Vous avez mangé ma chair et bu mon sang m

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Vous avez mangé ma chair et bu mon sang m
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Brigitte Maria Mayer
résurgence
Anna Müller et Jeanne
Moreau. Photo : Studio
Brigitte Maria Mayer.
« Vous avez mangé ma chair et bu
mon sang m’avez chassé à travers dix pays
contrainte à ce mariage mon autre mort
et tendu ma peau sur vos tambours
soyez mes hôtes aujourd’hui à ce dernier repas
mangez vos morts et étanchez votre soif
avec votre sang la table sera richement servie
et fêtez vos noces avec le néant
qui est votre demeure au royaume des morts »
Heiner Müller, Anatomie Titus Fall of Rome.
Brigitte Maria Mayer
Plain-chant
dans les ruines
de l’Empire
Réécrivant Shakespeare, Heiner Müller avait fait de Titus
Andronicus une « machine à penser le monde ». Avec un filminstallation, Brigitte Maria Mayer en prolonge la sève anatomique
dans une épopée visuelle et planétaire.
Dans le lit de l’Empire romain, Shakespeare
fit naître Titus Andronicus, un général aussi
notoire qu’imaginaire. Il en fit une « Très
Lamentable Tragédie », sanglante à souhait.
Faisant tourner à plein régime le cycle des
vengeances, entre Titus et son ennemie
Tamora, reine des Goths.
En 1984, Heiner Müller en reprit le fil 1. Pas
seulement une traduction, ni même une
« transposition ». La réécrivant, faisant exploser au ralenti la forme shakespearienne,
reléguant au second plan les relations entre
les personnages pour faire advenir une
écriture sérielle, chorale. Une anatomie de
la Tragédie, au-delà des faits et du contexte.
Une machine à penser le monde, qui interroge les cycles de violence et de pouvoir tels
qu’ils se perpétuent aujourd’hui encore.
« Le texte le couteau qui délie la langue des morts
sur le banc d’essai de l’anatomie ; le théâtre inscrit
des repères dans le marais de sang des idées »,
disait Heiner Müller.
Et encore : « La marche à reculons de la vie dans
le capitalisme ou dans la coexistence avec lui sur
une planète avec cave commune (ça s’enfuit à la
surface, dans les caves la mort croît), déchire le
lien qui unissait l’acteur à la / sa propriété privée :
il ne joue plus aucun rôle. […] Le geste prend la
mesure de ses fonctions dans le paysage inconnu
qui est peut-être un paysage au-delà de la mort,
ou un lieu juste sur le seuil. »
« Feuilleter
l’humanité les
artères ouvertes
comme un livre
dans son flot
de sang. »
De Anatomie Titus Fall of Rome. Un commentaire
de Shakespeare (le titre complet de sa pièce),
Heiner Müller disait enfin : « C’est un texte
actuel sur l’irruption du tiers-monde dans le premier-monde. » Cette irruption, la photographe Brigitte Maria Mayer (qui fut la dernière
compagne de Heiner Müller) la saisit en un
ample geste qui déploie et décentre le texte
de Anatomie Titus Fall of Rome. L’une des sources d’inspiration de Brigitte Maria Mayer a
été une fresque de Giovanni Battista Tiepolo, Allégorie des planètes et des continents. Sauf
que, dans la peinture de Tiepolo, l’Occident
chrétien est encore au centre du monde.
Dans la fresque des temps nouveaux qu’elle
réalise, Brigitte Maria Mayer est allée filmer
au Ghana, en Syrie, en Egypte, en Chine et à
Dubaï, des sites et des rites, des ruines et des
mégapoles, des fêtes et des sacrifices, des
paysages et des êtres humains, y cherchant
la double persistance de la « beauté » et de la
« terreur » dans des contextes qui semblent
résister de facto à l’hégémonie de la « globalisation » planétaire.
Fonction chorale des images, renforcée
par des scènes chorégraphiées en studio,
notamment avec des danseurs du Ballet
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Brigitte Maria Mayer
Photo : Studio Brigitte
Maria Mayer.
résurgence
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de Berlin. Plus que d’un film, il s’agit d’une
installation. Les images étant projetées sur
trois écrans, le montage est spatialisé, il
crée un relief rythmique sur lequel s’accroche le texte de Heiner Müller et donne
un prolongement imprévu au théâtre que
Henri Meschonnic qualifiait de « voyage de
la voix » 2. « Le récit qui résonne, qui prend au
corps, c’est le récit du récitatif, pas le récit des
mots », écrivait encore Meschonnic. Dans le
film de Brigitte Maria Mayer, le texte sera
alors porté, ou plus exactement transporté,
dans les intonations d’un acteur d’opéra
chinois, comme dans la bouche d’un chef
de village ghanéen. Mais aussi dans un
somptueux dialogue, de visage à visage, de
présence à présence, entre Jeanne Moreau
(elle figure ici Tamora, reine des Goths) et
la jeune Anna Müller (fille de Heiner Müller
et de Brigitte Maria Mayer, elle prête sa voix
à Lavinia, fille de Titus). Deux générations,
deux femmes, deux vigies d’un monde qui
s’entre-défait dans une ruine commune
à venir.
Plain-chant à l’unisson du texte de Heiner
Müller, Brigitte Maria Mayer le sème aux
quatre vents d’une mondialité qui est sans
doute le tourbillon contemporain d’un
Empire démembré. L’anatomie même de ce
corps-mosaïque, en ses déchirements.
Jean-Marc Adolphe
1. Anatomie Titus Fall of Rome. Un commentaire de Shakespeare, traduit de l’allemand par Jean-Louis Besson et
Jean Jourdheuil, a été créé en 1985 au théâtre de Bochum,
dans une mise en scène de Manfred Karge et de Matthias
Langhoff. La pièce de Heiner Müller a été représentée pour
la première fois en France au Festival d’Avignon, le 20 juillet
2001, dans une mise en scène de Philippe Vincent.
2. Henri Meschonnic, « Le théâtre comme voyage de la
voix », in Académie expérimentale des théâtres, 19902001. Traversées Mémoire, Monum Editions du patrimoine,
Académie expérimentale des théâtres et Institut mémoires
de l’édition contemporaine, 2001.
Les photographies de Brigitte Maria Mayer seront
exposées du 10 au 30 septembre au Théâtre de la
Ville, Paris. Le film Anatomie Titus Fall of Rome sera
projeté le 26 septembre à 20 h 30 au Théâtre de la Ville
(projection unique). www.theatredelaville-paris.com