/5), un autre poète composait le verset suivant de 14 syllabes (7/7), puis un autre un autre verset de 17 syllabes et ainsi de suite. Pratique conviviale, d'échange et de dialogue, l’intertextualité se retrouve à plusieurs niveaux dans le haikai : d’une part entre les versets composant un même poème –dialogue entre les poètes au sein d'une même oeuvre composée collectivement–, et, d’autre part, entre de nouveaux versets ou poèmes et des oeuvres antérieures –dialogue au travers du temps entre différents poètes–. Remarquons qu’à l'intérieur même du haikai, verset divisé en deux par un kireji –mot de coupure– deux parties du poème se répondentxv. 1.3.1. Des poèmes en écho Un haikai considéré dans son intégralité peut faire écho directement à un autre poème, en ajoutant alors par exemple une dimension spirituelle ou humoristique. Ainsi le poème suivant de Ryōkan (1758-1831) : Le nouvel étang Une grenouille y plonge Aucun bruit ! et les deux poèmes suivants de Sengai Gibon (1750-1838) : Le vieil étang Bashō y plonge, Le bruit de l’eau . S’il y avait un étang J’y plongerais afin que Bashō m’entende font écho au célèbre poème de Bashō Le vieil étang Une grenouille y plonge Le bruit de l’eau ! xvi 3 Dans ces exemples, l’intertextualité repose davantage sur le poème pris dans son ensemble que sur un mot, une construction particulière. En effet, ce poème de Bashō, –furuike ya / kawazu tobikomu/ mizu no oto xvii – sans doute le plus célèbre, a connu de nombreuses traductions différentes, s’attachant notamment à la traduction du bruit provoqué par la grenouille dans l’eau. Cependant, afin de faire le parallèle entre les textes, le vocabulaire choisi par le traducteur doit logiquement être semblable pour rendre de façon cohérente et visible cette intertextualité. Ainsi Maurice Coyaud qui préfère traduire le mot « ike » par « mare » plutôt que par « étang » xviii Vieille mare Grenouille saute Bruit de l’eau conserve ce choix traductif pour un poème de Buson (1715-1783) : Vieille mare Savate coulée au fond Pluie glacée Ces différences de traduction d’un même poème ne sont pas étonnantes. Traduire, nous l’avons vu, est « dire la même chose autrement ». Le poème « œuvre ouverte » peut, comme tout texte littéraire, faire l'objet de plusieurs interprétations, sans pour autant que toute interprétation soit possible xix . La traduction poétique est rendue d’autant plus difficile en raison de sa nature même, le poète ayant recours au langage courant mais dans un emploi inhabituel, du fait des jeux de langage, des images qu’elle crée, du rythme, des sonorités, de son –pour reprendre un terme de Riffaterre– « agrammaticalité » et si la traduction poétique est, depuis longtemps, considérée par certains comme étant impossible xx, elle est néanmoins pratiquéexxi. Nous ne nous intéresserons pas ici à la pertinence ou la qualité d'une traduction plutôt qu'une autre. Dans la perspective de la restitution de la dimension intertextuelle du haikai, nous nous attacherons plus précisément à la traduction du mot de saison qui se présente toujours dans le texte source sous la « même » forme. 1.3.2. Des mots de saison et leur traduction Du fait même de ses conditions d'écriture, le haikai est un poème comportant nécessairement une dimension intertextuelle. Celle-ci est notamment due à l’emploi du mot de saison. Le haikai, nous l’avons vu, s’inscrit dans une tradition de composition collective. Premier verset –ou verset d'ouverture- d’un poème plus long, il comporte un mot de saison afin de situer le poème. Ce mot de saison peut être un mot –nom d'un insecte, d'un animal, d'une plante– ou une expression –décrivant un phénomène météorologique, un moment de la journée–. Dans le poème de Bashō cité plus haut, le mot de saison est « grenouille » et indique la fin du printemps, le début de l’été. Il évoque donc par exemple la chaleur. Dans les exemples cités les variations de traduction relevées ne portaient pas sur ce mot de saison mais sur l’ensemble du poème. Le mot « grenouille » est d’ailleurs rarement perçu comme un mot de saison. Or, si nous nous intéressons au mot de saison –répertorié dans des saijiki -almanachs-, dans des dictionnaires, présents dans des milliers de poèmes–, nous constatons qu’il obéit à un code poétique rigoureux qui permet un jeu complexe d'évocations et de connotationsxxii. Faisant souvent un tiers du poème, il ne laisse alors que 12 syllabes environ de création poétique 4 propre pour le poètexxiii lequel, en quelque sorte, réécritxxiv. Du fait de l’intertextualité –qui peut se révéler une contraintexxv– il permet en même temps de créer et de véhiculer, par le réseau de liens auquel il renvoie, un plus grand nombre d'évocations. Surtout, du fait que ces termes sont identiques, « mêmes »xxvi, il rend flagrante l'intertextualité de certains poèmes. Prenons comme exemple la traduction du mot de saison « aki no kure », traduit généralement par soir d’automne, dans un recueil de haikai traduits par J. Titus-Carmel : ganjitsu ya omoeba sabishi aki no kure Premier jour de l’an– je pense à la solitude des soirées d’automne kareeda ni Sur une branche morte karasu no tomarikeri un corbeau s’est posé – aki no kure crépuscule d’automne kono michi ya yuku hito nashi ni aki no kure Ce chemin-ci n’est emprunté par personne ce soir d’automne gu anzuru ni meido mo kaku ya aki no kure D’après moi l’au-delà ressemble à ça – soir d’automnexxvii Pour les mêmes raisons citées plus haut –concernant la traduction en général et la traduction poétique en particulier–, le fait que « aki no kure », présent à l’identique dans quatre poèmes japonais, soit traduit de quatre façons différentes en français ne soulève pas en soi de problématique particulière et la traductrice pourrait justifier ses choix et ses motivations. Qu'il s'agisse de restituer le rythme, un jeu au niveau des sonorités, de répondre à la liberté ou contrainte entraînée par la langue japonaise elle-même –du fait par exemple qu'elle ne comporte généralement pas de marque de pluriel et n'indique pas d'article défini ou indéfinixxviii–, la traductrice peut faire des choix différents. Cependant nous remarquons que l'intertextualité flagrante en japonais du fait de la « mêmeté » des termes employés –« aki no kure»– n’est plus autant visible en français. La traduction même fait plutôt le lien entre une saison particulière –l’automne–, mot répété quatre fois, qu’à un moment précis de la journée d’une saison donnée –le soir ou le crépuscule– ou un moment particulier –« ce soir d’automne ». Si, du fait de la version bilingue proposée par cette édition, le lecteur peut se référer au texte source et constater par lui-même la proximité de ces poèmes –ou la ressemblance des signifiants, il n'aurait pu, dans une version uniquement française, faire de lui-même ce lien entre ces quatre poèmes, dont un tiers, en japonais est exactement identique. Concernant la publication en français des poèmes de Bashō, remarquons d’ailleurs que ceuxci sont souvent présentés de façon indépendante, isolés de leur contexte, des versets auxquels leur composition les relie directement. 2. Intertextualité et compétence du lecteur 5 2.1. Le traducteur, le premier lecteur L'intertextualité repose sur la compétence du lecteur, sur sa mémoire, aussi bien de textes littéraires qu’il a pu lire auparavant –et qui peuvent avoir été écrits après le texte qu'il lit– que de ses propres souvenirs. Elle est ainsi variable d’un lecteur à un autre. Dans le cas de la traduction, le premier lecteur est le traducteur. Le traducteur peut voir l’intertextualité entre deux textes littéraires. Bien qu’il puisse vouloir la restituer, le lecteur peut ne pas la saisir. Lecteur à son tour, l’intertextualité suppose qu’il puisse faire de même le lien avec ces textes en supposant qu’il en ait eu et la connaissance et le souvenir. Si le traducteur ne saisit pas l’intertextualité d’un texte, il ne saurait chercher, ou alors involontairement, à la restituer dans le texte cible. Par conséquent, le lecteur du texte cible, le lecteur de la traduction, n'aurait pas accès à ce lien. Si nous considérons, comme Riffaterre pour l’intertexte, que manquer l'intertextualité d'un texte, c'est manquer sa nature, alors, dans le cas du haikai, lorsque les traductions d'un même mot de saison diffèrent, la traduction a pour conséquence de faire manquer au lecteur la nature du poème. Dans l’exemple que nous avons vu, l’intertextualité entre les quatre poèmes de Bashō, ainsi rassemblés, ne peut être manquée en japonais. Avec des traductions différentes à chaque fois, le lecteur ne voit pas cette ressemblance. Il peut également faire le lien avec d’autres poèmes qu’il aurait lus ne comportant pas en japonais le même mot de saison mais qui auraient été traduits de la même façon (ainsi existe-t-il un mot de saison « aki no yūgure » traduit généralement par « crépuscule d'automne », cette expression étant celle choisie par Titus-Carmel pour le deuxième poème extrait du recueil). Se pose donc la question des conséquences des choix traductifs du traducteur et des devoirs de ce dernier vis-à-vis et de l’auteur et du lecteur. 2.2. Traducteur littéraire et traducteur technique 2.2.1 Sourciste / ciblistes et traduction technique Avant l'élaboration de théories, les premiers textes traitant de la pratique traductive étaient des préfaces, des commentaires, notes, lettres de traducteurs qui faisaient part des difficultés qu’ils rencontraient et qui justifiaient leurs choixxxix. L’approche de la traduction a évolué et selon les époques certaines approches étaient préférées à d’autresxxx. Aujourd'hui la principale dichotomie au sein de la traduction opposent les sourcistes et les ciblistes, les premiers privilégiant le texte source, le mot –la traduction littérale– tandis que les seconds privilégient le texte cible et le sens et justifient ainsi les écarts de forme entre le texte source et le texte cible –traduction libre–. Ces deux approches valent surtout pour la traduction de textes littéraires –la traduction littéraire–. En effet, concernant la traduction des textes techniques –la traduction technique–, les traducteurs obéissent surtout à la règle de l'univocité qui veut que pour un terme du texte source ne corresponde qu'un seul et même terme pour le texte cible, cette rigueur visant à lever tout ambiguïté. Certes, les enjeux et contraintes d'une traduction technique ne sont pas les mêmes que ceux de la traduction littéraire. Cependant il nous semble qu’une dichotomie a été établie entre ces deux types de traduction alors que le travail principal pour les traducteurs techniques et les traducteurs littéraires reste le même : restituer le sens d'un texte source dans un texte cible écrit dans une autre langue afin de permettre à un lecteur ne maîtrisant pas la langue dans laquelle est écrit le texte source d’accéder néanmoins à son sens en étant au plus près de sa forme initiale. Cette dichotomie nous semble d’ailleurs accentuée –ou révélée, créée ?– par la terminologie : « traduction littéraire », « traduction technique », plutôt que « traduction de textes littéraires » 6 et « traduction de textes techniques », comme si la littérarité ou la technicité tenait davantage à la pratique traductive qu’au texte traduitxxxi. De plus, il semble que la dichotomie établie– alors que nous pouvons considérer, nous semble-t-il, les premiers théoriciens de la traduction comme ayant été des traducteurs techniquesxxxii– fait de ces pratiques des pratiques totalement différentes voire opposées et que les différentes théories de la traduction ne vaudraient essentiellement que pour la traduction dite littéraire. Cependant dans le cas du haikai et de la traduction des mots de saison à l’intérieur de ces poèmes, il nous semble que la rigueur imposée en traduction technique et qui tend à établir une univocité des termes pourrait être intéressante à appliquer car peut-être plus juste d’un point de vue éthique. 2.2.2. Intertextualité et règle d'univocité Appliquer en traduction littéraire des règles théoriques ne prenant pas en compte les spécificités culturelles d’une littérature peut conduire à modifier la nature de certains textes voire entraîner une mystification. Ainsi, l’occultation de l’intertextualité inhérente au haikai, du fait de choix traductifs ne prenant pas en compte cette dimension, peut aboutir à tromper le lecteur quant à la nature de la poésie japonaise. Le traducteur se doit de respecter l'auteur, ses intentions, ses contraintes ou modes d'écriture. L'établissement d'un glossaire disponible pour tout traducteur de haikai pourrait être envisagé, comme en traduction technique, afin de garantir une certaine cohérence et continuité dans les choix de traduction afin de permettre à un traducteur de haikai d’être sûr de restituer en français la similitude manifeste entre certains poèmes japonais. Un tel glossaire permettrait également au lecteur de mieux comprendre le mode d'écriture de la poésie japonaise, son fonctionnement et la richesse des connotations qu’elle entraîne. Une réflexion traductologique prenant en compte les technologies modernes, notamment l’internet, les recherches en traduction automatisée et les réflexions qu’elles provoquent concernant les modes d’archivage et le recours aux hypertextes, permettrait peut-être d’envisager autrement le rapport du traducteur au texte littéraire. Car si traduire est un art, c’est aussi une pratique requérant certaines compétences : linguistiques tout d’abord, mais aussi théoriques. La responsabilité du traducteur est réelle : elle ne saurait être mise de côté au profit de réflexions théoriques sur la langue. Les réflexions littéraires engagées à partir de traductions s'établiraient peut-être alors sur des approches plus proches de la nature réelle de la littérature japonaise. Conclusion Nous ne remettons pas en cause la différence entre traduction littéraire et traduction technique mais nous attachant au processus traductif lui-même, au fait qu’il s’agit d’une réécriture, nous pensons qu’il serait pertinent de rapprocher ces deux pratiques et d’inclure dans les théories la singularité de certaines littératures. La littérature japonaise répond à des enjeux théoriques qui diffèrent de ceux de la littérature française. Ne pourrait-on d’ailleurs voir, dans la façon dont les textes sont traduits une manière, délibérée ou non, de présenter de façon amoindrie la richesse de ces textes, en faisant en même temps une sorte d'appropriation ou de réinterprétation dans une perspective peut-être ethnocentrée de ces textes, voire de leurs modes d’écriture. Dans la perspective de l’inspiration du poète autonome et singulier, nous pouvons envisager chaque poème comme un texte fini qui peut entretenir ou non des liens 7 avec d’autres textes –qu’il s’agisse d'influence ou de référence– mais dont l'intertextualité n'est pas au cœur du mode d’écriture. Cette vision est proche des compositions d’écriture françaises mais elle ne saurait s’appliquer à la poésie japonaise, en particulier au haikai. Traduire un poème japonais comme on traduit un poème français c'est ne pas reconnaître l'Autre, ne pas lui reconnaître sa richesse. C’est aussi manquer de s’enrichir de sa différence. Bibliographie BALLARD (M). 1995. De Cicéron à Benjamin, Presses Universitaires de Lille. BROSSE (J). 2003. L’univers du zen. Paris : Albin Michel. CHOLLEY (J). 1957. Un haiku satirique, Le senryû, Publications Orientalistes de France. COYAUD (M). 1996. Tanka, Haiku, Renga, Le triangle magique. Paris : Les Belles Lettres. DELTEIL (A). 1991. Le haiku et la forme brève en poésie française, Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence ECO (U). Interprétation et surinterprétation.2002. Paris : Presses Universitaires de France JAKOBSON (R). 1963. Essais de linguistique générale, 1. Les fondations du langage, « Aspects de linguistique de la traduction » traduit et préfacé par Nicolas Ruwet. Paris : Les Editions de Minuit, « Arguments ». OSEKI-DEPRE (I). 2004. Traduction & Poésie. Paris : Maisonneuve & Larose. PIGEOT (J). 1997. Questions de poétique japonaise, Paris : Presses Universitaires de France RABAU (S). 2002. L’intertextualité. Paris : Flammarion RICOEUR (P). 2004. Sur la traduction. Paris : Bayard. SIEFFERT (R). 1989. Le haïkaï selon Bashô, Publications Orientalistes de France. TITUS-CARMEL (J). 1998. Bashô, Cent onze haiku. Editions Verdier SAMOYAULT (T). 2001. L’intertextualité. Paris : Nathan/HER. SHIRANE (H). 1998. Traces of Dreams, Landscape, Cultural Memory, and the Poetry of Bashō, Stanford, California : Standford University Press. Notes i Ricoeur parle d’ « hospitalité langagière », 2004, p. 19 et p.43 Nous choisissons ces termes mais sont aussi respectivement employés « texte de départ » et « texte d'arrivée ». L’idée de « source » et celle de « cible » sont pour nous plus proches des intentions et des représentations que nous avons de ces deux textes envisagés dans une perspective traductive. iii Ricoeur, op. cit. p.45 iv « Pierce (…) place ce phénomène au centre de la réflexivité du langage sur lui-même », Ricoeur, 2004, p. 45. v Pour Ricoeur ce désir de retraduction repose sur une curiosité vis-à-vis de l'étranger. vi Ricoeur. 2004. p. 11 vii Ricoeur. 2004. pp. 13-14 viii Nous employons ce mot volontairement plutôt que récriture, notamment en raison de l’idée contenue dans « réécriture » de perfectibilité d’un texte antérieur. ix Roman Jakobson « Aspects de linguistique de la traduction », Essais de linguistique générale, p. 79 et suivantes. x Samoyault T., 2001, p.9 ii 8 xi L'intertextualité est une caractéristique de la littérature japonaise dans son ensemble, antérieure et postérieure au haikai, et, avec le temps, a pu être ressentie comme une contrainte (voir Delteil A., 1991, p. 17). xii Le terme haiku est apparu au XIXème siècle avec Masaoka Shiki (1867-1902). xiii Le terme haiku vient de la contraction des deux termes haikai et hokku xiv Si ces chaînes faisaient généralement cent versets –hyakuin–, elles pouvaient également en comporter 1000 voire davantage. Cependant Shirane (1998. p. 119) souligne que Bashō préféra en général une suite de 36 versets –kasen– voire de dix-huit versets soit –han-kasen– un « demi-kasen » et par conséquent, des séances de composition plus courtes. xv Cholley J., 1957, p. 65 : « (…) le haiku en tant que poème indépendant doit à lui seul exprimer une idée et créer une atmosphère poétique complètes en elles-mêmes, tout en fournissant un élément permettant de trouver un "écho" (yo-in) qui dépasse le sens porté par les mots et suggère des développements ultérieurs, rôle traditionnel du hokku. Les dix-sept syllabes qui constituent le haiku ne suffisent toutefois pas à atteindre ce but, et déjà dans le renga la difficulté est tournée par l’emploi d’un mot (kireji) destiné à produire un bref arrêt dans le poème et le scinder ainsi en deux parties se fondant l’une dans l’autre grâce au lien que fournit le sentiment d’une profonde harmonie inexprimée entre elles (kibun). » xvi Brosse J., 2003 , p. 210 xvii Nous utilisons le système de romanisation Hepburn pour la transcription phonétique des mots japonais. xviii Coyaud M., 1996, p. 11 xix Dans Interprétation et surinterprétation ( 2002, Paris : Presses Universitaires de France) U. Eco considère les limites de l'interprétation. xx « Il Convivio de Dante (1308) contient non seulement un plaidoyer en faveur de l'utilisation de la langue vulgaire pour les oeuvres culturelles mais la réaffirmation du principe énoncé dès Saint Jérôme que la poésie est intraduisible » Ballard M.1995, p.88 xxi Oseki-Dépré I., 2004, pp. 5-14 xxii Ce code poétique est antérieur au haikai et J. Pigeot, à propos notamment du waka, en montre toute la richesse à travers un poème de Fujiwara no Okikaze (1997, p. 40). xxiii Coyaud M., 1996, p.9 xxiv Kyoraï, disciple de Bashō, rapportant les propos du maître : « Quand on s’inspire d’une anecdote ou d’un poème ancien, il faut s’élever d’un degré au-dessus du modèle. » Sieffert, 1989, pp. 66-67 xxv « Le carcan de la référence de saison, puissant levier évocateur (…) » Delteil A. 1991, p. 17 xxvi Du fait de leur « mêmeté » pourrions-nous dire en tenant compte de l’argument « traduire le même, l’autre et le soi ». xxvii Titus-Carmel, 1998, p. 1 et pp 43-45. Remarquons que le titre du recueil emploie le terme haiku et non haikai. xxviii « Traduire est trahir au plus haut point, car il faut passer du flou au précis. Le français est contraint de donner des indications superflues en japonais. » Coyaud M., 1996, p. 9 xxix « Il est très significatif, à notre sens, que le traité de Jérôme soit d’abord une « justification » car ce sera la motivation principale de bon nombres de préfaces ultérieures. » Ballard M., 1995, p. 46 xxx Voir Ballard M. 1995. xxxi Par commodité et souci d’éviter une ambiguïté sur des termes couramment employés, nous utilisons ici aussi « traduction littéraire » et « traduction technique ». xxxii Traductions d’ouvrages de mathématiques, d’astronomie, de médecine… 9