Vous avez mangé ma chair et bu mon sang m
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Vous avez mangé ma chair et bu mon sang m
72 Brigitte Maria Mayer résurgence Anna Müller et Jeanne Moreau. Photo : Studio Brigitte Maria Mayer. « Vous avez mangé ma chair et bu mon sang m’avez chassé à travers dix pays contrainte à ce mariage mon autre mort et tendu ma peau sur vos tambours soyez mes hôtes aujourd’hui à ce dernier repas mangez vos morts et étanchez votre soif avec votre sang la table sera richement servie et fêtez vos noces avec le néant qui est votre demeure au royaume des morts » Heiner Müller, Anatomie Titus Fall of Rome. Brigitte Maria Mayer Plain-chant dans les ruines de l’Empire Réécrivant Shakespeare, Heiner Müller avait fait de Titus Andronicus une « machine à penser le monde ». Avec un filminstallation, Brigitte Maria Mayer en prolonge la sève anatomique dans une épopée visuelle et planétaire. Dans le lit de l’Empire romain, Shakespeare fit naître Titus Andronicus, un général aussi notoire qu’imaginaire. Il en fit une « Très Lamentable Tragédie », sanglante à souhait. Faisant tourner à plein régime le cycle des vengeances, entre Titus et son ennemie Tamora, reine des Goths. En 1984, Heiner Müller en reprit le fil 1. Pas seulement une traduction, ni même une « transposition ». La réécrivant, faisant exploser au ralenti la forme shakespearienne, reléguant au second plan les relations entre les personnages pour faire advenir une écriture sérielle, chorale. Une anatomie de la Tragédie, au-delà des faits et du contexte. Une machine à penser le monde, qui interroge les cycles de violence et de pouvoir tels qu’ils se perpétuent aujourd’hui encore. « Le texte le couteau qui délie la langue des morts sur le banc d’essai de l’anatomie ; le théâtre inscrit des repères dans le marais de sang des idées », disait Heiner Müller. Et encore : « La marche à reculons de la vie dans le capitalisme ou dans la coexistence avec lui sur une planète avec cave commune (ça s’enfuit à la surface, dans les caves la mort croît), déchire le lien qui unissait l’acteur à la / sa propriété privée : il ne joue plus aucun rôle. […] Le geste prend la mesure de ses fonctions dans le paysage inconnu qui est peut-être un paysage au-delà de la mort, ou un lieu juste sur le seuil. » « Feuilleter l’humanité les artères ouvertes comme un livre dans son flot de sang. » De Anatomie Titus Fall of Rome. Un commentaire de Shakespeare (le titre complet de sa pièce), Heiner Müller disait enfin : « C’est un texte actuel sur l’irruption du tiers-monde dans le premier-monde. » Cette irruption, la photographe Brigitte Maria Mayer (qui fut la dernière compagne de Heiner Müller) la saisit en un ample geste qui déploie et décentre le texte de Anatomie Titus Fall of Rome. L’une des sources d’inspiration de Brigitte Maria Mayer a été une fresque de Giovanni Battista Tiepolo, Allégorie des planètes et des continents. Sauf que, dans la peinture de Tiepolo, l’Occident chrétien est encore au centre du monde. Dans la fresque des temps nouveaux qu’elle réalise, Brigitte Maria Mayer est allée filmer au Ghana, en Syrie, en Egypte, en Chine et à Dubaï, des sites et des rites, des ruines et des mégapoles, des fêtes et des sacrifices, des paysages et des êtres humains, y cherchant la double persistance de la « beauté » et de la « terreur » dans des contextes qui semblent résister de facto à l’hégémonie de la « globalisation » planétaire. Fonction chorale des images, renforcée par des scènes chorégraphiées en studio, notamment avec des danseurs du Ballet 74 Brigitte Maria Mayer Photo : Studio Brigitte Maria Mayer. résurgence résurgence Brigitte Maria Mayer 75 de Berlin. Plus que d’un film, il s’agit d’une installation. Les images étant projetées sur trois écrans, le montage est spatialisé, il crée un relief rythmique sur lequel s’accroche le texte de Heiner Müller et donne un prolongement imprévu au théâtre que Henri Meschonnic qualifiait de « voyage de la voix » 2. « Le récit qui résonne, qui prend au corps, c’est le récit du récitatif, pas le récit des mots », écrivait encore Meschonnic. Dans le film de Brigitte Maria Mayer, le texte sera alors porté, ou plus exactement transporté, dans les intonations d’un acteur d’opéra chinois, comme dans la bouche d’un chef de village ghanéen. Mais aussi dans un somptueux dialogue, de visage à visage, de présence à présence, entre Jeanne Moreau (elle figure ici Tamora, reine des Goths) et la jeune Anna Müller (fille de Heiner Müller et de Brigitte Maria Mayer, elle prête sa voix à Lavinia, fille de Titus). Deux générations, deux femmes, deux vigies d’un monde qui s’entre-défait dans une ruine commune à venir. Plain-chant à l’unisson du texte de Heiner Müller, Brigitte Maria Mayer le sème aux quatre vents d’une mondialité qui est sans doute le tourbillon contemporain d’un Empire démembré. L’anatomie même de ce corps-mosaïque, en ses déchirements. Jean-Marc Adolphe 1. Anatomie Titus Fall of Rome. Un commentaire de Shakespeare, traduit de l’allemand par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil, a été créé en 1985 au théâtre de Bochum, dans une mise en scène de Manfred Karge et de Matthias Langhoff. La pièce de Heiner Müller a été représentée pour la première fois en France au Festival d’Avignon, le 20 juillet 2001, dans une mise en scène de Philippe Vincent. 2. Henri Meschonnic, « Le théâtre comme voyage de la voix », in Académie expérimentale des théâtres, 19902001. Traversées Mémoire, Monum Editions du patrimoine, Académie expérimentale des théâtres et Institut mémoires de l’édition contemporaine, 2001. Les photographies de Brigitte Maria Mayer seront exposées du 10 au 30 septembre au Théâtre de la Ville, Paris. Le film Anatomie Titus Fall of Rome sera projeté le 26 septembre à 20 h 30 au Théâtre de la Ville (projection unique). www.theatredelaville-paris.com